Déclaration de M. le juge Tladi

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193-20240430-ORD-01-04-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE TLADI
[Traduction]
Appréciation des « circonstances » exigeant que la Cour exerce le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que lui confère l’article 41 du Statut — Cour devant rester libre d’apprécier l’ensemble des circonstances de façon souple — Conditions établies dans la jurisprudence de la Cour aux fins de l’indication de mesures conservatoires n’étant pas un exercice consistant à « cocher des cases » — Ordonnance rendue ce jour n’étant pas incompatible avec l’approche adoptée dans le passé par la Cour.
Exposé des circonstances pertinentes aux fins de la décision de la Cour de ne pas indiquer de mesures conservatoires — Allemagne ayant l’obligation continue de faire preuve de la diligence requise s’agissant de l’exportation d’armes et de la fourniture d’une aide militaire à Israël, et ce, indépendamment de la décision de la Cour de ne pas indiquer de mesures.
1. Bien que j’aie voté en faveur de l’ordonnance de la Cour, j’estime nécessaire d’y joindre la présente déclaration afin de préciser mes vues sur deux points qui en découlent : premièrement, la décision que la Cour a prise de ne pas examiner de façon formelle les conditions particulières régissant l’indication de mesures conservatoires établies dans sa jurisprudence est justifiée en l’espèce et, deuxièmement, indépendamment de la décision de la Cour de ne pas indiquer de mesures à l’heure actuelle, l’Allemagne (comme d’ailleurs d’autres États) reste tenue de faire preuve de vigilance et de la diligence requise en ce qui concerne toute fourniture d’aide militaire à Israël, étant donné que de graves manquements au droit international humanitaire, voire un génocide, risquent d’être commis. La Cour le dit on ne peut plus clairement dans l’ordonnance (par. 23-24). Au demeurant, selon moi, au vu des éléments de preuve versés au dossier en l’instance et de l’ordonnance rendue ce jour, toute exportation d’équipements militaires vers Israël priverait l’Allemagne de moyens de défense pour contester la mise en cause de sa responsabilité dans le cas où il serait conclu qu’un génocide ou de graves manquements au droit international humanitaire sont commis, ou même qu’il existe un risque que de tels crimes soient perpétrés. Je veux dire par là que, en raison de la présente procédure et du rappel que la Cour a adressé aux États, et en particulier à l’Allemagne, au sujet des « obligations internationales qui leur incombent en ce qui concerne le transfert d’armes », dans la situation actuelle, il serait très difficile pour la défenderesse de prétendre ultérieurement qu’elle ignorait les risques.
2. La Cour a choisi avec grand soin les termes qu’elle emploie dans le dispositif. Elle n’a pas décidé — comme elle aurait pu le faire — de « rejeter » la demande en indication de mesures conservatoires, préférant dire que « les circonstances, telles qu’elles se présentent actuellement à elle, ne sont pas de nature à exiger » qu’elle indique des mesures conservatoires (par. 26). Pourtant, la situation sur le terrain à Gaza et ailleurs dans le Territoire palestinien occupé est grave et, de l’avis général, se détériore. De plus, il me paraît clair que la fourniture par l’Allemagne (et par d’autres pays) d’une aide militaire à Israël peut réellement contribuer à la perpétuation et à l’aggravation d’une situation déjà préoccupante. Il ne fait par ailleurs aucun doute que l’Allemagne est tenue de prendre des mesures pour prévenir la commission de tout acte de génocide (article premier de la convention sur le génocide), et de respecter et faire respecter les conventions de Genève (article premier commun des conventions de Genève). Selon le Nicaragua, la fourniture d’une aide militaire à un État tel qu’Israël, alors qu’il existe un risque réel de manquement à ces obligations de la part de celui-ci, constituerait un manquement auxdites obligations.
