Audience publique tenue le jeudi 9 mars 2006, à 15 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de Mme Higgins, président

Document Number
091-20060309-ORA-02-00-BI
Document Type
Number (Press Release, Order, etc)
2006/14
Date of the Document
Bilingual Document File
Bilingual Content

CR 2006/14

International Court Cour internationale
of Justice de Justice

THHEAGUE LAAYE

YEAR 2006

Public sitting

held on Thursday 9 March 2006, at 3 p.m., at the Peace Palace,

President Higgins presiding,

in the case concerning the Application of the Convention on the Prevention and Punishment

of the Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Serbia and Montenegro)

________________

VERBATIM RECORD
________________

ANNÉE 2006

Audience publique

tenue le jeudi 9 mars 2006, à 15 heures, au Palais de la Paix,

sous la présidence de Mme Higgins, président,

en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro)

____________________

COMPTE RENDU

____________________ - 2 -

Present: Presieitgins
Vice-Presi-Kntasawneh

Ranjevaudges
Shi
Koroma
Parra-Aranguren

Owada
Simma
Tomka
Abraham

Keith
Sepúlveda
Bennouna
Skotnikov

Judges ad hoc AhmedMahiou
Kre Milenko ća

Couvrisrar

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -

Présents : Mme Higgins,président
AlKh.vsce-prh,ident

RaMjev.
Shi
Koroma
Parra-Aranguren

Owada
Simma
Tomka
Abraham

Keith
Sepúlveda
Bennouna
Sjoteiskov,

MM. Ahmed Mahiou,
KMrilenko ća, juges ad hoc

Cgoefferr,

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -

The Government of Bosnia and Herzegovina is represented by:

Mr. Sakib Softić,

as Agent;

Mr. Phon van den Biesen, Attorney at Law, Amsterdam,

as Deputy Agent;

Mr.Alain Pellet, Professor at the University of ParisX-Nanterre, Member and former Chairman of

the International Law Commission of the United Nations,

Mr. Thomas M. Franck, Professor of Law Emeritus, New York University School of Law,

Ms Brigitte Stern, Professor at the University of Paris I,

Mr. Luigi Condorelli, Professor at the Facultyof Law of the University of Florence,

Ms Magda Karagiannakis, B.Ec, LL.B, LL.M.,Barrister at Law, Melbourne, Australia,

Ms Joanna Korner, Q.C.,Barrister at Law, London,

Ms Laura Dauban, LL.B (Hons),

as Counsel and Advocates;

Mr. Morten Torkildsen, BSc, MSc, Tork ildsen Granskin og Rådgivning, Norway,

as Expert Counsel and Advocate;

H.E. Mr. Fuad Šabeta, Ambassadorof Bosnia and Herzegovina to the Kingdom of the Netherlands,

Mr. Wim Muller, LL.M, M.A.,

Mr. Mauro Barelli, LL.M (University of Bristol),

Mr. Ermin Sarajlija, LL.M,

Mr. Amir Bajrić, LL.M,

Ms Amra Mehmedić, LL.M,

Mr. Antoine Ollivier, Temporary Lecturer and Research Assistant, University of Paris X-Nanterre, - 5 -

Le Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine est représenté par :

M. Sakib Softić,

coagment;

M. Phon van den Biesen, avocat, Amsterdam,

comme agent adjoint;

M. Alain Pellet, professeur à l’Université de ParisX-Nanterre, membre et ancien président de la
Commission du droit international des Nations Unies,

M. Thomas M. Franck, professeur émérite à lafaculté de droit de l’Université de New York,

Mme Brigitte Stern, professeur à l’Université de Paris I,

M. Luigi Condorelli, professeur à la fact de droit de l’Université de Florence,

Mme Magda Karagiannakis, B.Ec., LL.B., LL.M.,Barrister at Law, Melbourne (Australie),

Mme Joanna Korner, Q.C.,Barrister at Law, Londres,

Mme Laura Dauban, LL.B. (Hons),

comme conseils et avocats;

M. Morten Torkildsen, BSc., MSc., Tork ildsen Granskin og Rådgivning, Norvège,

comme conseil-expert et avocat;

S. Exc. M. Fuad Šabeta, ambassadeur de Bosn ie-Herzégovine auprès duRoyaume des Pays-Bas,

M. Wim Muller, LL.M., M.A.,

M. Mauro Barelli, LL.M. (Université de Bristol),

M. Ermin Sarajlija, LL.M.,

M. Amir Bajrić, LL.M.,

Mme Amra Mehmedić, LL.M.,

M. Antoine Ollivier, attaché temporaire d’ense ignement et de recher che à l’Université de

Paris X-Nanterre, - 6 -

Ms Isabelle Moulier, Research Student in International Law, University of Paris I,

Mr. Paolo Palchetti, Associate Professor at the University of Macerata (Italy),

as Counsel.

The Government of Serbia and Montenegro is represented by:

Mr. Radoslav Stojanović, S.J.D., Head of the Law Council of the Ministry of Foreign Affairs of
Serbia and Montenegro, Professor at the Belgrade University School of Law,

as Agent;

Mr. Saša Obradović, First Counsellor of the Embassy of Serbia and Montenegro in the Kingdom of
the Netherlands,

Mr. Vladimir Cvetković, Second Secretary of the Embassy of Serbia and Montenegro in the
Kingdom of the Netherlands,

as Co-Agents;

Mr.Tibor Varady, S.J.D. (Harvard), Professor of Law at the Central European University,
Budapest and Emory University, Atlanta,

Mr. Ian Brownlie, C.B.E., Q.C., F.B.A., Member of the International Law Commission, member of
the English Bar, Distinguished Fellow of the All Souls College, Oxford,

Mr. Xavier de Roux, Master in law, avocat à la cour, Paris,

Ms Nataša Fauveau-Ivanović, avocat à la cour, Paris and member of the Council of the
International Criminal Bar,

Mr. Andreas Zimmermann, LL.M. (Harvard), Professor of Law at the University of Kiel, Director
of the Walther-Schücking Institute,

Mr. Vladimir Djerić, LL.M. (Michigan), Attorney at Law, Mikijelj, Jankovi ć & Bogdanovi ć,

Belgrade, and President of the International Law Association of Serbia and Montenegro,

Mr. Igor Olujić, Attorney at Law, Belgrade,

as Counsel and Advocates;

Ms Sanja Djajić, S.J.D., Associate Professor at the Novi Sad University School of Law,

Ms Ivana Mroz, LL.M. (Minneapolis),

Mr. Svetislav Rabrenović, Expert-associate at the Office of th e Prosecutor for War Crimes of the
Republic of Serbia, - 7 -

Mme Isabelle Moulier, doctorante en droit international à l’Université de Paris I,

M. Paolo Palchetti, professeur associé à l’Université de Macerata (Italie),

cocomnseils.

Le Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro est représenté par :

M. Radoslav Stojanović, S.J.D., chef du conseil juridique du ministère des affaires étrangères de la
Serbie-et-Monténégro, professeur à la faculté de droit de l’Université de Belgrade,

coagment;

M. Saša Obradovi ć, premier conseiller à l’ambassade de Serbie-et-Monténégro au Royaume des

Pays-Bas,

M. Vladimir Cvetković, deuxième secrétaire à l’ambassade de Serbie-et-Monténégro au Royaume

des Pays-Bas,

comme coagents;

M. Tibor Varady, S.J.D. (Harvard), professeur de droit à l’Université d’Europe centrale de
Budapest et à l’Université Emory d’Atlanta,

M. Ian Brownlie, C.B.E., Q.C., F.B.A., membre de la Commission du droit international, membre

du barreau d’Angleterre, Distinguished Fellow au All Souls College, Oxford,

M. Xavier de Roux, maîtrise de droit, avocat à la cour, Paris,

Mme Nataša Fauveau-Ivanovi ć, avocat à la cour, Paris, et membre du conseil du barreau pénal
international,

M. Andreas Zimmermann, LL.M. (Harvard), professeur de droit à l’Université de Kiel, directeur de

l’Institut Walther-Schücking,

M. Vladimir Djeri ć, LL.M. (Michigan), avocat, cabinet Mikijelj, Jankovi ć & Bogdanovi ć,

Belgrade, et président de l’association de droit international de la Serbie-et-Monténégro,

M. Igor Olujić, avocat, Belgrade,

comme conseils et avocats;

Mme Sanja Djajić, S.J.D, professeur associé à la faculté de droit de l’Université de Novi Sad,

Mme Ivana Mroz, LL.M. (Minneapolis),

M. Svetislav Rabrenovi ć, expert-associé au bureau du procureur pour les crimes de guerre de la
République de Serbie, - 8 -

Mr. Aleksandar Djurdjić, LL.M., First Secretary at the Ministry of Foreign Affairs of Serbia and
Montenegro,

Mr. Miloš Jastrebić, Second Secretary at the Ministry of Foreign Affairs of Serbia and Montenegro,

Mr. Christian J. Tams, LL.M. PhD. (Cambridge), Walther-Schücking Institute, University of Kiel,

Ms Dina Dobrkovic, LL.B.,

as Assistants. - 9 -

M. Aleksandar Djurdji ć, LL.M., premier secrétaire au ministère des affaires étrangères de la
Serbie-et-Monténégro,

M. Miloš Jastrebi ć, deuxième secrétaire au ministère des affaires étrangères de la
Serbie-et-Monténégro,

M. Christian J. Tams, LL.M., PhD. (Cambridge), Institut Walther-Schücking, Université de Kiel,

Mme Dina Dobrkovic, LL.B.,

comme assistants. - 10 -

The PRESIDENT: Please be seated. Professor Stojanović, you have the floor.

STMO.JANOVI Ć: Merci, Madame le président. Da ns ma plaidoirie, je donnerai tout

d’abord la synthèse historique du conflit armé en Bosnie-Herzégovine, pour qu’on montre que ce

n’était pas un tsunami, c’était un conflit qui durait plusieurs décennies avant le conflit armé.

L E CONTEXTE HISTORIQUE DU CONFLIT ARMÉ

EN B OSNIE -H ERZÉGOVINE

Première partie

La synthèse historique du conflit armé en Bosnie-Herzégovine

1. Madame le président, Messieurs les juges de la Cour internationale de Justice, tout

d’abord j’aimerais exprimer mon respect à votre égard, respect que je vais sans cesse montrer et

attester durant ce procès. En tant qu’agent de mon pays ⎯ la Serbie-et-Monténégro ⎯ je suis

chargé de la défense dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la

répression du crime de génocide , présentée par la Bosnie-Herzégovine. Avant de commencer,

j’aimerais souligner que je suis motivé et guidnon seulement par mes émotions, mais aussi par

mon raisonnement rationnel. C’est en fait mon ra isonnement rationnel qui me dit que mon pays se

trouve atrocement offensé par la requête selon laquell e il serait responsable du crime le plus grave

de la civilisation moderne.

J’entame aujourd’hui mon discours, devant la Cour, par l’hypothèse suivante, en soulignant

que cette hypothèse repose sur mes convictions et mon raisonnement rationnel: nul homme et

aucun fait ne puisse prouver que la Serbie et le Mont énégro ont eu l’intention de détruire le peuple

musulman en Bosnie-Herzégovine, que ce soit pe ndant la guerre 1992-1995 ou n’importe quand

dans l’histoire des relations entre ces deux peuples aux XIX XX siècles.

2. Je n’ai pas du tout l’ambition de vous ftiguer en parlant de manière détaillée des faits

historiques qui concernent les XIX eet XX siècles. Ce que je veux, c’est rejeter les segments

accusateurs de la requête de la Bosnie-Herzégovi ne qui remontent historiquement jusqu’à la

première moitié du XIX esiècle et dont le seul but est de prouver l’existence chez le peuple serbe du

projet de génocide envers les Musulmans d’antan et d’aujourd’hui. - 11 -

Je ne veux pas maintenant fouiller dans l’hist oire afin de trouver des preuves puisqu’il est

bien connu que, une fois le conflit éclaté, toutes les parties qui y particip aient, cherchaient les

preuves de la continuité. Leur fonction est de conf irmer et de justifier le conflit. En même temps

on évite de mentionner les événements qui pa rlent de la coopération et de l’amitié.

Malheureusement, on ne peut pas trouver une histoi re de relations, que ce soient des relations entre

les individus ou entre les groupes sociaux, dans laquelle il n’y a pas de périodes longues ou courtes

de conflits. Toutefois, l’on ne peut nier que la continuité historique d’ un certain type de rapport

n’ait pas une certaine importance dans les relations ac tuelles. Cependant, elle ne peut être la cause

des événements actuels. L’histoire ne se répète pas et les changements dans les rapports humains

sont possibles à tout moment.

J’aimerais surtout souligner que, dans les rech erches portant sur l’histoire d’un conflit (alors

qu’il dure toujours), les événements négatifs sont toujours accentués. De cette manière, l’histoire

est bel et bien utilisée comme une forme de propagande de guerre.

