C 4/CR 91/31
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LA HAYE THE HAGUE
YEAR 1991
Public sitting of the Chamber
held on Tuesday 28 May 1991, at 10 a.m., at the Peace Palace,
Judge Sette-Camara, President of the Chamber, presiding
in the case concerning the Land, Island and Maritime Frontier Dispute
(El Salvador/Honduras: Nicaragua intervening)
VERBATIM RECORD
ANNEE l991
Audience publique de la Chambre
tenue le mardi 28 mai 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de M. Sette-Camara, président de la Chambre
en l'affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime
(El Salvador/Honduras; Nicaragua (intervenant))
COMPTE RENDU
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Present:
Judge Sette-Camara, President of the Chamber
Judges Sir Robert Jennings, President of the Court
Oda, Vice-President of the Court
Judges ad hoc Valticos
Torres Bernárdez
Registrar Valencia-Ospina
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Présents :
M. Sette-Camara, président de la Chambre
Sir Robert Jennings, Président de la Cour
M. Oda, Vice-Président de la Cour, juges
M. Valticos
M. Torres Bernárdez, juges ad hoc
M. Valencia-Ospina, Greffier
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The Government of El Salvador is represented by:
Dr. Alfredo Martínez Moreno,
as Agent and Counsel;
H. E. Mr. Roberto Arturo Castrillo, Ambassador,
as Co-Agent;
and
H. E. Dr. José Manuel Pacas Castro, Minister for Foreign Relations,
as Counsel and Advocate.
Lic. Berta Celina Quinteros, Director General of the Boundaries'
Office,
as Counsel;
Assisted by
Prof. Dr. Eduardo Jiménez de Aréchaga, Professor of Public
International Law at the University of Uruguay, former Judge and
President of the International Court of Justice; former President
and Member of the International Law Commission,
Mr. Keith Highet, Adjunct Professor of International Law at The
Fletcher School of Law and Diplomacy and Member of the Bars of
New York and the District of Columbia,
Mr. Elihu Lauterpacht C.B.E., Q.C., Director of the Research Centre
for International Law, University of Cambridge, Fellow of Trinity
College, Cambridge,
Prof. Prosper Weil, Professor Emeritus at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Dr. Francisco Roberto Lima, Professor of Constitutional and
Administrative Law; former Vice-President of the Republic and
former Ambassador to the United States of America.
Dr. David Escobar Galindo, Professor of Law, Vice-Rector of the
University "Dr. José Matías Delgado" (El Salvador)
as Counsel and Advocates;
and
Dr. Francisco José Chavarría,
Lic. Santiago Elías Castro,
Lic. Solange Langer,
Lic. Ana María de Martínez,
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Le Gouvernement d'El Salavador est représenté par :
S. Exc. M. Alfredo Martínez Moreno
comme agent et conseil;
S. Exc. M. Roberto Arturo Castrillo, Ambassadeur,
comme coagent;
S. Exc. M. José Manuel Pacas Castro, ministre des affaires
étrangères,
comme conseil et avocat;
Mme Berta Celina Quinteros, directeur général du Bureau des
frontières,
comme conseil;
assistés de :
M. Eduardo Jiménez de Aréchaga, professeur de droit international
public à l'Université de l'Uruguay, ancien juge et ancien
Président de la Cour internationale de Justice; ancien président
et ancien membre de la Commission du droit international,
M. Keith Highet, professeur adjoint de droit international à la
Fletcher School de droit et diplomatie et membre des barreaux de
New York et du District de Columbia,
M. Elihu Lauterpacht, C.B.E., Q.C., directeur du centre de recherche
en droit international, Université de Cambridge, Fellow de Trinity
College, Cambridge,
M. Prosper Weil, professeur émérite à l'Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
M. Francisco Roberto Lima, professeur de droit constitutionnel et
administratif; ancien vice-président de la République et ancien
ambassadeur aux Etats-Unis d'Amérique,
M. David Escobar Galindo, professeur de droit, vice-recteur de
l'Université "Dr. José Matías Delgado" (El Salvador),
comme conseils et avocats;
ainsi que :
M. Francisco José Chavarría,
M. Santiago Elías Castro,
Mme Solange Langer,
Mme Ana María de Martínez,
- 6 -
Mr. Anthony J. Oakley,
Lic. Ana Elizabeth Villata,
as Counsellors.
The Government of Honduras is represented by:
H.E. Mr. R. Valladares Soto, Ambassador of Honduras to the
Netherlands,
as Agent;
H.E. Mr. Pedro Pineda Madrid, Chairman of the Sovereignty and
Frontier Commission,
as Co-Agent;
Mr. Daniel Bardonnet, Professor at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Mr. Derek W. Bowett, Whewell Professor of International Law,
University of Cambridge,
Mr. René-Jean Dupuy, Professor at the Collège de France,
Mr. Pierre-Marie Dupuy, Professor at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Mr. Julio González Campos, Professor of International Law,
Universidad Autónoma de Madrid,
Mr. Luis Ignacio Sánchez Rodríguez, Professor of International Law,
Universidad Complutense de Madrid,
Mr. Alejandro Nieto, Professor of Public Law, Universidad
Complutense de Madrid,
Mr. Paul De Visscher, Professor Emeritus at the Université de
Louvain,
as Advocates and Counsel;
H.E. Mr. Max Velásquez, Ambassador of Honduras to the United Kingdom,
Mr. Arnulfo Pineda López, Secretary-General of the Sovereignty and
Frontier Commission,
Mr. Arias de Saavedra y Muguelar, Minister, Embassy of Honduras to
the Netherlands,
Mr. Gerardo Martínez Blanco, Director of Documentation, Sovereignty
and Frontier Commission,
Mrs. Salomé Castellanos, Minister-Counsellor, Embassy of Honduras to
the Netherlands,
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M. Anthony J. Oakley,
Mme Ana Elizabeth Villata,
comme conseillers.
Le Gouvernement du Honduras est représenté par :
S. Exc. M. R. Valladares Soto, ambassadeur du Honduras à La Haye,
comme agent;
S. Exc. M. Pedro Pineda Madrid, président de la Commission de
Souveraineté et des frontières,
comme coagent;
M. Daniel Bardonnet, professeur à l'Université de droit, d'économie
et de sciences sociales de Paris,
M. Derek W. Bowett, professeur de droit international à l'Université
de Cambridge, Chaire Whewell,
M. René-Jean Dupuy, professeur au Collège de France,
M. Pierre-Marie Dupuy, professeur à l'Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
M. Julio González Campos, professeur de droit international à
l'Université autonome de Madrid,
M. Luis Ignacio Sánchez Rodríguez, professeur de droit international
à l'Université Complutense de Madrid,
M. Alejandro Nieto, professeur de droit public à l'Université
Complutense de Madrid,
M. Paul de Visscher, professeur émérite à l'Université catholique de
Louvain,
comme avocats-conseils;
S. Exc. M. Max Velásquez, ambassadeur du Honduras à Londres,
M. Arnulfo Pineda López, secrétaire général de la Commission de
Souveraineté et de frontières,
M. Arias de Saavedra y Muguelar, ministre de l'ambassade du Honduras
à La Haye,
M. Gerardo Martínez Blanco, directeur de documentation de la
Commission de Souveraineté et de frontières,
Mme Salomé Castellanos, ministre-conseiller de l'ambassade du
Honduras à La Haye,
- 8 -
Mr. Richard Meese, Legal Advisor, Partner in Frère Cholmeley, Paris,
as Counsel;
Mr. Guillermo Bustillo Lacayo,
Mrs. Olmeda Rivera,
Mr. Raul Andino,
Mr. Miguel Tosta Appel
Mr. Mario Felipe Martínez,
Mrs. Lourdes Corrales,
as Members of the Sovereignty and Frontier Commission.
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M. Richard Meese, conseil juridique, associé du cabinet Frère
Cholmeley, Paris,
comme conseils;
M. Guillermo Bustillo Lacayo,
Mme Olmeda Rivera,
M. Raul Andino,
M. Miguel Tosta Appel,
M. Mario Felipe Martínez,
Mme Lourdes Corrales,
comme membres de la Commission de Souveraineté et des frontières.
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The PRESIDENT: The sitting is open and I give the floor to Professor Sanchez Rodriguez to
reply to the intervention of yesterday of Professor Oakley.
M. SANCHEZ RODRIGUEZ : Monsieur le Président, Messieurs les Juges, j'ai le plaisir de
me présenter à nouveau devant vous pour répondre, cette fois-ci, à l'intervention d'El Salvador sur
les "effectivités" terrestres. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le constater lors des audiences
précédentes, il s'agit là d'un aspect important de l'argumentation juridique de la Partie adverse qui a
pourtant, jusqu'à présent, à peine retenu l'attention de nos contradicteurs. Aujourd'hui, enfin, nous
avons la possibilité de progresser dans cette partie du débat judiciaire, de progresser sans avoir à
répéter la position de la République du Honduras sur chacun des secteurs en particulier, étant donné
que les professeurs González Campos, Bardonnet et moi-même nous sommes chargés de cette tâche
(cf. C 4/CR 91.8, p. 49 et suiv; /11, p. 43 et suiv.; /13, p. 17 à 20; /15, p. 55 et suiv.; /19, p. 45 et
suiv; /23, p. 55 et suiv; /25, p. 39 et 40; 128, p. 14 et 15, 23 et suiv.).
Ma présentation, sera divisée en trois sections distinctes. Dans la première - la Cour voudra
bien m'en excuser - je formulerai quelques courtes remarques théoriques d'ordre général sur les
effectivités. Puis, le noyau de mon intervention portera sur l'examen des effectivités dans la pratique
jurisprudentielle internationale, afin, en priorité, d'appliquer les conclusions de cette analyse aux
effectivités présentées par El Salvador. Enfin, je ferai quelques commentaires sur les affirmations de
mon distingué contradicteur, avant d'exposer les conclusions générales de la République du
Honduras en matière d'effectivités.
* * *
En ce qui concerne les questions théoriques d'ordre général, la notion d'"effectivités", qui a été
qualifiée de "captieuse" par un maître du droit international (cf. Charles De Visscher, Les effectivités
du droit international public, Paris, 1967, p. 12), admet une première distinction applicable à son
analyse. En effet "les effectivités en action" jouent un rôle différent selon qu'il s'agit de controverses
sur une acquisition originelle d'un territoire nullius ou de controverses en matière de délimitation
frontalière. Il est évident que dans le cas présent, nous ne nous trouvons pas dans la première
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situation (et pas davantage dans le cas du contentieux insulaire), étant donné que l'une de ses
caractéristiques irréfutables est que l'on ne débat pas de territoires originellement sans maître, mais
de la succession vis-à-vis des droits originels de la Couronne d'Espagne. C'est là un aspect théorique
essentiel du problème dont il n'a pas été tenu compte de l'autre côté de la barre.
De toutes façons, suivant la distinction établie par le maître belge précité, il convient de
souligner que la relation existant entre le fait et le droit dans les contentieux du premier modèle est la
suivante :
"L'effectivité, représentée ici par le statut de res nullius et par la prise de possession, est
un fait auquel le droit attache une conséquence, mais cette conséquence elle-même est définie
par le droit, non par l'effectivité." (ibidem, p. 16.)
C'est-à-dire, que même dans ce cas, l'effectivité représente un titre dans la mesure établie et admise
par le droit; en d'autres termes, l'effectivité dépend du droit. Et cette particularité des effectivités non
seulement est invoquée maintenant comme une idée théorique abstraite, mais également pour faire
ressortir, en termes concrets, l'audace de la thèse d'El Salvador qui cherche à faire prévaloir les
éléments figurant dans la dernière phrase de l'article 26 du traité général de paix de 1980 sur ceux
contenus dans la première phrase dudit article et dans l'article 5 du compromis de 1986; autrement
dit, une thèse qui cherche à transformer, à sa convenance, l'uti possidetis juris en uti possidetis de
facto (cf. CMH, vol. I, p. 23 et suiv.).
Dans ces contentieux sur l'acquisition originelle d'un territoire nullius, on peut, par ailleurs,
déceler deux grandes catégories distinctes : d'une part, les contentieux particuliers relatifs à un
territoire présentant des caractéristiques spéciales, pour lesquels la jurisprudence admet un exercice
d'effectivités discret ou très léger, comme c'est le cas pour le Statut juridique du Groënland oriental;
deuxièmement, les contentieux d'acquisition "normaux" sur un territoire "situé à proximité immédiate
des deux Etats en litige et facilement accessible à leurs activités" pour lesquels la Cour "a largement
et en grand détail pesé la force probatoire de nombreuses manifestations d'activités
gouvernementales" (ibidem, p. 105 et 106).
Inversement, dans les contentieux portant sur le tracé de frontières "les considérations
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d'effectivité dans l'exercice des fonctions étatiques tiennent moins de place qu'ailleurs. On conçoit
qu'elles ne peuvent que difficilement et seulement à des conditions très strictes, prévaloir sur le titre
conventionnel que constitue un traité de limites" (ibidem, p. 111 et 112). Dans l'affaire qui nous
occupe, la dernière phrase de Charles De Visscher pourrait mentionner plutôt que le traité de limites,
un autre titre juridique, celui de l'uti possidetis juris , le reste de sa remarque demeurant inchangé.
A l'intérieur de ce second groupe de contentieux on trouverait, par exemple, les décisions de la Cour
dans les affaires de Souveraineté sur certaines parcelles frontalières, du Temple de Préah Vihéar
et, plus récemment, celle de Burkina Faso/Mali, toutes affaires qui se sont caractérisées par un
recours de très faible intensité aux effectivités.
Enfin, les principaux aspects de l'effectivité dégagés par la jurisprudence de la Cour
permanente et de la Cour actuelle peuvent être rangés "sous les chefs suivants : praticabilité,
stabilité, sécurité, continuité, finalité" (ibidem, p. 153 et suiv.).
Et pourtant, de l'autre côté de la barre se manifeste une tendance irrépressible - comme nous
pourrons le constater plus avant - à renverser la situation, à se tailler un nouvel habit théorique qui
justifie sa prétention d'élever les effectivités au rang de catégories et de convertir les titres dérivés de
l'uti possidetis juris en une simple anecdote. C'est là la seule raison d'être de la tentative
d'El Salvador visant à donner la prééminence à la dernière phrase de l'article 26 du traité général de
paix de 1980 - laquelle phrase, il ne faut pas l'oublier, visait essentiellement la commission mixte de
limites - sur le reste de l'ensemble normatif relatif au droit applicable à la controverse.
Mais le succès qu'a pu rencontrer El Salvador à l'heure de prouver ses effectivités est une tout
autre affaire. En effet, la Partie adverse a-t-elle démontré leur existence et leur réalité, et ce en
respectant les conditions susmentionnées, ou bien s'agit-il uniquement de poudre aux yeux, d'un
simple chant de sirènes ? Nous pénétrons ainsi dans le deuxième débat théorique d'ordre général : le
problème de la preuve des effectivités, une question tout à fait pertinente si nous considérons le
nombre on ne peut plus réduit des moyens de preuve - par ailleurs discutables - utilisés pour
certaines de ces effectivités. En outre, le Président Jiménez de Aréchaga a fait allusion devant cette
Chambre de la Cour aux "sérieuses difficultés" rencontrées pour attester les effectivités, par suite de
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la situation de violence tristement connue de tous (voir C 4/CR 91/22, p. 27 et 28). Monsieur le
Président, je tiens à exprimer publiquement ma sincère consternation devant ladite situation et je
serai très bref sur ce point.
