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090-20030219-ORA-01-01-BI
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CR 2003/7 (traduction)
CR 2003/7 (translation)
mercredi 19 février 2003 à 10 heures
Wednesday 19 February 2003 at 10 a.m.
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The PRESIDENT: Please be seated. I now give the floor to Mr. Bundy.
M. BUNDY : Merci, Monsieur le président.
LES ATTAQUES LANCEES LE 18 AVRIL 1988 CONTRE LES PLATES-FORMES
DE SALMAN ET DE NASR
Introduction
1. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je m’emploierai ce matin à
examiner la deuxième série d’attaques perpétrées par les Etats-Unis : les attaques contre les
plates-formes de Salman et de Nasr du 18 avril 1988.
2. La Cour verra sur la carte qui apparaît à l’écran (la première carte dans votre dossier) que
les plates-formes de Salman et de Nasr sont situées sur le plateau continental iranien.
M. Zeinoddin a déjà décrit la disposition des plates-formes en question et montré comment elles
étaient rattachées aux installations de stockage, de transport et d’exportation du pétrole en place
dans les îles de Lavan et de Sirri. Pour des raisons de commodité, je vous renvoie aux schémas des
plates-formes reproduits sous les onglets nos 9 et 11 de votre dossier pour ce qui concerne la
configuration des plates-formes de Salman et de Nasr.
3. Les attaques ont été menées dans le cadre d’un déploiement de grande envergure des
forces militaires des Etats-Unis dans la région le 18 avril. Trois groupes d’intervention au total,
composés de neuf navires de guerre américains comptant parmi les plus sophistiqués ont participé à
cette destruction; ils étaient accompagnés d’un contingent de «marines» bénéficiant de l’appui
d’hélicoptères et de forces aériennes basés sur un porte-avions situé à proximité. Comme nous
l’avons expliqué, les plates-formes elles-mêmes n’avaient quasiment aucun moyen de défense et
n’ont pas résisté.
4. La destruction des plates-formes de Salman et de Nasr n’a pas été un acte isolé. Les
attaques menées contre ces plates-formes faisaient partie d’une opération navale bien plus vaste
organisée le même jour, dont l’objectif principal était de couler une seule et unique frégate
iranienne. En fait, comme je l’expliquerai tout à l’heure, la destruction des deux ensembles de
plates-formes (Salman et Nasr) n’était même pas l’objectif principal de l’opération ce jour-là.
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Pourtant, le jour même où les plates-formes ont été détruites, les forces navales des Etats-Unis ont
pourchassé et systématiquement coulé ou endommagé deux frégates iraniennes,
quatre patrouilleurs, et un avion F-4, tuant cinquante-six Iraniens et en blessant cent cinquante.
Comme Casper Weinberger, l’ancien secrétaire américain à la défense, l’a écrit dans son livre
curieusement intitulé Fighting for Peace [«Le combat pour la paix»] : «Ainsi, en un seul jour, près
de la moitié de la marine iranienne a été détruite. L’autre moitié n’a jamais refait surface pour
combattre.» (Mémoire, vol. 3, annexe 44, p. 425.)
5. Mais ce n’est pas tout. Les opérations des forces américaines qui ont détruit les
plates-formes et anéanti la moitié de la marine iranienne ont coïncidé avec une offensive majeure
de l’Iraq dans la péninsule de Fao, lancée le même jour, le 18 avril 1988, laquelle a marqué un
tournant fondamental dans la guerre entre l’Iran et l’Iraq. Comme je l’ai rappelé dans mon exposé
de lundi, il est de notoriété publique, et de hauts fonctionnaires américains l’ont d’ailleurs reconnu,
que les Etats-Unis partageaient activement à l’époque des renseignements avec le régime iraquien.
Vous vous souviendrez que Howard Teicher, coauteur de la National Security Decision Directive
[Directive portant décision en matière de sécurité nationale] qui est à l’origine du soutien américain
à l’Iraq, a décrit la situation du 18 avril en ces termes :
«L’amiral Ace Lyons avait établi des plans pour «ramener les Iraniens au
IVe
siècle» lorsque les forces des Etats-Unis ont durement répliqué quatre jours plus
tard, coulant six navires de guerre iraniens et détruisant deux plates-formes pétrolières.
Dans le même temps, l’armée iraquienne a lancé une attaque surprise contre l’Iran
pour reprendre la péninsule stratégique de Fao. Utilisant des renseignements
militaires fournis par les Etats-Unis et sachant que les frappes américaines contre des
cibles iraniennes commenceraient le 18 avril, les Iraquiens ont lancé leur seule attaque
terrestre couronnée de succès durant la guerre, juste avant que les Etats-Unis ne
détruisent la flotte iranienne.» (Réplique, annexe 23, p. 392.)
*
6. Compte tenu de l’étroite coopération fournie par les Etats-Unis aux forces armées de
l’Iraq, il est difficile de croire qu’il n’y a pas eu de lien entre les événements du 18 avril. Au nord,
l’Iraq lance une offensive militaire de grande envergure. Au sud, les Etats-Unis portent gravement
atteinte à l’économie iranienne en détruisant un ensemble vital de plates-formes pétrolières et la
moitié de la flotte iranienne. Ce n’était pas là une opération de légitime défense. Comme
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Daniel Fairhall le fait remarquer à l’époque dans le journal The Guardian, «on a l’impression que
les commandants américains sur place recherchaient le combat et n’avaient besoin que du moindre
prétexte fourni par les Iraniens» (mémoire, annexe 83).
7. Permettez-moi, Monsieur le président, après cette introduction, d’indiquer comment
j’articulerai mon exposé. Tout d’abord, je reviendrai en détail sur les événements du 18 avril 1988,
en expliquant notamment que les plates-formes de Salman et de Nasr n’étaient pas censées être la
cible principale des attaques américaines. Cette question est bien sûr déterminante du moment que
le défendeur allègue que ses actes constituaient des mesures de légitime défense ou qu’ils étaient
nécessaires pour protéger les intérêts vitaux des Etats-Unis sur le plan de la sécurité. Ensuite,
j’examinerai l’allégation des Etats-Unis selon laquelle ce serait l’Iran qui aurait mouillé la mine
heurtée par le Samuel B. Roberts et la destruction des plates-formes serait une réaction à cet
incident. Je serai amené à cet égard à analyser les prétendues preuves accablantes que les
Etats-Unis prétendent avoir trouvées dans les communications secrètes du navire iranien Iran Ajr et
ailleurs. Enfin, dans la troisième partie de mon exposé, je montrerai qu’il n’est pas prouvé que les
plates-formes de Salman ou de Nasr aient joué le moindre rôle dans l’incident provoqué par
l’explosion d’une mine sur lequel les Etats-Unis se fondent, ni, en général, dans les attaques
lancées contre des navires neutres dans le golfe Persique. Les plates-formes étaient des
installations purement commerciales et se livraient à des activités commerciales lorsqu’elles ont été
attaquées et détruites par les Etats-Unis.
*
1. Les événements du 18 avril 1988
a) L’état des plates-formes avant et après les attaques
8. Comme M. Zeinoddin l’a expliqué et comme vous le voyez à l’écran, voici à quoi
ressemblait l’installation de Salman avant l’attaque des Etats-Unis contre les plates-formes. Le
complexe était composé de sept plates-formes reliées l’une à l’autre, destinées au forage, à la
production, à la séparation du gaz et au logement du personnel. Ces plates-formes étaient à leur
tour reliées par des oléoducs sous-marins à vingt et un puits pétroliers distincts situés à différentes
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distances du complexe. La production avoisinait en général 125 000 barils de pétrole par jour.
Pour donner à la Cour une idée de l’importance commerciale de cette production, cela représente
au prix du pétrole d’aujourd’hui une valeur de 4 millions de dollars par jour.
9. Le 16 octobre 1986 et à nouveau en novembre 1986, les plates-formes de Salman, comme
on vous l’a dit, avaient été attaquées par des avions iraquiens, et à la suite de ces attaques, les
techniciens de la NIOC ont dû entreprendre des réparations qui étaient presque terminées lorsque
les Etats-Unis ont attaqué le 18 avril.
10. Les plates-formes de Salman hébergeaient généralement un effectif de soixante-seize
personnes, bien que cet effectif ait été diminué pendant la durée des réparations. A la suite des
attaques iraquiennes, une dizaine de militaires ont été envoyés sur les plates-formes à la demande
de la NIOC, à des fins défensives. Cette unité était avant tout symbolique, mais, au moins, elle
soutenait quelque peu les techniciens qui travaillaient sur les plates-formes.
11. Passons aux plates-formes de Nasr : vous voyez à l’écran à quoi elles ressemblaient
avant d’être attaquées. Contrairement aux plates-formes de Salman, celles de Nasr n’avaient
jamais été attaquées par l’Iraq. Les plates-formes centrales que vous voyez ici étaient reliées par
oléoduc à six autres plates-formes qui, à leur tour, étaient reliées à quarante-quatre puits de pétrole
et à une série de puits d’injection d’eau, ainsi qu’à des puits situés dans le bassin proche de Nosrat
(voir la déclaration de M. Alagheband, réplique, vol. IV). Vous voyez les plates-formes centrales
et les plates-formes qui leur sont reliées sur le schéma reproduit sous l’onglet no
11 de votre
dossier, mais le schéma ne montre pas la totalité des quarante-quatre puits reliés aux plates-formes
centrales.
12. Tout le pétrole produit par ces puits devait passer par les plates-formes centrales de Nasr
— que vous voyez à l’écran — avant d’être transporté par oléoduc sous-marin jusqu’au terminal
pétrolier d’exportation de l’île de Sirri. En conséquence, si les plates-formes centrales étaient
attaquées et détruites — comme ce fut le cas le 18 avril par les Etats-Unis — la production de tous
les puits et plates-formes reliés à ces centres serait également interrompue.
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13. Le 18 avril 1988, peu avant 8 heures du matin, trois navires de guerre américains se sont
dirigés vers les plates-formes de Salman et trois autres ont convergé vers les plates-formes de Nasr.
Un message a ensuite été adressé au personnel iranien, l’informant qu’il avait cinq minutes pour
quitter les plates-formes avant leur destruction.
14. Dans leurs écritures, les Etats-Unis ont tenté de créer l’impression que les plates-formes
pétrolières iraniennes étaient fortement équipées d’instruments de transmission permettant à l’Iran
de coordonner et de suivre des attaques contre des navires marchands (voir, par exemple, le
paragraphe 1.22 de la duplique des Etats-Unis). Mais le commandant en chef des forces navales
américaines qui ont détruit les plates-formes de Salman, dit le capitaine Perkins, en fait un compte
rendu différent. Vous trouverez un exemplaire du rapport du capitaine Perkins sous l’onglet no
19
de votre dossier (mémoire, annexe 80, p. 68). Dans son article sur l’opération «mante religieuse»
(c’est le nom de code de la série d’opérations militaires américaines du 18 avril 1988), Perkins
écrit : «La plate-forme de séparation gaz/pétrole ne semblait pas avoir été alertée quand, venant du
sud-ouest, nous sommes arrivés en vue de l’objectif et que nous avons tourné de manière à tirer en
direction du nord.» Faut-il vraiment croire que ces plates-formes étaient régulièrement capables de
coordonner des attaques contre des navires marchands alors qu’elles n’étaient même pas en mesure
de repérer une flottille de navires de guerre se dirigeant vers elles pour les détruire ?
15. En ce qui concerne tant l’attaque de Salman que celle de Nasr, cinq minutes après
l’alarme, les Etats-Unis ont ouvert le feu. Nos collègues soutiennent que le personnel iranien s’est
vu accorder le temps de quitter les plates-formes (duplique, par. 1.72), mais cela ne fut
manifestement pas le cas. Comme le capitaine Perkins le déclare lui-même, les employés de la
plate-forme de Salman ont demandé à avoir plus de temps, mais en vain (mémoire, annexe 80).
Quant aux plates-formes de Nasr, Perkins écrit : «Sirri [un autre nom pour Nasr] était une
plate-forme de production de pétrole en activité et l’un des premiers projectiles toucha un réservoir
de gaz comprimé, incendiant la plate-forme et carbonisant les servants du canon.» (Mémoire,
annexe 80.)
16. Les plates-formes se trouvaient à vingt mètres environ au-dessus du niveau de la mer.
Sur l’installation de Salman, quelques employés de la NIOC ont réussi à passer par-dessus la
plate-forme pour se précipiter dans une petite embarcation qui y était amarrée. D’autres employés
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n’ont pas eu cette chance. Certains ont été obligés de plonger dans la mer sous le pilonnage intense
des Etats-Unis. D’autres étaient piégés. Huit Iraniens ont été blessés dont trois très grièvement.
Ce n’est qu’après cinquante salves qu’un remorqueur a été autorisé à revenir aux plates-formes
pour récupérer les quelques employés qui s’y trouvaient encore. Ensuite, des militaires américains
sont montés sur les plates-formes et y ont placé des charges explosives. Toutefois, ils n’y ont alors
trouvé absolument aucune preuve à charge montrant que les plates-formes de Salman avaient
participé à des actions de harcèlement contre des navires marchands ni qu’elles étaient liées de
quelque façon que ce soit à l’incident dont le Samuel B. Roberts avait été victime. Aucun élément
de preuve semblable n’a non plus été trouvé sur les plates-formes de Nasr.
17. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, voici à nouveau une
photographie des plates-formes de Salman prise avant l’attaque et en voici une prise après
l’attaque. Comme le dit le capitaine Perkins, «c’était un assaut modèle et je me suis surpris à faire
une pause pour l’admirer» (mémoire, annexe 80). Les plates-formes et leur structure ont subi
d’énormes dégâts; la production n’a pu reprendre pleinement que cinq ans plus tard.
18. Pour les plates-formes de Nasr, je vous rappelle à quoi ressemblaient les plates-formes
centrales avant l’attaque, et voici à quoi elles ressemblent après. La Cour peut constater que la
destruction est quasiment totale. De surcroît, je prierai la Cour de ne pas oublier non plus qu’avec
la destruction de ces plates-formes centrales, la production de tous les puits annexes et des autres
plates-formes a été interrompue et que les Etats-Unis en avaient parfaitement conscience lorsqu’ils
menèrent leur assaut. En visant les plates-formes centrales, un préjudice commercial maximal a été
infligé à l’Iran.
19. Malgré les preuves véritablement écrasantes qui existent, les Etats-Unis prétendent que
leurs actes de destruction des plates-formes furent d’une portée limitée et n’avaient pas pour objet
d’infliger un préjudice économique. Par exemple, les Etats-Unis affirment qu’ils ne visaient ni les
parties immergées des plates-formes ni leurs fondations (duplique, par. 1.73).
20. Cet argument est indéfendable. Tout d’abord, le commandant de la force d’attaque
américaine qui a détruit les plates-formes de Salman a reconnu dans son rapport que le plan
d’attaque des Etats-Unis s’appuyait sur des considérations pratiques et ne s’inspirait nullement d’un
mouvement généreux visant à éviter le préjudice économique. Selon ses propres termes : «Le
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système particulier de construction [des plates-formes] fait que toute tentative de destruction des
pieds de la plate-forme par des tirs directs est vouée à l’échec et représente un gaspillage de
munitions.» (Mémoire, annexe 80, p. 70.)
21. Ensuite et surtout, l’argumentation des Etats-Unis est tout entière démentie par le fait que
nos adversaires ne parviennent pas à faire état d’une seule plainte émanant d’un propriétaire de
navire se déplaçant dans le golfe Persique ou d’un commandant d’un tel navire qui ferait savoir que
les plates-formes de Salman et de Nasr avaient servi à attaquer des navires marchands ou avaient
participé à la pose de mines. Je reviendrai tout à l’heure sur cet aspect des choses. Mais, étant
donné que rien ne prouve que les plates-formes de Salman et de Nasr aient jamais servi à des
opérations de caractère militaire, elles n’ont été attaquées que pour une seule raison : infliger un
préjudice économique à l’Iran à un moment particulièrement névralgique de son conflit avec l’Iraq.
b) Les plates-formes n’étaient pas la principale cible visée
22. Ce qui est tout aussi important et tout aussi déterminant, c’est que les opérations menées
par les Etats-Unis ce jour-là ne visaient en fait pas les plates-formes. Le capitaine Perkins qui
commandait le navire de tête de l’escadre chargée d’attaquer les plates-formes de Salman l’indique
très clairement. Je reviens sur son compte rendu.
23. Comme je l’ai dit, le plan d’attaque mis en place par les Etats-Unis s’appelait «opération
mante religieuse». Dans le compte rendu qu’il fait des événements du 18 avril 1988, le
capitaine Perkins révèle que cette opération mante religieuse avait été conçue dix mois plus tôt, ce
qui suffit à donner à l’action des Etats-Unis un caractère un tant soit peu prémédité. Quels ordres
avait reçu la flotte américaine ce jour-là ? Comme Perkins l’écrit :
«Les objectifs étaient clairs :
¾ couler la frégate iranienne Sabalan qui est de type Saam ou un autre navire
équivalent;
¾ neutraliser les postes de surveillance situés sur les plates-formes de séparation
gaz/pétrole de Sassan et de Sirri et celle de Rahkish, s’il n’était pas possible de
couler un navire.»
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24. Indépendamment du fait que les plates-formes de Salman et de Nasr n’étaient pas des
postes de surveillance, il est clair que ni l’une ni l’autre de ces plates-formes n’était la cible
principale de l’action militaire américaine. La marine américaine avait pour instruction de couler
une frégate iranienne ou un navire équivalent. C’est seulement s’il s’avérait impossible de couler
un navire que la marine devait «neutraliser» les plates-formes.
25. On constate que les forces des Etats-Unis sont allées bien au-delà des instructions
qu’elles avaient reçues. La description que fait Perkins de l’«opération mante religieuse» montre
que les Etats-Unis avaient formé simultanément trois groupes d’intervention distincts. Le premier
devait attaquer le complexe de Salman, le deuxième celui de Nasr, le troisième un navire de guerre
iranien, de préférence le Sabalan ou un autre navire équivalent.
26. Les deux groupes d’intervention affectés aux plates-formes de Salman et de Nasr n’ont
pas attendu de savoir si le troisième groupe était parvenu à couler une frégate iranienne avant
d’agir. Le 18 avril 1988, «à l’aube», dit le capitaine Perkins, les plates-formes de Salman et de
Nasr ont été attaquées et détruites. Dans le même temps, le troisième groupe d’intervention
pourchassait des navires de guerre iraniens. Il n’a d’abord pas localisé la frégate Sabalan, mais il a
repéré le Sahand, une autre frégate, qu’il a attaquée et coulée.
27. Au même moment, un patrouilleur iranien, le Joshan, venait en aide au personnel se
trouvant sur les plates-formes. Les Etats-Unis ont également tiré six missiles sur ce patrouilleur et
l’ont coulé. Un avion de combat iranien F-4 survolant la zone a aussi été visé et gravement
endommagé par des tirs de missiles américains. Un autre patrouilleur rapide iranien ainsi que deux
autres navires patrouilleurs ont été détruits. Plus tard dans la même journée, les forces navales
américaines ont fini par repérer la frégate Sabalan, l’ont bombardée et laissée totalement
immobilisée. Ces attaques sont toutes illustrées sur la carte actuellement à l’écran, reproduite sous
l’onglet no
20 de votre dossier.
28. Au bout du compte, Monsieur le président, voilà une mission prétendument menée
comme un acte de légitime défense, visant à ne couler qu’une seule frégate iranienne, qui a consisté
pour les forces des Etats-Unis à attaquer et détruire systématiquement deux ensembles de platesformes
pétrolières, deux frégates, quatre patrouilleurs, et un avion de chasse F-4.
Cinquante-six Iraniens ont été tués et cent cinquante blessés. Les Etats-Unis n’ont subi aucune
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perte. Qui plus est, ces événements ont tous eu lieu le jour même où des forces iraquiennes,
bénéficiant de l’aide des services de renseignement des Etats-Unis, ont lancé une attaque terrestre
de grande envergure dans le nord, dans la zone figurant sur la carte. Le comportement des forces
américaines ne relevait pas de la légitime défense. Les plates-formes n’étaient même pas la cible
principale. Leur destruction gratuite et préméditée avait pour objet de causer un grave préjudice
commercial à l’Iran ¾ «c’était pour donner une leçon à l’Iran», comme des experts bien informés
l’ont reconnu. Le préjudice était totalement disproportionné par rapport au risque que les
plates-formes représentaient pour les navires neutres, un risque qui, comme je l’ai expliqué et sur
lequel je reviendrai, n’existait pas.
*
2. Les Etats-Unis n’ont pas démontré que l’Iran était responsable du mouillage de la mine
heurtée par le Samuel B. Roberts
29. Monsieur le président, j’en viens maintenant à la deuxième partie de mon exposé, dans
laquelle je traiterai l’allégation des Etats-Unis selon laquelle la destruction des plates-formes de
Salman et Nasr faisait suite à l’incident survenu quatre jours auparavant, lorsqu’un navire de guerre
américain ¾ le Samuel B. Roberts ¾ heurta une mine.
30. L’Iran ne conteste pas que le Samuel B. Roberts ait effectivement heurté une mine le
14 avril 1988. En revanche, l’Iran conteste que la responsabilité de ce fait puisse lui être imputée et
que l’incident en question justifie d’une quelconque manière l’attaque lancée contre
deux ensembles de plates-formes lors même qu’il ressort des éléments de preuve que ces
plates-formes n’ont pris aucune part dans l’épisode du Samuel B. Roberts, non plus que, plus
généralement, dans les attaques dirigées contre des navires neutres dans le golfe Persique, que ces
attaques fussent menées au moyen de mines ou de quelque autre manière.
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a) L’Iran avait intérêt à ce que le golfe Persique demeure une voie sûre pour les navires
neutres
31. Pour situer toute cette question des mines dans son contexte, il importe de rappeler que
l’Iran, au contraire de l’Iraq, avait fondamentalement intérêt à ce que le golfe Persique demeure
une voie de navigation sûre. Toutes les exportations pétrolières de l’Iran, qui constituaient
quasiment sa seule source de devises, étaient acheminées via le Golfe. L’Iraq quant à lui, comme
on l’a dit, dépendait d’oléoducs terrestres pour l’exportation de l’essentiel de son pétrole brut.
Comme les Etats-Unis l’ont reconnu en l’espèce, l’Iraq fut à l’origine de la «guerre des pétroliers»
et attaqua à plusieurs reprises des navires dans le golfe Persique précisément pour asphyxier le
commerce iranien de pétrole brut.
32. Telle était la situation et la réalité en fut reconnue aussi bien par les représentants du
Gouvernement américain que par des observateurs indépendants. Permettez-moi de citer un
spécialiste de la région, dont les propos témoignent bien de l’opinion qui prévalait alors :
«ce sont les Iraniens qui avaient le plus intérêt à garder le Golfe ouvert aux pétroliers.
C’est de loin l’Iraq, et non l’Iran, qui, au fil des ans, a attaqué et perturbé le plus le
trafic maritime, pour la simple raison que l’Iran dépend complètement du Golfe et du
détroit d’Ormuz pour exporter tout son pétrole, alors que l’Iraq envoie son pétrole à
l’étranger par oléoduc. Les Etats-Unis pourraient faire bien plus pour pacifier le
Golfe, si telle était réellement leur volonté, en persuadant l’Iraq de mettre fin à ses
attaques contre le trafic maritime iranien, qui ont déclenché et perpétué la guerre
navale dans le Golfe.» (Mémoire, N. Keddie, annexe 34.)
33. Je ne reviendrai pas sur les sources américaines que j’ai évoquées lundi dans mon exposé
et qui vont dans le même sens. Le fait est que l’Iraq avait clairement intérêt à attaquer les navires
présents dans le golfe Persique, que ce soit au moyen de mines ou de missiles ¾ mais l’Iran n’y
avait pas intérêt. C’était, après tout, l’Iraq qui avait lancé une attaque contre le navire de guerre
américain Stark en 1987, causant la mort de trente-sept marins américains, non loin de l’endroit où
le Samuel B. Roberts allait heurter une mine. Pour autant, les Etats-Unis n’avaient pas manifesté la
moindre intention de sanctionner l’Iraq.
34. Il est également de notoriété publique que les hauts responsables politiques et militaires
des Etats-Unis ne jugeaient pas les forces navales iraniennes menaçantes. C’est ainsi qu’on peut
lire dans un bulletin du département d’Etat daté de juillet 1987 : «A ce jour, l’Iran a soigneusement
veillé à éviter toute confrontation avec des navires battant pavillon des Etats-Unis quand les navires
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de la marine américaine étaient dans les parages.» (Mémoire, annexe 54.) Le commandant du
Sides, l’un des bâtiments militaires américains qui patrouillait dans le golfe Persique en 1988
lorsqu’un airbus iranien fut abattu par un croiseur lance-missiles américains, tint des propos qui
allaient dans le même sens :
«J’ai observé que le comportement des militaires iraniens, dans le mois qui a
précédé l’incident, était tout sauf menaçant. Les soldats iraniens adoptaient dans leurs
communications un ton direct et professionnel et ne laissaient jamais le moindre doute
sur leurs intentions…» (Mémoire, annexe 55.)
Même M. Weinberger, secrétaire à la défense, le reconnut. Il écrit que l’Iran : «s’était clairement
montré, par le passé, résolu à éviter les navires de guerre américains…» (mémoire, annexe 44).
*
b) L’incident du Samuel B. Roberts et les capacités de l’Iraq en matière de mines
35. En dépit de ces admissions, les Etats-Unis affirment avoir attaqué les plates-formes de
Salman et de Nasr parce qu’ils pensaient que la mine heurtée par le Samuel B. Roberts était
iranienne et que les plates-formes étaient d’une manière ou d’une autre en cause ¾ suppositions
que ne vient corroborer aucune preuve directe. Un document joint au contre-mémoire des
Etats-Unis, intitulé «Persian Gulf Mine Update, 28 April 1988», précise d’ailleurs qu’aucun
numéro de série ne fut relevé sur la mine qui endommagea le Samuel B. Roberts (annexe 123). En
l’absence de la moindre preuve directe de la responsabilité iranienne, les Etats-Unis ont donc
entrepris d’échafauder une argumentation fondée sur des preuves indirectes.
36. D’après le document produit par les Etats-Unis que je viens de citer, d’autres mines
prétendument trouvées dans la même région étaient d’anciennes mines «M-08» ¾ mines de
fabrication soviétique que l’Iraq pouvait aisément se procurer. Cette information est confirmée par
un spécialiste français de l’utilisation des mines, M. Fourniol, dans un rapport que l’Iran fait figurer
au volume VI de sa réplique. M. Fourniol y notait également que l’Iraq s’était emparé de mines
iraniennes mouillées dans le Khor Abdullah (lequel se trouve au nord de l’île de Boubiyan, dans la
partie septentrionale du golfe Persique) et n’aurait eu aucune peine à poser ces mines ailleurs.
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37. En dépit du penchant avéré de l’Iraq à attaquer les navires circulant dans le
golfe Persique, au nombre desquels figurait un navire de guerre américain, les Etats-Unis affirment
que l’Iraq n’était pas en mesure de mouiller des mines jusque dans les parties centrale et
méridionale du Golfe (contre-mémoire, par. 1.109-1.110). Cette affirmation est démentie par des
éléments de preuve tirés de publications officielles de l’armée américaine elle-même. Ainsi, je
prierai respectueusement la Cour de se reporter à l’annexe 16 du mémoire de l’Iran : il s’y trouve
reproduit un document extrait de l’«U.S. Naval Review Proceedings», qui fait état de toute une
série d’attaques iraquiennes dans l’ensemble du golfe Persique, indiquant notamment qu’«une mine
iraquienne [fit] une brèche au-dessous de la ligne de flottaison dans le flanc du navire-citerne
libérien Dashaki près du détroit d’Ormuz». D’autres cas d’attaques iraquiennes au moyen de
mines dans le golfe Persique y sont rapportés.
38. S’il était en mesure de mouiller des mines aussi loin au sud que le détroit d’Ormuz, l’Iraq
pouvait assurément en faire autant dans les régions situées plus au nord où le Samuel B. Roberts fut
touché. Comme l’a expliqué M. Momtaz, la marine iraquienne jouissait du soutien de pays amis le
long du Golfe, et des mines pouvaient également être larguées par des avions iraquiens. L’un des
documents que les Etats-Unis ont joints à leurs écritures indique même : «la frégate américaine
Samuel B. Roberts (FFG-58) faillit couler lors de la guerre des pétroliers après avoir heurté une
mine iraquienne en avril 1988» (exception préliminaire des Etats-Unis, vol. I, annexe 12, p. 626,
note de bas de page 26).
39. Il ressort également d’autres documents soumis par les Etats-Unis ¾ en l’occurrence un
rapport établi en 1988 par le General Council of British Shipping ¾ que des mines mouillées aussi
bien par l’Iran que par l’Iraq dans les régions les plus septentrionales du golfe Persique s’étaient
détachées et avaient dérivé vers la partie sud-ouest du Golfe ¾ autrement dit, jusque, précisément,
dans les zones où croisaient le Samuel B. Roberts et d’autres navires (contre-mémoire, annexe 2,
p. 48). Ainsi, il n’est aucunement exclu que le Samuel B. Roberts ait pu heurter une de ces mines
iraquiennes.
40. Dans leur contre-mémoire, les Etats-Unis ont tenté de discréditer l’idée qu’une mine
iraquienne pouvait être à l’origine des dégâts subis par le Samuel B. Roberts. Ils ont ainsi fait
valoir que l’Iraq avait par la suite révélé l’emplacement de ses champs de mines : «dans le cadre du
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processus qui a permis de mettre un terme au conflit Iran/Iraq, ce dernier a indiqué le genre de
mines qu’il avait mouillées dans le Golfe dans vingt-neuf champs de mines différents ainsi que
l’emplacement de ces mines» (contre-mémoire, par. 1.111).
41. Sur la carte jointe par les Etats-Unis à leur contre-mémoire (carte 1.13), qui est censée
représenter les champs de mines iraquiens, il en figure non pas vingt-neuf, mais sept seulement, ce
qui n’empêche pas les Etats-Unis d’accorder dans leurs écritures aux renseignements ainsi
divulgués par l’Iraq une confiance qui n’a rien à voir avec celle que manifestait le secrétaire d’Etat
Colin Powell, lors de son intervention devant le Conseil de sécurité vendredi dernier, à l’égard des
informations militaires apportées par l’Iraq.
42. Les Etats-Unis affirment également que leurs AWACS auraient «certainement» détecté
tout aéronef iraquien ayant entrepris de larguer des mines au sud du golfe Persique
(contre-mémoire, p. 80, par. 1.110 et note de bas de page 205). Mais peut-on réellement en être si
sûr ? Après tout, les AWACS américains n’ont manifestement pas pu détecter les avions iraquiens
qui ont attaqué le navire américain Stark. On sait également que les Etats-Unis n’ont produit aucun
élément de preuve recueilli par leurs AWACS le jour où le Sea Isle City a essuyé un tir de missile,
comme l’a commenté hier M. Sellers. Comme les Etats-Unis affirment que leurs AWACS auraient
«certainement» été en mesure de repérer un aéronef, la lacune que l’on constate à cet égard dans les
documents qu’ils ont eux-mêmes versés au dossier mérite d’être soulignée.
*
c) Les documents trouvés à bord de l’Iran Ajr ne mettent nullement en cause l’Iran
43. Les documents trouvés à bord du navire iranien Iran Ajr après qu’il fut capturé et coulé
par les forces américaines, en septembre 1987, constituent l’une des pièces maîtresses de
l’argumentation des Etats-Unis. Ceux-ci affirment qu’avant d’être détruit, l’Iran Ajr se livrait à
une opération de mouillage de mines (contre-mémoire, par. 1.40-1.42). L’Iran s’inscrit en faux
contre cette allégation. Voyons donc ce que disent les documents pertinents.
- 15 -
44. L’allégation des Etats-Unis repose sur des informations de seconde main, fournies par un
membre de la marine américaine basé dans la région qui, en réalité, n’a pas été directement témoin
des événements en cause (contre-mémoire, annexe 49). D’après ces informations, des pilotes
d’hélicoptère américains survolant la région en pleine nuit surprennent des membres de l’équipage
en train de mouiller des mines à partir d’une petite rampe latérale. Les hélicoptères ouvrent alors le
feu sur le bâtiment, bien qu’ils n’aient pas été détectés et ne soient menacés en rien : cette attaque
cause la mort de trois marins iraniens et en blesse plusieurs autres. L’équipage iranien est contraint
d’abandonner le navire qui est alors en flammes et, le lendemain, les forces américaines montent à
bord du bâtiment, saisissent les documents qui s’y trouvent, placent des charges d’explosifs et le
font sauter. Telle est la version présentée par un membre de la marine américaine qui n’était pas
sur place au moment des faits.
45. Le capitaine de l’Iran Ajr nous a, en revanche, fourni un récit de première main des
événements de cette nuit-là (réplique, vol. VI, déclaration Farshchian). Le capitaine Farshchian
rapporte que l’Iran Ajr transportait une cargaison de mines chargée au port iranien de
Bandar Abbas qui est situé dans le détroit d’Ormuz, et allait en direction de Bushehr qui se trouve
plus au nord sur le littoral iranien. En revanche, il nie catégoriquement que l’Iran Ajr fût en train
de se livrer à une opération de mouillage de mines lorsqu’il fut attaqué par des hélicoptères
américains.
46. De toute évidence, nous sommes ici, Monsieur le président, en présence d’informations
contradictoires. Mais que nous apprennent les autres pièces du dossier ? Tout d’abord, l’Iran a
produit l’ordre de mission de l’Iran Ajr (déclaration Farshchian, annexe A). Il en ressort que le
capitaine avait pour instruction de se rendre, avec une cargaison de mines, de cordages et d’huiles
de graissage, au deuxième district naval ¾ Bushehr ¾, en empruntant une route sûre ¾ en
d’autres termes, en se tenant à distance des côtes iraniennes exposées à des attaques de l’Iraq.
Rien, dans ces instructions, n’indique de quelque façon que ce soit que l’Iran Ajr devait procéder
au mouillage de mines. Ensuite, nous disposons des documents que les forces des Etats-Unis
saisirent à bord de l’Iran Ajr avant de le couler. J’y reviendrai plus en détail dans un instant.
Contentons-nous pour l’heure de relever que ces documents saisis par les Etats-Unis ne contiennent
- 16 -
rien qui donne à penser que l’Iran Ajr se livre à une opération de mouillage de mines au moment
où il est attaqué. C’est-à-dire que les preuves documentaires, y compris les documents soumis par
les Etats-Unis, corroborent la déclaration du capitaine Farshchian.
47. Permettez-moi d’examiner plus avant les documents saisis à bord de l’Iran Ajr.
48. Les Etats-Unis estiment apparemment que ces documents ainsi que d’autres trouvés sur
la plate-forme de Reshadat constituent des éléments de preuve cruciaux imputant à l’Iran la
responsabilité du mouillage de la mine qui va endommager le Samuel B. Roberts. Ils font
également valoir qu’ils ont pris une «mesure exceptionnelle» consistant à retirer, aux fins de la
présente espèce, leur caractère secret aux documents saisis, au nombre desquels figuraient un «plan
d’opérations» et d’autres communications, et qui étaient auparavant considérés comme
«ultraconfidentiels».
49. Comme je vais le montrer, les textes que les Etats-Unis qualifient d’«ordres et [de]
communications militaires très accablants» sont on ne peut plus anodins, et ne permettent en
aucune façon d’établir ni la responsabilité iranienne dans le mouillage de la mine qu’a heurtée le
Samuel B. Roberts ni le moindre lien entre les plates-formes de Salman et de Nasr et cet incident ¾
pas plus, du reste, qu’ils n’établissent l’existence du moindre comportement répréhensible de la
part de l’un ou l’autre de ces complexes.
50. Je commencerai par le «plan d’opérations» ¾ document élaboré en 1984 (duplique,
annexe 203), soit quatre ans avant les événements que j’étudie ce matin. Dans l’exposé de ce plan
d’opérations, l’introduction rappelle la situation résultant de l’invasion de l’Iran par l’Iraq.
L’objectif du plan est précisé sous l’intitulé «Les forces iraniennes», dans les termes suivants :
«tout en fournissant des directives concrètes aux fins d’une guerre défensive, défendre l’Iran contre
l’Iraq et contre toute attaque visant les intérêts iraniens dans le golfe Persique ou le golfe
d’Oman…».
51. Monsieur le président, c’est là une instruction parfaitement compréhensible compte tenu
du fait que l’Iran devait faire face à une guerre qu’il n’avait ni voulue ni commencée. Etait-il
déraisonnable pour l’Iran, exerçant comme il était fondé à le faire son droit de légitime défense,
d’élaborer un plan en vue d’assurer sa propre défense ?
- 17 -
52. Parallèlement, le plan envisageait, comme c’est la coutume pour les plans d’intervention
en cas d’urgence, divers scénarios «catastrophe» ¾ des «suppositions» pour reprendre sa propre
terminologie ¾ auxquelles les forces iraniennes devaient, le cas échéant, être en mesure de faire
face. Ainsi, le plan prévoyait des mesures d’urgence pour le cas où le détroit d’Ormuz serait
bloqué, le littoral iranien ou les îles voisines occupés, les routes terrestres de l’Iran aux mains de
l’ennemi, etc.
53. De toute évidence, aucun de ces cas de figure ne s’est concrétisé si bien que le plan ne fut
jamais mis à exécution. En réalité, son caractère hypothétique était souvent mis en évidence car il
est clairement indiqué que le plan est subordonné à certaines éventualités. On lit ainsi, sous
l’intitulé «Instructions pour la coordination» : «Ce plan n’est destiné qu’à des fins de planification
et ne sera exécuté qu’après réception de nouveaux ordres.» Ailleurs, le plan indique expressément
que diverses actions seraient engagées «sur ordre».
54. Aucun ordre de cette nature ne fut jamais émis pour la simple raison que les scénarios
«catastrophe» envisagés ne se sont jamais matérialisés. A n’en pas douter, les Etats-Unis
eux-mêmes prennent leurs précautions et se prémunissent contre toutes sortes d’éventualités aux
quatre coins de la planète. Pour autant, ils ne donnent pas nécessairement suite aux scénarios
envisagés. Bref, ce «plan d’opérations» sur lequel les Etats-Unis comptent tant est entièrement
dépourvu de pertinence pour les questions qui nous occupent en l’espèce.
55. Les Etats-Unis attachent aussi de l’importance au fait que, en 1983, soit pas moins de
cinq ans avant les attaques contre les plates-formes de Salman et de Nasr, la marine iranienne
diffusa des «instructions aux stations radars» destinées à diverses installations défensives
(contre-mémoire, par. 1.103 et annexe 114). A cet égard, les Etats-Unis partent du principe latent
qu’une plate-forme équipée d’un radar servait nécessairement à lancer des attaques contre des
navires américains. Ce postulat est totalement erroné. Si elle examine l’annexe J aux
instructions ¾ les instructions elles-mêmes figurent à l’annexe 114 du contre-mémoire des
Etats-Unis ¾, la Cour trouvera une liste des destinataires auxquels le plan fut adressé. Ni la
plate-forme de Salman ni celle de Nasr ne figurent sur cette liste. Ces plates-formes n’ont jamais
reçu les instructions en question. La conclusion est simple : ces instructions ne sauraient d’aucune
façon justifier les attaques menées par les Etats-Unis contre les plates-formes de Salman et de Nasr.
- 18 -
56. Les Etats-Unis font également valoir que l’Iran émit des «Instructions pour le
déploiement d’observateurs sur les plates-formes pétrolières dans le golfe Persique»
(contre-mémoire, par. 1.103 2) et annexe 115). Apparemment, le seul fait que des observateurs
soient présents sur les plates-formes pétrolières iraniennes renvoie à de funestes desseins.
Toutefois les Etats-Unis omettent de signaler que ces instructions datent d’octobre 1980, soit
immédiatement après l’invasion de l’Iran par l’Iraq et huit ans avant les attaques dirigées contre les
plates-formes de Salman et de Nasr.
57. Dans leur contre-mémoire, les Etats-Unis ont avancé une thèse tout à fait singulière
consistant à affirmer que lorsque l’Iran, dans ce plan, faisait référence à l’«ennemi», l’Iran vise
«nécessairement» les navires d’Etats non belligérants, y compris ceux des Etats-Unis
(contre-mémoire, p. 73). Cette thèse est indéfendable. Comme je l’ai déjà fait remarquer, les
instructions datent de 1980, bien avant que les Etats-Unis ne dépêchent leur flotte dans le
golfe Persique. Comment, dans ces conditions, imaginer que ces instructions visaient les
Etats-Unis ? Ces derniers s’abstiennent également de préciser qu’à la toute première page des
instructions, il est dit que le peuple d’Iran et les forces armées de la République islamique étaient
en guerre avec l’Iraq, et avec lui seul.
58. Il n’est fait aucune mention d’un quelconque autre «ennemi» tel que les Etats-Unis.
L’ennemi était l’Iraq. En outre, le document précise ensuite : «La flotte du premier district naval
(Bandar Abbas) doit maintenir le détroit d’Ormuz ouvert afin que les navires marchands et les
pétroliers puissent facilement gagner les ports d’Iran et des autres pays amis de la région.» (P. 2.)
59. Cette instruction souligne simplement ce que je vous ai déjà dit tout à l’heure : c’était
l’Iran qui voulait assurer la sécurité du trafic maritime dans le golfe Persique. Les mesures prises
par l’Iran, dont ces instructions pour le déploiement d’observateurs sur les plates-formes pétrolières
dans le golfe Persique que les Etats-Unis ont évoquées, ont été mises en œuvre en vue de cet
objectif.
- 19 -
60. Au lieu d’attirer l’attention sur ces parties-là des instructions, les Etats-Unis s’intéressent
surtout à une annexe desdites instructions (l’annexe G), dans laquelle il est demandé aux
observateurs présents sur les plates-formes d’établir un réseau de transmission avec les bases
iraniennes situées sur le continent et d’échanger des renseignements (contre-mémoire,
par. 1.103 2)). Les Etats-Unis déduisent de ce seul et unique fait que :
«Ces documents montrent de manière incontestable que les plates-formes
pétrolières iraniennes de Rostam, Sirri et Sassan faisaient partie intégrante du réseau
de renseignement et de communication militaire de l’Iran et étaient utilisées pour
mener des attaques armées contre des navires des Etats-Unis.» (Contre-mémoire,
par. 1.104.)
61. Monsieur le président, cet argument manque totalement de logique. Quoi de plus
raisonnable pour l’Iran que d’établir un réseau de transmission en temps de guerre en utilisant tous
les moyens dont il peut disposer ? L’Iran venait d’être attaqué par l’Iraq le mois précédent. Il était
tout à fait naturel que l’Iran veuille mobiliser ses moyens pour contrôler la situation dans le
golfe Persique et défendre ses intérêts. L’Iran était-il censé ne rien faire face à l’agression par
l’Iraq ? Rien dans ce document fourni par les Etats-Unis qui, je le rappelle à la Cour, a été établi
huit ans avant la destruction des plates-formes de Salman et de Nasr, ne signale qu’il faut diriger
des actions hostiles contre les Etats-Unis ou contre d’autres pays.
62. Nos adversaires considèrent également que les cassettes trouvées à bord de l’Iran Ajr
¾ des enregistrements des messages envoyés depuis le navire et en direction de celui-ci ¾ sont
extrêmement importantes. Mais qu’indiquent ces messages ? Rien. J’ai inséré sous l’onglet no
21
de votre dossier d’audience la traduction en anglais d’extraits de messages trouvés sur l’Iran Ajr
que les Etats-Unis font figurer à l’annexe 69 de leur contre-mémoire et qui, disent-ils, soutiennent
leur position. Ces messages n’évoquent jamais le mouillage de mines ni aucune autre activité qui
pourrait être importante. Ces messages sont parfaitement anodins. Et dans les autres transcriptions
de messages trouvés à bord de l’Iran Ajr, il n’y a aucun élément de preuve qui atteste une
quelconque activité de mouillage de mines, une quelconque activité hostile. J’invite
respectueusement la Cour à examiner quand elle le voudra les transcriptions de ces messages qui
figurent non seulement à l’annexe 69 mais également aux annexes 70, 71 et 72 du contre-mémoire
des Etats-Unis. Elle n’y trouvera absolument rien de compromettant.
- 20 -
63. Et pourtant les Etats-Unis affirment encore que :
«Les nombreuses consignes de la marine iranienne concernant le déploiement
d’observateurs sur les plates-formes pétrolières dans le golfe Persique trouvées à bord
des plates-formes de Rostam établissaient de manière irréfragable que celles de Sassan
et Sirri recueillaient et transmettaient des renseignements sur le passage des navires ¾
renseignements qui avaient manifestement pour objet de faciliter les attaques contre le
trafic maritime.» (Contre-mémoire, par. 1.117.)
64. Voilà qui est tout bonnement faux. Au bout du compte, tous ces documents secrets
¾ ces pièces dites «extrêmement compromettantes» auxquelles on a tout spécialement ôté leur
caractère secret ¾ voilà en somme beaucoup de bruit pour rien. Ces documents n’apportent
absolument aucun élément qui prouve que les plates-formes de Salman et de Nasr aient été de
quelque façon que ce soit impliquées dans l’incident du Samuel B. Roberts, qu’elles aient servi à la
moindre fin illégale, que l’Iran Ajr ait été en train de mouiller des mines quand les forces des
Etats-Unis l’ont fait exploser, tuant trois Iraniens.
*
3. Rien ne prouve que les plates-formes de Salman ou de Nasr aient pris la moindre part aux
prétendues attaques dirigées contre des navires neutres
65. Monsieur le président, voilà qui m’amène à la troisième et dernière partie de mon
exposé. Je vais montrer que, en sus de ce que je vous ai déjà dit, les Etats-Unis n’ont pas été en
mesure de fournir des preuves attestant que l’une ou l’autre des plates-formes Salman ou Nasr a
pris une part quelconque à des attaques dirigées contre des navires neutres en général ou contre des
navires des Etats-Unis en particulier.
66. J’ai déjà indiqué que, le 18 avril 1988, les plates-formes n’étaient même pas la cible
principale que les forces des Etats-Unis avaient projeté d’attaquer. Les instructions de la marine
américaine étaient d’attaquer une frégate iranienne, et c’était seulement ¾ je dis bien seulement ¾
s’il n’était pas possible de trouver cette cible qu’il fallait détruire les plates-formes. Il n’a pas été
tenu compte de ces ordres et les plates-formes ¾ je dis bien les deux ensembles de
plates-formes ¾ ont été détruits ainsi que la moitié de la marine iranienne.
- 21 -
67. Comme on vous l’a indiqué également, il n’existe absolument aucun élément de preuve
permettant de rattacher l’une ou l’autre plate-forme au mouillage de mines dont a souffert le
Samuel B. Roberts. Les plates-formes Salman étaient à plus de 100 kilomètres du lieu où le
Samuel B. Roberts a heurté une mine; et les plates-formes Nasr se trouvaient à plus de
200 kilomètres. Aucune plate-forme n’a eu le moindre rapport avec cet incident et les Etats-Unis
ont été dans l’impossibilité de démontrer le contraire.
68. Compte tenu de cette lacune fondamentale dans la thèse de nos adversaires, les
Etats-Unis ont pris pour tactique d’essayer de remplacer les éléments de preuve authentiques par
des déductions portant atteinte à l’Iran. Ces déductions sont principalement présentées à la Cour
sous forme d’«études d’experts» émanant de militaires étrangers qui ne connaissent pas
directement les événements dont il s’agit et dont les rapports sont rédigés des années après les faits.
69. Par exemple, les Etats-Unis tablent très largement sur un rapport qu’ils ont demandé
en 1997 à deux officiers à la retraite de la marine britannique (contre-mémoire, annexe 57). A la
lecture de ce rapport, on verra qu’il n’apporte que des hypothèses et des spéculations. Il ne fournit
pas un seul compte rendu documenté d’attaques quelconques lancées à partir des plates-formes.
Les conclusions qu’il propose reposent sur des suppositions. Voici quelques citations qui vont vous
donner une idée de ce que je veux dire :
¾ «Les plates-formes pétrolières ont très vraisemblablement été utilisées pour
surveiller la navigation au radar, et aussi à vue mais dans des conditions limitées.»
(P. 22.)
¾ «Les plates-formes pétrolières pouvaient fournir aux hélicoptères des indications
sur les positions et aussi des conseils.» (P. 13.)
¾ «Elles auraient pu servir de bases opérationnelles avancées…» (P. 13.)
¾ «Elles peuvent en outre fournir des services d’approvisionnement en carburant et
d’autres services logistiques, mais à titre provisoire.» (P. 7.)
70. Je pourrais poursuivre dans la même veine, mais je ne le crois pas indispensable. Ce
rapport n’est vraiment rien de plus qu’une série d’hypothèses : les plates-formes «auraient pu…»;
«ont peut-être été…». Ce ne sont pas là des éléments de preuve.
- 22 -
71. Le rapport établi par l’amiral Heger et M. Boyer, que les Etats-Unis ont également
abondamment cité dans leurs écritures, est de la même nature (contre-mémoire, annexe 18). Il
s’agit d’une étude rétrospective, théorique, de ce que les forces iraniennes auraient pu faire dans
certaines conditions et suivant certains scénarios, mais il n’existe pas un seul élément de preuve qui
s’impose à tous et qui atteste effectivement que des attaques étaient lancées à partir des
plates-formes.
72. Les Etats-Unis s’appuient aussi sur des notes d’indications dues au General Council of
British Shipping. Mais ces notes ne sont guère plus précises que les autres sources invoquées par
nos adversaires (contre-mémoire, annexes 103-105). Ces notes ne font que rapporter des
indications entendues ici ou là et ne citent pas de source. Mais, comme on peut s’y attendre dans
une situation de guerre, le General Council a adopté un ton prudent pour donner des conseils aux
navires sur les conditions de la navigation dans le golfe Persique. En tout cas, aucune de ces notes
n’établit qu’il y ait eu une attaque lancée à partir de la plate-forme de Salman ou de celle de Nasr.
73. Force est de constater que les Etats-Unis n’ont pas pu faire état de la moindre plainte
faisant savoir que ces plates-formes de Salman et de Nasr participaient véritablement à des attaques
qui était dirigées contre des navires neutres. Des centaines de documents ont été versés au dossier,
Monsieur le président, je n’ai guère besoin de vous le rappeler, mais dans cette masse :
¾ vous ne trouverez pas un seul rapport de capitaine ou de membre d’équipage d’un
navire marchand ou militaire croisant dans le golfe Persique qui fasse savoir que
ledit navire a été la cible d’une attaque lancée à partir des plates-formes de Salman
ou de Nasr;
¾ vous ne trouverez pas la moindre protestation diplomatique adressée à l’Iran qui
fasse état d’un incident mettant en cause l’une ou l’autre de ces plates-formes;
¾ vous ne trouverez pas un seul compte rendu de témoin oculaire, sur les huit ans
que cette guerre aura duré, qui fasse état d’une attaque lancée ou organisée à partir
des plates-formes de Salman et de Nasr.
74. Monsieur le président, je regrette d’avoir à passer en revue toute cette documentation et
de devoir entrer dans le détail mais l’exercice est important car les Etats-Unis cherchent à donner
l’impression que les plates-formes de Salman et de Nasr organisaient systématiquement des
attaques contre les navires neutres et que les documents sont probants. Il faut montrer que tel
n’était pas le cas et les preuves fournies par les Etats-Unis le montrent bien.
- 23 -
75. Sur les centaines de documents que les Etats-Unis ont versés au dossier, il n’y en a qu’un
seul qui porte sur un incident que les Etats-Unis peuvent même situer au voisinage des
plates-formes de Salman. L’incident donne lieu à un rapport déposé par des sources militaires des
Etats-Unis d’après lequel, le 6 mars 1988 ou bien le 6 mai 1988 ¾ la date n’est pas claire, le
contre-mémoire des Etats-Unis parle du 6 mai 1988, c’est-à-dire d’une date postérieure à l’attaque
des plates-formes, mais le document en question parle du 6 mars 1988 ¾ en tout cas à ces dates là,
deux hélicoptères américains, qui volaient de nuit dans les parages sans s’être identifiés, auraient
essuyés des tirs «à proximité du gisement pétrolier de Sassan» (contre-mémoire, annexe 131). Les
hélicoptères n’ont pas pu identifier l’assaillant mais aucun d’eux n’a été touché. La seule
conclusion à laquelle les officiers américains soient parvenus à l’époque a simplement été
d’«évoquer la possibilité» ¾ ce sont les termes employés ¾ que l’Iran «ait envoyé quelques petits
bateaux» à Sassan (ibid.).
76. Et c’est là absolument tous les éléments de preuve que les Etats-Unis ont pu fournir pour
montrer que les plates-formes organisaient véritablement des attaques contre les navires américains
et les navires neutres. Comme mon collègue, M. Bothe, va en faire la démonstration, aucun de ces
éléments n’autorisait, fût-ce de fort loin, à détruire les plates-formes au titre d’une forme
quelconque de légitime défense authentique.
*
77. Au bout du compte, les plates-formes ont fait l’objet des ces attaques en raison des
dommages et des pressions d’ordre économique que leur destruction ferait subir à l’Iran. Elles
n’étaient pas la cible que les Etats-Unis projetaient d’attaquer ce jour-là et tout ce qu’on pouvait
leur reprocher, c’est d’exercer une activité pétrolière de caractère commercial.
78. Je suis arrivé, Monsieur le président, au terme de mon exposé. Je vous serais
reconnaissant de bien vouloir appeler à la barre M. Bothe. Je vous remercie.
Le PRESIDENT : Merci, Monsieur Bundy. Je donne la parole à Monsieur Bothe.
- 24 -
M. BOTHE : Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, c’est pour un moi un
insigne honneur et un grand privilège que de me présenter aujourd’hui devant vous en qualité de
conseil de la République islamique d’Iran.
LA LEGITIME DEFENSE
A. Introduction
1. Mon confrère, M. Pellet, a montré que les Etats-Unis ont violé le paragraphe 1 de
l’article X du traité d’amitié. Mes confrères MM. Zeinoddin, Bundy et Sellers vous ont présenté
les faits pertinents. Il m’incombe à présent de montrer que lorsque les Etats-Unis veulent justifier
cette violation en s’appuyant sur des circonstances excluant l’illicéité, leur tentative est dénuée de
tout fondement, tant dans les faits que sur le plan du droit. Les Etats-Unis prétendent notamment
avoir agi au titre de la légitime défense. Je m’attacherai à montrer que cette prétention doit être
rejetée. Car c’est bien plutôt le contraire qui s’est produit. Les attaques contre les plates-formes ne
constituent pas seulement une violation du traité; elles représentent un usage illicite de la force, en
violation de la Charte des Nations Unies et du jus cogens.
2. Les Etats-Unis invoquant la légitime défense, c’est à eux qu’incombe la charge de la
preuve. Ils s’appuient sur une exception non seulement à la règle fondamentale de la responsabilité
internationale de l’Etat commettant un acte internationalement illicite, mais aussi à l’interdiction de
recourir à la force armée. Comme le dit Commission du droit international dans son commentaire
du chapitre V de son projet d’articles sur la responsabilité des Etats1
:
«si un comportement contraire à une obligation internationale est attribuable à un Etat
et que cet Etat cherche à éluder sa responsabilité en invoquant une circonstance
[excluant l’illicéité], … la charge de justifier ou d’excuser [l’inexécution de son
obligation] pèse alors sur cet Etat».
C’est donc aux Etats-Unis qu’il incombe d’établir que sont remplies les conditions voulues pour
qu’existe cette circonstance excluant l’illicéité, autrement dit la légitime défense. Or, cela, les
Etats-Unis ne peuvent le faire.