3. Enfin, j’aimerais dire que je ne suis p as d’avis que l’histoire ait engendré les causes des

conflits en Yougoslavie et des conflits entre les Se rbes et les Musulmans, dans la guerre tragique

de1992-1995. Certaines explications du com portement barbare dans les conflits, ayant

généralement des objectifs rationnels, pourraient probablement être trouvées dans l’histoire.

Cependant, il se trouve que les conflits militaires sont normalement accompagnés de phénomènes

sociaux pathologiques, de crimes de tout type qui sont sanctionnés par les systèmes juridiques

modernes et dont les créateurs et les exécuteurs sont obligatoirement traduits en justice et amenés

devant les cours nationales ou internationales.

4. Les conflits militaires en Yougoslavie ont éclaté à cause de perceptions différentes des

intérêts des parties adversaires. Ces perceptions étaient fausses dans l’ estimation rationnelle des

circonstances, des intérêts et des instruments pour réaliser les buts, car la communauté

internationale moderne exclut l’utilisation des in struments de la force dans la réalisation des

intérêts définis. Pour cette ra ison, la position exprimée dans la requête de la Bosnie-Herzégovine,

la position indiquant que le conflit en question serait le résultat de la continuité historique de l’idée

de la création de la Grande Serbie est absolument fausse. De même, le plan de Garasanin de 1844

y est qualifié comme document qui confirmerait le motif pour la commission du génocide par les - 12 -

Serbes dans la guerre interethni que de 1992-1995. Selon la re quête de la Bosnie-Herzégovine,

l’Etat actuel de Serbie-et-Monténégro devrait assumer la responsabilité pour tout cela.

5. Conformément à la requête «[l]a notion de Grande Serbie du défendeur est fondée sur le

«Nacertanije (plan)» publié par le prêtre serbe Garasanin en 1844» (requête, par. 24). Tout d’abord

il faut souligner que Ilija Garasanin n’a jamais ét é un prêtre serbe mais le ministre des affaires

intérieures dans la Principauté serbe (plus tard il est devenu le ministre des affaires étrangères et le

premier ministre). Cette faute a été corrigée pl us tard dans le mémoir e du Gouvernement de la

République de Bosnie-Herzégovine (par2..3.1. 2, comme dans la réplique, chap4.).

Deuxièmement, ce plan n’a pas été publié en 1844 mais en 1906 : ce qui prouve qu’il n’était

connu que de l’élite du Gouvernement serbe et considéré comme le plus grand secret de l’Etat.

6. Cependant, le requérant essaye de démontre r que l’idée de la Grande Serbie existe et

subsiste, de la manière continue, depuis1844 ju squ’à présent et qu’elle était le but ultime des

Serbes pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine. Da ns le même paragraphe le requérant affirme :

«Plus récemment, ce plan tendant à la création d’un e Grande Serbie a été clairement exprimé dans

un mémorandum publié à Belgrade en 1984 par l’Académ ie serbe des sciences et des arts.» Cette

erreur dans la date a été corrigée dans le mémoire (non en 1984 mais en 1986) mais une autre faute

a été faite. Je cite: «Ce document (mémora ndum) qui portait la signatu re de quelque deux

centaines d’intellectuels éminents de Belgrade…»

7. Dans tous les documents fournis à la Cour par la Bosnie-Herzégovine il y a un nombre

assez important de fautes matérielles (qui concernent les faits). Ce qui est par ailleurs vrai, c’est

que le mémorandum en questi on n’a été signé par personne ⎯même pas par ses auteurs. Cet

article a été publié dans la presse dans la forme inachevée ⎯en effet un certain journaliste l’a

trouvé et l’a publié dans une revue à Belgrade. Non seulement que ce texte n’ait jamais été signé,

mais aucune section de notre Académie des scien ces et des arts ne l’a adopté comme document de

cette institution scientifique.

8. Ce que l’on peut dire tout de suite de ce document, c’est :

A) il a été immédiatement condamné par l’Etat et par le parti communiste serbe dont l’un des hauts

fonctionnaires était Slobodan Milosevic; - 13 -

B) ce document ne mentionne pas du tout la créati on de la Grande Serbie mais on insiste sur la

réorganisation de la Yougoslavie à la manière de la centralisation communiste donnée dans la

première Constitution de1946, en y ajoutant d es idées de l’autogestion selon la Constitution

de 1963;

C)ayant ces caractéristiques, le mémorandum n’ a eu aucune influence sur la formation du

pluralisme politique et de l’o pposition démocratique à partir de1989. Aucun programme des

partis politiques en Serbie ne contient des idées exposées dans le mémorandum;

D) c’est une grave offense pour la grande majorité d’intellectuels et de citoyens serbes, ayant une

conscience politique, de dire que le mémorandum , rédigé par un petit gr oupe de membres de

l’Académie serbe des sciences et des arts, a insp iré et motivé la renaissance démocratique en

Serbie après la chute du communisme en Europe.

9. A la différence de l’opinion exprimée par le Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine et

de certains historiens (voirM. Vickers, Between Serb and Albanian: A History of Kosovo ,

Columbia University Press, 1998, p.222-223) , nous somme d’avis que le mémorandum ne

représente pas une sorte de plan dont se servait M ilosevic. Le mémorandum a cependant contribué

à la naissance de la peur pour le destin du peuple serbe. Mais il n’a pas été un appel au nettoyage

ethnique et encore moins au génocide. Le mémorandum n’était pas un document qui expliquait les

causes de la crise en Yougoslavie et il ne proposa it pas de solutions concrètes. Ce n’était pas un

plan mais une simple lamentation littéraire (voir S. P. Ramet, Balkan Babel , Westwiew Press,

1996, p. 200).

10. Le mémorandum de L’Académie n’a pas ému la conscience nationale et politique du

peuple serbe. Cependant, le plan (Nacertanije) de Garasanin de 1844 a sans doute pénétré dans la

conscience nationale du peuple serbe. Son écho pouvait être entendu en Serbie jusqu’à la première

guerre mondiale lorsque ce plan a été réalisé pa r la constitution du Royaum e yougoslave. Cela

explique la grande volonté du peuple serbe à sout enir la politique de s on gouvernement dans la

guerre balkanique et dans la Gr ande guerre. Rappelons que cette conscience était très répandue

parmi tous les membres du peuple serbe qui deme urent en Bosnie-Herzégovine et en Croatie.

Ainsi lors de la Grande guerre, un grand nombre de volontaires dans l’armée serbe provenaient de - 14 -

ces pays (plus de cent mille volontaires serbes sur le front de Thessalonique de 1916-1918 venaient

des régions n’appartenant pas à l’Etat serbe).

11. Le plan, tel qu’il a été conçu par Garasanin en 1844, ne représente rien de spécial et de

nouveau dans les Balkans ni en Europe de l’époqu e. Il serait fatigant de ma part, Madame le

président, Messieurs les juges, de prouver cette thèse en décrivant des programmes de la libération

et de l’intégration des peuples européens dans le processus de la création des Etats nationaux en

e
Europe du XIX siècle. Tous les peuples dans les Balkans et en Europe centrale ont eu leurs plans

nationaux de la création et la constitution des Etats na tionaux sur le territoire le plus vaste. De tels

plans existaient en Allemagne, en Italie et dans d’autres pays aussi. Ces plans étaient fondés sur la

destruction des empires existants, ce qui causait pa rfois des guerres, surtout si l’on ne pouvait pas

réaliser les buts envisagés de manière diplomatique. Les Balkans n’étaient nullement l’exception

dans ce processus général en Europe.

12. D’ailleurs, la péninsule balkanique n’a reçu ce nom que dans la première moitié du

XIX esiècle. Jusqu’à ce moment-là, cette région était appelée l’Europe du Sud-Est (c’était son nom

e
déjà au Moyen Age) et, plus tard, au XVII siècle, la Turquie européenne. Cependant, c’est
e
justement au XIX siècle (et cela a duré jusqu’à la Grande guerre) que le stéréotype «Les Balkans

sont la poudrière de l’Europe» a été créé. Ce stéréotype est toujours en vigueur. Il n’est pas

difficile de réaliser que, de 1800 jusqu’en 1945 en Europe de l’Ouest, il y a eu seize guerres et deux

conflits prolongés ⎯en Irlande et en Basque. Nous n’y comptons pas les guerres coloniales en

Afrique, Asie et Amérique latine. En revanche, da ns les Balkans, il y a eu, pendant cette période,

huit insurrections et guerres ainsi qu’un conflit prolongé entre les Serbes et les Albanais.

13. Les chiffres montrent clairement que les habitants des Balkans ne peuvent ni être fiers du

fait qu’ils sont «la poudrière de l’Europe», ni le re gretter. Cependant, ce qui se passe, c’est qu’en

Europe de l’Ouest, depuis plus de soixante années déjà, il n’y a pas de conflits militaires, (je ne

compte pas les guerres coloniales menées par certains pays européens mais en dehors de l’Europe).

C’est la conséquence du fait que, entre les pays jadis constamment en guerre, l’on trouve

maintenant un très haut niveau de coopération et même d’intégration. En revanche, dans les

Balkans, pendant la dernière décade du XX esiècle, nous étions témoins de quatre guerres entre les

peuples qui depuis 1945 vivaient en paix. - 15 -

14. La question qui se pose maintenant est la suivante : pourquoi sur les Balkans les conflits

n’ont pas cessé à tout jamais il y a soixante ans, comme c’était le cas en Europe occidentale ? Il est

incontestable que les conflits dans les Balkans étai ent atroces. Toutefois, le fait que le passé en

Europe, également horrible, que les peuples de l’Eu rope ont su vaincre et isoler, devrait apprendre

aux chercheurs de la paix sur les Balkans qu’il ne faut pas fouiller dans le passé, car, en général, on

n’y trouve que ce qui convient aux besoins politiques du moment actuel. Ce qu’il faut faire c’est

analyser ce qui existe maintenant dans les Balk ans et se demander pourquoi ce mal n’existe pas

ailleurs en Europe. Il est évident à première vue que dans les Balkans on rencontre encore les

émotions très vives d’intransigeance, d’in tolérance religieuse ainsi que des projets

ultranationalistes, soutenus par certaines élites po litiques. Ce n’est qu’en prenant en considération

une telle image des Balkans que l’on peut expli quer non seulement les guerres récentes mais aussi

les bestialités et les agressions pathologiques qui ont marqué ces guerres. Justement à cause de ces

formes d’animosité, les peuples en conflit n’ont pas pu trouver une solution pacifique à leurs

intérêts opposés. Ainsi, les solutions à leurs problèmes ont dû être trouvées et effectuées par les

grandes puissances et par la communauté internati onale. Naturellement, ces solutions sont basées

sur les règles actuelles du droit international. C’ est uniquement en mesurant, à la lumière du droit

international, la responsabilité des créateurs et ex écuteurs des décisions politiques et en travaillant

sur le processus de réconciliation que l’on peut s’a ttendre à la solution pacifique et définitive des

conflits latents dans les Balkans.

La communauté internationale et notamment les grandes puissances peuvent contribuer

beaucoup plus à la solution du problème des Balk ans en soutenant les projets de réconciliation

qu’en imposant la force. Nous, sur les Balkans, devons absolument arrêter ce cercle vicieux de

vengeances et contre-vengeances pour les crimes commis et nous devons apprendre et construire le

respect et la confiance mutuels. Si l’on contin ue à refuser à la partie adverse toute forme de

dignité, si l’on continue à blasphémer son hi stoire, sa culture, ses institutions politiques et

religieuses, l’on ne peut pas s’attendre à la réconcilia tion. Pour cette raison, je prie la Cour de

rejeter la diffamation de l’hist oire contemporaine du peuple serbe: cette diffamation est évidente

dans toutes les requêtes de la Bosnie-Herzégovine, dans lesquelles le requérant insiste sur une sorte

de continuité entre le plan de Garasanin et les évén ements tragiques qui ont eu lieu. Or, le plan de - 16 -

Garasanin doit être remis dans le contexte dans lequel il a été écrit et qui n’a aucun lien avec les

e
événements de la fin du XX siècle. La dénaturation du plan de Garasanin ne contribue en rien à la

réconciliation des peuples sur les Balkans. Par ailleur s, jamais le peuple et l’Etat serbes n’ont eu

idée de détruire le peuple musulman en Bosnie-Herzégovine ou ailleurs.

15. En 1985, David Mackenzie, un expert américain très connu de l’histoire serbe et russe, a

publié le livre intitulé Ilija Garasanin: Balkan Bismark (East European Monographs, Boulder,

Distributed by Columbia University Press, New York). La comparaison de Mackenzie n’est

peut-être pas adéquate mais elle peut nous aider dans nos réflexions . Ce livre est certainement le

meilleur livre publié sur Garasanin ⎯la raison en est simple: l’historien américain a eu

l’opportunité de faire la recherche dans toutes l es archives pertinentes de l’Europe et il avait donc

accès à tous les documents nécessaires, alors que les historiens serbes n’avaient pas cette

possibilité. D.Mackenzie a publié un grand nombre de livres portant sur l’histoire russe et serbe

dont l’un des plus connus est sa thèse de doctorat «Serbian-Russian Relations 1875-1878»

(Columbia University), publiée sous le titre The Serbs and Russian Pan-Slavism 1875-1878

(Cornell University Press, 1967).