La commission générale de réclamations Etats-Unis/Mexique a établi dans l'affaire Parker une
des règles généralement citées en matière de preuve :
"Les parties comparaissant devant cette commission sont des nations souveraines qui
sont tenues sur l'honneur de procéder dans chaque cas à une divulgation totale des faits dans la
mesure où lesdits faits sont connus d'elles ou qu'elles peuvent raisonnablement les vérifier. En
conséquence, la commission comptera en toute confiance sur chaque agent pour qu'il lui
communique tous les faits qu'il pourra raisonnablement vérifier concernant chaque cas, quels
que puissent en être les effets." (Cité par D. Sandifer, Evidence Before International
Tribunals, revised edition, Univ. Press of Virginia, Charlottesville, 1975, p. 115.)
Cette norme est des plus exigeantes, mais a été appliquée également dans d'autres affaires.
Par ailleurs, comme l'a affirmé M. Lauterpacht dans son opinion individuelle dans l'affaire
relative à l'Application de la convention de 1902 pour régler la tutelle des mineurs
(C.I.J. Recueil 1958, p. 100) :
"L'Etat qui invoque une exception ne saurait se montrer trop diligent à produire les
preuves à l'appui. Il ne doit pas se borner à des allusions vagues - et probablement
inadmissibles du point de vue des règles ordinaires de procédure - au contenu éventuel de
preuves qu'il s'est, de son propre gré, abstenu de produire."
D'après ce qui qui précède, on peut convenir avec Sandifer (ibidem, p. 117) que la pratique
jurisprudentielle semble se caractériser par "une reconnaissance de plus en plus marquée ... de la
sagesse qu'il y a à régler les controverses internationales en fonction de leur véritable mérite fondé
sur toutes les preuves qui peuvent êtres raisonnablement réunies".
En d'autres termes, chaque partie à l'obligation juridique de faire la preuve des faits qu'elle a
elle-même allégués, ou si vous préférez, Messieurs les Juges, il n'existe pas à priori de circonstances
qui excluent l'obligation pour une partie de prouver les faits qu'elle-même a allégués devant la Cour.
D'une manière générale, c'est là la doctrine que la Cour a assise dans l'affaire des Activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, de 1986, qui l'a amenée à diverses
reprises à déclarer que "Les Parties sont en net désaccord non seulement sur l'interprétation desdits
faits, mais même sur l'existence ou la nature de cetrtains d'entre eux au moins" (C.I.J. Recueil 1986,
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p. 38); aussi en découle-t-il souvent que la "tâche de la Cour s'en trouve compliquée en ce qui
concerne non seulement l'imputabilité des faits mais aussi leur établissement même" (ibidem, p. 38
et 39). Même s'il est vrai que ce genre de problèmes s'est produit de manière particulièrement
marquante dans le cas cité, du fait de la non-comparution des Etat-Unis, il n'en reste pas moins que
la question de l'établissement de la preuve surgit, de manière plus ou moins marquée, dans de
nombreux autres cas. Ce qui conduit à appliquer dans ces cas, les principes généraux en matière de
procédure selon la Cour :
"Lorsque les deux Parties comparaissent, la production des preuves obéit à des règles
précises portant notamment sur le respect des délais, la communication des preuves à l'autre
Partie, la présentation d'observations à leur sujet par cette Partie, ainsi que sur les diverses
formes d'examen contradictoire de ces preuves." (Ibidem, p. 39 et 40.)
La troisième question d'ordre général concerne le cadre spatial dans lequel la Partie adverse
situe les effectivités. La République du Honduras a fait référence et a eu recours aux effectivités
d'une manière linéaire dans tous ses écrits et pour tous les secteurs, comme confirmant ou
corroborant l'uti possidetis juris de 1821. Avec tout le respect voulu, je suis tenu de souligner que
dans ce domaine, la République d'El Salvador a eu un comportement plutôt erratique. En effet, dans
trois de ses écrits, ce pays a élaboré des constructions globales des effectivités, dans tous les secteurs
et pour toutes les portions de territoire qui constituent chacun des secteurs. Or, tout au long de cette
phase orale, El Salvador semble avoir modifié son attitude, comme il ressort des déclarations du
Président Jiménez de Aréchaga qui a fait valoir - du moins dans certains secteurs (voir par exemple
C 4/CR 91/12, p. 28) - que les effectivités salvadoriennes ne sont invoquées que pour certaines zones
marginales des secteurs. Cette attitude contredit sérieusement le dernier écrit présenté par la Partie
advese, où les effectivités se ramènent à ce que le Président Jiménez de Aréchaga a soutenu en votre
présence, Messieurs les Juges (voir RES, p. 39 et suiv, 70, 82, 83, 90, 101, 102, 144 et suiv.) à
propos des divers secteurs.
Ce fait réclame une explication de la part d'El Salvador. La Cour ainsi que la Partie adverse
sont en droit de connaître exactement la position d'El Salvador en ce qui concerne l'usage des
effectivités ratione loci : sont-elles invoquées pour l'ensemble du territoire qui compose chacun des
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secteurs ou bien uniquement pour certaines zones marginales de chacun des secteurs ? Monsieur le
Président, je reviendrai sur cette question plus avant.
* * *
Monsieur le Président, l'usage que fait en permanence El Salvador des effectivités, c'est-à-dire
de l'exercice pacifique et continu des fonctions étatiques sur une bonne partie des territoires
contestés, crée un premier problème en ce qui concerne le contenu matériel de ces effectivités d'où va
découler une deuxième question liée à la preuve de ces effectivités. De l'avis de la République du
Honduras, la méthode adéquate pour évaluer les effectivités, dans le cas qui nous occupe, pourrait
consister à se reporter aux précédents jurisprudentiels afin d'examiner les effectivités alléguées,
prouvées et admises dans d'autres affaires et à confronter les données obtenues avec l'affaire qui
nous occupe.
La jurisprudence internationale est ample et complexe et son analyse minutieuse risque de
déborder le cadre de mon intervention actuelle devant cette Cour. Il est néanmoins possible de se
reporter aux cas les plus connus, à l'occasion desquels les effectivités ont eu à jouer un rôle. Dans
cet ordre d'idées, nous souhaiterions citer plus particulièrement les effectivités suivantes admises par
la jurisprudence :
Premièrement : la reconnaissance dans la correspondance diplomatique de ce qu'un territoire
ou une enclave donné se trouve situé dans la juridiction de la Partie adverse a été admise, par
exemple, dans la sentence arbitrale rendue par le roi d'Espagne le 23 décembre 1906 qui se lit
comme suit : "Considérant que le Cabo de Gracias a Dios a été reconnu comme limite commune
entre le Honduras et le Nicaragua dans divers documents diplomatiques émanant de cette
République..." (Voir le texte original dans Hector Gros Espiell, España y la solución de los
conflictos limítrofes en Hispano-América, Madrid, 1984, p. 143.) La Cour a également statué dans
le même sens dans l'affaire des Minquiers et Ecréhous, lorsqu'il est dit que "l'examen des échanges
diplomatiques entre les deux gouvernements à partir du début du XIXe
siècle confirme cette opinion"
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(C.I.J. Recueil 1953, p. 71 et 72).
Deuxièmement : la construction de balisages, de phares et de systèmes d'assistance à la
navigation a été admise dans l'affaire des Grisbádarna aux termes de l'arrêt du 23 octobre 1909
(voir le texte précis de la citation dans RGDIP, 1910, p. 186 et 187). Il est vrai que l'importance de
ces effectivités qui pourraient offrir un intérêt dans le cas de la controverse terrestre, insulaire et
maritime a été relativisée dans l'affaire des Minquiers et Ecréhous (cf. C.I.J. Recueil 1953, p. 70).
Troisièmement : les actes législatifs sont admis comme une manifestation et une preuve
évidentes de la souveraineté étatique dans l'affaire du Statut juridique du Groënland oriental (cf.
C.P.J.I. série A/B n° 53, p. 48) et dans l'affaire des Minquiers et Ecréhous (cf. C.I.J. Recueil 1953,
p. 66).
Quatrièmement : la reconnaissance de la part des Etats tiers de la souveraineté territoriale d'un
Etat sur un territoire donné a été acceptée, aussi bien dans l'affaire du Statut juridique du Groënland
oriental (cf. ibid., p. 56 à 59), que dans celle du Dubai/Sharjah) (cf. sentence; original, p. 192) et
même si ce dernier arbitrage ne peut être considéré stricto sensu comme ayant un caractère
international, aussi bien la composition du tribunal que le droit appliqué nous permettent de le retenir
pour l'analyse à laquelle nous procédons.
Cinquièmement : les concessions accordées à des particuliers à des fins commerciales, qu'il
s'agisse de chasse ou d'exploitation minière, ont été acceptées dans l'affaire du Statut juridique du
Groënland oriental (cf. ibidem, p. 53).
Sixièmement : les concessions accordées pour la mise en place de lignes télégraphiques ont été
reconnues dans cette même affaire (cf. ibidem, p. 54).
Septièmement : l'exercice exclusif de la pêche en un lieu donné de la part des nationaux d'un
seul Etat a été accepté par cette Cour dans l'affaire des Minquiers et Ecréhous (cf. ibidem, p. 64
et 65).
Huitièmement : la juridiction criminelle exercée par les tribunaux d'un pays a été acceptée
dans la même affaire que je viens de citer (cf. ibidem), ainsi que dans l'affaire du Rann of Kutch,
dans un cas également de juridiction criminelle (cf. ILM, 1968, p. 676 et dans l'affaire
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Dubai/Sharjah au plan général (cf. ibidem, p. 151).
Neuvièmement : les actes ordinaires de l'administration locale ou municipale ont été acceptés
dans l'affaire des Minquiers et Ecréhous (cf. ibidem, p. 66) et dans celle de Dubai/Sharjah
(cf. ibidem).
Dixièmement : les registres portuaires pour les bateaux de pêche ont été reconnus dans la
même affaire des Minquiers et Ecréhous (cf. ibidem, p. 65).
Onzièmement : les registres paroissiaux ont été pris en compte dans cette même affaire
(cf. ibidem, p. 65).
Douzièmement : également dans la même affaire, la Cour a accepté de retenir les extraits du
registre d'état civil et du registre de la propriété pour les biens immobiliers (cf. ibidem, p. 65).
Treizièmement : l'existence de postes de douane dépendant de l'autorité d'un pays donné non
seulement a été acceptée dans l'affaire que nous venons de citer (cf. ibidem, p. 66) mais également
dans l'affaire du Rann of Kutch (cf. ILM, 1968, p. 676).
Quatorzièmement : les actes législatifs relatifs à l'affectation de ports maritimes ont également
été pris en compte comme preuve de l'exercice de fonctions étatiques dans l'arrêt de la Cour de 1953
avec toutefois une nuance d'une importance décisive étant donné que, comme il a été déclaré dans
cette affaire :
"Une ordonnance du Trésor britannique de 1875, faisant de Jersey un des ports des îles
de la Manche, a compris les 'Ecréhou Rocks' dans les limites de ce port. Cette mesure
législative était une manifestation évidente de la souveraineté britannique sur les Ecréhous à
une époque où un différend sur cette souveraineté n'avait pas encore surgi." (Cf. ibidem,
p. 66; les italiques sont de nous.)
Quinzièmement : ont également été considérés comme preuve d'un exercice d'autorité les
visites officielles périodiques des autorités nationales sur un territoire donné dans la même affaire
des Minquiers et Ecréhous (cf. ibidem, p. 66). Encore qu'une seule visite officielle isolée n'ait pas
été jugée un élément de preuve suffisant dans l'affaire du Temple de Préah Vihéar
(cf. C.I.J. Recueil 1962, p. 30 et 31).
Seizièmement : l'exécution de travaux et de constructions publiques sur des territoires
contestés, notamment sur des îles, a été retenue par la Cour dans sa décision précitée de 1953
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(cf. ibidem, p. 66).
Dix-septièmement : les documents cadastraux portant sur des biens immeubles ont été pris en
compte par la Cour dans l'affaire relative à la Souveraineté sur certaines parcelles frontalières
(cf. C.I.J. Recueil 1959, p. 227), bien qu'ils aient été jugés insuffisants face à la convention de 1843.
Dix-huitièmement : la perception d'impôts de natures et origines diverses a également été jugée
un critère utilisable conformément à la doctrine établie dans l'affaire des Minquiers et Ecréhous
(cf. ibidem, p. 65) et dans l'affaire relative à la Souveraineté sur certaines parcelles frontalières
(cf. ibidem, p. 228), même si dans ce dernier cas les preuves présentées ont été jugées insuffisantes.
Dix-neuvièmement : les actes de caractère administratif accomplis par les fonctionnaires
nationaux d'un pays ont constitué une effectivité acceptée par la Cour dans l'affaire du Temple de
Préah Vihéar (cf. C.I.J. Recueil 1962, p. 30).
Vingtièmement : la présence plus ou moins régulière de forces ou de contingents de police
chargés de la surveillance et de l'ordre public a été prise en compte comme une manifestation de
l'autorité étatique dans l'arrêt de la Cour du 15 juin 1962 que je viens de citer (cf. ibidem, p. 31
et 32), ainsi que dans la décision arbitrale de 1968 dans l'affaire du Rann of Kutch (cf. ibidem,
p. 676 à 678), même si dans ce dernier cas il n'a pas été estimé que l'exercice de cette autorité n'a pas
été prouvée de manière suffisante. Dans des termes semblables, le Tribunal arbitral de l'affaire
Dubai/Sharjah a déclaré ce qui suit : "The Court has noted from this statement that Sharjah police
were in fact present in this region. Not only were they present, but they were exercising their
authority there" (ibidem, p. 164).
Vingt et unièmement : la perception de taxes ou de quotes-parts pour l'utilisation d'herbages
pour l'alimentation du bétail a été retenue par le tribunal arbitral dans l'affaire du Rann of Kutch
(cf. ibidem, p. 677 et 678).
Monsieur le Président, Messieurs les Juges de la Chambre, voilà donc la longue liste de nature
très variée, de ce que sont les manifestations et les preuves concrètes de l'exercice pacifique et
continu des fonctions étatiques sur des territoires contestés. Je suis conscient que cette liste n'est
certainement pas exhaustive et que l'on pourrait l'étendre à d'autres manifestations différentes et
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encore plus spécifiques. Mais, malgré tout, je crois qu'il s'agit là d'un catalogue suffisamment
expressif de la jurisprudence internationale sur la question précise qui nous intéresse. Comme je
l'avais déjà annoncé, cette liste a été élaborée dans un but concret et spécifique : à savoir, confronter
les effectivités auxquelles El Salvador prétend avec ce que les arbitres et les juges ont dit et fait dans
le cadre d'autres contentieux territoriaux. Mais avant d'en arriver là, qu'il me soit permis, Monsieur
le Président, de formuler quelques observations et d'apporter quelques nuances complémentaires afin
de situer encore plus précisément la question des effectivités dans la pratique jurisprudentielle
internationale.
Au préalable, je tiens à informer respectueusement Messieurs les Juges de la Chambre que
mon intervention se bornera à l'analyse des effectivités salvadoriennes et que je ne procèderai pas à
l'examen des effectivités alléguées par le Honduras. Cela pour diverses raisons mais essentiellement
du fait que les effectivités honduriennes ont déjà été exposées dans les divers écrits et analysés dans
cette phase orale par les avocats-conseils dans les divers secteurs ou situations dont chacun a été
chargé, comme consigné dans les comptes rendus des audiences antérieures. Si l'approche retenue a
été celle du cas par cas, c'est que la République du Honduras est d'avis qu'une intervention générale
sur les effectivités risque de dénaturer le débat sur les situations concrètes en se limitant à des
affirmations abstraites de peu d'utilité dans l'affaire qui nous occupe. D'autre part, c'est à la Partie
adverse qu'il incombe d'analyser les effectivités que le Honduras a avancées et prouvées, une
opération à laquelle elle ne s'est pas livrée jusqu'à l'heure actuelle.