1
Commission du droit international, rapport sur les travaux de sa cinquante-troisième session, chap. V, p. 169.
- 25 -
3. Quand on analyse plus attentivement l’argumention des Etats-Unis, on s’aperçoit que la
légitime défense est invoquée de deux manières différentes. D’une part, les Etats-Unis font valoir
qu’il existait un état d’agression armée que l’Iran leur imposait. Sous cet angle les attaques que les
Etats-Unis ont menées contre les plates-formes seraient selon eux justifiées en réaction à cette
agression armée généralisée, quelles que soient les circonstances qui aient pu donner naissance à
cette agression. D’autre part, et plus concrètement, deux exemples précis sont invoqués pour
illustrer les agressions armées de l’Iran contre les Etats-Unis, et les attaques contre les
plates-formes sont justifiées par le fait qu’elles auraient constitué une légitime défense face à ces
deux agressions particulières. Les deux argumentions sont fondamentalement viciées, tant sur le
plan des faits que sur celui du droit.
4. Mon exposé comprend donc deux parties. Je vais d’abord réfuter la première allégation2
.
Je montrerai que la notion d’état d’agression armée est dénuée de fondement et que vouloir exciper
de la légitime défense collective est injustifié et sans pertinence aucune. Puis, dans une
seconde partie, j’examinerai plus concrètement les deux incidents invoqués comme constituant des
agressions de l’Iran, celui du Sea Isle City et celui du Samuel B. Roberts3
, et je montrerai que, dans
les deux cas, les attaques contre les plates-formes n’ont pas non plus rempli les critères de la
légitime défense.
B. La notion d’état d’agression armée est viciée
1. Les faits : il n’y avait pas d’agression armée ininterrompue contre les Etats-Unis
5. Permettez-moi de m’arrêter à présent sur cette notion fondamentalement viciée d’état
d’agression armée et tout d’abord d’examiner les faits. Dans leur contre-mémoire, les Etats-Unis
expriment leur demande générale en ces termes : «[I]l ressort … des éléments de preuve que ces
attaques s’inscrivaient dans une trame plus large d’actions iraniennes recourant à l’emploi illicite
de la force contre les navires neutres des Etats-Unis et d’autres pays.»4
Dans leur duplique, les
Etats-Unis prétendent que : «[t]oute analyse de la présente affaire doit partir du fait incontesté que
l’Iran a attaqué de manière systématique et délibérée des navires neutres des Etats-Unis et d’autres

