Audience publique tenue le vendredi 25 janvier 2008, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de Mme Higgins, président, en l'affaire relative à Certaines questions concernant l'entraide

Document Number
136-20080125-ORA-01-00-BI
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Number (Press Release, Order, etc)
2008/5
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Uncorrected

CR 2008/5

Cour internationale International Court
de Justice of Justice

LAAYE THHEGUE

ANNÉE 2008

Audience publique

tenue le vendredi 25 janvier 2008, à 10 heures, au Palais de la Paix,

sous la présidence de Mme Higgins, président,

en l’affaire relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale
(Djibouti c. France)

________________

COMPTE RENDU
________________

YEAR 2008

Public sitting

held on Friday 25 January 2008, at 10 a.m., at the Peace Palace,

President Higgins presiding,

in the case concerning Certain Questions of Mutual Assistance in Criminal Matters
(Djibouti v. France)

____________________

VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -

Présents : Mme Higgins,président
Al-Kh.vse-prh,ident

RanMjva.
Shi
Koroma
Parra-Aranguren

Buergenthal
Owada
Simma
Tomka

Keith
Sepúlveda-Amor
Bennouna
Skoteiskov,

GuMilMu.me
juYessuf, ad hoc

Cgoefferr,

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -

Present: Presieitgins
Vice-Presi-nhtasawneh

Judges Ranjeva
Shi
Koroma
Parra-Aranguren

Buergenthal
Owada
Simma
Tomka

Keith
Sepúlveda-Amor
Bennouna
Skotnikov

Judges ad hoc Guillaume
Yusuf

Registrar Couvreur

⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -

Le Gouvernement de la République de Djibouti est représenté par :

S. Exc. M. Siad Mohamed Doualeh, ambassadeur de la République de Djibouti auprès de la
Confédération suisse,

comme agent ;

M. Phon van den Biesen, avocat, Amsterdam,

comme agent adjoint ;

M. Luigi Condorelli, professeur à la faculté de droit de l’Université de Florence,

comme conseil et avocat ;

M. Djama Souleiman Ali, procureur général de la République de Djibouti,

M. Makane Moïse Mbengue, docteur en droit, chercheur, Hauser Global Law School Program de
la faculté de droit de l’Université de New York,

M. Michail S. Vagias, Ph.D. Cand. à l’Université de Leyde, chercheur, Greek State Scholarship’s
Foundation,

M. Paolo Palchetti, professeur associé à l’Université de Macerata (Italie),

Mme Souad Houssein Farah, conseiller juridique à la présidence de la République de Djibouti,

comme conseils.

Le Gouvernement de la République française est représenté par :

Mme Edwige Belliard, directeur des affaires ju ridiques du ministère des affaires étrangères et

européennes,

comme agent ;

M. Alain Pellet, professeur à l’Université ParisX-Nanterre, membre et ancien président de la

Commission du droit international des Nations Unies, associé de l’Institut de droit international,

M. Hervé Ascencio, professeur à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne),

comme conseils ;

M. Samuel Laine, chef du bureau de l’entraide pénale internationale au ministère de la justice,

comme conseiller ; - 5 -

The Government of the Republic of Djibouti is represented by:

Mr. Siad Mohamed Doualeh, Ambassador of the Republic of Djibouti to the Swiss Confederation,

as Agent;

Mr. Phon van den Biesen, Attorney at Law, Amsterdam,

as Deputy Agent;

Mr. Luigi Condorelli, Professor at the Faculty of Law of the University of Florence,

as Counsel and Advocate;

Mr. Djama Souleiman Ali, Public Prosecutor of the Republic of Djibouti,

Mr. Makane Moïse Mbengue, Doctor of Law, Researcher, Hauser Global Law School Program,
New York University School of Law,

Mr.MichailS.Vagias, Ph.D. Cand. Leiden Univ ersity, Scholar of the Greek State Scholarships
Foundation,

Mr. Paolo Palchetti, Associate Professor at the University of Macerata (Italy),

Ms Souad Houssein Farah, Legal Adviser to the Presidency of the Republic of Djibouti

as Counsel.

The Government of the French Republic is represented by:

Ms Edwige Belliard, Director of Legal Affairs, Ministry of Foreign and European Affairs,

as Agent;

Mr. Alain Pellet, Professor at the University of Paris X-Nanterre, Member and former Chairman of
the United Nations International Law Commi ssion, Associate of the Institut de droit
international,

Mr. Hervé Ascencio, Professor at the University of Paris I (Panthéon-Sorbonne),

as Counsel;

Mr.Samuel Laine, Head of the Office of Inte rnational Mutual Assistance in Criminal Matters,
Ministry of Justice,

as Adviser; - 6 -

Mlle Sandrine Barbier, chargée de mission à la direction des affaires juridiques du ministère des
affaires étrangères et européennes,

M. Antoine Ollivier, chargé de mission à la di rection des affaires juridiques du ministère des
affaires étrangères et européennes,

M. Thierry Caboche, conseiller des affaires étrangères à la direction de l’Afrique et de l’océan
Indien du ministère des affaires étrangères et européennes,

comme assistants. - 7 -

MsSandrine Barbier, Chargée de mission, Director ate of Legal Affairs, Ministry of Foreign and
European Affairs,

Mr.Antoine Ollivier, Chargé de mission, Directorate of Legal Affairs, Ministry of Foreign and
European Affairs,

Mr.Thierry Caboche, Foreign Affa irs Counsellor, Directorate for Africa and the Indian Ocean,
Ministry of Foreign and European Affairs,

as Assistants. - 8 -

Le PRESIDENT: Veuillez vous asseoir. L’ audience est ouverte. La Cour se réunit

aujourd’hui pour entendre la suite du premier tour de plaidoiries de la République française. Je

donne maintenant la parole à M. le professeur Ascensio.

M. ASCENSIO :

LES PRÉTENDUES VIOLATIONS DU TRAITÉ D ’AMITIÉ ET DE COOPÉRATION DU 27 JUIN 1977

ET DE LA CONVENTION D ’ENTRAIDE JUDICIAIRE EN MATIÈRE PÉNALE
DU 27 SEPTEMBRE 1986

1. Madame le président, Messieurs les juges, j’ai achevé hier soir ma plaidoirie en expliquant

pour quelle raison l’argumentation conduisant à la conclusion principale de la République de

Djibouti ne pouvait manquer d’être rejetée. Il c onvient donc, ce matin, de se pencher sur les deux

argumentations subsidiaires de la Partie demanderesse.

B. Les argumentations subsidiaires de la Partie demanderesse

2. A titre subsidiaire, la République de Djibouti soutient que la France aurait violé ses

obligations en vertu de l’article 1 de la convention de1986 en raison de son refus illicite de

transmettre le dossier Borrel, refus contenu dans une lettre du 6juin2005 ou, et c’est la seconde

conclusion subsidiaire, dans une lettre du 31mai 2005 . La différence entre les deux conclusions

réside donc uniquement dans la lettre informant les autorités djiboutiennes du refus d’entraide. On

relèvera incidemment que la Répub lique de Djibouti n’est, en vérité , pas très sûre de ne jamais

avoir reçu la lettre du 31mai2005, puisqu’elle prend le soin de formuler une seconde conclusion

subsidiaire.

3. Pour le reste, l’argumentation des conseils de la Partie demanderesse a été identique et a

consisté à analyser le contenu et la mise en Œ uvre des articles 2 et 17 de la convention d’entraide

judiciaire à l’occasion de l’examen par les autorités françaises de la commission rogatoire

djiboutienne du 3 novembre 2004. Si la République de Djibouti allègue une violation de l’article 1,

c’est qu’elle lie les articles2 et17, ou plutôt les confond, ce qui la conduit à subsumer ces

deuxarticles sous la disposition la plus générale contenue dans la convention, à savoir l’article1.

1 CR 2008/3, p. 36, par. 4 (Doualeh). - 9 -

Cela résulte évidemment de l’interprétation faite pour la première fois de ces articles lors des

plaidoiries du premier tour.

4. Dans le mémoire, la position de la République de Djibouti était toute différente. En effet,

le moyen de droit portant sur la violation allégu ée de la convention de1986 était alors divisé en

deux branches. La première branche con cernait l’exécution de la commission rogatoire

2
internationale et la seconde branche concerna it l’obligation de motiver le refus d’entraide . La

République de Djibouti soutenait alors qu’il y avait eu deux violations de la convention, l’une

correspondant à ses articles3 et5 et l’autre correspondant à son article17. Elle isolait ainsi très

clairement l’article17 du reste de la conventio n et reprochait à la France de ne pas lui avoir

3
communiqué le motif du refus d’entraide .

5. Du point de vue de la République françai se, et conformément à la position première des

autorités djiboutiennes, les deux questions doivent toujours être analysées de manière séparée, car

les obligations juridiques en cause, à savoir celles résultant de l’article2 et celles résultant de

l’article 17, sont distinctes. Pour cette raison, je répondrai aux deux argumentations subsidiaires de

la République de Djibouti conjointement, en distinguant d’une part la question du motif du refus

d’entraide (A) et, d’autre part, l’obligation de motivation (B).

6. Il apparaîtra alors que les motifs ayant conduit à refuser la transmission du dossier Borrel

étaient parfaitement conformes à la convention, et plus particulièrement aux prévisions de son

article 2, litt. c). Dès lors, cet article, pas plus que l’article 1, n’a été violé par la République

française. Il apparaîtra ensuite que la France n’a nullement enfreint l’obligation de motivation

figurant à l’article17 de la convention, puisque la République de Djibouti est parfaitement

informée des raisons ayant conduit au refus d’entr aide. Au demeurant, une simple violation de

l’article 17 ne constituerait pas pour autant une violation de l’article 1 de la convention.

1) Le motif du refus d’entraide

7. Madame le président, les motifs du refus d’entraide doivent maintenant être examinés. Un

tel refus était possible au titre de l’article2 de la convention; il s’est imposé en l’espèce, car la

2
MD, p. 43 et p. 45.
3MD, p. 46-48, par. 119-124. - 10 -

France a estimé que l’exécution de la commission rogatoire djiboutienne eût été en contradiction

avec ses intérêts essentiels. Tels sont les deux points qui seront exposés.

8. Tout d’abord, l’article 2 de la convention re nd possible le refus de l’entraide pour l’un des

trois motifs qu’il énumère. Le motif pertinent en la présente affaire est le troisième, que la

convention énonce comme suit :

«L’entraide judiciaire pourra être refusée :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

c) [s]i l’Etat requis estime que l’exécution de la demande est de nature à porter
atteinte à sa souveraineté, à sa sécurité, à son ordre public ou à d’autres de ses
intérêts essentiels.» (Les italiques sont de nous.)

9. Les termes retenus confèrent expressément à l’Etat requis un pouvoir d’appréciation

exclusif afin qu’il détermine lui-même ce que sont ses intérêts essentiels. Ceci résulte de

l’expression «l’Etat requis estime». La même expression est d’ailleurs également employée pour le

premier motif, c’est-à-dire le cas d’une demande se rapportant à des infractions politiques, ou à des

infractions connexes à des infractions politiques, ou à des infractions en matière fiscale, douanière

ou de change. En revanche, elle n’apparaît p as dans le deuxième motif, qui correspond à la

classique condition de double incrimination. C’est une raison supplémentaire pour y attacher toute

l’importance qu’elle mérite dans ce troisième motif.

10. Dans sa plaidoirie, le professeur Condorelli a bien voulu rappeler qu’une série de

pronoms possessifs vient souligner le fait que l’Etat requis est l’unique interprète de cette

disposition 4. De même, il a rappelé que ce genre de disposition était classique dans les conventions

d’entraide judiciaire en matière pénale et il a cité l’article 2 de la convention européenne d’entraide

judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959 5.

11. Je me garderai toutefois de reprendre l’expression de «self-judging clause» qu’il a

utilisée6. Outre qu’elle n’est pas aisée à traduire en fr ançais, elle a de toute évidence, dans l’esprit

du conseil de la Partie demande resse, une connotation péjorative. Cela n’est probablement pas

mérité, compte tenu de la pratique considérable des Etats en ce domaine, ainsi qu’il l’a lui-même

4
CR 2008/2, p. 18, par. 18 (Condorelli).
5
CR 2008/2, p. 17, par. 17 (Condorelli).
6 CR 2008/2, p. 18, par. 18 (Condorelli). - 11 -

relevé. On pourrait ajouter que des dispositions du type de celles dont nous parlons figurent non

seulement dans des conventions bilatérales ayant un objet autre que l’entraide en matière pénale,

comme certains traités bilatéraux d’investisse ment, mais encore dans des conventions

multilatérales. L’on peut mentionner ici l’article XXI de l’accord général sur les tarifs douaniers et

le commerce, l’articleXIV bis de l’accord général sur le commerce des services, ainsi que

l’article73 de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au

commerce.

12. Pour ce qui concerne la matière pénale, la formulation d’une telle clause est aisément

compréhensible. Les questions pé nales sont de celles qui touchent à la souveraineté des Etats et

mettent en jeu leur sécurité ou leur ordre pub lic. S’agissant d’un domaine particulièrement

sensible, les Etats sont particulièrement attentifs à la portée des engagements qu’ils prennent en la

matière. C’est pourquoi, si les Etats sont prêts à négocier et à conclure des conventions d’entraide

judiciaire en matière pénale, ils ne le font qu ’à certaines conditions, au demeurant très classiques,

afin d’éviter que l’entraide accordée ne puisse porter atteinte à leur souveraineté, à leur sécurité, à

leur ordre public ou à d’autres de leurs intérêts ess entiels. Il en découle que, sauf à vider de toute

portée les dispositions prévoyant des dér ogations au principe de l’entraide ⎯ dérogations encore

une fois très classiques ⎯ il appartient à l’Etat requis, et à lui seul, selon les procé
dures de son

droit interne, de juger si telle ou telle mesure d’entraide est de nature ou non à porter atteinte à ses

intérêts essentiels.

13. Après la pratique conventionnelle, intéressons-nous maintenant à la jurisprudence

internationale. Là encore, le professeur Condorelli m’a facilité la tâche, puisqu’il a longuement

cité l’arrêt rendu par la Cour en1986 dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au

Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique) 7. La Cour y admet l’existence

de clauses précisant que seul l’Etat concerné est ha bilité à définir ses intérêts essentiels, ce qu’elle

utilise a contrario afin d’établir sa compétence dans le cas d’espèce, puisqu’elle se trouvait face à

une clause ne comportant pas cette précision (fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 116, par. 222).

7
CR 2008/2, p. 20, par. 21 et 22 (Condorelli). - 12 -

14. Le conseil de la Partie demanderesse tent e toutefois de restreindre de deux façons la

portée de ce dictum de la Cour, en s’appuyant d’une part su r le droit international général, d’autre

part sur la convention de 1986 elle-même.

15. Quant au droit international généra l, il a fait référence à l’affaire des Droits des

ressortissants des Etats-Unis d’Amérique au Maroc (France c. Etats-Unis d’Amérique) 8, et plus

particulièrement au passage où, à propos de la marge d’appréciation dont disposaient les autorités

douanières marocaines pour calculer la valeur en do uane des marchandises aux termes de l’article

95 de l’acte d’Algésiras, la Cour énonce que ces au torités devaient «en user raisonnablement et de

bonne foi» ( arrêt, C.I.J.Recueil1952 , p.212). Mais il s’agissait alors d’exécuter les obligations

d’un traité, d’ailleurs fort précises et techniques, et pas d’écarter l’application d’un traité. Il ne

s’agissait évidemment pas non plus de préserver les intérêts essentiels d’un Etat.

16. La République de Djibouti invoque encore un «groupe de sentences arbitrales récentes en

matière d’investissements» qui m ontrerait une «tendance claire à interpréter ces clauses dans le

sens qu’elles n’excluent nullement la compét ence de l’arbitre à vérifier le bien-fondé in facto du

9
recours à l’exception» . A vrai dire, il est fort douteux que les sentences arbitrales en question

traduisent une «tendance claire». Le professeur Co ndorelli a certes cité la sentence dans l’affaire

10
LG&E c. Argentine, qui allait dans son sens . Mais une autre sentence va dans le sens inverse : la

sentence CMS c. Argentine 11. Elle constate que certains traités, comme ceux adoptés selon le

modèle de traité bilatéral d’investissement des Etats-Unis de 2004, contiennent des dispositions

qui, en matière d’intérêts essentiels de l’Etat, rec onnaissent à l’Etat concerné une complète liberté

d’appréciation. Cette sentence a fait l’objet d’une demande en annulation et le comité ad hoc saisi

12
s’est prononcé le 25 septembre 2007 . Les membres du comité ont critiqué plusieurs aspects de la

sentence, mais nullement celui-ci.

8
CR 2008/2, p. 22, par. 26 (Condorelli).
9 CR 2008/2, p. 22-23, par. 28 (Condorelli).

10CR 2008/2, p. 23, par. 28 (Condorelli).

11 Tribunal CIRDI, sentence arbitrale, affaireCMS Gas Transmission Company c. Argentine , n ARB/01/8,
12 mai 2005, par. 373.
12
Decision of the Ad Hoc Comity on the Application for A nnulment of the Argentine Republic, CMS Gas
Transmission Company c. Argentine, ICSID Case No. ARB/01/8 (Annulment Proceeding), 25 septembre 2007. - 13 -

17. La vague jurisprudentielle appelée de ses vŒux par la Partie demanderesse ne s’est donc

pas produite. Peut-être tout si mplement parce que la solution la plus raisonnable consiste à

admettre l’existence de ces clauses et de leurs effets.