Cela dit, une première observation s'impose. Afin de suivre la suggestion tactique de la Partie
adverse, on aurait pu ajouter un examen analytique de la jurisprudence internationale selon qu'il se
soit agi de conflits d'attribution ou de conflits de délimitation territoriale. Le Honduras fait
cependant valoir une fois encore que cette technique n'aurait apporté aucun élément d'une quelconque
utilité concrète, étant donné que dans les deux cas - attribution ou délimitation - la tâche des
tribunaux concernés était essentiellement la même, à savoir décider à quel Etat revenait un territoire
donné. Et lorsque ces tribunaux ont dû recourir aux effectivités, ils l'ont toujours fait de la même
manière, en accordant sans doute un rôle ou une importance variable aux effectivités, mais sans qu'il
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y ait différence de genre ou d'espèce. Aussi, la distinction suggérée est-elle sans intérêt, sur le plan
qualitatif, pour la tâche qui est la nôtre.
La deuxième observation concerne la relativité de l'exercice des fonctions étatiques visée par
certaines décisions internationales. Et cette observation est tout à fait en rapport avec la question qui
nous intéresse si nous tenons compte, comme nous avons déjà eu l'occasion de le constater au long de
cette phase orale, du nombre des plus réduits d'effectivités qu'El Salvador a présentées dans la
quasi-totalité des secteurs ou territoires en litige. Est-ce que El Salvador n'est pas tenu de présenter
des manifestations d'effectivités plus intenses et convaincantes en fonction des caractéristiques du
territoire ? Monsieur le Président, Messieurs les Juges, la réponse est oui. En effet, dans l'affaire de
l'Ile d'Aves, l'arbitre a effectivement affirmé que "bien que, à raison des immersions auxquelles elle
est exposée, l'île ne soit pas susceptible d'une habitation permanente" (La Pradelle et Politis, Recueil
des arbitrages internationaux, vol. II, p. 421); et dans l'affaire de l'Ile de Palmas, l'arbitre
Max Huber a fait valoir "que l'on ne peut pas s'attendre à ce que des manifestations de souveraineté
sur une île exiguë et éloignée, peuplée seulement d'indigènes, soient fréquentes..." (RGDIP, 1935,
p. 197 et 198); et dans l'affaire du Statut juridique du Groënland oriental, la Cour permanente s'est
référée à "la nature arctique et inaccessible des régions non colonisées du pays" (C.P.J.I. série A/B
n° 53, p. 51); et dans l'affaire du Rann of Kutch le tribunal arbitral a affirmé que le territoire du
Rann "until recently has been deemed incapable of permanent occupation" (ibidem, p. 679); et de
même dans la consultation relative à l'affaire du Sahara occidental, la Cour a souligné que le
"territoire fait partie du grand désert saharien" qui "était, en raison de la faiblesse et de l'irrégularité
des précipitations, presque exclusivement exploité par des nomades qui pratiquaient l'élevage ou
s'adonnaient à des cultures où et quand les conditions étaient favorables", raison pour laquelle les
liens de souveraineté devaient être évalués en fonction "des caractéristiques propres de la région et
des populations sahariennes" (C.I.J. Recueil 1975, p. 41, 42 et 64).
Mais dans le cas qui nous occupe à l'heure actuelle, nous ne sommes en présence ni de
territoires submergés en permanence par les eaux, ni d'îles éloignées du continent, ni de terrains
couverts en permanence par les glaces ni d'espaces désertiques peuplés par des tribus nomades.
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Non, Monsieur le Président, dans le cas qui nous intéresse, nous ne nous trouvons dans aucune des
situations au sujet desquelles la jurisprudence internationale a relativisé l'exercice des fonctions
étatiques et leurs manifestations. Aussi, les effectivités peuvent-elles et doivent-elles être exigées
sans aucun relativisme. Si El Salvador prétendait le contraire, il entrerait en contradiction avec le
recours qu'il a fait lui-même fréquemment à l'"argument humain" et avec la pression à laquelle les
populations salvadoriennes soumettent en permanence le territoire hondurien.
La troisième remarque, que je tiens à formuler respectueusement à la Cour, porte, au
contraire, sur les effectivités qui n'ont pas été acceptées comme telles par les tribunaux
internationaux. Il me semble qu'il s'agit là d'une question importante étant donné que, comme nous
aurons l'occasion de le constater, certaines de ces prétendues "effectivités" ont été mises en avant par
la Partie adverse dans ses écrits. Ainsi, dans la sentence de 1933 à l'issue de l'affaire
Honduras-Guatemala, souvent citée par mes distingués collègues de l'autre côté de la barre, il est
expressément dit qu'"aucun Etat ne peut acquérir de souveraineté territoriale à l'encontre d'un autre
Etat par de simples déclarations émanant de sa propre autorité" (RSA, vol. II, p. 1327). Cela vient
on ne peut plus à propos puisque la Partie adverse semble justifier dans de nombreux cas sa
souveraineté territoriale par des affirmations de ce genre qu'elle répète avec insistance.
Par ailleurs, la sentence arbitrale de 1988 dans l'affaire de la Délimitation dans la région de
Taba (Egypte c. Israël) a estimé que la présence de postes ou de détachements militaires dans des
zones frontières "are not conclusive as to where the boundary line actually ran" (ILM, 1988,
p. 1485). Cette relativisation de ce que nous pourrions appeler "l'argument militaire" contredit de
toute évidence l'attente qu'El Salvador semble avoir placée dans ses annexes sur les forces militaires,
annexes qui ont été soumises à une analyse critique visant à démontrer leurs faiblesses, leurs
inexactitudes et leurs zones d'ombre. La présence militaire constitue une effectivité de poids mais
dans la mesure où elle est concluante dans sa manifestation externe et dans sa démonstration
concrète.
D'autre part, l'arrêt de la Cour de 1986 dans l'affaire si souvent mentionnée du Burkina
Faso/Mali a refusé de voir dans la tradition orale un élément de preuve du tracé frontalier dans les
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termes suivants :
"Le Mali affirme que, d'après la tradition orale qui peut être recueillie dans les villages
et auprès des nomades de la région, la frontière dans cette zone est constituée... La Chambre
constate ... sa prétention repose uniquement sur une tradition orale sans rapport avec le titre
écrit." (C.I.J. Recueil 1986, p. 621.)
Cette déclaration garde tout son intérêt face à une certaine invocation d'El Salvador de témoignages
éventuels de sa population, devant prendre la forme de la présentation d'un témoin originaire de l'île
de Meanguera.
En outre, Monsieur le Président, El Salvador a souligné à propos de nombreux points de la
frontière terrestre et même de l'île de Meanguera que nombre de nationaux salvadoriens possèdent
des propriétés dans les territoires contestés. Mais cette prétendue manifestation de l'exercice de
fonctions étatiques n'en est pas une et a été totalement rejetée par la jurisprudence. C'est ce qui
ressort de la déclaration faite dans la sentence arbitrale qui a conclu l'affaire de l'Ile d'Aves, lorsqu'il
y est dit que la présence de Hollandais "ne peut pas servir d'appui au droit de souveraineté, car il
implique seulement une occupation temporaire et précaire de l'île, étant donné qu'il n'est pas, en
l'espèce, la manifestation d'un droit exclusif" (ibidem, p. 414). Et le refus d'accepter une semblable
prétention est encore plus évident dans l'affaire Dubai/Sharjah, lorsque le tribunal dit que :
"Both parties to the dispute have attempted on various grounds to show that the
territories in question were under their effective control. First they gave accounts of the
activities of private individuals, and in particular details of their property rights. The Court
does not consider it necessary to examine them; the effective control of a territory does not
depend on the actions of private individuals per se but only on the actions of public authorities
or individuals acting on their behalf." (Iibidem, p. 119.)
En bref, ces prétendues effectivités salvadoriennes doivent être rejetées.
Pour en terminer avec cette troisième remarque, Monsieur le Président, je souhaiterais
rappeler à mes éminents collègues salvadoriens que l'intervention même de fonctionnaires d'un pays a
été refusée comme preuve des effectivités lorsque l'autre Partie dispose d'un titre juridique formel
(qui dans notre cas serait l'uti possidetis juris de 1821); c'est ce qu'a soutenu la Cour dans l'affaire
relative à la Souveraineté sur certaines parcelles frontalières, en recourant à la formulaire lapidaire
- 23 -
suivante :
"Dans une large mesure, les actes invoqués sont des actes courants et d'un caractère
administratif, accomplis par des fonctionnaires locaux et sont la conséquence de l'inscription
par les Pays-Bas des parcelles litigieuses à leur cadastre, contrairement à la convention de
délimitation. Ils sont insuffisants pour déplacer la souveraineté belge établie par cette
convention." (C.I.J. Recueil 1959, p. 229.)
La quatrième et dernière remarque porte sur une question bien connue - même si la Partie
adverse ne la prend pas toujours en compte - ce qui me permettra d'être bref. Je veux parler des
caractéristiques de la possession, parmi lesquelles il y a lieu de souligner : la publicité (affaire de l'Ile
de Palmas), la notoriété (affaire de l'Ile d'Aves), la non-précarité (affaire de l'Ile de Palmas) et dans
tous les cas la nécessité qu'il s'agisse d'une possession bona fine (affaire de la Frontière entre la
Colombie et le Venezuela). Je me contente de noter en passant cette donnée pour le cas où elle
intéresserait El Salvador dans ses prétentions de possession dans certains secteurs frontaliers
contestés.
* * *
Maintenant, Monsieur le Président, Messieurs les Juges de la Cour, compte tenu de tout ce qui
précède, nous allons passer sans plus tarder à l'analyse critique des prétendues "effectivités"
avancées par El Salvador dans ses écrits et qui sont postérieures à 1821.
Combien d'effectivités présente El Salvador en matière de reconnaissance de souveraineté dans
les documents de la pratique diplomatique ? Aucune, pour aucune des zones ou territoires réclamés.
Combien d'effectivités présente El Salvador sur des constructions de balisages, de phares ou
de dispositifs d'assistance à la navigation dans les espaces côtiers, insulaires ou maritimes ? Aucune.
Combien d'effectivités présente El Salvador en matière d'actes législatifs ? Aucune pour
aucune des zones.
Combien d'effectivités présente El Salvador en matière de reconnaissance par des Etats tiers
de la souveraineté salvadorienne sur un quelconque des territoires contestés depuis la date critique
de 1821 ? Aucune, Messieurs les Juges.
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Combien d'effectivités présente El Salvador sur des concessions administratives à des
personnes juridiques ou physiques étrangères après la date mentionnée ? Aucune.
Combien de concessions accordées dans les espaces en cause pour la construction de lignes
télégraphiques ou de bureaux de poste El Salvador présente-t-il ? Aucune, Monsieur le Président.
Combien d'effectivités a présenté El Salvador en ce qui concerne l'exercice exclusif de la
pêche par des nationaux salvadoriens ou la délivrance de permis de pêche à des étrangers dans les
eaux correspondant aux secteurs en litige ? Pas une seule.
Combien d'effectivités a présenté El Salvador pour ce qui est de l'exercice de la juridiction par
les tribunaux salvadoriens dans les secteurs litigieux ? Pas une seule intervention dans aucun des
secteurs terrestres.
Combien d'effectivités présente El Salvador en matière d'administration locale ou municipale
dans les divers secteurs objets du litige ? Pas une seule dans aucun de ces secteurs.
Combien d'effectivités présente El Salvador sur le registre maritime des bateaux ou
embarcations de pêche dans une zone aussi fréquentée que le golfe ? Aucune.
Combien d'effectivités salvadoriennes ont été présentées établissant l'existence de registres
paroissiaux dans les zones contestées ? Aucune.
Combien d'effectivités a présenté El Salvador concernant les registres d'état civil et les
registres de la propriété de ce pays ? Ici la réponse sera différente, Monsieur le Président, car la
Partie adverse a présenté les effectivités suivantes correspondant à une période de cent-soixante-dix
ans :
- pour le secteur de Tepanguïsir, un extrait d'acte de décès et un titre foncier supplétoire;
- pour le secteur de Cayaguanca, 10 extraits d'actes de naissance (dont 40 pour cent sont
postérieurs à 1969) et 11 extraits d'actes de décès dont 20 pour cent sont postérieurs à ladite date);
- pour le secteur d'Arcatao ou Sazalapa, 10 extraits d'actes de naissance (dont 40 pour cent
sont postérieurs à 1969) et deux extraits d'actes de décès;
- pour le secteur de Perquín, Sabanetas ou Naguaterique, 30 inscriptions au registre de la
propriété;
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- pour le secteur de Montecos ou Polorós, deux contrats hypothécaires de 1984;
- pour le secteur de Goascorán, aucune.
Voilà toute l'activité qu'a eue El Salvador en matière de registres au cours de cent-soixante-dix
ans et pour l'ensemble des territoires contestés.
Combien d'effectivités El Salvador présente-t-il concernant des postes de douane ou des
services douaniers ? Aucune, Monsieur le Président.
Combien d'effectivités El Salvador présente-t-il en matière de législation relative à des ports
maritimes dans le Goascorán, par exemple ? Aucune dans le secteur litigieux concerné.
Combien d'effectivités El Salvador présente-t-il à propos des visites officielles périodiques des
autorités salvadoriennes sur les territoires en litige ? Aucune, Monsieur le Président.
Combien d'effectivités présente El Salvador en matière d'exécution de travaux publics dans les
secteurs litigieux ? La réponse est une fois de plus la même; mais je dois ajouter une nuance. La
nuance porte sur la zone de Tepanguisir - comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer devant vous -
étant donné que la Partie adverse soumet un document sur des écoles rurales daté en 1986, sans
aucune référence à la période sur laquelle porte ledit écrit. En conséquence, ce document est
inacceptable comme moyen de preuve vu que l'on ne sait même pas ce qu'il vise à prouver. Quant au
reste des secteurs, ils font l'objet du silence le plus absolu.
Combien de documents cadastraux a présenté el Salvador à propos de terrains situés dans les
secteurs litigieux ? Aucun.
Combien de documents soumet la Partie adverse en matière d'impôts ou de taxes prélevés dans
les secteurs litigieux ? Le silence est une fois de plus total sur ce point.
Combien d'effectivités présente El Salvador en matière d'actes accomplis par d'autres
fonctionnaires publics à part ceux déjà mentionnés ? Absolument aucune dans l'ensemble des zones
terrestres.
Combien d'effectivités présente El Salvador sur les forces ou postes de police dans les secteurs
contestés ? Pas une seule, Monsieur le Président.
Toutefois, dans le contexte actuel, il y a lieu de rappeler qu'El Salvador a présenté un
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document (CMES, annexes, vol. IX, annexe XI) sur des postes et des patrouilles militaires rurales.
Même s'il ne s'agit pas stricto sensu de forces de police, il semblerait qu'ils aient joué un rôle
similaire et que même en tant que forces militaires on pourrait arguer d'elles comme d'effectivités.