16. Le plan de Garasanin (Nacertanije) est le projet de la politique extérieure de la Serbie, né

e
au XIX siècle, dans lequel on formule le but final de cette politique: la libération et l’union de

tous les Slaves du sud. Afin de réaliser ce plan, il était nécessaire que la Serbie en tant qu’Etat

acquière une puissance politique plus grande car celle-ci (la puissance politique) est le facteur

décisif dans la compétition politique. Dans l’in troduction de ce plan nous pouvons lire: «Serbia

must realize that she is still small, that she ca nnot remain so, and that she can achieve her future

only in alliance with other surrounding peoples» (Mackenzie, 1985, 42).

17. La Serbie a commencé sa lutte pour la lib ération nationale de la domination ottomane

en 1804. En 1813, elle a été réoccupée par les Ottomans. En 1815, une nouvelle résurrection à eu

lieu en Serbie. A partir de ce moment, la Serb ie devient la Principauté vassale dans l’Empire

ottoman, ce qu’elle reste jusqu’à 1878. En 1978, lors du Congrès de Berlin, la Serbie est reconnue

comme Etat indépendant.

18. En 1844, la Principauté serbe avait des éléments d’un Etat indépendant car l’Empire

ottoman ne pouvait plus, à ce moment-là, contrô ler ses régions vassales. Il convient ici de - 17 -

mentionner que la Serbie, déjà en 1807, avai t formé son système politique indépendant: la

Constitution, le système d’éducation, l’université. Plus tard, en 1844, elle a introduit aussi le Code

civil. Ainsi, la Serbie a commencé déjà à ce tte époque de se séparer, du point de vue politique,

juridique et social, du système politique et étatique de l’Empire ottoman.

19. C’est dans une telle situation historique et sociale que les hommes politiques serbes ont

planifié l’avenir de la Serbie. Rappelons que c’est dans cette période que le mouvement

panslavique (qui est un équivale nt du mouvement pangermanique ) a été créé. Ce mouvement

inspire les Slaves du sud et les aide à articuler leurs idées sur l’union de tous les Slaves du sud dans

un Etat commun. Ainsi, les Serbes et les Croates, soutenus intellectuellement et politiquement par

les Tchèques et les Polonais (qui eux aussi voulaient se libérer de la domination des empires qui les

occupaient), ont atteint le niveau de la c onscience politique nécessaire pour commencer la lutte

pour la libération et l’intégration. Cette intégra tion concernait les Serbes, les Croates, les Slovènes

et les Bulgares.

20. Ilja Garasanin a conçu son plan en partan t des réalités politiques : il a compris qu’il faut

d’abord que les Serbes se libèrent de la dominati on ottomane. Cela était faisable car l’Empire

ottoman était déjà bien affaibli. Cependant, en 1848, lorsque la révolution avait éclaté en Hongrie,

les Serbes et les Croates ont, en luttant contre les Hongrois, choisi de lutter tous ensemble pour leur

liberté et union. La révolution hongroise de 1848 a fait que Garasanin a élargi la portée de ses

intérêts nationaux : il y inclut aussi l’alliance avec les chefs du mouvement national des Croates, ce

qui renforce «l’idée de Yougoslavisme». Cette idée a été, uniquement pour des raisons politiques

réalistes, négligée dans son plan de 1844. Je sou ligne que Garasanin ne s’ est pas contenté avec le

travail théorique sur l’avenir de la Serbie mais il a bel et bien essayé de réaliser ses buts politiques

sur un espace vaste en formant des agences clandestines et des écoles en Bosnie-Herzégovine,

Croatie et Bulgarie. En tant que diplomate, il a contribué à la naissance de l’alliance militaire et

politique des Etats balkaniques (la Grèce et le Monténégro) qui se préparaient pour la guerre contre

l’Empire ottoman. Cette alliance a été réalisée en 1868. C’est en cette année que Garasanin signe

le pacte avec le comité révolutionnaire de la Bulg arie et de la Roumanie préparant la résurrection

en Bulgarie et l’union entre la Bulgarie et la Se rbie une fois la Bulgarie libérée de la domination

ottomane. - 18 -

21. Dans la période de la fo rmation de l’alliance balkanique, Garasanin a, dans une lettre, à

l’évêque croate Strossmayer (datée de 1867) écrit la chose suivante :

«The Serbian and Croatian nationalities are one ⎯ the Yugoslav (Slavic)
nationality: religion is not to interfere in the least bit in national affairs: the state is

the only basis of nationality; religion divides us and separates us into three parts (i.e.
Orthodox Christianity; Roman Catholicism, Islam), but it can never be the principle of
our unification into one state; it is our nationality, which is the same, that count; in the
state all churches are equal.» (Dusan Batakovic, The Balkan Piedmont: Serbia and

Yugoslav question, Belgrade, Institute for Balkan Studies, 1992, 3.)

22. Le plan de Garasanin est essentiellement et avant tout une sorte de programme

panslaviste. Il ne s’agit donc pas d’un progra mme exclusivement serbe. La grande partie de ce

texte a été rédigée par le conseiller tchèque Fr antisek Zach, envoyé à Belgrade par le prince

polonais Czartoryski qui se trouvait à l’époque en ex il à Paris (après la déb âcle de la résurrection

en Pologne en 1830). Garasanin a fait certains chan gements importants dans le texte : il a atténué

les attitudes antirusses et il a révisé le programme de l’union des Slaves du sud en imaginant la

Serbie comme le Piémont des Slaves du sud autour de laquelle allaient se rassembler tous les

peuples slaves du sud. Il a cependant insisté pour que tous les peuples gardent leur identité et

indépendance (voir Audrey Helfent Budding Expert Report, ICTY, 3).

23. Garasanin a clairement indiqué dans son pl an qu’il faut s’unir dans un même Etat avec

les Musulmans de la Bosnie. Cependant, bien que son premier but ait été la libération des Serbes

de la domination ottomane, ce plan ne contenait aucune attitude d’animosité envers les Musulmans

bosniaques, qui participaient activement, en tant que membres de l’armée turque, dans

l’étouffement des résurrections serbes de 1804, 1813 et 1875. Quant à la Bosnie-Herzégovine, les

Serbes y organisaient à plusieurs reprises des résu rrections contre la domination ottomane. Les

Musulmans bosniaques y prenaient toujours part du côté turque. Il s’agit d’un fait historique qui ne

peut nullement nous aider à comprendre les événements qui ont eu lieu de 1992-1995 sur le

e
territoire de la Bosnie-Herzégovine. Je sou ligne que les conflits serbo-musulmans du XIX siècle

s’achèvent par la grande résurrection serbe de 1875- 1878. Cette résurrection a déclenché la crise

d’Orient marquée par les guerres menées par les Serbes et les Russes (1876-1878) qui se sont

terminées par la paix prononcée lors du Congrès de Berlin de 1878. Ce congrès a ratifié

l’occupation de la Bosnie-Herzégovine par l’Empire austro-hongrois, il a proclamé l’indépendance - 19 -

de la Serbie et Monténégro et créé la Princi pauté bulgare comme une sorte d’Etat vassal dans

l’Empire ottoman.

24. Dans la requête (par. 9) de la Bosnie-Herzégovine, le requérant allègue : «En Bosnie, les

droits individuels de tous ont été respectés des siècles avant l’adoption de la déclaration universelle

des droits de l’homme.» Mon ambition n’est pas maintenant de contester cette thèse puisqu’il

serait inutile de prouver le respect des droits de l’homme dans l’Empire ottoman. Je vais quand

même mentionner une brève analyse donnée da ns le livre de RoberJt. onia and

John V. A. Fine Jr Bosnia and Herzegovina, a tradition betrayed (Columbia University Press,

New York, 1994, 63) : «Most important is the large number of local administrations than it was the

case in many other Ottoman provinces. Moreover, many of these locals succeeded in building up

large estates. Thus many Christians found themselves serfs on Muslim estates.»

25. Avec le déclin de la puissance centrale da ns l’Empire ottoman, les seigneurs musulmans

locaux exploitent, de façon de plus en plus cruelle, le peuple chrétien.

26. La citation de la requête de Bosnie-Herzégovine que je viens de mentionner ne peut être

acceptée car les faits historiques attestent qu’une fois la Bosnie-Herzégovine occupée par la

monarchie austro-hongroise, en 1878, le processus de réconciliation des Serbes et des Musulmans a

eu lieu avec un but très clair: la résistance à l’occupation austro-hongroise. Des milliers de

Musulmans ont quitté la Bosnie-Herzégovine après cette occupation. Cette occupation a aussi bien

dégradé la position des Serbes car leur lutte politique pour l’assimilation avec la Serbie est devenue

beaucoup plus difficile, ils deva ient maintenant s’opposer à un Etat beaucoup plus puissant et

organisé que ne l’était l’Empire ottoman mourant. Ainsi, l’organisation politique musulmane et

l’organisation nationale serbe ont commencé à colla borer dans la préparation des résurrections.

Cette collaboration a duré jusqu’à 1912, quand la vi ctoire des Serbes et des alliés (la Bulgarie, la

Grèce et le Monténégro) dans la guerre des Balkans a donné une impulsion forte à la révolte contre

la monarchie austro-hongroise. Mais les Musulmans n’ont pas soutenu cette révolte car ils n’ont vu

aucun intérêt à être assimilés à la Serbie. Le mê me est valable pour les Croates qui n’appuyaient

pas la résurrection des Serbes de 1875-1878 craigna nt le danger que la Bosnie-Herzégovine puisse

s’unir avec la Serbie et le Monténégro si la résurrection réussit. - 20 -

27. Après le Congrès de Berlin, la politique exclusivement nationale domine en Serbie, car la

Serbie a choisi l’alliance avec la monarchie austro-hongroise. Les idées du plan de Garasanin ont

été abandonnées par le Gouvernement serbe si bien que la politique extérieure et le commerce

étaient orientés principalement vers l’Autriche-Hongrie. De l’autre côté, à partir de 1885, la Serbie

commence à prêter attention à son propre développ ent économique et culturel avec des résultats

excellents. Avec la nouvelle Constitution de 1888 qui a introduit en Serbie le suffrage

démocratique selon le modèle belge de 1830, le pluripartisme du type moderne se développe en

Serbie. Cependant, avec le changement sur le tr ône, la Serbie obtient un nouveau roi, le jeune

AleksandarObrenovic qui anéantit la constitution démo cratique et introduit le pouvoir absolu.

Ainsi, le progrès de la Serbie a échoué. A par tir de ce moment, et jusqu’à 1903, la Serbie n’a

pratiquement aucun but dans sa politique extérieu re et les idées de Garasanin sont oubliées.

En1903, un groupe d’officiers serbes abolit le règne du roi Aleksandar Obrenovic en lui ôtant la

vie.

28. Le coup de 1903 marque un gr and changement dans la politique extérieure de la Serbie :

c’est en ce moment que la Serbie a ro mpu avec son rapport de soumission envers

l’Autriche-Hongrie et s’est mise sur la voie de la prospérité politique, économique et culturelle. La

Constitution de 1888 a été rétablie et le gouve rnement avait une responsabilité vis-à-vis du

Parlement. En même temps, les nouvelles tendances dans la politique extérieure séparent le pays

de l’Autriche-Hongrie et l’approchent politi quement, économiquement et culturellement des

puissances d’entente, à savoir la France, l’Angleterre et la Russie. Il n’est donc pas du tout

aléatoire que le plan de Garasanin soit publié en 1 906 : en effet, la Serbie ne voulait plus cacher sa

politique de l’union de tous les Slaves du sud, la politique qui nuisait à l’Autriche-Hongrie. Cette

même année, l’Autriche-Hongrie a entamé la «guerre de douanes» c ontre la Serbie, parce que la

Serbie avait montré l’intention de se libér er de sa dépendance économique. La France et

l’Angleterre aidaient alors la Serbie en lui permettant d’exporter ses produits, via Thessalonique,

aux marchés des pays européens. Bien évid emment, cela a été une impulsion énorme pour le

développement économique de la Serbie.

29. La publication du plan (Nacertanije) coïncide chronologiquement avec le groupement

politique des forces en Europe en deux blocs, ce qui en 1914 va causer la Grande guerre. La Serbie - 21 -

s’est immédiatement mise du côté des forces d’entente, car les buts du plan de Garasanin allaient à

l’encontre des intérêts de l’Au triche-Hongrie. Naturellement, la monarchie austro-hongroise était

contre l’union des Slaves du sud.

30. Après avoir vaincu la Turquie en 1912 (a vec ses alliés la Bulgar ie, la Grèce et le

Monténégro), la Serbie a doublé son territoire. E lle est devenue un pays renommé dans la région

yougoslave.

