Procès-verbaux des audiences publiques tenues au Palais de la Paix, à La Haye, les 9 et 10 janvier 1986, sous la présidence de M. Bedjaoui, président de la Chambre

Document Number
069-19850109-ORA-01-00-BI
Document Type
Incidental Proceedings
Number (Press Release, Order, etc)
1985
Date of the Document
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PLAIDOIRIES

RELATIVES AUX DEMANDES EN INDICATION
DE MESURES CONSERVATOIRES

PROCÈS-VERVAUX DES AUDIENCES PUBLIQUES
tenues au Palais de la Paix, à La Haye,
les 9 et 10 janvier 1986, sous la présidence de M. Bedjaoui,
président de la Chambre

ORALARGUMENTS CONCERNING
THE INDICATION OF PROVISIONALMEASURES
OF PROTECTION

MINUTES OF THE PUBLIC SITTINGS

on 9 and 10 January 1986, President of the Chamber, Judge Bedjaoui,
presiding 11

C 2/CR 86/1

PREMIÈRE AUDIENCE PUBLIQUE (9 I 86, 10 h)

Présents:

M. Bedjaoui, président de la Chambre.
MM. Lachs, Ruda, juges; MM. Luchaire, Abi-Saab, juges ad hoc; M. Torres
Bernárdez, Greffier.

Le Gouvernement du Burkina Faso est représenté par:
S. Exc. M. Emmanuel Salembere, ambassadeur, comme coagent ;
M. Jean-Pierre Cot, professeur de droit international et de sociologie politique

à l’Université de Paris I,
M. Alain Pellet, professeur à l’Université de Paris-Nord et à l’Institut d’études
politiques de Paris, comme conseils et avocats ;
M. Souleymane Diallo, conseiller d’ambassade, comme conseiller .

Le Gouvernement du Mali est représenté par:
S. Exc. M. Yaya Diarra, ambassadeur, comme coagent ;
M. Jean J.A. Salmon, président de la Faculté de droit à l’Université libre de
Bruxelles, comme conseil et avocat .12 [86/1 : 6-8]

OUVERTURE DE LA PROCÉDURE ORALE

Le PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE: L’audience est ouverte.
La Chambre se réunit aujourd’hui, plus tôt qu’elle ne l’eût souhaité et dans des
circonstances douloureuses, qu’elle regrette tout particulièrement, afin d’examiner,
dans l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) , l’indi-
cation éventuelle de mesures conservatoires, en application de l’article 41 du
Statut de la Cour et des articles 73, 74 et 75 de son Règlement.
Je rappelle que cette affaire a été introduite par la notification, par lettre
conjointe du 14 octobre 1983, déposée au Greffe de la Cour le 20 octobre 1983,

d’un compromis daté du 16 septembre 1983 entre la République de Haute-Volta
(aujourd’hui Burkina Faso) et la République du Mali, prévoyant de soumettre à
une chambre de la Cour internationale de Justice la question du tracé de la fron-
tière entre les deux Etats dans la zone contestée définie à l’article premier, para-
graphe 2, dudit compromis. Par ordonnance rendue par la Cour le 3 avril 1985,
la présente chambre a été constituée pour connaître de l’affaire, conformément à
l’article 26, paragraphe 2, du Statut, dans la composition qui est la sienne aujour-
d’hui. Le 29 avril 1985, la Chambre m’a fait l’honneur de m’élire à sa présidence
et a tenu sa première séance publique, au cours de laquelle M. Luchaire, juge ad
hoc désigné par le Burkina Faso, et M. Abi-Saab, juge ad hoc désigné par le Mali,
ont fait la déclaration solennelle prescrite par le Règlement.
La procédure écrite était en cours en l’affaire — des mémoires ayant été
déposés et échangés le 3 octobre 1985, et des contre-mémoires devant l’être d’ici
le 2 avril 1986 — quand, vers la fin de décembre 1985, s’est répandue la nouvelle
d’incidents graves qui venaient d’éclater entre les deux pays. Fort heureusement,
un cessez-le-feu est venu assez rapidement mettre fin aux combats en cours.
Le 30 décembre 1985, le coagent du Burkina Faso a adressé au Greffier le télé-
gramme suivant, qu’il avait préalablement annoncé dans une communication télé-
phonique du même jour:

«Ai l’honneur saisir Cour internationale de Justice de demande en indica-
tion mesures provisoires dans Différend frontalier (Burkina Faso/Mali) .
Lettre suit...»

La teneur de ce message a été immédiatement communiquée par téléphone, puis
par télex au coagent du Mali, lequel a déclaré avoir lui-même envoyé dans les
jours précédents une lettre du 27 décembre 1985 dans laquelle il était suggéré que
la Chambre, agissant proprio motu sur la base de l’article 75 du Règlement de la
Cour, adopte des mesures conservatoires.
Des copies de la demande du Burkina Faso et de la lettre du Mali sont parve-
nues au Greffe le 2 janvier 1986; les originaux, datés respectivement du 30 et du
27 décembre 1985, ont été reçus au Greffe les 2 et 6 janvier 1986; tous ces docu-
ments ont été transmis sans délai à l’autre Partie.
Cependant, par lettre du 7 janvier 1986, déposée au Greffe par courrier spécial
dans la soirée du même jour, le Mali a saisi à son tour la Cour d’une demande
formelle en indication de mesures conservatoires, qui a, elle aussi, été transmise
immédiatement au Burkina Faso.
Dès réception de la première demande en indication de mesures conservatoires,
en application de l’article 18, paragraphe 3, et de l’article 74 du Règlement, j’ai
immédiatement convoqué la Chambre et fixé la date de la procédure orale, qui a[86/1 : 8-9] OUVERTURE DE LA PROCÉDURE ORALE 13

été notifiée aux Parties. Je demanderai au Greffier de lire tout d’abord l’énoncé
des mesures conservatoires que le Burkina Faso prie la Cour d’indiquer:

Le GREFFIER:
«le Gouvernement du Burkina Faso demande l’indication des mesures
conservatoires suivantes:

1) les Parties retireront leurs forces armées de part et d’autre de la ligne
proposée par la sous-commission juridique de la commission de médiation
de l’Organisation de l’unité africaine le 14 juin 1975;
2) les Parties s’abstiendront de tout acte ou action sur le terrain qui pourrait
empêcher ou entraver l’exécution de l’arrêt rendu par la Chambre de la
Cour sur la base des conclusions des Parties;
3) les Parties s’abstiendront de tout acte ou action qui pourrait entraver la
réunion des éléments de preuve dans la présente instance.»

Le PRÉSIDENT: Je prie maintenant le Greffier de donner lecture du texte des
mesures conservatoires demandées par le Mali.

Le GREFFIER:
«le Gouvernement du Mali est amené lui aussi à demander ... à la Cour, sur
base de l’article 73 du Règlement cette fois, de prendre les mesures conser-
vatoires suivantes:

— inviter chacune des Parties à s’abstenir de tout acte ou action susceptible
de préjuger aux droits de l’autre Partie à l’exécution de l’arrêt que la
Chambre de la Cour peut être appelée à rendre au fond;
— inviter chacune des Parties à s’abstenir de tout acte de quelque nature
qu’il soit qui pourrait aggraver le différend soumis à la Cour.

..........................................
Le Gouvernement du Mali estime qu’il n’y a pas lieu de prendre d’autres
mesures conservatoires.»

Le PRÉSIDENT: En vertu de l’article 90 du Règlement, la procédure devant les
chambres est notamment régie par les dispositions du titre III du Règlement de
la Cour, ce qui inclut les dispositions relatives aux mesures conservatoires.
Afin d’exercer, s’il y a lieu, le pouvoir, prévu à l’article 41 du Statut: «d’indi-
quer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires
du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire», elle «reçoit et prend en
considération», conformément à l’article 74, paragraphe 3, du Règlement, «toutes
observations qui pourront lui être présentées avant la clôture de [la présente]
procédure». La Chambre souhaiterait, en particulier, obtenir des éclaircissements
sur les dispositions du cessez-le-feu qui sont actuellement en vigueur et qui ont
été acceptées par les deux Parties, les media ayant diffusé des informations assez
confuses à ce sujet.
Je note la présence dans le prétoire des coagents et d’autres représentants des
Parties. Celles-ci ayant été consultées par mes soins au sujet des questions de
procédure, conformément à l’article 31 du Règlement, il a été convenu que le

Burkina Faso serait le premier à s’exprimer.
Je donne donc la parole à S. Exc. M. Salembere, coagent du Burkina Faso.14 [86/1 : 10-11]

EXPOSÉ DE M. SALEMBERE

COAGENT DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. SALEMBERE: Merci Monsieur le président. Avant d’aborder la présenta-
tion des observations que le Burkina Faso croit devoir faire, je me permettrai tout
d’abord de vous présenter mes vŒux de bonne et heureuse année que le conseil
national de la révolution a cru devoir me charger de vous présenter. Nous espé-
rons tous que 1986 sera une année de paix, de fraternité entre le peuple malien
et le peuple burkinabé.
Fidèle à sa tradition de paix et du respect de principes du droit international,
le conseil national de la révolution me charge de présenter en son nom les pré-
sentes observations, à la suite de la saisine de votre auguste juridiction par ses
o
soins le 30 décembre 1985, comme l’atteste le télex n 1016/ABF/A/F du même
jour que Monsieur le président vient de lire.
J’ai donc le grand honneur de vous faire, pour commencer, la genèse des événe-
ments qui motivent la présente démarche en indication des mesures provisoires.
Conformément aux recommandations de l’Organisation des Nations Unies rela-
tives au recensement par décennie de la population, le Gouvernement du Burkina
Faso a procédé au recensement de la population du pays, du 10 au 20 décembre
1985. Le dernier recensement important date, en effet, de décembre 1975.
Respectueux des procédures en la matière, mais aussi par égard pour les auto-
rités des pays voisins, le Gouvernement burkinabé a envoyé des messages à
celles-ci, de même qu’au secrétaire général de l’ONU, les informant du déroule-
ment de cette opération aux dates susmentionnées.
Au niveau national, et pour assurer le bon déroulement du recensement, des

agents recenseurs ont été envoyés dans toutes les trente provinces du pays, y com-
pris les provinces situées dans sa partie extrême nord (les provinces du Soum, de
l’Oudalan et du Séno).
C’est précisément dans la province du Soum que les agents recenseurs burki-
nabés ont rencontré des difficultés dans l’exécution de leur tâche. En effet, ces
agents ont été refoulés par des forces de sécurité maliennes dont la présence s’ex-
pliquait difficilement dans cette partie de notre territoire. Nous pensons en effet
que jusqu’au prononcé de l’arrêt statuant sur le bien-fondé de la revendication
malienne, les villages incriminés font partie intégrante du territoire burkinabé et
sont donc concernés par tous les actes d’administration décidés par le Gouverne-
ment burkinabé.
Pour garantir le succès du recensement dans cette région, mais également pour
assurer la sécurité des agents recenseurs burkinabés, ces derniers, précédemment

assistés des brigades de comités de défense de la révolution, ont été raccompagnés
dans les villages burkinabés de Diounouga, Selba et Kounia par des éléments
réguliers des forces armées populaires.
Cet envoi d’éléments réguliers dans la zone frontalière, qui n’avait d’autre
objectif que l’impératif de sécurité et de défense de nos populations et de notre
territoire, a suscité, du côté malien, une campagne d’intoxication et d’agitation sur
la scène politique internationale, présentant le Burkina comme «l’agresseur»,
l’accusant d’avoir envahi et occupé les villages «maliens» de Diounouga, Kounia,
Selba et Douna.
De ces quatre localités, seule la localité de Douna, où aucun militaire burkinabé
n’a jamais mis les pieds, est située en territoire malien. Du reste, les agents recen-[86/1 : 11-14] EXPOSÉ DE M .SALEMBERE 15

seurs burkinabé y ont pris contact avec le chef du village pour l’informer qu’une
opération de recensement se déroulait de l’autre côté de la frontière. Il convient
de signaler que cette information a été portée à la connaissance de la mission
internationale de médiation qui en a pris bonne note.
Par contre, les autorités provinciales burkinabés ont enregistré les faits sui-
vants:

— le 23 novembre 1985, à la suite d’une bagarre entre deux Burkinabés à Kounia,
au Burkina, suivie de la mort de l’un d’entre eux, des agents de police maliens
en tenue sont venus faire le constat dans ladite localité burkinabé et emmener
avec eux le meurtrier et les deux responsables du comité de défense de la révo-
lution de Kounia. Une lettre a été adressée au ministre malien de l’intérieur;
— le 26 novembre 1985, pendant que les ministres burkinabés de l’administration
territoriale et de la sécurité et le ministre malien de l’intérieur et de la sécu-
rité se trouvaient à Alger pour une séance de travail, quatre policiers maliens
faisaient irruption en territoire burkinabé pour rançonner les populations. Ils

ont emporté la somme de quinze mille francs CFA et du bétail;
— le 27 novembre, une deuxième correspondance a été adressée à cet effet au
ministre malien de l’intérieur. Dans un message télex, en date du 11 décembre
1985, le ministre malien de l’intérieur a accusé réception du message et pro-
mis de prendre les dispositions nécessaires en vue du règlement de ces af-
faires;
— le 12 décembre 1985, les autorités locales burkinabés ont procédé à l’arresta-
tion à Selba (village situé à 20 kilomètres à l’intérieur du Burkina Faso) de
cinq militaires maliens, à savoir, un capitaine, un sergent-chef et trois capo-
raux. Par souci de conciliation, ces éléments ont été purement et simplement
reconduits à la frontière;
— le 13 décembre 1985, le gouverneur de Mopti, prétendant être en mis-
sion auprès de son homologue burkinabé, a été reçu à Diounouga au Burkina
Faso par le sous-lieutenant Ouedraogo Emile qui l’a conduit auprès du
haut-commissaire du Soum. Bien que n’étant pas prévenu de cette visite, le
haut-commissaire du Soum s’est cependant entretenu avec le gouverneur de
Mopti.

En dépit de tous ces efforts, manifestation concrète de la volonté de notre pays
de trouver une solution pacifique au différend, la «guerre des nerfs» des autori-
tés de Bamako prenait de l’ampleur et a suscité des offres de bons offices de
nombreux chefs d’Etat africains et européens, parmi lesquels les présidents Chadli
Benjedid d’Algérie, Gnassimbé Eyadema du Togo, Mohammar Kaddafi de la
Jamahirya arabe libyenne populaire socialiste, le président François Mitterrand
de France, ainsi que d’une mission de médiation interafricaine composée des
ministres des affaires étrangères du Togo et du secrétariat général de l’accord de

non-agression et de défense (ANAD).
Cette mission a été longuement reçue par le chef de l’Etat burkinabé le 19 dé-
cembre 1985. Avant de s’envoler pour Bamako, elle s’est vue confier un message
de paix du capitaine Thomas Sankara à son frère et ami, le général Moussa Traoré.
Par égard pour ces éminentes personnalités, mais aussi pour faciliter la tâche de
la mission interafricaine de conciliation, le Burkina a ordonné le retrait de ses
troupes de cette partie de son territoire et a même invité la mission de concilia-
tion à se rendre sur les lieux pour constater l’effectivité de ce retrait.
Le 22 décembre 1985, pendant que la mission de conciliation, de retour à
Ouagadougou, s’apprêtait à se rendre dans la zone frontalière pour constater l’ef-
fectivité du retrait de la troupe, M. Djibril Diallo, secrétaire politique du bureau
exécutif central de l’Union démocratique du peuple malien (UDPM), parti unique16 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 14-17]

du Mali, dans une déclaration confirmée par dépêche en date du même jour,
présentait le retrait de la troupe comme une déroute car, disait-il: «A l’heure
actuelle, nos forces armées ont fait leur devoir et il n’y a plus aucun soldat burki-
nabé sur notre territoire». Cette affirmation péremptoire a eu pour conséquence
immédiate l’annulation du déplacement de la délégation interafricaine sur les
lieux, ce déplacement étant devenu sans intérêt.
Il convient de noter en passant que dans les multiples déclarations des autori-

tés de Bamako, du moins jusqu’à la date du 24 décembre 1985, il n’est fait nulle
part mention des efforts de médiation entrepris par cette délégation.
Dans la nuit du 22 au 23 décembre 1985, dans une déclaration reorise par
l’Agence France Presse et Radio France internationale, le n 2 du régime malien,
le général Baba Diarra, prenait à contre-pied la déclaration de M. Djibril Diallo,
annonçant, lui, que les forces burkinabés n’avaient pas bougé d’un pouce.
Tous ces faits ont été régulièrement portés à la connaissance du corps diplo-
matique accrédité à Ouagadougou les 21 et 23 décembre 1985.
A ces actes de provocation, le Burkina Faso, patrie d’hommes dignes et intè-
gres, a opposé le calme et le silence.
Le président Benjedid, resté en contact permanent avec les chefs d’Etat des
deux pays, a décidé de dépêcher auprès d’eux son ministre des affaires étrangères,
aux fins d’amener les deux Parties sur la voie du dialogue et de la réconcilia-
tion.
Le 25 décembre 1985, pendant que le Burkina Faso attendait la délégation algé-
rienne et pendant que le vaillant peuple burkinabé se recueillait dans la paix de
la nativité, l’armée malienne perpétrait une lâche attaque aérienne contre les

paisibles populations civiles burkinabés de Djibo, Noussounbo et Ouahigouya,
situés respectivement à 50, 20 et 50 kilomètres de la frontière, en territoire burki-
nabé, faisant quatre morts et onze blessés, tous civils, causant la destruction de
dépôts de céréales et d’un dispensaire. Au même moment, un détachement de
l’armée malienne s’attaquait à des éléments burkinabés à Dioulouna, faisant deux
blessés du côté burkinabé.
Assurément, le Burkina Faso avait beaucoup trop subi et trop attendu. Aussi,
devant le refus délibéré de Bamako de parler le langage de la paix et de la sa-
gesse, l’armée et le peuple burkinabé se sont vus obligés de prendre les armes
pour faire face à l’agresseur.
Cependant, confiant en ses idéaux de paix et d’amitié entre les peuples, respec-
tueux des principes fondamentaux des chartes de l’ONU et de l’OUA et de leurs
dispositions pertinentes sur le règlement pacifique des différends et les frontières
héritées de la colonisation, attaché enfin à la préservation des relations de bon
voisinage avec les pays limitrophes, le Burkina Faso, depuis l’avènement de la
révolution démocratique et populaire (RDP), s’est résolument engagé sur la voie

de la concorde avec ses voisins.
Ainsi, les manifestations de bonne volonté suivantes peuvent être rappelées:

1. Le 16 septembre 1983, le président du Burkina Faso effectue un voyage à
Bamako en vue de discuter avec le président malien des voies et moyens d’un
règlement pacifique du différend frontalier, ce qui aboutit à la signature le
même jour du compromis en vue de la saisine de la Cour. Il y a lieu de préci-
ser qu’il s’agissait là de la première visite à l’extérieur du Burkina Faso du
président Sankara, depuis l’avènement du conseil national de la révolution le
4 août 1983;
2. En octobre 1983, levée, sans contrepartie, du veto burkinabé, par le conseil
national de la révolution et de son gouvernement, à l’entrée du Mali à l’Union
monétaire ouest-africaine (UMOA);[86/1 : 17-19] EXPOSÉ DE M . SALEMBERE 17

3. Une fois ce principe acquis par l’accord mutuel des deux Parties, signalons les
difficultés éprouvées par le Burkina Faso lors des consultations avec la Partie
malienne, en vue de la désignation de la chambre. Le paradoxe est que c’est
le Mali qui a souvent fait les propositions de dates, sans pour autant consentir
l’effort nécessaire pour les respecter;
4. Le déplacement discret en 1985 (à une date qu’il ne m’appartient pas de révéler)
du président du Burkina Faso à Bamako, pour s’entretenir avec son homologue et

frère malien du différend frontalier;
5. L’envoi de missions spéciales à Bamako, dont la plus récente en date est le
19 novembre 1985;
6. L’envoi de messages aux autorités des Etats voisins, dont le Mali, les informant
du déroulement de l’opération de recensement;
7. Le message au secrétaire général de l'OUA, l'informant de la décision du
Gouvernement burkinabé de procéder au recensement général de la population
du pays.

En outre, et devant la détérioration croissante de la situation, plusieurs person-
nalités ont offert leur médiation, il s’agit notamment:
— du président Abdou Diouf: qui, en sa qualité de président en exercice de
l’OUA, avait proposé de rencontrer les deux Parties dans les îles du Cap-Vert,

avant sa tournée dans les pays de la ligne de front. Pour des raisons de «calen-
drier très chargé» du président malien, aucune date n’a pu être retenue;
— du président Fidel Castro: saisi par le président Traoré lui-même, a accepté
de rencontrer les deux Parties. Encore une fois, des «empêchements» de
dernière heure, du côté malien, ont ajourné cette démarche;
— du président Mohammar Khadafi: qui a spontanément offert sa médiation.
Ainsi, après sa visite d’amitié au Burkina Faso, il a dépêché son secrétaire
chargé des liaisons extérieures à Bamako, pour convaincre la Partie malienne
de la nécessité d’une solution pacifique au conflit;
— du président Chadli Benjedid: qui a proposé de rencontrer les deux Parties à
Ouagadougou; cette proposition n’a pas eu de suite du côté malien.

Les autorités burkinabés ont toujours répondu favorablement à toutes les offres
de médiation et de rencontre avec la Partie malienne qui, avec autant de constance
a toujours repoussé ces offres.
La campagne de presse orchestrée depuis Bamako, l’attaque des populations
civiles situées en zone burkinabé incontestée, ont jeté bas le masque des autori-
tés maliennes qui n’ont cessé de multiplier les provocations et ont accepté de se
faire les agents des visées déstabilisatrices de certaines puissances contre le
Burkina Faso, en déclenchant une agression absolument contraire à l’intérêt supé-
rieur des peuples frères du Mali et du Burkina Faso.
Le peuple burkinabé et son armée ont évidemment et brillamment organisé la
défense du territoire national mais, fidèle à son idéal de paix et conformément à

sa volonté de régler pacifiquement tous les différends survenant avec ses voisins,
le Gouvernement burkinabé a, dès le 30 décembre 1985, saisi votre haute juri-
diction d’une demande en indication de mesures provisoires. Trois jours plus
tard, le Gouvernement malien a fait déposer à la Cour une communication éma-
nant de l’ambassade de la République du Mali à Bruxelles et datée du 27 décembre
1985.
De mauvais esprits s’étonneraient des délais d’acheminement de la demande et
incrimineraient, bien à tort, la nonchalance des postes.
D’autres iraient jusqu’à supposer que le document serait en réalité du 2 janvier
1986. Je ne retiens évidemment pas ces hypothèses. De toute façon, dans l’esprit18 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 19-21]

de l’article 52, paragraphe 2, du Règlement de la Cour, c’est la date d’arrivée au
Greffe qui fait foi.
L’antériorité de sa demande explique du reste pourquoi le Burkina Faso se
considère ici comme demandeur et prend volontiers la parole le premier dans cette
phase de l’instance, comme vous le lui avez demandé, Monsieur le président. En
revanche, j’indique que ceci ne préjuge aucunement notre position future: le
Burkina Faso défend son territoire et ne peut pas être considéré comme le deman-

deur sur le fond.
Je ne peux pas dire que la demande malienne du 2 janvier nous a beaucoup
étonnés: elle est, sur le papier, le reflet de l’agression dont le Burkina Faso a été
victime sur le terrain.
Hier soir, cependant, le Mali nous a fait tenir une demande moins agressive et plus
équilibrée, qui paraît au Gouvernement du Burkina Faso plus en rapport avec l’esprit
dans lequel il a lui-même rédigé sa propre demande. Ce texte continue cependant à
laisser planer l’ambiguïté: les nouvelles mesures demandées par le Mali remplacent-
elles des mesures qu’il avait prétendument suggérées à la Chambre d’adopter proprio
motu le 2 janvier ou s’y ajoutent-elles?
Dans le doute, les éminents avocats et conseils, qui vous présenteront les argu-
ments juridiques du Burkina Faso, montreront que les premières soi-disant «sug-
gestions» du Mali sont totalement inacceptables. En même temps, ils démontreront
la nécessité et l’urgence des mesures que le Burkina Faso demande à la Chambre
d’indiquer.
Je dois préciser qu’à la suite des récentes évolutions sur le terrain, grâce surtout

à la médiation de nos amis et frères africains, et aussi à la suite de la réception,
hier soir, de la nouvelle communication malienne, la première conclusion qui figu-
rait dans la lettre que j’ai eu l’honneur d’adresser à M. le président de la Chambre,
le 31 décembre 1985, est légèrement modifiée sur ordre du conseil national de la
révolution.
En effet, à la suite de contacts que j’ai eus hier soir avec mon gouvernement,
après avoir pris connaissance de certaines objections maliennes, il nous apparaît,
dans un souci d’apaisement et de conciliation, qu’il faut distinguer le cas des
troupes militaires et celui de l’administration civile. Dans le premier cas, troupes
militaires, il serait bon qu’un espace soit ménagé entre les deux armées, de façon
à éviter tout risque d’accrochage; dans le second, il faut déterminer une ligne
claire partageant les territoires sur lesquels doit s’exercer la souveraineté de
chacune des deux Parties.
Avec votre autorisation, Monsieur le président, M. Cot démontrera que toutes
les conditions sont réunies pour que la Chambre de la Cour puisse et doive indi-
quer des mesures conservatoires, puis M. Pellet présentera les demandes burki-
nabés, en même temps qu’il exposera les réactions du Gouvernement du Burkina

Faso à l’égard des demandes maliennes, aussi bien celles du 2 janvier, que celles
du 7 de ce mois.
Le conseil national de la révolution, en privilégiant une fois de plus la
confiance placée dans la sagesse des juges de la Chambre, voudrait convaincre
nos frères maliens que seule une solution basée sur le droit serait de nature à
garantir une paix juste et durable dans la région et que l’époque des conquêtes
territoriales est définitivement révolue.
Le conseil national de la révolution, ainsi que les autorités de Bamako compren-
nent que le Burkina Faso désirerait continuer à consacrer l’intégralité de ses res-
sources très limitées à la santé, à l’alimentation, à l’éducation et au développement,
et que les seuls actes dignes de l’honneur des peuples sont des actes de fraternité et
de solidarité.
Monsieur le président, avant de donner la parole à M. Cot, je souhaiterais vous[86/1 : 21] EXPOSÉ DE M .SALEMBERE 19

informer qu’à la suite de la réception très tardive de la demande malienne, nous
avons été amenés à modifier en dernière minute nos observations. Nous avons
été amenés à modifier en dernière minute nos observations. Nous présentons
donc respectueusement à la Cour nos excuses anticipées, au cas où le temps de
parole, d’une attente que nous avions nous-mêmes indiquée hier, serait légèrement
dépassé.20 [86/1 : 22-23]

PLAIDOIRIE DE M. COT
CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. COT: 1. Monsieur le président, Messieurs, au moment de prendre la parole
devant la Chambre de la Cour pour la première fois, je voudrais vous dire mon
émotion et ma joie à assumer ce périlleux honneur. Il n’en est pas de plus grand,
pour le modeste internationaliste que je suis, que de paraître devant vous et de
tenter de vous convaincre du bien-fondé de la cause que nous défendons ici. J’y
ajouterai, Monsieur le président, Messieurs, que nous partageons tous ici la
conviction en la supériorité du règlement pacifique des différends fondé dans l’ap-
plication du droit international.

2. Cette joie serait complète si elle n’était endeuillée par les tragiques incidents du
mois dernier qui nous rassemblent ici pour la demande d’indication de mesures provi-
soires. La fragilité du règlement pacifique a été cruellement soulignée à cette occasion.
3. Mais le fait que les deux Parties aient spontanément choisi de se retourner
vers la Cour en cette circonstance tragique, me paraît être un signe de réconfort et
d’espoir. Vous êtes les dépositaires de notre confiance mutuelle. C’est dans cet
esprit que nous faisons appel à vous.
4. Au demeurant, Monsieur le président, Messieurs, je note avec le président
Elias 1 que le recours à la protection du juge, par le biais de demandes d’indica-
tion de mesures provisoires, tend à devenir plus fréquent. Ce doit être, si je ne
me trompe, la onzième instance dans laquelle votre juridiction est saisie de ce

type de requête, la Cour permanente ayant été saisie de son côté six fois. Ce qui
est normal en droit interne, n’est plus exceptionnel en droit des gens. Le président
Elias se félicite de cette sorte de municipalisation du comportement des Etats dans
le prétoire.
On peut, en effet, y voir un progrès de la civilisation, au sens étymologique du
terme, une confiance renforcée dans les institutions de la cité, et d’abord, dans
l’organe judiciaire principal des Nations Unies.
5. Je rappelle l’état actuel de la procédure. Les Gouvernements du Burkina Faso
et de la République du Mali ont soumis à votre Chambre le différend frontalier entre
les deux Etats, par compromis signé à Bamako le 16 septembre 1983 et notifié à la
Cour le 20 octobre 1983. Votre Chambre spéciale a été constituée le 3 avril 1985 et

les mémoires ont été déposés simultanément par les deux Parties, conformément aux
indications du compromis, le 3 octobre dernier. Les contre-mémoires doivent être
déposés dans un délai de six mois, soit pour le 3 avril 1986.
6. M. Salembere, coagent du Burkina Faso, vous a exposé les incidents qui ont
éclaté au mois de décembre et qui ont conduit au conflit armé opposant les deux
pays. Je ne reviendrai pas sur ces incidents et sur le conflit, me contentant d’ajou-
ter deux observations.
7. La première, c’est que ce n’est hélas pas la première fois qu’un conflit armé
éclate dans cette région, et à propos de ce différend frontalier. Déjà, en 1985, et
avant la procédure de médiation organisée sous l’égide de l’Organisation de
l’unité africaine, un affrontement armé avait eu lieu. La répétition de ces événe-

ments très graves est révélatrice d’une situation de tension considérable et de la
fragilité des mesures prises pour y porter remède.

1Taslim O. Elias, The International Court of Justice and Some Contemporary Problems ,
Nijhoff, La Haye, 1983, p. 67-68.[86/1 : 24-26] PLAIDOIRIE DE M . COT 21

8. Seconde observation, je constate que le conflit armé ne détourne pas les
Parties du règlement judiciaire. Au contraire, le Burkina Faso et la République
du Mali ont, l’un et l’autre, renouvelé leur confiance à la Chambre de la Cour,
en présentant des demandes d’indication de mesures provisoires. Au demeurant,
depuis que ces demandes ont été présentées, un cessez-le-feu a été conclu sous
l’autorité et la surveillance de l’ANAD, et je dois observer que ce cessez-le-feu
n’a pas été établi sans mal. La crainte de voir remise en cause la trêve fragile qui

a ainsi été obtenue, conduit le Burkina Faso à maintenir sa demande, la demande
qu’il a l’honneur de vous présenter.
9. Nous fondons notre demande sur l’article 41 du Statut de la Cour interna-
tionale de Justice, article dont je vous rappelle les termes:

«1. La Cour a le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances
l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être
prises à titre provisoire.
2. En attendant l’arrêt définitif, l’indication de ces mesures est immédia-
tement notifiée aux parties et au Conseil de sécurité.»

L’article 41 est complété par les articles 73 et suivants de votre Règlement.
10. Je ferai d’abord une observation générale au sujet de l’article 41. L’ar-
ticle 41 suppose réunir les conditions énoncées par le texte même du libellé pour
trouver application. Cependant, votre Chambre dispose, pour l’application de l’ar-
ticle, d’une large part de pouvoirs discrétionnaires. Ce pouvoir discrétionnaire se
manifeste aussi bien, quant à la décision d’indiquer ou non des mesures provi-
soires, que, quant au contenu des mesures provisoires indiquées.
11. Pour ma part, je plaiderai la nécessité d’indiquer les mesures provisoires en
l’espèce, et je laisserai, si vous le permettez, Monsieur le président, à mon collègue
M. Pellet le soin de préciser le contenu des mesures que nous souhaitons voir indi-

quer dans votre ordonnance.
12. Une question préliminaire se pose, d’ordinaire la plus délicate, celle de la
compétence de la Cour pour indiquer les mesures provisoires. On le sait, cette
compétence est incidente par rapport à la compétence sur le fond du différend.
Cela pose le problème de l’établissement préalable ou non de la compétence du
juge pour connaître le litige au fond. C’est sur ce point précis, ce difficile pont-
aux-ânes de la construction juridique, que porte l’essentiel de votre jurisprudence,
des savantes opinions individuelles ou dissidentes qui l’accompagnent ou l’éclai-
rent, enfin le gros de la doctrine pertinente sur le sujet.
13. Or, cette question ne se pose pas dans notre affaire. Votre compétence, clai-
rement attribuée par le compromis du 16 septembre 1983, n’est pas contestée.
Votre compétence incidente pour indiquer des mesures provisoires ne l’est pas
davantage. Puisqu’en effet, vous êtes saisis d’une demande en indication de
mesures provisoires présentées par les deux Parties qui vous proposent, l’une et
l’autre, d’exercer ce pouvoir discrétionnaire.

Peut-on arguer, au contraire, que la mariée est trop belle et qu’il n’est jamais
arrivé, sauf erreur, d’être saisi d’une demande pareille à propos d’une instance
introduite par compromis. A cela, je répondrai que le Statut et le Règlement sont
rédigés en termes très généraux, pour couvrir toutes les hypothèses.
J’ajouterai que le fondement même de votre pouvoir d’indiquer des mesures
provisoires — la nécessité de préserver les droits des parties dans l’instance
pendante sans préjuger le fond — est indépendant de la nature de l’acte par lequel
vous êtes saisis du litige.
Sir Gerald Fitzmaurice a naguère fait observer que la compétence pour indiquer
des mesures provisoires, qui vous est attribuée, ne dépend pas du consentement22 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 26-28]

préliminaire des parties à son exercice, mais relève des pouvoirs confiés de
1
manière générale à la Cour internationale de Justice par son Statut .
Enfin, je note que la Cour permanente de Justice internationale s’est trouvée, de
son propre aveu, dans une situation proche de la situation présente, puisqu’elle
observe dans l’affaire du Territoire du sud-est du Groënland :
«que la situation devant laquelle la Cour se trouve ainsi placée se rapproche,
au point de vue de la procédure, sensiblement de celle qui existerait si elle

se trouvait saisie par les deux gouvernements parties en cause d’un compro-
mis contenant, avec l’indication de l’objet duodifférend, les demandes diver-
gentes des parties» ( C.P.J.I. série A/B n 48, p. 6).
Et si, comme nous le verrons, la Cour permanente n’a pas indiqué dans cette
affaire des mesures provisoires, c’est pour des raisons de fond, mais elle s’esti-

mait certainement compétente pour ce faire.
15. Mais il ne suffit pas que ce pouvoir vous soit attribué sans conteste pour
que vous l’exerciez. L’article 41 du Statut précisé par votre jurisprudence ajoute
d’autres conditions que je vais maintenant examiner.
16. Mais, auparavant, vous me permettrez une incidente relative aux articles 73
et 75 du Règlement.
Je vous rappelle le texte de ces deux articles:

«Article 73 . 1. Une partie peut présenter une demande en indication de
mesures conservatoires par écrit à tout moment de la procédure engagée en
l’affaire au sujet de laquelle la demande est introduite.»
Cependant que l’article 75, dans son paragraphe 1, de son côté dit:

«1. La Cour peut à tout moment décider d’examiner d’office si les circons-
tances de l’affaire exigent l’indication de mesures conservatoires que les parties
ou l’une d’entre elles devraient prendre ou exécuter.»