Les documents contenus dans cette annexe ont déjà fait l'objet d'un commentaire à propos des
différentes zones terrestres, notamment dans l'intervention de M. González Campos (voir C 4/CR
91/15, audience du 6 mai dernier); aussi, ne semble-t-il pas utile d'y revenir. Nous nous
contenterons de souligner l'absence totale de crédibilité de ces documents comme cela a déjà été mis
en évidence devant la Cour et comme cela peut se confirmer, si Messieurs les Juges l'estiment
opportun grâce à l'analyse des curricula des militaires dans la zone de Tepanguisir énumérés
ci-après : Onofre Santos, Ciriaco Marín, Casimiro Marín, Agustín Deras, Basilio Villanueva,
Patricio Barrera, Pedro Castañeda, Expectación Marín et Santos Deras. Toutes ces données restent
inexplicables du point de vue chronologique compte tenu des âges respectifs des intéressés ou du
point de vue des grades détenus par ces militaires.
De l'avis du Gouvernement de la République du Honduras, la valeur probante de ces
documents est purement et simplement nulle.
Enfin, combien d'effectivités présente El Salvador sur le recouvrement de taxes pour
l'utilisation d'herbages dans les différentes zones ou secteurs contestés, qui tous pourtant se
caractérisent par une grande activité en matière d'agriculture et d'élevage ? Tout simplement aucune,
Monsieur le Président.
En définitive, de l'analyse à laquelle je viens de me livrer découlent deux grandes conclusions :
la première est qu'il n'existe pas d'identité marquée entre les efectivités communément utilisées par
les Etats dans la pratique jurisprudentielle internationale et celles soumises par El Salvador dans le
cas qui nous occupe. La deuxième conclusion est que le nombre d'effectivités avancées et prouvées
par la Partie adverse est des plus réduits et sans rapport avec l'objet de la décision judiciaire
attendue, notamment si l'on tient compte des périodes qui, d'un point de vue chronologique, sont
admissibles pour que lesdites effectivités puissent être opposables à la République du Honduras.
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* * *
Monsieur le Président, je passe à la troisième et dernière partie de mon intervention, comme je
l'avais annoncé en son début, pour formuler quelques commentaires et observations au sujet de la
plaidoirie prononcée hier matin par mon honorable contradicteur, M. Oakley.
A titre préliminaire, je voudrais faire un commentaire sur l'intervention d'hier dans laquelle je
vois un hommage à l'esprit du Président Jiménez de Aréchaga, étant donné que son absence à ladite
audience a été compensée par une répétition systématique des affirmations que le Président avait déjà
faites à propos de chacun des cinq secteurs pour lesquels il était intervenu, affirmations qui, au
demeurant, ont déjà, en leur temps, fait l'objet de commentaires et ont reçu une réponse de la part des
avocats-conseils de la République du Honduras. S'agissant du secteur de Goascorán, il n'existe
aucun élément nouveau découlant de l'intervention de l'agent de la République d'El Salvador,
l'ambassadeur Martínez Moreno.
Ce commentaire préliminaire suscite un doute de caractère méthodologique : cette seconde
série d'interventions sur les effectivités est-elle utile, du point de vue de la procédure ? Je me permets
de rappeler que les Parties étaient d'accord pour examiner les problèmes correspondant à chacun des
secteurs terrestres, de manière autonome et cas pas cas. Le Honduras a scrupuleusement respecté
cet accord et a procédé à l'analyse, secteur par secteur, du problème des effectivités. L'autre Partie,
en revanche, avait d'abord annoncé une plaidoirie d'ensemble sur les effectivités mais s'est
finalement, hier, bornée à répéter, point pour point, ses précédentes déclarations sur les secteurs.
Avec tout le respect dû à la Partie adverse, Monsieur le Président, je me permettrai de qualifier ce
comportement d'erratique au plan de la procédure.
Mais ce comportement erratique en matière d'effectivités ne se termine pas là. En effet,
pendant toute la phase écrite - comme j'ai déjà eu l'occasion de le signaler, il y a quelques minutes -
El Salvador a prétendu appliquer ses effectivités à la totalité des territoires contestés; mais
maintenant, il semblerait qu'il limite l'utilisation de ces effectivités aux "marginal areas" où il ne
dispose d'aucun titre, même si ne n'est pas là l'application à laquelle il prétend pour certains secteurs
donnés, comme c'est le cas de Goascorán. On peut également déceler une attitude erratique dans le
- 28 -
changement tactique soudain que la Partie adverse a reconnu hier, étant donné qu'alors que les trois
écrits présentés par El Salvador accordaient de l'importance aux effectivités, le rôle de ces dernières
s'est retrouvé ramené à un minimum pendant la phase orale. Pourquoi cela ? Je crois que
l'explication en est brève et simple : parce que le déroulement de la phase orale a permis à l'autre
Partie de se convaincre qu'elle ne disposait pas d'effectivités; raison pour laquelle elle en est revenue
précipitamment à ses titres, en lesquels elle ne paraissait pas avoir grande confiance tout au long de
la phase écrite.
Bref ces "feintes" salvadoriennes sur le rôle et la portée des effectivités ne sont ni fortuites ni
arbitraires, mais répondent à un changement logique de position auquel El Salvador a été amené
lorsqu'il s'est rendu compte de sa propre faiblesse intrinsèque, comme le Honduras croit l'avoir
démontré. En deuxième lieu, l'intervention d'hier de nos contradicteurs a servi à se rendre compte
d'une constante déjà décelée au cours des audiences précédentes : le total mutisme sur les effectivités
présentées par le Honduras. Pas un mot, pas un commentaire, pas une comparaison avec leurs
propres effectivités. Cette attitude mérite quelques remarques : d'une part, l'absence de toute
réfutation, le silence au sujet des effectivités honduriennes impliquent une reconnaissance, de la part
d'El Salvador, de leur existence et de leur contenu. Par ailleurs, le soin pris d'éviter toute
comparaison s'explique par le désir de ne pas mettre sous les yeux de la Cour la moindre
manifestation d'effectivité, malgré l'appel rhétorique marqué qu'El Salvador y a fait jusqu'à il y a
peu.
La troisième remarque porte sur le silence sans faille observé pendant l'intervention d'hier à
propos des effectivités militaires bien connues. Pas une seule réponse aux doutes, aux critiques et
aux reproches que les avocats-conseils du Honduras ont formulés au sujet de cette annexe
documentaire. Je pense que tous autant que nous sommes nous devons nous réjouir de ce silence, car
il constitue finalement la meilleure preuve du fait qu'El Salvador considère que ces prétendues
effectivités ne sont pas en fait utilisables comme éléments de preuve.
La quatrième remarque ne porte pas sur les silences mais sur les déclarations de la Partie
adverse. On est franchement surpris par l'obstination d'El Salvador en ce qui concerne le droit
- 29 -
applicable. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire observer, il s'agit pour nos adversaires de
présenter devant la Cour comme droit applicable la dernière phrase de l'article 26 du traité général de
paix de 1980 (cf. C 4/CR 91/30, p. 12 et 13). Naturellement, on passe discrètement sous silence le
fait que l'article 5 du compromis emploie l'expression (dans la version anglaise utilisée par la Partie
adverse) "where pertinent" et que l'article 26 se termine par l'expression "which are admissible under
International Law". La meilleure preuve de ce que je viens de souligner, nous la trouvons dans
l'argument utilisé de l'autre côté de la barre, pour le secteur de Goascoran; vu qu'il n'y a pas de
"titulos ejidales" ni d'arguments d'ordre humain, "the delimitation of the sector must therefore be
established in accordance with those Spanish Colonial Documents which establish territorial limits".
Autrement dit, on met la charrue avant les boeufs, puisque les documents espagnols laïques ou
ecclésiastiques constituent un prius pour l'établissement de la preuve de l'uti possidetis juris
de 1821 auquel renvoie l'article 5 du compromis. Et pourtant, non, la Partie adverse semble
considérer que ce n'est que lorsqu'il n'existe pas d'effectivités ou d'arguments d'ordre humain - et
seulement dans ce cas - que doit intervenir l'uti possidetis précité. Monsieur le Président, je me
permets d'attirer votre attention une fois encore sur la question capitale du droit applicable, attendu
que l'article 38 du Statut de la Cour ne renvoie absolument pas à un présumé uti possidetis de facto
tout à fait particulier, comme semble le suggérer avec insistance la Partie adverse.
La sixième remarque que m'inspire l'intervention d'hier de M. Oakley porte - évidemment - sur
l'article 107 de la Constitution hondurienne de 1982, qui semble être devenu la meilleure, voire
l'unique effectivité salvadorienne, d'abord dans le secteur de Tepanguisir, selon la construction
quelque peu précipitée du Président Jiménez de Aréchaga, puis pour d'autres secteurs, comme nous
avons pu l'entendre hier, puisque la Partie adverse n'hésite pas à prendre les plus grands risques en
essayant de faire du texte constitutionnel hondurien un argument d'ordre humain favorable à
El Salvador (cf. C 4/CR 91/30, p. 19, 20, 26 et 27). En vérité, on ne peut imaginer niveau de finesse
et de savoir-faire juridiques plus élevé que celui dont il a été fait montre hier de l'autre côté de la
barre, le tout combiné avec une audace hors de pair.
Mais qu'en est-il en fait ? L'article 107 de la Constitution de 1982 (je souligne, de 1982, car
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la date a son importance) affirme que sur une frange de 40 kilomètres seuls les Honduriens
"pourront" (au futur) acquérir des propriétés. L'argument du Président Jiménez de Aréchaga ne
présentait donc aucun intérêt en ce qui concernait les faits antérieurs, sans compter que, selon la
Partie adverse, le statu quo de 1980 obligerait à respecter lesdites propriétés.
A propos de cette optique, je souhaiterais formuler quelques critiques que malheureusement je
n'ai pu faire en leur temps, du fait que le Président Jiménez de Aréchaga a utilisé ce recours dans son
dernier tour de duplique au sujet du secteur de Tepanguisir (cf. C 4/CR 91/10, p. 33). Je me réjouis
donc de la possibilité qui m'est offerte aujourd'hui par la Partie adverse de faire valoir mon point de
vue. L'approche très habile du Président Jiménez de Aréchaga est dépourvue de la moindre valeur
du fait qu'elle ne tient pas compte de deux données essentielles : d'abord El Salvador n'a pas apporté
la moindre preuve de ce que ses nationaux étaient propriétaires ou possesseurs de terres dans les
secteurs concernés. D'où l'impossibilité pour la Cour de vérifier si ledit article s'applique
effectivement ou non. Ensuite la Constitution hondurienne de 1982 définit un Etat de droit (art. 1) et
prévoit la non-rétroactivité de la loi (art. 96), avec interdiction de confisquer des biens (art. 105) et
avec droit à la liberté de circulation et d'établissement de toutes les personnes et non pas seulement
des Honduriens (art. 81). Aussi, dans l'hypothèse où certains Salvadoriens seraient effectivement
propriétaires dans les zones en question, ils ne risquent à aucun moment d'être expulsés et privés de
leurs droits du point de vue constitutionnel.
Monsieur le Président, c'est pour cela que je me suis permis de qualifier de précipitée la
construction à laquelle a procédé le Président Jiménez de Aréchaga, car elle s'avère être incomplète et
sans rapport avec une approche systématique du texte constitutionnel. Aujourd'hui, Monsieur le
Président, nous avons avec nous de l'autre côté de la barre un professeur de droit constitutionnel et il
sait bien - il peut nous le dire - qu'un article d'une constitution ne peut pas s'interpréter de façon
isolée, mais dans le contexte constitutionnel, en tenant compte de la systématique constitutionnelle du
titre du chapitre où cet article se situe. On ne peut pas en bref interpréter de manière isolée un seul
précepte constitutionnel. Il faut dire aussi que les conclusions que la Partie adverse tire de cette
construction de l'article 5.7 ("will bring about their immediate eviction", s'agissant des Salvadoriens)
- 31 -
ne reposent sur aucune base constitutionnelle ou juridique. Et une autre surprise en
complément. Le Président Jíménez de Aréchaga s'est refusé expressément à l'époque à entrer dans le
débat sur le statu quo (cf. C 4/CR 91/9, p. 28, et C 4/CR 91/10, p. 23), car il considérait que cette
question n'était pas envisagée dans le traité général de paix de 1980. Or, maintenant, précisément
dans le secteur de Tepanguisir, la Partie adverse nous surprend en défendant cette notion même
(cf. C 4/CR 91/30, p. 19). Manque de coordination ou acceptation de la position hondurienne ?
La Partie adverse cite également en passant les dispositions similaires figurant dans les
Constitutions honduriennes de 1957 et de 1965 (cf. ibidem). La réponse est toujours la même : la
lecture est-elle systématique ? Et par dessus tout El Salvador a-t-il établi à un quelconque moment
que ses nationaux ont acquis propriété ou possession, de combien de personnes il s'agit et de combien
de propriétés ou de terrains nous sommes en train de parler ? A aucun moment, Monsieur le
Président; à aucun moment El Salvador n'a apporté de preuves sur ces questions. De même qu'il n'a
jamais fourni le moindre élément de preuve au sujet de la merveilleuse réserve forestière
qu'El Salvador dit avoir créée dans une partie de la zone de Tepanguisir, où croissent et se
multiplient des arbres et des plantes on ne peut plus magnifiques et des espèces ornithologiques on ne
peut plus exotiques. Je me permets de répéter que, dans l'affaire qui nous occupe, la charge de la
preuve ne porte pas seulement sur l'existence desdites propriétés frontalières ni sur leur nombre et
leur étendue, mais essentiellement sur le moment chronologique où elles ont effectivement été
acquises.
Ce qui précède nous amène directement à la septième remarque qui concerne les déclarations
de l'ambassadeur Velásquez (cf. C 4/CR 91/30, p. 17 et 18), lesquelles constituent, semble-t-il, la
seule et unique preuve des effectivités salvadoriennes dans le secteur de Tepanguisir. El Salvador
prétend-il sérieusement que le document cité de l'ambassadeur Velásquez constitue une
reconnaissance de la part de la République du Honduras des prétendues effectivités ? Si c'est le cas,
la Partie adverse aura sans aucun doute simplifié la tâche qui incombait à la Cour d'évaluer, vu qu'il
n'y a pas le moindre indice de reconnaissance de souveraineté en faveur de quiconque. Qu'il me soit
permis, Monsieur le Président, de poser une question qui peut paraître caricaturale : le premier
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ministre de Gibraltar reconnaît-il la souveraineté de l'Espagne sur Gibraltar lorsqu'il déclare que les
Espagnols y ont des propriétés ? Ou bien le premier ministre espagnol reconnaît-il la souveraineté
anglaise lorsqu'il constate qu'un nombre croissant d'habitants de Gibraltar font l'acquisition de
propriétés dans le "Campo de Gibraltar" ? Voilà une situation litigieuse. Comme de bien entendu, la
réponse est non.
Passons maintenant à la huitième remarque qui concerne également la question de la
reconnaissance. Cette fois-ci, c'est au tour du secteur de Cayaguanca et de l'autre côté de la barre,
on a soutenu que la réplique hondurienne reconnaissait les effectivités salvadoriennes, en relevant un
paragraphe et je demande instamment à Messieurs les Juges de relire (cf. C 4/CR 91/30, p. 21). Ils
pourront constater que dans le paragraphe en question, le Honduras demeure fidèle à son application
systématique de l'uti possidetis juris et fait mention de ses effectivités dans la zone sans leur
attribuer un caractère autonome mais en confirmant le principe que je viens de citer. Nos
contradicteurs peuvent-ils nous dire où le Honduras a déclaré sa reconnaissance des effectivités
salvadoriennes, lesquelles ne sont même pas citées, ni évoquées directement ou indirectement dans le
document invoqué ? Ce qui, en revanche, est bien cité, c'est la date critique de 1821, dans une
référence évidente aux titres coloniaux antérieurs et à leur autonomie au moment de résoudre
juridiquement la question.