2
Partie B de l’exposé.
3
Partie C de l’exposé.
4
Contre-mémoire, par. 4.10.
- 26 -
pays…»5
Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la
Cour : ce fait n’est pas incontesté. Quand les Etats-Unis plaident l’existence d’un système
généralisé d’agressions armées, ils inventent et cherchent par cette invention à faire oublier le vrai
contexte dans lequel les attaques des Etats-Unis ont été lancées et que mon confrère, M. Bundy,
vous a déjà présenté. Ce contexte se caractérise par un soutien systématique des Etats-Unis à l’Iraq
et un comportement hostile à l’encontre de l’Iran.
6. Que dire alors de l’allégation des Etats-Unis quand ceux-ci disent avoir fait l’objet d’une
série d’attaques, liées entre elles par une sorte de lien factuel pour constituer une agression armée
ininterrompue ? Cette allégation ne résiste pas à l’examen des faits.
7. A y regarder de plus près, il apparaît manifestement que tous les éléments que les
Etats-Unis pourraient avancer à l’appui de leur allégation se trouvent réunis dans leur demande
reconventionnelle. Je vous propose donc de nous pencher sur cette demande. Elle porte, en
premier lieu, sur les deux incidents particuliers visant le Sea Isle City et le Samuel B. Roberts. Mes
confrères, M. Bundy et M. Sellers, ont montré que, dans les deux cas, l’Iran n’a pas attaqué les
Etats-Unis. Mais trouve-t-on ailleurs de quoi étayer la thèse d’après laquelle les Etats-Unis
subissaient une agression armée généralisée ?
8. La plupart des navires au sujet desquels les Etats-Unis présentent maintenant une demande
reconventionnelle ne battaient même pas pavillon des Etats-Unis. Pourquoi y aurait-il alors
agression contre ce pays ? Le seul autre navire battant pavillon des Etats-Unis qui aurait été
attaqué par l’Iran était le Bridgeton, c’est-à-dire un pétrolier koweïtien réimmatriculé aux
Etats-Unis qui heurta une mine. L’Iran traitera en détail cette allégation dans sa réponse à la
demande reconventionnelle des Etats-Unis, mais on peut d’ores et déjà faire relever à ce sujet que,
à l’époque, les fonctionnaires de Washington avaient indiqué que les Etats-Unis n’envisageraient
pas de représailles à la suite de cet incident «puisqu’ils n’étaient pas certains de l’identité du
responsable»6
et les Etats-Unis n’ont pas formulés pas de protestation particulière auprès de l’Iran
au sujet de cet incident.