3. Alors pourquoi, au vu de la gravité de la situation et du risque de violation, comme le soutient le Nicaragua, la Cour dit-elle que les circonstances, telles qu’elles se présentent
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actuellement, ne justifient pas l’indication de mesures conservatoires ? La réponse est simple : dans ses exposés oraux, l’Allemagne a reconnu la gravité de la situation et assuré que, consciente de celle-ci, elle avait considérablement réduit l’aide militaire qu’elle fournissait à Israël. Selon la défenderesse, depuis le début de l’offensive militaire d’octobre 2023 dont le demandeur tire grief, « ni obus d’artillerie ni aucune munition » n’ont fait l’objet d’autorisations d’exportation vers Israël, et « la quasi-totalité des exportations [vers Israël] relève de la catégorie appelée “autre matériel militaire”, généralement de caractère accessoire ou défensif ». La défenderesse a également affirmé que près de 80 % du volume total des exportations avait été approuvé avant la fin du mois d’octobre 2023, c’est-à-dire avant qu’Israël n’intensifie son offensive militaire. Les conseils de l’Allemagne ont en outre informé la Cour que la dernière autorisation d’exportation de matériel militaire, accordée le 8 mars 2024, « concernait un collecteur tournant devant être installé dans un système radar », faisant observer qu’« un tel article ne pouvait plausiblement servir à la commission de crimes de guerre ». Enfin, l’Allemagne a fait valoir que, pour le moment, seul « [u]n nombre limité de demandes d’exportation rest[aient] à l’étude » et que les décisions qui seraient prises à cet égard tiendraient compte de l’évolution de la situation. Le processus décisionnel en question appelle un bref commentaire.
4. Dans son exposé très détaillé, l’Allemagne a renvoyé la Cour à ses procédures et cadre juridique internes rigoureux pour montrer qu’elle fait preuve, quand elle fournit des armes à Israël et à d’autres États, de la diligence requise. Elle a clairement indiqué que la livraison de « matériels militaires à Israël [était soumise à] une évaluation permanente de la situation ». Ses conseils ont en particulier soutenu que, « [d]ans la présente affaire, la Cour p[ouvai]t avoir confiance dans le droit allemand et dans la pratique constante des autorités chargées de l’appliquer, les conditions sévères ainsi imposées suffisant à prévenir tout risque de préjudice aux droits en cause en l’espèce ». Ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est que l’Allemagne, consciente des obligations qui sont les siennes en droit international, fera preuve de la diligence requise conformément à l’obligation correspondante et à son cadre législatif interne, de sorte qu’aucun transfert de matériel militaire ne contribue à des violations des conventions de Genève ou de la convention sur le génocide.
5. Pour la Cour, ces éléments, c’est-à-dire la baisse du taux d’approbation des autorisations d’exportation, le cadre juridique interne mis en place en Allemagne et l’assurance donnée par celle-ci qu’elle s’acquitterait de l’obligation de diligence requise, constituent des circonstances pertinentes à prendre en considération pour déterminer s’il y a lieu d’indiquer des mesures conservatoires. En l’espèce, la Cour n’a pas jugé nécessaire — à juste titre — de fonder sa décision sur les conditions qu’elle a définies dans sa jurisprudence. Elle a énoncé ces conditions afin de préciser pourquoi « les circonstances » exigeaient (ou non), dans tel ou tel cas, l’indication de mesures conservatoires. Lorsqu’elle recherche si ces conditions sont réunies, la Cour ne se demande pas si elle a le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires, « mais … se demande plutôt si l’affaire se prête bien à l’exercice de ce pouvoir »1. Dans la présente instance, elle ne s’est pas référée à ces conditions pour prendre sa décision, mais l’approche qu’elle a suivie n’est pas incompatible avec le cadre établi par l’article 41.
6. Dans sa jurisprudence, la Cour a défini un certain nombre de conditions qui doivent être réunies pour qu’elle puisse indiquer des mesures conservatoires. Elle doit ainsi déterminer si elle a compétence prima facie2, s’assurer qu’il est satisfait au critère de plausibilité, qui permet de dire si
1 Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, opinion individuelle du juge Shahabuddeen, p. 30.