Et nous arrivons enfin au geste tardif, au Deus ex maquina de la proposition salvadorienne à
propos de l'article 66 du Règlement de la Cour. En dehors du fait que, comme il a été signalé à la fin
de l'audience d'hier, l'agent du Honduras se réserve le droit de faire connaître le point de vue de son
gouvernement en la matière, il conviendrait de formuler quelques observations à ce sujet. La
première sera que la proposition salvadorienne à la Cour semble poursuivre comme
"objectif d'établir la véritable situation de ces territoires contestés, sur lesquels les deux Parties
au présent différend ont soutenu avoir autorité et contrôle" (cf. C4/CR 91/30, p. 19).
Avec tout le respect dû, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, cette proposition implique un
renversement total de la position fermement maintenue par la République du Honduras tout au long
de la phase écrite et de la présente phase orale. Il s'agit, en peu de mots, d'une ruse saducéenne. En
effet, le Honduras a soutenu et soutient à propos de la totalité des secteurs litigieux que le principe à
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appliquer est celui de l'uti possidetis juris de 1821 et non pas celui des effectivités. Dans ce
contexte, il est difficile de comprendre à quoi rimerait une visite in situ de la Cour en vue de prouver
ledit principe. Est-il nécessaire de répéter à nouveau, Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
que le Honduras n'a jamais considéré que les effectivités constituent un titre juridique suffisant et
autonome par la solution de la présente controverse ? Est-il indispensable de rappeler une fois
encore que le Honduras mentionne les effectivités pour corroborer ou confirmer l'uti possidetis ou,
tout au plus, pour interpréter les titres coloniaux espagnols ? Non, cette idée a été répétée des
dizaines de fois au cours de la phase actuelle et de la précédente. Ce que cherche à faire
El Salvador, c'est, indépendamment du droit et du statu quo applicables, donner du relief à une
espèce d'"argument d'ambiance" favorable aux effectivités..
Mais la proposition hondurienne appelle une seconde remarque du fait de la contradiction
intrinsèque qu'elle renferme. El Salvador a fait valoir, depuis un peu moins d'un mois la difficulté
- voire l'impossibilité - à laquelle il se heurte de réunir des preuves sur les supposées effectivités en
raison des douloureux événements intérieurs qui accablent le pays depuis plusieurs années,
c'est-à-dire, d'une manière plus directe, en raison du risque physique découlant de la présence de la
"guerrilla". Et pourtant, El Salvador n'hésite pas à proposer à la Cour une visite sur les lieux, en
admettant d'abord que cela peut impliquer "some personal risk" puis en revisant immédiatement sa
propre position en offrant comme prognostic que "this risk is in fact minimal". Face à cela,
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, deux alternatives sont envisageables : ou bien le risque
existe véritablement, auquel cas la proposition faite à la Cour reste inexplicable, ou bien il n'y a
aucun risque réel, auquel cas l'invocation salvadorienne de la difficulté rencontrée pour réunir des
preuves dans les secteurs litigieux est dépourvue de tout fondement. Y a-t-il vraiment un risque ou
non ? Quelle que soit la réponse d'El Salvador à la question précédente, elle supposera une
contradictio in terminis avec ses propres thèses, affirmations ou propositions.
Et, enfin, si les effectivités salvadoriennes ne sont invoquées que pour les "zones marginales",
ces quelques rares effectivités sur des territoires résiduels justifient-elles l'inspection in situ de la
Cour ? Ou alors, au contraire, recourant à une nouvelle ruse, El Salvador rapporte-t-il ces
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effectivités à l'ensemble des secteurs contestés, contrairement à ce qu'il a soutenu hier ici même ? En
résumé, dans la première partie de son intervention, M. Oakley, hier, a prétendu avoir démontré
toutes les effectivités salvadoriennes, à l'exception du Goascorán. Dans la deuxième partie, il a
invité la Cour a recourir à l'article 66 de son Règlement. A-t-on besoin d'une meilleure
démonstration du fait qu'El Salvador, en réalité, sait bien qu'il n'a fourni strictement aucune preuve ?
Il s'agit d'une proposition désespérée, vu que la Partie adverse n'a présenté aucun élément de
preuve dans ses phases orales. Bien entendu la République du Honduras se tient à l'entière
disposition de la Cour si celle-ci décidait de faire usage de l'article 66 de son Règlement; mais nous
devons tenir compte que la présente affaire est un contentieux de délimitation et non pas
d'attribution, raison pour laquelle la tâche de la Cour ne devrait pas consister à vérifier les
"effectivités" mais plutôt à vérifier le tracé de la frontière proposé par chacune des Parties. D'autre
part, aucun élément nouveau ne s'est produit depuis la présentation des premières écritures et par
conséquent cette demande est tardive.
Je vous remercie de l'attention que vous avez bien voulu m'accorder. Merci, Monsieur le
Président, Merci, Messieurs les Juges.
THE PRESIDENT: I thank Professor Sánchez Rodríguez. I understand that the delegation of
Honduras will be willing to start this very morning the hearings on the problem of the islands. If that
is so, the Chamber will take a break so that we can start those hearings within 15 minutes and we
will continue in the afternoon.
L'audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 40.
- 35 -
The PRESIDENT: Please be seated. The sitting is resumed, and we start now the hearings
under Article 2, paragraph 2 of the Special Agreement which reads, "to determine the legal situation
of the islands and maritime spaces". We shall start today our consideration of the problem of
islands, and I give the floor to Professor Sánchez Rodríguez.
M. SANCHEZ RODRIGUEZ : Monsieur le Président, Messieurs les Juges de la Cour, j'ai à
nouveau le plaisir de prendre la parole devant vous et je le ferai dans le même esprit que lors des
deux occasions précédentes. En ce moment, l'objet de mon intervention sera la controverse insulaire,
une question qui affecte particulièrement la sensibilité politique des Parties et une question qui
semble également particulièrement complexe du point de vue historique et juridique, comme il ressort
des documents et des thèses de l'une et l'autre Parties telles que reflétées dans les divers écrits
soumis. Toutefois, à mons avis, cette complexité est plus apparente que réelle car les positions des
deux Parties répondent à des stratégies et à des comportements qui, dans la vérité des faits, s'avèrent
plus simples.
Je me propose de diviser mon intervention en trois parties clairement différenciées. Dans la
première, je formulerai certaines propositions visant à synthétiser les divergences qui se font jour
dans les écrits; la deuxième partie sera consacrée à l'examen du droit applicable à la controverse;
enfin, la troisième partie de mon exposé cherchera à répondre à certaines affirmations contenues
dans l'écrit de réplique soumis par El Salvador ainsi qu'à formuler les conclusions qui s'imposent.
Pour la séance de ce matin j'espère, Monsieur le Président, exposer les deux premières parties.
I. LES PROPOSITIONS DU HONDURAS
Comme je viens de l'indiquer il y a un instant, les écrits des Parties sont source d'un véritable
torrent de données et de références historiques qui risque de mener à un débat de pur historicisme et,
tel l'arbre, nous empêche de voir la forêt. Il va de soi que les données historiques revêtent une
importance essentielle dans ce débat mais à condition que soit seulement retenue la partie de l'histoire
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qui est déterminante pour l'objet dudit débat; l'histoire est au coeur de controverses telles que celle
dont nous nous occupons, mais elle ne peut être obscurcie, relativisée et rendue confuse au point qu'il
soit recommandable de se passer d'elle. En réalité, l'histoire nous est également source de vérités
objectives.
Revenir une fois de plus sur les diverses données qui ont été apportées par chaque Partie et qui
ont été analysées de manière critique par la Partie adverse, risquerait d'être un exercice quelque peu
frustrant et, en outre, répétitif. En revanche, les questions de fond, elles, peuvent et doivent un fois
encore retenir notre attention. Et c'est précisément à cette tâche que je me propose maintenant de
m'atteler, étant entendu que mon rôle consiste à formuler les propositions que le Honduras estime
décisives pour la solution du litige.
Première proposition : la controverse insulaire porte exclusivement sur les îles de
Meanguera et Meanguerita. Il est d'une importance capitale de déterminer l'objet de la controverse
insulaire, compte tenu de la divergence des positions adoptées par les Parties. Le Honduras soutient
que la controverse porte sur la titularisation de la souveraineté territoriale sur les îles de Meanguera
et Meanguerita et cette position se fonde au départ sur l'article 2.2 du compromis de 1986, selon
lequel l'objet du litige consiste, pour le cas qui nous occupe à l'heure actuelle, à "déterminer le
régime juridique des îles". Cette formulation est identique à celle employée à l'article 18.4 du traité
général de paix. Les deux textes malgré la froideur de leur libellé, n'en sont pas moins tout à fait
expressifs quant à la portée exacte de la controverse insulaire; toutefois, vu les dispositions de
l'article 31 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, la simple interprétation
littérale bona fide, nous amènerait, compte tenu de l'objet et de la finalité du traité, à une première
conclusion : la controverse ne porte pas sur toutes les îles, car si les Parties avaient voulu étendre la
contoverse à la totalité de la situation insulaire, de toute évidence, elles l'auraient indiqué sans
équivoque dans les textes pertinents. Si nous considérons le contexte que vise l'article 31 proprement
dit et, notamment le contexte historique, nous aboutissons à une seconde conslusion : il n'a jamais
existé de controverse entre les deux Parties sur la totalité des îles situées dans le golfe de Fonseca.
En outre, les accords et la pratique ultérieure des Parties (art. 31.3 de la convention de 1969),
- 37 -
corroborent une troisième conclusion : la controverse s'est toujours limitée aux îles de Meanguera et
Meanguerita. Enfin, si nous recourons aux moyens complémentaires d'interprétation envisagés à
l'article 32 de la Convention de Vienne, dans l'idée que les conclusions atteintes en application de
l'article 31 exigent une confirmation ou suscitent de sérieux doutes, nous nous retrouvons au même
point : la controverse ne porte pas sur l'ensemble des îles du golfe mais seulement sur Meanguera et
Meanguerita. Le Honduras n'a jamais mis en doute la souveraineté d'El Salvador sur certaines îles
et, à l'inverse, le Honduras estime qu'El Salvador n'a jamais revendiqué la souveraineté sur certaines
îles honduriennes.
Ainsi donc, les quatre conclusions qui viennent d'être exposées, à partir d'une interprétation
des termes du traité général de paix et du compromis, ont été suffisamment argumentées dans les
trois écrits présentés par le Gouvernement du Honduras (cf. MH, vol. II, chap. XIII et XIV, p. 483
et suiv.; CMH, vol. II, p. 633 à 635; RH, vol. II, p. 883 et suiv.). L'analyse figurant dans ces
mêmes documents fait ressortir à l'évidence que la controverse a porté non pas sur toutes les îles
mais strictement sur les seules îles de Meanguera et Meanguerita.
La position salvadorienne sur ce point est délibérément ambiguë. Au début, El Salvador
mentionne les îles dont la souveraineté est en litige (cf. MES, vol. I, chap. 1.2); par la suite il fait
allusion à "a number of islands in the Golfo de Fonseca" (ibidem, 10.1). Plus tard encore, après
avoir nié que la controverse se réduise aux îles de Meanguera et Meanguerita. la Partie adverse
s'abstient de spécifier les îles litigieuses (cf. CMES, vol. I, chap. 6.2), tout en ajoutant des références
à toutes les îles. (cf. ibidem, chap. 6.3 et 6.4). Enfin, la République d'El Salvador borne sa position
effectivement à Meanguera et Meanguerita et, dans un geste quelque peu théâtral de dernière heure
consacre une section monographique à l'île d'El Tigre (voir RES, vol. I, chap. 5.36-5.43). A mon
avis, Messieurs les Juges, le développement même de l'argumentation d'El Salvador corrobre la
conclusion que j'ai avancée il y a un instant, étant donné que tout en affirmant rhétoriquement que
toutes les îles ou un nombre indéterminé de ces îles font l'objet de la controverse, nos adversaires font
néanmoins porter tous leurs efforts sur Meanguera et Meanguerita, pour étendre leurs prétentions
dans la réplique à l'île d'El Tigre. Même en faisant abstraction de ce dernier fait sur lequel je
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reviendrai dans la dernière partie de mon intervention, la position de la Partie adverse souffre d'une
certaine dose d'imprécision : en effet, après avoir entamé une approche sinueuse et confuse au sujet
de l'île d'El Tigre, elle l'élargit au dernier moment, et en une position artificielle, rhétorique et sans
fondement qui ne constitue en fait qu'un simple expédient de procédure. En effet, il découle sans
équivoque de ce qui précède que, tout d'abord, El Salvador a laissé dans l'imprécision le nombre et la
dénomination des îles controversées; deuxièmement, les arguments et les éléments de preuve apportés
par El Salvador portent sur Meanguera et Meanguerita, et ce pour l'époque républicaine, étant donné
que pour l'époque coloniale la Partie adverse ne fournit aucun élément de preuve; troisièmement,
dans le dernier écrit de réplique El Salvador s'étend davantage sur la controverse concernant l'île
d'El Tigre. Tout ce qui précède renforce la thèse hondurienne selon laquelle la controverse insulaire
se limite en fait aux deux îles en question, étant donné que l'imprécision délibérée entretenue pendant
la première phase et l'artifice utilisé pour l'île d'El Tigre ne représentent en fin de compte que de
simples tactiques de procédure.
En conséquence, une fois mis de côté le cas particulier de l'île d'El Tigre, la divergence entre
les Parties à propos de l'objet de la controverse insulaire se révèle davantage formel et rhétorique que
de fond. Depuis le mémoire jusqu'à la réplique, les efforts des deux pays ont porté sur les deux îles
de Meangura et Meanguerita. D'où l'énoncé de notre première proposition, sans que celle-ci soit
dénaturée du fait que ni dans le traité général de paix ni dans le compromis, les Parties aient fait
expressément référence aux deux îles contestées depuis plus d'un siècle.
Si El Salvador affirme que toutes les îles du golfe sont incluses dans la controverse, il doit
expliquer clairement la raison pour laquelle la majeure partie de ces îles n'ont pas fait l'objet dans les
écrits soumis ni d'une réclamation ni même d'un quelconque intérêt de la part d'aucune des deux
Parties. Il devra également expliquer pourquoi l'île d'El Tigre a mérité aussi peu d'attention dans son
mémoire (voir MES, vol. I, chap. 11.12 et 11.13).
Lors de son intervention orale à propos de "l'objet du différend", M. Paul de Visscher a déjà
eu l'occasion de traiter ce problème concret. Sa conclusion, la conclusion du Honduras, est que la
controverse s'est centrée à tous moments sur les îles de Meanguera et Meanguerita depuis la
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reconnaissance déjà ancienne, de la part d'El Salvador, de la souveraineté hondurienne sur l'île
d'El Tigre en 1854. L'uniformité du mode d'interprétation des traités, reflétée dans la règle
fondamentale de l'article 31 de la convention de Vienne de 1969, amème inévitablement à la
conclusion qu'a exposée devant vous M. Paul de Visscher. en effet, aussi bien le texte proprement
dit du traité (qui exclut l'expression toutes et chacune des îles), que surtout les éléments
extrinsèques, à savoir les négociations diplomatiques et le comportement des Parties pendant la
période comprise entre le traité général de paix et l'élaboration du compromis, corroborent la thèse
hondurienne, comme croit l'avoir démontré dans ses écrits le pays que j'ai l'honneur de représenter.