5
Par. 1.11.
6
Mémoire, annexe 57.
- 27 -
9. En outre, M. Bundy est plusieurs fois revenu sur le fait que les forces des Etats-Unis et les
hauts fonctionnaires américains considéraient les forces iraniennes comme «ostensiblement non
menaçantes», ce qui n’est guère compatible avec un état d’agression armée. Je vous rappellerai
simplement les deux citations que vient de faire M. Bundy et qui vont dans le même sens : «l’Iran a
soigneusement veillé à éviter toute confrontation avec des navires battant pavillon des Etats-Unis
quand les navires de la marine américaine étaient dans les parages»7
. Et le secrétaire à la défense,
M. Weinberger, reconnut lui-même que l’Iran «avait clairement fait preuve par le passé d’une
résolution ferme d’éviter les navires de guerre américains…»8
.
10. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, il n’y a aucun fondement à
l’allégation des Etats-Unis selon laquelle l’Iran imposait aux Etats-Unis une suite ininterrompue
d’agressions armées. Comment pourrait-on transformer ces exemples de non-agression en une
série d’agressions systématiques ? Si attitude systématique il y a, c’est bien celle qui consiste à
formuler des allégations douteuses. A Cologne, on a une vieille chanson de carnaval qui dit :
«Trois fois zéro égale zéro, et ce sera toujours zéro !»
11. C’est dans ce scénario imaginaire d’agressions armées systématiques que les Etats-Unis
tentent de faire jouer un prétendu rôle militaire aux plates-formes qu’ils ont attaquées, en les
présentant ainsi comme l’objectif approprié de mesures de légitime défense. L’examen des faits
révèle qu’elles n’ont jamais joué un tel rôle, ce qui éclaire encore un peu plus la qualité de la
demande formulée par les Etats-Unis.
12. Ceux-ci prétendent que les plates-formes qu’ils ont attaquées étaient des installations
militaires servant à attaquer les navires neutres9
. Les faits sur lesquels les Etats-Unis se fondent
pour présenter cet argument ne sont tout simplement pas concluants, ou constituent des allégations
de portée générale dénuées de fondement. Pour avoir une bonne image de la situation en ce qui
concerne les plates-formes, il faut se rappeler qu’elles avaient été attaquées par l’Iraq qui cherchait
à réduire la capacité économique de l’Iran à faire la guerre en détruisant ses installations
pétrolières. Les plates-formes étaient donc gravement menacées. Et compte tenu des