17. Le Burkina Faso vous a saisi par application de l’article 73 du Règlement.
C’est la procédure ordinaire ouverte aux parties devant la Cour.
18. La République du Mali, par un ingénieux détour et pour des raisons que
dévoileront peut-être des représentants, s’est fondée sur l’article 75 qui vous per-
met de saisir d’office pour indiquer des mesures provisoires.
19. Je ne voudrais pas ouvrir ici une mauvaise querelle. Je ne perçois pas sur
le fond de différence entre les mesures que vous pouvez être amenés à indiquer,
au titre de l’article 73 ou de l’article 75 ; dans un cas comme dans l’autre, vous
avez un pouvoir discrétionnaire d’appréciation quant à l’opportunité ou non d’in-
diquer des mesures provisoires. Dans un cas comme dans l’autre, vous êtes libres

d’indiquer les mesures qui vous paraissent nécessaires. Vous n’êtes tenus par les
demandes et les conclusions des parties dans aucun des cas. Au demeurant, c’est
l’article 75, alinéa 2, qui précise ce fait.
20. Vous avez d’ailleurs fait largement usage de cette liberté d’appréciation
dans les dernières ordonnances rendues en matière d’indication de mesures provi-
soires. Je songe notamment à l’affaire du Personnel diplomatique et consulaire
des Etats-Unis à Téhéran et à l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua.
21. Aussi, je me contenterai ici de dire que, si nous n’avons pas cité l’article 75
de votre règlement, c’est par respect pour la Chambre de la Cour.

1Sir Gerald Fitzmaurice, «The Law and Practice of the International Court of Justice»,
1951-1954, British Year Book of International Law , 1958, p. 107 à 115.[86/1 : 28-30] PLAIDOIRIE DE M . COT 23

Nous avons estimé que ce pouvoir de saisine d’office, qui vous appartient en
propre, ne doit pas être lié à une demande ou même à une suggestion d’une partie
et doit rester votre prérogative intégrale ; la République du Mali a cru proposer
une interprétation contraire, soit!
L’important nous paraît être que vous indiquiez les mesures qui s’imposent.
21bis. Au demeurant, le Gouvernement de la République du Mali semble avoir,
depuis, changé de position. Par un courrier en date du 7 janvier, et dont nous

venons de prendre connaissance hier, le Mali se fonderait désormais sur l’ar-
ticle 73 du Règlement pour présenter une demande d’indication de mesures provi-
soires. J’utilise à dessein le conditionnel, car il n’est pas clair à mes yeux si la
demande du Mali vient se substituer aux suggestions précédentes ou s’y ajouter.
Aussi, à ce stade, Monsieur le président, Messieurs, vous nous permettrez, à titre
conservatoire, si je puis dire, de prendre en considération et la suggestion et la
demande, puisqu’on peut retirer une demande juridique, mais je ne sache pas
qu’on puisse effacer les effets d’un chuchotement.
22. J’en viens maintenant aux conditions de fond.
23. La première de ces conditions, c’est l’urgence. Elle domine toutes les autres.
L’indication des mesures provisoires est un incident de procédure exceptionnel mo-
tivé par l’urgence.
24. Au demeurant, le règlement prévoit la réunion de la Chambre dans les
meilleurs délais, et le Burkina Faso vous est reconnaissant d’avoir procédé avec
la plus extrême diligence, dans notre présente affaire.
25. Votre jurisprudence est constante: s’il n’y a pas urgence, il n’y a pas lieu

d’indiquer des mesures provisoires. Ce fil relie les affaires du Prince Von Pless ,
de l’Interhandel et des Prisonniers pakistanais .
26. Dans notre affaire, l’urgence se tient à l’explosion du conflit armé, conflit
subit, meurtrier, sanglant dont la continuation ou la reprise mettrait en cause la
possibilité d’exécuter l’arrêt que vous vous apprêtez à prendre et, accessoirement,
la faculté pour les Parties de réunir les éléments de preuves qui leur manquent
pour étayer leur titre juridique.
On peut objecter que, depuis, il y a eu cessez-le-feu et que l’urgence a disparu
de ce fait.
Nous nous félicitons du cessez-le-feu et nous remercions tous ceux qui se sont
entremis entre les Parties et qui se sont employés à obtenir ce résultat.
Le Burkina Faso, pour sa part, est déterminé à respecter scrupuleusement le
cessez-le-feu et à fournir toutes facilités aux observateurs de l’ANAD chargés
d’en surveiller l’application.
27. Mais l’histoire récente nous oblige à constater la fragilité des relations paci-
fiques entre les deux Etats.
Deux conflits armés en dix ans et portant justement sur le différend territorial,

c’est deux conflits de trop. Et les circonstances dans lesquelles l’affrontement du
mois de décembre a jailli, brutalement, d’une anodine opération de recensement,
révèle l’état de tension. La flambée peut reprendre à tout moment. Le cessez-le-
feu doit être consolidé par l’autorité de votre intervention.
28. Opposera-t-on que ce genre de problème relève au premier chef du Conseil
de sécurité des Nations Unies?
Votre jurisprudence considère que les deux compétences — celle du Conseil
de sécurité et la vôtre — sont parallèles et non exclusives l’une de l’autre.
29. Si l’affaire du Plateau continental de la Mer Egée a pu soulever un doute,
l’ordonnance rendue dans l’affaire du Personnel diplomatique et consulaire des
Etats-Unis à Téhéran semble avoir réglé le problème, puisque la Cour a indiqué
des mesures provisoires malgré l’adoption par le Conseil de sécurité de la réso-
lution 457. Elle a ainsi reconnu, me semble-t-il, l’existence d’une répartition fonc-24 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 30-32]

tionnelle des responsabilités entre les organes principaux des Nations Unies et
abandonné une jurisprudence qui pouvait être interprétée comme l’application de
la règle electa una via . La Cour a, depuis, confirmé cette jurisprudence en écar-
tant l’exception de litispendence dans l’affaire des Activités militaires et parami-
litaires au Nicaragua, en indiquant des mesures provisoires, nonobstant la saisine
du Conseil de sécurité et de l’Organisation des Etats américains ainsi, que les efforts
du groupe de Contadora. En l’espèce, nous pensons qu’une action de votre

Chambre pourrait utilement conforter les divers efforts déployés, par ailleurs, pour
consolider le cessez-le-feu.
30. Au demeurant, je constate que les deux Parties ont choisi une voie et une
seule, elles ont spontanément préféré s’adresser à vous et vous faire confiance.
Vous ne les décevrez pas.
31. La fragilité de la situation présente vous interdit de conclure, comme l’a
fait la Cour permanente de Justice internationale dans l’affaire du Territoire du
sud-est du Groënland, que les Parties n’ont aucun intérêt à envenimer la situation,
puisqu’elles ont convenu de soumettre le litige à la Cour. Je rappelle ici ce que
disait la Cour permanente dans cette affaire:

«Considérant, enfin, que le différend relatif au statut juridique du territoire
du sud-est du Groenland étant spécialement soumis à la Cour par des requêtes
du 18 juillet 1932, aucun acte desdits gouvernements dans le territoire dont
il s’agit ne saurait exercer une influence quelconque sur l’état de droit qu’il
incombe à la Cour de définir: que, dès lors, les Parties n’ont aucun intérêt à
faire procéder à des actes de nature à pouvoir provoquer des incidents.»
o
(C.P.J.I. série A/B n 48, p. 287.)

32. Les événements du mois de décembre dernier ont, hélas, prouvé le contraire
dans cette affaire. L’accord pour vous déférer le différend territorial par compro-
mis n’a pas suffi à garantir la paix. L’exemple du Groenland du sud-est n’est donc
pas transposable à notre litige.
33. Et l’on vérifie ici l’exactitude de la notation de Sir Uersch Lauterpacht qui
concilie les jurisprudences apparemment opposées de la Cour permanente dans les
affaires du Territoire du sud-est du Groënland et de la Compagnie d’électricité
de Sofia en observant:

«C’est une matière d’appréciation dans chaque cas particulier, s’il y a un
danger d’aggravation ou d’extension du différend. Pour des raisons exposées
en détail dans l’ordonnance relative au Sud-est du Groënland , la Cour n’a pas
considéré qu’il y avait un risque d’aggravation du différend, du fait de l’ac-
tion unilatérale de l’une ou de l’autre Partie.»

34. Or, dans la présente affaire, il me paraît imprudent de considérer qu’il n’y

a pas risque d’aggravation du différend, du fait de l’action unilatérale de l’une
ou l’autre Partie.
Au contraire, et pour reprendre l’expression employée par la Cour dans l’affaire
des Essais nucléaires , il y a «possibilité immédiate» d’aggravation, c’est-à-dire
de reprise des hostilités. Possibilité et non probabilité, et je m’empresse de l’ajou-
ter. La présence des deux Parties à la barre témoigne de leur volonté pacifique.
Mais il y a bien urgence à indiquer les mesures provisoires.
35. Possibilité et non probabilité, mais votre jurisprudence retient bien évidem-
ment le préjudice éventuel porté aux droits des Parties. Les mesures provisoires
ne sont pas limitées au cas d’un préjudice certain. Dans l’affaire des Essais nuclé-
aires, la Cour constate que les renseignements qui lui sont soumis:[86/1 : 32-34] PLAIDOIRIE DE M .COT 25

«n’excluent pas qu’on puisse démontrer que le dépôt sur le territoire austra-
lien de substances provenant de ces essais, cause un préjudice irréparable à
l’Australie» ( C.I.J. Recueil 1973 , p. 105).

Dans la présente affaire, l’éventualité de l’incident — et donc, nous le verrons,
du préjudice — doit malheureusement être retenue et suffit à fonder votre déci-
sion d’indiquer des mesures provisoires.
36. Ces mesures provisoires doivent être tournées vers l’avenir et ne pas consti-
tuer un jugement sur les événements passés. C’est ce qui ressort de la jurispru-
dence posée dans l’affaire de la Réforme agraire polonaise et minorité allemande
(C.P.J.I. série A/B n o 58). En l’espèce, nous ne vous demandons pas de porter

appréciation sur le conflit armé, ou sur les responsabilités encourues de ce fait.
C’est une affaire distincte qu’il appartient aux Parties de régler entre elles par la
voie diplomatique, dans le cadre de leurs relations bilatérales. Nous séparons cette
affaire du différend territorial qui vous est soumis et nous ne vous demanderons
pas, en indiquant les mesures provisoires qui s’imposent, de sortir du strict cadre
défini par le compromis. M. Pellet développera cette question.
37. Nous ne demandons pas davantage un jugement provisionnel. Dans l’affaire
de l’Usine de Chorzów (indemnités) (C.P.J.I. série A n o 12, p. 9 et suiv.), la Cour per-
manente a très justement refusé d’indiquer des mesures provisoires qui auraient
constitué un véritable jugement provisionnel. Ce n’est pas le cas ici. Nous entendons
bien que vos indications ne préjugent en aucune façon le fond de votre décision.
38. Nous avons, il est vrai, dû choisir une ligne afin que les troupes engagées
dans le conflit puissent se retirer de part et d’autre. Et nous avons naturellement

choisi la seule ligne revêtue de l’autorité d’une instance internationale, celle préci-
sée par la sous-commission juridique de la commission de médiation de l’Orga-
nisation de l’unité africaine. Nous ne demandons pas, bien sûr, que cette ligne
nous soit adjugée à ce stade et nous observons que les troupes des deux Parties
étaient bien cantonnées de part et d’autre de cette ligne avant les regrettables
affrontements de décembre.
39. Au demeurant, et s’agissant de la notion de jugement provisionnel, je ferai
observer que ce n’est pas tant l’objet de la demande que son but qui doit être pris
en considération. La Cour s’est exprimée clairement sur ce point dans l’affaire
relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, où elle
a déclaré que «le but de la demande des Etats-Unis ne paraît pas d’obtenir un
jugement, provisionnel ou définitif, sur le fond des réclamations, mais de protéger
pendente lite la substance des droits invoqués» ( C.I.J. Recueil 1979 , p. 16).
40. C’est précisément cette préoccupation qui a conduit le Burkina Faso à pré-

ciser ses demandes, afin que les choses soient sans ambiguïté. M. Pellet détaille-
ra ceci. Mais nous voulons insister, à ce stade, sur notre volonté que rien ne pré-
juge le fond.
41. L’indication des mesures provisoires doit avoir pour conséquence de préser-
ver les droits qui font l’objet du différend. La Cour permanente l’a rappelé dans
l’affaire de la Réforme agraire polonaise et minorité allemande, en ces termes:

«Considérant que, d’après ce texte, la condition essentielle et nécessaire
pour que des mesures conservatoires puissent, si les circonstances l’exigent,
être sollicitées, et que ces mesures tendent à sauvegarder les oroits, objet du
différend, dont la Cour est saisie.» ( C.P.J.I. série A/B n 58, p. 177.)
42. La Cour a précisé dans l’affaire de l’ Anglo-Iranian Oil Co. , qu’il s’agit
bien de préserver les droits des deux Parties:

«Considérant que l’objet des mesures conservatoires prévues au Statut est
de sauvegarder les droits de chacun en attendant que la Cour rende sa déci-26 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 34-36]

sion; que, de la formule générale employée par l’article 41 du Statut et du
pouvoir reconnu à la Cour par l’article 61, paragraphe 6 du Règlement, d’in-
diquer d’office des mesures conservatoires, il résulte que la Cour se doit de
préoccuper de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle
aura ultérieurement à rendre pourrait éventuellement reconnaître, soit au
demandeur, soit au défendeur.» ( C.I.J. Recueil 1951 , p. 93.)

43. Ce principe a été poussé jusqu’à ces ultimes conséquences par M. Schwebel

dans son opinion dissidente dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua. M. Schwebel a développé la nécessité de sauvegarder le droit de chacune
des Parties, voire le droit à une «ordonnance équilibrée» (C.I.J. Recueil 1984, p. 195).
44. Votre jurisprudence utilise sans doute des formules plus prudentes et vise
plus volontiers «les droits des parties» que les «droits de chacun» (je songe par
exemple à l’ordonnance rendue en 1972 dans l’affaire de la Compétence en
matière de pêcheries .
45. Il est en effet des cas dans lesquels l’atteinte prévisible au droit vise mani-
festement une seule partie, le requérant. Vous refusez alors à tracer une fausse
fenêtre et on vous comprend.
46. Mais, même dans de telles affaires, vous n’hésitez pas, statuant ultra petita,
comme vous en avez le droit, d’imposer des mesures à la charge du requérant,
notamment celle de veiller à ce qu’il ne soit rien fait de nature à aggraver la
tension entre les deux pays ou à rendre plus difficile la solution du différend exis-
tant, comme en témoigne l’ordonnance rendue dans l’affaire du Personnel diplo-
matique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (C.I.J. Recueil 1979 , p. 7 et suiv.).

