Chérir le multilatéralisme

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DÎNER ANNUEL DE L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES REPRÉSENTANTS PERMANENTS AUPRÈS DE L’ORGANISATION DES NATIONS UNIES
DISCOURS DE S. EXC. M. LE JUGE NAWAF SALAM, PRÉSIDENT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Chérir le multilatéralisme
New York, le 16 octobre 2024
Excellences,
C’est pour moi un véritable honneur que d’être votre invité ce soir, et un grand plaisir que de me retrouver parmi tant d’amis et d’anciens collègues.
Tous mes remerciements, cher Neville, pour avoir rendu cela possible.
Je tiens tout d’abord à dire que, selon moi, en dehors du cadre formel des réunions qui se tiennent dans les salles de l’Assemblée générale, du Conseil de sécurité, du Conseil économique et social et d’autres organes, les réunions informelles autour de petits déjeuners, de déjeuners, et de dîners  comme celle de ce soir  sont assurément des moments privilégiés pour promouvoir le dialogue et jeter des ponts entre les représentants de différents pays, tout en leur permettant de tisser des liens personnels, ce qui contribue au renforcement de l’important aspect « humain » du multilatéralisme.
Comme vous le savez  et, ayant été l’un des vôtres, j’en ai moi-même conscience , lorsque nous faisons des déclarations à l’Organisation des Nations Unies sur toutes sortes de sujets, nous disons souvent qu’il s’agit d’une « question pressante ». Je ne dérogerai pas à cette tradition ce soir, tant il est vrai que la question du multilatéralisme est véritablement  et non de façon rhétorique  devenue pressante, d’autant que nous nous trouvons aujourd’hui réellement dans la tourmente.
Excellences, chers amis,
Je ne m’étendrai pas sur cet aspect de la question puisqu’il suffit de lire un quotidien ou d’allumer la télévision pour le constater, sans compter que pratiquement tous les orateurs qui se sont exprimés durant le débat général de cette soixante-dix-neuvième session de l’Assemblée générale l’ont évoqué avec plus ou moins de force.
Je soulignerai plutôt que, si la question du multilatéralisme est devenue pressante, c’est aussi parce que le multilatéralisme lui-même est en crise et que nombre des qualificatifs qui lui sont appliqués aujourd’hui nous le rappellent. Ainsi, outre l’expression « en crise », on entend également souvent dire que le multilatéralisme est en difficulté, qu’il est à son crépuscule, qu’il connaît un déclin, ou qu’il est, à tout le moins, inefficace. De surcroît, ce tableau pessimiste de l’état du multilatéralisme s’accompagne souvent de termes non moins négatifs, tels que « désordre mondial », « paralysie institutionnelle » ou « crise de légitimité », pour décrire l’état de la société internationale.
Certes, il est parfaitement normal de douter du multilatéralisme face aux horreurs des guerres et aux souffrances humaines dont nous continuons d’être témoins dans le monde entier. Les fondements mêmes de la coopération internationale sont en outre remis en cause par de nouveaux défis qui n’ont pas encore trouvé de réponse efficace à l’échelle mondiale.
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À cet égard, les observations formulées par le Secrétaire général Guterres lors de la séance d’ouverture du sommet de l’avenir le 22 septembre sont particulièrement éloquentes : « Les conflits font rage et se multiplient, du Moyen-Orient à l’Ukraine en passant par le Soudan, sans qu’une fin soit en vue. Notre système de sécurité collective est menacé par les dissensions géopolitiques, les prises de positions face au nucléaire, la mise au point de nouvelles armes et l’apparition de nouveaux théâtres d’hostilités. Les ressources qui pourraient se traduire en potentialités et être porteuses d’espoir sont investies dans la mort et la destruction. Des inégalités colossales freinent le développement durable. De nombreux pays en développement, croulant sous la dette, sont incapables de subvenir aux besoins de leur population. … En somme, nos institutions et instruments multilatéraux sont incapables de relever efficacement les défis politiques, économiques, environnementaux et technologiques d’aujourd’hui. »
Dans ces moments-là, le multilatéralisme peut nous paraître lointain, abstrait, voire inopérant. Cependant, il ne s’agit pas tant ici de « chérir » le multilatéralisme comme un idéal ; si nous continuons de le chérir  et c’est le cas , c’est plutôt parce que nous mesurons combien nous avons plus que jamais besoin de cet outil indispensable de la diplomatie, précisément en raison de la nature des défis auxquels nous devons faire face.