31. En jouissant de cette renommée, la Serb ie est entrée en guerre en1914. Tout au

commencement de la guerre, le Parlement du Royaume serbe proc lame la déclaration des buts

politiques de la Serbie, le but principal étant l’union des Slaves du sud. La première guerre

mondiale se termine par la grande victoire de l’Amérique, l’Anglete rre et la France. La grande

contribution de la Serbie à cette victoire et notamment aux combats sur le front de Thessalonique

où son armée s’est battue à côté des armées française et britannique, ne doit pas être oubliée. Le

er
1 décembre 1918 le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes a été proclamé. Cette proclamation

a été effectuée selon le droit d’autodétermination des peuples introduit par le président américain

Wilson en 1917, lorsque les Etats-Unis sont entr és en guerre. La monarchie austro-hongroise a été

complètement désintégrée, les nouveaux Etats étaien t créés: la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la

Pologne. La Russie, qui était membre de l’entent e, a disparu pendant la révolution bolchevique et

l’Union soviétique est née. Ainsi le plan de Garasanin de1844 a été réalisé en1918. A la

différence du Bismarck, Garasanin n’a pas pu être té moin de la réalisation de son plan d’union,

puisque celle-ci n’a eu lieu que quarante-quatre années après sa mort.

32. La réalisation du plan de Garasanin a été ratifiée par le droit international lors de la

conférence de la paix de Versailles en1919. Il serait donc inimaginable de juger la Serbie

maintenant pour le prétendu crime de génocide dont le motif serait défini dans le plan de Garasanin

puisque ce plan a été réalisé grâce à la ratification internationale proclamée lors de la conférence de

la paix de Versailles. Cette ratification a été conforme au principe de l’autodétermination des

peuples après la désintégration des empires européens.

33. Il faudrait souligner maintenant que lors de cette conférence de Versailles la protection

des Musulmans en tant que «minorité religieuse» a été proclamée. L’article 10 de cet accord, signé

à Saint-Germain-en-Laye le 10septembre1919 par les Puissances alliées et associées de l’Etat - 22 -

serbe, croate et slovène, dispose que: «L’Etat serbe, croate et slovène agrée de prendre à l’égard

des Musulmans en ce qui concerne leur statut familial ou personnel toutes dispositions permettant

de régler ses questions selon les usages musulmans.»

34. La création de la Yougoslavie en1918 constitue la réalisation complète du programme

national conçu par Garasanin. Je répète que ce pl an ne contient aucun élément pouvant provoquer

la persécution, le nettoyage ethnique ou l’exterm ination d’un peuple vivant sur les territoires

concernés par le plan. L’idée de l’Etat yougoslave a été approuvée par l’élite serbe intellectuelle et

politique parce que la structure ethnique de la ré gion est telle qu’il serait impossible de créer les

Etats ethniquement purs. L’élite politique serbe, entre les deux guerres mondiales, était convaincue

que la création des Etats ethniques particuliers ser ait accompagnée de morts. Elle n’a donc jamais

envisagé cette idée.

35. Les tendances nationalistes de la création du plan de l’élargissement territorial de la

Serbie existaient au XIX esiècle, mais ces idées étaient conformes aux idées existantes dans toute

e
l’Europe. Le programme nationaliste serbe du XIX siècle correspondait au processus de la

création des Etats nationaux dans l’Europe entière. En tant que tel, il a été en son temps tout à fait

légitime tant du point de vue d es idées qu’il contenait que du point de vue des instruments, y

compris l’approbation des guerres, qui était en ce temps-là un moyen légitime pour réaliser les buts

nationaux et libérer le peuple qui en partie vivaient sous l’occupation turque ou austro-hongroise.

36. En tout cas, je viens de le dire, mais je le répète, le programme national exposé dans le

plan de Garasanin ne contenait aucune idée pouvant être interprétée comme un appel ou l’incitation

à la persécution, au nettoyage ethnique et encore moins à la destruction d’un peuple. Tout au

contraire, ce plan envisageait l’union de groupes ethniques et religieux différents dans un Etat

multiethnique.

37. La preuve en est la manière dont l’arm ée serbe contrôlait les territoires du futur Etat

yougoslave dans les opérations finales de la prem ière guerre mondiale. L’armée serbe n’a jamais

utilisé la violence sur les territoires qu’elle c ontrôlait. D’ailleurs, cette armée a emprisonné

en1914 et1915 environ soixantemille soldats aust ro-hongrois qui étaient tous traités selon les

règles du droit international. Ces soldats ont été libérés par des troupes austro-allemandes qui ont

occupé la Serbie vers la fin de 1915. - 23 -

38. Par ailleurs, partout dans les Balkans, en dehors du nouvel Etat yougoslave, après la

guerre des Balkans de1912 et aussi après la Grande guerre, de gra nds déplacements des

populations ont été effectués justement afin d’éviter les conflits potentiels ultérieurs.

39. Dans son témoignage devant le TPIY, Audrey Budding a dit :

«certainly I would not to make any claim for an identity of motives between Serbian
politicians of the middle or late nineteen century and Serbian politicians of the late

twentieth century. I think the historical situations are very different and on the whole I
would be more comfortable discussing each situation by itself.» (TPIY, Le procureur
c. Slobodan Milosevic, 24 juillet 2003, p. 24868 et 26869.)

40. Cette position d’Audrey Budding se réfère à l’analyse des événements de guerre en

Bosnie-Herzégovine de1992-1995. En même te mps, cela signifie que nous proposons à la Cour

internationale de Justice de rejeter comme mal fondée la position de la Bosnie-Herzégovine

e
(réplique, chap.4, sect.1, par.4) selon laquelle «le programme national du XIX siècle peut

facilement être utilisé comme une partie de la pr opagande politique en vue de la création de l’Etat

ethniquement pur». Je pense que, jusqu’à présent, j’ai présenté suffisamment d’arguments pour

que la Cour internationale de Justice puisse reje ter l’accusation selon laquelle l’idée de la «Grande

Serbie» du XIX e siècle a été utilisée pour la création de la propagande et qui par sa nature aurait

constitué le génocide, à savoir qu’elle aurait incité aux actes criminels du génocide.

41. La thèse sur les complots génocidaires historiques ne contribue nullement à l’élucidation

e
des causes du conflit à la fin du XX siècle. Par conséquent, elle ne contribue en rien à la

réconciliation nationale des parties en conflit, ce qui est le but recherché après tout conflit

interethnique, y compris ceux qui se trouvent devant les cours.

La période d’entre-deux-guerres mondiales

42. La fin de la première guerre mondiale a marqué l’aboutissement du programme national

d’Ilija Garasanin, car alors ce programme a été ré alisé. Ensuite, le but principal de la politique

extérieure du Royaume yougoslave a été de protéger le pays contre les dangers extérieurs à travers

le maintien de l’alliance avec les forces qui avaien t créé le système de Versailles après la première

guerre mondiale. Le système de Versailles a été en danger à cause des actes des pays dits

révisionnistes (principalement les pays vaincus dans la guerre). - 24 -

43. L’Union soviétique s’est trouvée parmi l es pays qui ont mené la politique révisionniste

par rapport au système établi par la paix de Vers ailles. L’idéologie soviétique considérait la

Grande guerre comme impérialiste et en conséquence la paix de Versailles était aussi considérée

comme une paix impérialiste. Conformément à une telle position id éologique, la politique

extérieure de l’Union soviétique était contre la création de l’Etat yougoslave qui était vu comme

impérialiste à cause de la pr étendue hégémonie serbe sur les autres peuples yougoslaves.

L’hégémonie serbe dans le Royaume yougoslave peut être facilement mise en question. Comme je

ne pense pas que cette question soit pertinente pour ce procès, je ne reviendrai plus sur elle.

44. Ce que je trouve pertinent pour prouver l’in existence de continuité entre, d’un côté, le

plan d’Ilija Garasanin de 1844 et la politique extérieure du Royaume yougoslave de 1919-1941 et,

de l’autre coté, la politique du régime de Sl obodan Milosevic (1990-2000), c’est la politique du

parti communiste yougoslave qui réalisait le s directives de l’Internationale communiste

(Komintern) gérée par le parti communiste de l’Union soviétique. Je trouve cela important car

SlobodanMilosevic est un communiste qui, en tant que leader du parti communiste, est venu au

pouvoir en Serbie en 1990.

45. Déjà lors du premier congrès de la Komintern en 1919, la création de l’Etat yougoslave a

été considérée comme le résultat d’une guerre im périaliste et non comme la conséquence d’une

tendance séculaire des peuples yougoslaves. En cette année 1919, la Komintern a condamné la

création de l’Etat yougoslave avant d’avoir un seul argument pour conclure qu’en Yougoslavie

l’hégémonie de la «Grande Serbie» a été établie.

46. Lors du cinquième congrès de la Komintern en juillet 1924, la résolution sur la question

nationale yougoslave a été adoptée. Cette résolutio n conférait au parti communiste yougoslave la

tâche de travailler sur la destruction de la Yougoslavie en tant qu’Etat. Cette résolution déclare :

«1. La Yougoslavie est un pays multinati onal. La bourgeoisie serbe qui exerce

son hégémonie ne représente que 39% de la population yougoslave. Les autres
peuples qui représentent la grande majorité sont plus ou moins soumis au régime de
l’oppression nationale et contre ces peuples on mène une politique de
dénationalisation.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

3. Le devoir du parti communiste yougos lave consiste à: mener une lutte

permanente contre l’oppression nationale et pour l’autodétermination des peuples en - 25 -

aspirant constamment à se protéger de l’in fluence de la bourgeoisie et de mettre ces
peuples en relation avec la lutte de la cl asse ouvrière contre la bourgeoise et les

capitalistes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

7. La devise générale du droit d’auto détermination doit être fondée sur la
séparation de la Croatie, la Slovénie et la Macédoine de la Yougoslavie et sur la
création des états indépendants.» (Archives historiques du parti communiste
yougoslave, II, p. 420-421.)

47. La Komintern a même fondé une commission pour la question nationale yougoslave. En

mars 1925, lors d’une session de la Komintern, il a été discuté de la question nationale yougoslave.

Staline en personne a assisté à cette session. Il a insisté pour qu’un paragraphe sur le droit des

nations à l’autodétermination jusqu’à la séparati on soit inclus dans le pr ogramme national du parti

communiste yougoslave (op. cit., p. 333).

48. Après de nombreuses discussions sur la qu estion nationale en Komintern et dans les

cellules du parti communiste yougoslave, la politique nationale a été définitivement élaborée lors

du quatrième congrès du parti communiste yougoslave qui a eu lieu à Dresde en

octobre 1928 ⎯Palmiro Togliati, leader du parti communiste italien, a assisté à cette session.

C’est alors que le programme du parti communiste youg oslave pour la lutte contre la bourgeoisie

serbe, son hégémonie et sa monarchie militaire a été défini ( op. cit., p. 162). Afin de réaliser ce

but, il fallait détruire l’Etat yougoslave et créer les Etats nationaux particu liers: la Croatie, le

Monténégro, la Macédoine et la Slovénie. Les minorités hongroise et albanaise ont également

obtenu la reconnaissance du droit à l’autodétermination et elles reçoivent une proposition d’intégrer

leurs Etats mères : la Hongrie et l’Albanie.

49. La base pour la compréhension de cette po litique de la Komintern peut être trouvée dans

la formule selon laquelle la Yougoslavie a été créée comme le fruit de la guerre impérialiste dans le

cadre de la paix de Versailles qui, elle aussi, éta it de nature impérialiste. La Komintern ne se

sentait pas menacée par le régime anticommunist e du Royaume yougoslave car la situation n’était

pas différente dans d’autres pays voisins. La Ko mintern n’aimait pas le fait que la Yougoslavie

avait été le membre de l’alliance politique de l’entente, qui avait organisé les interventions

militaires contre l’Union soviétique juste après la révolution bolchevique . L’Union soviétique

craignait une nouvelle intervention de ces mêmes pays c ontre le régime bolchevique. Ainsi lors de - 26 -

sa dixième réunion, tenue en 1929, le comité ex écutif de la Komintern a exprimé la position

suivante : «Sous la pression de l’impérialisme anglais et français une guerre se prépare contre

l’Union soviétique. C’est dans ce but que les im périalistes anglais et français travaillent à la

création du bloc antisoviétique dans les Balkans.» (Pesic Desanka, Les Communistes yougoslaves

et la question nationale, Rad, Belgrad, 1983, p. 253.)