47. A fortiori, lorsque les deux parties viennent vous demander de préserver
des droits de nature identique et d’écarter une hypothèse redoutée de part et
d’autre, la reprise des hostilités, votre décision se doit de préserver, en tant que de
besoin, les droits de l’une et de l’autre partie.
48. Aussi, le Burkina Faso a veillé à rédiger avec soin sa demande en termes
équilibrés.
49. J’ajoute ne pas comprendre la rédaction unilatérale de la première demande
malienne. Sans entrer dans l’appréciation des responsabilités des incidents du
mois de décembre, que nous imputons complètement à nos adversaires, force est
de constater que les troupes maliennes ont occupé des portions du territoire burki-
nabé, ou pour le moins, de territoire contesté. Nous ne comprendrions pas, par
exemple, que les forces maliennes puissent stationner ou revenir à Dionouga, à
Soum ou à Diguél.
49bis. Par l’ultime document présenté par le Mali, nous notons un souci d’équi-
libre nouveau et auquel nous nous plaisons à rendre hommage. Il s’agit cette fois
d’inviter «chacune des Parties de s’abstenir de tout acte ou action susceptible de
préjuger aux droits de l’autre Partie, à l’exécution de l’arrêt que la Chambre de

la Cour peut être appelée à rendre au fond» et d’inviter chacune des Parties à
s’abstenir de tout acte, de quelque nature qu’il soit, qui pourrait aggraver le diffé-
rend soumis à la Cour.
Je retrouve pratiquement les formules que nous avons employées dans notre
propre demande et je me félicite que la Partie malienne se rallie ainsi à nos thèses,
soit qu’ils nous suivent aussi sur l’exigence de précision en la matière.
50. Nous faisons donc confiance à la sagesse de la Chambre pour indiquer les
mesures qui s’appliquent équitablement aux deux Parties.
51. Le préjudice envisagé, faute de mesures provisoires, doit être, d’après votre
jurisprudence, un préjudice irréparable. M. Guggenheim a noté, dès 1932, dans
son cours consacré aux mesures conservatoires, à l’Académie de droit internatio-
nal (Recueil des cours , 1932, t. II, p. 693):[86/1 : 36-38] PLAIDOIRIE DE M . COT 27

«Les uns prétendent que «l’objet des mesures conservatoires prévues par
le Statut de la Cour est de sauvegarder les droits de chacun en attendant que
la Cour rende sa décision, savoir pour autant que le préjudice dont ces droits
sont menacés serait irrémédiable en droit et en faits» et que d’autres soutien-

nent que la Cour a également compétence pour indiquer des mesures conser-
vatoires dans le seul dessein de prévenir des occurrences regrettables ou des
incidents fâcheux.»
52. A cet égard, la jurisprudence de la Cour a fait preuve de souplesse dans
l’appréciation de la situation, mais en tendant cependant à exiger l’éventualité
d’un préjudice irréparable (par exemple l’ordonnance du 17 août 1972 rendue

dans l’affaire de la Compétence en matière de pêcheries . Mais, dans la présente
affaire, il me semble évident que la non-évacuation par les Parties de la zone
contestée, ou la reprise des hostilités, risquerait de porter un préjudice irréparable
au droit des Parties à voir exécuter l’arrêt par la création sur le terrain d’une situa-
tion de fait impossible. M. Pellet développera ce point dans son argumentation.
53. Je me contenterai, pour ma part, d’observer que, dans la mesure où votre
jurisprudence définit souvent le préjudice irréparable comme un préjudice non
susceptible d’être compensé «par le versement d’une simple indemnité ou par une
autre prestation matérielle», c’est la formule employée par la Cour permanente
dans l’affaire de la Dénonciation du traité sino-belge (C.P.J.I. série A n o 8, p. 7),
nous ne sommes évidemment pas dans cette hypothèse. Une indemnité ou une
prestation matérielle ne pourrait en aucune manière compenser la non-exécution
de l’arrêt que vous vous apprêtez à rendre.

54. On retrouve, au demeurant, le même raisonnement dans l’affaire du Plateau
continental de la mer Egée , où la Cour ne s’est pas considérée «en mesure de
considérer la violation alléguée des droits de la Grèce comme un risque de préju-
dice irréparable», puisqu’elle pourrait donner lieu, le cas échéant, à réparation
appropriée ( C.I.J. Recueil 1976 , p. 11). On ne voit pas ce qui pourrait constituer
une réparation appropriée, au cas où votre arrêt ne pourrait pas être appliqué sur
le terrain.
55. En somme, pour reprendre la formule de la Cour permanente, dans l’affaire
de la Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie , nous pensons qu’il y a lieu
d’indiquer des mesures dans l’esprit suivant:

«Considérant que la disposition précitée du Statut applique le principe uni-
versellement admis devant les juridictions internationales et consacré d’ail-
leurs dans maintes conventions auxquelles la Bulgarie a été partie — d’après
lequel les Parties en cause doivent s’abstenir de toute mesure susceptible
d’avoir une répercussion préjudiciable à l’exécution de la décision à interve-
nir et, en général, de laisser procéder à aucun acte, de quelque nature qu’il
soit, susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend...» ( C.P.J.I. série A/B
n o79, p. 199.)

56. C’est dans cet esprit, Monsieur le président, Messieurs, que nous vous
demandons d’indiquer les mesures qui puissent préserver concrètement et préci-
sément, je le souligne, les droits des Parties quant à l’administration de la preuve,
comme quant à l’exécution du jugement que vous serez amené à prononcer. Mais
aussi, les mesures qui, en réduisant la situation générale de tension, donnent
pleine signification au règlement judiciaire entendu comme règlement pacifique
du différend.28 [86/1 : 38-40]

PLAIDOIRIE DE M. PELLET
CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. PELLET: Monsieur le président, Messieurs les juges, en acceptant à
nouveau de me donner la parole, vous me faites un très grand honneur. J’en
ressens toute la portée et je vous en remercie bien vivement.
Pour être tout à fait sincère, et dans une toute autre perspective, bien sûr, je dois
dire que j’aurais préféré m’adresser à votre haute juridiction dans un contexte
différent.
Les circonstances dans lesquelles le Burkina Faso, dont j’ai le privilège d’être

l’un des conseils, a été conduit à demander à la Chambre de la Cour de bien
vouloir indiquer les mesures conservatoires, sont en effet particulièrement déplo-
rables. M. Salembere les a rappelées et je n’y reviendrai pas.
M. Cot ayant établi que les conditions juridiques générales nécessaires à l’in-
dication de mesures conservatoires sont réunies, il m’appartient de tenter de préci-
ser ce que devraient être ces mesures, de l’avis du Gouvernement du Burkina
Faso.

1. Mon éminent collègue, M. Cot, a mis en évidence les caractères, à certains
égards particuliers, de la présente demande en indication de mesures conserva-
toires. Il a montré notamment que l’un des éléments originaux de cette procédure
tient à l’accord des Parties sur la nécessité et l’urgence de mesures conservatoires.
Cet accord, dont le Gouvernement burkinabé se félicite — comme il se réjouit
d’ailleurs, de tout ce qui peut rapprocher les Parties —, ne porte cependant que
sur le principe de telles mesures. Les points de vue paraissent plus éloignés en
ce qui concerne le contenu des indications que la Chambre est priée de bien
vouloir donner aux deux Etats en attendant l’arrêt définitif, même si les points
de vue sur ce point semblent s’être rapprochés depuis hier soir. La demande en

indication de mesures conservatoires formée par le Mali le 7 janvier et qui a été
remise aux représentants du Burkina Faso hier soir est, assurément, moins inac-
ceptable aux yeux du Gouvernement du Burkina Faso que celle qui avait été
présentée le 2 janvier.
M. Salembere vous a dit, cependant, Monsieur le président, l’inquiétude persis-
tante du Gouvernement du Burkina Faso, qui ne croit pas pouvoir rester sans
réagir face aux premières «suggestions»: ce sont, en fait, sinon de droit, de véri-
tables demandes du Mali. Il m’appartient donc de traiter des prétentions maliennes
— sous leurs deux espèces: des «suggestions» du 2 janvier, qui sont totalement
inacceptables pour le Gouvernement burkinabé, aussi bien que des demandes du
7 janvier, qui, si elles vont dans le bon sens, lui paraissent véritablement insuffi-

santes, ce qui a conduit le Gouvernement du Burkina Faso, non seulement à main-
tenir, mais encore à préciser ses propres demandes que je m’efforcerai de présen-
ter ensuite aussi brièvement que possible.

I. O BSERVATIONS SUR LES MESURES DONT LE M ALI
«SUGGÈRE » OU DEMANDE L ’INDICATION

2. Des observations que je suis appelé à présenter sur les deux trains de demandes
formées par le Mali, celles qui appellent, à titre de précaution, le premier, c’est-à-dire
les «suggestions» maliennes d’origine — je laisse le mot entre guillemets —, seront,[86/1 : 40-42] PLAIDOIRIE DE M .PELLET 29

et je vous prie de bien vouloir m’en excuser, plus longues que celles, très brèves,
relatives aux demandes du 7 janvier – non pas parce que nous avons reçu ces der-
nières demandes hier seulement, mais, tout simplement, parce que, dans leur prin-
cipe, les demandes du 7 janvier ne soulèvent pas d’objection particulière de la part
du Gouvernement burkinabé ; il les considère cependant comme tout à fait insuffi-
santes.
3. En ce qui concerne les premières «suggestions» maliennes — et je laisse

toujours le mot entre guillemets —, il est, Monsieur le président, des «chuchote-
ments» plus acérés que les demandes les plus tranchantes. Si les «suggestions»
faites par le Gouvernement malien, les 27 décembre ou 2 janvier derniers, sont
justifiées par «des raisons d’urgence de souplesse et de plus grande légèreté de
la procédure» et si elles visent encore à «dédramatiser la situation», le moins que
l’on puisse dire est que la rédaction du texte n’y contribue guère.
Les demandes du Mali, telles qu’elles apparaissent dans ce domaine, sont au
nombre de deux. La Chambre de la Cour y est priée:

i) « id’inviter le Burkina Faso non seulement à veiller à empêcher tout acte
susceptible de préjuger les droits du Mali à l’exécution de l’arrêt que la
Chambre de la Cour peut être appelée à rendre au fond, mais aussi de
veiller à arrêter tout acte de quelque nature qu’il soit qui pourrait aggra-
ver ou étendre le différend soumis à la Chambre de la Cour»,
et

ii) «le Burkina Faso devrait être invité à rapporter les mesures unilatérales
prises dans les villages de Dioulouna, Kounia, Selba et Douna et d’y
retirer les éléments armés et autres qu’il y a introduits».
Si les circonstances n’étaient pas aussi graves, Monsieur le président, j’ouvri-
rai une parenthèse pour dire que, décidément dans cette affaire, on joue beaucoup
au jeu des quatre villages, mais la Chambre doit être consciente que les quatre
villages dont il s’agit dans la présente procédure, et dont les Parties parlent cou-
ramment, l’une et l’autre, que ces quatre villages sont tout différents des quatre
villages dont il est longuement question dans les mémoires remis à la Chambre

le 3 octobre dernier.
Certaines des raisons qui rendent ces demandes inacceptables pour le Gouver-
nement burkinabé sont communes à l’une et à l’autre. D’autres raisons sont parti-
culières à la seconde demande malienne.
4. Liminairement cependant, il est difficile de ne pas relever, au moins en
passant, la curieuse périphrase utilisée dans la première de ces demandes du
2 janvier qui évoque «l’arrêt que la Chambre de la Cour peut être appelée à
rendre au fond»... Le Gouvernement burkinabé qui ne veut pas s’appesantir sur
cette formule, souhaite pouvoir attribuer cette formule un peu inquiétante à un
lapsus calami , dont il espère qu’il n’est pas révélateur des intentions maliennes...
5. D’une manière générale, Monsieur le président, les demandes présentées par le
Mali contrastent fortement avec celles que, dans un esprit de modération, le Gouver-
nement burkinabé a formulé d’une manière qu’il a voulue absolument neutre et équi-
librée.
Loin d’une dédramatisation de la situation, c’est une condamnation du Burkina
Faso que recherche le Mali dans sa première communication. Pour des raisons

multiples, de fait comme de droit, il ne saurait l’obtenir. Je reviendrai, dans
quelques instants, sur la présentation de faits donnée par le Mali. Je m’en tiens,
pour l’immédiat, à deux remarques, de caractère purement juridique, et qui
concernent à la fois les deux demandes maliennes:30 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 42-45]

— ces demandes sortent du cadre assigné par le Statut et le Règlement de la Cour
aux demandes en indication de mesures conservatoires (ce qui est d’autant
plus surprenant que, formellement, le Mali ne se fonde même pas, dans cette
première communication, sur l’article 73 du Règlement;
— elles sont extrêmement déséquilibrées.

6. Ayant pour seul objet de faire désigner le Burkina Faso comme fauteur de
troubles, ces suggestions sont contraires au principe fondamental de l’égalité entre

les Parties. Il va de soi que, si la Chambre suivait le Mali dans cette voie, elle
s’écarterait considérablement de la jurisprudence constante de la Cour qui veille,
comme l’a rappelé M. Cot, à ne jamais rompre l’équilibre entre les Parties lors-
qu’elle indique des mesures conservatoires; ce faisant, elle ne fait d’ailleurs que
confirmer le souci constant qui est le sien de l’égalité des plaideurs et qu’ont
relevé les commentateurs les plus autorisés (notamment le président Charles De
Visscher dans son étude consacrée aux Problèmes d’interprétation judiciaire ,
Pedone, 1963, p. 204).
Ce souci apparaît très clairement, par exemple, dans les ordonnances de la Cour
du 15 décembre 1979 ou du 10 mai 1984 relatives respectivement au Personnel
diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran et à celle des Activités mili-
taires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci . Dans les deux cas, et alors
même que la responsabilité de l’initiative des actes ayant conduit à la demande en
indication de mesures conservatoires était tout à fait claire et découlait de faits
non contestés, la Cour a demandé à l’unanimité aux deux Gouvernements en cause
de veiller à ce qu’aucune mesure ne soit prise, de nature à aggraver le différend

ou à en rendre plus difficile la solution ( C.I.J. Recueil 1979 , p. 21 et C.I.J. Recueil
1984, p. 187). Et, dans la même ordonnance de 1979, la Cour a précisé encore
les choses en considérant que «la Cour, ainsi qu’il ressort de l’article 75 de son
Règlement, doit veiller en tout temps à protéger les droits des deux parties dans
les instances qui se déroulent devant elle» ( ibid., p. 17). Voici qui contraste forte-
ment avec l’exigence malienne consistant à faire du Burkina Faso l’unique desti-
nataire des mesures que la Chambre avait été, au moins dans un premier temps,
invitée à indiquer.
7. D’autre part, et c’est ma seconde remarque générale, le Gouvernement burki-
nabé relève que les demandes maliennes reviennent à prier la Chambre de se
prononcer sur la responsabilité des incidents qui ont opposé les deux pays en
décembre dernier. Il s’agit là d’une question différente de celle soumise à la
Chambre par le compromis du 16 septembre 1983, même si ces deux questions
pourraient reprendre une formule chère aux juristes francophones, même si ces
deux questions ne sont pas «dépourvues de tout lien» l’une avec l’autre.
Le Gouvernement burkinabé n’aurait rien à redouter d’un prononcé judiciaire sur
cette question nouvelle mais il doit faire remarquer qu’il existe, et qu’il n’existe à

l’heure actuelle, aucune espèce de fondement juridique à celui-ci.
L’unique question posée à la Chambre dans le compromis de 1983 est la
suivante: «Quel est le tracé de la frontière entre la République de la Haute-Volta
(Burkina Faso depuis 1984) et la République du Mali dans la zone contestée telle
qu’elle est définie ci après?». Il est clair que la condamnation du Faso qui résul-
terait d’une ordonnance prononcée unilatéralement «à ses torts», si l’on peut dire,
comme le Mali le souhaite, irait bien au-delà de la question en litige devant votre
haute juridiction.
Comme l’a dit la Cour permanente dans l’affaire du Territoire du sud-est du
Groënland, le pouvoir conféré à la Cour par l’article 41 de son Statut «n’existe
que par rapport à un différend dont celle-ci est déjà saisie» ( C.P.J.I. série A/B
no 48, p. 283). M. Cot l’a rappelé: les mesures conservatoires tendent, et ne[86/1 : 45-48] PLAIDOIRIE DE M .PELLET 31

peuvent tendre qu’«à sauvegarder les droits, objet du différend dont la Cour est
saisie» ( Réforme agraire polonaise, C.P.J.I. série A/B n o 58, p. 177).
Les demandes présentées par le Mali le sont dans un esprit et avec un objectif
tout à fait différent de ses sages directives, un esprit que vous ne sauriez caution-

ner.
8. Le caractère inacceptable des demandes maliennes apparaît plus clairement
encore si l’on examine plus spécialement la seconde d’entre elles, que pour la
commodité de mon exposé, je me permets de citer à nouveau: «Le Burkina Faso
devrait être invité à rapporter les mesures unilatérales prises dans les quatre
villages de Dioulouna, Kounia, Selba et Douna et d’(en) retirer les éléments armés
et autres qu’il y a introduits».
Les mêmes raisons qui conduisent à écarter la première demande, valent aussi
pour la seconde: d’une part, cette demande déséquilibrée ne correspond pas à l’es-
prit dans lequel la Cour prononce des mesures conservatoires lorsque celles-ci
s’imposent, et d’autre part, suivre le Mali sur ce point, comme sur le précédent,
conduirait la Chambre a se prononcer sur un différend qui ne lui est, pour l’ins-
tant au moins, pas soumis.