18. A cet égard, il convient sans doute d’approfondir la jurisprudence de la Cour. Il est en

effet possible d’établir un parallèle entre ce genr e de clauses et les réserves émises par certains

Etats à leur déclaration d’acceptation de la juridi ction obligatoire de la Cour, conformément à

l’article 36, paragraphe 2, de son Stat ut. Ainsi, dans l’affaire relative à Certains emprunts

norvégiens (France c.Norvège), la Cour s’est penchée sur la réserve française qui excluait du

champ d’application de sa déclaration d’acceptation les différends «relatifs à des affaires qui

relèvent essentiellement de la compétence nationale telle qu’elle est entendue par le Gouvernement

de la République française» (arrêt, C.I.J. Recueil 1957, p. 21). La Cour, en admettant au titre de la

réciprocité que la Norvège puisse se prévaloir de la même limitation de sa propre déclaration

d’acceptation de la compétence de la Cour, a accepté d’appliquer ladite réserve. Elle a alors conclu

à son incompétence, puisque la Norvège estimait que l’affaire relevait essentiellement de sa

compétence nationale. Selon la Cour, il convenait d’ appliquer «la réserve telle qu’elle [était], et

telle que les Parties la reconnaiss[ai]ent» (ibid, p. 27).

19. Dans la présente affaire, il n’est nul b esoin de rechercher la reconnaissance de la

disposition en cause par les deux Parties, pui squ’il s’agit d’une disposition conventionnelle,

émanant de la volonté commune de la République de Djibouti et de la République française. Il

s’agit seulement de l’appliquer «telle qu’elle est», conformément d’ailleurs à une règle classique du

droit des traités ( Acquisition de la nationalité polonaise, avis consultatif, 1923, C.P.J.I. série B

no 7, p. 20 ; Différend territorial (Jamahiriya arabe lib yenne/Tchad), arrêt, C.I.J.Recueil1994 ,

p. 25, par. 51).

20. Cette dernière remarque nous permet au ssi de commencer à répondre à la seconde série

d’arguments du professeur Condorelli, fondée sur la convention d’entraide judiciaire de 1986

elle-même.

21. Conformément au droit des traités, l’article 2 doit être interprété «de bonne foi suivant le

sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but»

(Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c.Etats-Unis d’Amérique), exception - 14 -

préliminaire, arrêt, C.I.J.Recueil1996(II) , p.812, par.23). Or, l’ interprétation proposée par la

Partie demanderesse ignore le sens ordinaire de l’ar ticle 2, conduisant à l’appliquer tel qu’il est.

Elle ignore tout autant l’objet et le but des conventions d’entraide judiciaire en matière pénale, que

13
j’ai évoqués tout à l’heure. Il n’est question que du contexte , qui permettrait de faire fusionner

les articles 2 et 17 de la convention, et ce alors qu’ils sont nettement séparés dans le traité. Mais je

reviendrai un peu plus loin sur ce sujet à propos du sens véritable de l’article 17.

22. Il est également fort curieux de tenter d’utiliser les «bonnes pratiques» adoptées dans le

14
cadre de l’Union européenne par une action commune du 29 juin 1998 . L’action commune est un

acte adopté dans le cadre d’un traité, le traité sur l’Union européenne, qui est sans rapport avec la

convention franco-djiboutienne de 1986.

23. Reste l’idée que la convention de 1986 serait privée d’effet utile en raison de

l’interprétation de l’article 2 faite par la République française. Cela est bien excessif et ne coïncide

nullement avec la pratique de l’entraide judiciaire internationale. Par ailleurs, les obligations de

moyens figurant dans la convention restent évide mment applicables à tout es les demandes. C’est

précisément grâce à la mise en Œuvre de sa procédur e interne que l’Etat requis sera en mesure de

déterminer si la demande porte ou non atteinte à ses intérêts essen tiels. Non seulement il n’y a là

aucune violation de la convention de 1986, mais telle est la seule interprétation raisonnable que

l’on puisse offrir des articles 1, 2 et 3.

24. Mais il est sans doute grand temps de mettre un terme à une discussion quelque peu

abstraite. En effet, la France a estimé qu’elle éta it en mesure de fournir à la Cour un ensemble de

documents, dont le contenu est suffisant pour vous pe rmettre, Madame et Messieurs de la Cour, de

conclure au parfait respect de l’article 2 de la convention de 1986 dans la présente affaire. Ces

15
documents ont été annexés au contre-mémoire de la République française .

25. La France a reproduit, en annexe XXI de son contre-mémoire, l’intégralité du soit

communiqué de la juge d’instruction Sophie Clémen t en date du 8 février 2005, qui conclut au

refus de transmission du dossier Borrel. La d écision s’appuie expressément sur le motif prévu à

13CR 2008/2, p. 23, par. 29 (Condorelli).
14
CR 2008/2, p. 27, par. 38 (Condorelli).
15CMF, annexes XV et XXI. - 15 -

l’article 2, litt. c), satisfaisant ainsi aux obligations de la c onvention d’entraide judiciaire de 1986.

Par ailleurs, la décision apporte des précisions quant aux risques d’atteinte à la souveraineté, à la

sécurité, à l’ordre public et aux intérêts essentiels de la France. Il apparaît alors que la décision des

autorités judiciaires françaises n’était pas contestable.

26. Au cours de l’instruction portant sur l’assas sinat du juge Borrel, la juge d’instruction a

sollicité et obtenu la déclassification de notes émises par les services secrets français.

27. La procédure de déclassification est prévue par la loi du 8 juillet 1998. Selon les termes

de son article 4, seule l’autorité judiciaire françai se peut disposer de ces documents car elle seule a

le pouvoir de les solliciter. Lorsqu’un juge souha ite obtenir la déclassification de document, il lui

appartient d’en faire la demande auprès de l’autorité administrative en charge de la classification.

En pratique, le ministre compétent est destinataire de la demande du juge et il saisit lui-même la

commission consultative du secret de la défense nationale. Ce n’est qu’après avis de cette

commission que le ministre peut décider de la déclassification et, in fine, de la communication du

document au juge. Une telle procédure est justifi ée par le caractère sensible, au regard notamment

des intérêts fondamentaux de la nation, des inform ations contenues dans c es documents classifiés.

Ceci étant, les avis de la commission consultative sont, eux, facilement accessibles, puisqu’ils sont

publiés au Journal officiel de la République française.

28. La commission consultative ne peut, en l’état de la loi française, répondre à une demande

de communication émanant d’une autorité judiciai re étrangère ou internationale. Ainsi que la

France l’avait mentionné dans son contre-mémoire , un projet de réforme de la loi française est

actuellement à l’étude pour permettre à la Cour pénale internationale d’obtenir une telle

communication, ce qui s’explique par la fonction qui lui a été conférée dans son Statut.

29. La procédure française de demande de déclassification ayant été décrite, nous pouvons

revenir à la demande formulée par les autorités djiboutiennes.

30. Comme l’explique la juge d’instruction, la transmission du dossier aux autorités

djiboutiennes, «aurait pour conséquence de livre r indirectement des documents des services de

renseignement français à une autorité politique ét rangère». Il n’est dès lors pas possible de

transmettre un dossier contenant de telles informa tions, d’autant, j’y reviendrai, qu’elles irriguent

désormais l’intégralité du dossier. - 16 -

31. Commentant cette décision, la Partie demanderesse s’est engagée, lors de son premier

tour de plaidoiries, dans une discussion pur ement spéculative quant au contenu des notes

déclassifiées. Le coagent de la République de Djibouti a ainsi mentionné l’avis rendu le

27janvier2005 par la commission consultative du secret de la défense nationale. Il a relevé que

seulement deux pages avaient été déclassifiées et a douté que les informations contenues dans ces

deux pages aient pu imprégner l’ensemble du dossier d’instruction de l’affaire Borrel 16.

32. Une fois de plus, nos contradicteurs feignent d’ignorer des éléments pourtant essentiels

du dossier.

33. En effet, la République française ava it annexé à son contre -mémoire l’avis du

27 janvier 2005 rendu par la comm ission consultative du secret de la défense nationale à seule fin

d’illustration. Mais un autre document, l’ annexeXV, mentionnait un grand nombre de pièces

figurant dans le dossier Borrel, dont la communi cation serait susceptible de porter atteinte aux

intérêts essentiels de la France. Ce document est une lettre du directeur des affaires criminelles et

des grâces au ministère de la justice adressée au procureur général de Paris, à propos de la demande

de transmission du dossier Borrel. Voici ce qui est écrit dans le passage pertinent :

«J’appelle votre attention sur la nécessité d’exclure de la copie certifiée
conforme de la procédure les pièces susceptibles de porter atteinte à notre
souveraineté, à notre sécurité, à notre ordre public ou à d’autres intérêts essentiels de

la nation et notamment celles visées par le ministre de la défense dans sa note ci-jointe
en copie, à savoir douze notes de la DGSE transmises à l’autorité judiciaire le
29mars2004 et trois nouvelles notes de la DGSE ainsi que dix notes de la DPSD
transmises le 13 décembre 2004.»

34. Le directeur des affaires criminelles et des grâces concluait de la manière suivante :

«[L]a communication des documents des services de renseignements français ne

peut s’envisager dans la mesure où elle aurait pour conséquence de porter à la
connaissance d’une autorité politique étra ngère des informations de nature à
compromettre gravement les intérêts précédemment évoqués.»

35. Je précise que l’acronyme «DGSE» signifie Di rection générale de la sécurité extérieure

et que l’acronyme «DPSD» signifie Direction de la protection de la sécurité de la défense. Le

premier service de renseignement relève du ministère de l’intérieur et le second du ministère de la

défense.

16
CR 2008/2, p. 50, par. 69 (van den Biesen). - 17 -

36. Ce sont donc plus de vingt-cinq notes contenant des informations protégées qui ont été

déclassifiées et jointes au dossier d’instruction objet de la demande djiboutienne.

37. Au demeurant, dans le soit transmis du 8février2005, la juge d’instruction

SophieClément ne se limitait absolument pas à parler d’une unique note déclassifiée. Elle

mentionnait une pluralité de documents. A nouveau , je cite le passage pertinent du document,

correspondant à l’annexe XXI du contre-mémoire français :

«Nous avons sollicité au cours de notre information à plusieurs reprises les
ministères de l’intérieur et de la défen se afin d’obtenir communication de documents
classés secret-défense.

La commission consultative du secret de la défense nationale a donné un avis
favorable à la déclassification de certaines pièces.

meinistèsesmenti onnés, suivant cet avis, nous ont transmis ces

documents.»

38. L’attention de votre Cour doit être appel ée sur le fait que ce nombre conséquent de notes

a été intégré dans le dossier d’instruction en cours au cabinet de Mme la vice-présidente

SophieClément à différentes périodes. De la sorte, et au fur et à mesure de leur intégration, ces

notes ont été utilisées par le magistrat instructeur pour procéder à des actes d’investigations divers :

auditions, commissions rogatoires, expertises. Ce processus continu a rendu impossible de

considérer que des éléments du dossier puissent être regardés comme détachables du contenu de

ces notes.

39. En effet, ces notes ont pu notamment va lider ou non l’orientation antérieure de

l’instruction, l’engager dans une nouvelle voie , être si essentielles qu’elles soient ensuite

fréquemment citées et qu’elles aiguillent les actes d’instruction ultérieurs. Il va sans dire, Madame

le président, que je ne connais nullement le cont enu de ces notes. Dès lors, les spéculations de la

Partie demanderesse ne me conduisent à révéler aucune information particulière, si tant est que le

but recherché ait été celui-ci.

40. Madame le président, Messieurs les jug es, la République française ayant exécuté la

demande d’entraide conformément aux articles2 et3 de la convention d’entraide judiciaire

de 1986, et a fortiori conformément à l’article premier de cette même convention, elle n’a violé

aucune de ses obligations internationales. Dès lors, il reste à déterminer si la République de - 18 -

Djibouti peut légitimement reprocher à la France d’avoir manqué à l’obligation de motiver le refus

d’entraide, obligation figurant à l’article 17 de la convention.

2) L’obligationdemotiver

41. La République de Djibouti ne peut soutenir que l’obligation de motiver le refus

d’entraide a été violée. Elle ne le peut car le processus de coopération entre les deux Etats s’est

déroulé de manière telle que le motif du refus d’ entraide était indiscutablement connu des autorités

djiboutiennes.

42. Il nous faut en premier lieu revenir sur le contenu de l’article 17 de la convention

de1986 et sur sa position dans ladite convention. L’article prévoit seulement que «[t]out refus

d’entraide judiciaire sera motivé». Force est de constater que l’énoncé est lapidaire, qu’il n’impose

aucune forme, aucun délai, aucun degré par ticulier de précision et qu’il ne requiert pas

expressément une communication officielle à l’Etat demandeur. Pour exiger une communication

officielle, d’autres conventions du même type ajoute nt d’ailleurs à la même disposition une

obligation de notification.

43. D’autre part, cet article est rejeté à la fin du traité. Si les parties avaient entendu en faire

une condition de licéité du refus d’entraide, ell es auraient fait apparaître un paragraphe à ce propos

dans l’article2 lui-même, ou alors l’aurait spécifi é dans la disposition. On doit en déduire que

l’obligation posée par l’article 17 est distincte de celles qui ont été évoquées jusqu’ici.

44. La question qui se pose alors est de savoir quel est le contenu de la motivation devant

être porté à la connaissance de l’Etat requérant. Lorsque le refus a pour fonction de protéger des

informations relatives aux intérêts essentiels de l’Etat, il est bien évident qu’il ne peut s’agir de

communiquer lesdites informations. La seule possibilité qui subsiste consis te donc à préciser quel

a été le motif retenu au terme de l’ article 2 de la convention pour ju stifier le refus d’entraide. En

l’occurrence, il s’agit du motif prévu sous2, litt. c). Voilà en quoi l’article17 entretient une

relation avec l’article2. Dire cela n’est nu llement contradictoire avec l’idée que les deux

dispositions sont juridiquement autonomes et con tiennent des obligations juridiques distinctes,

contrairement à ce qu’allègue la République de Djibouti 17.

17
CR 2008/2, p. 26, par. 36. - 19 -

45. Dans la présente affaire, la France a communiqué le motif du refus aux autorités

djiboutiennes. Le directeur des affaires criminelle s et des grâces du ministère de la justice de la

République française a adressé un courrier à ce sujet, le 31mai2005, à l’ambassadeur de la

République de Djibouti à Paris. Le document est reproduit en annexe V du contre-mémoire. Ayant

rappelé que la demande d’entraide avait été tr ansmise par les autorités exécutives françaises à

l’autorité judicaire, et ce conformément à la législation interne, il écrivait que

«le juge d’instruction a[vait… estimé que l’article 2 c) de la convention
franco-djiboutienne d’entraide pénale du 27 septembre 1986 devait recevoir
application et ne permettait pas de réserver une réponse favorable à la demande de vos
autorités judiciaires».

46. La référence à l’article2, litt. c), de la convention de1986 était de nature à satisfaire

pleinement l’obligation de motivation figurant à l’article17. Rien n’imposait d’aller plus avant

dans la motivation et tout exigeait au contraire de s’en tenir aux motifs énumérés à l’article 2. Sans

cela, l’Etat requis serait conduit à révéler des info rmations que la convention lui permet justement

de ne pas communiquer afin de protéger ses intérêts essentiels.

47. C’est avec étonnement que les autorités françaises ont pris connaissance de la lettre

adressée par l’ambassadeur de Djibouti à Paris au procureur général de Djibouti le 25 juillet 2007.

Cette lettre figure parmi les docum ents supplémentaires transmis au Greffe de la Cour par la

République de Djibouti le 21no vembre dernier. L’ambassade ur y informe l’agent de la

République de Djibouti que les efforts déployés p our retrouver le courrier émanant des autorités

françaises sont restés vains.

48. Malheureusement, la France n’est pas da vantage en mesure de démontrer que ledit

courrier a bien été reçu par l’ambassade de la République de Djibouti à Paris. La raison en est fort

simple. Les administrations françaises, confiant es dans l’efficacité des services postaux sur le

territoire français, envoient leurs courriers pa r la voie ordinaire, c’est-à-dire sans demander

d’accusé de réception. Elle ne dispose donc pas d’une preuve de réception.

49. Pour autant, le motif du courrier du 31 mai 2005 s’inscrivait parfaitement dans la

continuité des précédents échanges entre les deux Etats. A cet égard, et contrairement à ce que

soutient l’ambassadeur de Djibouti, les échanges directs entre lui-même et le ministère français de

la justice ne sont pas incongrus. Il suffit de se reporter pour cela à un document que la République - 20 -

de Djibouti a annexé à son mémoir e, l’annexe 19, qui fournit un exemple d’un tel échange. Quant

à la convention de1986, elle prévoit en son article14 des communications directes entre les

ministères de la justice des deux Etats et même , en certains cas d’urgence, entre les autorités

judiciaires des deux Etats. La transmission par l’intermédiaire des ambassades et des ministères

des affaires étrangères n’est alors qu’une pra tique commode, compte tenu de l’éloignement

géographique entre les deux Etats, et nullement une exigence du protocole.

50. Il faut aussi replacer dans son cont exte la lettre du 6juin2005, adressée par

l’ambassadeur de France à Djibouti au ministre des affaires étrangères et de la coopération

internationale djiboutien 18. Il l’informait que la France n’ét ait pas en mesure de donner suite à la

demande de transmission du dossier Borrel. Il écriv ait alors «n’est pas» en mesure, et non «n’est

plus» en mesure, comme l’a soutenu la République de Djibouti dans son mémoire 19. Il est exact

qu’il ne rappelait pas le motif du refus. Mais cela était compréhensible puisque les autorités

françaises pensaient que la motivation avait été f ournie le 31mai par le directeur des affaires

criminelles et des grâces du ministère de la justice à l’ambassadeur de Djibouti à Paris. Sans cela,

il est évident que l’ambassadeur aurait rappelé ce motif. La bonne foi des autorités françaises ne

peut donc être mise en doute.

51. De toute façon, l’hypothèse d’une absence complète d’information est démentie par le

comportement des autorités djiboutiennes. En pr emier lieu, si la lettre du 31 mai 2005 n’a jamais

été reçue, il est fort peu compréhensible que la République de Djibouti n’ait jamais manifesté la

moindre surprise, ni entrepris la moindre démarche officielle pour connaître le motif du refus, que

ce soit auprès de l’ambassadeur de France à Djibouti ou directement auprès du ministère de la

justice. Cela l’est d’autant moins que, comme on l’ a vu, les contacts ont toujours été réguliers. Et

ce silence a duré jusqu’au moment du dépôt de la requête djiboutienne devant la Cour

internationale de Justice le 9 janvier 2006.