50. Le changement dans la politique de la Komintern lors du septième congrès de 1935 était

l’une des preuves principales confirmant que les positions de la Komintern citées là-dessus étaient

le résultat d’une crainte obsessive de l’Union soviétique de l’intervention extérieure. En effet, cette

année1935, l’Union soviétique et la France signaie nt un accord sur l’aide mutuelle devant le

danger que l’Allemagne d’Hitler représentait manife stement. Le danger du fascisme hitlérien est

devenu évident en1935 et il fallait donc réunir tout es les forces contre lui. C’est ainsi que cette

«création impérialiste de Versa illes», qui était la Yougoslavie, est devenue un pays amical. En

conséquence, la Komintern a décidé lors de ce congrès que le parti communiste yougoslave doit

préserver la Yougoslavie. Le parti communi ste yougoslave a accepté ces directives et à son

cinquième congrès en 1940, il a pris la décision que la Yougoslavie doit être sauvegardée. Lors de

ce congrès les nations monténégrine et macédonienne ont été proclamées, et la structure de la

future fédération yougoslave socialiste a été annoncée.

51. Les communistes serbes ont exécuté sans faille les directives de la Komintern et du parti

communiste yougoslave, si bien que les documents et les livres écrits par les communistes serbes

sont pleins de condamnations de l’hégémonie bourgeoise serbe. Tous les programmes nationaux

e
serbes à partir du XIX siècle ont été condamnés de la part des partis communistes yougoslave et

serbe et étaient considérés comme ennemis, impérialistes et bourgeois.

52. Le parti communiste yougoslave, ainsi que le parti communiste serbe, sont venus au

pouvoir à l’issue de la deuxième guerre mondiale et de la victoire des partisans, aidés par l’armée

rouge de l’Union soviétique, dans la guerre civile parallèle à la guerre contre le fascisme. La

Yougoslavie, sous la domination communiste, a été transformée en une république fédérale. La

Constitution yougoslave de 1945 n’était qu’une réplique de la Constitution soviétique.

53. Malheureusement, les crimes commis penda nt la guerre civile et interethnique ont été

punis par les vainqueurs au moyen des méthodes de la vengeance. Il s’agit pratiquement de - 27 -

l’exécution massive des prisonniers des forces vaincues et des civils qui les soutenaient

politiquement. Dans ces conditions «de la terreur révolution» (j’utilise ici le jargon communiste)

les conflits interethniques ont été refoulés par le silence imposé. Au lieu de réaliser la

réconciliation nationale sur le fondement des discu ssions ouvertes entre les citoyens qui vivaient

dans le même pays, la haine a été refoulée et elle n’attendait que le bon moment pour exploser.

54. Le parti communiste serbe punissait sévèrement toute tentative d’expression politique ou

de discussion sur certains problèmes liés aux conflits multiethniques dans la guerre civile. En ce

e
temps-là et jusqu’aux années quatre-vingt du XX siècle, les historiens et les critiques n’osaient pas

exprimer des opinions différentes de celles indiquées dans le programme du parti communiste.

55. Etant donné que la forme fédérale d’ un Etat ne peut fonctionner sans le processus

démocratique de la prise des décisions, ce dernier a été transmis aux comités du parti sur lesquels

Tito dominait absolument. Durant la vie de Tito, ce système a pu subsister. Après la mort de Tito

en 1980, le démembrement du pays a commencé.

56. Moins de dix ans après la mort de Tito, Slobodan Milosevic apparaît. Comme Tito, qui

choisissait lui-même les hauts fonctionnaires, n’existait plus, Slobodan Milosevic devait lutter pour

monter au pouvoir.

57. Afin de monter au pouvoir Milosevic a utilisé les méthodes populistes. La crise politique

de Kosovo qui durait depuis trop longtemps et l es migrations constantes des Serbes du Kosovo en

direction de la Serbie centrale étaient les premie rs ressorts du populisme de Milosevic. Milosevic

voulait préserver la Yougoslavie da ns laquelle il allait devenir le nouveau Tito. Comme ses idées

n’étaient pas acceptées par d’ autres élites politiques il s’est tourné vers la mobilisation du

nationalisme serbe. Etant donné la crise économique en Yougoslavie des années quatre-vingt et le

climat nationaliste en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, sa tâche n’était pas difficile.

58. Comme suite à cet exposé historique traçant l’ histoire de la Serbie et de la Yougoslavie,

il est évident que Milosevic n’a pas pu être le successeur du plan de Garasanin qui concernait la

libération des peuples et l’union de tous les Slaves du sud.

Madame le président, j’ai terminé la première partie sur la synthèse historique des conflits en

Bosnie-Herzégovine. Et je vous prie, si possible, de prendre une pause après laquelle je continuerai

une plaidoirie sur le conflit politique avant l’éclatement de la guerre en Bosnie. - 28 -

The PRESIDENT: Thank you Professor Stojanovi ć. The Court will rise now, and we will

resume at 4.35 p.m.

The Court adjourned from 4.25 to 4.35 p.m.

The PRESIDENT: Please be seated. Mr. Stojanović.

STO. JANOVI Ć: Merci, Madame. Je continuerai ma plaidoirie avec une analyse de

conflit politique avant l’éclatement de la guerre en Yougoslavie.

Deuxième partie

Le conflit politique avant l’éclatement de la guerre en Yougoslavie

59. Les conflits politiques qui ont précédé les conflitsmilitaires ont formé des perceptions

politiques différentes des parties en conflit. Laquestion qui se pose est: Dans quels cadres ces

perceptions apparaissent-elles et comment peut-on les définir ?

60. Etant donné que je ne considère pas que l es conflits en Yougoslavie ont leur cause dans

le développement historique ou dans la haine et l’intolérance ethniques et religieuses mais que, tout

au contraire, ces dernières sont la consé quence des atrocités de la guerre de 1992-1995,

j’analyserai, Madame le président, Messieurs les juges, attentivement un segment des événements

historiques qui ont contribué à la préparation psychologique à la guerre. Il est connu que sans

préparation psychologique, les préparations militaires pour la guerre sont quasiment impossibles et

surtout dans ces temps modernes dans lesquels, da ns les conflits militaires entre les Etats ne

participent pas seulement les armées professionnelles (comme c’était le cas au Moyen Age) mais

les peuples entiers.

61. Ce segment historique concerne la période de la deuxième guerre mondiale en

Yougoslavie, à savoir la période du 1941-1945. Cette période est une histoire mais, les

protagonistes de ces événements, bien que ces dernie rs soient devenus historiques, sont toujours

vivants, ces événements sont bien plus que l’histoire ⎯il s’agit d’une mémoire, d’une vie vécue.

L’occupation hitlérienne de la Yougoslavie n’ a pas été effectuée c onformément au droit

international bien sûr. En effet cette occupati on a restructuré la Yougoslavie : un nouvel Etat a été

créé, celui de l’Etat indépendant croate qui e nglobait, non seulement la Croatie, mais aussi la - 29 -

Bosnie-Herzégovine. Cet Etat n’était pas qu’une création illégale, il était aussi, par sa nature, ses

projets et ses actions, une création monstrueuse.

62. «Slavko Kvaternik, un des hauts fonctionnaires de l’Etat fasciste de Croatie pendant la

deuxième guerre mondiale, a expliqué dans le progr amme radio du 10 avril 1941, le jour même de

la proclamation de l’Etat indépe ndant croate que «a pure Croati a would be built by forcing one

third of the Serbs to leave Croatia, one third to convert to Catholicism and one third to be

exterminated…». Nous pouvons lire sur ces mots dans l’Encyclopédie des nations européennes

«The enormity of such criminal behavior shocked even the conscience of German commanders, but

Pavelic had Hitler’s persona l support for such actions which resulted in the loss of the lives of

hundreds of thousands of Serbs in Croa tia and Bosnia and Herzegovina.» ( Worldmark

Encyclopedia of the Nations , Europe, 1995, p. 91, Entry: Croatia, Encyclopedia Britannica 1991,

Macropedia, vol. 29, p. 1111). D’autres ont commenté les événements en Croatie lors de la

deuxième guerre mondiale ainsi :

«A Croatian Crusade of revenge and destruction directed against the Orthodox

Serbs erupted, the crusade that belongs among the most brutal mass murders
undertaken in the entire history of the wo rld…When the leaders of the Ustashi
movement claim that they have slit the th roats of a million Serbs (including children,
women and old people), that is, in my opinion, a boastful exaggeration. On the basis

of the reports that were submitted to me, I estimate the number of defenseless murder
victims to be three quarters of a milli on.» (DrHermanNeubacher, Sonderaufrsg
sudost 1940-45, Berich eines fligenden Diplomaten, Gottingen, 1956, 18, 31.)

Donc, il n’y a «que sept cent cinquante mille Serbes» assassinés en Etat indépendant croate,

y compris la Bosnie-Herzégovine ! On peut bel et bien conclure que le plan monstrueux d’éliminer

un tiers des Serbes en Etat indépendant croate a été réalisé.

63. Malheureusement, après la deuxième guerre mondiale, ceux qui étaient le plus

responsables pour ces crimes atroces n’ont pas été jugés et punis, tandis que les moins responsables

ont été exécutés (à moins qu’ils n’aient pas réu ssi à fuir aux pays qui offraient l’asile aux

malfaiteurs nazis). Pour cela, jusqu’à présent nous n’avons pas de données officielles uniformes

provenant des sources crédibles sur le nombre exact de victimes du génocide du régime de l’Etat

indépendant croate (des Oustachis, je crois que vous connaissez ce terme). Ainsi, l’on a des

données très variées et différentes dont se servent les groupes et les organisations nationalistes et

qui ont été présentées et commentées lors de leurs premières conférences en ex-Yougoslavie. - 30 -

64. Indépendamment du nombre de victimes, on a senti les atrocités des crimes d’Oustachis

également en Serbie. En effet la Serbie a, dur ant la période de l’occupation, accepté plusieurs

centaines de milliers de réfugiés. Je rappellerai ici l’existence du fameux camp de concentration

Jasenovac qui a été fondé sur la rive de la rivière Sava et qui était sans doute le camp de

concentration le plus monstrueux en Etat indépe ndant croate. Pendant quatreans de guerre les

eaux de la Sava étaient rouges de sang et les cad avres provenant de l’Etat indépendant croate

s’accumulaient sur les rivages et les îles de la Sava, jusqu’à sa confluence au Danube à Belgrade.

65. Ces crimes inouïs sont naturellement restés gravés dans la mémoire du peuple serbe en

Bosnie-Herzégovine et en Croatie. Cependant il ne faut pas oublier qu’après la deuxième guerre

mondiale commence la période de paix et que ce lle-ci a duré plus de quarante-cinq années.

L’impression générale est que la réconciliation a été conçue dans cette paix. Cette réconciliation ne

peut être expliquée par la «terreur révolutionnaire» du régime communiste. Je souligne ici qu’elle

était aussi motivée par le fait qu’un grand nombre de Croates et surtout de Musulmans ont participé

activement dans la guerre partisane organisée par le parti communiste contre les forces fascistes.

Les amitiés forgées pendant la guerre étaient soute nues par la politique internationaliste du régime

communiste. Ainsi les peuples voisins ont établi de bonnes relations. Cela a été surtout évident

chez les jeunes. De cette manière on peut exp liquer un grand nombre de mariages interethniques

en Bosnie-Herzégovine (30%). De plus, la tolé rance religieuse a été soutenue par la politique

générale du régime communiste athée. Tout simplement, les enfants des membres du parti

communiste n’ont pas été baptisés dans les institutions religieuses et, par conséquent, ils

grandissaient sans aucun sentiment d’appartenance à un groupe religieux.

66. Cependant, une fois que la crise économique a éclaté (en 1980, l’année où Tito est mort),

les conflits entre les unités fédérales en Yougoslavie commencent. Quelques mois après la mort de

Tito, en1981, la Yougoslavie entre en crise de de ttes: à cette époque la dette de la Yougoslavie

envers les créditeurs étrangers montait à 19,3 milliards de dollars (SusanL.Woodword, Balkan

Tragedy, The Brookings Institution, WashingtonD. C., 1995, p.28). L’appauvrissement

économique du pays a mis au premier plan les in térêts matériaux des individus, des communautés

locales et des unités fédérales (nations). Les conf lits entre les individus à propos de leur position

matérielle se transforment fac ilement, dans le milieu ethno-religie ux mixte, en conflits de nature - 31 -

politique et religieuse bien que cette base n’influe nce pas la position matérielle des individus.

Avec l’appauvrissement des citoyens, accompagné du chômage, du licenciement des ouvriers

(surtout des non qualifiés), certains critères d’ embauche et de licenciement des gens se

développent, des critères qui ne sont plus uni quement économiques mais liés à la parenté, la

religion et l’ethnie. Ainsi commence la division entre ceux qui sont in group et ceux qui sont out

group au sens sociologique. Les différences dans le développement des unités fédérales liaient la

position de l’individu à la position de la république qui était liée au critère ethno-national. Etant

donné que les systèmes politiques et constitutionnels ét aient conçus pour servir à établir l’équilibre

entre les unités fédérales confrontées seulement en présence d’un pouvoir de décideur et que seul

Tito possédait ce pouvoir (ce qui est naturel pour le système communiste), lorsque Tito est mort, le

pouvoir politique est mort aussi. Sans le pouvoir du maréchal Tito, le système communiste

yougoslave ne pouvait plus fonctionner.