Mais, s’agissant de cette seconde demande, il y a plus d’un côté les circons-
tances sur lesquelles le Gouvernement malien prétend s’appuyer ne sont pas
exactes; de l’autre, sous couvert de mesures conservatoires, c’est un véritable
jugement préliminaire que le Mali invite la Chambre à rendre.
9. La seconde prétention malienne doit, en effet, être mise en relation avec les
faits tels qu’ils sont présentés dans la lettre du 2 janvier 1986 et dont l’élément
essentiel serait que: «Les troupes burkinabés ont ... occupé les villages de Diou-
louna, Kounia, Selba et Douna et y ont hissé le drapeau du Burkina Faso.
Le Gouvernement burkinabé conteste formellement et solennellement ces allé-
gations. Dans le cas du village de Douna, elles manquent totalement en fait, et
s’agissant de Dioulouna, de Kounia et de Selba, les faits replacés dans leur
contexte ne sauraient, en aucune manière, s’analyser en une «occupation».
En ce qui concerne Douna, le Burkina Faso n’a jamais contesté et ne conteste

pas son appartenance au Mali, et à aucun moment, ni durant les événements
récents, ni auparavant, aucun militaire burkinabé n’y a pénétré. A moins, bien sûr,
de considérer que constitue une occupation le fait, pour les agents burkinabés
chargés du recensement, d’avoir informé le chef de ce village qu’une opération de
recensement se déroulait de l’autre côté de la frontière — cela afin que les ressor-
tissants burkinabés résidant à Douna et dans sa région puissent venir se faire
recenser au Burkina Faso et en particulier à Diounouga —, l’affirmation malienne
est donc sur ce point démunie de tout fondement.
Il en va de même pour les trois autres villages, mais pour des raisons assez
différentes. En ce qui concerne Selba et Kounia, le Mali a repris, dans le mémoire
présenté dernièrement à la Chambre, des revendications anciennes que l’on croyait
abandonnées. Les prétentions maliennes sur Dionouga sont moins inattendues;
elles ne sont pas mieux fondées, et il résulte clairement, je ne dis pas du mémoire

du Burkina Faso mais du rapport de la sous-commission juridique de l’OUA, que
les trois villages appartiennent en droit au Burkina Faso. Dans ces conditions, le
mot «occupation» appliqué à une présence militaire quelconque, ici a une pré-
sence au surplus ponctuelle et destinée seulement à permettre la bonne tenue des
opérations de recensement, revêt un caractère tout à fait surréaliste.
10. Cela conduit à une autre remarque, plus fondamentale encore au plan juri-
dique: si vous donniez satisfaction au Mali sur la seconde demande, ce sont, à
vrai dire, ses conclusions au fond que vous lui adjugeriez. Il en résulterait en effet
que le Burkina Faso se verrait interdire tout acte d’administration dans la zone
revendiquée par le Mali. Le Gouvernement burkinabé n’a pas «introduit»32 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 48-50]

d’«éléments armés et autres» dans cette zone — sur laquelle il a toujours exercé
sa juridiction —, il s’est borné à y accomplir des actes d’administration courante
— en l’espèce, un recensement de la population —, comme il l’a toujours fait et
comme il est indispensable qu’il continue à le faire pour d’évidentes raisons
pratiques.
Par souci d’apaisement, le Gouvernement du Burkina Faso s’est déclaré prêt à
retirer ses troupes — alors qu’elles y sont chez elles — de la zone revendiquée

par le Mali. Il l’a fait dès le début des incidents, et la mission interafricaine de
médiation aurait dû le constater, si les autorités maliennes ne l’avaient pas dissua-
dée de se rendre sur place — assez curieusement, d’ailleurs, en reconnaissant,
apparemment, que tel était en effet le cas que les forces burkinabés s’étaient reti-
rées. Le Gouvernement burkinabé a renoncé à cette solution le 25 décembre, après
l’attaque malienne, mais il s’y est à nouveau rallié, et il s’en est tenu, depuis lors,
à cette résolution, à la suite du cessez-le-feu du 29 décembre, et il vous suggère
de consacrer ce retrait par votre ordonnance, si, du moins, le Mali est invité à faire
de même — j’en reparlerai un peu plus tard.
Mais, sauf à faire de la zone revendiquée par le Mali un no-man’s land admi-
nistratif ou à accepter de laisser l’administration malienne se substituer à celle
du Burkina, on voit mal comment la Chambre pourrait indiquer au Gouvernement
du Burkina Faso qu’il a à faire place nette en retirant son administration d’une
zone dont l’étendue, au surplus, s’accroît avec les revendications maliennes, à
chaque discussion et à chaque étape de la procédure.
Il résulte de la jurisprudence de la Cour et, notamment, de ses ordonnances dans

les affaires de l’ Anglo-Iranian Oil Co (C.I.J. Recueil 1951 , p. 93) et dans celle des
Essais nucléaires (C.I.J. Recueil 1973 , p. 104 et 105), que l’objet des mesures
conservatoires est d’empêcher qu’il soit porté une atteinte irréparable aux droits
des Parties, M. Cot l’a rappelé. Loin d’avoir ce résultat, la mesure souhaitée par
le Mali aurait l’effet paradoxal que ce serait elle — et non les circonstances
auxquelles elle prétend remédier, qui causerait au Burkina Faso un préjudice irré-
parable, — en entraînant l’exclusion de son administration de la zone revendiquée
par les autorités de Bamako. Comme l’a écrit excellemment Sir Gerald Fitzmau-
rice, à propos des mesures conservatoires:

«Their object is to preserve, not to confer rights, and they must not there-
fore amount to an interim judgment in favor of the applicant party, or indeed
of either party.» («The Law and Procedure of the ICU», 1951-4, BYBIL,
1958, 120.)
C’est du reste, parce qu’elle avait constaté que l’Allemagne lui demandait de
prononcer un jugement préliminaire en sa faveur que, par son ordonnance du
21 novembre 1927 rendue dans l’affaire de l’ Usine de Chorzów . La Cour perma-
nente de Justice internationale a refusé de faire droit aux prétentions de cet Etat
(C.P.J.I. série A n o 12, p. 10), à l’inverse, c’est parce qu’elle a considéré que le

but de la demande des Etats-Unis, dans l’affaire du Personnel diplomatique et
consulaire des Etats-Unis à Téhéran , ne paraissait pas être d’obtenir un jugement
provisionnel ou définitif sur le fond des réclamations, que la Cour actuelle a
accueilli leur demande ( C.I.J. Recueil 1979 , p. 16). Et c’est, parce que le Mali, par
le biais d’une demande en indication de mesures conservatoires, demande adres-
sée en fait à la Chambre de lui adjuger par avance ses conclusions au fond, que
le Gouvernement du Burkina Faso est confiant que vous refuserez de suivre le
Mali dans cette voie.

2. Les demandes maliennes du 7 janvier 1986[86/1 : 50-52] PLAIDOIRIE DE M .PELLET 33

11. Les demandes maliennes du 7 janvier 1986 ne présentent pas, en elles-
mêmes, le caractère provocateur des suggestions parvenues à la Cour cinq jours
auparavant que, malheureusement, elles ne peuvent faire totalement oublier.
Les mesures, dont le Gouvernement du Mali demande formellement l’indica-
tion, sont les suivantes:

«— inviter chacune des Parties à s’abstenir de tout acte ou action susceptible
de préjuger aux droits de l’autre Partie, à l’exécution de l’arrêt que la
Chambre de la Cour peut être appelée à rendre au fond;
«— inviter chacune des Parties à s’abstenir de tout acte de quelque nature
qu’il soit qui pourrait aggraver le différend soumis à la Cour».

Il s’agit, assurément, d’une rédaction équilibrée et que le Gouvernement burki-
nabé n’a aucune raison de critiquer — ce qui ne saurait signifier qu’il accepte la
présentation des faits qui les précède et qui les suit —, mais je m’en voudrais de
lasser la Chambre plus qu’il n’est décent, en revenant sur un point déjà largement
abordé par M. Salembere et par M. Cot.
Qu’il me suffise de dire que, si les Parties demeurent en profond désaccord sur
les motifs qui justifient ces mesures, elles se retrouvent pour en demander l’indi-
cation. Couramment ordonnées par la Cour, nonobstant certaines nuances de ré-
daction, de telles mesures constituent, si l’on peut dire, le B.A., BA d’à peu près
toutes les ordonnances en indication de mesures conservatoires rendues par la
Cour et, par exemple, pour s’en tenir aux plus récentes, celles rendues dans les
affaires de la Compétence en matière de pêcheries (C.I.J. Recueil 1972 , p. 17 et
35), des Essais nucléaires (C.I.J. Recueil 1973 , p. 106 et 141), du Personnel

diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (C.I.J. Recueil 1979 , p. 21)
ou des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nica-
ragua c. Etats-Unis d’Amérique) (C.I.J. Recueil 1984 , p. 187).
Du reste, ces demandes, si elles n’en reprennent pas exactement la rédaction,
vont dans le sens de la deuxième mesure dont le Burkina Faso a demandé l’indi-
cation dès le 30 décembre 1985. Cette mesure était la suivante:
«Les Parties s’abstiendront de tout acte ou action sur le terrain qui pour-
rait empêcher ou entraver l’exécution de l’arrêt rendu par la Chambre de la

Cour sur la base des conclusions des Parties.»
12. Mais, Monsieur le président, je viens de dire que cela est le B.A., BA.
Après ces deux lettres, l’alphabet en comporte bien d’autres, et il ne paraît pas
possible au Gouvernement du Burkina Faso que, dans les circonstances si graves
qui justifient l’audience d’aujourd’hui, la Chambre s’en tienne à des mesures telle-
ment vagues et floues qu’elles sont, par elles-mêmes, totalement inopérantes.
Il est tout à fait remarquable que, dans toutes les affaires que j’ai citées, et, à
vrai dire, dans toutes les ordonnances par lesquelles la Cour a ordonné des me-

sures conservatoires, les formules du genre de celles avancées par le Mali intro-
duisent ou concluent l’énoncé de mesures infiniment plus concrètes et précises
sans lesquelles elles n’auraient aucune signification.
C’est pourquoi le Gouvernement du Burkina Faso a proposé d’autres mesures
qu’il vous prie très instamment de bien vouloir indiquer; il a le sentiment que,
sans elles ou sans d’autres que vous indiqueriez dans le même esprit, l’ordonnance
que vous serez conduits à rendre ne répondrait pas véritablement à son objet.34 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 52-55]

II. OBSERVATIONS SUR LES MESURES DONT LE G OUVERNEMENT BURKINABE
DEMANDE L ’INDICATION

13. Monsieur le président, la demande en indication de mesures conservatoires

du Burkina Faso, en date du 30 décembre dernier, est, dans un souci véritable de
dédramatisation, rédigée de la manière la plus neutre et la plus équilibrée possible,
et c’est aux deux Parties, sans discrimination, qu’il prie la Chambre de bien vou-
loir indiquer les mesures conservatoires du droit de chacune qu’elles devraient
l’une et l’autre prendre ou exécuter.
Elles sont au nombre de trois et j’en rappelle la teneur:

— La première consisterait dans le retrait par les deux Parties de «leurs forces
armées de part et d’autre de la ligne proposée par la sous-commission juri-
dique de la commission de médiation de l’OUA le 14 juin 1975»; c’était,
Monsieur le président, la rédaction initiale de la demande du Gouvernement
burkinabé. Toutefois, comme l’a indiqué M. Salembere, le Gouvernement du
Burkina Faso croit devoir aujourd’hui compléter et préciser cette demande en
en abandonnant certains aspects et en la décomposant ainsi:

ii) le Gouvernement du Burkina demande le retrait, par les deux Parties, de
leurs forces armées, en dehors de la zone revendiquée par le Mali, telle
qu’elle est délimitée par les prétentions énoncées dans leurs mémoires
respectifs, déposés au Greffe de la Cour, le 3 octobre dernier, et
ii) abstention, par les deux Parties, de tout acte d’administration territoriale,
au-delà de la ligne proposée par la commission de médiation de l’OUA;

— La deuxième demande du Gouvernement burkinabé, elle, consisterait dans
l’abstention, par les deux Parties, «de tout acte ou action sur le terrain qui
pourrait empêcher ou entraver l’exécution de l’arrêt rendu par la Chambre de
la Cour, sur la base des conclusions des Parties»;
— Et, par la troisième, les deux Parties seraient invitées à s’abstenir «de tout acte
ou action qui pourrait entraver la réunion des éléments de preuve dans la
présente instance».

Je viens d’évoquer la deuxième demande burkinabé, je pense qu’il est inutile
d’y revenir: elle s’impose, mais elle ne se suffit pas à elle-même. Je serais bref
sur la troisième mais je serais obligé de m’attarder un peu plus sur la première
pour terminer.
14. Dans sa communication en date du 7 janvier, le Gouvernement du Mali dit
n’avoir «aucune opposition de principe à l’idée que les Parties devraient s’abste-
nir de tout acte ou action qui pourrait entraver la réunion des éléments de preuve
dans la présente instance»; mais il ajoute qu’«il n’aperçoit pas ce que cela peut
signifier concrètement et s’abstient donc de la reprendre à son compte».
Bien qu’il ne s’agisse pas, dans l’esprit du Gouvernement burkinabé, d’un point
absolument capital, il n’en revêt pas moins d’une certaine importance dans la
perspective de la procédure en cours.
Dans les mémoires qu’elles ont déposés le 3 octobre dernier, les Parties semblent

d’accord — je cite le mémoire malien (p. 252) — «pour considérer que certains
actes ont une valeur probante particulière» et, parmi ceux-ci, les actes et comporte-
ments des autorités coloniales locales. La trace de ces actes, des ces comportements
est souvent conservée dans les villages, dans les cantons, ou dans les résidences
concernées ou encore dans la mémoire ou la tradition orale des habitants.
Or, durant ces derniers mois, les autorités burkinabés ont constaté, à plusieurs
reprises, que des agents maliens s’infiltraient dans la zone revendiquée et —
comment dire cela? — «persuadaient» les notables, les personnes âgées, qui[86/1 : 55-57] PLAIDOIRIE DE M . PELLET 35

avaient connu la période coloniale, que leurs souvenirs n’étaient peut-être pas tout
à fait exacts. Par ailleurs, le Gouvernement burkinabé a de bonnes raisons de
penser que les récentes activités militaires maliennes dans cette zone se sont
traduites aussi par la destruction d’archives. Et comment ne pas relever que l’avia-
tion malienne a bombardé les villes de Djibo et Ouahigouya, où se trouvent, préci-
sément, les dépôts les plus importants d’archives coloniales concernant la région.
Ce sont ces faits et d’autres, peut-être — il est facile de déplacer une borne,

voire même un village de culture —, que la troisième mesure, dont l’indication est
demandée par le Gouvernement burkinabé, a pour objectif d’éviter.
15. Au demeurant, comme je l’ai dit, celle-ci est loin de revêtir, aux yeux du
Gouvernement du Burkina Faso, l’importance que présente le premier ensemble
de mesures qu’il prie la Chambre de bien vouloir indiquer. Elles devraient, selon
lui, conduire les Parties:
— d’une part, à retirer toutes leurs forces militaires de la zone revendiquée par le
Mali;

— et d’autre part, à s’abstenir de tout acte d’administration territoriale, au-delà
de la ligne retenue en 1975 par la sous-commission juridique de la commis-
sion de médiation de l’OUA.
Cette double demande appelle trois brefs commentaires: le premier, sur le prin-
cipe même des mesures proposées; le deuxième, sur la dissociation suggérée entre
les forces militaires, d’un côté, et l’administration civile, de l’autre ; le troisième
enfin, sur le choix de la ligne et de la zone retenues pour opérer la séparation
entre les Parties.
17. Le principe d’abord. Dans une certaine mesure, cette demande, dans son

principe, peut être rapprochée de la seconde «suggestion» formulée initialement
par le Gouvernement malien. Mais, ici encore, elle l’est dans un esprit bien diffé-
rent, car, contrairement à la «suggestion» de la Partie malienne, elle vise égale-
ment les deux Parties — je n’y reviens pas.
Le Gouvernement burkinabé ne cache pas qu’en présentant cette demande il
espère que la mesure indiquée contribuera à éviter le renouvellement des incidents
dramatiques de ces dernières semaines ou d’autres, plus graves encore. Il n’ignore
pas non plus que, dans son ordonnance rendue le 3 août 1932 dans l’affaire rela-
tive au Statut juridique du sud-est du Groënland , la Cour permanente a semblé
hésiter à reconnaître sa compétence «pour indiquer des mesures conservatoires
dans le seul dessein de prévenir des occurrences regrettables et des incidents
fâcheux» ( C.P.J.I. série A/B n o 48, p. 284).
Mais, comme la doctrine la plus autorisée, en particulier Sir Gerald Fitzmaurice
(«The Law and Procedure of the ICU», 1951-4, BYBIL, 1958, p. 121) et M. le
président Elias ( The I.C.J. and Some Contemporary Problems , Nijhoff, 1983,
p. 71), comme donc la doctrine la plus autorisée l’a relevé, il s’agit d’une déci-
sion isolée, limitée au cas précis qui l’avait suscitée et, si jurisprudence il y avait,

la Cour actuelle paraît bien l’avoir abandonnée avec son ordonnance du
11 septembre 1976 dans l’affaire du Plateau continental de la Mer Egée (p. 12).
Il est vrai que certaines autorités, comme M. l’ambassadeur Rosenne ( The Law
and Practice of the International Court , Sijthoff, Leyden, 1965, p. 426), considè-
rent que l’ordonnance de 1932 se borne à appliquer un principe général, qui serait
plus impérieux encore dans le cadre de la Cour actuelle, dont l’article 92 de la
Charte fait «l’organe judiciaire principal des Nations Unies», or, cette organisa-
tion dispose d’autres organes compétents en matière de maintien de la paix et de
la sécurité internationales.
Mais le raisonnement développé tout à l’heure devant vous par M. Cot vaut plei-
nement ici: les compétences de la Cour et des autres organes des Nations Unies, le36 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 57-60]