7
Déclaration du sénateur Nunn, 19 mai 1987, mémoire, annexe 54.
8
C. C. Weinberger, Fighting for Peace: Seven Critical Years in the Pentagon, 1999, p. 401, mémoire,
annexe 44.
9
Contre-mémoire, par. 1.86 et suiv., duplique, par. 1.17 et suiv.
- 28 -
circonstances, une présence militaire minimale s’avérait nécessaire. Il était également naturel que
le personnel présent sur les plates-formes surveille attentivement ce qui se passait dans les parages,
notamment les opérations militaires, quel qu’en soit l’auteur. Mais cela ne signifie pas pour autant
que les plates-formes participaient d’une quelconque activité d’agression à l’encontre des navires
présents dans le Golfe, qu’ils soient commerciaux, militaires ou neutres. Les militaires en poste sur
les plates-formes n’étaient pas en mesure de mener la moindre action agressive dans le
golfe Persique. Bien au contraire. Leur présence ne suffisait même pas à remplir des fins
défensives, ce dont s’est plaint la NIOC, comme vous l’a dit mon confrère M. Zeinoddin.
13. Mes confrères, MM. Zeinoddin, Sellers et Bundy ont déjà montré que les faits sur
lesquels les Etats-Unis tentent de fonder la thèse tendant à soutenir que les plates-formes faisaient
partie d’un arsenal militaire manquent de fondement, de preuves ou ne sont guère concluants. Je
les résume :
¾ premièrement, le matériel découvert sur certaines des plates-formes était soit anodin, puisqu’il
s’agissait de matériel standard comme on en trouve sur n’importe quelle plate-forme
commerciale (radar et équipement de télécommunications), ou bien de matériel destiné
uniquement à des fins défensives (batteries anti-aériennes légères);
¾ deuxièmement, les communications interceptées étaient totalement anodines;
¾ troisièmement, les documents trouvés sur les plates-formes ou à bord du Iran Ajr étaient
totalement anodins;
¾ quatrièmement, il n’existe aucune preuve solide d’exemples précis d’attaques lancées à partir
des plates-formes;
¾ et pour finir, en ce qui concerne les plates-formes de Salman et de Nasr, il n’a même jamais
réellement été avancé qu’elles étaient utilisées à des fins hostiles.
14. La façon dont les Etats-Unis tentent de donner l’impression que les plates-formes
jouèrent un rôle dans la préparation de la prétendue attaque contre le Sea Isle City est
particulièrement significative10. Ils tentent de montrer que les mouvements d’un convoi étaient
surveillés depuis la plate-forme de Reshadat ¾ ce qui était en quelque sorte une préparation à

10 Duplique, par. 1.22.
- 29 -
l’attaque dont ce navire a fait l’objet longtemps après11. Etablir une relation entre la prétendue
surveillance des mouvements de la navigation et une attaque par voie de missile qui se produit à
plus de 600 kilomètres de distance relève de la pure insinuation et n’a rien à voir avec des faits
tangibles.
15. Non, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, rien ne prouve que les
plates-formes aient été d’une manière ou d’une autre impliquées dans des attaques dirigées contre
les navires neutres, ni qu’elles pouvaient, par conséquent, être considérées comme un élément de ce
prétendu système généralisé d’agressions armées.
16. Il convient néanmoins d’apporter quelques précisions pour faire mieux comprendre la
position de la République islamique d’Iran. Le contexte a son importance et c’est à la lumière de
ce contexte que doivent être expliquées les actions iraniennes. De fait, une guerre était en cours,
opposant l’Iran et l’Iraq, l’Iran se battant au titre de la légitime défense. Dans ce conflit, l’Iran
possédait les droits d’un belligérant. Il pouvait prendre des mesures autorisées par le droit de la
guerre et, notamment, utiliser des mines marines, ce qui n’est pas illicite en soi mais est réglementé
jusqu’à un certain point. L’Iran pouvait également prendre des mesures de contrôle à l’encontre
des navires neutres ¾ comme l’a expliqué mon confrère M. Momtaz ¾ et mener des attaques
contre les navires et les aéronefs militaires iraquiens. C’est dans ce cadre qu’il convient
d’examiner et d’évaluer les actes de l’Iran dans le golfe Persique. Et au vu de ce cadre, il convient
de souligner que, contrairement à l’Iraq, l’Iran a fait montre de retenue. C’est l’Iraq qui a
endommagé sérieusement un navire militaire battant pavillon des Etats-Unis, le Stark, faisant
trente-sept victimes ¾ soit beaucoup plus que le nombre total de morts provoqué par les incidents
imputés par les Etats-Unis à l’Iran ¾ lesquels n’ont fait aucune victime américaine. C’est l’Iraq et
non l’Iran qui a engagé une véritable campagne contre les navires neutres présents dans le
golfe Persique, à laquelle on donna plus tard le nom de «guerre des pétroliers». L’Iran a exprimé
son indignation face au soutien apporté à l’Iraq par d’autres pays qui ont fermé les yeux sur ses
actions illicites. Mais l’Iran a fait preuve de retenue.

11 Duplique, par. 1.46 et suiv.
- 30 -
17. Pour toutes ces raisons, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, si l’on
s’en tient aux faits, l’allégation des Etats-Unis selon laquelle ils étaient l’objet d’une agression
armée généralisée est dénuée de fondement.
Monsieur le président, voilà qui conclut mon exposé des faits. Ce pourrait être là un moment
propice pour faire une pause avant que je ne commence à traiter des questions de droit.
Le PRESIDENT : Merci, Monsieur le professeur. L’audience est maintenant suspendue
pour quinze minutes.
L’audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 45.
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Monsieur Bothe, veuillez continuer.
M. BOTHE : Je vous remercie, Monsieur le président. Avant la pause, j’ai voulu vous
montrer qu’il était dénué de tout fondement factuel de plaider la thèse d’un état d’agression armée.
J’examinerai à présent les questions de droit.
II. Le droit : la thèse de l’état d’agression armée est viciée
18. Dans la mesure où ce prétendu système d’agressions armées est utilisé comme une notion
juridique, il vise à élargir la portée de la légitime défense au-delà de ce qui serait permis si l’on
considérait uniquement les deux incidents particuliers comme des actes susceptibles de déclencher
l’exercice du droit de légitime défense. Je vous montrerai tout d’abord qu’en tant que notion
juridique, ce «système généralisé d’agressions armées» est, compte tenu des circonstances
spécifiques de l’espèce, une construction juridique qui ne tient pas. Elle ne résiste pas à une
analyse critique des notions d’agression armée et de légitime défense qui s’inspire de la Charte.
Car c’est en effet vers la Charte que nous devons nous tourner, c’est à l’aune de la Charte que doit
être appréciée cette circonstance particulière excluant l’illicéité de la violation du traité. Ainsi qu’il
est dit à l’article 21 du projet d’articles de la Commission du droit international : «L’illicéité du fait
de l’Etat est exclue si ce fait constitue une mesure licite de légitime défense prise en conformité
- 31 -
avec la Charte des Nations Unies.»
12 C’est donc vers les principes d’interprétation de la Charte
¾ exercice pour lequel la Cour nous a déjà fourni un grand nombre de précieuses indications ¾
que nous devons maintenant nous tourner pour analyser sur le plan juridique la demande formulée
par les Etats-Unis.
19. Les Etats-Unis veulent nous faire croire qu’il faut, pour protéger la sécurité nationale,
adopter une interprétation large du droit de légitime défense, qui soit fondée sur une définition
large de l’agression armée13 : «les quinze premiers mots de l’article 51 assurent aux Membres des
Nations Unies que la Charte ne porte en rien atteinte à leur sécurité… La phrase … comporte une
connotation rassurante, et n’a pas le caractère restrictif que lui prête l’Iran.»
14 Voilà ce que dit la
duplique des Etats-Unis. Certes, le droit de légitime défense est indispensable à la sauvegarde de
l’existence même et de la survie des Etats15. L’Iran a été contraint d’engager une guerre de
légitime défense contre l’Iraq et serait bien le dernier Etat à nier l’importance de ce droit. Mais
cela ne signifie pas pour autant qu’il soit possible de brandir le droit de légitime défense, tel une
baguette magique, pour justifier tout recours à la force jugé utile par un Etat qui cherche à préserver
ses intérêts. Peut-être les grandes puissances se sentent-elles plus à l’aise si elles disposent d’un
éventail d’options juridiques plus étendu pour justifier le recours à la force militaire. Pour les pays
plus faibles ¾ qui sont la majorité ¾, c’est exactement l’inverse qui est vrai. Dès l’affaire du
Détroit de Corfou, la Cour a clairement énoncé sa position : «L’intervention est peut-être moins
acceptable encore dans la forme particulière qu’elle présenterait ici, puisque, réservée par la nature
des choses aux Etats les plus puissants, elle pourrait aisément conduire à fausser l’administration de
la justice internationale elle-même.»16 Il en va de même de la légitime défense. Celle-ci constitue
l’exception à la règle interdisant le recours unilatéral à la force. Elargir cette exception, c’est
autoriser plus largement le recours unilatéral à la force, ce qui réduit d’autant la portée de
l’interdiction.

12 Les italiques sont de moi.
13 Duplique, par. 5.11.
14 Les italiques sont de moi.
15 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 263,
par. 96.
16 C.I.J. Recueil 1949, p. 35.
- 32 -
20. L’argument selon lequel le recours à la force peut, dans tel cas particulier, pour certaines
raisons, être «nécessaire» est souvent utilisé beaucoup trop facilement. Les Etats-Unis nous
invitent expressément à utiliser l’argument de la légitime défense de cette façon désinvolte ¾ et je
cite à nouveau la duplique :
«une «agression armée» impos[e], de par sa nature même, à l’Etat qui en est victime
d’apprécier la menace pesant sur sa sécurité et de déterminer les mesures qu’il doit
prendre pour se défendre… [T]out examen … devrait prendre en compte la façon
dont la situation d’ensemble apparaissait à l’Etat agressé à l’époque où celui-ci a agi
en état de légitime défense.»17
Les Etats-Unis étayent cette affirmation par une citation extraite d’un ouvrage de Mme le
juge Higgins18. Pour être franc, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, j’ai été
quelque peu troublé à la lecture de cette phrase. J’ai donc vérifié la citation. Je me permettrai de
vous en présenter une analyse plus complète car elle aide à mieux comprendre les faiblesses de la
méthode suivie par les Etats-Unis dans leur raisonnement. La formule citée par les Etats-Unis dans
leur duplique est en réalité précédée des phrases ci-après :
«Il y a lieu de noter qu’aux termes de l’article 51 le droit naturel de légitime
défense peut être invoqué jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures
nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales… [puis, plus loin] Il
n’a jamais été nié qu’il existe des situations revêtant un tel caractère d’urgence et de
nécessité qu’un Etat doit être autorisé à agir en état de légitime défense. Cela est
parfaitement compatible avec l’essence même de la légitime défense, qui constitue un
droit exceptionnel susceptible d’être exercé uniquement si aucun autre moyen n’est
disponible.» [Traduction du Greffe.]
La formule citée par les Etats-Unis vient ensuite : «Dès lors, un Etat doit, provisoirement, être juge
en sa propre cause.» Mais elle est à son tour suivie d’une autre phrase, que les Etats-Unis ne citent
pas : «Toutefois, afin d’éviter tout abus de ce droit, il est indispensable de le soumettre à l’examen
de la communauté internationale.»
21. Comme vous le voyez, le fait d’extraire cette seule phrase de son contexte en tronque le
sens. Je n’ai donc qu’une simple question à vous poser : quelle est la valeur d’un argument qui doit
altérer ainsi le texte de référence sur lequel il prétend se fonder ?

17 Duplique, par. 5.12.
18 R. Higgins, The Development of International Law through the Political Organs of the United Nations, 1963,
p. 205.
- 33 -
22. C’est le genre d’examen demandé par Mme le juge Higgins auquel le Secrétaire général
des Nations Unies a procédé au sujet de l’agression commise par l’Iraq dont l’Iran fut la victime.
C’est ce même examen que l’Iran prie aujourd’hui la Cour d’entreprendre lorsque les Etats-Unis
invoquent la légitime défense. Un tel examen doit toujours être basé sur des critères objectifs, faute
de quoi il reviendrait à laisser une règle fondamentale de droit international à l’appréciation
subjective des décideurs d’un Etat fermement décidé à faire la guerre. Livrer à la subjectivité les
normes juridiques qui restreignent l’emploi de la force, comme les Etats-Unis le proposent, c’est
faire un premier pas sur une pente savonneuse. La teneur de ces normes va devenir indistincte.
Une interprétation aussi large du droit de recourir unilatéralement à la force va saper les
fondements mêmes de l’interdiction, laquelle s’inscrit parmi les plus grands acquis culturels du
siècle dernier.
23. C’est pourquoi il faut interpréter rigoureusement et objectivement l’interdiction de
recourir à l’emploi de la force. C’est dans cet esprit que je présente à la Cour l’argumentation de la
République islamique d’Iran au sujet de la signification et de la portée de la légitime défense. Nous
nous sentons confortés dans notre approche par la décision que la Cour a rendue en l’affaire
Nicaragua. De cette décision ressortent trois enseignements fondamentaux qui s’appliquent à la
présente affaire :
1. L’interdiction de l’emploi de la force qui est énoncée dans la Charte et l’interdiction
correspondante qui est établie par le droit coutumier sont identiques. Partant, il n’existe en
droit coutumier aucune justification de l’emploi de la force allant au-delà des prescriptions de
la Charte19
.
2. Une agression armée au sens de la Charte impose un certain seuil de violence. Il doit y avoir
un acte de violence revêtant une certaine gravité20
.
3. Le droit de légitime défense collective ne peut être exercé que si la victime d’une agression
armée elle-même dotée du droit de légitime défense individuelle en fait la demande21
.

19 C.I.J. Recueil 1986, p. 100, par. 211.
20 Ibid., p. 101, par. 191.
21 Ibid., p. 103, par. 195.
- 34 -
Ces trois principes fondamentaux militent en faveur d’une interprétation rigoureuse de
l’interdiction de l’emploi de la force et de l’exception qui lui est associée, celle du droit de légitime
défense. Il ne s’agit pas, comme les Etats-Unis le prétendent, d’une interprétation par trop
restrictive. C’est ainsi qu’il convient d’interpréter la Charte. Comme il est dit dans le commentaire
de la Charte publié sous la direction de M. Simma qui renvoie à votre arrêt en l’affaire Nicaragua :
«le droit de légitime défense ne peut être exercé contre des actes qui n’atteignent pas
le seuil de l’agression armée… La Cour internationale de Justice a rejeté sans réserve,
dans l’ensemble de ses décisions, un droit de légitime défense qui relèverait
exagérément du domaine de l’autoprotection.»22
24. C’est dans cet esprit que j’en viens à présent à la question pertinente des conditions à
remplir pour exercer en l’espèce une légitime défense qui, d’une manière générale, ne sera pas
contestée23 : la première condition correspond à l’existence d’une agression armée. S’il y a bien
agression armée, la réaction (c’est là notre deuxième condition) doit constituer une légitime défense
au sens propre du terme, non une sanction, ou des représailles, etc. La troisième condition est que
la réaction doit être conforme aux principes de nécessité et de proportionnalité. Puisque la légitime
défense est l’exception à la règle de l’interdiction de l’emploi de la force, la charge de la preuve
pèse sur la partie qui prétend agir au titre de la légitime défense.
25. L’argument de l’existence d’un état d’agression armée repose au départ sur un postulat
que personne ne peut contester. Mais qui dit bon point de départ ne dit pas forcément justesse du
raisonnement qui s’ensuit. Et le raisonnement proposé par les Etats-Unis avec leur argument pèche
parce qu’il ne fait pas les bonnes distinctions.
26. Le bon point de départ est celui-ci : les éléments constitutifs d’une agression armée
doivent être établis à la lumière de toutes les circonstances pertinentes24. Si, par exemple, il y a
invasion du territoire d’un autre Etat, puis occupation du territoire de l’Etat victime, il y a agression
armée tant que ce territoire est occupé. On peut alors parler d’un état d’agression armée. Toute
tentative visant à expulser l’agresseur du territoire occupé constitue, dans ces conditions, une
mesure de légitime défense parfaitement licite.