Le système politique et constitutionnel de la Yougoslavie

67. Le système politique et constitutionnel qui était bâti de 1967-1971 sur la base de

plusieurs amendements sur la Constitution yougoslave est en fait le résultat de la pression politique

des forces centrifuges qui insistaient sur la décentralisation de l’Etat. Cependant, les amendements

n’ont pas effectué la décentralisation du processu s décisionnel central vers l’autogestion locale, à

travers les unités fédérales. Seule la fédération a été décentralisée, alors que les unités fédérales

sont restées centralisées selon le modèle de 1963. De plus, la façon dont la décentralisation a été

effectuée montre qu’elle a eu pour conséquen ce la création d’un système qui mena à la

désintégration de l’Etat et non à la décentralisation du pouvoir dans l’Etat.

68. Les amendements sur la Constitution de 1963, adoptés dans la période de 1967-1971 ont

transformé la Yougoslavie en confédération pure, dépourvue de tout instrument fonctionnel servant

à promouvoir l’intégration. Quels sont les arguments pour cette opinion ?

a) Le principe hiérarchique a été aboli si bien que le pouvoir fédéral ne pouvait pas implémenter

directement ses lois. Selon la théorie du droit constitutionnel, l’Etat incapable d’implémenter

ses lois sur son territoire n’est pas un Etat. Les pouvoirs des républiques sont toujours

accompagnés de leurs partis communistes, qui eux ne sont pas confédéralisés au niveau de la - 32 -

république. En effet, le parti communiste a été fédéralisé uniquement au niveau de la

Yougoslavie. Si une commune ne veut pas eff ectuer une loi de la république, il faut que le

comité du parti communiste responsable pour cette commune fasse la pression sur elle et même

que l’on change le président de la commune en question. De toute façon la loi doit être

imposée.

b) L’amendement XXXV a introduit le système d’unanimité dans le processus de la prise de

décisions au niveau du pouvoir fédéral. Cela concernait toutes les questions importantes de

l’économie et de la politique. L’unanimité (vet o) a indubitablement paralysé le processus de la

prise de décisions, car beaucoup de décisions ne pouvaient pas être prises à temps. Ne pas

prendre une décision est une décision aussi, et celle-ci a pu être imposée par l’un des

participants dans le processus de la prise de décisions. Tout cela a contribué à la création d’une

atmosphère dans laquelle l’intérêt individuel a pu re mplacer l’intérêt général. Il convient ici de

mentionner que l’unanimité n’existait pas dans les exemples historiques des confédérations.

c) Dans un tel système les unités fédérales s ont devenues souveraines dans les relations

économiques internationales si bien que chacune avait une balance des paiements dans le

commerce extérieur. Or, il est impossible d’av oir l’autonomie dans les relations économiques

internationales et en même temps le marché intérieur commun. Les différences dans le

développement des républiques en Yougoslavi e ont eu comme conséquence une forte

concurrence entre elles et comme il n’y avait pas de douanes, les républiques ont fermé de

manière clandestine leurs marchés pour les marchandises provenant des autres républiques.

L’interdépendance intérieure entre les unit és fédérales peut demander qu’une d’elles ne

produise que pour le marché intérieur (à titre d’exemple cela concernait la nourriture). Même si

elle accepte de le faire, elle restera sans devi ses étrangères et ne pourra donc pas répondre à ses

obligations financières internationales. Si elle exporte quand même ses produits, ceux-ci

n’existeront plus sur le marché intérieur. Cela se passait effectivement en Yougoslavie où une

unité exportait certains produits et l’autre devait les importer en même temps. Tout cela a

renforcé le processus de création des unités autarc hiques à l’intérieur de la Yougoslavie. Un

autre facteur est important dans ce processus: l es contrats internationaux n’ont pu être signés

sans que toutes les unités fédérales y soient complètement d’accord. Cependant, les contrats - 33 -

signés de cette manière ont été implémentés par les unités fédérales et non par le pouvoir

fédéral qui les avait signés formellement. Par conséquent, les liens entre les unités fédérales ont

été affaiblis, si bien qu’elles s’endettaient de ma nière incontrôlée et incontrôlable à l’étranger.

En somme, en Yougoslavie des années quatre-vi ngt, personne ne savait qui devait combien à

qui.

69. Après les amendements sur la Constitution de 1971 la Yougoslavie s’est mise sur la voie

de la désintégration d’Etat. Cela se passait dans tous les domaines de la vie sociale. Le marché a

été désintégré ainsi que le système énergétique, le système de transport et le système de

communication. De même, les vies politique, éducationnelle et culturelle ont été démembrées.

Enfin, le parti communiste, qui a été par défaut (c omme j’ai déjà indiqué) la force principale de

cohésion, a été désintégré. Je rappelle que, durant la vie de Tito, l’une des fonctions du parti

communiste était de résoudre les situations paradoxales en prenant des décisions que le

gouvernement d’Etat ne pouvait pas prendre. Lorsque le parti communiste a été désintégré, seule

l’armée nationale yougoslave rest ait comme une institution véritabl ement yougoslave. Ainsi la

Yougoslavie, en tant qu’Etat a été mise devant un péril énorme qui incluait des possibilités très

dangereuses de résoudre des conflits politiques. Aj outons que pour le commencement de la crise

politique en Yougoslavie, l’on peut prendre les reformes constitutionnelles de 1971.

Les facteurs économiques des conflits politiques

70. Le pouvoir politique dans les systèmes co mmunistes joue un rôle très important dans la

vie d’un individu et dans sa position sociale. C’est la conséquence du fait que l’Etat dispose de la

plus grande partie de la propriété sociale et décide directement comment cette propriété sera

distribuée. Ainsi l’éclatement de la crise écono mique provoque obligatoirement la crise politique

dans laquelle l’on s’oppose à ceux que l’on pr oclame coupable pour la crise économique, la

pauvreté et le chômage. Très souvent, l’admini stration politique incite l’opinion publique à se

tourner contre l’ennemi externe car de cette mani ère, elle (l’administration politique) nie sa propre

responsabilité pour l’appauvrissement économique.

71. Culpabiliser autrui en Yougoslavie signi fiait accuser une autre république dans la

Fédération prétendant qu’elle nuit à «notre dé veloppement». Etant donné qu’en Yougoslavie les - 34 -

unités fédérales étaient formées sur la base ethno-nationale, cela signifie que, effectivement, l’on

accusait et attaquait les nations en question. Vu que dans toutes les républiques (excepté en

Slovénie) les nations étaient entremêlées, les conf lits se produisaient aussi bien à l’intérieur des

unités fédérales. Etant donné que la Bosnie-Her zégovine était (et l’est encore aujourd’hui) une

république composée de trois nations, le conflit dans cette région se concentre sur elle-même. Bien

évidemment, les Serbes et les Croates cherchaient l’appui de leurs «frères et confrères» en Serbie et

Croatie.

72. Il suffit de lire la presse ou de suivre les émissions à la télévision de cette époque en

Serbie, Bosnie-Herzégovine et Croatie pour se rendre compte qu’il s’agissait bel et bien d’une

ouverture à la propagande de guerre. On y tro uve des analyses de «l’exploitation économique»

d’une nation par une autre. On y parle souve nt de l’agression politique encouragée par le

nationalisme. De plus, une nouvelle mythologie est née, la mythologie imprégnée de stéréotypes

nationalistes.

73. Les différences concernant le niveau du développement économ ique des républiques

n’étaient des conséquences d’un processus in tentionnel. Cependant les républiques

économiquement sous-développées trouvaient que ces différences étaient la conséquence de

l’égoïsme des républiques développ ées qui devaient leur offrir de l’aide économique. Disons ici

que l’existence de la Yougoslavie reposait pendant des années sur le soutien économique étranger.

Ces différences poussaient les républiques yougoslav es développées vers la sécession. Cependant

les tendances sécessionnistes ont d’autres conséquences : en premier lieu, c’est la révolte contre la

sécession sentie chez les communautés ethno-national es qui ne voulaient pas se séparer de leurs

républiques-mères. C’était le cas des Serbes en Croatie ainsi que des Serbes et des Croates en

Bosnie-Herzégovine.

74. La situation économique s’aggravait c onstamment pendant les années quatre-vingt.

Conformément à Susan Woodword

«By 1985-86 the preconditions of a revoluti onary situation were apparent. One
million people were officially registered as unemployed. The increasing rate of

unemployment were above 20 % in all re publics except Slovenia and Croatia.
Inflation was at 50 % a year and climbing… Allocation decisions increasingly
became stark questions of survival… Economic polarization led to social
polarization.» (S.L. Woodword, op. cit., p. 73.) - 35 -

75. Aujourd’hui la situation économique est indubitablement pire dans toutes les anciennes

républiques de l’ex-Yougoslavie qu’elle ne l’était da ns les années quatre-vingt (à l’exception de la

Slovénie). A titre d’exemple, seulement en Serb ie il y a maintenant un million de chômeurs.

Toutefois, les tensions politiques sont certainement affaiblies et l’on peut donc s’attendre plutôt au

déclenchement du processus de réconciliation qu’a ux nouveaux conflits et guerres. La crise

économique des années quatre-vingt a tracé les bases du conflit des élites politiques des

républiques yougoslaves, de la forte inquiétude et du malaise parmi les couches sociales les plus

basses.

76. Après la deuxième guerre mondiale, la Y ougoslavie a subi le procès très rapide de

l’urbanisation si bien qu’en 1945 il y avait 73 % de population paysanne, alors qu’au moment du

commencement de la crise économique ce nombre a ét é réduit à 19,9 %. Les ouvriers industriels

provenaient en grande majorité de la campagne. L’Etat consid érait donc que le licenciement des

ouvriers est la seule manière de les sauver socialement, car ils pouvaient retourner à la campagne et

y travailler pour la vie. Cependant dans les républiques à diversité ethnique il y avait un grand

nombre de régions sans aucune condition pour l’ agriculture. Ainsi, en Croatie, les régions

sous-développées et défavorables pour l’agriculture étaient en majorit é peuplées par les Serbes

(Krajina) si bien que leur retour dans ces régions passives augmentait leur pauvreté. Cette pauvreté

a causé leur réaction nationaliste et politique. Ai nsi le conflit politique a touché les couches les

plus basses de la population dans cette partie de la Croatie.

77. La situation politique s’aggravait et le gouvernement fédéral ne pouvait prendre de

décisions dans un tel système politique. La résolution des problèmes économiques a été allouée

aux républiques car chacune d’entre elles ava it des positions et perceptions différentes des

méthodes de résolution des problèmes liés à la crise. Il est compréhensible que les républiques les

plus développées (la Slovénie, la Croatie et la Se rbie sans Kosovo) aient eu des intérêts politiques

différents et des buts politiques opposés. Les buts po litiques de la Croatie et la Slovénie étaient

orientés vers la sécession, tandis que le but politique de la Serbie était la restructuration du système

politique et constitutionnel de la Yougoslavie à travers sa transformation en fédération. Ce but

politique de la Serbie a été avant tout motivé par le fait que la sécession de la Bosnie et de la

Croatie aurait la conséquence suivante : plus de deux millions de Serbes en dehors de la Serbie. Ce - 36 -

problème n’a pas été tout simplement lié à l’idée nationaliste «une nation dans un Etat» mais il se

reposait aussi sur la peur (renforcée par les év énements de la deuxième guerre mondiale) des

réfugiés qui allaient submerger la Serbie. L’on s’attendait à un grand nombre de réfugiés non

seulement à cause de l’atmosphère d’intolérance envers les Serbes en Croatie et en

Bosnie-Herzégovine, mais aussi à cause du grand av antage économique qu’ils auraient en Serbie

par rapport aux régions de la Croatie et la Bosnie-Herzégovine où les Serbes vivaient.

78. Le fait que les républiques yougoslaves ont décidé de résoudre de façon autonome leurs

problèmes économiques a initié la résolution politique de ces problèmes. Ainsi, le nationalisme

économiques’est infiltré dans la rhétorique nati onaliste qui en ce temps-là dominait les médias

dans toutes les républiques. Cette rhétorique re nforçait la participation des forces nationalistes

dans la vie politique.

Les facteurs internationaux des conflits politiques

79. Susan Woodword écrivait «In fact, however the Yugoslav conflict is inseparable from

international change and interdependence and it is not confined to the Balkans but is part of a more

widespread phenomenon of political disintegration.» (S.L. Woodword, op. cit., p. 3.)

80. La Yougoslavie a eu pendant quarante an s une position particulière dans les relations

internationales puisque, étant sortie de la dépe ndance soviétique en 1948, elle avait pris une

position neutre entre les deux blocs. C’est ainsi qu’e lle a joué un rôle de zone de tampon dans la

constellation géostratégique entre les deux blocs. Cette position lui perme ttait d’avoir la position

privilégiée et le statut spécial qui était soutenu par les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest. L’Union

soviétique s’y est pliée au prix de la détérior ation ou l’amélioration des relations vis-à-vis des

deuxcôtés. Le rôle de la Yougoslavie dans le mouvement des non-alignés lui permettait de jouir

d’un très grand soutien du tiers monde, ce qui tout en semble contribuait à sa sécurité internationale

et à son développement intérieur.