Excellences, chers amis,
Le multilatéralisme n’est pas un système dont il faut chanter les louanges uniquement quand tout va bien ; c’est un cadre offrant structure, orientation et soutien quand les choses commencent à se désagréger  mieux encore, ce cadre permet de les empêcher de s’effondrer. C’est qu’en effet, en l’absence d’un tel système, les crises tendent à dégénérer en luttes et conflits incontrôlables, où la vulnérabilité des faibles va en s’aggravant, et où les États et sociétés fragiles sont menacés de sombrer.
Le multilatéralisme fournit les règles, les procédures et les enceintes qui permettent aux États de se côtoyer  non pas comme des adversaires, mais sur un pied d’égalité. Le multilatéralisme est la pierre angulaire de la coopération internationale : il crée un espace où le dialogue et la diplomatie peuvent l’emporter sur la force et l’anarchie. En ce sens, il n’est pas seulement un concept diplomatique, mais aussi un outil pratique dans un monde marqué par l’interdépendance et la menace constante de conflits.
Même si des termes tels que « multilatéralisme » et « ordre international reposant sur le respect des règles » peuvent paraître abstraits, ce sont en fait les piliers d’un monde où les ressources, les richesses et le pouvoir sont inégalement répartis. Cela est particulièrement vrai à une époque où les défis mondiaux  tels que les changements climatiques, les pandémies, les migrations, le terrorisme, et les menaces provenant du cyberespace  dépassent les frontières. Nous le savons tous, mais il est toujours utile de le souligner, il n’est pas un État, aussi grand, puissant et riche soit-il, qui puisse à lui seul résoudre ces problèmes comme ils doivent l’être.
C’est le multilatéralisme, fondé sur le droit international, qui amène les États à trouver ensemble des solutions communes à des problèmes communs, de sorte qu’aucun ne soit abandonné sur le bord du chemin ou subjugué par des actions unilatérales. C’est pourquoi je voudrais m’intéresser plus particulièrement, ce soir, à la relation entre multilatéralisme et droit international.
L’expression « force de la loi et non loi de la force » illustre bien cette dynamique. Sans la primauté du droit et les procédures qu’offre le multilatéralisme, les relations internationales seraient ramenées à l’état de nature de Hobbes, où prévaut la loi du plus fort, et où, en particulier, les États fragiles ou de petite taille n’auraient guère de chances de survivre. Et croyez-moi, en tant que ressortissant d’un petit État qui se trouve être aussi au coeur d’une région en proie au chaos, je sais de quoi je parle.
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Le droit international est la lingua franca du multilatéralisme ; si, comme toute langue, il a ses nuances et ses variations, il offre cependant un cadre dans lequel les États peuvent parvenir à se comprendre et à nouer des relations. De même qu’une langue commune facilite la communication malgré des différences d’accents ou de dialectes, le droit international donne à des pays qui n’ont pas les mêmes traditions juridiques et les mêmes intérêts les moyens de coopérer, de régler leurs différends et de poursuivre des objectifs communs. Même si certains principes peuvent être interprétés différemment par les États, la structure sous-jacente du droit international rend possibles le dialogue, la négociation et la compréhension mutuelle, assurant ainsi le bon fonctionnement du multilatéralisme.
Cette relation entre le droit international et le multilatéralisme pourrait être qualifiée de symbiotique. Le droit international confère légitimité et force contraignante au fruit des initiatives multilatérales, tandis que le multilatéralisme fournit les structures et les procédures servant à créer, à négocier et à mettre en oeuvre le droit international. Toutefois, pour que cette relation fonctionne réellement, les États doivent s’engager à la fois à respecter le droit international et à oeuvrer de bonne foi dans les enceintes et institutions multilatérales.
La période la plus florissante qu’ait connue cette relation symbiotique  ou organique, si vous préférez  entre le droit international et le multilatéralisme est sans nul doute celle du multilatéralisme normatif, au cours de laquelle ont été énoncés les droits et obligations fondamentaux régissant les relations entre États, notamment par les conventions de Vienne sur les relations diplomatiques et sur les relations consulaires, respectivement de 1961 et de 1963, ou celle de 1969 sur le droit des traités.