22 A. Randelzhofer, art. 51, note 13, voir B. Simma (éd.), The Charter of the United Nations, 2e
éd. 2002.
23 Duplique, par. 5.30.
24 Ibid., par. 5.12.
- 35 -
27. Envisageons maintenant un autre cas de figure : si les forces armées du pays A
envahissent une petite parcelle du territoire du pays B pendant deux jours, puis s’en retirent, et qu’il
n’y a plus de recours à la force entre les deux pays, l’agression armée est terminée. Il n’y a plus de
droit de légitime défense25. Il en ira de même si cela se reproduit deux ans plus tard. Si cette
nouvelle agression armée s’achève comme la première, les conséquences juridiques restent les
mêmes : le droit de légitime défense s’éteint comme la première fois. Chaque incident doit être
considéré seul, individuellement. Il n’y a pas d’état d’agression armée dans ce cas-là.
28. Cette distinction est claire. Et elle doit le rester, même lorsqu’un Etat désireux de
justifier un emploi illicite de la force cherche à l’estomper. Certes, la ligne de partage entre ces
deux situations peut se révéler quelque peu difficile à tracer quand on peut soutenir qu’il existe un
lien entre les divers incidents individuels qui nous permet, voire qui nous impose de considérer ces
incidents individuels comme s’il s’agissait d’un seul et même événement, en fait comme un état
d’agression armée. C’est une question à la fois de droit et de fait. Il faut alors poser
deux questions : premièrement, ce lien est-il établi dans les faits ? Et deuxièmement, le lien, s’il
existe, est-il suffisamment solide pour qu’on considère, en droit, ces incidents individuels comme
ne constituant qu’une seule agression ?
29. Accepter trop facilement l’existence du lien pourrait avoir des conséquences
dangereuses. La notion d’agression armée deviendrait floue, les limites du droit de légitime
défense deviendraient imprécises. C’est sans doute pourquoi il est difficile de trouver dans la
pratique des Etats cette notion d’état d’agression ininterrompue sauf quand un véritable conflit
armé fait ouvertement rage. Les Etats-Unis ont été incapables de donner le moindre précédent
valable pour étayer cette construction de l’«état d’agression armée».
30. Une construction du même ordre a été écartée dans la pratique du Conseil de sécurité
concernant le conflit arabo-israélien. S’agissant de ce conflit, le Conseil de sécurité a même rejeté
l’argument selon lequel l’existence ininterrompue d’un état de guerre constituait un lien suffisant
entre les divers cas de recours à la force, lien qui aurait rendu superflu l’examen juridique des

25 Voir R. Ago, Huitième rapport sur la responsabilité des Etats, Annuaire de la CDI 1980, p. 53.
- 36 -
événements au cas par cas, à la lumière des règles du ius ad bellum. Le Conseil de sécurité n’a
jamais admis qu’il soit possible d’invoquer l’existence ininterrompue d’un état de guerre pour
justifier l’action israélienne vis-à-vis des Etats arabes26
.
31. Il n’est toutefois pas indispensable, en l’espèce, de trancher cette question de droit par
une règle générale. Comme on l’a déjà souligné, les faits de notre espèce n’autorisent même pas à
conclure à l’existence d’un tel système d’agressions armées menées en permanence.
32. D’ailleurs, même si l’on admet, ne serait-ce qu’aux fins du débat, que l’existence d’un
conflit armé entre les Parties révélerait une agression armée permanente, on devra constater qu’en
l’espèce, aucun des deux pays n’a jamais reconnu l’existence d’une telle situation. Les Etats-Unis
ont invariablement revendiqué un statut neutre27. La neutralité signifie que des relations pacifiques
existent entre les Etats belligérants et les Etats tiers. L’argument de l’existence d’un état
d’agression armée est incompatible avec une revendication de neutralité.
33. Mon collègue, M. Bundy, a montré que les Etats-Unis ont toujours soutenu l’Iraq et, ce
faisant, violé les obligations découlant de la neutralité. Mais ce comportement partial n’entraîne
pas forcément la perte du statut d’Etat neutre. Partant, les Etats-Unis ne sont pas devenus partie au
conflit. Ils continuent de se réclamer de la neutralité, et l’Iran ne refuse pas de leur reconnaître ce
statut. La position de l’Iran à ce sujet cadre tout à fait avec celle qu’il a adoptée concernant
l’attaque américaine contre les plates-formes. On ne peut pas en dire autant de la position des
Etats-Unis. Le proverbe qui s’énonce «on ne peut avoir à la fois le beurre et l’argent du beurre» se
vérifie ici ¾ et il est pertinent dans ce contexte : un Etat ne peut revendiquer tout à la fois un statut
de neutralité, et donc les droits qui découlent d’une relation généralement pacifique, et aussi les
droits qui sont reconnus aux belligérants.

26 Voir les résolutions 228 (1966), 248 (1968), 256 (1968), 265 (1969), 270 (1969), 332 (1973) du Conseil de
sécurité.
27 Voir par exemple la déclaration faite le 16 juin 1987 par le sous-secrétaire aux affaires politiques,
Michael H. Armacost, devant la commission des affaires étrangères du Sénat des Etats-Unis, reproduite dans ILM,
vol. 26, p. 1429-1430.
- 37 -
34. Concluons sur ce point. L’argument des Etats-Unis qui consiste à invoquer l’existence
d’un état d’agression armée ininterrompue est vicié en fait comme en droit. Par conséquent, on ne
peut pas interpréter cette notion vague de système d’agressions armées comme conférant un droit
de légitime défense; celle-ci ne peut tout au plus être fondée que sur les deux incidents précis dont
je parlerai un peu plus tard.
III. Toute revendication d’un droit de légitime défense collective serait infondée
35. Avant d’en venir à ces incidents, il convient d’analyser un autre aspect de la thèse des
Etats-Unis. Les Etats-Unis évoquent abondamment de prétendues attaques iraniennes contre des
navires neutres ¾ ou préalablement neutres ¾ qui n’étaient pas américains. Voilà encore une
tentative visant à fausser le véritable contexte du conflit et à créer, par des allégations factuelles
infondées, un climat généralement hostile à l’Iran. Mais d’un point de vue purement juridique, les
allégations formulées par les Etats-Unis n’auraient de pertinence en l’espèce que si ces derniers
exerçaient vraiment un droit de légitime défense collective, et uniquement dans cette mesure. Mais
les Etats-Unis ne cherchent pas expressément à revendiquer un tel droit. Et pour cause. Les
conditions juridiques permettant d’invoquer le moindre droit de légitime défense collective ne sont
tout simplement pas remplies. Tout d’abord, une agression armée doit avoir été menée contre un
Etat précis (qui jouit alors du droit de légitime défense individuelle). Aucun Etat autre que les
Etats-Unis n’a jamais prétendu détenir un tel droit. Ensuite, comme la Cour l’a dit en l’affaire
Nicaragua en 198628, pour qu’un droit de légitime défense puisse être exercé, il faut que l’Etat
directement victime de l’agression en fasse la demande. Cette demande n’a jamais été formulée.
Par conséquent, toute prétendue attaque contre des navires d’Etats tiers est, d’un point de vue
strictement juridique, dépourvue de pertinence pour le plaidoyer américain sur la légitime défense.
Qu’il suffise d’ajouter que les Etats-Unis ne sont pas davantage fondés à invoquer ces prétendues
attaques dans les faits.

28 C.I.J. Recueil 1986, p. 14, par. 195.
- 38 -
36. De toute évidence, les Etats-Unis ont conscience de ce problème et invitent la Cour à
prendre acte de la «masse des documents publics»29. Prendre acte de quoi ? Il est inacceptable,
lorsqu’il s’agit de produire des preuves, de substituer à une allégation de faits dûment étayée et
susceptible d’être prouvée une sorte de jeu de piste confus renvoyant à des articles de presse et de
demander à la Cour de fonder son arrêt sur de tels éléments.
37. Comme l’Iran l’a montré largement, tant dans ses écritures que dans les exposés actuels à
l’audience, c’est l’Iraq qui a apporté la guerre dans le golfe Persique pour tenter de mettre un terme
au commerce pétrolier de l’Iran et d’internationaliser le conflit30. De plus, comme M. Bundy l’a
montré en citant des personnalités de premier plan du Gouvernement américain, les Etats-Unis
savaient parfaitement que «les dangers pour la liberté de navigation ont pour auteur l’Iraq»31
.
38. Enfin, comme M. Bundy l’a aussi expliqué, les actions de l’Iran ont en fait confirmé
l’intérêt que celui-ci avait à préserver la liberté de navigation et la sécurité des navires neutres
venant croiser dans le golfe Persique. Un commentateur bien connu (N. Keddie), déjà cité par
M. Bundy, mérite d’être cité à nouveau32 :
«C’est de loin l’Iraq, et non l’Iran, qui, au fil des ans, a attaqué et perturbé le
plus le trafic maritime, pour la simple raison que l’Iran dépend complètement du Golfe
et du détroit d’Ormuz pour exporter tout son pétrole, alors que l’Iraq envoie son
pétrole à l’étranger par oléoduc. Les Etats-Unis pourraient faire bien plus pour
pacifier le Golfe, si c’était réellement ce qu’ils veulent, en persuadant l’Iraq de mettre
fin à ses attaques contre le trafic maritime iranien, qui ont déclenché et perpétué la
guerre navale dans le Golfe.»
39. Pour conclure à ce stade, je dirai que les allégations formulées par les Etats-Unis au sujet
des attaques iraniennes contre le transport maritime neutre sont infondées au regard des faits et
dépourvues de pertinence au regard du droit.

29 Duplique, par. 1.12.
30 Mémoire, par. 1.33-1.40; réplique, par. 2.15-2.20.
31 Lettre en date du 29 juin 1987 du sénateur Nunn, mémoire, annexe 32.
32 Mémoire, annexe 34.
- 39 -
C. Les incidents particuliers
40. Je vais désormais répondre à certaines questions juridiques concernant les deux incidents
particuliers. Mes deux collègues vous ont déjà présenté les faits pertinents. Ils ont montré de
manière éclatante que les allégations américaines ne résistent pas à l’examen des faits. Mais la
thèse des Etats-Unis ne tient pas davantage en droit, pour plusieurs raisons, dont chacune suffit à
elle seule à réfuter la thèse américaine. Je vais les prendre dans l’ordre.
41. Je démontrerai tout d’abord qu’il n’y a eu aucun acte d’hostilité pouvant être qualifié
d’«agression armée» contre les Etats-Unis au sens de l’article 51 de la Charte. Puis je montrerai
que même si l’existence d’un tel acte pouvait être prouvée, l’action des Etats-Unis ne pourrait
toujours pas relever de la légitime défense, parce que :
¾ premièrement, elle ne constitue pas une légitime défense au sens propre du terme;
¾ deuxièmement, elle ne satisfait pas à la condition de nécessité;
¾ troisièmement, elle ne satisfait pas à la condition de proportionnalité.
I. La non-existence d’une agression armée dirigée contre les Etats-Unis
42. Premièrement, il n’y a pas eu d’agression armée au sens de l’article 51 de la Charte.
Dans ces conditions, rien ne justifiait l’existence d’un droit de légitime défense.
43. Je voudrais souligner une nouvelle fois que c’est aux Etats-Unis qu’il incombe de
prouver l’existence d’une agression armée. Mes collègues, MM. Sellers et Bundy, ont démontré
que les Etats-Unis n’y sont parvenus pour aucun des deux incidents. S’agissant du Sea Isle City,
les Etats-Unis n’ont pas réussi à prouver que le missile tiré contre le navire partait d’un site de
lancement iranien, encore moins que ce missile visait précisément le navire. Pas plus qu’ils ne sont
parvenus à prouver que la mine heurtée par le Samuel B. Roberts était d’origine iranienne.
44. Admettons néanmoins, aux fins du débat, que les navires aient été endommagés par des
armes iraniennes; les Etats-Unis n’en seraient pas pour autant fondés à invoquer la légitime
défense. Même sur la base des faits allégués par les Etats-Unis, aucune action iranienne ne peut
être qualifiée en droit d’agression armée dirigée contre les Etats-Unis.
- 40 -
45. Commençons par les dommages causés au Sea Isle City. Puisqu’un seul navire
marchand a été pris pour cible, il ne pouvait s’agir d’une agression au sens de l’article 51 de la
Charte, et même si tel était le cas, ce n’était pas une agression dirigée contre les Etats-Unis.
46. Le fait que le Sea Isle City ait essuyé des tirs ne signifie pas qu’il y ait eu agression
armée au sens juridique, c’est-à-dire au sens de l’article 51. Etant donné que seuls les Etats
jouissent d’un droit de légitime défense en droit international, l’agression conférant le droit de
légitime défense doit nécessairement correspondre à un emploi de la force dirigé contre un Etat.
De toute évidence, un Etat fait l’objet d’une agression armée lorsque son territoire est attaqué. Cela
étant, si la force est employée en dehors du territoire de l’Etat, elle doit l’être contre certaines
manifestations extérieures de l’Etat «victime» pour que l’on puisse véritablement parler
d’agression armée dirigée contre cet Etat.
47. Les forces armées ou les navires de guerre postés en dehors du territoire d’un Etat
constituent sans aucun doute des manifestations extérieures de cet Etat. Mais on ne peut pas en
dire autant d’un navire marchand. L’emploi de la force contre le navire violerait peut-être les
droits de l’Etat dont le navire bat le pavillon, peut-être autoriserait-il même l’Etat du pavillon à
prendre certaines mesures défensives, mais il ne lui donnerait certainement pas le droit de recourir
à une action militaire au titre de la légitime défense. Contrairement à ce que prétendent les
Etats-Unis33, un bon nombre d’auteurs de renom partagent ce point de vue34. Celui-ci est
également confirmé par l’alinéa d) de l’article 3 de la résolution de l’Assemblée générale des
Nations Unies sur la définition de l’agression35, qui définit notamment l’agression comme
«[l’]attaque par les forces armées d’un Etat contre les forces armées terrestres, navales ou
aériennes, ou la marine et l’aviation civiles d’un autre Etat». C’est délibérément que l’on a visé «la
marine et l’aviation», afin d’exclure de la définition de l’agression les cas isolés où la force est
employée contre tel ou tel autre navire particulier. Comme il est clairement dit dans le rapport de
la Sixième Commission préludant à l’adoption de la résolution : «[l’]expression «la marine et
l’aviation civiles» … montrait d’ailleurs qu’il devait s’agir d’une attaque massive et non pas

33 Duplique, par. 5.17.
34 Y. Dinstein, War, Aggression and Self-Defence, 3e
éd., 2001, p. 180; S. Alexandrov, Self-Defence Against the
Use of Force in International Law, 1996, p. 194 et suiv.
35 Assemblée générale, résolution 3314.
- 41 -
d’actes isolés»36. Dans l’affaire Nicaragua, vous avez considéré un élément essentiel de cet
article 3 de la déclaration comme l’expression du droit international coutumier, et vous l’avez
utilisé pour définir ce qui constitue une agression armée conférant un droit de légitime défense37
.
Par conséquent, l’Iran est parfaitement fondé à prendre cette disposition comme base
d’interprétation de ce qui constitue une agression armée.
48 L’Etat dont le navire battait le pavillon n’a pas été agressé : cette conclusion s’impose
d’elle-même avec d’autant plus de force lorsque le navire est touché alors qu’il se trouve dans les
eaux intérieures ou côtières d’un autre Etat. Si un missile est tiré au sein des eaux territoriales d’un
Etat, il s’agit alors par définition d’une agression dirigée contre l’Etat territorial, indépendamment
de la question de savoir si des ressortissants ou des biens d’un Etat tiers sont présents dans ces
eaux.
49. Une agression armée, c’est un recours à la force dirigé contre un Etat. Un tir dû à un
manque de précaution qui traverse la frontière ou frappe un navire de guerre peut certes constituer
un acte internationalement illicite, mais ce n’est pas une agression conférant un droit de légitime
défense. La notion d’agression armée valable «envers et contre tout» n’existe pas. Par définition,
une agression vise une cible précise. Pour conférer à un Etat victime un droit de légitime défense,
l’agression doit être dirigée précisément contre cet Etat. Autrement, la distinction entre légitime
défense collective et légitime défense individuelle, sur laquelle vous vous êtes fondés en l’affaire
Nicaragua, n’aurait aucun sens. Les Etats-Unis, qui prétendent le contraire, font valoir des
analogies avec le droit interne qui ne concernent pas des situations comparables. Cet élément
crucial de l’intentionnalité fait défaut dans la présente affaire. Comme M. Sellers l’a montré, les
Etats-Unis n’ont pas fourni de preuves que le Sea Isle City fut la cible d’un missile iranien. Et le
fait est d’autant moins probable que le missile avait atteint la limite absolue de sa portée, même si
l’on accepte les vues des Etats-Unis sur les possibilités techniques. Comment ce missile aurait-il
pu, dans ces conditions, être programmé pour toucher un navire précis ? Comment pouvait-on