81. Avec la fin de la guerre froide et la désintégration du communisme en Europe, la position

spéciale de la Yougoslavie a changé. Elle a co mmencé à perdre le soutien de grandes puissances

mondiales qui n’étaient plus intéressées à la Y ougoslavie en tant que zone de tampon entre les

deuxblocs ni à sa politique de non-alignement, car la possibilité même de se ranger dans l’un ou - 37 -

l’autre bloc n’existait plus. En effet, il n’y ava it plus de confrontation entre les deux blocs. La

création de la Yougoslavie en 1918 était dans l’intérêt des puissances d’entente, son existence entre

1950et1990 était dans l’intérêt des deux blocs ma is, une fois que ceux-ci étaient disparus, les

intérêts des grandes puissances se sont réduits à un pragmatisme pur: si la Yougoslavie veut

survivre c’est son affaire intérieure. Tout ce qui comptait pour les facteurs principaux dans les

relations internationales était que son existence ou son démembrement ne menace pas la paix en

Europe du Sud-Est et ailleurs . Depuis toujours les grandes puissances ne craignaient les guerres

locales que dans le cas où elles pourraient y être impliquées et menacées.

82. La Yougoslavie avait une position spécial e dans la Communauté européenne car elle

avait depuis 1970 un contrat commercial avec celle-c i. Je souligne que ce contrat datait de 1970,

ce qui est vingt ans avant que les pays de l’Europe de l’Est ⎯ qui sont maintenant des membres de

l’Union européenne ⎯ aient signé un contrat de ce type. Après la chute du mur de Berlin la

Communauté européenne a perdu l’intérêt politique et économique pour la Yougoslavie.

83. Pendant la période de la crise politique et économique de la Yougoslavie le Fonds

monétaire international a été le plus engagé dans la résolution des problèmes économiques et

politique en Yougoslavie. Au début de 1987, le parti communiste yougoslave a proposé au

parlement fédéral cent trente amendements sur quatrecentsixarticles de la Constitution

yougoslave qui datait de1974. La détérioration de la situation économique de notre pays était

accentuée par le grand déficit dans le commerce extérieur. La proposition du gouvernement fédéral

visant à la réalisation des réformes afin de prévenir la banqueroute du pays s’est heurtée à la

réaction négative de la délégation sl ovène et croate dans le parlemen t fédéral. Ainsi les réformes

n’ont même pas pu être entamées.

84. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale proposaient alors les réformes

radicales du système politique et économique en Yougoslavie. Plus précisément, ces

deuxinstitutions monétaires internationales ont c onditionné l’octroi de nou veaux crédits par les

réformes constitutionnelles devant renforcer le pouvoi r fédéral et introduire la règle de majorité

dans la prise des décisions dans la Banque na tionale yougoslave. Elles considéraient que ces

changements pourraient établir la discipline monétaire et initier le paiement des dettes

(S.L. Woodword, op. cit., p. 82). - 38 -

85. Le gouvernement fédéral, prenant en consid ération les avis cités ci-dessus, a soumis une

proposition au parlement fédéral. Cette proposition contenait la liste de régulations portant sur le

rôle du parti communiste dans le processus de la pr ise des décisions au niveau fédéral. Cependant,

cette même année 1987, deux au tres propositions liées aux cha ngements constitutionnels ont

été soumises au parlement : la proposition slovène portant sur la transformation de la Yougoslavie

en confédération et la proposition serbe (soutenue par quelques autres républiques) portant sur la

structuration fédéraliste de la Yougoslavie.

86. Les négociations à l’intérieur du parlement fédéral ont eu un seul but: ne pas aboutir à

un accord puisque ce dernier ne pourrait être obten u que par unanimité. Ainsi en l’absence du

soutien des facteurs internationaux, la dési ntégration de la Yougoslavie a commencé. La

confédéralisation du parti communiste a également attribué au processus de la désintégration car la

prise des décisions a été transférée aux organes du parti au niveau des républiques. En même

temps, en Slovénie et en Croa tie, l’armée nationale yougoslave commence à être attaquée.

L’armée nationale yougoslave était le plus gra nd bénéficiaire du budget fédéral et la seule

institution réellement yougoslave qui servait à défendr e le pays. Vers la fin de 1987 la délégation

slovène et une partie de la délégation croate ont quitté le parlement fédéral car ils ne voulaient plus

contribuer au budget fédéral. L’armée nationale yougoslave a été abandonnée aux républiques non

développées et à la Serbie qui devait la financer. Les conflits politiques naissants étaient mis ainsi

dans une voie périlleuse, celle des conflits militaires.

L’augmentation des conflits politiques

87. L’augmentation des conflits politiques dans cette situation ⎯et c’est contradictoire ⎯

s’exprime par la création des partis politiques dans le processus «de la démocratisation» qui a été

une conséquence de la disparition du communisme dans l’Europe de l’Est. En effet, en Croatie et

Bosnie-Herzégovine les partis politiques se formen t sur la base ethno-nationale ce qui démontre

que les relations interethniques sont le facteur le plus important dans la confrontation des partis

politiques. Etant donné que les relations politiqu es sont basées sur les différences religieuses et

ethniques et non sur la confrontation des idées po litiques et des programmes pour l’organisation de

l’Etat, les intérêts des groupes ethno-nationaux sont devenus les moteurs des relations politiques. - 39 -

88. Le groupement politique sur la base ethno- nationale a pour conséquence la stratification

horizontale de la société puisque les communautés ethno-nationales se regroupent territorialement

et se délimitent. C’était le moment du groupement territorial des communautés ethno-nationales en

Croatie et en Bosnie-Herzégovine, ce qui a refoulé des problèmes socio-économiques. La pauvreté

a été compensée par un sentiment d’appartenance à son groupe et à son territoire.

89. La territorialisation politique peut produi re les processus de la collaboration et les

processus des conflits entre nations divisées territorialement. Cependant si cela se produit à

l’intérieur d’un Etat, alors ce processus est la conséquence des conflits car si la collaboration

existait il n’y aurait pas de territorialisation ethno- nationale. La territorialisation politique sur la

base ethno-nationale s’est limitée à 25% du territoire de la République croate même si 50% de

Serbes en Croatie vivaient dans des ville croates. Ces Serbes qui habitaient en villes en Croatie

préféraient émigrer en Serbie que d’émigre r sur les territoires économiquement pauvres,

politiquement contrôlés par les Serbes en Croatie.

90. En Bosnie-Herzégovine, la situation éta it différente car l’on ne pouvait pas délimiter des

territoires peuplés de façon homogène par un groupe ethno-national. Les peuples en

Bosnie-Herzégovine étaient mélangés partout dans l es villes (Sarajevo et les autres villes). Dans

des régions rurales la territorialisation ethno-nati onale a été possible dans le cadre des villages

ethniquement relativement purs. Ce regroupement des villages sur la base ethno-nationale est très

clair lorsque l’on analyse les opérations de guerre de 1992-1995.

91. Ce sont les élections démocratiques qui ont rendu inévitable le conflit militaire. C’est

paradoxal mais ça me semble vrai. Cela serait para doxal si l’on négligeait le fait que les partis

ethno-nationaux avaient le rôle principal dans ces élections. Ainsi, il s’agissait plutôt de

référendums nationaux que d’électi ons démocratiques. De plus, la crise politique a eu pour

conséquence l’approche nationaliste dans l’explication de la crise. C’est bien cela qui a fait que ces

élections ont été remportées par les leaders des partis nationalistes en Croatie, en

Bosnie-Herzégovine et en Serbie. Ainsi, les républ iques ont choisi leurs chefs de guerre si bien

qu’on attendait le moment de se parer de couleurs de guerre et que la Yougoslavie tombe dans le

gouffre de la guerre interethnique. - 40 -

92. La confrontation ethno-nationale était la conséquence des différences dans les buts des

partis nationalistes. Les partis nationalistes en Croatie avaient comme but l’indépendance de la

Croatie. Le nationalisme des Serbes en Serbie et des Serbes en Croatie et en Bosnie consistait en

une volonté de maintenir la Yougoslavie. Les Se rbes gardaient dans leur conscience nationale

⎯ ils ont raison ou pas ⎯ l’idée qu’ils ont créé la Yougoslavie et qu’ils se sont beaucoup sacrifiés

pour elle pendant les deux guerres mondiales et qu’ils doivent ainsi la protéger. Les Croates en

Bosnie-Herzégovine ont été intégrés dans des part is nationalistes croates, ce qui reflétait leur

identité, l’appartenance à la nation croate et leur droit d’être intégrés à l’Etat croate.

93. Les Serbes de Bosnie-Herzégovine avaient une double identité. Ils étaient Serbes et donc

ils étaient pour le maintien de la Yougoslavie. Si les autres n’y consentent pas, les Serbes

choisiraient d’intégrer leurs territoires à la Serbie, tout en gardant une certaine autonomie fédérale.

94. Une fois les conflits militaires éclatés, Milo sevic pouvait voir clairement qu’il n’avait de

soutien majoritaire du peuple en Serbie ni pour maintenir son pouvoir, ni pour sa politique de

guerre dont les buts étaient mythologiques.

95. Il est intéressant que, malgré une vraie explosion des idées nationalistes, les partis qui ont

pris le pouvoir n’aient pas obtenu la majorité absolu e de votes en Serbie et en Croatie en 1990. Le

parti de FranjoTudjman, la communauté démocr atique croate (HDZ), a eu 47,5% des votes en

Croatie aux élections en avril1990. En Serbie, le parti socialiste de Milosevic (SPS) qui était en

fait le parti communiste transformé a eu 42,5 % d es votes. Malgré les vols de votes dont ils étaient

victimes, les partis de l’opposition, et malgré leur faiblesse financière, ces partis ont obtenu en

Serbie 57,5 % de votes. Cependant les systèmes élect oraux en Serbie et en Croatie ont permis que

la communauté démocratique croate au Parlement cr oate et le parti socialiste au Parlement serbe

prennent deux tiers de sièges dans l’Assemblée nationale.

96. Les premières élections démocratiques or ganisées dans la République socialiste de

Bosnie-Herzégovine ont eu lieu les 18 et 19 novembre 1990. Les résultats ont été publiés au

o
Journal officiel de Bosnie-Herzégovine n 42/1190 du 19 décembre 1990. La répartition des sièges

au sein du Parlement était la suivante: quatre-vi ngt-six sièges au parti SDA (le parti musulman),

soixante-douze au parti SDS (le parti serbe) et quarante-quatre au parti HDZ (le parti croate). Cette

répartition était conforme à la structure nationale de la population. Les trois partis nationaux - 41 -

assuraient deuxcentdeux sièges sur un total de deuxcentquarante sièges au Parlement de

Bosnie-Herzégovine.

97. Les buts politiques des Serbes en Bosnie-H erzégovine peuvent être réduits à deux buts

fondamentaux: le maintien de la Bosnie-Her zégovine ethniquement fé déralisée dans la

Yougoslavie ou bien, si les Musulmans et les Croa tes s’y opposent, l’intégration des territoires

peuplés par les Serbes à la Serbie. Dans ce dernie r cas la Bosnie-Herzégovine n’existerait plus en

tant que telle car les Croates envisageaient d’intégrer les territoires peuplés majoritairement par eux

à la Croatie. C’était d’ailleurs le sujet des négoc iations entre Milosevic et Tudjman, le leader

croate, et des discussions au sommet du pouvoir en Croatie. Le président croate Franjo Tudjman a,

en discutant avec les représentants du parti HDZ de Bosnie-Herzégovine (le 27décembre1991 à

Zagreb), dit :

«Il ne faut pas considérer la Bo snie-Herzégovine comme quelque chose
d’éternel. La survie de la Bosnie-Herzégovine comme un Etat autonome et souverain,
même si elle était possible, allait à l’encont re des intérêts du peuple croate. Elle rend
impossible la réalisation territoriale normale de l’Etat croate et met en danger

l’existence du peuple croate en Bosnie -Herzégovine.» (Les sténogrammes sur la
division de la Bosnie, op. cit., 75.)

98. Les négociations entre Milosevic et Tudjman, qui ont eu lieu à Karadjordjevo ⎯ c’est un

«resort» de chasse préféré par Tito ⎯ en1991 et qui portaient sur la division de la

Bosnie-Herzégovine, ont clairement démontré que les Serbes et les Croates prétendaient aux parties

des territoires de la Bosnie-Herzégovine qu’ils voul aient intégrer à la Serbie ou à la Croatie, ce qui

est la raison pour laquelle les Serbes et les Croa tes ont essayé d’occuper ces territoires par la force

militaire.