52. En deuxième lieu, le risque que la présence de documents couverts par le secret-défense

empêche la transmission du dossier Borrel était c onnu avant même que la demande soit faite. Le

16 décembre 2003, le ministre des affaires étrangères et de la coopération internationale djiboutien

18
CMF, annexe XXII.
19MD, p. 46, par. 119, et p. 37, par. 90. - 21 -

avait écrit au ministre des affaires étrangèr es français pour souhaiter l’ aboutissement de la

procédure judiciaire française portant sur l’assassina t du juge Borrel. Il lui demandait alors, «de

lever tout obstacle…y compris le secret-défense» 20. La levée du secret-défense ayant

effectivement été obtenue par la juge d’instruction, il était certain que le problème des informations

déclassifiées ne manquerait pas de se poser pour toute demande de transmission du dossier Borrel.

53. En troisième lieu, il apparaît à la seule lecture de la requête introductive d’instance que la

République de Djibouti connaît parfaitement le mo tif du refus d’entraide. Le paragraphe13

affirme en effet que «le juge d’instruction refu se la transmission du dossier Borrel aux autorités

judiciaires djiboutiennes au motif que «la transmission de ce dossier est contraire aux intérêts

fondamentaux de la France» ». La même connaissance du moti f apparaît au paragraphe146 du

mémoire. La République de Djibouti prend al ors le soin d’utiliser un conditionnel, mais

l’expression «contraire aux intérêts fondamentaux de la France» y figure également. Il est de plus

précisé que le refus figure dans une lettre de la j uge d’instruction parisienne SophieClément. La

précision de la source comme celle du motif montre nt que Djibouti connaît, et a toujours connu, le

résultat de la procédure interne et le motif du refus d’entraide. La suite du mémoire montre de plus

que Djibouti comprend très bien que ce motif est lié à l’article 2, litt. c), de la convention de 1986,

21
tout en contestant un tel rattachement ⎯ mais ce n’est pas le problème ici .

54. En dernier lieu, la République de Djibouti est elle-même consciente de la faiblesse de son

argumentation. Voilà sans doute pourquoi elle a dû, dans son mémoire, prétendre par deux fois que

l’ambassadeur de France à Djibouti avait écr it «n’est plus» au lieu de «n’est pas» 22. Il s’agissait à

l’évidence de créer l’impression de contradiction imputable aux autorités françaises, impression qui

ne résultait nullement des autres faits. Or, ces mots n’ont jamais été écrits.

55. Dès lors, il est bien évident que les autorités djiboutiennes étaient parfaitement informées

du motif du refus d’entraide.

56. A titre subsidiaire, si la Cour devait admettre malgré tout que l’article17 n’a pas été

respecté, il faudrait s’interroger sur les conséque nces d’un tel constat. En premier lieu, une

20MD, annexe 13.
21
MD, p. 55, par. 147-150.
22MD, p. 46, par. 119, et p. 37, par. 90. - 22 -

violation de l’article 17 n’implique nullement que l’article premier soit du même coup violé. Dès

lors, la Cour devrait en tout état de cause rejeter les deux conclusions subsidiaires de la République

de Djibouti. Par ailleurs, il est indéniable que la République de Djibouti connaît désormais

parfaitement les motifs du refus d’entraide. L’échange des pièces écrites et la procédure orale

devant la Cour les ont éclaircis, probablement même au-delà de ce que l’article 17 de la convention

requérait. Par conséquent, la pa rtie du différend relative à la motivation du refus d’entraide est

devenue sans objet.

57. Madame le président, Messieurs les juges, il me reste à conclure en rappelant les

principaux points de cette plaidoirie :

i) aucune obligation juridique du traité d’am itié et de coopération de 1977 n’a été violée par

la République française ;

ii) on ne saurait admettre que le traité d’amitié et de coopération de1977 aurait été violé au

prétexte d’une violation qualifiée de «grave» de la convention d’entraide judiciaire en

matière pénale du 27 septembre 1986 ;

iii) la convention d’entraide judiciaire en matière pénale de 1986 n’a pas été violée en raison

du refus de donner suite à l’engagement suppo sé constitué par la lettre du 27 janvier 2005,

puisque la procédure interne était alors en cours ;

iv) le refus de transmettre à la République de Djibouti une copie du dossier Borrel était

motivé, conformément aux dispositions de la convention d’entraide judiciaire de1986,

notamment de son article 2 ;

v)la France n’a pas violé l’obligation de motivation du refus d’entraide résultant de

l’article 17 de la convention ;

vi) subsidiairement, la violation de l’obligation de motivation du refus d’entraide ne constitue

pas une violation de l’article 1 de la convention ;

vii) encore plus subsidiairement, la partie du différend relative à l’obligation de motivation du

refus d’entraide est devenue sans objet.

58. Madame le président, Messieurs les juges, je vous remercie vivement de votre attention

et vous prie, Madame le président, de donner la parole au professeur Pellet. - 23 -

Le PRESIDENT: Je vous remercie Monsieur le professeur. Et maintenant je donne la

parole à M. le professeur Pellet.

M. PELLET: Merci beaucoup, Madame le président. Madame le président, Messieurs les

juges, permettez-moi de commencer par une nouvell e qui je pense ne vous attristera pas puisque

nous pensons arriver ⎯ au risque peut-être de devoir vous demander quelques petites minutes

au-delà de 13heures ⎯ à boucler nos plaidoiries du premier tour ce matin, sans qu’il soit besoin

d’utiliser l’heure et demie qui est prévue pour cet après-midi.

L ES PRÉTENDUES ATTEINTES AUX IMMUNITÉS DE CERTAINS OFFICIELS DJIBOUTIENS

1. Madame le président, il m’appartient de montrer que les prétentions de Djibouti

concernant les prétendues violations de l’obligation de prévenir les atteintes à la personne, la liberté

ou la dignité d’une personne joui ssant d’une protection internationale ne sont pas fondées. Puis,

dans une plaidoirie distincte mais consécutive, j’examinerai brièvement, à titre tout à fait

subsidiaire, la question des conséquences juridi ques des faits prétendumen t illicites commis par la

France.

2. Madame le président, la République de Djibouti a cru bon de greffer sur l’affaire relative à

Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale , qui a donné son titre à la

présente instance, un certain nombre d’épisodes qui n’ont avec ces questions qu’un rapport indirect

et artificiel, qu’il s’agisse des invitations à déposer adressées au chef de l’Etat de Djibouti ou des

mandats d’arrêt délivrés contre deux officiels djiboutiens dans le cadre d’ une affaire distincte,

concernant non pas l’information judiciaire rela tive au décès de BernardBorrel, mais une autre

information, menée par un autre juge auprès d’un autre tribunal, ouverte du chef de subornation de

témoins.

3. En tout état de cause, comme je l’ai montré hier, aucun de ces épisodes n’a un rapport de

connexité juridique avec «le refus des autor ités gouvernementales et judiciaires françaises

d’exécuter [la] commission rogatoire internationa le» introduite le 3novembre2004 par une juge

d’instruction près le tribunal de grande instan ce de Djibouti demandant «la transmission par la

partie française du dossier concernant la procédure d’information relative à l’affaire Borrel» 23, seul

23
Requête, par. 2 ; voir aussi par. 12 et MD, p. 9, par. 3. - 24 -

objet de la requête de la Républi que de Djibouti. En conséquence, la Cour est incompétente pour

connaître de ces demandes, dont certaines concer nent, au surplus, des actes postérieurs à

l’introduction de la requête qui ne sont, d’évidence, pas couvert par le consentement à sa juridiction

donné par la lettre du ministre français des affair es étrangères en date du 25 juillet 2006 pour

24
«l’objet de la requête et dans les strictes limites des demandes formulées dans celle-ci…» . Ce

n’est donc qu’à titre tout à fait subsidiaire que je vais m’employer à démontrer que, de toute

manière, les prétentions de la République de Djibouti ne sont pas justifiées au fond quant à ces

chefs de demandes.

25
4. Je le ferai en distinguant, comme nous l’avons fait dans notre mémoire , et comme les

conseils de Djibouti l’ont également fait lors de leurs plaidoiries orales, d’une part, les invitations à

déposer adressées au présidentGuelleh, et, d’autr e part, les convocations à témoin et les mandats

d’arrêt visant d’autres ressortissants djiboutiens.

I.L ES INVITATIONS À DÉPOSER ADRESSÉES AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE DE D JIBOUTI

5. En ce qui concerne le premier point, je commencerai par rappeler que la France reconnaît

pleinement le caractère absolu de l’immunité de juridiction pénale et de l’inviolabilité dont

bénéficient les chefs d’Etat étrangers. Et je m ontrerai ensuite que les invitations à témoigner qui

ont été adressées en 2005 et en 2007 au président Ismaël Omar Guelleh n’ont porté aucune atteinte

à ces immunités, non plus qu’à sa dignité.

A. La France reconnaît le caractère absolu de l’immunité de juridiction pénale
et de l’inviolabilité dont bénéficient les chefs d’Etat étrangers

6. Madame le président, la Partie djiboutienne déploie des efforts considérables pour montrer

que «l’Etat français a…reconnu l’existence de principes et règles coutumières protégeant

26
notamment la liberté et la dignité des chefs d’Etat» . A cette fin, Djibouti en appelle à plusieurs

instruments internationaux et, en premier lieu, à la convention du 14décembre1973 sur la

24
MD, annexe 2.
25
CMF, p. 47-62.
26MD, p. 49, par. 130. - 25 -

prévention et la répression des infractions c ontre les personnes jouissant d’une protection

27
internationale .

7. Bien que la France ne conteste nullement que les chefs d’Etat étrangers bénéficient, en

vertu du droit international, d’une entière protection de leur liberté et de leur dignité (ce qui se

traduit par le caractère absolu de leurs immunités, du moins lorsqu’ils sont en fonction), elle ne

saurait admettre que ce principe trouve sa source dans la convention de197 3. La définition des

personnes jouissant d’une protection internationale n’y est donnée, dans l’article 1, que «[a]ux fins

de la présente Convention» et les infractions que celle-ci concerne sont exclusivement, comme je

l’ai déjà relevé hier, les meurtres, les enlèvement s ou les autres attaques «contre la personne ou la

liberté d’une personne jouissant d’une protection internationale» et «de nature à mettre sa personne

ou sa liberté en danger». Cela n’a aucun rapport avec les faits de la présente espèce. Je suppose

que même nos adversaires rendront à la France cette justice.

8. Nous n’avons, en revanche, pas beaucoup de difficulté pour admettre que,

mutatis mutandis, les garanties prévues en faveur des représentants des Etats par les conventions de

Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques et de New York de 1969 sur les missions spéciales

«sont a fortiori pertinentes pour les organes suprêmes des Etats, et en particulier pour les chefs
28
d’Etats étrangers» , même si le régime juridique des imm unités des uns et des autres peut varier

dans le détail, par exemple en matière d’immunité de juridiction civile. Mais il n’est pas besoin de

ce détour conventionnel pour reconnaître que, en vertu du droit coutumier, les chefs d’Etats

étrangers bénéficient, dans l’exercice de leur fonction, d’une pleine et entière immunité de

juridiction pénale ( Mandat d’arrêt du 11avril2000 (Ré publique démocratique du Congo

c. Belgique), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 20-21, par. 51) et, à fortiori, d’une inviolabilité.

9. Nous admettons donc, sans hésitation ni r estriction que, pour reprendre la formule de

l’Institut de droit international dans sa résolu tion de Vancouver de2001 sur «Les immunités de

juridiction et d’exécution du chef d’Etat et de gouv ernement en droit international», les autorités

d’un Etat doivent prendre «toutes mesures raisonnables pour empêcher qu’il soit porté atteinte à [la

27
Voir requête, p. 9, par. 16, ou MD, p. 49, par. 129-130.
28MD, p. 50, par. 131. - 26 -

29
personne d’un chef d’Etat étranger], à sa liberté ou à sa dignité» et que, «[e]n matière pénale, le

chef d’Etat bénéficie de l’immunité de juridicti on devant le tribunal d’un Etat étranger pour toute

30
infraction qu’il aurait pu commettre, quelle qu’en soit la gravité» .

10. Et il ne s’agit pas là d’une position de circonstance. Dans l’affaire relative à Certaines

procédures pénales engagées en France , actuellement pendante devant la Cour, les représentants

de la République ont eu l’honneur d’exposer ce qui suit au sujet, précisément, d’invitations à

témoigner prétendument adressées à un chef d’Etat étranger :

«32. Conformément au droit international, le droit français consacre le principe
de l’immunité des chefs d’Etat étrangers… Il n’existe pas de règles écrites découlant

d’une législation relative aux immunités des Et ats et de leurs représentants. C’est la
jurisprudence des tribunaux français qui, se référant au droit international coutumier et
procédant à son application directe, a affirmé avec clarté et avec force le principe de

ces immunités. L’expression la plus claire et la plus récente de cette jurisprudence se
trouve dans l’important arrêt rendu le 13mars2001 par la chambre criminelle de la
Cour de cassation, dans l’affaire dite Khadafi, du nom du chef de l’Etat libyen…

33. [I]l ressort avec beaucoup de clarté de cette décision que les juridictions
françaises font application de la coutume inte rnationale et, en particulier, du principe

coutumier qui reconnaît aux chefs d’Etat ét rangers une immunité de juridiction et
d’exécution…

[E]n ce qui concerne les immunités, le droit français est parfaitement clair sur
l’immunité absolue dont bénéficie le chef d’Etat étranger…» 31

Ou encore :

«Nous n’avons rien promis, nous avons dit que le droit français interdit de

poursuivre un32hef d’Etat étranger, ce n’est pas une promesse, c’est un constat d’ordre
juridique.»

11. Dans son ordonnance en indication de mesu res conservatoires du 7 juin 2003, la Cour a

33
pris note de ces déclarations , qui valent tout autant aujourd’hu i dans l’affaire qui nous réunit.

Elles peuvent, au demeurant, se résumer en peu de mots : le droit français non seulement reconnaît,

mais encore garantit, une immunité absolue de juri diction pénale (seule pertinente en l’espèce) et

une totale inviolabilité aux chefs d’Etat en exercice . Et ce ne sont sûrement pas les invitations à

29Annuaire IDI, vol. 69, 2000-2001, p. 744 (www.idi-iil.org/idiF/resolutionsF/2001_van_02_fr.PDF), art. 1.
30
Ibid., art. 2.
31
CR 2003/23, p. 10 (Abraham).
32Ibid., p. 14 (Abraham).

33 Certaines procédures pénales engagées en France (République du Congo c.France), ordonnance,
C.I.J. Recueil 2003, p. 109-110, par. 33. - 27 -

déposer qui ont été adressées en 2005 et en 2007 au président de la République de Djibouti qui la

remettent en cause.

B. Les invitations à déposer qui ont été adressées au président de la République de Djibouti

n’ont porté aucune atteinte à son immunité de juridiction ni à sa dignité

12. Madame le président, les citations de nos plaidoiries de2003 que je me suis permis de

faire sont tirées d’exposés oraux qui concernaient, très précisément, une invitation à témoigner dont

la République du Congo prétendait ⎯d’ailleurs à tort ⎯ qu’elle avait été adressée au chef de

l’Etat congolais dans le cadre d’une instruction péna le ; et ceci sur le fondement de l’article 656 du

code français de procédure pénale. Etant donné le rôle que joue également cette disposition dans le

cadre de la présente affaire, il n’est sans doute pas inutile de relire le texte intégral de son premier

alinéa :

«La déposition écrite d’un représentant d’une puissance étrangère est demandée
par l’entremise du ministre des affaires étrangères. Si la demande est agréée, cette
déposition est reçue par le premier président de la cour d’appel ou par le magistrat

qu’il aura délégué.»

13. En d’autres termes,

⎯ contrairement à ce qu’affirme la Partie djiboutienne, les «demandes» formulées au titre de cette

disposition ne sont pas des «convocations» mais bien de simples invitations que le destinataire

est libre d’accepter ou non ;

⎯ ceci résulte de l’expression, dénuée de toute ambiguïté : «Si la demande est agréée…» ; si elle

ne l’est pas, le refus de déposer met fin à la procédure et aucune action n’est possible pour

passer outre ;

⎯ si elle l’est, la déposition, après avoir été sollicitée par la voie diplomatique, est recueillie, avec

tous les égards qui s’imposent, par le premier président de la cour d’ appel ou le magistrat

délégué par lui ;

⎯ et il ne peut s’agir que d’une déposition écrite.

14. Je ne pense pas, Madame le président, qu’il y ait là une atteinte ou une menace d’atteinte

à la personne, à la liberté ou à la dignité du prési dentGuelleh. «Dire toute la vérité» n’a rien

d’infamant et le système judiciaire français est te l qu’un chef d’Etat étranger est entièrement libre

de garder sa part de vérité s’il le souhaite sans que nul ne puisse le lui reprocher. Et s’il décide - 28 -

⎯ librement ⎯ de la livrer, sa déposition est recueillie dans les conditions de discrétion, de confort

et de respect qui s’imposent du fa it de l’éminence de la fonction de la personne qui a librement

choisi de déposer, alors qu’elle est le représentant d’un Etat étranger.

15. Ces dispositions sont en tous points conformes aux exigences du droit international qui,

34
contrairement à ce qu’allègue la Partie djiboutienne , n’exclut nullement que les personnes

jouissant d’une protection internationale puissent êt re invitées à témoigner dans le cadre d’une

enquête pénale. D’ailleurs, les conventions de 1961 sur les relations diplomatiques et de 1969 sur

les missions spéciales sont très claires: «L’agent diplomatique n’est pas obligé de donner son

témoignage» 35; ou bien: «Les représentants de l’Etat d’envoi dans la mission spéciale et les

36
membres du personnel diplomatique de celle-ci ne sont pas obligés de donner leur témoignage.»