36 Documents officiels de l’Assemblée générale, vingt-huitième session, Sixième Commission, annexes, point 95
de l’ordre du jour, par. 20.
37 C.I.J. Recueil 1986, p. 14, par. 195.
- 42 -
espérer qu’il endommagerait un navire précis qui, à 100 kilomètres de là, battait le pavillon
américain ? Non, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, il n’y a pas eu
d’agression contre les Etats-Unis.
50. L’agression alléguée était véritablement d’une autre nature. S’il y a eu agression, elle
était dirigée contre le territoire du Koweït. La victime de l’agression, pour autant qu’il y en ait eu
une, c’était le Koweït et non les Etats-Unis. A propos de cette agression, les Etats-Unis n’étant pas
investis d’un droit de légitime défense individuelle, ils ne pouvaient riposter que dans l’exercice du
droit de légitime défense collective. Mais il aurait alors fallu que la victime en fasse la demande,
comme nous l’avons souligné. Or il n’y a pas eu de demande. Par conséquent, la thèse de la
légitime défense invoquée par les Etats-Unis ne tient pas.
51. Le fait que le navire en question battait pavillon des Etats-Unis ne modifie pas cette
conclusion. Il n’autorise pas l’Etat du pavillon à exercer un droit de légitime défense individuelle.
Le fait que des biens de ressortissants d’un Etat tiers sont situés sur le territoire de l’Etat qui subit
l’attaque et qu’il leur est porté atteinte sous l’effet d’une attaque ne fait pas de celle-ci une
agression armée contre l’Etat dont ces personnes sont ressortissantes. Par ailleurs, en l’espèce, le
droit de propriété et le droit de regard sur le navire n’appartenaient pas réellement à l’Etat du
pavillon. Le Sea Isle City était un pétrolier koweïtien réimmatriculé, et cette réimmatriculation
étant une opération fallacieuse, aucun changement réel dans le droit de propriété ou le droit de
regard sur les navires n’était visé ni réalisé. Par conséquent, s’il y a eu une agression, c’était une
agression dirigée contre un vaisseau koweïtien et contre le territoire du Koweït.
52. J’en arrive à présent à l’incident du Samuel B. Roberts. M. Bundy vient d’expliquer que
les Etats-Unis ne parviennent pas à établir que c’est l’Iran qui est responsable du mouillage de la
mine que le navire a heurtée. Or même s’il s’était agi d’une mine iranienne, l’incident n’aurait pas
constitué pour autant une agression ciblée avec précision de nature à justifier le recours à la force
contre l’Iran par les Etats-Unis. Je viens de le dire, en l’absence d’objectif ou d’intention de cette
nature, il est impossible de qualifier la pose de la mine d’agression dirigée contre les Etats-Unis.
53. Le mouillage de mines est certainement soumis à des restrictions d’ordre juridique en
vertu du droit de la guerre. Toutefois c’est là une question totalement différente, qui relève du droit
des conflits armés, le ius in bello, à ne pas confondre avec la question de la légitime défense
- 43 -
relevant du ius ad bellum. Même si les limites imposées par le droit des conflits armés n’ont pas
été respectées, ce que l’Iran nie catégoriquement en ce qui concerne les mines dont il a
personnellement fait usage, cela ne signifie pas que le mouillage des mines en question constitue
une agression armée contre tout Etat dont les navires viennent à heurter l’une de ces mines. Par
conséquent, l’argument selon lequel le mouillage de mines était illicite au regard du droit de la
guerre est sans rapport avec la question sur laquelle la Cour doit se prononcer, qui est de savoir si
ce mouillage de mines allégué constitue une agression armée selon les règles du ius ad bellum.
Pour cette raison aussi, on ne peut parler ici d’agression armée qui déclenche l’exercice du droit de
légitime défense. La prétention de la légitime défense ne tient pas.
II. L’action des Etats-Unis ne relève pas de la légitime défense
54. Supposons toutefois que l’on puisse voir dans les deux incidents une agression armée
dirigée contre les Etats-Unis. Ceux-ci ne pourraient toujours pas justifier leurs actes au nom de la
légitime défense, car la destruction des plates-formes pétrolières :
¾ ne constituait pas un acte de légitime défense au sens de la Charte;
¾ ne répondait pas à l’exigence de nécessité;
¾ ne répondait pas à l’exigence de proportionnalité.
55. La légitime défense correspond à des actes visant à repousser une agression armée ou à
s’en protéger. Voilà la signification naturelle de l’expression «légitime défense», qui s’applique
également à l’interprétation de la notion de droit international qui porte la même appellation.
Ainsi, tout acte de légitime défense doit être directement lié à l’agression armée. Une fois que
l’agression a pris fin, ce lien est rompu. Continuer de réagir par la force ne peut plus être alors
considéré comme relevant de la légitime défense.
56. Dans la logique du droit international, cette règle simple s’énonce sous la forme du
principe de nécessité : la légitime défense est l’action nécessaire à la protection de la victime contre
l’agression. Dans l’avis consultatif que la Cour a rendu sur la Menace ou emploi d’armes
nucléaires38 et dans l’arrêt de 1986 rendu en l’affaire Nicaragua39, vous avez soutenu que cette

38 C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 245, par. 41.
39 C.I.J. Recueil 1986, p. 94, par. 176.
- 44 -
règle faisait partie du droit international coutumier : «la légitime défense ne justifierait que des
mesures proportionnées à l’agression armée subie et nécessaires pour y riposter…»40
.
Roberto Ago, encore professeur à l’époque avant d’être juge à la Cour, avait énoncé cette règle
dans l’additif à son huitième rapport à la Commission du droit international sur la responsabilité
des Etats : «En soulignant l’exigence du caractère nécessaire de l’action menée en état de légitime
défense on veut insister sur le point que l’Etat agressé … ne doit, en l’occurrence, pas avoir eu de
moyen autre d’arrêter l’agression que le recours à l’emploi de la force armée.»41. Cette formule
renferme deux règles fondamentales. La légitime défense doit être un véritable moyen à la
disposition de la victime pour qu’elle puisse se protéger. Et ce doit être le seul moyen à cette fin.
Ainsi, l’action menée au titre de la légitime défense doit être directement liée à l’agression.
Autrement dit, il doit exister un lien direct et immédiat entre l’agression armée et l’action censée
être menée au titre de la légitime défense. L’action qui ne contribue pas à la protection de la
victime ne saurait relever de la légitime défense.
57. Dans cette perspective, il est nécessaire de rappeler une fois encore l’absence d’état
d’agression armée. Ainsi, l’action relevant authentiquement de la légitime défense ne peut être
menée que pour repousser les deux (prétendues) attaques particulières. En l’espèce, il est
impossible d’établir le lien voulu entre la destruction des plates-formes et les deux incidents. Les
attaques prétendument imputables à l’Iran contre le Sea Isle City et le Samuel B. Roberts avaient
toutes deux pris fin avant l’intervention des Etats-Unis, qui ont agi plutôt que réagi en détruisant les
plates-formes. Manifestement, la réaction n’a pas été immédiate. Aucune mesure de protection en
rapport avec ces deux incidents n’était plus nécessaire. Le lien requis entre l’agression et la
défense n’existait plus. Par conséquent, l’action menée par les Etats-Unis ne saurait relever de la
légitime défense.
58. L’action menée était véritablement d’une autre nature. En tant que réaction à de
prétendues agressions, ces actes pouvaient simplement être considérés comme des mesures de
représailles ou des sanctions ¾ et par conséquent des actes illicites. S’il fallait y voir un moyen de

40 C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 245, par. 41.
41 R. Ago, additif au huitième rapport sur la responsabilité des Etats, Annuaire de la Commission du droit
international, 1980, vol. II, p. 67, par. 120; les italiques sont dans l’original.
- 45 -
contraindre l’Iran à renoncer à un comportement prétendument illicite, ce sont des représailles
armées ¾ et par conséquent des actes illicites. Quelle que soit la qualification de ces attaques, il ne
s’agit pas d’actes licites de légitime défense, c’est un recours illicite à la force.
59. Les attaques contre les plates-formes pétrolières ne relevaient pas de la légitime défense
au vrai sens de l’expression, pas plus qu’elles ne répondaient au critère de nécessité. En vertu de ce
principe de nécessité, l’action menée doit être pour le moins adaptée à la réalisation de l’objectif
qui est de protéger l’Etat victime de l’agression. Il y a par conséquent violation dudit principe
parce que, les plates-formes faisant l’objet d’une exploitation purement commerciale, leur
destruction n’a pas renforcé ¾ et ne pouvait pas renforcer ¾ la sécurité des navires neutres
croisant dans le golfe Persique. De surcroît, force est de constater que le plan d’opérations, qui
peut au moins donner une idée des actes que la victime supposée jugeait appropriés, ne prévoyait
même pas une destruction telle qu’elle a été réalisée par les forces navales des Etats-Unis.
M. Sellers a montré hier que, dans le cas du complexe de Reshadat, l’ampleur de l’attaque fut plus
grande que ce plan ne le prévoyait : une nouvelle «cible à saisir» ¾ comme a dit un représentant
des Etats-Unis ¾ a donc été détruite ¾ violation manifeste du principe de nécessité.
60. De même, dans le cas des plates-formes de Salman et de Nasr, la destruction fut inutile
d’après ce que dit le plan d’opérations des forces navales américaines. A en croire ce plan en effet,
la cible principale était la frégate iranienne Sabalan. Les plates-formes, appelées à tort «postes de
surveillance», ne devaient être attaquées que «s’il était impossible de couler un navire». Le navire
fut bel et bien détruit, et avec lui la moitié de la flotte iranienne, et pourtant, dans une sorte de rage
inextinguible, les plates-formes furent réduites à néant. Une analyse plus approfondie de la thèse
des Etats-Unis fait apparaître que l’exigence de nécessité n’a pas réellement été invoquée. Cette
attaque fut un acte de destruction aveugle, qui n’était pas nécessaire et ne relevait donc pas de la
légitime défense.
- 46 -
III. L’action des Etats-Unis fut disproportionnée
61. Enfin, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, la légitime défense, pour
être licite, doit aussi être proportionnée42. La réaction des Etats-Unis aux attaques iraniennes
alléguées contre le Sea Isle City et le Samuel B. Roberts ne l’était pas. La proportionnalité d’une
riposte signifie que celle-ci n’est pas excessive, en d’autres termes elle doit être proportionnelle à
l’acte qui la déclenche, c’est-à-dire au recours initial à la force. Considérons de nouveau les
incidents particuliers en cause : le Sea Isle City fut endommagé en plusieurs points : passerelle,
cabines de l’équipage et cuve de tribord. Six personnes furent blessées. Les Etats-Unis ne subirent
quant à eux aucune perte financière. Le Samuel B. Roberts heurta une mine, iranienne ou non.
Dix personnes furent blessées légèrement. Le coût des réparations est estimé à quelque 50 millions
de dollars des Etats-Unis.
62. Les Etats-Unis semblent considérer qu’ils ont satisfait au critère de proportionnalité car,
selon eux, les plates-formes apportaient un concours important à l’effort militaire contre les
Etats-Unis (et contre les navires neutres en général). Pourtant, comme il a été si souvent démontré
dans la présente procédure, ce n’est tout simplement pas vrai. Ces plates-formes ne se livraient à
aucune activité militaire qui aurait pu permettre d’envisager leur destruction comme une riposte
proportionnée.
63. En outre, l’argument selon lequel les plates-formes constituaient des cibles militaires est
sans rapport avec la question de proportionnalité. Qualifier un certain objet de cible militaire, au
regard du ius in bello, n’a rien à voir avec la proportionnalité de la destruction de cet objet mesurée
à l’aune du ius ad bellum.
64. Par rapport au dommage causé aux navires américains ou prétendument tels, le dommage
causé aux plates-formes pétrolières fut excessif. Nous l’avons vu, les plates-formes furent
anéanties. Pour ce qui est des plates-formes de Reshadat, elles furent pilonnées par quatre
destroyers américains, qui achevèrent leur travail de destruction à la dynamite. De même, les
plates-formes de Nasr et de Salman furent entièrement détruites par la marine américaine utilisant à
cet effet pas moins de neuf navires. Une fois encore, les Américains placèrent de la dynamite sur la

42 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique),
C.I.J. Recueil 1986, p. 14, par. 194.
- 47 -
plate-forme de Salman, en fin d’opération, pour achever la destruction. Pendant longtemps les
plates-formes demeurèrent hors d’usage. Comme ce furent les plates-formes centrales du
complexe d’installations qui furent visées, les autres éléments du complexe ont également été
rendus inutilisables. A l’évidence, l’objectif était d’affaiblir l’économie de guerre de l’Iran. Cet
objectif fut atteint : le pays subit la perte intégrale de ses capacités de production et mit plusieurs
années à s’en remettre. Il s’agit d’un dommage financier énorme, qui porta un coup terrible à
l’économie iranienne, laquelle était non seulement tributaire de la production de pétrole, mais aussi,
à l’époque, était soumise à de graves contraintes car l’Iran était victime d’une agression iraquienne
massive et de sanctions rigoureuses imposées par les Etats-Unis.
65. Le dommage ainsi causé à l’économie iranienne est, tout bien considéré, sans rapport
avec la protection que l’on peut légitimement vouloir assurer par une action de légitime défense.
Pour cette raison, il est excessif.
66. En outre, le fait que, dans les deux cas, l’ampleur réelle de la destruction dépasse de loin
les dégâts prévus dans le plan d’opérations dressé par les Américains témoigne du caractère
disproportionné de l’attaque.
67. En résumé, il est possible d’affirmer que les attaques contre les plates-formes pétrolières,
lesquelles étaient exploitées exclusivement à des fins commerciales, même si elles furent
considérées comme relevant de la légitime défense, ont été réellement disproportionnées et
excessives.
68. En conclusion, quand les Etats-Unis veulent justifier leurs attaques en prétendant avoir
agi au nom de la légitime défense, leur tentative est viciée pour plusieurs raisons. Aucune
agression armée dirigée contre les Etats-Unis n’aurait pu être imputée à l’Iran. Les Etats-Unis, à
qui incombe la charge de la preuve de l’existence de telles agressions, n’ont pas réussi à produire
des moyens de preuve suffisants à cet effet. Et même si l’on pouvait tenir pour acquis qu’il y a eu
agression armée iranienne dirigée contre les Etats-Unis, les réactions américaines n’en seraient pas
moins illicites car elles ne satisfont pas aux critères de nécessité et de proportionnalité.
- 48 -
69. Merci, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour. Je vous prie,
Monsieur le président, de bien vouloir demander à M. Crawford de poursuivre la défense de l’Iran.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Bothe. Je donne maintenant la parole à
M. Crawford.
M. CRAWFORD :
10. LE MOYEN DE DEFENSE DES ETATS-UNIS FONDE SUR LES INTERETS VITAUX
EN MATIERE DE SECURITE
Introduction
1. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je vais examiner l’argument qui,
selon les Etats-Unis, justifierait toute violation du traité d’amitié, à savoir que les actions qu’ils ont
prises étaient «nécessaires … à la protection» de leurs intérêts vitaux en matière de sécurité. Ce
moyen de défense est fondé sur l’article XX du traité d’amitié, lequel dispose :
«1. Le présent traité ne fera pas obstacle à l’application de mesures :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
d) nécessaires à l’exécution des obligations de l’une ou l’autre des Hautes Parties
contractantes relatives au maintien ou au rétablissement de la paix et de la
sécurité internationales ou à la protection des intérêts vitaux de cette Haute
Partie contractante sur le plan de la sécurité.»
C’est sur le dernier membre de phrase de cet alinéa d) ¾ soit sept mots seulement dans la
version anglaise ¾ que les Etats-Unis fondent leur thèse, plus peut-être que sur les quinze premiers
mots de l’article 51 de la Charte. Ils affirment que la destruction des plates-formes était une action
«releva[nt] incontestablement» des dispositions de l’alinéa d) du paragraphe 1, que «la
responsabilité principale» d’appliquer cette disposition leur appartient et qu’ils doivent jouir à cette
fin d’«une large marge d’appréciation»43
.
2. A toutes fins pratiques, les Etats-Unis tirent leur premier moyen de défense de l’exception
ainsi prévue à l’alinéa d) du paragraphe 1 ¾ que j’appellerai plus simplement le
paragraphe 1 d) ¾, mais d’un point de vue juridique, ils ne peuvent invoquer ce moyen qu’en
dernier. Parce que la question de l’applicabilité du paragraphe 1 d) ne se pose que si deux autres