Conseil de sécurité notamment, ne s’excluent aucunement; elles se complètent et se
confortent mutuellement.Au surplus, l’argumentation défendue par M. Rosenne peut
aisément être retournée: c’est précisément parce qu’elle est l’organe judiciaire prin-
cipal des Nations Unies que la Cour doit contribuer au maintien de la paix et de la
sécurité internationales et y inciter les Etats, «en aidant à frayer la voie au règlement
amical d’un dangereux différend», comme l’a écrit M. Lachs dans l’opinion indivi-
duelle qu’il a jointe à l’ordonnance du 11 septembre 1976, dans l’affaire du Plateau

continental de la Mer Egée (C.I.J. Recueil 1976 , p. 20).
La saisine du Conseil de sécurité dans l’affaire du Personnel diplomatique et
consulaire ou l’existence du processus de Contadora dans celle des Activités mili-
taires ou paramilitaires au Nicaragua, n’ont pas empêché la Cour de s’acquitter
de sa mission judiciaire, et ceci (y compris par l’indication de mesures conserva-
toires); de même le processus engagé dans le cadre de l’ANAD ne saurait empê-
cher votre haute juridiction de «frayer la voie» au règlement ainsi envisagé.
Si la Chambre venait à écarter cette double demande, au contraire, elle refuse-
rait le soutien de mesures judiciaires et, renvoyant celles-ci dos à dos, elle les
encouragerait par son abstention, implicitement au moins, à se livrer à une sorte
de «surenchère administrative» ou, pire encore, de surenchère militaire.
18. C’est pour l’éviter, et dans un souci d’apaisement, que le Burkina Faso sug-
gère aujourd’hui que des mesures distinctes soient indiquées, en ce qui concerne les
forces militaires, d’une part, et l’administration civile, d’autre part.
Pour ce qui est des premières, le Gouvernement burkinabé considère que le
principe retenu par l’ANAD d’une zone démilitarisée, dans laquelle les deux Etats

s’abstiendraient réellement de toute activité militaire, est sage et s’impose parti-
culièrement dans le contexte actuel d’extrême tension: tout contact direct entre les
deux armées peut dégénérer à tout moment et conduire à l’irréparable. J’ajoute
que, loin d’être «incompatible avec la déclaration signée par les deux chefs d’Etat
du Burkina Faso et du Mali le 31 décembre 1985, par laquelle ils ont arrêté les
modalités du cessez-le-feu, comme l’écrit le Gouvernement malien dans sa com-
munication du 7 janvier, cette mesure en constitue, au contraire, la très stricte
application: cet accord prévoit la création d’une zone démilitarisée.
Une telle solution n’est, en revanche, pas praticable en ce qui concerne l’ad-
ministration civile. Si un no man’s land militaire est concevable, un vide admi-
nistratif ne l’est pas, comme je l’ai dit il y a quelques minutes. Une population
peut vivre sans militaires, au moins momentanément, et surtout s’il existe des
garanties internationales la protégeant, mais elle ne peut se passer d’administra-
tion: peut-être les habitants de la zone concernée pourraient-ils se passer de payer
des impôts — mais sans doute moins bien de leur retombée —, il n’est pas conce-
vable qu’ils vivent sans état civil, sans administration de la justice, sans soins
médicaux, sans enseignement. Ces considérations — et beaucoup d’autres —

excluent l’existence d’une zone «désadministrée», si vous m’autorisez l’expres-
sion, qui serait le pendant civil d’une zone démilitarisée.
Sans doute, dans l’abstrait, quelques solutions séduisantes alternatives sont
possibles: la meilleure serait peut-être un condominium provisoire, une adminis-
tration conjointe par les deux Etats en attendant l’arrêt de la Chambre; mais qui
ne voit que dans les circonstances actuelles, il est tout à fait vain d’y songer? Une
autre possibilité serait une administration internationale; il y en a eu un exemple
en Iran occidental, mais c’est, d’évidence, une solution hors de portée, trop coû-
teuse, trop lourde et dont on peut, au surplus, douter qu’elle puisse être indiquée
par la Cour. Ces rêves écartés, force est de constater, qu’en fait, dans la réalité,
seule peut être envisagée l’indication d’une ligne, provisoire, indiquée dans l’at-
tente de votre arrêt définitif, de part et d’autre de laquelle les deux Etats accom-[86/1 : 60-62] PLAIDOIRIE DE M .PELLET 37

pliraient les actes d’administration indispensables à la vie quotidienne des popu-
lations locales.
19. Cela pose, bien sûr, un dernier problème, et ce n’est certainement pas le
plus simple: quelle ligne?
En principe, ce devrait être la ligne existant avant la naissance du différend.
En effet, selon la doctrine, qui, pour une fois, semble unanime, l’objectif des
mesures conservatoires — leur nom même l’indique — est de rétablir ou de pré-

server le statu quo. Mais quel statu quo ? Dans son maître livre, Interim Measures
of Protection in International Controversies , Dumbauld écrivait déjà:
«It should be noted that the status quo thus sanctioned is not that at the
time of the judgment, or at the date suit is brought; but the last uncontested
status prior to the controversy.» (La Haye, 1932, p. 187.)

Toutefois, en la présente espèce antérieure au litige, ceci pose un problème
difficile et très particulier: aussi loin que l’on remonte dans le temps — je veux
dire juridiquement «utile» —, il n’y a pas de statu quo incontesté, et l’objet du
différend soumis à la Chambre est, très précisément, de déterminer la consistance
de ce statu quo ante . Votre haute juridiction est donc placée en apparence devant
un problème qui semble s’apparenter à la quadrature du cercle: elle doit — j’es-
père l’avoir montré — indiquer aux Parties la ligne qui doit constituer la limite de
leurs juridictions respectives jusqu’au jour de son arrêt au fond, mais elle ne peut
pas fixer cette limite dans une perspective historique en se fondant sur le statu
quo ante car cette limite historique ... ne sera connue que lorsque la Chambre aura
tranché le différend au fond.

La question n’est soluble que si, tenant compte des données très spéciales de
cette affaire, la Chambre, dans l’exercice de ses pouvoirs judiciaires inhérents,
détermine une ligne provisoire tenant compte de la connaissance, provisoire aussi,
qu’elle a des données de l’affaire. Or, il existe une ligne qui a fait l’objet d’une
réflexion approfondie, à la suite de longues auditions de chacune des deux Parties,
par un organe impartial, présidé par une personnalité au-dessus de tout soupçon;
cette ligne est précisément définie et correspond en outre — mais ceci n’est, à vrai
dire, qu’une qualité supplémentaire, accessoire — à peu près exactement à la
situation prévalant sur le terrain avant les événements récents. Il s’agit de la ligne
retenue par la sous-commission juridique de la commission de médiation de
l’OUA en 1975.
20. C’est aussi cette ligne que le Gouvernement burkinabé avait retenue dans
sa demande en indication de mesures conservatoires, telle qu’elle était formulée
à l’origine; mais il l’avait proposée comme une ligne provisoire destinée à séparer
les forces militaires des deux Parties.
Dans sa communication d’avant-hier, le Gouvernement malien a fait savoir à
son encontre l’objection suivante:

«La demande du Burkina Faso relative à un retrait de ses forces sur la
ligne proposée par la sous-commission juridique de la commission de média-
tion de l’OUA consiste en fait à demander à la Cour de lui octroyer immé-
diatement ce qui fait l’objet de sa demande contentieuse.»

Juridiquement, cela n’est pas exact. D’une part, les conclusions du Burkina
Faso, telles qu’elles figurent à la page 190 de son mémoire ne sont pas exactement
identiques aux recommandations de la sous-commission juridique, d’autre part,
et surtout, comme l’a fort bien montré mon collègue, M. Cot, il résulte, des termes
mêmes de l’article 41 du Statut de la Cour, que les indications données par la
Cour ou par la Chambre, sont provisoires. La Cour n’a pas estimé, dans l’affaire
du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, que le fait38 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 62-64]

d’indiquer au Gouvernement de la République islamique d’Iran de remettre immé-
diatement à celui des Etats-Unis les locaux de leur ambassade à Téhéran ou de
libérer les otages ( C.I.J. Recueil 1979 , p. 21) — ce qui pourtant coïncidait avec
les demandes des Etats-Unis au fond —, note à considérer que ces demandes équi-
valussent à leur octroyer immédiatement leurs demandes contentieuses; pas da-
vantage, elle n’a refusé, pour cette raison, de faire droit aux demandes du Nica-
ragua dans son ordonnance du 10 mai 1984 ( C.I.J. Recueil 1984 , p. 187). La

même chose valait pour la demande formulée par le Gouvernement du Burkina
Faso dans la lettre du 30 décembre dernier.
Cependant, comme l’a indiqué M. Salembere au début de cette audience, les
plus hautes autorités burkinabés n’ont pas été insensibles, au cours des dernières
heures, à l’argument du Mali sur le terrain de l’opportunité. Etant donné le climat
de méfiance qui règne actuellement entre les deux Etats, ces autorités peuvent
comprendre — sans l’approuver — la réaction du Gouvernement malien; aussi
ont-elles décidé, le coagent du Burkina Faso vous le disait tout à l’heure, de
renoncer formellement à leur demande initiale, en ce qui concerne les forces mili-
taires et de, si je puis dire, la «reconvertir», en vous demandant d’indiquer la
même mesure, en ce qui concerne non pas les troupes mais l’administration civile.
Cela, qui garantirait une administration paisible dans la zone revendiquée pen-
dant les mois à venir, donnerait au Mali l’assurance absolue de ne pas se heurter
à un fait accompli militaire, l’empêchant de prendre le contrôle du territoire si, par
impossible, mais le Gouvernement du Burkina Faso ne peut l’envisager, la
Chambre de la Cour faisait partiellement droit aux demandes maliennes sur le

fond.
La seconde mesure, dont le Gouvernement burkinabé demande l’indication, est,
dans cette perspective, indissociable de la première et constituerait en effet pour
le Mali une garantie très considérable que les droits qu’il revendique, aussi impro-
bables soient-ils, seraient respectés, puisque cette mesure se traduirait non pas par
un retrait — celui-ci est acquis — mais par un maintien des troupes burkinabés
en dehors de la zone revendiquée par le Mali, ces revendications étant fixées par
les prétentions énoncées dans son mémoire du 3 octobre dernier, dans lequel elles
ont cependant revêtu une ampleur démesurée.
Je mesure l’importance extrême des questions qui sont débattues ici ce matin.
J’espère avoir contribué à en éclairer certains aspects à ma très modeste place, et
c’est avec beaucoup d’humilité, Monsieur le président, Messieurs les juges, que je
vous remercie de votre attention.
Je crois que le coagent du Burkina Faso souhaite ajouter quelques mots de
conclusion avec l’autorisation du président.[86/1 : 64-66] 39

CONCLUSIONS DE M. SALEMBERE

COAGENT DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. SALEMBERE: Merci, Monsieur le président. Monsieur le président, vous
avez demandé aux Parties, des éclaircissements sur le cessez-le-feu intervenu

entre les deux Parties, sous l’égide de l’accord de non-agression et de défense
(ANAD). Les données que j’ai pu recueillir hier soir sont les suivantes.
Le cessez-le-feu est intervenu. Les Parties doivent maintenant définir, avec
l’aide de l’ANAD, une zone démilitarisée. A cet effet, un conseil des ministres
compétent doit délibérer sur cette question. Ce conseil des ministres sera suivi
d’une conférence de chefs d’Etat. Nous n’avons pas connaissance des dates qui
seraient envisagées pour ces deux réunions.
Dans le cadre du cessez-le-feu, les troupes du Burkina Faso se sont retirées de
toutes les localités se trouvant en territoire malien, et même, dans le souci d’apai-
sement qui est le sien, elles se sont retirées de la zone revendiquée par le Mali,
pourtant partie intégrante du territoire burkinabé.
D’après les indications les plus récentes, il semble qu’il n’en soit pas de même
du côté malien. L’armée malienne continuerait d’occuper des localités burkinabés
telles que Diounouga, Soum et Diguél. J’observe que cette dernière localité est
située même au-delà des prétentions les plus avancées de la République du Mali.
Monsieur le président, Messieurs les juges, par ailleurs, à l’issue de ces obser-
vations, il m’a paru nécessaire de reprendre la parole afin de préciser le contenu

exact des mesures conservatoires dont le Gouvernement du Burkina Faso et le
conseil national de la révolution prient respectueusement la Chambre de la Cour
de bien vouloir indiquer les mesures conservatoires suivantes:
1. Les deux Parties s’abstiendront de tout acte ou action sur le terrain qui pour-

rait empêcher ou entraver l’exécution de l’arrêt qui sera rendu par la Chambre
de la Cour sur la base des conclusions des Parties;
2. Les deux Parties s’abstiendront de tout acte ou action qui pourrait entraver la
réunion des éléments de preuve dans la présente instance;
3. Chacune des Parties retirera, si ce n’est déjà fait, ses forces de la zone reven-
diquée par le Mali, telle qu’elle est délimitée par les prétentions énoncées dans
leurs mémoires respectifs, déposés au Greffe de la Cour le 3 octobre dernier;
4. Chacune des Parties s’abstiendra de tout acte d’administration territoriale, au-
delà de la ligne retenue en 1975 par la sous-commission juridique de la com-
mission de médiation de l’OUA.

J’insiste particulièrement sur deux points:

— D’une part, les deux dernières mesures dont nous proposons l’indication sont,
dans notre esprit, étroitement interdépendantes: elles se justifient l’une par
l’autre, et elles s’équilibrent l’une grâce à l’autre;
— D’autre part, et au nom du Gouvernement burkinabé, j’insiste tout spéciale-
ment : il y a, depuis hier, une sorte de dénominateur commun entre les deux
Parties, sur la base de la première demande que je viens d’énoncer et sur celles
des demandes de la Partie malienne présentées sur le fondement de l’article 73
du Règlement, mais le Gouvernement du Burkina Faso souhaiterait que la
Cour aille plus loin et garantisse durablement la paix, condition essentielle de
l’exécution de son arrêt, en ordonnant le retrait des troupes et des administra-40 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 66-67]

tions civiles, de part et d’autre des lignes que nous avons indiquées. Plus de
flou décevrait profondément le Gouvernement du Burkina Faso et le peuple
burkinabé.

Avant d’en terminer, Monsieur le président, je tiens à vous redire que les propo-
sitions du Gouvernement du Burkina Faso sont inspirées de son profond désir de
paix et d’un souci de compromis et de conciliation.
Nous espérons que, pour sa part, la Partie malienne se présentera à cette barre
dans les mêmes dispositions d’esprit. Toutefois, je ne peux, à ce stade, et avant
que nous ayons pu nous en assurer, que réserver le droit du Burkina Faso de
reprendre la parole, si le besoin s’en faisait sentir, après les observations du Mali.
Vous renouvelant la confiance immense placée par le Gouvernement burkinabé
et le conseil national de la révolution et le peuple burkinabé dans l’ordonnance
que vous êtes appelés à rendre, je vous remercie bien vivement, Monsieur le prési-
dent, Messieurs les membres de la Chambre, tant au nom de ces autorités qu’en
mon nom personnel.