Ils n’y sont pas obligés ; mais ils le peuvent et, bien sûr, rien n’empêche de les y inviter.

16. Les demandes en ce sens qui ont été ad ressées au présidentGuelleh ne pouvaient donc

porter nulle atteinte à son honneur ou à sa dignité. Mais comme les circonstances dans lesquelles

elles ont été faites diffèrent, je les discuterai séparément.

1. La «convocation à témoin» du 17 mai 2005

17. Madame le président, je le dis tout de suite: la «convocation à témoin» que

Mme Sophie Clément, juge d’instruction près du tri bunal de grande instance de Paris a adressée au

37
président de la République de Djibouti le 17mai2005 ne respectait pas les dispositions de

l’article 656 du code de procédure pénale qui, seules, permettent à un juge français de recueillir la

déposition d’un chef d’Etat étranger. Aussi bien cet acte de procédure, à laquelle aucune suite n’a

été donnée, est en droit français nul et non avenu et n’a dès lors, à l’évidence, pas pu causer un

préjudice quelconque à l’Etat demandeur.

18. Au demeurant, trois choses doivent être précisées :

⎯ en premier lieu, il ne s’agissait pas d’une de mande comminatoire: «Je vous invite à vous

présenter…» ;

34MD, p. 50, par. 131, ou p. 51, par. 135.
35
Convention de Vienne du 4 avril 1961 sur les relations diplomatiques, art. 31, par. 2.
36Convention de New York du 8 décembre 1969 sur les missions spéciales, art. 31, par. 3.

37MD, annexe 28. - 29 -

⎯ en deuxième lieu, il n’était, évidemment, imputé aucun fait répréhensible au président Guelleh

qui était invité à témoigner «sur les faits reprochés à : X» ; et

⎯ en troisième lieu, le fait que cet acte de procédure ne reposait sur aucune «suspicion»

38
⎯ contrairement à ce qu’allègue la Partie djiboutienne ⎯ ressort également du fait qu’il a été

invité à témoigner en tant que simple témoin et non comme «témoin assisté».

19. Une brève explication est sans doute de mise à cet égard. En droit français, depuis la loi

du 15 juin 2000, on distingue deux catégories de témoins :

⎯ le témoin «normal», «ordinaire», dont l’auditi on est sollicitée parce que le juge d’instruction

pense qu’il peut détenir des informations utiles à la manifestation de la vérité mais qui n’est en

aucune manière un suspect; comme l’indique l’ article101 du code de procédure pénale, le

juge d’instruction peut faire citer «toutes les personnes dont la déposition lui paraît utile» ; en

revanche, «les personnes à l’encontre desquelles il existe des indices graves et concordants

d’avoir participé aux faits dont le juge d’instruction est saisi ne peuvent être entendues comme

témoins» 39 ; et

⎯ dans ce cas, elles doivent nécessairement être entendues comme «témoins assistés», qui, au

40
contraire, sont suspectés par le juge, qui estime détenir contre elles des éléments à charge ; si

ceux-ci sont confirmés, le juge peut procéder à la «mise en examen» (ce que l’on appelait

41
naguère l’inculpation) de l’intéressé .

20. Si le président Guelleh avait été cité en tant que témoin assisté, il y aurait assurément eu

lieu à débat mais il ne l’a pas été et il n’aurait pas
pu l’être puisque le témoignage d’un représentant

d’une puissance étrangère ne peut, à peine de nullité, être demandé que dans le cadre strict défini

par l’article 656 du code de pro cédure pénale. Telle est peut-êtr e la raison pour laquelle Djibouti,

dans sa requête puis dans son mémoire, a prétendu que le président Guelleh avait été «convoqué[]

pour être entendu[] comme témoin[] assisté[] dans le cadre d’une plainte pénale pour subornation

42
de témoin contre X» , affirmation doublement erronée: la convocation en question lui a été

38 Voir requête, p. 14, par. 16. Voir aussi MD, p. 26, par. 60 et p. 30-31, par. 71-72.
39
Code de procédure pénale, art. 105.
40
Art. 113-1 et 113-2.
41 Art. 113-8.

42 Requête, par. 13 ; voir aussi MD, p. 30, par. 70, et p. 67-68, «Demandes», par. 2 et 6. - 30 -

adressée dans le cadre de l’information judiciaire relative au décès de Bernard Borrel; et en tant

que simple témoin ⎯ en aucune manière comme témoin assisté, comme l’Etat demandeur a fini par

43
le reconnaître en passant, par la voix de M. van den Biesen, lundi dernier .

21. Une autre chose est très frappante. Durant l’audience de lundi dernier, l’avocat de

Djibouti a souligné que les convocations à témoin relèvent d’une forme standard et il a fait grand

cas des ressemblances qui existent entre celles qui ont été adressées à l’ambassadeur de Djibouti à

Paris en2004 et au président Guelleh en 2005, d’une part, et une autre adressée à une certaine

44
Mme Foix le 15 octobre 2007 ⎯ces documents figurent respectivement à la fois dans les

annexes 25 et 28 du mémoire de Djibouti et dans l’annexe 7 des documents produits par ce pays le

21novembre dernier, et ils sont reproduits dans les dossiers des juges qui vous ont été distribués

e
hier. Mais M van den Biesen n’a pas pu, pour autant, passer sous silence, the «striking difference

between the convocations addressed to the Ambassador and the President on the one hand and the

one for Madam Foix on the other hand: the one for Madam Foix contains an avertissement ⎯ a

warning ⎯ explaining the legal consequences of a refu sal to appear before the judge», tandis que

les documents adressés à l’ambassadeur et au chef de l’Etat ne comportent pas un tel

45
avertissement . Mais, de manière surprenante, M. van den Biesen ne tire aucune conséquence de

cette constatation : «One may only guess, Madam President, the reasons of the respective judges of

instruction to not include this avertissement in the convocations sent to the Ambassador and to the

President.» 46 Et c’est tout ; il ne s’essaie même pas à répondre à la devinette qu’il a posée… La

réponse est cependant simple ⎯ évidente même: la juge d’inst ruction n’entendait pas soumettre

ces hautes autorités djiboutiennes à une quelconque menace de contrainte. S’agissant des

demandes de témoignages qui leur ont été adressées, la formule initiale («Je vous invite…») prend

tout son sens: il s’agit bien d’invitations à té moigner sans que la menace d’une contrainte soit

envisagée.

43
CR 2008/1, p. 37, par. 13.
44
CR 2008/1, p. 37, par. 18 (van den Biesen).
45CR 2008/1, p. 38-39, par. 19-20.

46Ibid., p. 39, par. 20. - 31 -

22. Relisons, si vous le voulez bien, Madame le président, la «convocation à témoin», elle,

47
bien nommée, adressée à MmeFoix le 15octobre2007 . Elle commence de la même manière.

Mais c’est la fin qui est pertinente : après la mention de la «nature des faits», suit l’«avertissement»

suivant ⎯ que je lis intégralement :

«Si vous ne comparaissez pas ou si vous refusez de comparaître, vous pouvez y
être contraint par la force publique en app lication des dispositions de l’article 109 du
code de procédure pénale.

Le témoin est également informé que l’article 434-15-1 du code pénal punit
d’une amende de 3750euros le fait de ne pas comparaître sans excuses ni
48
justifications devant nous.»

23. Ni l’invitation à témoigner adressée à l’am bassadeur de Djibouti, ni celle destinée au

président Guelleh ne comportent ces mentions pourtant habituelles. C’est que, alors que Mme Foix

est sommée de comparaître, ces hautes autorités n’ y sont qu’invitées. Pour prendre une analogie

avec un concept peut-être plus familier aux juristes de common law, le témoin «ordinaire» qu’est

cette Mme Foix (je ne sais pas du tout qui elle est , Madame le président ; mais, visiblement, il ne

s’agit pas d’une personne internationalement protégée…) doit témoigner sub poena, l’ambassadeur

et le président sont invités à le faire de leur plein gré et sans aucune menace.

24. Contre toute raison, M evan den Biesen affirme: «However, the non-inclusion of this

warning in the convocations, obviously does not suspend Article 109 of the French Code of

Criminal Procedure nor the above-mentioned provision of the French Criminal Code» ⎯ and he

stresses: «non–appearance is punishable under Fren ch law and may lead to the use of public

force.» 49 Cela est tout à fait exact, Madame le président ⎯tout à fait exact pour les témoins

ordinaires, convoqués, comme Mme Foix, sous la menace de l’application des articles 109 du code

de procédure pénale et 434-15-1 du code pénal. En revanche, en aucune façon, ceci n’est exact

pour les représentants des puissances étrangères qui ne relèvent que de l’application de

l’article656, dont les dispositions les assurent du plein respect de leurs i mmunités. J’ajoute que

l’«avertissement» figurant sur la convocation de MmeFoix est la formule courante, générale,

appliquée à tous les témoins «ordinaires» dans le systèm e français, conformément à l’article101,

47Annexe 7 aux documents déposés au Greffe de la Cour le 21 novembre 2007.
48
En caractères gras dans le texte.
49CR 2008/1, p. 39, par. 20 et 21. - 32 -

50
paragraphe3, du code de procédure pénale . Son omission n’est évid emment pas fortuite et

signifiait nettement que Mme la juge Clément n’entendait pas se situer dans le cadre des

articles101 et suivants du c ode de procédure pénale ⎯pas davantage qu’elle n’aurait pu s’y

placer, eût-elle eu l’intention d’entendre le préside nt de la République française, comme le montre

51
l’arrêt de la cour de cassation qu ’a cité le conseil de Djibouti . Mais j’avoue ne pas voir le

rapport : M. Chirac ⎯à propos duquel cette décision a été rendue, n’était pas, que je sache, le

représentant d’une puissance étrangère ?

25. J’ajoute au passage que l’allusion appuyée faite par M.van den Biesen à l’affaire des

52
Otages me paraît assez déplacée: comparer une invitation à témoigner (non assortie de la

moindre menace de contrainte) à une tentative de contraindre des otages à témoigner frise le

ridicule. Quant à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Yerodia, qu’a également cité l’avocat de

Djibouti 53, il n’est pas davantage pertinent ⎯quoique la comparaison soit moins injurieuse ⎯

puisque, précisément, dans le cas qui nous occupe, la juge d’instruction s’est gardée d’assortir son

invitation de la moindre menace. Alors que, ainsi que cela ressort du passage de l’arrêt de2002

cité par le demandeur, «[l]e caractère exécutoire du mandat ressort[ait] clairement de l’injonction

adressée «à tous huissiers de jus tice et agents de la force publique...de mettre le présent mandat

d’arrêt à exécution»» (Mandat d’arrêt du 11avril2000 (République démocratique du Congo

c. Belgique), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p.29, par. 70), dans la présente espèce, le caractère non

exécutoire, de l’invitation adressée à M. le prési dentGuelleh ressort, tout aussi clairement, de

l’élimination de la formule exécutoire habituelle.

Madame le président, j’en ai encore pour p as mal de temps pour terminer cette rubrique.

Est-ce que vous souhaitez que je m’arrête ici pour la pause ?

The PRESIDENT: Yes, Professor Pellet. We’ll take a short pause at this juncture.

L’audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 40.

50Voir CMF, annexe XXV.
51
CR 2008/1, p. 41, par. 27 (citant : cour de cassation, assemblée plénière, 10 octobre 2001).
52
CR 2008/1, p. 40, par. 25 ; voir aussi p. 49, par. 54 et p. 51, par. 59.
53Ibid., par. 26. - 33 -

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir.

M. PELLET : Merci beaucoup.

26. Madame le président, comme je l’ai dit avant la pause, la juge Clément a invité le

président de la République de Djibouti à dépo ser comme simple témoin et non comme témoin

assisté ⎯ce qui veut dire qu’elle ne considérait p as qu’une charge quelconque pesât sur lui, et

qu’il ne se fût pas agi d’une convocation à témoin ordinaire mais bien d’une invitation à témoigner

qui n’était assortie d’aucune menace de contrainte, il n’en reste pas moins que cet acte de

procédure était irrégulier ⎯non pas au regard du droit international, mais au regard du droit

français, ainsi que la France l’a reconnu sans am biguïté aussitôt après que l’ambassadeur de

Djibouti en France eut, par une note verbale du 18mai2005, protesté contre cette convocation,

dont il relevait, à juste titre, qu’elle ne respectait pas les dispositions de la loi française.

27. Il est de fait que la juge d’instruction a omis de tenir compte des dispositions de forme

contenues dans l’article656 du code de procé dure pénale, seules applicables en l’espèce, et qui

excluent que le représentant d’une puissance étrangère pût témoigner autrement que

volontairement, une demande en ce sens devant lui être adressée «par l’entremise du ministre des

affaires étrangères» ⎯que la juge d’instruction n’avait pas saisi, et le témoignage devant être

recueilli «par le premier président de la cour d’appel ou par le magistrat qu’il aura délégué».

28. Aussi bien, dès le 18mai au soir (c’est-à-dire le jour même de la protestation de

l’ambassade et le lendemain de l’envoi de l’invitation à témoigner), le porte-parole du ministère

des affaires étrangères a procédé à une mise au point qui faisait pleinement droit aux

préoccupations de l’ambassadeur de Djibouti. Cette mise au point a été lue sur les antennes par le

porte-parole et en particulier sur les ondes de Radio-France-Internationale (RFI ⎯ la radio la plus

écoutée hors de France dans le monde.

55
Copie du texte de la déclaration du porte-parole à RFI , qui reprend les termes du

communiqué diffusé le même jour par le ministère des affaires étrangères, a été adressée le

54
MD, annexe 29.
55CMF, annexe XXIX. - 34 -

lendemain, 19mai, à l’ambassadeur de Djibouti à Paris 56. Ce jour-là, le porte-parole du Quai

57
d’Orsay a, lors de son point de presse, réitéré sa déclaration de la veille .

29. Le conseil de Djibouti a commis une autre erreur lors de sa plaidoirie de lundi. A

plusieurs reprises, il a affirmé que la «convocati on» adressée au président Guelleh le 17 mai 2005

ne pouvait pas être rattachée à l’article 656 du code de procédure pénale au prétexte que «this

58
Article 656 is part of a written procedure» («cet article relève d’une procédure écrite»). Mais,

Madame le président, cela est largement vrai aussi, de la procédure des articles 101 et suivants. Le

témoignage des personnes entendues à ce titre est r ecueilli non par le premier président de la cour

d’appel mais par le juge d’instruction (ou un offi cier de police judiciaire mandaté par lui) et, en

principe, dans le bureau de celui-ci ⎯ alors que l’article 656 ne spécifie rien de tel. Mais, dans les

deux cas, le témoignage est transcrit par écrit : cela est précisé dans le corps même de l’article 656,

alors que cela est prévu non pas dans l’article1 01 lui-même mais dans les articles106 et 107

⎯ mais là s’arrêtent les différences. Dans les deux cas, le témoignage se matérialise par un écrit

versé au dossier d’instruction et se présente in fine comme une déposition écrite.

30. Outre le fait que la personnalité appelée à déposer dans le cadre de l’article 656 ne prête

pas serment, la véritable différence, la seule pertin ente en ce qui nous concerne, est que le témoin

«ordinaire» est appelé à témoigner sous la menace d’une contrainte par la force publique alors que

le représentant d’une puissance étrangère est invité à le faire librement. En l’espèce, il est tout à

fait clair que, bien que les formes de l’article 656 n’eussent pas été respectées par la «convocation»

de la juge d’instruction du 17mai2005, celle-ci av ait écarté et l’application de l’article101 et

l’éventualité de tout recours à la contrainte. Et, du même coup, quand bien même l’invitation

adressée au président Guelleh ne respectait pas les dispositions de l’article656, elle n’était

contraire à aucune des règles du droit international protégeant les immunités, l’honneur et la dignité

des chefs d’Etat étrangers.

31. L’allégation du demandeur selon la quelle la France se serait rendu coupable de

«manquements vis-à-vis des principes élémentaires de la courtoisie internationale et du droit

56Voir ibid.
57
CMF, annexe XXX.
58CR 2008/1, p. 39, par. 23 ; voir aussi, p. 45, par. 42, ou p. 48, par. 53 (van den Biesen). - 35 -

coutumier afférents aux immunités» 59s’en trouve du même coup controuvée. Il n’est pas facile de

définir la notion de respect dû à la dignité d’ un chef d’Etat, «notion insaisissable» («elusive

notion») pour citer mon très regretté ami, sir Arthur Watts 60, et dont on ne sait pas très bien si la

Partie adverse la rattache à la seule courtois ie internationale ou à une obligation de droit

international coutumier. Mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’entrer dans ces querelles

byzantines : on ne voit pas comment une simple invitation à déposer, qui n’était assortie d’aucune

menace de mesure exécutoire, pou rrait de quelque manière que ce soit, constituer une atteinte à la

dignité d’un chef d’Etat étranger.

32. Plusieurs conclusions, Madame le préside nt, peuvent être tirées de cet épisode, dont

l’importance a été, très artificiellement exagérée par le demandeur.

33. Primo, l’erreur commise par la juge d’instruction n’a causé aucun dommage à la

République de Djibouti : ni l’immunité de juridic tion du président Guelleh, ni sa dignité n’ont été

mises en cause par une «convocation à témoigner» mal nommée, qui ne reflétait aucune suspicion à

son encontre et n’a connu aucune suite. Et qui, bien sûr, ne pourrait pas en connaître:

61
contrairement à ce qu’a affirmé M. van den Biesen , il va de soi qu’il n’existe aucune menace, pas

la moindre, que le témoignage demandé par la «convocation» du 17mai2005 pourrait en venir à

être recueilli sous la contrainte :

⎯ il n’en a jamais été question et la rédaction de ce document, montre que ceci, délibérément,

n’entrait pas dans les intentions de la juge d’instruction ;

⎯ il n’en a jamais été question ⎯et il n’aurait pu en être question; toute tentative en ce sens

aurait été nulle et de nul effet puisque seules sont applicables les dispositions de l’article656

du code de procédure pénale.