99. Quelle était la relation des Musulmans vis-à-vis de la Bosnie-Herzégovine et son

organisation politique étant donné sa structure mul tiethnique? L’on ne peut trouver chez les

Musulmans dans leur histoire les projets nationaux pa rlant de l’avenir de leur Etat. Jusqu’en 1875

les Musulmans vivaient comme les sujets privilégiés de l’Empire ottoman. Leur intérêt était la

survie de cet empire et de sa domination en Bosnie-Herzégovine. Cependant, après l’occupation de

la Bosnie-Herzégovine par la monarchie austro- hongroise en 1878, les Musulmans ont accepté la

domination austro-hongroise en s’y opposant parfois, mais en y collaborant aussi. Une fois que la

Bosnie-Herzégovine est devenue partie du Royaume yougoslave (1918), les Musulmans - 42 -

collaboraient avec l’élite politique serbe si bien qu’ ils n’avaient pas de projet antagoniste contre la

Yougoslavie. J’ajoute qu’après la deuxième guerre mondiale, malgré le fait qu’une partie du

peuple musulman collaborait avec le régime oust achi, en pouvoir en Bosnie-Herzégovine pendant

la deuxième guerre mondiale, les Musulmans ayant pa rticipé à la lutte contre le fascisme étaient

récompensés par les hautes fonctions au sein du parti communiste et du gouvernement.

100. Cependant, avec l’éclatement de la crise de 1967-1971 et les changements de la

Constitution en 1963 (qui ont reconnu aux Musulm ans le statut de la sixième nation en

Yougoslavie), le comportement politique des é lites musulmanes s’est transformé. En 1970,

AlijaIzetbegovic a publié, avec ses confrères et collaborateurs la Déclaration islamique dans

laquelle il précise les buts politiques des Musulm ans en Bosnie-Herzégovine. Dans cette

déclaration Alija Izetbegovic a écrit :

«La première et la plus importante de ces conclusions est sans doute celle de
l’incompatibilité de l’islam et des systèmes non islamiques. Il ne peut avoir de paix
ou de coexistence entre «la foi islamique» et les institutions sociales et politiques «non
islamiques»… Revendiquant pour lui-même le droit de régir son propre univers

l’islam exclut clairement sur son territoire tout droit et toute possibilité d’action pour
toute idéologie étrangère.» (Exceptions préliminaires, p.14, par 1.6.5.)

101. Le groupe dirigé par Alija Izetbegovic a été condamné dans la Yougoslavie titiste à une

peine de prison de plusieurs années. Le texte d’Alija Izetbegovic par lui-même, ne devrait pas être

dans un Etat démocratique condamné juridiquement . Le fait que cette condamnation a eu lieu,

révèle ce qu’on considérait comme dangereux pour la société en Yougoslavie. Alija Izetbegovic a

été élu, au moment de l’éclatement de la crise multiethnique en Yougoslavie (dans les

annéesquatre-vingt-dix), président du parti politiq ue musulman (SDA) et en tant que tel le

président de Bosnie-Herzégovine lors des premiè res élections «démocratiques». Bien entendu,

M.Izetbegovic a pu réviser ses positions sur l’orga nisation multiethnique et multireligieuse de la

Bosnie-Herzégovine. Toutefois, il pouvait égal ement bel et bien retourner à ses positions

exprimées dans la Déclaration islamique. Cepe ndant, il est certain que son passé a profondément

troublé les Serbes en Bosnie. Même si ce n’était pas le cas, ceux qui voulaient répandre la haine

ethnique avaient dans la Déclaration islamique une excellente base pour leur propagande.

102. Dans le programme po litique de son parti, M.Izetbegovic a insisté sur une

Bosnie-Herzégovine souveraine et intégrale, sans aucune régionalisation ou fédéralisation - 43 -

interethnique. Tout cela rendait difficile la solu tion pacifique des conflits en Bosnie-Herzégovine.

M. Izetbegovic insistait tellement sur sa concep tion d’une Bosnie-Herzégovine souveraine, qu’il a

déclaré lors d’une session du parlement (27 févrie r 1991) que: «Je sacrifierais la paix pour la

souveraineté de la Bosnie-Herzégovi ne mais je ne sacrifierais pa s sa souveraineté pour la paix.»

Ces propos ont aggravé les relations entre les groupes nationaux en Bosn ie-Herzégovine puisque

chacun d’eux avait des projets différents (exceptions préliminaires, p. 22, par. 1.8.8).

103. Madame le président, Messieurs les jug es, je trouve que jusqu’à présent je vous ai

exposé une image synthétique assez claire de l’évol ution de la crise yougoslave qui a provoqué les

conflits militaires. Cette image n’est certainemen t pas complète car un livre pourrait être écrit sur

chaque élément de cette synthèse (d’ailleurs, beau coup de livres ont déjà été publiés sur ce sujet).

J’ai essayé de vous présenter en grandes lignes et d’une manière objective le développement de la

crise qui a mené aux événements tragiques en Yougoslavie des années quatre-vingt-dix.

104. La «guerre» en Slovénie a été l’avant- propos alors que la guerre en Croatie était

l’introduction aux tragédies de la guerre en Bo snie-Herzégovine. Avec les premiers conflits

militaires en Croatie vers la fin de mars 1991 à P litvice et vers le début de mai à Borovo selo près

de Vukovar, les forces prêtes à recourir aux armes se sont dévoilées. D’un côté, la police croate, de

l’autre côté, les Serbes révoltés. Dans un cas comme dans l’autre, l’armée nationale yougoslave

(JNA), étant une force armée légitime, a pris le rôle de séparateur des forces opposées. Cet état n’a

pas duré longtemps car la JNA s’est transformée en armée serbe. La troisième partie de cet exposé

va montrer comment cette transformation était effectuée.

105. L’Europe et le monde ont été divisés au début de ce conflit : l’Allemagne, l’Autriche, le

Danemark et l’Italie soutenaient la Slovénie et la Croatie dans leur intention de se séparer de la

Yougoslavie. Les Etats-Unis, la France, la Gr ande-Bretagne, l’Espagne, la Grèce étaient, au

départ, favorables au maintien de l’intégrité de la Yougoslavie. La Communauté européenne a

exprimé, dans sa déclaration du 26mars1991 s on inquiétude à cause du développement de la

situation en Yougoslavie, en lançant un appel à tout es les parties en les invitant à s’abstenir du

recours à la force : «La Yougoslavie unie et démocr atique a les plus grandes chances de s’intégrer

de manière harmonieuse à la nouvelle Europe.» (J.P. Maury, La Constitution européenne , PUF,

Paris 1996, p.250.) Les hauts fonctionnaires de la Communauté européenne, MM.Delors et - 44 -

Santer, ont rendu visite à Belgrade les 29 et 30mai1991 en exprimant leur volonté pour le

maintien de l’intégrité de la Yougoslavie. Ils ont proposé à la Yougoslavie, si elle restait unie, la

signature de l’accord sur l’association. De plus, M.Delors a promis, au nom de la Communauté

européenne, un don de 4,5milliards de dollars de vant être utilisé pour les réformes politiques, la

démocratisation et le développement de l’économie du marché à condition qu’en Yougoslavie soit

introduite la centralisation financière (S.L. Woodword, op. cit., p. 160). Juste quelques jours avant

l’inauguration de l’indépendance politique de la Slovénie, le secrétai re d’Etat américain a séjourné

à Belgrade. A cette occasion il a s ouligné son soutien à la survie de la Yougoslavie. Il a déclaré

que les Etats-Unis n’allaient pas reconnaître la Slovénie et la Croatie si celles-ci se séparaient de

manière unilatérale puisqu’un tel act e serait illégitime (S.L. Woodword, op. cit. , p. 161).

Cependant il a insisté sur le fait qu’aucune modificat ion des frontières ne peut être effectuée par la

force car, en cas de l’utilisation de la force, les Etats-Unis pourraient revoir leur position

concernant la non-reconnaissance de toute sécession unilatérale.

106. Le recours à la force en Slovénie de la part de l’armée nationale yougoslave provoqué

par la sécession unilatérale le 25juin1991 a dé libérément échoué. Cepend ant la survie de la

Yougoslavie a été mise en cause. Le retrait de l’Armée nationale yougosla ve de la Slovénie,

effectué après un accord, en mi-juillet de la même année, signifiait la reconnaissance factuelle de la

sécession de la Slovénie.

107. En même temps, la sécession de la Croa tie a contribué à l’aggravation du conflit

politique, et surtout dans les régions de la Croatie où les Serbes révoltés étaient déterminés à rester

en Yougoslavie. La Communauté européenne a c ontesté la légitimité du recours à la force en

Croatie. Cependant l’Armée nati onale yougoslave était encore une force militaire légitime en

Yougoslavie, dont la Croatie fais ait toujours partie. Toutefois, la Communauté européenne a

insisté pour qu’une commission (la commission Ba dinter) prépare un rapport. Elle a insisté

également sur l’introduction de nouvelles sanctions si les conflits militaires ne s’arrêtaient pas

avant le premier septembre 1991. Les première s sanctions contre le Gouvernement fédéral

yougoslave ont été introduites le 5 juillet 1991 : l’aide économique (qui devait monter à un milliard

de dollars) a été arrêtée et un embargo sur l’im portation des armes a été imposé à la Yougoslavie

(S.L. Woodword, op. cit. , p. 161). En même temps, la Communauté européenne a décidé - 45 -

d’organiser une conférence sur la Yougoslavie en vue de résoudre de manière pacifique les conflits.

Elle a aussi instauré la commission d’arbitrage di rigée par M. Badinter qui devait formuler un avis

juridique sur la situation en Yougoslavie.

108. La conférence sur la Yougoslavie a eu lieu en septembre1991 à LaHaye sous la

présidence de lord Carrington. Lors de cette réunion la création d’une conférence permanente a été

proposée. Cette conférence devait trouver des solutions pour sortir de la guerre. A partir de ce

moment-là et jusqu’à décembre1991, la particip ation de la Communauté européenne à la crise

yougoslave s’était réduite à la mission diplomatique de lord Carrington.

109. Après plusieurs tentatives d’arrêter les conflits militaires en Croatie, qui avaient échoué,

le Conseil de sécurité des Nations Unies, à l’initia tive de la Hongrie, du Canada et de l’Autriche, a

décidé d’aborder la question de la crise en Yougoslavie. Le Conseil de sécurité lors de la réunion

du 25septembre1991 a adopté, en application du chapitre7 de la Charte des NationsUnies, la

résolution713 dans laquelle il a qualifié les c onflits en Yougoslavie comme «une menace directe

contre la paix et la sécurité in ternationales». La résolution a in troduit l’embargo sur l’importation

des armes en Yougoslavie. Le Conseil de sé curité a autorisé M.Cyrus Vance, diplomate

américain, à entamer les négociations afin d’arrête r les conflits. Les NationsUnies ont décidé de

former les forces de paix (UNPROFOR) destinées à séparer les côtés opposés.

110. Etant donné que les frontières intérieur es entre les unités fédérales de la Yougoslavie

étaient reconnues comme internationales, il fa llait maintenant reconnaître les nouveaux Etats pour

que la Yougoslavie disparaisse. En même temp s, la Communauté européenne a décidé de

reconnaître les Etats sécessionnistes. Cette reconnaissance devait être faite au plus tard avant la fin

janvier 1992. La reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie n’a pas contribué à l’éclatement de

la guerre dans ces républiques. Cependant cette reconnaissance a pu être conditionnée par les

négociations sur les frontières. Le président français M.François Mitterrand a proposé le

14juillet1991 une révision des frontières des répub liques yougoslaves en indiquant que c’est le

prix qu’elles doivent payer pour leur sécession. Un an plus tard, M.Mitterrand a exprimé ses

regrets parce que sa proposition n’avait pas été acceptée (J. P. Maury, op. cit., p. 255). - 46 -

111. La reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie n’a pas provoqué la guerre, mais elle a

largement contribué à l’éclatement de la guerre en Bosnie-Herzégovine après la reconnaissance de

la Bosnie-Herzégovine.

112. Madame le président et Messieurs les j uges, je suis d’avis que l’on peut tirer les

conclusions suivantes de mon exposé :

a) on ne peut trouver dans l’histoire des causes des conflits militaires en Bosnie-Herzégovine;

b) la haine interethnique n’a pas été la cause des conflits;

c) l’histoire serbe n’a jamais connu de politique ou de projet d’extermination des non-Serbes;

d) aucun projet ou politique de délimitation ethnique à travers l’expulsion des populations sur la

base ethnique n’a jamais existé;

e) le conflit a éclaté à cause de la crise politiq ue et économique grave qui avait provoqué

l’éclatement de la Yougoslavie;

f) la désintégration de la Yougoslavie a eu pour conséquence les buts politiques liés à l’occupation

de «ses propres» territoires ethniques;

g) la guerre en Yougoslavie était une guerre pour les territoires.

Merci, Madame le président.

The PRESIDENT: Thank you, Professor Stojanovi ć. The Court will now rise and will sit

again at 10 o’clock tomorrow morning.

The Court rose at 5.55 p. m.

___________

Document Long Title

Audience publique tenue le jeudi 9 mars 2006, à 15 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de Mme Higgins, président

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