2 Voir, par exemple, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 217, par. 24 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 9-17, par. 16-42.
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les droits revendiqués par le demandeur sont plausibles et s’ils sont suffisamment liés aux mesures sollicitées
3, et apprécier l’urgence et le risque qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués4. Ces conditions sont importantes pour garantir que la Cour n’indique pas de mesures de façon arbitraire et qu’il y ait une certaine cohérence dans son approche de cette prérogative.
7. Le problème est que, dans certaines affaires — dont, selon moi, la présente instance fait partie —, ces conditions enferment la Cour dans un carcan qui la contraint à cocher des cases qui ne peuvent pas l’être. Cela explique en partie le manque de cohérence de la Cour en ce qui concerne, par exemple, la question de la plausibilité des faits, c’est-à-dire le point de savoir si, outre celle concernant la possibilité de l’existence des droits revendiqués, il existe une condition selon laquelle il doit être plausible, sur la base des faits, qu’il y ait eu une violation. En 2011 déjà, le juge Koroma faisait part de sa frustration en affirmant que, en raison de la confusion quant au critère retenu en l’affaire Costa Rica c. Nicaragua, il lui était « difficile … de savoir si la Cour exige[ait] de l’État sollicitant des mesures conservatoires qu’il démontr[ât] le caractère plausible de ses prétentions juridiques ou celui de ses allégations factuelles, ou des unes et des autres »5. Cette confusion sur le point de savoir quel élément relève de quelle case est inévitable lorsque l’on définit un cadre aussi détaillé pour apprécier des circonstances qui peuvent nécessiter la mise en balance de divers éléments.
8. Et pourtant, la règle d’or est en définitive énoncée à l’article 41, qui confère à la Cour « le pouvoir d’indiquer … quelles mesures conservatoires [des droits des parties] doivent être prises » « si elle estime que les circonstances l’exigent ». La Cour a bien défini les conditions exposées ci-dessus afin d’éviter l’arbitraire. En fait, celles qui sont énoncées dans sa jurisprudence revêtent, selon moi, deux aspects essentiels. Premièrement, il faut pouvoir envisager, dans une certaine mesure, que la requête aboutisse au fond. Dans la jurisprudence de la Cour, les conditions relatives à la compétence et à la plausibilité des droits (ce qui inclut le point de savoir s’il est ou a été porté atteinte aux droits) relèvent de cet aspect. Ce n’est que lorsqu’il y a une chance que la requête prospère au fond, c’est-à-dire que la Cour a compétence prima facie et qu’il y a un différend à trancher au fond, que le second aspect, à savoir le risque réel et imminent de préjudice irréparable, entre en jeu.
9. Cette interprétation large est, me semble-t-il, tout à fait conforme au cadre plus élaboré défini par la Cour (qui prévoit les conditions régissant l’indication de mesures conservatoires), et revient en réalité au même. Elle donne pourtant à la Cour une plus grande marge de manoeuvre quand celle-ci détermine si « les circonstances » exigent l’indication de mesures conservatoires, et elle la libère de la contrainte de devoir cocher toutes les cases de son cadre sophistiqué. La Cour peut ainsi évaluer les différents éléments de ce cadre de façon plus souple et n’a plus besoin de cocher mécaniquement chaque case. Dans la présente ordonnance, elle a décidé, sans même chercher à les cocher toutes, de fonder sa décision sur les déclarations de l’Allemagne, qui a décrit son cadre décisionnel interne, reconnu la gravité de la situation et donné l’assurance qu’elle ferait preuve de la diligence requise lorsqu’elle prendrait de nouvelles décisions sur le transfert d’armes à Israël.
10. À l’évidence, les déclarations de l’Allemagne ne constituent pas des « assurances » au sens de la jurisprudence de la Cour. En l’affaire Belgique c. Sénégal, le défendeur avait « déclaré
3 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 octobre 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 638-639, par. 54.