34. Secundo, si la responsabilité de la République française avait pu être engagée de ce fait

⎯ quod non, mais je le suppose pour les besoins de la discussion ⎯, le désaveu de la juge

d’instruction, immédiatement après l’envoi du document litigieux (le lendemain même, je le

répète), de manière particulièrement nette et sous une forme solennelle, constituerait, pour le

59
CR 2008/1, p. 16, par. 9 et CR 2008/3, p. 35, par. 2 (Doualeh).
60
«The Legal Position in International Law of Heads of States, Heads of Governme nts and Foreign Ministers»,
RCADI, 1994-III, t. 247, p. 41.
61CR 2008/1, p. 44, par. 35. - 36 -

moins, une réparation amplement suffisante. Il est à peine besoin de rappeler que la satisfaction

⎯qui «peut consister en une reconnaissance de la violation» 62 ⎯ est un mode de réparation

parfaitement admis en droit international 63, ce que, d’ailleurs, la Partie djiboutienne semble

64
admettre . Une telle modalité de réparation est t out particulièrement appropriée pour des

préjudices «immatériels» qui «découlent du simple fa it de la violation de l’obligation», comme ce

65
serait, au pire, le cas en l’espèce . Je le répète: nous ne cr oyons pas que la responsabilité

internationale de la France a it pu être engagée par cet épisode qui n’a causé aucun préjudice à

l’Etat requérant (même si le droit français n’a pas été entièrement respecté). Mais si la Cour

devait, par impossible, estimer le contraire, la reconnaissance par le ministère des affaires

étrangères de l’erreur commise par la juge d’instruction de Paris aurait mis fin (et a mis fin) au

différend sur ce point. Et ceci me conduit à la tr oisième conclusion qu’app elle la requête de

Djibouti à cet égard.

35. Tertio, et de toute manière, comme la France l’a montré dans son contre-mémoire 66,

indépendamment même de l’hypothèse improbable que je viens d’évoquer, il n’y a pas lieu pour la

Cour de se prononcer sur la demande de la Républi que de Djibouti tendant au retrait ou à la mise à

néant d’une demande de témoignage qui n’a jamais eu la moindre suite et a été immédiatement

désavouée par le ministère des affaires étrangères. De quelque manière qu’on le considère, le

différend (encore une fois très artificiel) dont Djibouti croit devoir faire état ne persiste

évidemment plus à l’heure qu’il est et «la présente affaire est [s’agissant de cet épisode] l’une de

celles dans lesquelles «les circonstances qui se s ont produites … rendent toute décision judiciaire

sans objet»» (Cameroun septentrional (Cameroun c.Ro yaume-Uni), exceptions préliminaires,

arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 38 ; Essais nucléaires, arrêts, 1974, C.I.J. Recueil 1974, p.271,

par.58 et p.477, par.61). N’oublions pas, Mada me le président que, selon la formule pleine de

62 Art.37, par. 2, des Articles dela CDI sur la Responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite,
annexés à la résolution 83/56 de l’Assemblée générale du 12 décembre 2001.

63 Voir art. 34 et 37, ibid.

64 Cf. MD, p. 64-65, par. 178-180 ; CR 2008/3, p. 32, par. 48 (van den Biesen).
65 o
Nations Unies, Documents officiels de l’Assembl ée générale, cinquante-sixième session , supplément n 10,
rapport de la Commission du droit international à l’Assemb lée générale, doc. A/56/10, co mmentaire de l’article 37
(Rapport de la Commission du droit international , cinquante-troisième session, 2001, p. 285, par. 3) du commentaire);
voir aussi par. 4) du commentaire.

66 CMF, p. 53, par. 4.22. - 37 -

sagesse de la Cour, «[s]i le règlement judiciaire peut ouvrir la voie de l’harmonie internationale

lorsqu’il existe un conflit, il n’est pas moins vr ai que la vaine poursuite d’un procès compromet

cette harmonie» (ibid. Voir aussi Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni),

exceptions préliminaires, arrêt, C.J.I. Recueil 1963, p. 38).

36. Quarto, last but not least , je me permets de rappeler que la Cour est incompétente pour

connaître de cet aspect de l’affaire.

2. L’invitation à déposer du 14 février 2007

37. Cette considération vaut à fortiori s’ agissant de l’invitation à déposer adressée au

président Guelleh le 14 février 2007 par Mme Clément.

38. Pas davantage que celui de 2005 cet acte de procédure n’a de rapport avec la commission

rogatoire internationale de 2004 ⎯ce qui suffit à entraîner l’in compétence de la Cour pour

connaître des demandes djiboutiennes (d’ailleurs peu claires) à cet égard. Mais en outre, il s’agit

d’un acte postérieur à la requête qui, dès lors, ne saurait, d’évidence, être couvert par le

consentement donné par la France à la compétence de la Cour.

39. Ceci étant dit, par contraste avec la convocation du 17 mai 2005, l’invitation à déposer

adressée au président Guelleh le 14 février 2007 par la juge d’instruction en charge du dossier

relatif au décès de Bernard Borrel respecte scrupul eusement les dispositions de l’article656 du

Code de procédure pénale, que j’ai lu avant la pause.

40. En premier lieu, elle a été demandée «par l’entremise du ministre des affaires étrangères»

ainsi qu’en témoigne la lettre de Mme Clémen t au ministre de la justice en date du

14 février 2007 67.

41. Ainsi fut fait :

⎯ Le 15 février 2007, le ministre de la justice a transmis la demande à son collègue des affaires

étrangères (par une lettre dans laquelle il vi sait expressément l’article 656 du code de

procédure pénale) 68 ;

67
CMF, annexes XXXII et XXXIV.
68CMF, annexe XXXI. - 38 -

⎯ le même jour, le directeur du cabinet du ministre des affaires étrangères a communiqué la

demande au conseiller diplomati que du président de la Républiq ue française, afin que celle-ci

soit transmise au président de la République de Djibouti, qui participait à un sommet

France-Afrique à Cannes 69 ; il mentionnait également l’article 656 ;

⎯ le 16 février, le ministre des affaires étrangères indiquait à celui de la justice que la demande de

MmeSophie Clément avait été transmise aux repr ésentants du président de la République de

70
Djibouti , et,

⎯ le 19 février, il l’informait que «la délégation d jiboutienne a confirmé que le président Guelleh

n’entendait pas répondre à cette requête» 71.

42. L’invitation à déposer adressée au préside nt Guelleh le 14 févrie r 2007 confirme à tous

égards que la France est attachée au respect scrupul eux de l’immunité dont bénéficient les Etats

étrangers, dont l’article 656 du code de procédure pénale est une i llustration. Cet épisode montre

également que Mme Clément, instruite par le précédent de 2005, entendait bien s’en tenir

strictement à ces règles: dans sa lettre du 14 février, par laquelle elle demande au ministre de la

justice de saisir le ministre des affaires étrangères «afin qu’ il sollicite l’agrément de M.Ismaël

Omar Guelleh», elle précise qu’elle « souhaite recueillir le témoignage de [celui-ci]» 72. On ne

saurait faire preuve de plus de déférence.

43. Lundi dernier, M. van den Biesen s’est interrogé sur la raison pour laquelle cette

invitation avait été adressée au président de Djibouti durant une conférence franco-africaine qui se

tenait à Cannes. N’eût-il pas commis l’erreur que j’ai signalée il y a quelques instants sur la

signification des mots «par écrit» dans le texte de l’article 656, le conseil de la Partie adverse aurait

aisément pu répondre à la question: la déposition envisagée par cette disposition est, certes,

couchée par écrit, mais elle est recueillie par un haut magistrat. Il était donc naturel et légitime que

la juge d’instruction lui adressât cette demande pendant qu’il se trouvait sur le territoire français, et

le ministère des affaires étrangères n’avait aucune raison de ne pas y donner suite. Parallèlement,

69CMF, annexe XXXII.
70
Cf. CMF, annexe XXXIII.
71Ibid.

72CMF, annexe XXXIV ; les italiques sont de nous. - 39 -

le ministère de la justice a, si je puis dire, «m is les points sur les «i»» en rappelant, dans un

communiqué publié le jour même, «qu’au regard de la coutume internationale et de la loi, les chefs

d’Etat disposent des mêmes immunités que les di plomates et en conséquence ne peuvent être

contraints de témoigner dans le cadre d’une procédure judiciaire française» 73.

44. Le communiqué de presse du même jour de l’ambassade de la République de Djibouti à

Paris ne dit pas autre chose lorsqu’ il «rappelle l’immunité de juridi ction dont bénéficie tout chef

74
d’Etat en exercice au cours de déplacements à l’étranger» . Même si ce communiqué a pu être

publié un peu précipitamment, puisqu’il indique qu e l’invitation à déposer n’a pas été acheminée

par l’intermédiaire du ministère des affaires étrangères ⎯ alors que cette formalité a été pleinement

respectée, il n’en ressort pas moins que l’ambassad e ne contestait nullement la possibilité qu’une

«convocation» (c’est le mot utilisé par le communi qué) pût être adressée «à un représentant d’Etat

étranger» à l’occasion d’un tel déplacement.

45. C’est d’ailleurs sans doute parce qu’il en est conscient que M e Van den Biesen plutôt que

de contester la validité de l’invitation à témoigner contenue dans la lettre de la juge d’instruction du

75
14février2007, s’est acharné contre une convo cation à témoin, qui, dit-il «must have existed»

(«doit avoir existé») au début de l’après-midi du 14février et qui n’ aurait pas respecté les

prescriptions de l’article 656. Il n’y a, dans le dossier, aucune trace de cette convocation fantôme,

qui n’existe que dans l’imagination de l’avocat de Djibouti, anxieux de prouver, par tous les

moyens, que l’épisode de 2007 était «la pure ré pétition des événements du 17 mai 2005» («a clear

repetition of the events that took place on 17May2005» 76). Eût-ce été le cas, la «convocation»

aurait, à nouveau, été contraire aux prescriptions de l’article656 du code français de procédure

pénale, mais elle n’en aurait pas, pour autant, porté atteinte aux immunités ou à la dignité du

président Guelleh. De toute manière, cette fois, ri en ne peut être reproché à l’invitation à déposer

du 14 février 2007, fût-ce au regard du droit français.

73
Documents soumis à la Cour par Djibouti le 21 novembre 2007, annexe 3; voir aussi la dépêche du
14 février 2007, ibid., annexe 2.3.
74
Documents soumis à la Cour par Djibouti le 21 novembre 2007, annexe 1.
75CR 2008/1, 21 janvier 2008, p. 48, par. 50.

76CR 2008/1, 21 janvier 2008, p. 47, par. 48 ; voir aussi p. 49, par. 56. - 40 -

46. Le chef de l’Etat djiboutien ayant fait savoir qu’il ne souhaitait pas donner suite à cette

demande, l’affaire en est restée là. On est loin de la «sorte d’acharnement judiciaire à l’encontre de

la République de Djibouti» dont celle-ci fait état dans son mémoire 77.

47. Les conclusions vont de soi, Madame le président :

⎯ il n’a été porté aucune atteinte aux immunités du président de la République de Djibouti, ni,

bien entendu, à sa dignité, par une invitation à dé poser à laquelle il était entièrement libre de

déférer ou non ;

⎯ cette invitation, qui n’était assortie d’aucune mesu re de contrainte ou de la menace d’une telle

mesure est, en tout point conforme aux usages diplomatiques et aux principes du droit

international applicables aux chefs d’Etat étrangers ;

⎯ le refus, qui n’avait pas à être justifié ⎯et ne l’a pas été ⎯ du président Guelleh d’apporter

son témoignage écrit a clos l’épisode et toute décision de la Cour de céans sur ce point est, de

toute manière, sans objet ;

⎯ en tout état de cause, je le rappelle, votre haut e juridiction n’aurait, Madame et Messieurs les

juges, pas compétence pour se prononcer sur les demandes de Djibouti le concernant puisque

l’invitation à déposer du 14février2007 est sans rapport aucun avec l’objet de la requête

djiboutienne pour lequel la France a accepté de se présenter devant vous et, qui plus est, est

postérieure à celle-ci.

II.L ES ACTES DE PROCÉDURE VISANT D ’AUTRES OFFICIELS DJIBOUTIENS

48. Madame le président, outre ses griefs concernant les actes de procédure, réels ou

imaginaires, relatifs au président Guelleh, la République de Djibouti affirme que la France a

manqué à ses obligations internationales du fait de convocations à témoigner adressées à «de hauts

responsables djiboutiens, ainsi que du fait de l’ét ablissement de mandats d’arrêt internationaux

contre ces derniers» 78, actes dont elle demande le retrait et la mise à néant .79

49. Je ne pense pas que ces demandes concernent les «mandats d’arrêt contre deux citoyens

djiboutiens» d’octobre2006, qui sont mentionnés en passant dans le mémoire de Djibouti, sans

77MD, p. 40, par. 99.
78
MD, p. 67, «Demandes», par. 2.
79Ibid., p. 68, par. 6. - 41 -

doute pour faire du poids 80 : il s’agit de personnes privées qui ne bénéficient d’aucune protection

spéciale en vertu du droit international et la Par tie adverse ne prétend pas que la délivrance de ces

mandats constitue un manquement aux obligations internationales de la France.

50. De même, je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’attarder sur la convocation à témoin qui a

été adressée le 21décembre2004 à l’ambassadeur de Djibouti à Paris par le juge d’instruction

BaudouinThouvenot dans le cadre de la procédure ouverte du chef de diffamation suite au dépôt

d’une plainte avec constitution de partie civile de Mme Borrel 81.

51. Je crois d’ailleurs comprendre que la République de Djibouti ne formule aucune

conclusion à cet égard et je relève que le l ong catalogue des demandes de Djibouti lues par son

agent lors de l’audience de mardi après-midi ne mentionne pas cet épisode.

52. Les demandes qu’il nous reste à traiter sont celles qui concluaient le mémoire :

⎯ d’une part, les convocations à témoin assist é adressées à MM Hassan Saïd Khaireh et

Ali Djama Souleiman, que vous pourrez trouver, Madame et Messieurs les juges, à l’annexe 11

des documents soumis à la Cour par Djibouti le 21 novembre ; et,

⎯ d’autre part, les mandats d’arrêt décernés contre ces mêmes personnes par la chambre

d’instruction de la cour d’appel de Versailles le 27 septembre 2006 ; ces derniers, qui n’avaient

pas été produits par la Partie djiboutienne devant la Cour de céans, constituent les annexes VII

et VIII au contre-mémoire français.

53. Les convocations à témoin ad ressées à ces deux personnalités par

M.ThierryBellancourt, vice-président du tribuna l de grande instance de Versailles chargé

d’instruire la procédure relative à la plainte en subornation de témoins déposée par Mme Borrel en

octobre 2002, ont été transmises aux intéressés par le ministre français de la justice, par l’entremise

82
de son homologue djiboutien , conformément aux dispositions des articles13 et14 de la

convention d’entraide judiciaire du 27septembre1986 ⎯dont vous avez, Madame et Messieurs

les juges, beaucoup entendu parler à un tout autre propos.

80MD, p. 33, par. 78.
81
MD, annexe 25. Voir CMF, p. 6-7, par. 1.13-1.14.
82Voir MD, annexe 30 et documents soumis à la Cour par Djibouti le 21 novembre 2007, annexes 11.1 et 11.2. - 42 -

54. Les intéressés n’ayant pas répondu à ces convocations, la chambre de l’instruction de la

cour d’appel de Versailles considérant «qu’il ex iste des indices graves ou concordants rendant

vraisemblable que les intéressés aient pu participer à la commission de l’infraction de subornation

de témoins» a, par un arrêt en date du 27septe mbre2006, décerné des mandats d’arrêt à leur

encontre, et décidé que ces mandats devaient «ê tre aussi diffusés selon les formes applicables au

83
mandat d’arrêt européen» .

55. Ces actes de procédure posent, au regard du droit international, les mêmes questions et

appellent les mêmes remarques.

56. Et d’abord, comme je viens de le ra ppeler qu’ils sont, eux aussi, sans rapport avec

l’affaire au sujet de laquelle la juge d’instruction près le tribunal de grande instance de Djibouti a

émis une commission rogatoire internationale en novembre2004. Ce n’est donc à nouveau qu’à

titre subsidiaire que j’évoquerai les raisons de fond pour lesquelles, de toutes manières, ces

demandes ne peuvent être que rejetées.

57. Elles sont principalement au nombre de deux :

⎯ en premier lieu, les intéressés ne bénéficient p as d’une protection internationale particulière du

fait de leurs fonctions ;

⎯ en second lieu, Djibouti ne saurait s’abriter de rrière les manquements à la convention de 1986

qu’elle impute à la France pour se soustraire (ou soustraire ses ressortissants) aux obligations

découlant de cet instrument.

1. L’immunité de juridiction invoquée par Djibouti au profit de
ses ressortissants est irrecevable

58. Selon les indications données par la Ré publique de Djibouti, les intéressés sont

«respectivement procureur de la République de D jibouti et chef de la sécurité nationale de

Djibouti» 8. Contrairement à ce que soutiennent nos adversaires, ce ne sont pas là des fonctions de

nature à soustraire leurs titulaires à leurs obligati ons en matière pénale. Et je précise, pour lever

toute ambiguïté, qu’il ne suffit évidemment pas que le Gouvernement djiboutien ait jugé opportun

de nommer l’un des deux intéressés comme agent, puis conseil, de la République de Djibouti

83
CMF, annexe VII.
84MD, p. 52, par. 1.38. - 43 -

devant la Cour de céans pour que cette nomina tion confère à cette personne des immunités dont

elle ne saurait bénéficier pour les faits antérieurs à cette nomination. Tout au plus, M. Souleiman

peut-il se prévaloir des immunités qui lui sont nécessaires pour s’acquitter de cette mission

⎯ immunités que la France a toujours scrupuleusement respectées et fait respecter.