Deuxième proposition : l'origine de la controverse sur Meanguera et Meanguerita remonte
à 1854 et à cette date intervient un effet de statu quo. Après le faible peuplement qui s'est produit
dans les deux îles au cours de la dernière phase de la domination coloniale, époque où elles ne
revêtaient qu'un faible intérêt économique, l'importance du golfe de Fonseca et de certaines de ces
îles a augmenté à l'époque post-coloniale, par suite du projet de chemin de fer interocéanique. C'est
ce qui explique que le Gouvernement du Honduras mette en vente auprès de citoyens étrangers
certaines îles du golfe, notamment celles de Meanguera, Meanguerita et El Tigre, ce qui suscite une
forte opposition de la part d'El Salvador en 1854. C'est à cette date exactement que commence la
controverse entre les deux pays sur Meanguera et Meanguerita (voir MH, vol. II, p. 493 et suiv.).
Après l'échec de la convention Cruz-Letona de 1884, c'est à la convention Zelaya-Castellanos
de 1886 (qui prévoyait à son article 3 le recours à un règlement arbitral) de stipuler, à son article 5,
ce qui suit :
"Pendant qu'il sera procédé à la délimitation définitive qui fait l'objet de la présente
convention, les autorités et les villages frontaliers garderont et respecteront la ligne de
démarcation qui était valable en 1884 et qui fut ratifiée par le statu quo convenu entre les
gouvernements des deux républiques et en ne tenant nullement compte de la ligne frontière
tracée par les délégués M. Franciso Cruz et M. Lisandro Letona et qui n'a pas été approuvée
par le congrès du Honduras."
Presque immédiatement, la convention de 1889 prévoit à son article 2.3, ce qui suit :
"Il sera entendu que chaque république est souveraine du territoire qui constituait, à la
date de l'indépendance, respectivement, la province de San Salvador et l'Alcaldía Mayor de
Sonsonate et la province du Honduras."
En d'autres termes, du moment que la controverse entre les Parties à propos de Meanguera et
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Meanguerita (en faisant abstraction pour le moment de l'île El Tigre) débute en 1854 et du fait qu'en
application de l'article 5 de la convention Zelaya-Castellanos, la situation juridique du différend se
trouve ramenée à la situation antérieure à celle de 1884, à savoir celle existant avant la revendication
salvadorienne précitée de 1854, nous assistons à l'apparition d'un effet juridique de portée double.
D'une part, le droit applicable sera celui de l'uti possidetis juris de 1821, une question que je ne fais
que mentionner pour l'instant et sur laquelle je reviendrai ultérieurement. D'un autre côté, les Parties
ont accepté le retour au statu quo ante qui est celui de 1854.
Il n'est pas nécessaire de répéter devant Messieurs les Juges les effets juridiques qui découlent
du statu quo accepté par voie de convention par les Parties, puisque j'ai déjà traité de cette question
de manière plus détaillée au cours de ma première intervention devant vous à propos de la zone de
Tepanguïsir. Il suffit de rappeler à ce stade que la conséquence juridique la plus certaine qui découle
du statu quo se traduit par l'impossibilité de se prévaloir des actes d'exercice de souveraineté sur la
zone contestée dans le but de modifier les effets de l'application des principes juridiques applicables
à la détermination de cette souveraineté. Autrement dit, le statu quo conventionnel a pour effet que
les actes de souveraineté postérieurs à la date convenue ne peuvent être pris en compte aux fins de
l'attribution ou de la délimitation du territoire : en effet, la source de cette obligation n'est pas une
disposition contingente de l'accord, mais la nature même du processus de règlement dont les Etats ont
reconnu la nécessité et décidé le principe.
Si nous appliquons l'approche théorique précédente à Meanguera et Meanguerita, la
conséquence est évidente : aucun acte de juridiction ou de souveraineté accompli par El Salvador sur
les îles postérieurement à 1854 n'est opposable au Honduras. Et cette importante conséquence vaut
également pour le droit applicable étant donné que si les Parties ont convenu de résoudre leur
controverse en recourant à l'uti possidetis juris de 1821, ce seront les titres historiques qui
décideront du sort de Meanguera et Meanguerita. Les actes d'exercice pacifique et continu des
fonctions étatiques postérieurs à 1854 ont, en revanche, été expressément rejetés par les Parties
comme principes juridiques possibles permettant de résoudre la controverse insulaire.
Mais les choses ne s'arrêtent pas là. Le statu quo antérieur a un sens et une interprétation
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précis en ce qui concerne la controverse insulaire. Néanmoins, comme j'ai eu l'occasion de
l'expliquer dans mon intervention sur Tepanguïsir, il existe en outre un autre statu quo qui revêt une
importance d'ordre général dans la controverse entre le Honduras et El Salvador et par conséquent en
a également une dans le cas de la controverse insulaire. Je veux parler du statu quo de 1969 qui est
visé à l'article 37 du traité général de paix de 1980, et selon lequel "les deux Etats s'engagent à ne
provoquer aucun fait, acte ou situation nouvelle risquant de perturber ou modifier l'état de choses
existant dans les zones avant le 14 juillet 1969". Voici donc une troisième date déterminante qui doit
s'ajouter à celles de 1821 et 1854 ayant pour effet de rendre inopposables à une Partie tous les actes
ou faits réalisés ou suggérés par l'autre Partie et qui se seraient produits entre 1854 et 1969. Il est de
notoriété qu'El Salvador produit de nombreux actes, juridictionnels et autres, postérieurs à cette
dernière date, un fait qui ne saurait passer inaperçu à Messieurs les Juges de la Cour.
Troisième proposition : le droit applicable à la controverse insulaire est l'uti possidetis juris
de 1821 et non pas l'uti possidetis juris de facto ou l'occupation suivie d'un exercice pacifique et
continu des fonctions étatiques. La République du Honduras a maintenu une position rigoureuse et
cohérente en ce qui concerne l'évaluation de l'uti possidetis juris de 1821 comme droit applicable à
la controverse en cause, tant pour ce qui est du litige terrestre que pour ce qui est du litige insulaire,
conformément à l'article 26 du traité général de paix de 1980 et à l'article 5 du compromis de 1986,
comme l'a exposé avec éloquence et brio mon éminent collègue le professeur Paul de Visscher.
Comme je disais il y a quelques instants, la position du Honduras en la matière a été à tout
moment claire et catégorique pour ce qui est de l'application de l'uti possidetis juris de 1821 à la
solution de la controverse insulaire (cf. MH, vol. II, p. 521 et suiv.; CMH, vol. II, p. 636 et suiv.;
RH, vol. II, p. 900 et suiv.). Naturellement, il s'agit de l'uti possidetis correctement compris selon la
définition qu'en donne la jurisprudence internationale dans son ensemble et tout particulièrement la
Chambre de la Cour internationale de Justice dans l'affaire Burkina Faso c. Mali. Je ne crois pas
nécessaire pour le moment de revenir une fois encore sur le contenu exact de ce principe, étant donné
que cela a été développé exhaustivement dans les trois écrits présentés par le Honduras et dans
l'exposé même du professeur Paul de Visscher.
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Malgré cela, la Partie adverse a insisté sur l'exercice de la souveraineté territoriale sur les îles,
donnant ainsi la primauté à l'effectivité (cf. MES, vol. I, chap. 10.1-10.11 et chap. 11; CMES, vol. I,
p. 166 et suiv.; RES, vol. I, p. 121 et suiv., notamment chap. 5.33-5.35) et reléguant de la sorte le
principe mentionné à un plan totalement secondaire et accessoire en tant qu'argument supplétoire en
matière de preuve. Je n'insisterai pas ici sur ce point précis, vu qu'il fera l'objet de la deuxième
partie de mon intervention devant vous. Je souhaite simplement faire valoir dès à présent que la
position salvadorienne en ce qui concerne la question insulaire me semble être la seule possible pour
essayer de défendre ses intérêts, ce qui ne veut bien sûr pas dire qu'elle soit conforme aux principes
du droit international. En effet, comme nous aurons l'occasion de le vérifier ultérieurement,
El Salvador ne dispose pas de titres historiques de la période coloniale et en outre, comme le
reconnaît expressément la Partie adverse, il est seulement "possesseur paisible et incontesté de l'île
de Meanguera depuis 1833" (CMES, vol. I, chap. 6.59). Dans ces circonstances, je comprends
parfaitement que les conseils-avocats de la Partie adverse aient eu à recourir à l'expédient de
l'occupation pacifique et continue des îles, faute de quoi elle manquerait même d'arguments
rhétoriques. Mais le recours aux effectivités n'est pas justifié dans le cas de Meanguera ni de
Meanguerita du point de vue du droit international, et n'a rien à voir avec les situations qui
prévalaient dans les affaires du Statut juridique du Groënland oriental et des Minquiers et
Ecréhous.
Mais, je le répète, je comprends la position des collègues qui représentent la Partie adverse : si
les documents espagnols antérieurs à 1821 prouvent que les îles sont situées dans le ressort de la
province du Honduras, si les Salvadoriens eux-mêmes acceptent qu'avant 1833 ils n'ont rien eu à
voir avec Meanguera, il ne reste pas d'autre alternative juridique que d'utiliser les arguments qu'ils
ont utilisés. Mais le principe de l'uti possidetis est très strict quant à la date critique de 1821, et
par-dessus le marché le statu quo de 1854 rejette également les actes postérieurs à cette dernière
date. En conséquence, les efforts de la Partie adverse se révèlent complètement vains.
Les Parties se sont mises d'accord pour appliquer l'uti possidetis juris également au différend
insulaire et ce principe est le seul qui lui soit applicable.
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Quatrième proposition : les documents coloniaux espagnols prouvent qu'en 1821 les îles de
Meanguera et Meanguerita faisaient partie intégrante de la province du Honduras. L'Etat que j'ai
l'honneur de représenter a soumis une étude historique complète et détaillée sur les titres qui
permettent de démontrer qu'au moment de l'indépendance l'une et l'autre îles avaient été attribuées à
la province du Honduras par décision de la Couronne espagnole (MH, vol. II, p. 527 et suiv.; CMH,
vol. II, p. 644 et suiv.; RH, vol. II, p. 922 et suiv.). Ces documents ont provoqué un débat avec la
Partie adverse sur lequel je ne crois ni utile ni nécessaire de revenir à l'heure actuelle, étant donné
que ces documents sont connus de Messieurs les Juges.
Toutefois, El Salvador a accordé une bien moindre importance à ces documents dans son écrit
initial (cf. MES, vol. I, chap. 12). C'est seulement dans le deuxième écrit qu'il a commencé à insister
sur ce type de documents, d'abord dans un esprit éminemment défensif (cf. CMES, vol. I, p. 147 et
suiv.), puis dans une perspective positive ou affirmative (dans le troisième écrit, cf. ibid ., p. 166 et
suiv.). En fin de compte, à l'heure actuelle, El Salvador donne une importance identique aux titres
coloniaux et aux actes de souveraineté étatique (cf. RES, vol. I, chap. 5.15-5.23).
Autrement dit, en accord avec l'affirmation de l'uti possidetis juris de 1821 en tant que droit
applicable à la solution du différend insulaire, la République du Honduras a soumis une importante
étude sur les documents coloniaux, qui a déclenché une dynamique à laquelle El Salvador n'a pas pu
se soustraire.
Dans ce contexte, le Honduras croit avoir prouvé, au moyen des documents espagnoles de la
période coloniale, les points suivants : tout d'abord, depuis le XVIe
siècle le Honduras possédait des
côtes sur l'Atlantique et sur le Pacifique et exerçait sa juridiction sur les îles du golfe de Fonseca,
notamment dans les îles de Meanguera et Meanguerita; deuxièmement, la "Real Cédula" de 1580 a
eu pour résultat le détachement de la juridiction de Guatemala de la ville de Choluteca et des îles
dépendantes et leur adjonction à la "Alcaldía Mayor del Real de Minas de Tegucigalpa", une donnée
d'une importance décisive dont El Salvador n'a pas réussi à réfuter la valeur; troisièmememt, au
cours des XVIIe
et XVIIIe
siècles, les fréquentes invasions des pirates et des corsaires ont provoqué
un dépeuplement progressif des îles du golfe et, en particulier, de celles de Meanguera et
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Meanguerita; enfin, en 1821, El Salvador et son évêché (il doit bien entendu s'agir de l'évêché de
Guatemala, vu qu'El Salvador à ce moment-là n'avait pas d'évêché) n'avaient pas dans leur ressort
les îles litigieuses. Aussi, les titres coloniaux attestent-ils une supériorité de la position hondurienne
ainsi qu'en ce qui concerne l'uti possidetis juris même si ces titres ne sont pas très fréquents dans les
années antérieures à 1821 compte tenu de la faible densité de peuplement du territoire.
Cinquième proposition : le soi-disant "argument religieux", c'est-à-dire les actes de la
juridiction écclésiastique, revêt une importance particulière dans le cas des îles de Meanguera et
de Meanguerita et a été accepté par les Parties comme preuves de l'uti possidetis juris de 1821. La
portée des documents comme moyens de preuve de l'uti possidetis juris a été expressément acceptée
par les Parties à l'article 26 du traité général de paix, d'où il ressort que sont admissibles :
"les documents établis par la Couronne d'Espagne ou toute autre autorité espagnole, laïque
ou écclésiastique, durant l'époque coloniale, qui indiquent les ressorts ... de territoires..."
A cet égard, il faut noter que depuis le XVIe
siècle, aussi bien la cure de Choluteca que la
"Guardanía" franciscaine de Nacaome qui détenaient la juridiction écclésiastique sur les îles de
Meanguera et Meanguerita sont devenues partie intégrante de l'aire géographique correspondant à
l'évêché de Comayagua. Il a également été établi que depuis le XVIe
siècle (voyage du Frère Alonso
Ponce de 1586), la "Guardanía" de Nacaome exerçait sa juridiction écclésiastique sur les îles comme
il ressort du rapport élaboré par ladite autorité religieuse, et Nacaome dépendait de Tegucigalpa.
Cette situation se prolonge pour le moins jusqu'à 1816 puisque le mémoire rédigé cette même année
par le Frère Manuel Bendaña qui était également une autorité religieuse, met en évidence le lien
juridictionnel de deux îles avec Nacaome, qui dépendait à son tour de Tegucigalpa. Nous croyons
également avoir prouvé que les limites de l'intendance du Honduras qui englobaient l'évêché de
Comayagua, n'ont subi aucune transformation entre 1791 et 1821 (cf. à cet égard MH, vol. II, p. 531
et suiv. et annexe XIII. 2.3.c, p. 2296; CMH, vol. II, p. 644 et suiv.; RH, vol. II, p. 945 et suiv.).
En conséquence, du point de vue de la juridiction religieuse, les îles du golfe ont dépendu
depuis le XVIe
siècle de Nacaome et de Choluteca et ces deux entités spirituelles étaient englobées
dans l'évêché du Honduras. Ce fait est d'une importance capitale comme élément de preuve de l'uti
possidetis, car, comme nous le savons, la "Ordenanza Real IVa
" de 1571 a établi que la juridiction
- 45 -
civile et la juridiction écclésiastique devaient coïncider. Il n'est donc pas question d'ignorer les
importants documents émanant des autorités religieuses espagnoles pendant l'époque coloniale; le
faire reviendrait à ne pas tenir compte du mécanisme même de la colonisation mis en oeuvre par
l'Espagne. Quant au fait qu'en plus de la cure ordinaire intervenaient également certains ordres
religieux - tels que celui des Franciscains et d'autres - est tout à fait habituel dans le processus de
colonisation.