Mais le multilatéralisme a également permis aux États de déterminer ensemble, sur un pied d’égalité, leurs valeurs et intérêts communs dans un très grand nombre de domaines « de fond »  si je peux les qualifier ainsi , et de convenir par conséquent de l’adoption de traités et conventions visant à protéger et à promouvoir ces intérêts et ces valeurs, ainsi qu’à définir les droits, les obligations et les relations des États à cet égard.
Naturellement, cette démocratisation du droit international facilitée par le multilatéralisme ne se fait pas sans difficulté. Le consensus, fondement essentiel du droit international dans un monde d’États souverains, est souvent difficile à trouver. Cependant, le résultat recherché et souvent obtenu justifie la patience et les efforts déployés, la seule autre perspective offerte étant celle d’un monde fragmenté et chaotique.
Au centre de ce système multilatéral se trouve donc le droit international, ciment censé lier les États par des règles transcendant les intérêts individuels. Certes, le droit international n’offre pas de solution parfaite à tous les problèmes, mais il reste le cadre vers lequel nous nous tournons pour prévenir ou réparer les dommages que peuvent engendrer les actions unilatérales.
Par ses décisions, la Cour internationale de Justice parvient non seulement à clarifier le droit international et à le faire progresser, mais elle contribue aussi à mettre fin aux atteintes portées à ce droit. Ses travaux révèlent que, même dans des situations très sensibles politiquement, la primauté du droit peut constituer une solution autre que la violence et la contrainte.
Le nombre croissant d’affaires soumises à la Cour reflète la volonté des États de régler leurs différends dans un cadre juridique plutôt que par la force. Plus de 90 % des arrêts rendus par la Cour sont respectés, ce qui témoigne de la confiance que les États placent dans son impartialité et son autorité. Le recours croissant à la Cour nous rappelle que, si elle n’est pas toujours célébrée, la primauté du droit est encore défendue par ceux qui cherchent à obtenir justice.
En ayant à connaître d’affaires portant sur des différends frontaliers ou de questions concernant la responsabilité de l’État, les relations diplomatiques, l’interdiction de l’emploi de la force, les changements climatiques et le droit international relatif aux droits de l’homme, notamment
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la discrimination raciale et le génocide, la Cour examine des questions d’actualité juridiquement complexes et montre la voie en matière de règlement pacifique des différends.
Dans ce contexte, le rôle de la Cour ne saurait être sous-estimé. C’est grâce à sa jurisprudence que les principes du droit international prennent un sens concret, et grâce à ses décisions que les États sont tenus de rendre des comptes, la Cour consolidant ainsi l’ordre international reposant sur le respect des règles, lequel est le fondement du multilatéralisme.
Il y a cependant des limites à ce que la Cour peut faire. Et c’est à vous qu’il appartient de veiller à ce que les décisions rendues au Palais de la Paix soient exécutées.
Excellences, chers amis,
Dans des moments de grande incertitude et de grave danger, comme aujourd’hui, c’est la primauté du droit et le multilatéralisme qui nous conduiront vers plus de justice et moins d’instabilité.
C’est lorsqu’il est le plus durement touché — lorsque le tissu du droit international est distendu et que les règles que nous avons acceptées collectivement sont remises en cause  que le multilatéralisme prend véritablement toute son importance.
La tentation est grande, en ces temps de crise, de souligner les failles du système multilatéral pour mieux s’en détourner. Or, c’est précisément dans ces moments-là qu’il serait le plus préjudiciable d’abandonner le multilatéralisme.
La réalité est simple : nous n’avons pas le choix. Délaisser le multilatéralisme pour céder à la tentation de l’unilatéralisme, ou pour nous borner à conclure des accords régionaux, et, a fortiori, imaginer pouvoir connaître la sécurité et la prospérité en nous repliant sur nous-mêmes est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre ; cela constituerait tout simplement un suicide collectif.
Pour finir, je vous conjure de garder à l’esprit que c’est précisément dans la tourmente que nous avons le plus besoin de la boussole du droit international et du multilatéralisme. Il est vrai que notre système multilatéral a ses limites, mais, selon moi, son principal défaut est justement qu’il n’est pas assez multilatéral pour réussir à relever les défis mondiaux auxquels nous nous trouvons confrontés.