59. Au bénéfice de cette remarque, il n’y a au cune raison pour reconnaître à un procureur de

la République ou à un chef de la sécurité nationale des immunités de juridiction pour des crimes ou

des délits de droit commun. Pour essayer d’établir le contraire, la Partie djiboutienne, qui traite de

la question par prétérition dans sa requête, a invoqué, dans un bref passage de son mémoire 85 :

⎯ la convention de 1973 sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes

jouissant d’une protection internationale ;

⎯ l’arrêt de la Cour de céans dans l’affaire du Mandat d’arrêt ; et

⎯ les conventions de 1961 sur les relations diplomatiques et de 1969 sur les missions spéciales.

Aucun de ces textes ne lui est pourtant d’un grand secours.

60. Je comprends mal, Madame le président, la fascination que semble exercer la convention

de1973 sur la Partie adverse. Comme je l’ai dit, celle-ci n’a strictement aucun rapport avec les

faits de notre affaire et il ne me paraît pas utile d’y revenir ⎯ sinon pour noter qu’en tout état de

cause la définition des personnes protégées autres que les chefs d’Etat ou de gouvernement et les

ministres des affaires étrangères, ne fournit auc un argument particulier permettant d’y inclure les

deux intéressés :

«Aux fins de la présente convention :

1. L’expression «personne jouissant d’une protection internationale» s’entend :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

b) de tout représentant, fonctionnaire ou pers onnalité officielle d’un Etat …, qui … a
droit conformément au droit international à une protection spéciale…»

C’est répondre à la question de savoir quels officiels ont le droit à une protection spéciale par la

question elle-même : ce sont ceux qui ont ce droit en vertu du droit international… Et cela, vous en

conviendrez, ne nous avance pas beaucoup.

85
MD, p. 51-52, pars. 137-138. - 44 -

61. L’arrêt de la Cour dans l’affaire du Mandat d’arrêt est certainement plus édifiant bien

que la haute juridiction ait pris soin de préciser explicitement qu’elle n’ examinait que la question

de l’immunité de juridiction pénale «d’un ministre des affaires étrangères» (Mandat d’arrêt du

11avril2000 (République démocratique du C ongo c.Belgique), arrêt, C.I.J.Recueil2002 , p.21,

par. 51), qui, en vertu du droit coutumier, ne se voit reconnaître d’immunités que «pour lui

permettre de s’acquitter librement de ses fonctions pour le compte de l’Etat qu’il représente» 8. Je

ne vais pas relire les paragraphes 53 et54 de votre arrê t de2002: ils sont reproduits au

paragraphe4.31 du contre-mémoire français. Il s’agit d’un passage très important ⎯ et qui

explique largement la solution que vous avez rete nue dans cette affaire, qui tient au caractère

entièrement «exogène», tourné vers l’extérieur, des fonctions d’un ministre des affaires étrangères.

Ce n’est, à l’évidence, pas le cas d’un chef de la sécurité nationale ou d’un procureur.

62. Pour tenter d’établir le contraire, Djibou ti a produit, le 21 novembre dernier, deux séries

de documents «concernant les fonctions intern ationales» respectivement du procureur de la

République de Djibouti et du chef de la sécurité nati onale de Djibouti. Il s’agit, dans les deux cas,

de documents assez hétérogènes où l’on trouve surtout ⎯à côté de certaines pièces plus

exotiques ⎯ quelques invitations à l’étranger et divers ordres de mission délivrés récemment.

Quelques remarques simplement :

1. Il est étonnant de constater une soudaine et étrange multiplication d es missions à l’étranger

envisagées par ces deux fonctionnaires djiboutiens durant ces derniers mois. S’agissant de

M.SouleimanAli, Djibouti a fourni un ordre de mission datant de 1999 87, un autre de2004

88 89
(pour se rendre en France) , un troisième de janvier 2006 ; et les quatre autres sont

90
concentrés sur une période allant du 19 juin au 7 novembre 2007 . Les documents produits à

l’appui de l’affirmation du caractère internati onal des fonctions de M.Saïd Khaireh sont

répartis d’une manière comparable dans le temps. Les uns comme les autres montrent que le

demandeur s’est aperçu, au cours de la préparation des plaidoiries écrites dans la présente

86Ibid., p. 21, par. 53.

87Documents soumis à la Cour par Djibouti le 21 novembre 2007, annexe 9.1.
88
Annexe 9.2.
89Annexe 9.3.

90Annexes 9.4-9.8. - 45 -

affaire, qu’il pouvait être important d’établir le caractère international des fonctions de ces deux

officiels. Et que l’on ne vienne pas nous dire qu’il s’agit d’exemples choisis au hasard ou plus

commodes à établir que d’autres plus anciens: dans tous les Etats, les archives regorgent de

documents de ce type et il eût été aisé, pour les très capables conseils de Djibouti d’effectuer

une sélection plus convaincante si les faits avaient été conformes à leurs espoirs.

2. S’agissant plus particulièrement de M. Saïd, je relève que l’organigramme de la présidence de

la République que la Partie djiboutienne a produit en novembre 91 ne montre nullement qu’il soit

investi de fonctions essentiellement tournées vers l’extérieur. Du reste, Djibouti reconnaît

expressément que, «[c]oncernant les fonctions qui sont les siennes, la France a raison de

souligner qu’elles sont «essentiellement inte rnes», tout autant que celles du procureur

92
général» .

3. Pour ce qui est de M. Souleiman, le professeur Condorelli a également concédé d’emblée

93
qu’«[i]l est indéniable que … ses fonctions sont «essentiellement internes»» . Cette limitation

de son rôle international est conforme à la d escription de ses fonctions, telle qu’elle résulte des

textes instituant un procureur de la République et qui sont cités et analysés dans le

94
contre-mémoire de la France . Il est du reste remarquable que sur les six documents produits,

trois concernent la représentation de Djibouti à la conférence des Etats parties au Statut de la

CPI. D’une façon générale, à l’exception peut-ê tre de l’une d’elles, dont on peut admettre

qu’elle est vraiment intuitu personae ou, plutôt, intuitu functionis (il s’agit d’une invitation à

95
participer à la conférence régionale de l’Association des procureurs de l’Afrique) , ces

invitations et ces missions ne sont, en aucune ma nière, liées à la fonction de procureur général

exercée par M. Souleiman : il a été désigné pour celles-ci (essentiellement après que le présent

différend se fut cristallisé); de nombreux autres dignitaires djiboutiens eussent pu l’être tout

aussi bien. Et,

91Annexe 10.1.
92
CR 2008/3, p. 13, par. 19.
93
CR 2008/3, p. 8, par. 7 (Condorelli citant le CMF, p. 57, par. 4.32).
94CMF, p. 57-58, par. 4.32.

95Documents soumis à la Cour par Djibouti le 21 novembre 2007, annexe 9.4. - 46 -

4. si je peux ajouter une petite note personnelle, je puis vous assure r, Madame le président, qu’en

tant que professeur, fonctionnaire de la République française, je reçois davantage d’invitations

et effectue davantage de déplacements à l’étranger que MM. Saïd et Souleiman réunis ⎯ et

pourtant, je crains fort de ne pouvoir, raisonna blement, revendiquer les immunités dont ils se

prévalent ⎯ sauf si je fais l’objet, à tort, d’une arrestation de la part de la police néerlandaise

lorsque j’ai le privilège de plaider devant vous...

63. C’est que les immunités ne sont pas accordées aux fonctionnaires de l’Etat du simple fait

que, dans l’exercice de leurs fonctions, ils peuve nt être conduits, plus ou moins occasionnellement,

ou même régulièrement, à effectuer des missions à l’ étranger. Il n’en va ainsi que si de telles

immunités sont indispensables pour que ces miss ions puissent être effectuées et à condition

qu’elles soient inhérentes aux fonctions en question. C’est cette vision, raisonnablement restrictive

⎯et, à vrai dire, raisonnable «tout court» ⎯ que traduit votre arrêt de 2002 qui insiste sur «la

nature des fonctions exercées par un ministre des affaires étrangères» (Mandat d’arrêt du

11 avril 2000 (République démocratique du Congo c.Belgique), arrêt, C.I.J.Recueil2002 , p. 21,

par. 53), qui représente l’Etat «du seul fait de l’exercice de sa fonction» ( ibid., p. 22, par. 53), ce

qui n’est évidemment le cas ni d’un chef de la sécurité nationale, ni d’un procureur de la

République, auxquels il peut arriver de représenter leur Etat mais qui doivent, pour ce faire, être

investis d’une mission spéciale et présenter des pleins pouvoirs ⎯ce qui veut dire aussi qu’ils

peuvent ne pas représenter l’Etat (en ce sens que les missions spéciales dont ils peuvent être

chargés peuvent, tout aussi bien, être accomplies par d’autres).

64. Telle est aussi la raison pour laquelle l’ invocation par Djibouti de la convention de 1969

sur les missions spéciales 96, à laquelle, du reste, ni la France ni Djibouti ne sont parties, ne peut

davantage emporter la conviction. Comme s on nom l’indique, une mission «spéciale» est

constituée sur une base ad hoc pour, conformément à la définition donnée à l’article 1, litt. a) de la

convention, «traiter … de questions déterminées ou pour remplir…une tâche déterminée». Elle

est composée de «représentants de l’Etat d’en voi», expression qui «s’entend de toute personne à

97
qui l’Etat d’envoi a attribué cette qualité» ⎯ ce qui signifie aussi, d’une part, que n’importe qui

96
Voir MD, p. 53, par. 139.
97Art. 1, litt. e). - 47 -

peut avoir la qualité de représentant de l’Etat dans le cadre d’une mission spéciale du moment que

l’Etat d’envoi le décide et en informe l’Etat de réception et que ce dernier ne s’y oppose pas, et,

d’autre part, que personne n’a cette qualité, ipso facto, du fait de ses fonctions à l’intérieur de

l’Etat. Pas davantage MM. Saïd et Souleiman que quiconque. Moyennant quoi, si Djibouti et un

Etat tiers conviennent de recourir à une mission spéciale «pour traiter d’ une question déterminée»

et si la République de Djibouti décide d’y nommer l’un ou l’autre des deux intéressés, on peut

admettre que les immunités prévues à l’article 31 de la convention de 1969 seraient opposables en

98
tout cas aux Etats parties à celle-ci . Mais outre que, comme je l’ai dit, ce n’est le cas ni de la

France, ni de Djibouti, ce n’est, de toute manière, pas ainsi que le problème se pose en l’espèce, et

il est dès lors inutile de se poser la question du car actère codificateur (ou non) de cette disposition :

aucun des deux intéressés n’a été arrêté ou menacé d’être arrêté à l’occasion d’une mission

spéciale.

99
65. Il va de soi que la convention de Vi enne de 1961 n’est pas davantage pertinente : ni le

colonel Saïd, ni M. Souleiman ne sont diplomates et les immunités qui y sont prévues en faveur de

ceux-ci ne leur sont pas applicables.

66. Il résulte de tout ceci qu’aucune des de ux personnalités concernées ne bénéficie du fait

de ses fonctions de l’immunité de juridiction do nt Djibouti se prévaut et que rien n’empêchait

qu’elles soient convoquées en tant que témoins assistés par le juge d’instruction de Versailles, ni

que la chambre d’instruction de la cour d’appel délivre à leur encontre des mandats d’arrêt à la

suite de leur refus de déférer à cette convocation.

67. Avant d’en terminer sur ce point, il me faut relever le raisonnement singulier du

professeur Condorelli selon lequel, si j’ai bien compris, les pressions dont il s’agit auraient été

exercées par le procureur de la République dans l’exercice de ses fonctions officielles ⎯ ou,

peut-être, dans le cadre d’une mission spéciale de l’intéressé effectuée à Bruxelles en 2002 100? Au

demeurant, si une telle «mission» devait assurer à l’intéressé la protection de certaines immunités

98Voir CR 2008/3, p. 9, par. 9 (Condorelli).
99
Voir requête, p. 9, par. 16 ; MD, p. 52, par. 139.
100Voir CR 2008/3, p. 9-10, par. 10-11 (Condorelli) et p. 12, par. 17 (Condorelli). - 48 -

101
ce ne pourrait être qu’à l’égard de la Belgi que (si ce pays avait consenti à cette mission ⎯ ce

dont il y a de sérieuses raisons de douter), mais cela ser ait, de toute manière, sans effet vis-à-vis de

la France qui était totalement étrangère à la «mission» en question.

68. Ni l’exercice des fonctions, ni le dro it applicable aux missions spéciales ne pouvant,

raisonnablement, être invoqués à l’appui des prétendues immunités dont aurait bénéficié l’intéressé

dans le cadre des faits dont il est soupçonné et qui lui ont valu d’être convoqué comme témoin

assisté par le juge d’instruction de Versailles, puis d’être mis sous le coup d’un mandat d’arrêt, le

tenace conseil de Djibouti se place sur un autre terrain: il met en cause la compétence du juge

français pour procéder à l’instruction en cause ⎯ celle, je le rappelle, re lative à la subornation de

témoins et non celle portant sur les causes de la mort de Bernard Borrel. Indépendamment de son

incompétence pour se prononcer sur les conclusions de Djibouti concernant cette autre affaire, il est

clair qu’en aucune manière, la Cour ne saurait êt re appelée à apprécier l’étendue de la compétence

d’une juridiction nationale ⎯ en tout cas, dans des circonstances de ce type.

69. Mais même si, pour les besoins de la discussion, on laisse de côté l’incompétence

manifeste de la Cour de céans à cet égard ⎯que le conseil de Djibouti finit d’ailleurs par

reconnaître 102⎯ mais après avoir tenté de jeter dans les esprits un doute que je souhaite lever, il va

sans dire que les arguments de M. Condorelli sur ce point ne sauraient être retenus.

70. En premier lieu, il fait mine de s’ indigner de l’exercice prétendu d’une «sorte

d’étonnante compétence universelle … qui permettrait au juge pénal français d’exercer son pouvoir

répressif à l’encontre d’un étranger accusé d’infractions n’ayant manifestement rien à voir avec des

crimes internationaux, qui auraient été commises à l’étranger, au préjudice d’une victime elle aussi

étrangère, laquelle aurait été impliquée dans des événements prétendument intervenus…à

l’étranger !» 103. Peu après, M.Condorelli a proféré les mêmes allégations à propos des soupçons

104
de pressions sur témoins pesant sur M.Saïd . Dans les deux cas, c’est bien mal poser le

problème ⎯ et cette façon de le faire ne prend guère en compte les aspects humains, terriblement

101Voir l’article 2 de la convention sur les missions spéciales du 8 décembre 1969.
102
CR 2008/3, p. 12, par. 16 (Condorelli).
103CR 2008/3, p. 10, par. 13 (Condorelli).

104CR 2008/3, p. 13-14, par. 20. - 49 -

douloureux, de la présente affaire. Mais, sur le plan juridique, un e telle assertion ne résiste pas à

l’examen des conditions de saisine du tribunal de Versailles.

71. Il suffit, à cet égard, de rappeler que, le 19 novembre 2002, MmeBorrel, citoyenne

française, a déposé auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris

une plainte avec constitution de partie civile du chef de subornation de témoin au motif des

pressions qui auraient été exercées sur un certain M. Alhoumekani, afin qu’il ne maintienne pas les

termes de sa déposition impliquant des dignita ires djiboutiens dans la mort de son mari,

105
Bernard Borrel. Suite au dépaysement de l’affaire ordonné par la Cour de cassation , ce dossier

est instruit au tribunal de grande instance de Versailles.

72. Les articles 113-6 à 113-8 du code pénal français établissent la compétence des

juridictions françaises pour tout délit commis à l’étranger au préjudice d’une victime française

⎯ ce qui est le cas en l’espèce ⎯ à la condition que la victime ait saisi les juridictions françaises

d’une plainte officielle ⎯ comme cela a été le cas aussi dans cette affaire. Cela n’a rien à voir avec

une quelconque prétention à l’exercice d’une compétence universelle par le tribunal de Versailles.

73. Quant à l’argument selon lequel la position des juridictions françaises constituerait «un

exemple impressionnant de double standard» 106, au prétexte qu’un juge d’instruction de Paris a, par

107
une ordonnance de non-lieu du 7février2002 , constaté l’incompétence des juridictions

françaises pour connaître d’une plainte avec cons titution de partie civile à l’initiative de

108
MM.Hassan Saïd et Mahdi Ahmed Cheick des chefs de faux témoignage et de complicité , il

n’est pas mieux établi: en effet, les plaignant s, ressortissants djiboutiens (et non français),

dénonçaient des faits commis à l’étranger par un de le ur compatriote. Il n’y a pas là deux poids et

deux mesures ⎯ simplement des solutions différentes données à des problèmes qui se posaient en

termes différents. Dans le cas de la plainte de Mme Borrel, les juges français peuvent se fonder sur

un titre de compétence lié à la nationalité de la victime, dans le cas de la plainte des MM. Saïd et

105CMF, annexe VI.
106
CR 2008/3, p. 11, par. 13 (Condorelli).
107Annexe 8.2 aux documents déposés au Greffe de la Cour le 21 novembre 2007.

108Voir CR 2008/3, p. 10-11, par. 13 (Condorelli). - 50 -

Cheick, le tribunal saisi ne pouvait se prononcer ⎯ sauf à se voir reprocher (cette fois à juste titre)

l’exercice d’une compétence universelle qui ne reposerait sur aucun titre.

74. Mais, sur le plan juridique, la thèse principale soutenue par le professeur Condorelli (et

qui constitue une nouveauté par rapport à l’argumenta tion du mémoire) est plus insolite encore.

Elle repose sur le principe selon lequel «tout Etat doit considérer les actes de l’organe d’un Etat

étranger agissant ès qualités comme attribuables à cet Etat, et non pas à la personne revêtant la

qualité d’organe, qui ne saurait en être tenue co mme pénalement responsable à titre individuel» 109.

A vrai dire, par elle-même, cette proposition n’a ri en d’extravagant et je me garderais bien de

contredire les autorités la soutenant, que mon contradicteur a savamment et longuement citées 110.