En somme, les documents émanant des autorités religieuses corroborent sur tous les points les
documents émanant des autorités civiles coloniales et établissent que les îles de Meanguera et
Meanguerita faisaient partie en 1821 du territoire du Honduras.
Sixième proposition : l'île d'El Tigre n'a jamais été soumise à la juridiction salvadorienne,
que ce soit formellement ou matériellement, et sa revendication par El Salvador ne représente
qu'une simple manoeuvre tactique sans aucun fondement documentaire. En dehors des réfutations
formulées par le Honduras face à cette étonnante revendication salvadorienne et sur lesquelles je
reviendrai dans la dernière partie de mon intervention, je souhaiterais attirer l'attention sur un fait
significatif et révélateur. Les documents apportés par El Salvador comme éléments de preuve
présumée de la juridiction de ce pays sur l'île en question, relèvent en grande partie d'une manoeuvre
trompeuse étant donné qu'ils se réfèrent non pas à El Tigre (île) et à son port d'Amapala, mais à
Amapala, à Punta de Amapala ou au "Convento de Nuestra Señora de la Nieves de Amapala", situés
sur la côte d'El Salvador. Précisément sur la carte qui vous a été envoyée et où on a tenté de signaler
où ils se trouvent [Amapala, Amapalita et Amapala sur l'île de Tigre. Ce tour de prestidigitation
toponymique relève pratiquement de l'art dans les documents prévus par la Partie adverse car ceux-ci
paraissent prouver de la sorte - apparemment sans l'ombre d'un doute - qu'Amapala dépendait
entièrement de la juridiction d'El Salvador. Et c'était effectivement le cas mais celui de la Amapala
située sur le continent et non pas de l'île d'El Tigre. Je me permets donc d'attirer respectueusement
l'attention de Messieurs les Juges pour que le tri soit fait entre le bon grain et l'ivraie, entre les
documents utiles et les documents inutiles apportés par la Partie adverse (cf. à cet égard MH, vol. II,
p. 480 et 481; RH, vol. II, p. 985 et suiv.)
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* * *
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, en soumettant ces propositions j'ai essayé
- peut-être sans succès - de synthétiser un nombre considérable de pages consacrées à l'histoire des
îles jusqu'à 1821. Avec les six propositions que je viens de formuler, j'ai ramené la position du
Honduras aux noyaux que j'estime d'un point de vue juridique irréductibles en ce qui concerne le
différend insulaire sur Meanguera et Meanguerita, conformément aux écrits qui vous ont été soumis.
Il se peut que l'aspect le plus saillant de cette présentation du Honduras soit son insistance sur les
titres coloniaux espagnols en accord logique avec l'uti possidetis et la notion de statu quo de 1854.
La Partie adverse a accusé à diverses reprises le Honuras d'essayer de "souffler en même temps le
chaud et le froid"; sincèrement je ne crois pas que ce soit le cas puisque le pays que je représente a
uniquement recherché la chaleur, c'est-à-dire les documents coloniaux qui attestent l'uti possidetis,
sans s'occuper en même temps du froid, c'est-à-dire des actes de juridiction étatiques postérieurs à
l'indépendance. C'est par contre précisément ce que fait la Partie adverse puisqu'El Salvador a
commencé, initialement, à mettre en relief les actes de souveraineté, les actes de manifestation
continue de l'autorité étatique supposément réalisés à partir de 1821 et de 1854; il a par la suite
cherché un refuge plus confortable dans les documents coloniaux espagnols, mais il l'a fait sans
conviction et sans apporter de preuves ni nombreuses ni pertinentes.
Mais c'est là une question intimement liée au problème du droit applicable dont je vais traiter
immédiatement dans la deuxième prtie de mon intervention.
II. LE DROIT APPLICABLE AU DIFFEREND INSULAIRE
Comme j'ai déjà eu l'occasion de l'indiquer, la position du Honduras consistant à affirmer que
le principe de l'uti possidetis juris de 1821 constitue le droit applicable au différend insulaire sur
Meanguera et Meanguerita est indiscutable. Par contre, El Salvador se met de nouveau à "souffler
en même temps le chaud et le froid" du fait qu'il argue alternativement de deux principes différents :
celui de l'uti possidetis (d'une manière purement rhétorique) et celui de l'occupation effective (en tant
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qu'argument réel).
En effet, dans les quelques pages consacrées très succinctement par El Salvador dans son
premier écrit au "droit applicable" (cf. MES, vol. I, chap. 10), ce pays soutient que le différend
insulaire est un différend sur l'attribution du territoire et non sur la délimitation territoriale. Il en
déduit qu'il faudrait donner la prééminence aux actes de souveraineté réalisés respectivement par les
Parties sur les îles, puisque ce qui prévaudrait ne serait pas l'uti possidetis mais l'effectivité de
l'occupation; à cette fin, El Salvador nous apporte les lumières d'une jurisprudence internationale
bien connue relative aux affaires de l'Ile de Palmas, du Statut juridique du Groënland oriental et
des Minquiers et Ecréhous.
Dans le deuxième écrit les affirmations de la Partie adverse gagnent encore en audace - et,
dans le fond, en confusion - (cf. CMES, vol. I, p. 161-165), étant donné qu'à propos de l'objet du
différend, elle soutient que le régime général des îles (de toutes les îles naturellement) ne doit pas être
défini à partir de l'uti possidetis (ce qui ferait que les îles devraient être déclarées comme appartenant
à El Salvador du fait des titres historiques supérieurs détenus par ce pays pendant l'époque coloniale)
mais en fonction de l'exercice pacifique et continu de la souveraineté (dont l'application, disent les
Salvadoriens, produirait le même effet). La thèse est audacieuse puisqu'au fond elle nie l'existence
du différend ou son résultat; la thèse est également confuse puisqu'elle revient à nier toute
importance à la détermination du droit applicable dans la mesure où tout le droit international
produirait un résultat identique; et la thèse peut être également qualifiée de contradictoire car si le
litige doit se résoudre en fonction de l'exercice pacifique et continu de la souveraineté, les pages
qu'El Salvador consacre aux titres coloniaux espagnols sont parfaitement gratuites.
Finalement, dans le dernier écrit, la position de la Partie adverse semble être plu claire (cf.
RES, vol. I, chap. 5.1 et 5.2) : le droit applicable serait l'occupation, suivie d'un exercice pacifique et
continu de la souveraineté territoriale sur les îles. Les titres historiques ne sont versés au dossier que
comme un élément de preuve annexe et accessoire. Il n'en reste pas moins que la première
affirmation peut amener à se demander si El Salvador, au fond, ne se réfère pas à l'uti possidetis de
facto au sens brésilien de ce concept.
- 48 -
A propos de tout ce qui précède, la République du Honduras souhaite formuler quelques
observations.
A) Conflits d'attribution et conflits de délimitation
El Salvador maintient que du fait que l'affaire qui nous occupe traite d'un conflit d'attribution
de territoire et non de délimitation, il n'y a pas lieu d'avoir recours à l'uti possidetis. Cette
affirmation repose sur une différenciation classique qui a néanmoins été relativisée par la Cour
internationale de justice dans l'affaire du Burkina Faso c. Mali, lorsque celle-ci fait observer que
"chaque délimitation, aussi étroite que soit la zone controversée que traverse le tracé, a pour
conséquence de répartir les parcelles limitrophes de part et d'autre de ce tracé". Et de toutes façons,
l'effet d'une décision judiciaire "qu'elle soit rendue dans un conflit d'attribution territoriale ou dans un
conflit de délimitation, est nécessairement d'établir une frontière" (C.I.J. Recueil 1986, p. 563,
par. 17). C'est exactement ce que les Parties attendent en ce moment de cette Chambre de la Cour, à
savoir, établir la frontière qui les sépare et dans le cas des îles, déterminer de quel Etat celles-ci
relèvent du point de vue de la souveraineté territoriale.
La question revient donc à préciser si l'uti possidetis juris peut être appliqué dans un
contentieux sur des îles, qu'il s'agisse d'un conflit d'attribution ou d'un conflit de limitation. En effet,
à notre avis, la qualification du conflit, telle que nous venons de la voir, n'est pas déterminante aux
fins de la détermination du droit applicable; ce qui importe en fait est de préciser si nous nous
trouvons face à un problème de succession d'Etats en matière d'îles ou si, au contraire, nous nous
trouvons dans un cas d'acquisition originelle du territoire par suite d'une découverte et d'une
occupation, suivie d'un exercice pacifique et continu de fonctions étatiques. Voilà les deux
alternatives qui caractérisaient l'affaire de l'Ile de Palmas, en accord avec les thèses respectivement
annoncées par les Pays-Bas et le Etats-Unis.
Il est évident que dans le cas des îles de Meanguera et Meanguerita la découverte et l'occupation
effective ultérieure de ces îles de la part de l'Espagne ne sont nullement en cause et que nous nous
trouvons donc dans le cas d'une succession entre Etats; en effet, le problème au centre du débat se
pose de la façon suivante : qui a succédé à l'Espagne dans la souveraineté territoriale sur Meanguera
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et Meanguerita ?
Compte tenu de ce qui précède, nous tenons pour irrecevable la thèse salvadorienne
concernant la distinction entre les conflits d'attribution et les conflits de délimitation en vue de la
détermination du droit applicable. Dans l'un et l'autre cas, la fonction de la Cour consiste à
déterminer le tracé de la frontière ou le titulaire de la souveraineté. Comme le maintient d'une
manière très expressive M. Barberis ("La règle de l'uti possidetis dans les différends limitrophes
entre Etats hispanoaméricains", dans Liber Amocorum. Colección de Estudios Jurídicos en
homenaje al Prof. Dr D. José Pérez Montero vol. I, Oviedo, 1988, p. 141), l'uti possidetis signifie
que la décision de cette Chambre de la Cour aura un effet déclaratif et non pas constitutif,
"et cet unique objectif qui consiste à trouver la limite de l'époque coloniale vaut autant dans le
cas où elle cherche à savoir si la limite inclut une île ou une région à l'intérieur d'une ancienne
division que dans le cas où il s'agit de préciser le tracé d'une ligne limitrophe".
Le droit applicable dépendra de savoir si ce qui est en cause est un titre originel de souveraineté,
motivé par l'occupation effective ou un titre juridique découlant d'un autre titre antérieur comme il
arrive dans les successions d'Etats.
Etant donné cela, la question est la suivante : sommes nous devant une succession d'Etats oui
ou non ? Et la question n'est pas pertinente si nous nous trouvons devant un conflit d'attribution ou
un conflit de délimitation. Ce qui importe c'est que nous ne sommes pas en présence de terra
nullius, nous sommes en présence d'un phénomène de succession d'Etats de la Couronne espagnole.
Et cela est décisif par rapport au droit applicable à la controverse.
B) uti possidetis juris et succession entre Etats
Comme l'a fait valoir la Cour dans l'affaire du Burkina Faso c. Mali :
"En tant que principe érigeant en frontières internationales d'anciennes délimitations
administratives établies pendant l'époque coloniale, l'uti possidetis est donc un principe d'ordre
général nécessairement lié à la décolonisation où qu'elle se produise." (C.I.J. Recueil 1986,
p. 566, par. 23.)
Dans ce sens, la question décisive en vue de la détermination du droit applicable est donc la
suivante : les îles Meanguera et Meanguerita ont-elles été découvertes et occupées effectivement par
l'une ou l'autre des Parties ou l'une d'entre elles a-t-elle succédé à l'Espagne dans la souveraineté
territoriale ? Le rapport entre l'uti possidetis et le phénomène de la successiosn d'Etats sur le
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territoire ne fait aucun doute et il a été mis en évidence par cette Cour lorsqu'elle a soutenu que
"l'obligation de respecter les frontières internationales préexistantes en cas de succession
d'Etats découle sans aucun doute d'une règle générale de droit international, qu'elle trouve ou
non son expression dans la formule uti possidetis". (C.I.J. Recueil 1986, p. 566, par. 24).
Ainsi, en cas de succession territoriale entre Etats, le droit international applicable ne permet aucun
doute puisque la succession se produit automatiquement dès le moment de l'indépendance, que l'on
veuille ou non utiliser l'expression uti possodetis.
En fin de compte, d'après ce qui précède, le principe de l'uti possidetis n'est rien d'autre qu'une
règle en matière de succession territoriale entre Etats lorsque l'Etat successeur accède à
l'indépendance après un processus de décolonisation.
Il découle une fois de plus de tout ce qui précède que la thèse exposée par El Salvador est
irrecevable. En effet la distinction entre conflits d'attribution et conflits de délimitation n'est pas
pertinente pour la détermination du droit applicable et n'est pas davantage d'une quelconque utilité
pour exclure l'application de l'uti possidetis juris au cas présent, comme le prétend la Partie adverse.
L'uti possidetis de facto
Comme nous l'avons fait observer précédemment, El Salvador pour affermir sa position a
peut-être recours - consciemment ou inconsciemment - à l'uti possidetis de facto. Nous savons déjà
qu'El Salvador donne la primauté à l'effectivité de l'occupation en reléguant les titres coloniaux à la
catégorie subsidiaire de simples éléments de preuve connexes. Ce pays insiste sur la possession qui
serait la sienne depuis des temps immémoriaux et aurait été suivie d'un exercice pacifique et continu
de son pouvoir juridictionnel sur les îles. Or cette approche rappelle beaucoup - même si la Partie
adverse ne le dit pas expressément - la conception brésilienne de l'uti possidetis de facto, caractérisée
par le fait que tout est "fondé sur une possession de fait" (D. Bardonnet, "Les frontières terrestres et
la relativité de leur tracé. Problèmes juridiques choisis", RCADI, n° 153 (1976-V), p. 55).
L'hypothèse que nous évoquons à l'heure actuelle est loin d'être extravagante étant donné
qu'El Salvador revient sans cesse dans ses écrits sur la prétendue - et au demeurant inexistante -
possession des îles depuis des temps immémoriaux; et il vrai que cette idée de la possession de fait
depuis des temps immémoriaux est légèrement plus conciliable avec l'idée du conflit d'attribution
- 51 -
territoriale.
Et bien s'il en était ainsi, c'est-à-dire si la position de la Partie adverse indiquait que celle-ci
songe, pour notre affaire, à une application de l'uti possidetis dans la ligne de pensée brésilienne, la
République du Honduras s'y opposerait radicalement. En effet, les Parties se sont mises d'accord
pour appliquer l'uti posidetis juris de 1821 et précisément le génitif en latin juris "accorde au titre
juridique la prééminence sur la possession effective comme base de la souveraineté"
(C.I.J. Recueil 1986, p. 566, par. 23). Ainsi donc, les Parties sont d'accord pour écarter comme
élément déterminant de la souveraineté la possession des îles Meanguera et Meanguerita et ce qui est
débattu ce sont les titres juridiques de l'époque coloniale espagnole. La possession depuis des temps
immémoriaux et l'exercice pacifique et continu des fonctions étatiques pourraient aller dans le sens
de la conception factuelle de l'uti possidetis mais cela supposerait en grande partie la négation de
l'uti possidetis juris de 1821 et ces critères doivent donc être écartés.