43 Duplique, par. 4.24.
- 49 -
arguments des Etats-Unis sont rejetés. Pour commencer, il faut établir que, sans cette disposition,
le comportement adopté constituerait une violation du traité. S’il n’y a pas eu violation, il n’y a pas
lieu d’invoquer l’article XX. Si le paragraphe 1 d) est applicable, c’est que l’argument des
Etats-Unis fondé sur le paragraphe 1 de l’article X n’a pas été retenu : autrement dit, la destruction
des plates-formes pétrolières doit avoir été considérée comme une atteinte à la liberté de
commerce. Ensuite, le paragraphe 1 d) n’est applicable que si l’argument de la légitime défense
n’a pas prospéré non plus. En d’autres termes, la Cour ne se penchera sur l’applicabilité du
paragraphe 1 d) que si elle estime que la destruction des plates-formes pétrolières ne constitue pas
un exercice licite par les Etats-Unis de leur droit naturel de légitime défense.
3. Il est vrai que les Etats-Unis demandent instamment à la Cour de ne pas tenir compte de la
thèse de la légitime défense et de justifier plutôt leur action au titre du paragraphe 1 d)44. L’Iran
pense cependant qu’il y a de bonnes raisons d’examiner d’abord la question de la légitime défense.
Pour commencer, la légitime défense était la justification avancée par les Etats-Unis à l’époque; or,
par principe, il est toujours préférable d’examiner la justification avancée au moment des faits par
l’Etat concerné plutôt qu’une explication à posteriori. Ensuite, c’est précisément ainsi que la Cour
a procédé dans l’affaire Nicaragua : elle a d’abord considéré la question de la violation du traité
bilatéral, puis la légitime défense, puis les intérêts vitaux en matière de sécurité. Enfin, la légitime
défense, si elle était établie, disculperait totalement les Etats-Unis; elle constituerait une
justification complète à leur conduite, conformément à l’article 21 du projet d’articles de la
Commission du droit international. Mais les Etats-Unis ne semblent pas vouloir de justification
complète ¾ ils veulent simplement se soustraire à la compétence de la Cour en prenant la porte
dérobée du paragraphe 1 d).
4. Mais le cœur du problème est ceci. Une action menée dans le cadre de l’exercice licite du
droit de légitime défense aurait par définition été nécessaire pour protéger les intérêts vitaux des
Etats-Unis en matière de sécurité. La légitime défense est le moyen fondamental par lequel le droit
international permet aux Etats de prendre unilatéralement les mesures nécessaires à la protection de
leurs intérêts vitaux lorsqu’il y a recours à la force militaire. Les conditions requises pour agir en

44 Duplique, par. 4.36 et 4.37.
- 50 -
état de légitime défense, telles que les a énoncées M. Bothe, garantissent ¾ je dis bien
garantissent ¾ que toute action menée au titre de la légitime défense relève également du
paragraphe 1 d). Par conséquent, si les Etats-Unis étaient fondés à invoquer la légitime défense ¾
comme ils l’ont invoquée à l’époque ¾ la Cour conclurait que leur action était licite à la fois au
regard de la Charte et au regard du traité d’amitié. Les Etats-Unis s’en trouveraient totalement
disculpés. Il est étrange que ce ne soit apparemment pas ce qu’ils cherchent.
5. Partons cependant de l’hypothèse que les Etats-Unis ont tort en ce qui concerne la légitime
défense. Ils n’en prétendent pas moins tirer du paragraphe 1 d) un droit plus large de recours à la
force qui est conféré par le traité d’amitié. Autrement dit, la question de l’applicabilité du
paragraphe 1 d) ne va se poser que si l’on estime que les Etats-Unis ont employé une force militaire
de grande ampleur contre les plates-formes en violation du traité d’amitié et de la Charte des
Nations Unies. Il ressort implicitement de leur thèse qu’à leurs yeux, le paragraphe 1 d) les
autorise, face à la Cour, à faire fi à la fois du traité d’amitié et de la Charte. Ce serait là une étrange
interprétation d’un traité d’amitié, en particulier d’un traité contenant un article premier comme
celui qui existe en l’espèce. Dans la majorité des traités ACN conclus par les Etats-Unis,
l’article premier n’énonce pas de disposition de fond45, mais c’est le cas du traité de 1955, et la
Cour a estimé que cet article était pertinent pour l’interprétation du reste du traité. Selon la thèse
des Etats-Unis, le paragraphe 1 d) autoriserait une invasion armée illicite entre Etats ayant des
relations d’amitié ! Que le ciel nous épargne donc de telles amitiés !
6. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, mon exposé est en deux parties.
Je commencerai par examiner le sens du paragraphe 1 d) à la lumière de son contexte, de son but et
de son objet, des travaux préparatoires, des autres traités et du droit international général. Je vous
montrerai que les conclusions de cette analyse sont dans le droit fil de la position adoptée par la
quasi-totalité de la Cour en l’affaire Nicaragua. Ensuite, j’appliquerai cette signification, cette
interprétation, aux circonstances de l’espèce. Je vous montrerai que la destruction des
plates-formes pétrolières n’était en aucun cas nécessaire pour protéger un quelconque intérêt des
Etats-Unis en matière de sécurité, et encore moins un intérêt vital.

45 Voir mémoire, par. 3.27 et 3.28 pour plus de précisions.
- 51 -
A. L’interprétation du paragraphe 1 d) de l’article XX
7. Pour aborder le chapitre de l’interprétation de cette disposition, nous devons examiner tout
d’abord les termes mêmes qui sont invoqués, c’est-à-dire «nécessaires … à la protection [de ses]
intérêts vitaux … sur le plan de la sécurité». Deux qualificatifs dans ce membre de phrase frappent
immédiatement le lecteur : «nécessaire» et «vital». La mesure adoptée ne doit pas seulement être
utile ou efficace, elle doit également être nécessaire. Et les intérêts en matière de sécurité ne
doivent pas seulement exister ou être, ils doivent être vitaux. Toutefois, un autre mot attire
également l’attention : le possessif [rendu par «de cette Haute Partie contractante»]. Ce sont les
intérêts des Etats-Unis en matière de sécurité qui doivent être protégés, et non pas ceux d’un Etat
tiers. La sécurité collective est abordée dans la première partie du paragraphe 1 d). Certes, les
intérêts d’un ou plusieurs Etats tiers en matière de sécurité peuvent être liés à ceux de l’Etat qui
invoque la disposition. Mais il faut que ce lien soit tel que les intérêts vitaux en matière de sécurité
qui soient en jeu demeurent ceux de l’Etat invoquant le paragraphe 1 d).
8. Nous constatons que deux éléments ressortent déjà clairement du libellé de ce
paragraphe 1 d). Premièrement, les conditions requises pour qu’il soit applicable sont
cumulatives : la mesure en question doit être «nécessaire» et les intérêts en matière de sécurité
doivent être «vitaux». Deuxièmement, le critère est objectif et non subjectif. Il ne s’agit pas de
savoir si l’Etat invoquant la disposition estime que son intérêt en matière de sécurité est vital ou
que la mesure est nécessaire, il faut que l’intérêt et la mesure méritent véritablement leur
qualificatif. L’intérêt en matière de sécurité doit être identifié, il doit être raisonnablement
considéré comme vital, et la mesure adoptée doit être nécessaire pour protéger cet intérêt. Le
concept de «nécessité» est bien connu en droit international, on le trouve par exemple dans le droit
de la légitime défense et dans l’article 25 du projet d’articles de la Commission du droit
international. Mais exciper de la nécessité impose d’assumer rigoureusement la charge de la
preuve, de démontrer l’existence d’un lien manifeste entre la mesure qui est prise et l’objectif
valable qui est poursuivi; cela impose aussi d’explorer d’autres solutions moins préjudiciables : en
résumé, il faut poursuivre un objectif valable et employer à cette fin des moyens proportionnés.
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9. Voilà pour l’énoncé proprement dit du paragraphe 1 d). Voyons maintenant dans quel
contexte cet énoncé s’inscrit dans le traité ¾ je dirai qu’il y a plusieurs contextes, sous forme de
cercles concentriques. Nous avons d’abord le contexte du paragraphe 1 d) lui-même, puis celui de
l’article XX, puis le contexte du traité dans son ensemble.
10. Commençons par le contexte du paragraphe 1 d). Deux propositions sont associées dans
cet alinéa. La première vise l’exception concernant les mesures «nécessaires à l’exécution des
obligations de l’une ou l’autre des Hautes Parties contractantes relatives au maintien ou
rétablissement de la paix et de la sécurité internationales». La seconde vise l’exception prévue au
titre des intérêts vitaux sur le plan de la sécurité. La première proposition énonce des conditions
étroitement définies : les mesures à prendre doivent être essentielles, elles doivent être essentielles
pour remplir une obligation, et l’obligation doit porter sur le maintien ou le rétablissement de la
paix et de la sécurité internationales. Le terme «sécurité» figure à deux reprises dans le
paragraphe 1 d), la première fois pour évoquer la paix et la sécurité internationales, et la seconde
pour évoquer les intérêts vitaux en matière de sécurité de l’Etat invoquant cette disposition.
S’agissant de la paix et de la sécurité internationales, il faut au minimum qu’existe l’obligation
juridique d’agir; ce n’est qu’alors que cette obligation-là prend le pas sur l’obligation bilatérale
découlant du traité d’amitié. S’agissant des intérêts en matière de sécurité de l’Etat invoquant la
disposition ¾ l’exception énoncée à la fin du paragraphe 1 d) ¾, aucune obligation juridique n’est
requise mais l’intérêt en question doit être vital et la mesure prise doit être nécessaire pour protéger
cet intérêt. La rigueur et l’objectivité manifestes des conditions posées dans la première partie de
l’alinéa donnent à penser que la seconde moitié énonce elle aussi des conditions tout aussi
rigoureuses et objectives. Il serait étrange, après tout, que la première partie du paragraphe 1 d)
fasse seulement exception pour des actions par ailleurs contraires au traité lorsque celles-ci sont
essentielles pour remplir une obligation relative au maintien de la paix et de la sécurité
internationales ¾ l’intérêt suprême selon la Charte ¾, alors que la seconde partie de la disposition
autoriserait quasiment toute action jugée utile par l’Etat concerné pour protéger ses intérêts
subjectifs, même si ladite action constitue une violation flagrante de la Charte. Une telle
interprétation de la disposition dans son contexte immédiat n’est tout simplement pas défendable.
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11. Nous avons ensuite le contexte du paragraphe 1 entier, dont le texte est projeté devant
vous. Les autres alinéas sont clairement libellés en termes objectifs, ils visent des situations ou des
activités bien précises telles que l’importation ou l’exportation de l’or et de l’argent ou les mesures
relatives aux substances fissiles et au commerce des armes; l’étendue des exceptions prévues est
ainsi connue à l’avance et définie théoriquement. Il serait illogique que ces alinéas soient suivis
d’une disposition prévoyant quant à elle une vaste exception pour diverses mesures unilatérales
dont un Etat pourrait prétendre qu’elles sont d’une quelconque manière utiles à ses intérêts en
matière de sécurité. De fait, si le dernier membre de phrase du paragraphe 1 d) appelait une
interprétation large, on ne voit pas très bien quelle serait l’utilité de l’alinéa c), voire de l’alinéa b).
Par conséquent, le principe d’une interprétation systématique confirme qu’il faut donner à
l’alinéa d) un sens bien défini et objectif.
12. Enfin, nous avons le contexte du traité d’amitié dans son ensemble, dont le texte figure
sous l’onglet no
2 de votre dossier d’audience. Rassurez-vous, je ne vais pas vous le lire, je ne vais
pas passer en revue chacune de ses dispositions. Mais si vous le lisez vous-mêmes, vous serez
frappés de voir qu’un grand nombre de ses dispositions contiennent des obligations de droit
international général, ou à tout le moins des obligations qui, en 1955, commençaient à relever du
droit international, ou que l’on retrouvait sous forme de garanties dans des centaines d’autres traités
bilatéraux. D’une façon générale, les obligations énoncées dans le traité d’amitié couvrent un large
éventail de questions que deux Etats entretenant des relations amicales doivent, en toute logique,
respecter entre eux. En d’autres termes, le traité énonce des obligations à caractère général ou en
tout cas susceptibles de naître entre Etats entretenant des relations amicales. C’est ainsi qu’il est
notamment prévu que les ressortissants de chaque Etat bénéficieront dans l’autre Etat d’une
protection et d’une sécurité constantes, que des indemnités seront versées en cas d’expropriation,
que les sociétés se verront reconnaître leur statut juridique, que la justice sera accessible à tous, que
les entreprises seront traitées de manière juste et équitable, que la propriété intellectuelle sera
protégée, que le traitement de la nation la plus favorisée sera accordé dans différents domaines, que
la discrimination sera prohibée, et que les immunités et privilèges consulaires seront respectés. Un
certain nombre de dispositions sont accompagnées de leurs propres exceptions soigneusement
définies. Aucune ne réserve la moindre surprise. Ce qui serait surprenant, ce serait qu’un Etat se
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réserve le droit, par exemple, de refuser l’accès à la justice aux ressortissants étrangers, de taxer les
biens consulaires ou d’exproprier sans indemnisation les investissements étrangers, au titre d’une
appréciation subjective de ses intérêts nationaux en matière de sécurité. Vous remarquerez que
nombre des dispositions du traité traduisaient ¾ et traduisent encore aujourd’hui ¾ les vues des
Etats-Unis sur diverses questions telles que la protection des investissements et l’indemnisation en
cas d’expropriation. On n’imagine pas les Etats-Unis acceptant qu’un Etat ait la possibilité de se
soustraire facilement, et sur la base de sa propre appréciation subjective, à de telles obligations.
Une interprétation large et floue du paragraphe 1 d) comme celle que préconisent aujourd’hui les
Etats-Unis serait en contradiction avec le reste du traité et saperait et son but et son objet.
13. Les Etats-Unis cherchent à tirer argument des travaux préparatoires de traités analogues,
ainsi que de documents internes, notamment de rapports présentés à leur Sénat46. Cependant,
même si ces documents étaient recevables, ce qui n’est pas le cas de la plupart d’entre eux, ils ne
confirmeraient pas pour autant la thèse selon laquelle le paragraphe 1 d) accorde aux parties une
marge d’appréciation subjective pour décider du recours à la force militaire contre le territoire ou
les installations de l’autre partie. Il semble d’ailleurs que les Etats-Unis, au moment des
négociations, songeaient principalement à des mesures internes prises sur leur propre territoire, et
non pas à des agressions contre le territoire de l’Etat cosignataire du traité d’amitié. Les Etats-Unis
citent par exemple un document produit dans le cadre des négociations avec l’Iran qui concerne la
limitation des droits des investisseurs américains d’acquérir le contrôle de sociétés iraniennes
stratégiques; autrement dit, une mesure purement interne47. De même, l’Iran reçut l’assurance que
le paragraphe 1 d) protégeait son droit d’adopter «une réglementation interne en matière de
sécurité»48. De toutes les allusions faites aux négociations, seules ces deux-là ont un rapport avec
le paragraphe 1 d); or, ni l’une ni l’autre n’appuie la thèse avancée ici par les Etats-Unis.
14. En fait, il était compréhensible que la seconde partie du paragraphe 1 d), dans son
contexte, et même à l’époque, place l’accent, non pas sur la paix et la sécurité internationales mais
sur ce que l’on appellerait sans doute aujourd’hui la sécurité nationale. Ces deux sphères sont

46 Contre-mémoire, par. 3.24-3.28.
47 Contre-mémoire, annexe 154, citée au paragraphe 3.36 du contre-mémoire.
48 Contre-mémoire, annexe 155, citée au paragraphe 3.37 du contre-mémoire.
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traitées séparément dans l’alinéa d). En outre, le chapeau de l’article XX vise «l’application de
mesures». Or, là encore, cela évoque le domaine interne ¾ on pense, du moins au premier abord, à
l’application d’une loi ou de mesures réglementaires, et pas du tout à une mesure impliquant des
navires de guerre.
Monsieur le président, il me semble que le moment est venu de faire une pause.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, M. Crawford. La Cour suspend maintenant ses travaux
et les reprendra cet après-midi à 15 heures.
L’audience est levée à 13 heures.
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