L’audience, suspendue à 12 h 10, est reprise à 12 h 44[86/1 : 68-70] 41

DÉCLARATION DE M. DIARRA

COAGENT DU GOUVERNEMENT DU MALI

M. DIARRA: Monsieur le président, Messieurs les juges, c’est un privilège et
un honneur pour moi de vous transmettre aujourd’hui les salutations du Gouver-

nement du Mali et vous exprimer en leur nom les vŒux de bonheur, de santé et
de prospérité qu’il souhaite pour vous et pour vos familles. Je dois avouer que
c’est un privilège et je me félicite de me trouver devant vous ce matin, au cours
de cette audience qui aura à débattre de nouveau, dans le cadre du différend fron-
talier qui existe entre mon pays et le Burkina Faso.
Le Gouvernement du Burkina Faso, le Gouvernement du Mali, par le compro-
mis du 16 septembre 1983, ont décidé souverainement de porter le différend fron-
talier qui les opposent devant une Chambre de la Cour internationale de Justice,
ce faisant, il permet à chacun l’engagement de respecter et d’appliquer scrupu-
leusement l’arrêt que la Chambre aura eu à prononcer.
Dès lors, à notre avis, ce différend n’aurait jamais dû sortir du cadre de la
Chambre de la Cour internationale de Justice. Le Mali et son gouvernement ont
tenu à se conformer à la teneur de ce compromis du 16 septembre 1983, et cela,
du reste, ne leur posait aucune difficulté. Le Gouvernement du Mali n’a-t-il pas
décidé unilatéralement depuis 1975 de retirer de la zone de combat de 1974 toutes
forces armées et conformément à cette attitude, la position constante du Mali a été
de ne rien entreprendre dans la zone litigieuse qui soit de nature à attaquer néga-

tivement les relations existantes entre le peuple du Mali et le peuple du Burkina
Faso.
En effet, les peuples burkinabés et malien plongent leurs racines dans la même
histoire, nos deux peuples ont le même destin, ils luttent farouchement contre le
sous-développement et les effets néfastes d’une sécheresse implacable, ils souhai-
tent ardemment le triomphe de la sagesse africaine dans la résolution des pro-
blèmes qui sont de nature à détériorer leur relations fraternelles.
Le peuple du Mali n’a rien contre le peuple frère du Burkina Faso, le bonheur
de ce peuple est celui du peuple malien, son malheur est le sien aussi. Le chef
de l’Etat du Mali, profondément convaincu de cette réalité, vient, dans ce message
du nouvel an au peuple du Mali, de lancer un appel au peuple frère du Burkina
Faso à lui donner la main pour panser rapidement les blessures nées du conflit.
Il est aujourd’hui injuste, comme on voudrait le prétendre, de présenter le Mali
comme un pays agresseur et expansionniste. L’histoire du Mali indépendant est
jalonnée de preuves de sa volonté inébranlable à se conformer à des principes
sacrés, sans le respect desquels, aucun pays en développement ne peut s’adonner

à son nécessaire développement. Le Mali s’est toujours voulu un apôtre de la paix
en Afrique et dans le monde. Le président de la République du Mali, le général
Moussa Traoré a l’habitude de dire que sans la paix aucun développement n’est
possible. Le Mali trouvera aussi, au cŒur du dialogue et de la concertation,
comme des moyens les plus nobles pour y résoudre les difficultés.
Dans le cas qui me préoccupe aujourd’hui, le Mali, animé du souci d’assurer
dans notre sous-région la sécurité dont le peuple a un besoin vital pour leur
assurer leur survie, face à l’adversité de la nature, n’a ménagé aucun effort pour
arriver à la voie de la concertation et du dialogue à une solution du différend qui
l’oppose au Burkina Faso; les gestes de bonne volonté entrepris dans ce sens sont
nombreux et divers pour que je puisse me dispenser d’en faire état ce matin.42 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 70]

En qualité d’agent du Gouvernement du Mali, j’ai été profondément choqué
d’entendre, au cours de la plaidoirie de l’un des conseils du Burkina Faso, que le
Mali a cherché délibérément, durant la période du conflit, à détruire des éléments
de preuve et à faire pression sur des personnes. Ces insinuations sont graves et ont

un caractère diffamatoire et calomnieux. Je crois peut-être que la genèse due à
celui qui nous a précédé peut être une excuse en la matière. Nous sommes très
heureux que ce différend, qui ne devrait jamais, et cela sous aucun prétexte,
quitter le cadre de cette Chambre, y revienne aujourd’hui. Nous nous en félicitons
et nous exprimons l’espoir que la raison fera prévaloir enfin, afin que la Cour
puisse continuer ses travaux en toute sérénité.
Monsieur le président, je voudrais vous demander maintenant de permettre à
mon conseil, M. Salmon, de vous présenter sa plaidoirie. Je vous remercie.[86/1 : 71-73] 43

PLAIDOIRIE DE M.SALMON

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU MALI

M. SALMON: Monsieur le président, Messieurs de la Cour, vous permettrez
sans doute au conseil du Gouvernement du Mali de commencer à vous dire toute

l’émotion qui l’étreint en se retrouvant dans cette admirable salle, ainsi que l’hon-
neur et le privilège qu’il ressent de pouvoir à nouveau s’adresser à la Cour pour
le Gouvernement du Mali, cette fois.
Monsieur le président, Messieurs de la Cour, le Gouvernement du Mali, tout
entier préoccupé par la continuation de la procédure si heureusement entamée
devant vous, a appris avec consternation, le 15 décembre 1985, que des événe-
ments graves se déroulaient au sein des villages sédentaires de la zone contestée
qui fait l’objet du litige présenté devant vous. On apprenait en effet que le village
de Dioulouna et le hameau de Kounia étaient entièrement assiégés par les mili-
taires des comités de défense de la révolution burkinabé, appuyés, dans un blindé,
de mitrailleuses lourdes, de mortiers, de fusils mitrailleurs, de lance-grenades,
alors que la population des villages se voyait dépossédée de ses armes, que les
burkinabés imposaient un recensement obligatoire, déportaient à Djibo six respon-
sables du village qui s’y opposaient, que les hauts-parleurs faisaient savoir que
tous ceux qui ne désiraient pas se faire recenser devaient immédiatement quitter
le village, lequel était, selon les orateurs, situé en territoire burkinabé.
Le 17, le drapeau du Burkina Faso flotte sur les villages de Dioulouna, Selba,

Kounia et Douna, tous investis par des forces de l’ordre du Burkina Faso, en tout
cas d’après les renseignements qui furent transmis au ministère de la défense à
Bamako. Restons très calme, une délégation régionale malienne, conduite par le
gouverneur de la région et divers autres responsables, essaye de prendre contact
avec les autorités assaillantes. Ils furent conduits sous les armes à Djerbo et n’ob-
tinrent aucun succès. Une nouvelle tentative fut effectuée le lendemain, toujours
sur place, le 18, menée par le secrétaire général de l’ANAD, lui-même, accom-
pagné du chef de l’état-major de l’armée de terre du Mali. Ils essayèrent de
rencontrer le chef de détachement d’armée du Burkina Faso à Dioulouna et cette
initiative pacifique essuya un refus catégorique.
Le 19, le chef du bureau de la brigade des douanes de Dianougou est capturé
et emmené à Djerbo. Entre temps, le deuxième haut responsable au Burkina Faso,
arrivé le 18 décembre 1985 à Dioulouna vers 16 heures, tient une grande réunion
d’information avec la population. Le nouveau responsable est présenté à la popu-
lation comme chef de mission. Il déclare que le but de la réunion est de sensibi-
liser les populations et de les inviter à faire la révolution, et d’officialiser l’occu-

pation de Dioulouna, Douna, Selba et Kounia. Il réclame le retour des populations
en fuite. Il déclare que Dioulouna, aux termes d’un certain verdict, devient partie
intégrante du Burkina Faso mais que le Gouvernement malien s’est abstenu de
leur dire. Il promet aux populations une résidence administrative, une école, un
dispensaire. Les populations sont invitées à intervenir dans cette assemblée libre
et celles-ci font remarquer humblement que des responsables du village ont été
arrêtés, déportés et que, depuis le temps colonial à ce jour, ils ne connaissent
d’autre autorité que celle du Mali et elles déclarent qu’elles ne peuvent écouter,
si on leur dit que le village a été donné au Burkina Faso, elles ne peuvent rien
contre la force.
Le 20, les opérations de recensement étant terminées, il y a de nouveau une44 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 73-76]

réunion tenue avec la population pour les sensibiliser, les inviter à la révolution,
leur proposer le recrutement dans les CDR et, en attendant, on améliorait les
défenses militaires du village et on minait ses alentours.
Le 21, les cartes d’identité maliennes sont retirées. Entre temps, la population
commençait à s’enfuir face à l’occupation étrangère. Sur une population de neuf
cent vingt-trois habitants, dès le 23, il y en avait déjà plus des deux tiers qui
étaient réfugiés dans les villages environnants du côté malien.

Je pense que ces éléments de fait suffisent pour montrer que l’on ne se trouve
pas ici, comme on a essayé de le prétendre, il y a quelques minutes, devant une
anodine opération de recensement. L’offensive burkinabé concernait, avec une
redoutable précision géographique, une partie du territoire, dont on sait parfaite-
ment bien qu’elle est contestée devant la Cour. L’investissement de ce village a pu
s’opérer parce que le Mali, respectueux des termes du cessez-le-feu de 1974,
s’était abstenu de maintenir des forces dans les villages que pourtant le Mali
administre et a toujours administrés — les preuves en ont été fournies mainte-
nant à suffisance devant la Cour — Donc, le Gouvernement du Mali s’était
abstenu de maintenir dans les villages des éléments armés. Après le cessez-le-feu
de 1974, le Mali avait retiré toutes ses troupes au-delà de la zone litigieuse.
Donc, il résulte de tout cela que, bien que l’affaire était sub judice, le Burkina
Faso a cru bon d’utiliser la force pour mettre la main sur les villages sédentaires
qu’il prétend lui appartenir. A cet égard, je crois qu’il est très important de faire
une distinction entre deux notions, ce que ne me paraît pas faire la Partie du
Burkina Faso. Nous pouvons très bien comprendre, qu’en toute bonne foi, il

estime que les villages en question devraient leur revenir et que ces villages sont
selon eux burkinabé. Néanmoins, il est un fait, c’est que justement, en tout cas,
dans cette partie de la frontière, ce n’est pas le cas dans l’autre partie, ici, il y a
des sédentaires et que ceux-ci sont en fait administrés par le Mali. Alors, quelle
est la conséquence qu’il faut tirer? D’une part, de la prétention qu’a le Burkina
Faso, que le territoire devrait lui revenir, et la prétention identique du Mali, que
le territoire devrait lui revenir, et une autre notion qui est le fait qu’actuellement
ce territoire est administré paisiblement par une des Parties. Je crois qu’il faut
faire cette distinction avec la plus grande netteté. Je suis tout à fait d’accord pour
que l’on renvoie provisoirement les deux Parties dos à dos pour ce qui concerne
leur prétention, tant que la Cour n’aura pas décidé en ce qui concerne la souve-
raineté. Mais il me paraîtrait tout à fait inacceptable que l’on essaie entre-temps
de remettre en cause un statu quo administratif paisible depuis des années.
Non seulement, le Mali a essayé sur le plan local de résoudre ce qui aurait dû
rester un déplorable petit incident de frontière, comme il en arrive régulièrement
partout dans le monde, mais vous avez vu, ces tentatives locales ont avorté. Dès
lors le Gouvernement du Mali s’est tourné vers l’extérieur, vers un pays frère à

l’extérieur et pendant dix jours. A l’échelon international, le Gouvernement du Mali
a essayé d’obtenir que le Burkina Faso retire ses troupes. Il s’est adressé aux chefs
d’Etat des pays membres de l’ANAD, à l’Algérie, à la France; aucun de ses appels
au bon sens n’a changé l’attitude du Burkina Faso, décidé à obtenir par la force, à
prendre des gages par la force sur ce qui ait fait l’objet du procès devant la Cour.
Le Gouvernement du Mali avait déjà été étonné que devant cette chambre, alors
que l’on célébrait son installation et le règlement judiciaire le 29 avril dernier, le
Burkina Faso, déjà, avait cru devoir souligner qu’il est en effet établi que la situa-
tion militaire ne se présente plus de la même manière que lors du conflit de 1974,
et que les forces en présence se sont restructurées, modernisées, et que les troupes
sont mieux entraînées... Voyez le compte rendu du 29 avril 1985 ( I, p. 18).
Quoi qu’il en soit, et après avoir fait tous ces efforts pour aboutir à une solu-
tion amiable après dix jours d’attente, le Gouvernement du Mali a estimé que[86/1 : 76-78] PLAIDOIRIE DE M . SALMON 45

devant l’invasion ou l’attaque du territoire sous administration malienne par les
forces armées du Burkina Faso, cette occupation militaire résultant de cette inva-
sion constituait, aux termes de l’articles 3 de la résolution 3314/29 de l’Assem-
blée générale des Nations Unies, une agression justifiant le recours au droit
naturel de légitime défense.
A ce propos, comme on pourrait éventuellement soutenir que le recours à la
force ne s’applique que lorsqu’il s’agit des frontières bien établies, il faut proba-

blement rappeler, mais je suppose que tout le monde le sait, et c’est simplement
par assurance, que lorsque l’on parle de frontières, c’est aussi, dans la pratique
générale des Nations Unies, toutes ces situations de statu quo militaire que l’on
rencontre dans une série de coins du globe. Et j’en veux pour preuve la résolu-
tion 2625 sur les relations amicales, qui est notre bible à tous, et dans laquelle
on lit, que de même, tout Etat a le devoir de s’abstenir de recourir à la menace
ou à l’emploi de la force pour violer les lignes internationales de démarcation,
telles que les lignes d’armistice établies par un accord international auquel cet Etat
est partie ou qu’il est tenu de respecter pour d’autres raisons ou conformément à
un tel accord.
La disposition précédente, et c’est important pour les deux Parties, et en parti-
culier sans doute pour le Burkina Faso, ne sera pas interprétée comme portant
atteinte à la position des Parties intéressées à l’égard du Statut et des effets de
ces lignes, tels qu’ils sont définis dans les régimes spéciaux qui leur sont appli-
cables, ni comme affectant leur caractère provisoire.
Donc, ces lignes, bien que provisoires, doivent être respectées et ne peuvent pas

être remises en cause par la force.
Devant cette situation, devant ce défi au règlement judiciaire, puisqu’à vrai dire
c’est lui qui était directement atteint par ces mesures portant spécifiquement sur
un des enjeux du conflit, dès que nous avons connu cette situation, nous nous
sommes préparés à demander à la Cour des mesures provisoires. Et ces mesures
ont été rédigées, en fait, un peu avant le 25 décembre ; la lettre est partie après
le 27, ce qui explique peut-être que le Burkina Faso n’a peut-être pas bien
compris tout ce que signifiait cette première demande. Pourquoi avons-nous
envoyé cette demande chuchotée, comme le disait si gentiment tout à l’heure
M. Cot.
A vrai dire, ce n’est pas par quelque intention maligne, mais justement dans une
intention apaisante. A tort ou à raison, nous nous sommes dits que sur le plan
pratique, la Cour n’a jamais déclaré ex oficio des mesures conservatoires. C’est
toujours à la suite d’une demande d’une des parties, unilatéralement. Cela donne
un caractère plus contentieux à l’affaire. Pourquoi ne pas demander à la Cour de
se saisir elle-même, c’est un litige qu’elle connaît. Elle le connaît bien, elle en
est déjà à six mois de lecture d’énormes documents. Pourquoi ne pas demander à

la Cour proprio motu de prendre des mesures.
Et certes, à ce moment là, c’est le second point. Les demandes, telles qu’elles
étaient présentées par le Mali, avaient un caractère unilatéral, j’en suis entièrement
d’accord, mais cela provient justement de ce qu’à ce moment là, nous n’avions
pas encore récupéré le territoire et que nous nous considérions toujours comme les
pauvres agressés, sans avoir eu l’occasion d’exercer notre droit de légitime dé-
fense, de manière à reprendre ce qui nous avait été pris.
Donc, voilà les explications. Elles sont très simples; on s’était dit que la Cour,
ainsi, pourrait peut-être prendre une initiative heureuse à l’occasion d’un conflit
qu’elle connaît bien, et pour lequel elle aurait pu faire des appels à l’apaisement.
Néanmoins, je voudrais malgré tout mentionner un dernier point pour répondre à
une des questions qui a été posée tout à l’heure; il est évident qu’en demandant
cela, et notamment le retrait des troupes burkinabés, il n’entraînait et, d’ailleurs,46 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 78-80]

il suffit de lire le texte pour s’en rendre compte, que nous ne demandions nulle-
ment que l’on condamne ce genre de choses, ce n’était pas dans l’ordre de nos
demandes; ce que nous demandions simplement, c’est qu’elles repartent, de façon
à ce que l’on se retrouve à la situation antérieure.
Entre-temps, Monsieur le président, Messieurs, vous savez que le Burkina Faso
a présenté à son tour une requête unilatérale. Elle vient de nous être présentée
longuement, je ne vais pas y revenir. Mais dans ces conditions, ayant appris que

cette demande formelle était maintenant présentée par le Burkina Faso, nous nous
sommes dits que probablement le chuchotement que nous avions fait allait être
bien entendu dépassé, puisque la Cour étant saisie d’une demande, devrait
évidemment répondre en tout cas à cette demande. Que dès lors, la seule chose
qui nous restait à faire, c’est de présenter, de notre part également, une demande,
dans la mesure où ce que nos frères du Burkina Faso présentaient, n’était pas
entièrement selon nous, acceptable. C’est ainsi que sur la base de l’article 73 cette
fois-ci, nous avons renouvelé et modifié nos demandes.
A ce propos, pour encore une fois clarifier ce qui apparemment semble devoir
l’être, il est évident que les nouvelles demandes, c’est l’habitude je crois devant
la Cour que, lorsqu’il y a une nouvelle demande, elle en porte novation par
rapport aux précédentes et que donc, étant donné la situation, le fait que le conflit
est devenu bilatéral, il était évident que le Mali allait demander à la Cour, non
plus des mesures unilatérales contre le Burkina Faso, mais des mesures totalement
égalitaires à l’égard des deux Parties.
Nos demandes sont plus réduites, je les relis. Elles consistent simplement à

demander que la Cour veuille bien:
1) inviter chacune des Parties à s’abstenir de tout acte susceptible de préjuger aux
droits de l’autre Partie à l’exécution de l’arrêt que la Chambre de la Cour peut
être appelée à rendre au fond;
2) inviter chacune des Parties à s’abstenir de tout acte de quelque nature qu’il
soit, qui pourrait aggraver le différend soumis à la Cour.