D) L'application de l'uti possidetis juris aux îles
Une autre hypothèse à laquelle on pourrait recourir pour expliquer l'exclusion à laquelle
El Salvador procède de l'uti possidetis juris comme principe de droit international applicable au
différend insulaire, pourrait être une supposée inadéquation de ce principe pour résoudre des
différends maritimes en général ou insulaires en particulier; autrement dit, l'uti possidetis serait un
principe strictement applicable à des frontières terrestres. Une affirmation de cette sorte doit
également être rejetée même si la Partie adverse ne l'a pas développée au cours de la phase écrite. Le
principe de l'uti possidetis convient parfaitement pour résoudre des différends insulaires et maritimes
comme cela a été généralement admis.
L'application de l'uti possidetis juris (ou des règles de succession entre Etats) aux espaces
maritimes a été admise entre autres par les juges Ago et Jiménez de Aréchaga dans leurs opinions
individuelles qu'ils ont jointes à l'arrêt de la Cour internationale de Justice du 24 février 1982 rendu
en l'affaire du Plateau continental Tunisie/Libye (cf. C.I.J. Recueil 1982, p. 97-98, par. 5, et p. 131,
par. 100). Le même problème s'est présenté dans le cas Guinée/Guinée-Bissau, et même si le
tribunal arbitral n'a pas eu dans sa sentence de 1986 à faire usage dudit principe, il n'a jamais écarté
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son application théorique (cf. sentence, p. 20 et 21, par. 40 et p. 38, par. 85). Mais l'énoncé le plus
clair en la matière, nous le trouvons dans la sentence arbitrale rendue le 31 juillet 1989 dans l'affaire
relative à la Détermination de la frontière maritime entre la Guinée-Bissau et le Sénégal. Dans ce
cas, face à la thèse de la Guinée-Bissau selon laquelle l'uti possidetis serait exclusivement applicable
aux frontières terrestres, le tribunal arbitral a écarté cette thèse en considérant que, quel que soit le
milieu physique où se déploie la frontière, la philosophie sous-jacente est toujours la même - et je
cite - :
"Dans tous les cas, le but des traités est le même : déterminer d'une manière stable et
permanente le domaine de la validité spatiale des normes juridiques de l'Etat. D'un point de
vue juridique il n'existe aucune raison d'établir des régimes différents selon l'élément matériel
où la limite est fixée." (Sentence, p. 51, par. 63.)
Il n'est donc nullement impossible d'appliquer notre principe à des frontières maritimes ni à aucun
autre milieu physique, compte tenu précisément de la stabilité et de la permanence des frontières
étatiques.
Passons maintenant au cas spécifique des îles : l'uti possidetis juris s'applique-t-il aux îles ?
La réponse, Messieurs les Juges, est évidemment positive et encore plus, si cela est possible, du fait
que, comme l'a dit le professeur Paul de Visscher, dans ce cas la frontière d'une île découle de la
nature des choses, c'est-à-dire du tracé de son littoral. Dans la jurisprudence internationale nous
trouvons deux cas manifestes d'application à des îles du principe en cause, renforcés par la
circonstance supplémentaire qui fait que, comme dans le cas présent, il s'agissait de deux cas de
succession d'Etats américains après leur indépendance vis-à-vis de l'Espagne (cf. RH, vol. II,
p. 904-909). Dans l'affaire de l'Ile de Aves (Pays-Bas c. Venezuela), nous nous trouvons devant un
cas très intéressant : en premier lieu, l'arbitre était la reine d'Espagne; en deuxième lieu, la
controverse opposait dans ce cas-là un pays américain et un autre pays européen, ce qui n'a pas
empêché l'application de la règle; en troisième lieu, l'arbitrage rendu établit que l'île appartenait à la
Couronne d'Espagne, qu'elle dépendait du tribunal de Caracas et que "le Venezuela se constitua sur
le territoire de la capitainerie générale du même nom ... par quoi il put considérer l'île d'Aves comme
partie de la province espagnole de Venezuela" (cf. A. de La Pradalle et N. Politis, Recueil des
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arbitrages internationaux, vol. II, p. 414). En d'autres termes, que ce soit en vertu de l'uti
possidetis juris ou par suite de la succession territoriale entre Etats après l'émancipation du
Venezuela, le résultat est le même : la possession effective est écartée comme moyen de déterminer la
souveraineté sur l'île visée et l'uti possidetis où les règles de succession entre Etats sont les principes
juridiques qui doivent sous-tendre la controverse. Plus expressive encore, la sentence arbitrale du
président Loubet de 1900 dans l'affaire du Différend frontalier entre la Colombie et le Costa Rica,
recourait à l'application de l'uti possidetis juris pour résoudre un différend survenant - dans ce cas -
entre deux anciennes colonies espagnoles (cf. CTS, vol. 189, p. 54 et suiv.). Et l'on pourrait dire la
même chose a sensu contrario de la position adoptée par l'arbitre Max Huber dans l'affaire de l'Ile
de Palmas, étant donné que, s'il a attribué la souveraineté sur cette île aux Pays-Bas, ce fut parce
qu'il a considéré qu'au moment de l'occupation de l'île par ce pays, l'Espagne ne détenait aucun titre
juridique et qu'en conséquence les Etats-Etats n'ont pu succéder conventionnellement à l'Espagne
(nemo dare potest quod non habet). Autrement dit, si l'Espagne avait été le souverain sur l'île de
Palmas au moment de la conclusion du traité de Paris de 1898, les Etats-Unis auraient été déclarés
successeurs (cf. RGDIP, 1955, p. 156 et suiv.).
En conclusion, Messieurs les Juges, l'uti possidetis juris constitue un principe tout à fait
utilisable et même nécessairement applicable à la solution judiciaire d'un différend sur des îles,
découlant d'un cas d'émancipation coloniale.
E) La position du Honduras
L'attitude générale du Honduras, pour ce qui est de l'utilisation du principe de l'uti possidetis
juris pour la solution globale du différend que doit résoudre la Cour, se retrouve également, comme
il est cohérent, dans le cas du différend insulaire. En effet, les données objectives du problème sont
les suivantes : tout d'abord, les îles de Meanguera et Meanguerita, à l'instar des autres îles existant
dans le golfe de Fonseca, ont fait partie des domaines souverains de la Couronne espagnole et aucun
autre Etat n'a jamais exercé de souveraineté sur ces îles; deuxièmement, tant le Honduras
qu'El Salvador réclament de nos jours la souveraineté sur Meanguera et Meanguerita en déclarant
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avoir succédé à la Couronne d'Espagne dans la souveraineté territoriale à partir du moment même de
l'indépendance.
Compte tenu de ce qui précède, le Honduras ne peut accepter à aucun titre que le droit
applicable à la solution du différend se fonde sur la prétendue possession depuis des temps
immémoriaux suivie d'un exercice pacifique et continu des fonctions étatiques. Il n'accepte pas
davantage que ce principe découle d'un conflit d'attribution de la souveraineté territoriale. Comme
j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer auparavant, le Honduras estime que la distinction à laquelle
El Salvador recourt dans un esprit intéressé, entre les conflits d'attribution et les conflits de
délimitation, n'est pas valable du point de vue de la technique juridique et qu'elle entraîne une grave
distorsion de la détermination du droit applicable au différend insulaire. De l'avis du Gouvernement
du Honduras, le droit international applicable doit être déduit d'une tout autre approche de la
question : les Parties, ou l'une d'entre elles, se prétendent-elles souveraines originelles d'îles sans
maître, de territoires nullius, ou au contraire prétendent-elles avoir la souveraineté sur les îles en tant
que successeurs directs de la Couronne d'Espagne ? Voilà le noeud du problème, voilà la question
qui n'a jamais reçu de réponse claire et catégorique de la Partie adverse.
Dans la première hypothèse, nous nous trouvons en présence d'un cas similaire à celui de la
sentence arbitrale de 1931 de l'affaire de l'Ile de Clipperton, une affaire dans laquelle aussi bien le
Mexique que la France se considéraient comme les découvreurs et les occupants initiaux de l'île, en
application du principe de l'occupation effective (cf. RSA, vol. II, p. 1108 et suiv.).
Et c'est également le cas de l'intervention du Pape dans l'affaire des Iles Carolines, où était
débattue la question de savoir si c'était l'Allemagne ou l'Espagne qui était possesseur effectif d'îles
qui initialement étaient terra nullius (cf. H. La Fontaine, Pasicrisie Internationale. Berne, 1902,
p. 285 et suiv.). Mais il est évident que cette méthode de solution ne peut s'appliquer à Meanguera et
Meanguerita qui ne furent des territoires nullius et sans maître qu'au moment de leur découverte par
l'Espagne mais non pas à la date critique de 1821 lorsqu'El Salvador et le Honduras accédèrent à
leur indépendance.
Il découle de ce qui précède que le recours insistant à la jurisprudence internationale dans les
- 55 -
affaires du Statut juridique du Groënland oriental, des Minquiers et Ecréhous et, même de l'Ile de
Palmas représente un exercice à la fois erroné et vain de la part d'El Salvador. En effet, la Partie
adverse nous a dépeint un vaste panorama de la jurisprudence internationale en matière de
souveraineté territoriale, une jurisprudence qui fait de l'occupation effective le fil conducteur des
décisions prises. Malheureusement, il a passé sous silence le fait que dans tous ces cas ce que l'on
débattait c'était l'acquisition originelle de la souveraineté sur un territoire donné et non pas la
succession d'un Etat dans la souveraineté territoriale détenue par le souverain originel. Et il n'a pas
davantage expliqué la riche et complexe construction élaborée par Max Huber dans l'Ile de Palmas,
qui a permis de replacer le problème dans son cadre exact : la découverte et l'occupation initiale de
l'Espagne ont représenté un inchoate title qui n'a jamais été perfectionné par l'exercice pacifique et
continu des fonctions étatiques (cf. MES, vol. I, chap. 10.6-10.10). Cette utilisation de la
jurisprudence internationale se révèle donc inacceptable dans le cas qui nous occupe; et nous devons
rappeler une fois encore qu'El Salvador lui-même a reconnu que jusqu'en 1833 au moins, il n'a
jamais été possesseur de Meanguera. En résumé, la position salvadorienne en ce qui concerne le
droit applicable n'a pas de sens.
En termes généraux, les modes d'acquisition de la souveraineté territoriale peuvent être classés
comme suit : a) modes originels; b) modes dérivés; ou si l'on préfère, a) modes dérivés d'une situation
de fait; b) modes dérivés d'un titre juridique (cf. P. Reuter, Derecho internacional público (trad.
esp.). Barcelona, 1978, p. 178 et suiv.). Quel que soit le classement que nous utilisions, le différend
insulaire relève des modes dérivés ou des modes dérivés d'un titre juridique. En conséquence,
l'occupation effective ne peut à aucun moment être le droit applicable à moins que ce ne soit pour
débattre la souveraineté originelle espagnole sur les îles. Et étant donné qu'il s'agit d'un cas lié à la
décolonisation de deux pays d'Amérique centrale en 1821, le seul principe directeur applicable selon
le droit international est l'uti possidetis juris de 1821. Ce principe suppose précisément l'absence de
tout vide juridique, l'inexistence de territoires susceptibles d'être occupés.
L'uti possidetis juris a été défini comme étant un "principe bien établi en droit international"
(C.I.J. Recueil 1986, p. 565, par. 20), comme étant une "règle de portée générale" (ibidem, p. 565,
- 56 -
par. 21) et comme étant un principe à placer "au rang des principes juridiques les plus importants"
(ibidem, p. 567, par. 26). En conséquence, il représente le droit applicable conformément à
l'article 5 du compromis en relation avec l'article 26 du traité général de paix et l'article 38 du Statut
de cette Cour, du fait qu'il figure parmi les sources du droit international visées à l'article 38 du
Statut de la Cour internationale de Justice, que ce soit en tant que droit coutumier général ou en tant
que principe général du droit international. Mais l'uti possidetis est également le principe juridique
accepté par les Parties spécifiquement pour la solution du présent différend, aussi bien dans les
articles que je viens de mentionner que dans la pratique conventionnelle et constitutionnelle des
Parties. Quel que soit celui de ces deux points de vue que l'on retiendrait, l'uti possidetis
l'emporterait sur tout autre principe juridique, étant donné qu'il n'existe pas en terme général de
normes de jus cogens en matière d'acquisition pacifique de territoires; les Parties devraient avoir
exclu expressément ce principe pour qu'il soit effectivement inapplicable ou inopposable. Or, non
seulement ne l'ont-elles pas fait, mais elles l'ont accepté expressément pour la solution du différend.
Il est logique qu'il en soit ainsi étant donné que les Parties souhaitent avoir une frontière stable et
définitive et, comme l'a affirmé l'ambassadeur brésilien, M. Sette Camara, dans la Conférence des
Nations Unies sur la succession d'Etats en matière de traités, 1ère session, Doc. off., vol. I, p. 120,
par. 74) : "si chaque Etat nouvellement indépendant pouvait répudier unilatéralement les frontières
ayant servi d'assise matérielle à sa création, la situation internationale serait chaotique".
On ne comprend donc pas qu'El Salvador prétende exclure l'application de ce principe pour la
solution du différend insulaire, à moins que, bien sûr, il considère que les titres juridiques coloniaux
ne favorisent pas ses intérêts. L'approche salvadorienne qui fait fond sur la distinction entre conflits
d'attribution et conflits de délimitation du territoire ne peut être que tenue pour intéressée, inutilisable
pour l'exclusion de l'uti possidetis et étrangère aux principes juridiques internationaux qui régissent
l'acquisition territoriale dérivée d'un titre juridique. Si les Parties sont d'accord pour demander à la
Cour laquelle d'elles deux a succédé à l'Espagne à Meanguera et Meanguerita, El Salvador ou le
Honduras, la question à résoudre est de savoir laquelle des deux Parties détient les meilleurs titres
juridiques. Or on ne peut répondre à cette question qu'en appliquant l'uti possidetis juris de 1821.
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Monsieur le Président, ce serait convenable pour moi de terminer dans cinq minutes parce que
de cette façon j'aurai fini la première et la deuxième parties de mon intervention devant vous.
La conclusion qui prècède entraîne une conséquence de première importance : les effectivités
possessoires postérieures au moment critique de 1821 ne peuvent remplacer ou ignorer le titre
juridique. Lorsqu'il existe un titre colonial, les effectivités permettent de corroborer le titre ou de
l'interpréter dans la pratique (cf. C.I.J. Recueil 1986, p. 568, par. 63); aussi, l'insistance
d'El Salvador pour écarter les titres coloniaux espagnols relatifs aux îles pourrait-elle en réalité
cacher le fait - inavoué - que ce pays ne dispose pas de titres coloniaux qui lui soient favorables
puisque le titres bénéficieraient au Honduras. Et pour en terminer avec cette deuxième partie de mon
intervention, il conviendrait de rappeler, à propos de la situation actuelle de Meanguera et de
Meanguerita, que, conformément à ce qui a été dit dans l'affaire Burkina Faso c. Mali, si le fait ne
correspond pas au droit et le territoire contesté est administré effectivement par un autre Etat que
celui qui possède le titre juridique, le titre prévaut sur les effectivités.
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, j'achève ici cette deuxième partie de mon
intervention et je peux m'arrêter maintenant Monsieur le Président.
The PRESIDENT: I thank Professor Sánchez Rodríguez. We will resume at 3 o'clock this
afternoon. The sitting is adjourned.
L'audience est levée à 13 h
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Audience publique de la Chambre tenue le mardi 28 mai 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Sette-Camara, président de la Chambre