Ce qui prête à discussion, ce n’est pas le principe; ce sont les conséquences, vraiment

inacceptables, qu’il en tire ⎯ d’ailleurs plus par implication qu’explicitement.

75. Donc, Madame le président, le point de départ, c’est que, lorsqu’ils agissent es qualités,

les organes de l’Etat engagent non pas leur res ponsabilité individuelle, mais celle de l’Etat; par

voie de conséquence, leurs actes bénéficient des imm unités de l’Etat. Jusqu’ici, pas de problème.

Et nous sommes également d’accord pour penser, toujours avec le professeur Condorelli, qu’en

revanche, en dehors de quelques organes ou catégor ies d’organes que l’on peut compter sur les

doigts d’une main (le chef de l’Etat, le ministre des affaires étrangères, le chef du Gouvernement,

et les diplomates ⎯ dans des mesures du reste variables), il est totalement exclu «que l’on puisse

prétendre que des personnes revêtant la qualité d’organe d’un Etat, même de rang élevé, jouissent

d’immunités personnelles (dites ratione personae) tant soit peu comparables à celles que le droit

111
international garantit en faveur des organes suprêmes des Etats!» . Là où le bât blesse, c’est à la

«jointure» de ces deux propositions.

76. Car le professeur Condorelli tout en se défendant, vertueusement, de commettre

l’«hérésie» consistant à reconnaître des immunit és absolues aux organes de l’Etat autres que les

quelques-uns que je viens de citer, la commet résolument dans les faits. Bien qu’il reconnaisse que

ces autres organes ⎯dont le procureur général et le chef de la sécurité nationale de Djibouti ⎯

109CR 2008/3, p. 12, par. 17 (Condorelli) ; voir aussi p. 14, par. 21 et p. 15, par. 23 (Condorelli).
110
CR 2008/3, p. 15-17, par. 24-30 (Condorelli).
111CR 2008/3, p. 15, par. 23 (Condorelli). - 51 -

jouissent non d’immunités personnelles (comme Djibouti le prétendait dans son mémoire) 112, mais

113
d’immunités seulement fonctionnelles , mon contradicteur prive en réalité la distinction de tout

effet: tout pour lui, relève de ces dernières, car tout rentre dans les fonctions officielles ⎯ y

compris, semble-t-il, la subornation de témoins.

77. Tel ne saurait être le droit ⎯ ou, plutôt, telle ne saurait être la conséquence des principes

si justes énoncés au nom de la Partie adverse. Il doit y avoir ⎯ et il y a ⎯ une différence entre les

immunités absolues dont bénéficient certains organes de l’Etat (dont le procureur et le chef de la

sécurité nationale de Djibouti ne font pas partie) et, celles, fonctionnelles, qui s’appliquent à tous

les autres organes. La différence tient à une «pr ésomption»: dans le cas d’un chef de l’Etat en

fonction (ou d’un ministre des affaires étrangères), la «présomption d’immunité» est absolue et,

sans doute, irréfragable. Il est couvert par les immu nités, un point c’est tout ; par contre, pour les

autres fonctionnaires de l’Etat, cette présomption ne joue pas et l’octroi (ou le refus) des immunités

doit être décidé au cas par cas, en fonction de tous les éléments de l’affaire. Ceci suppose que c’est

aux juges nationaux qu’il appartient d’apprécier si l’on se trouve face à des actes accomplis ⎯ ou

non ⎯ dans le cadre des fonctions officielles.

78. Tout raisonnement contraire aurait une por tée dévastatrice et signifierait qu’il suffit à

tout fonctionnaire, quel que soit son grade ou ses fo nctions, d’affirmer qu’il agissait dans le cadre

de ses fonctions, pour échapper à toute poursuite pénale dans un Etat étranger. Cela défie la raison

et ne correspond heureusement pas à la pratique des Etats. Pour ne citer qu’un exemple, tiré de la

jurisprudence française : le directeur exécutif chargé de la marine marchande de la Malta Maritime

Authority, responsable à ce titre de la délivran ce du pavillon, a été personnellement mis en cause

dans le cadre de la procédure judiciaire ouverte à la suite du naufrage du pétrolier Erika. Sa qualité

de fonctionnaire n’a nullement empêché qu’une pro cédure pénale soit intentée à son encontre. Et

ce n’est qu’après une procédure pénale «normale » que la cour de cassation française a reconnu le

bien-fondé de sa position selon laquelle il lui était «fait grief d’actes de puissance publique

accomplis dans le cadre de ses fonctions pour le compte et sous le contrôle de l’Etat de Malte» ; en

112
MD, p. 51-52, par. 137-138.
113CR 2008/3, p. 15, par. 23 (Condorelli). - 52 -

conséquence, la Cour a jugé qu’il devait bénéficier , en tant qu’agent de l’Etat, de l’immunité de

114
juridiction pénale reconnue aux Etats étrangers .

79. En cette affaire de subornation de témoins, rien, évidemment, n’empêchait ⎯ ni

n’empêche ⎯ les intéressés d’invoquer devant le juge pénal français les immunités dont Djibouti

se prévaut aujourd’hui en leur nom. Mais ils doi vent, pour cela, lui permettre d’apprécier leurs

arguments en ce sens. Or, ni l’un, ni l’au tre, ne se sont prévalus de ces immunités ⎯ fût-ce par

correspondance. Il est vrai, comme je l’ai m ontré il y a quelques instants, que les arguments

singuliers que met en avant le professeur Condore lli sur ce point n’ont guère de chance d’emporter

la conviction des juges. Au lieu de faire cela, les personnes intéressées se sont établies sur la

soit-disant non-réciprocité que constituerait le comportement de la France.

80. Il est, Madame le président, fort para doxal de constater que l’ Etat demandeur, qui dit

attacher tant de prix à un parfait respect de la convention de 1986, la viole ouvertement s’agissant

de la convocation de ces personnes en tant que témoins assistés puisqu’il a refusé de laisser les

témoins en question répondre à la convocation.

81. Madame le président, au terme de cette in tervention, je pense avoir montré que les actes

de procédure effectués en France dans le cadre de divers dossiers (que la Partie demanderesse

présente à tort comme un tout alors qu’ils concer nent des affaires entièrement distinctes) n’ont

porté aucune atteinte aux immunités ou à la dignité des officiels djiboutiens concernés ;

1) la demande de témoignage ad ressée au chef de l’Etat de Djibouti en 2005 ne relevait pas des

dispositions des articles101 et suivants du code de procédure pénale et n’était évidemment

assortie d’aucune menace d’acte de contrainte ; elle n’a eu aucune suite et n’est pas de nature à

faire l’objet d’une décision judiciaire par la Cour ;

2) en revanche, l’invitation à témoigner adressée au président Guelleh en 2007 était parfaitement

régulière en la forme et au fond, et conforme aux usages diplomatiques; le refus de son haut

destinataire d’y donner suite a mis un point final à cet épisode ; au demeurant,

3) la France reconnaît pleinement le caractère en principe absolu de l’immunité de juridiction

pénale des chefs d’Etat étrangers ;

114Chambre criminelle, 23 novembre 2004, n de pourvoi 04-84265, Bull. crim. 2004, n 292, p. 1096 (disponible
sur http://www.legifrance.gouv.fr). - 53 -

4) il en va différemment de MM. Saïd et Souleima n, dont les fonctions ne justifient en aucune

manière l’immunité de juridiction absolue et gé nérale qu’invoque Djibouti en leur faveur ; dès

lors,

5) les convocations à témoin assisté auxquels ils n’ont pas donné suite et les mandats d’arrêt

décernés à leur encontre ne sont contraires à auc une obligation internationale de la France ; en

revanche,

6) en s’opposant à ce que ces personnes donnent le ur témoignage, la Ré publique de Djibouti a

violé les obligations internationales lui inco mbant en vertu de la convention d’entraide

judiciaire de 1986 ;

7) et enfin, je le répète, je ne formule toutes ces conclusions qu’à titre subsidiaire: ces actes de

procédure ne sont pas couverts par le consen tement que la République française a donné à

l’examen de la requête par la Cour, qui n’a donc pas compétence pour en connaître.

Avec votre permission, Madame le président, je passe maintenant, sans transition, à la

seconde partie de ma présentation qui, en réalité, est une brève plaidoirie distincte.

L ES CONSÉQUENCES JURIDIQUES DES FAITS PRÉTENDUMENT ILLICITES
DE LA R ÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1. Cette dernière plaidoirie de premier tour au nom de la République française sera

consacrée, on pourrait presque dire, «selon l’usag e», à un examen des conséquences des faits

prétendument illicites reprochés à la France par Djibou ti. Mais, il faut bien le dire, cet exercice

obligé a un petit côté «masochiste»: la Partie défenderesse, après avoir longuement exposé les

raisons pour lesquelles les griefs qui lui sont fa its sont mal fondés, et l’engagement de sa

responsabilité totalement exclu, en vient, dans sa dernière plaidoirie, à envisager les conséquences

de faits internationalement illicites dont elle récuse la réalité. Il convient que cela soit fait ⎯ mais

ça ne peut l’être qu’à titre subsidiaire, «par pr écaution», dans l’hypothèse tout à fait improbable où

vous retiendriez, Madame et Messieurs de la Cour, une partie de l’argumentation que la République

de Djibouti vous a présentée.

2. Au surplus, en l’espèce, le chapitre 5 du c ontre-mémoire français examine de façon assez

complète les conséquences que pourrait avoir l’engagement ⎯ hypothétique ⎯ de la responsabilité - 54 -

de la France dans la présente affaire 115 et je dois dire n’avoir pas trouvé dans l’exposé, pourtant fort

e
long, de M van den Biesen consacré aux «remèdes» de mandés par Djibouti matière à modifier

notre position. Je m’en voudrais dès lors, Madame et Messieurs de la Cour, de vous infliger une

longue plaidoirie, qui ne pourrait être qu’assez inu tilement académique. Et il me semble que je

peux me borner à résumer les données concrètes de la question, à la lumière des éléments énoncés

mardi après-midi par mon contradicteur.

3. Néanmoins, je suivrai pour cela un plan différent de celui qu’avait adopté

M.vandenBiesen. Il me paraît en effet très artificiel de traiter en même temps, de manière

indifférenciée et assez floue, de toutes les très nombreuses demandes de la Partie djiboutienne

telles qu’elles sont formulées dans les conclusions qu’a lues son agent lors de l’audience de mardi

dernier. On ne peut, en particulier, pas app liquer les mêmes «remèdes» à la prétendue violation

constituée par le refus de la commission rogatoire d’ une part et aux violations alléguées en matière

d’immunités, d’autre part. Aussi traiterai-je séparément des conclusions relatives à l’une et aux

autres, en suivant, peu ou prou, l’ordre des conclu sions de la République de Djibouti (dans leur

nouvelle version).

De4u.x caveat généraux s’imposent cependant :

⎯ d’une part, alors que les conclusions 1 et 2 se rapportent clairement au refus de la France de

donner une suite favorable à la commission rogatoire internationale de novembre 2004 et celles

os
figurant sous les n 3 à 8 aux questions d’immunités, l es trois suivantes semblent avoir un

caractère «transversal» ;

⎯ d’autre part, je tiens à rappeler de la manière la plus ferme, que la République française n’a pas

donné son consentement à l’examen par la Cour des problèmes liés aux immunités des officiels

djiboutiens, qui ne sont pas couverts par l’objet de la requête tel que l’Etat demandeur l’a

défini.

Et il va de soi que je ne reviendrai pas sur la question de l’indemnisation, puisque Djibouti a

formellement retiré ses conclusions en ce sens 11.

115
CMF, p. 63-72.
116CR 2008/3, p. 18, par. 2 (van den Biesen). - 55 -

I. Les conclusions djiboutiennes relatives au refus de donner suite à
la commission rogatoire internationale

5. Madame le président, les conclusions de l’Etat demandeur en ce qui concerne la

commission rogatoire sont, entre le mémoire et la procédure orale, devenues extrêmement

complexes. L’objectif demeure : Djibouti demande à la Cour d’enjoindre la France de transmettre

le «dossier Borrel», mais tant le fondement que les modalités de cette remise font l’objet de

«raffinements» qui appellent, l’un et les autres, de brèves observations.

o
6. Aux termes de la conclusion n 1, la Cour est priée de dire et juger «[q]ue la République

française a violé ses obligations en vertu de la convention de 1986» 117. Cela c’est une conclusion

qui vise à obtenir une satisfaction et, dans son principe, nous n’avons rien à y redire ⎯ si ce n’est,

bien sûr, que nous en contestons le bien-fondé; mais je ne pense pas qu’il soit utile d’y revenir:

cela a été l’objet du chapitre 3 de notre contre-mém oire et de toute la plaidoirie de mon collègue et

ami Hervé Ascensio.

7. Mais c’est la suite qui est plus troublante car, justement, la République de Djibouti revient

en ce qui la concerne sur les motifs (alternatifs) qui devraient, selon elle, vous conduire à faire ces

constatations. Elle vous invite en effet à constater que la France aurait manqué à ses obligations :

«i)en n’ayant pas mis en Œuvre son engagement en date du 27janvier2005 à
exécuter la demande de commission roga toire de la République de Djibouti

en date du 3 novembre 2003 ;

ii)ou subsidiairement, en n’ayant p as exécuté son obligation en vertu de

l’article 1 de ladite convention suite à son refus illicite contenu dans la lettre
du 6 juin 2005 ;

iii) ou subsidiairement encore, en n’ayan t pas exécuté son obligation en vertu de
l’article 1 de ladite convention suite à son refus illicite contenu dans la lettre
du 31 mai 2005» 11.

119
Ce faisant, Djibouti confond, décidément, les moyens et les conclusions ; pour reprendre la

formule de la Cour dans l’affaire des Pêcheries anglo-norvégiennes, «[c]e sont là des éléments qui,

117
CR 2008/3, p. 36, par. 4.1 (Doualeh).
118Ibid.

119Voir CMF, p. 13, par. 2.19, et la juri sprudence citée et la réponse de Djibouti in CR 2008/2, p.27, par.16
(Condorelli). - 56 -

le cas échéant, pourraient fournir les motifs de l’arrêt et non en constituer l’objet» ( Pêcheries

(Royaume-Uni c. Norvège), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 126) 120.

8. En soit, ceci n’a d’ailleurs pas une grande im portance même si la Cour a, dans le passé,

121
mis en garde contre les inconv énients d’une telle confusion . Mais les motifs alternatifs

qu’avance l’Etat demandeur appellent tout de même quelques observations :

122
⎯ comme l’a montré HervéAscensio hier après-midi , il est tout à fait impossible de parler

d’«engagement» à propos de la lettre du directeur du cabinet du ministre de la justice à

123
l’ambassadeur de Djibouti à Paris, en date du 27 janvier 2005 ⎯ en tout cas d’engagement

de transmettre le dossier ⎯ décision qui ne pouvait être prise que par le juge d’instruction ; si

«engagement» il y a, il n’a été pris par l’auteur de la lettre qu’en vue de hâter la procédure;

mais cette obligation de comportement ne saurait s’analyser en une promesse quant au résultat ;

la conclusion maintenant principale de la Partie adverse ne saurait donc prospérer ; le problème

pour Djibouti est que les motifs invoqués à l’appui de ses conclusions subsidiaires ne sont pas

mieux fondés ;

⎯ celles-ci témoignent d’une intéressante incertitude et montrent que le demandeur lui-même

éprouve bien des difficultés pour déterminer quel peut bien être le fait générateur du fait

internationalement illicite qu’il impute à la Fran ce: est-ce la lettre du 6juin2005 ou celle du

31 mai 2005 ? (qu’il dit par ailleurs n’avoir pas reçue ⎯ alors même qu’il en cite le texte dans

sa requête ; en tout cas, le fait qu’il en fasse un des éléments de ses conclusions, va à l’encontre

de sa demande visant à la tenir pour «inexist ante aux fins de la présente procédure»

124
(«non-existent» «for the purposes of the present case») ;

⎯ en outre, quand bien même la Cour considèr erait que l’un quelconque de ces motifs serait

fondé ⎯ quod non, il n’en résulterait certainement pas qu’elle pourrait, ou devrait, ordonner à

120Voir aussi Minquiers et Ecréhous (France/Royaum e-Uni), arrêt, C.I.J.Recueil1953 , p. 52; Nottebohm

(Liechtenstein c. Guatemala), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1955, p. 16 ; Essais nucléaires (Australie c. France),
arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 262, par. 29 et Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la
Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 449, par. 32.
121
Voir Pêcheries (Royaume-Uni c.Norvèg e), arrêt, C.I.J.Recueil1951 , p.125-126. Voir aussi Temple de
Préah Vihéar (Cambodge c.Thaïlande), fond, arrêt, C.I.J.Recueil1962 , p.32, et Droit de passage sur territoire indien
(Portugal c. Inde), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1960, p. 28.
122
CR 2008/4, p. 55, par. 40.
123MD, annexe 21.

124CR 2008/2, p. 34, par. 20 et p. 41, par. 45 (van den Biesen). - 57 -

la République française de transmettre le « dossier Borrel» à la République de Djibouti ⎯ en

tout ou en partie.

9. Et cela me conduit à la deuxième conclusion de Djibouti qui vise, précisément, à cela.

Mais il me semble que cette demande se heurte à de graves objections ⎯à la fois parce que, en

règle générale, il n’appartient pas à votre haute juridiction d’adresser des injonctions à des Etats

souverains; et parce que, en l’espèce, ceci serait profondément contraire à l’esprit même de la

convention d’entraide judiciaire de 1986.

10. Comme la Cour l’a clairement indiqué dans un célèbre passage de son arrêt dans l’affaire

du Cameroun septentrional : «Il y a des limitations inhérentes à l’exercice de la fonction judiciaire

dont la Cour, en tant que tribunal, doit toujours tenir compte.» ( Cameroun septentrional

(Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.
J. Recueil 1963, p. 29.)