4 Ibid., p. 645-646, par. 77-78.
5 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures conservatoires, ordonnance du 8 mars 2011, C.I.J. Recueil 2011 (I), opinion individuelle du juge Koroma, p. 32, par. 12.
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solennellement » à la Cour, s’agissant de l’obligation de poursuivre ou d’extrader, qu’il ne permettrait pas à Hissène Habré de quitter son territoire et de se soustraire à sa juridiction
6. La Cour a conclu, sur la base de cette déclaration unilatérale, que la procédure engagée était sans objet, et elle n’a pas indiqué les mesures sollicitées par la Belgique au motif qu’il n’y avait plus de risque apparent de préjudice irréparable7, ni aucune urgence justifiant l’indication de mesures conservatoires8. En l’espèce, l’Allemagne n’a pas fait une telle « déclaration solennelle » expresse.
11. Bien que les déclarations de l’Allemagne ne constituent pas des assurances au sens de la jurisprudence de la Cour, dans les circonstances particulières de la présente instance, où les obligations primaires en cause — à savoir celle de prévenir la commission d’un éventuel génocide par un autre État et celle de respecter et de faire respecter les conventions de Genève par un autre État — supposent elles-mêmes qu’il soit fait preuve de la diligence requise, il est opportun de considérer, pour apprécier les divers éléments, que les garanties fournies par l’Allemagne quant au caractère rigoureux de son processus décisionnel sont une raison suffisante, pour le moment, de ne pas indiquer de mesures conservatoires. Bien entendu, la Cour aurait pu décider d’entrer dans les mêmes considérations à propos de l’une ou l’autre des conditions nécessaires à l’indication de mesures conservatoires, que ce soit l’urgence ou le risque de préjudice irréparable, ou même la plausibilité. Elle aurait aisément pu le faire, et ceci aurait été une bonne chose du point de vue du formalisme, mais cela n’aurait pas rendu fidèlement compte du cheminement qui a abouti à la décision de ne pas indiquer de mesures conservatoires. La Cour doit demeurer libre d’apprécier l’ensemble des éléments de façon plus souple que ne le permet l’exercice consistant à cocher des cases. Par ailleurs, elle doit éviter de donner l’impression de respecter un formalisme rigide alors qu’il existe en réalité une certaine souplesse.
12. Que les choses soient claires : je ne considère pas que, en suivant cette démarche, la Cour ait en quelque sorte adopté une approche différente ou se soit écartée de sa jurisprudence. Dans son ordonnance, la Cour ne propose pas de nouvelle approche : elle fait montre de la souplesse nécessaire pour déterminer si les circonstances exigent l’indication de mesures conservatoires.
13. Si elle n’a pas indiqué de mesures conservatoires à ce stade, la Cour fait néanmoins clairement savoir, dans l’ordonnance rendue ce jour, qu’elle attend de l’Allemagne, ainsi que des autres États qui fournissent des armes à Israël, qu’ils fassent preuve de la diligence requise et veillent à ce que les armes transférées à Israël ne soient pas utilisées pour commettre des actes de génocide ni pour enfreindre le droit international humanitaire. À mes yeux, ce n’est pas une formule creuse, mais une déclaration ayant une véritable portée juridique. En particulier, si la Cour devait examiner la responsabilité de l’Allemagne, ou de tout autre État, à raison de manquements à la convention sur le génocide ou au droit international humanitaire, y compris la responsabilité qu’engagerait le fait de ne pas avoir pris de mesures adéquates alors que de tels manquements risquent d’être commis, l’ordonnance rendue ce jour aurait pour effet de priver les intéressés de toute possibilité de nier, de manière plausible, avoir eu connaissance de ce risque.
(Signé) Dire TLADI.
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6 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 46-147, par. 38.
7 Ibid., p. 155, par. 72.
8 Ibid., p. 155, par. 73.

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