Première chose, et je n’y reviendrai pas, cela a été très remarquablement fait par
mes collègues français, il n’y a aucune question de compétence qui se pose pour
la Cour dans cette affaire. Tant mieux, cela nous permet de gagner des minutes
précieuses.
Pour ce qui concerne l’urgence, d’une manière générale, je crois que les deux
Parties qui se présentent aujourd’hui devant vous, sont toutes les deux d’accord
sur le fait qu’il y a urgence et que de tels actes ne devraient plus se perpétrer à
nouveau. Là où il y a une divergence, c’est sur le contenu des mesures.
Bien qu’il y ait maintenant une modification toute récente qui nous a été don-
née, je crois que je dois tout de même revenir un instant sur la précédente
demande, parce que, dans une certaine mesure, les nouvelles demandes sont beau-

coup plus similaires et beaucoup plus proches, ou beaucoup plus analogues aux
premières qu’on ne pourrait le croire à une première lecture.
Une des demandes du Burkina Faso, première mouture, est relative à un retrait
des forces sur la ligne proposée à la sous-commission juridique de la commission
de médiation de l’OUA. On peut se demander pourquoi cette ligne. D’abord,
parce que, je ne ferai pas injure à la Cour, elle a déjà su maintenant une partie des
travaux de fond, et elle a pu se rendre compte que la ligne en question était une
ligne d’abord pas précisée, qui devait être précisée par des experts, que c’était une
proposition qui pouvait encore être discutée, qui n’avait donc rien d’une ligne du
style administratif, faite par des militaires avec la précision qu’on leur connaît.
Pas du tout, c’était quelque chose d’extrêmement vague. Donc, première conster-
nation de voir que l'on vous propose cette ligne. Seconde consternation, on vous[86/1 : 80-82] PLAIDOIRIE DE M .SALMON 47

propose cette ligne, alors que vous savez pertinemment bien quant au fond, que,
d’une part, le Mali ne l’a jamais acceptée, et que par ailleurs, c’est en quelque
sorte, elle, à peu de chose près en tout cas, certainement elle, dans la zone en
question, qui la demande au contentieux de la partie burkinabé.
Tout cela est extrêmement gênant. Qu’attend-on de la Cour? Est-ce que l’on
souhaite qu’elle avalise une ligne de ce genre? Ce qui serait, en quelque sorte,
préjuger du Fond, quoi qu'on en dise, puisque ce serait supposer qu’il y aurait une

espèce de légalité à protéger en attendant, et que cette ligne là serait une légalité.
Nous ne pensons pas, Monsieur le président, Messieurs de la Cour, que s’il y
a une légalité quelconque ici, légalité provisoire, elle puisse être autre chose que
l’administration paisible, avant que les éléments burkinabés ne pénètrent dans le
village de Dioulouna.
La nouvelle formule qui est présentée n’est qu’un avatar de la première, car si
on demande maintenant, en tout cas dans son point 4, en ce qui concerne l’admi-
nistration, c’est que chacune des Parties s’abstienne de toute administration terri-
toriale au-delà de la ligne retenue en 1985 par la sous-commission juridique de
la commission de médiation de l’OUA; on y revient.
Je suis heureux de voir que le Burkina Faso s’intéresse au sort des populations
de Dioulouna. Je suis malheureusement navré de lui faire savoir que s’il admi-
nistrait cette partie du territoire, il saurait depuis longtemps qu’il y a à Dioulouna
des écoles, des conseils de village, des dispensaires, des coopératives et des
impôts. Donc, je crois que, personnellement, si on demande à la Cour de changer
cette administration provisoire, tant que la Cour n’a pas pris sa décision sur le

fond, c’est elle qui va porter atteinte à un statu quo . Ce qui me paraît personnel-
lement acceptable.
Mais, il y a, je dirai, Monsieur le président, Messieurs, d’autres raisons tout à
fait péremptoires ; j’ai voulu pour la fin en parler, je dis pour la fin, parce que je
n’aurai pas voulu donner l’impression que le Mali esquivait les problèmes de fond
pour s’en tenir à des problèmes, je dirai formels, c’est pour cela que nous avons
répondu, disons, à la première partie de l’argumentation, mais il y a des raisons,
à mon avis, tout à fait dirimantes, qui font que la Cour, rôle difficile, a accepté les
proposition burkinabé pour ce qui concerne la détermination d’une ligne au-
delà de laquelle, aussi bien des troupes qu’une administration civile devraient se
retirer.
Ceci, en effet, provient des modalités récentes qui ont été convenues lors du
récent conflit. Je crois à cet égard, il ne suffit pas de donner des éléments impré-
cis, mais de lire, et la Cour m’en excusera, les textes tels qu’ils ont été adoptés
le 30 décembre. Il y a tout d’abord une déclaration gouvernementale conjointe
qui, signée pour le Burkina Faso par le capitaine Thomas Ankara et pour le
Gouvernement de la République du Mali par le Général Moussa Traoré.

Que dit ce texte:

«A la suite des efforts de médiation déployés par les chefs d’Etat et de
gouvernement des pays membres de l’ANAD, et de certains pays amis et
frères, et à l’issue de la première session extraordinaire du conseil des mi-
nistres de l’ANAD, qui s’est tenue à Abidjan, le 29 décembre 1985, et à
laquelle a pris part la République populaire du Bénin, en qualité d’observa-
teur, les Gouvernements du Burkina Faso et de la République du Mali con-
viennent d’observer un cessez-le-feu, à compter du lundi 30 décembre 1985
à 6 heures GMT.
Les Gouvernements du Burkina Faso et de la République du Mali donnent
leur accord pour l’envoi d’une commission d’observation, composée de deux
officiers de chacun des Etats membres de l’ANAD, pour constater les acti-48 DIFFÉREND FRONTALIER [86/1 : 82-84]

vités du cessez-le-feu. Les deux gouvernements conviennent, en outre, de
procéder dans les plus brefs délais à la libération des prisonniers, sous l’égide
de l’ANAD.»

Voilà le seul texte signé par les chefs d’Etat. Vous voyez qu’il ne comporte de
modalités que sur la date du cessez-le-feu, sur le système d’observation et sur la
libération des prisonniers. Toutefois, le communiqué final de la première session
extraordinaire du conseil des ministres à Abidjan, le 30 décembre 1985, ajoute
les renseignements suivants qui me paraissent être particulièrement importants
pour la Cour.
Je ne prends qu’un extrait : le communiqué final, après s’être félicité de la
déclaration que je viens de vous lire, ajoute ceci: «les deux chefs d’Etat ayant
apposé leur signature respectivement à Ouagadougou, le 30 décembre 1985 à
0 h 25 GMT, et à Bamako, le 30 décembre 1985 à 3 h 20 GMT, ont décidé, en

conséquence, de faire cesser le feu le lundi 30 décembre 1985 à 6 heures GMT».
Le communiqué poursuit de la manière suivante: «s’agissant du retrait des
troupes, les Gouvernements du Burkina Faso et de la République du Mali ont
donné accord pour la constitution, par la conférence des chefs d’Etat et de gouver-
nement de l’ANAD, d’une commission ministérielle, assistée des chefs d’état-
major des forces armées des pays membres, et du secrétaire général de l’ANAD,
pour:

1) convenir des modalités du retrait des troupes;
2) délimiter la zone à démilitariser;
3) veiller à l’application effective des mesures arrêtées».
Dans ces conditions, le Gouvernement du Mali pense humblement que la Cour
répugnera à se prononcer sur un aspect du conflit qui doit faire l’objet d’une
entente directe entre les Parties. Je dirais même, en quelque sorte, la stupéfaction
que nous avons ici, du côté malien, de voir qu’une partie de l’Etat burkinabé

plaide certaines choses ici, alors que l’autre partie du Burkina Faso signe des
accords là. Il y a dans tous pays des difficultés qui existent pour faire passer l’in-
formation, mais je dois dire que nous sommes parfaitement stupéfaits par cette
demande; nous avions cru un instant que la concomitance des dates 30 décembre,
30 décembre, faisait que, lorsque la demande, la première demande que vous avez
reçue d’eux, avait été faite sans connaître l’accord interchef d’Etat, mais nous
voyons qu’aujourd’hui, vous avez de nouvelles demandes qui sont totalement en
contradiction avec l’accord passé il y a quelques jours ; je dois dire que je laisse
au Burkina Faso le soin d’expliquer ce genre de chose, mais personnellement nous
n’y comprenons rien. Quoi qu’il en soit, nous pensons d’une manière très forte,
très ferme qu’il ne serait pas avisé pour la Cour d’essayer de se substituer à une
entente directe entre les Parties auxquelles ces Parties se sont engagées par un
accord international.
Quant à la dernière proposition du Burkina faso, celle qui est relative à l’idée

qu’il faudrait s’abstenir de tout acte ou action qui pourrait entraver la réunion des
éléments de preuve dans la présente instance, le Gouvernement du Mali n’est pas
hostile à cette idée abstraite en général, je dirais de professeur. Mais ce qu’il ne
parvient pas à percevoir, et les explications qui ont été données jusqu’à présent
n’améliorent pas les choses, c’est ce que cela signifie concrètement. Il n’y a, en
effet, pas à proprement parler de preuve sur le terrain, si l’on entend par preuve,
éventuellement des documents dans les villages. Il n’y a, hélas, pas de documents
dans les villages, parce que tous les documents de ces villages se trouvaient à
Douentza ou à Mondoro ou enfin aux différents chefs-lieux mais ne restaient pas
dans les villages. Alors qu’est-ce qu’il y a? Il n’y a pas d’archives dans les vil-[86/1 : 84-85] PLAIDOIRIE DE M . SALMON 49

lages; je suppose que vous accepterez bien que le Mali n’a pas l’intention de
déplacer le mont N’Gouma. Nous ne pensons pas un seul instant que vous alliez
vous amuser pendant la nuit à déplacer les pierres blanches, dont nous faisons si
grand état. Alors de quelle collecte de preuves s’agit-il?

La collecte de preuves se situe judiciairement dans le cadre du principe qui est
bien connu à ceux à qui je m’adresse humblement aujourd’hui, qui est le prin-
cipe de la collaboration des parties à la preuve et c’est un processus qui est bien
connu et qui est remarquablement organisé, d’ailleurs, par la procédure de la Cour.
Mais, je ne pense pas que ce processus soit, par sa nature, capable de porter
atteinte à la souveraineté territoriale de chaque partie, ou, si l’on ne veut pas utili-
ser le mot souveraineté territoriale au moins les droits que l’une ou l’autre
d’entres elles pourrait avoir lorsqu’il administre une partie du territoire. Je vois
mal, si ce n’est par les procédures connues internationalement qui font que l’on
passe par la voie diplomatique et du ministère des affaires étrangères pour obtenir
des renseignements de l’autre partie, je vois mal des troupes ou des administra-
teurs maliens essayant d’aller trouver des traces, des preuves, sur les zones qui
sont administrées par le Burkina Faso, sans lui demander son autorisation; ce

serait quelque chose qui serait inadmissible dans tous les ouvrages de droit inter-
national.
Dans ces conditions, le Gouvernement du Mali s’abstient donc de reprendre
cette demande de mesures conservatoires à son compte, et celles que nous deman-
dons sont celles qui vous ont déjà été présentées par écrit avec votre autorisation.
M. le coagent du Mali va vous les relire et, entre temps, il me reste à vous remer-
cier de votre attention et de m’excuser d’avoir été si long.50 [86/1 : 86]

CONCLUSIONS DE M. DIARRA

COAGENT DU GOUVERNEMENT DU MALI

M. DIARRA: Monsieur le président, Messieurs les membres de la Cour, à
l’issue des observations que M. Salmon et moi-même venons de vous présenter,

le Gouvernement du Mali et le bureau exécutif central de l’union démocratique du
peuple malien prient très respectueusement la Chambre de la Cour de bien vouloir
indiquer aux Parties les mesures conservatoires suivantes:
1) inviter chacune des Parties de s’abstenir de tout acte ou action susceptible de
préjuger le droit de l’autre Partie à l’exécution de l’arrêt que la Chambre de
la Cour peut être appelée à rendre au fond;
2) inviter chacune des Parties à s’abstenir de tout acte, de quelque nature qu’il
soit, qui pourrait aggraver le différend soumis à la Cour.

Monsieur le président, Messieurs les juges, avant de terminer, je tiens à vous
renouveler ma confiance que le Gouvernement et le peuple du Mali placent en la
Cour. Je tiens aussi à vous assurer que le peuple du Mali et son gouvernement
demeurent animés par le souci du dialogue et de la concertation. Le peuple du
Mali est un peuple paisible, il réprouve tous les affrontements armés, à fortiori
une guerre fratricide. Comme a l’accoutumée, ils continueront à rechercher dans
l’effort pacifique la solution du différend qui l’oppose au Burkina Faso. Je vous
remercie.

Le PRÉSIDENT: Je remercie le coagent du Mali.
Je constate que le coagent du Burkina Faso souhaite faire une intervention, je
lui donne la parole.[86/1 : 87-88] 51

NOUVELLE DÉCLARATION DE M. SALEMBERE

COAGENT DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. SALEMBERE: Monsieur le président, vous m’excuserez d’avoir à interve-
nir à nouveau, mais je serais extrêmement bref. J’interviens tout simplement pour
regretter qu’un de nos conseils ait été l’objet d’une attaque personnelle ici, et je
tiens à préciser qu’il a agi avec le plein accord des autorités burkinabés et sur la
base d’informations certaines que nous lui avons communiquées. Est-il, au demeu-
rant, besoin de préciser que M. Pellet a toute notre confiance. Au demeurant, je
constate que cette violente contestation, qui porte sur un seul fait porté par le
Burkina Faso à la connaissance de la Cour, confirme a contrario que le Mali ne
conteste pas la véracité des autres faits sur lesquels s’est fondé le Burkina Faso.
Je me bornerai à dire qu’il n’en va pas de même en ce qui nous concerne, et qu’en

aucune manière le Mali n’administrait, avant les événements récents, une portion
quelconque de la zone qu’il revendique. Ensuite, lorsque le 29 avril 1985, l’agent
du Burkina Faso, le ministre de l’administration territoriale et de la sécurité [ inau-
dible] expliquait l’option pacifique et judiciaire du conseil national de la révolu-
tion, par le fait qu’un nouveau conflit armé serait infiniment plus meurtrier que
le conflit de 1974, il ne croyait pas si bien dire. En 1974, du côté du burkinabé
en tout cas, il y a eu un seul mort, c’était le sergent [ inaudible]. Aucune aviation
n’était alors entrée en action ; cette fois-ci, les victimes morts ou blessés se chif-
frent par centaines des deux côtés. L’aviation malienne a pilonné les villages de
Ouahigouya, Djibo et Massougou, tandis que l’aviation burkinabé répliquait [ inau-
dible]. Les très nombreux blindés ont été jetés dans la bataille par l’armée ma-
lienne. L’agent du Burkina Faso n’a pas voulu dire autre chose le 29 avril 1985.
Peut-être un mot de plus, Monsieur le président, pour le reste, je constate que
M. Salmon a consacré l’essentiel de sa plaidoirie à tenter d’établir que le Burkina
Faso a commis une agression contre le Mali. Ce n’est ni exact, ni l’objet de la
présente procédure. Quant à la soi-disant contradiction entre les conclusions du
Burkina Faso et l’accord du cessez-le-feu, elle n’existe que dans l’esprit des

conseils du Mali. Nous souhaitons que la Cour adresse ses mesures spécifique-
ment à l’objet défini par le compromis. Je vous remercie Monsieur le président,
Messieurs de la Cour.52 [86/1 : 88]

CLÔTURE DE LA PROCÉDURE ORALE

Le PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE: Je remercie les coagents et les conseils
des Parties pour l’assistance qu’ils ont fournie à la Chambre. Je prie les coagents
de bien vouloir rester à la disposition de la Chambre pour toutes informations
complémentaires dont elle pourrait avoir besoin. Sous cette réserve, je déclare
close la procédure orale sur les demandes en indication des mesures conserva-
toires présentées par le Burkina Faso et le Mali en la présente affaire. La Chambre
rendra très rapidement sa décision sur ces demandes, sous forme d’une ordon-
nance qui sera lue ici, en séance publique. L'heure de cette séance qui, je l’espère,
pourra avoir lieu dès demain, sera annoncée dès que possible.

L’audience est levée à 13 h 40 53

DEUXIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (10 I 86, 12 h 30)

Présents : [Voir audience du 9 I 86. M. Lachs, absent.]

LECTURE DE L’ORDONNANCE

Le PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE: Ainsi que je l’avais laissé prévoir à l’au-
dience d’hier, la Chambre se réunit aujourd’hui pour donner lecture en séance
publique de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a
adoptée pour donner suite aux demandes présentées par le Burkina Faso et le
Mali.
M. Lachs, après avoir dûment participé au délibéré et à la prise de décision, a
demandé à être excusé pour cette lecture, pour des raisons dont il m’a fait part;

il ne se trouve donc pas parmi nous. Je vais procéder comme d’habitude à la
lecture de l’ordonnance en omettant la première partie — les qualités — où sont
rappelées les différentes étapes de la procédure. Je commencerai donc par ce qui
constitue à proprement parler les motifs de la décision.
[Le président de la Chambre donne lecture des paragraphes 10 à 32 de l’or-
1
donnance .]
Je prie maintenant le Greffier de donner lecture du texte anglais du dispositif de
l’ordonnance.

[Le Greffier lit le dispositif en anglais 2.]

Les représentants des Parties auront noté que la Chambre demeure saisie des
questions qui font l’objet de la présente ordonnance. Le plus cher espoir de la
Chambre est cependant que, par cette ordonnance, elle aura contribué à rétablir
des relations harmonieuses entre le Burkina Faso et le Mali, et que la suite de la
procédure sur le fond en l’affaire du Différend frontalier se déroulera sans autres
incidents.
Le texte imprimé de l’ordonnance sera disponible à bref délai.

L'audience est levée

1C.I.J. Recueil 1986 , p. 8-12.
2Ibid., p. 11-12.

Document Long Title

Procès-verbaux des audiences publiques tenues au Palais de la Paix, à La Haye, les 9 et 10 janvier 1986, sous la présidence de M. Bedjaoui, président de la Chambre

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