Il est incontestable que l’ère de l’information et le cyberespace ont abattu de nombreuses frontières territoriales, qu’ils ont créé de nouveaux problèmes, et qu’ils sont à l’origine de menaces et de défis inédits pour l’humanité, tels que ceux que posent l’intelligence artificielle (IA) et la biologie de synthèse, auxquels seul un multilatéralisme renouvelé et renforcé permettrait de faire face ; celui-ci devrait non seulement s’appuyer sur davantage de coopération entre les États et plus d’action commune, mais aussi se caractériser par une plus grande ouverture et une organisation élargie qui laisseraient une place plus importante à la société civile, au monde universitaire et au secteur privé. Plus important encore, il faudrait que cette ouverture transcende les générations. Le slogan « la parole aux jeunes » ne devrait pas rester lettre morte. Il faut réellement s’intéresser à eux et écouter ce qu’ils ont à dire. De fait, ainsi que cela est souvent précisé dans de nombreux rapports produits par les institutions spécialisées des Nations Unies, ils sont la génération qui sera la plus touchée par les décisions que nous prenons aujourd’hui.
Excellences, chers amis,
Devant la multiplicité des défis à relever, qui vont de l’aggravation des rivalités géopolitiques et des conflits au retour du protectionnisme commercial, en passant par la montée du populisme et la diffusion d’informations erronées et fallacieuses, le multilatéralisme est sans nul doute en crise ; mais
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ce dont le multilatéralisme souffre par-dessus tout aujourd’hui, c’est de ses propres faiblesses institutionnelles.
Je prêche peut-être des convertis en disant que le renforcement du multilatéralisme exigera de réformer les principales institutions mondiales pour les rendre plus représentatives, plus efficaces et mieux à même de relever les défis contemporains grandissants. Ces institutions doivent en effet non seulement s’adapter à l’évolution de l’ordre mondial, mais aussi parvenir à rétablir la confiance dans leur capacité à affronter les menaces et les défis mondiaux auxquels l’humanité doit faire face. Au premier rang des réformes nécessaires figure bien évidemment celle du Conseil de sécurité de l’ONU, mais il faudrait également s’attaquer à la crise de l’OMC, ainsi qu’aux conditions de prêt imposées par le FMI et la Banque mondiale et aux modalités de vote au sein de ces deux institutions.
J’ai suffisamment insisté sur le fait que le multilatéralisme et ses principales institutions étaient en crise. S’en tenir là reviendrait cependant à ne voir que le verre à moitié vide. D’ailleurs, le verre à moitié plein commence précisément avec cette prise de conscience de ce que l’autre moitié du verre est vide. Cette prise de conscience est à la base de toute nouvelle avancée et elle trouve parfaitement son expression dans le « pacte pour l’avenir », adopté le mois dernier par l’Assemblée générale, et les annexes qui l’accompagnent, le pacte numérique mondial et la déclaration sur les générations futures. Mais le pacte ne se limite pas à cette prise de conscience puisqu’il contient un engagement novateur, exprimé en des termes jamais employés auparavant, clairs et fermes, en faveur d’une réforme du Conseil de sécurité et de l’architecture financière mondiale. Du côté du verre à moitié plein, on trouve aussi les 56 « mesures » énoncées dans le pacte. Et le fait que ces « mesures » comportent des éléments pratiques et des étapes concrètes ne peut qu’inciter à l’optimisme. N’oublions cependant pas que, comme le dit le proverbe, « c’est en forgeant que l’on apprend à forger ». Autrement dit, notre verre restera à moitié vide tant que nous ne mettrons pas en oeuvre ces 56 « mesures » et si nous ne le faisons pas rapidement.
Chers amis,
Nous sommes confrontés à des défis existentiels et ne saurions manquer à nos obligations à l’égard des générations futures. Je vous invite donc à relever ensemble ces défis afin de leur offrir un monde meilleur.
Je vous remercie de m’avoir permis d’être des vôtres ce soir.
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Chérir le multilatéralisme, discours de S. Exc. M. le juge Nawaf Salam, président de la Cour internationale de Justice, lors du dîner annuel de l'Association internationale des représentants permanents auprès de l'Organisation des Nations Unies

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