11. Parmi ces limitations, la plus fondamental e est celle qui conduit la Cour à s’abstenir

d’adresser des injonctions aux Etats souve rains. Dès 1925, dans l’affaire des Concessions

Mavrommatis, la Cour permanente a souligné que, «[s]’il re ntre dans les attributions de la Cour de

proclamer le droit du concessionnaire à la réadapta tion de ses contrats, elle ne saurait fixer

elle-même les modalités que ce tte réadaptation comporte» ( Concessions Mavrommatis à

Jérusalem, arrêt, 1925, C.P.J.I. série A n o5, p. 50).

12. La Cour actuelle a réaffirmé cette position da ns son principe, entre autres, dans son arrêt

LaGrand : «les Etats-Unis d’Amérique devront, en mettant en Œuvre les moyens de leur choix,

permettre le réexamen et la révision du verdict de culpabilité et de la peine en tenant compte de la

violation des droits prévus par la convention» ( LaGrand (Allemagne c.Etats-Unis d’Amérique),

arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 516, par. 128 7). Voir aussi Avena et autres ressortissants mexicains

(Mexique c.Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004, p.62, par.31). Et vous avez pris

une position comparable dans l’affaire du Mandat d’arrêt (Mandat d’arrêt du 11avril2000

(République démocratique du Congo c.Be lgique), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p.32, par.76). De

même, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré d’une façon très claire qu’

«[i]l n’appartient pas à la Cour d’indiquer les mesures à prendre par l’Irlande sur le
point considéré; elle laisse à l’Etat con cerné la détermination des moyens à utiliser - 58 -

dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de l’obligation qui découl
e pour lui
125
de l’article 53» .

En la présente espèce, la Cour pourrait d’autant moins se substituer à la République pour imposer

les conséquences précises qui résulteraient de sa d écision, que, pour reprendre les termes de l’arrêt

de 1951 dans l’affaire Haya de la Torre, le choix des modalités de son exécution «ne pourrait être

fondé sur des considérations juridiques, mais seule ment sur des considérations de nature pratique

ou d’opportunité politique; il ne rent re pas dans la fonction judiciai re de la Cour d’effectuer ce

choix» (Haya de la Torre (Colombie/Pérou), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 79).

13. Ces considérations de nature générale sont, dans le cas d’espèce, confirmées et

amplifiées par l’esprit même de la convention d’entraide de 1986, dont le professeur Ascensio a

montré qu’elle n’avait pas le caractère absolu et automatique que la Partie djiboutienne veut bien

lui conférer, et que sa rédaction reflète au contraire le souci des Parties de sauvegarder leur

souveraineté respective et de se reconnaître mutu ellement un large pouvoir d’appréciation auquel,

je le dis avec tout le respect que j’ai pour la ha ute juridiction, nous ne pensons pas que la Cour de

céans puisse se substituer. Cela résulte, en particulier, de la rédaction des alinéas a) et c) de

l’article 2.

14. De toute manière, Madame le président ⎯et ceci est un point que je crois crucial ⎯,

j’éprouve de grandes difficultés à comprendre comment la Partie adverse peut poser en principe à

la fois :

126
⎯ que l’«affaire Borrel» n’est pas l’objet de la présente procédure ; et

⎯ que, néanmoins, la Cour pourrait ordonner à la France de communiquer à la Partie djiboutienne

le «dossier Borrel» ⎯ ceci sans connaître le contenu de ce dossier.

Ce n’est pas par hasard que la convention de 1986 confère un rôle central aux autorités

judiciaires de chacune des Parties contractantes, et que le droit français reconnaît un rôle exclusif

au juge d’instruction pour se prononcer sur des commissions rogatoires internationales telles que

celles émises par les autorités djiboutiennes en la présente espèce : seules ces autorités sont, et seul

ce juge est, par hypothèse, en possession du dossier ; seuls ces autorités et ce juge disposent de tous

les éléments leur permettant d’apprécier les possibilités d’exécution de ces commissions rogatoires

125 o o
Johnston et autres c. Irlande, arrêt du 18 décembre 1986, requête n 9697/82, série A n 112, par. 77.
126Voir MD, p. 10, par. 5 et p. 15, par. 20 ; CR 2008/1, p. 13, par. 3 (Doualeh). - 59 -

internationales. En l’absence de cette doc umentation complète, toute appréciation serait

nécessairement fondée sur une vision parcellaire ne permettant pas de prendre une décision en toute

connaissance de cause.

15. Quant à la conclusion subsidiaire de D jibouti demandant que le «dossier Borrel» soit

transmis «à la République de Djibouti dans les conditions et modalités déterminées par la Cour» 127,

elle renvoie sans doute à la «proposition» ⎯ fort étrange ⎯ faite par M. van den Biesen selon qui

nous pourrions communiquer à la Cour les pièces (de ux des pièces, a-t-il dit) au sujet desquelles le

secret défense a été levé, afin de lui permettre d’apprécier si, oui ou non, leur communication serait

de nature à porter atteinte à des intérêts nationaux essentiels de la France 128. Sans m’attarder sur le

côté insolite de cette suggestion, il me semble que cela, à vrai dire, ne change rien et revient, à

nouveau, à inviter la Cour à substituer sa propre appr éciation à celle du juge d’instruction, sur la

base d’une documentation qui demeurera lacunaire, alors que c’est sur la base du dossier dans son

ensemble que le juge interne s’est prononcé.

16. L’injonction d’exécution que demande Dji bouti étant exclue et le demandeur ayant

renoncé à demander une indemnité pour le domma ge qu’il dit avoir subi, la satisfaction

constituerait dès lors le seul moyen d’assurer la réparation de ce préjudice qui, en tout état de

cause, n’est certainement pas plus que moral ⎯ en admettant et que le comportement de la France

ait constitué un fait internationalement illicite quod non ; et que celui-ci ait causé un préjudice à la

Partie adverse quod non. Si, par impossible, la Cour consta tait qu’il en allait ainsi, la France

considère que, comme la République de Djibouti l’ a indiqué dans son mémo ire, «la détermination

par la Cour de l’illégalité [je dirais plutôt l’illi céité] du comportement de la République française

dans cette affaire représentera une satisfaction appropriée» 12.

17. Une satisfaction appropriée et, me semble -t-il, plus que suffisante. Or Djibouti ne

s’arrête pas là et n’hésite pas à demander en out re que la Cour décide «[q]ue la République

française doit cesser son comportement illicite et respecter scrupuleusement à l’avenir les

obligations qui lui incombent», pas de problème avec cela, et qu’elle «doit fournir à la République

127CR 2008/3, 22 janvier 2008, p. 36, par. 4.2 ii) (Doualeh).
128
CR 2008/2, 22 janvier 2008, p. 51, par. 72 (Van den Biesen).
129MD, p. 65, par. 180. - 60 -

130
de Djibouti des assurances et garanties spécifiques de non-répétition des faits illicites dénoncés» .

Lesquelles? M e vandenBiesen les a détaillées: il faudra it que la France s’engage d’une part à

appliquer de bonne foi à l’avenir la conventio n de1986; d’autre part, à ne pas refuser les

demandes d’assistance judiciaire pour d’autres motifs que ceux figurant à l’article2; enfin, à

prendre l’engagement, même si un motif de ce genr e existait (motif d’article2), l’engagement de

résoudre le problème conformément au principe de la bonne foi et aux directives européennes

figurant dans l’action commune adoptée par le Conseil de l’Union européenne en 1998 et relative

aux «bonnes pratiques d’entraide judiciaire en matière pénale» 131 !

Il ne me paraît pas utile de m’attarder sur l’extravagance de ce tte dernière demande

⎯pourquoi diable, les Parties au présent différe nd devraient-elles appliquer un texte interne à

l’Union européenne ? Outre que ces conclusions dans leur ensemble sont passablement injurieuses

pour mon pays ⎯ et mal fondées ⎯ elles ne répondent certainement pas à l’esprit des garanties de

132
non-répétition dont la Cour a admis le principe , mais qu’elle a toujours appliquées avec

modération et discernement. Or l’objet des garanti es que Djibouti voudrait obtenir est, ni plus ni

moins, que la France s’engage à appliquer de bonne foi la convention d’entraide judiciaire qu’elle a

conclue avec Djibouti en 1986. Mais Madame le président, le simple fait qu’elle l’a ratifiée suffit à

établir qu’elle s’est engagée à en respecter les di spositions. Une telle demande traduit une dérive

inquiétante de la notion de garanties de non-ré pétitions. En outre, je nourris les doutes les plus

sérieux sur le fait que, quand bien même la viola tion de la convention invoquée par Djibouti serait

avérée, du fait de la non-communication du dossier Borrel, cette unique violation ⎯ qui ne pourrait

résulter que d’une mauvaise application de l’article2, litt. c) ⎯ soit de nature à justifier une

demande de garanties de non-répé tition. Autant que je sache, à cette unique exception près, la

France n’a jamais refusé de donner suite à une demande d’entraide judiciaire de Djibouti. En tout

état de cause, il me paraît assez absurde que la Cour soit appelée à déclarer dans le dispositif de son

arrêt que pacta sunt servanda ⎯ or c’est ce que la Partie adverse lui demande.

130
CR 2008/3, 22 janvier 2008, p. 37, par. 4.10-4.11 (Doualeh).
131
CR 2008/3, 22 janvier 2008, p. 25-26, par. 26 à 28 (Van den Biesen).
132Cf. LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 512-514, par. 123-125. - 61 -

II.L ES CONCLUSIONS DJIBOUTIENNES RELATIVES AUX PRÉTENDUES VIOLATIONS

DES IMMUNITÉS D ’OFFICIELS DJIBOUTIENS

18. Madame le président, les conclusions 3 à8 du demandeur entendent tirer les

conséquences des prétendues atteintes aux immunités, à l’honneur et à la dignité du président de la

République de Djibouti ainsi qu’à la personne, à la liberté et à l’honneur du procureur général et du

chef de la sécurité nationale de Djibouti 13. Je ne commenterai ces longues demandes que très

brièvement, quitte à y revenir mardi prochain si le besoin s’en faisait sentir.

19. Les conclusions n os3 à5 concernent les invitations à déposer adressées au président

Guelleh. Elles appellent, en style télégraphique, les remarques suivantes :

1) même si ni l’une ni l’autre ne porte atteinte à la dignité du chef de l’Etat de Djibouti, il convient

de distinguer soigneusement l’invitation ou la «convocation» du 17mai2005 (qui n’a pas

respecté les formes prescrites par l’article656 du code français de procédure pénale), d’une

part, et celle du 14 février 2007, d’autre part ;

2) la première, celle de2005 a fait l’objet d’ excuses de la part de s autorités françaises ⎯ ce qui,

en soi, serait une forme de réparation s’il s’éta it agi d’un fait interna tionalement illicite; en

outre cet acte de procédure est, de toute manière, obsolète et il n’y aurait aucun sens à le

«déclarer nul et non avenu» ⎯ ne fût-ce que parce que, même s’il n’a pas été formellement

«retiré», il est, au regard du droit français, nul et non avenu et a été, de toute manière, remplacé

par l’invitation à déposer du 14 février 2007 ;

3) celle-ci, adressée dans les formes et avec tous les égards requis au président Guelleh n’a porté

aucune atteinte à l’honneur ou à la dignité de son destinataire, dont le refus d’y donner suite a

mis fin un point final à l’épisode ; j’ajoute que

4) la presse de mon pays est libre et, même si l’on peut regretter, peut-être, certains échos

médiatiques qui ont été donnés à ces actes de procédure, la responsabilité de la France ne s’en

trouve pas engagée, conformément au principe bien établi du droit international selon lequel

l’Etat n’est jamais responsable du fait des particuliers.

20. En ce qui concerne les conclusions relatives au procureur de Djibouti (je rappelle qu’à

l’époque des faits, il n’était pas encore procureur général), et au chef de la sûreté nationale, nous ne

133
CR 2008/3, p. 36-37 (Doualeh). - 62 -

contestons pas qu’à l’image de ce que la Cour a décidé dans l’affaire du Mandat d’arrêt, elle

pourrait estimer que la France aurait l’obligation de «mettre à néant» non pas les convocations en

tant que témoins assistés, mais les mandats d’arrêt émis à leur encontre du fait qu’ils n’ont pas

répondu à ces convocations. Mais il faudrait pour cela que la Cour constate soit qu’il s’agit de

personnes internationalement protégées ⎯ ce que la Partie djiboutienne ne semble plus prétendre ;

soit que la subornation de témoins dont ils sont, non pas accusés (ils bénéficient pleinement de la

présomption d’innocence), mais soupçonnés, relevait de l’exercice de leurs fonctions; toutefois,

comme il est acquis qu’ils ne bénéficient pas des immunités dont ils se prévalent ès qualités, cette

constatation ne peut être effectuée que par un juge français, sur la base des preuves qui lui seraient

apportées.

21. Madame le président, Messieurs les juges, ces considérations rapides mettent fin au

premier tour des plaidoiries françaises, puisque, comme je l’ai indiqué au début de la séance, il ne

nous a pas semblé indispensable d’utiliser la moitié de l’après-midi qui est encore disponible pour

ce premier tour. Je vous remercie des quel ques minutes supplémentaires que vous m’avez

accordées. Je vous remercie vivement de votre attention et je souhaite à tous un excellent

week-end.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur le professeur Pellet.

La Cour a pris note du fait que le Gouvernem ent français avait ainsi achevé dès ce matin son

premier tour de plaidoiries. La Cour ne tiendr a donc pas d’audience cet après-midi, à 15heures,

comme initialement prévu.

Je vais maintenant poser une question à la Fr ance, avant de donner la parole à Messieurs les

jugesKoroma, Simma et Bennouna, ai nsi qu’à Monsieur le juge ad hoc Guillaume, qui ont

également des questions à poser aux Parties.

Voilà ma question. This morning counsel h as said that the French Republic has no way of

knowing if the letter of 31May 2005 sent by the Di rector of Criminal Affairs and Pardons to the

Ambassador of Djibouti was ever received.

Does the French Republic keep any record of le tters which are sent by it to officials of other

States? And if so, could the relevant record be produced to the Court? - 63 -

Maintenant, je donne la parole à M. le juge Koroma.

JKdogoma.

Judge KOROMA: Thank you, Madam President. In its Application instituting proceedings,

the Republic of Djibouti has requested the Court to adjudge and declare that the French Republic is

under legal obligation to execute the international letter rogatory regarding the transmission to the

judicial authorities in Djibouti of the record relati ng to the investigation in the “Case against X for

the murder of Bernard Borrel”, and that the Fr ench authorities should immediately place the record

referred to in the hands of the Djibouti author ities. Could the Republic of Djibouti elaborate

further the purpose of the letter rogatory? Thank you.

Le PRESIDENT: Thank you, Judge Koroma. Monsieur le juge Simma, vous avez la parole.

M. le juge SIMMA : Merci, Madame le président . J’aimerais poser la question suivante à la

France. Aux termes de l’article 17 de la convention d’entraide judiciaire du 27 septembre 1986 en

matière pénale entre Djibouti et la France : «Tout refus d’entraide judiciaire sera motivé.»

Quelle est la pratique de la France s’agissant de l’obligation de motiver un refus de satisfaire

à des demandes qui sont fondées sur des dispositio ns conventionnelles similaires à l’article3 de

ladite convention ? La France pou rrait-elle donner à la Cour quelques exemples de sa pratique en

matière de motivation de refus ?

La pratique de la France à l’égard de cette obligation s’applique-t-elle de la même manière

aux Etats membres et aux Etats non-membres de l’Union européenne ? Merci.

Le PRESIDENT : Je vous remercie. Monsieur le juge Bennouna, vous avez la parole.

M. le juge BENNOUNA : Je vous remercie, Madame le président. Ma question s’adresse à

la République de Djibouti et elle se présente co mme suit. La République de Djibouti a demandé

subsidiairement le 22janvier2008 que «la Répub lique française doit immédiatement après le

prononcé de l’arrêt de la Cour … transmettre le «dossier Borrel» à la République de Djibouti dans

les conditions et modalités déterminées par la Cour» (CR2008/3, p.36). La République de - 64 -

Djibouti peut-elle préciser de quelles conditions selon elle la Cour pourrait assortir cette

transmission ? Je vous remercie Madame.

Le PRESIDENT : Je vous remercie. Monsieur Guillaume, vous avez la parole.

M. le juge GUILLAUME: Je vous remercie, Ma dame le président. Ma question est la

suivante. Au paragraphe146 de son mémoire, la République de Djibouti cite une lettre du juge

d’instruction, Mme SophieClément, du 11févrie r2005. Pourrions-nous avoir copie de cette

lettre ? Je vous remercie, Madame le président.

Le PRESIDENT: Merci beaucoup. Le texte de ces questions sera adressé aux Parties par

écrit dans les meilleurs délais. La Cour appréci erait que les Parties répondent à ces questions à

l’occasion du second tour de plaidoiries.

Ceci met fin à l’audience d’aujourd’hui. Les audiences reprendront le lundi 28janvier à

10heures pour entendre la République de Djibou ti en son second tour de plaidoiries. Djibouti

présentera ses conclusions finales à l’issue de l’ audience. Je rappelle que la République française

prendra pour sa part la parole le mardi 29 janvier, à 15 heures, pour son second tour de plaidoiries.

A l’issue de l’audience, la France présentera à son tour les conclusions finales. Chacune des

Parties disposera d’une séance de trois heures.

Je rappellerai que ce second tour de plaidoiri es a pour objet de permettre à chacune des

Parties de répondre aux arguments avancés oralemen t par l’autre Partie. Le second tour ne doit

donc pas constituer une répétition des présentations dé jà faites par les Parties, qui ne sont au

demeurant pas tenues d’utiliser l’intégralité du temps qui leur est alloué.

Je vous remercie beaucoup et la séance est levée.

L’audience est levée à 13 h 15.

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Document Long Title

Audience publique tenue le vendredi 25 janvier 2008, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de Mme Higgins, président, en l'affaire relative à Certaines questions concernant l'entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France)

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