Résumés des arrêts, avis consultatifs et ordonnances de la Cour
internationale de Justice
Document non officiel
AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES
(ESPAGNE c. CANADA) (COMPÉTENCE DE LA COUR)
Arrêt du 4 décembre 1998
Dans son arrêt sur la compétence de la Cour, la Cour a CONTRE : M. Weeramantry, Vice-Président;
déclaré par douze votes contre cinq, qu’elle n’était pas MM. Bedjaoui, Ranjeva, Vereshchetin, juges; M. Torres
compétente pour statuer sur le différend porté devant elle enBernárdez, juge ad hoc. »
1995 par l’Espagne au sujet de la compétence en matière de
*
pêcheries (Espagne c. Canada).
La Cour était composée comme suit : M. Schwebel, * *
Président; M. Weeramantry, Vice-Président; MM. Oda,
Bedjaoui, Guillaume, Ranjeva, Herczegh, Shi, Fleischhauer, M. Schwebel, Président, et MM. Oda, Koroma et
Koroma, Vereshchetin, M meHiggins, MM. Parra- Kooijmans, juges, ont joint à l’arrêt les exposés de leur
opinion individuelle. M. Weeramantry, Vice-Président,
Aranguren, Kooijmans, Rezek, juges; MM. Lalonde, Torres MM. Bedjaoui, Ranjeva et Vereshchetin, juges, et M. Torres
Bernárdez, juges ad hoc; M. Valencia-Ospina, Greffier. Bernárdez, juge ad hoc, ont joint à l’arrêt les exposés de leur
opinion dissidente.
*
* * *
Le texte du dispositif est le suivant : * *
« Par ces motifs,
LA COUR, Rappel de la procédure et des conclusions des Parties
Par douze voix contre cinq, (par. 1 à 12)
Dit qu’elle n’a pas compétence pour statuer sur le La Cour commence par rappeler que, le 28 mars 1995,
différend porté devant elle par la requête déposée par l’Espagne a introduit une instance contre le Canada au sujet
Royaume d’Espagne le 28 mars 1995. d’un différend relatif à la modification, le 12 mai 1994, de la
POUR : M. Schwebel, Président; MM. Oda, loi canadienne sur la protection des pêches côtières, et aux
Guillaume, Herczegh, Shi, Fleischhauer, Koroma,
me modifications subséquentes du règlement d’application de
M Higgins, MM. Parra-Aranguren, Kooijmans, Rezek, ladite loi, ainsi qu’à certaines actions menées sur la base de
juges; M. Lalonde, juge ad hoc; cette loi et de ce règlement modifiés, notamment la
poursuite, l’arraisonnement et la saisie en haute mer, le
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479mars 1995, d’un bateau de pêche –l’ Estai – battant «À la fin de nos plaidoiries, nous constatons à
pavillon espagnol. La requête invoquait comme base de nouveau que le Canada a abandonné son allégation selon
compétence de la Cour les d éclarations par lesquelles les laquelle le différend qui l’oppose à l’Espagne n’aurait
deux États ont accepté la juridi ction obligatoire de celle-ci plus d’objet. Du moins, il semble avoir compris qu’on ne
conformément au paragraphe 2 de l’Article 36 de son Statut. peut pas prétendre que la requête espagnole, étant
Par lettre du 21avril1995, l’Ambassadeur du Canada dépourvue d’intérêt pour l’avenir, n’équivaudrait qu’à la
aux Pays-Bas a fait connaître à la Cour que, de l’avis de son demande d’un jugement déclaratoire. Il ne dit plus non
plus, et nous en prenons acte, que l’accord entre l’Union
gouvernement, celle-ci n’avait «manifestement pas la européenne et le Canada, aurait éteint le présent
compétence nécessaire pour se prononcer sur la requête
introduite par l’Espagne .. ., en raison de l’alinéa d du différend.
paragraphe 2 de la déclaration du 10mai 1994 par laquelle Dans ces conditions, les conclusions finales de
le Canada a accepté la compétence obligatoire de la Cour ». l’Espagne sont les suivantes :
Au cours d’une réunion que le Président de la Cour a Nous avons constaté tout d’abord que l’objet du
tenue avec les représentants des Parties, il a été convenu différend est le défaut du titr e du Canada pour agir en
qu’il serait statué séparément, avant toute procédure sur le haute mer à l’encontre des navires battant pavillon
fond, sur la question de la compétence de la Cour; les espagnol, l’inopposabilité à l’Espagne de la législation
Parties sont également convenues des délais pour le dépôt canadienne des pêches, et la réparation des faits illicites
des pièces de la procédure écrite sur cette question. perpétrés à l’égard des navires espagnols. Ces questions
L’Espagne et le Canada ont déposé respectivement un ne sont pas comprises dans la réserve du Canada à la
mémoire et un contre-mémoire sur la question de la
compétence de la Cour.
compétence de la Cour dans les délais fixés par une Nous avons également constaté que le Canada ne
ordonnance du Président du 2 mai 1995. peut pas prétendre subordonner l’application de sa
Après que l’Espagne eut exprimé le souhait d’être réserve au seul critère de sa législation nationale et de sa
autorisée à présenter une réplique et que le Canada eut propre appréciation, sans mé connaître la compétence de
indiqué qu’il y était opposé, la Cour, par ordonnance du décider de votre propre co mpétence, que vous détenez
8mai 1996, a décidé qu’elle était suffisamment informée et au titre du paragraphe 6 de l’Article 36 de votre Statut.
que la présentation, par les Parties, d’autres pièces de Nous avons constaté enfin que l’usage de la force
procédure sur la question de sa compétence ne paraissait employé dans l’arraisonnement de l’ Estai etdansle
donc pas nécessaire. Des audiences publiques ont été tenues harcèlement d’autres bateau x espagnols en haute mer,
entre le 9 et le 17 juin 1998. ainsi que celui prévu dans les lois canadiennes C-29 et
Dans la requête, les demandes ci-après ont été formulées C-8, ne peut pas davantage être compris dans la réserve
par l’Espagne : canadienne, parce qu’il contrevient aux dispositions de
«Quant à la nature précise de la réclamation, le la Charte.
Royaume d’Espagne demande : Pour l’ensemble des raisons qui précèdent, nous
prions la Cour de dire et juger qu’elle est compétente
A) que la Cour déclare que la législation canadienne, dans la présente affaire. »
dans la mesure où elle prétend exercer une juridiction
sur les navires battant pavillon étranger en haute mer, Au nom du Gouvernement canadien , à l’audience du
au-delà de la zone économique exclusive du Canada, est 17 juin 1998 :
inopposable au Royaume d’Espagne; « Plaise à la Cour dire et juger qu’elle n’est pas
B)que la Cour dise et juge que le Canada doit compétente pour statuer sur la requête déposée par
s’abstenir de réitérer les actes dénoncés, ainsi qu’offrir l’Espagne le 28 mars1995. »
au Royaume d’Espagne la réparation due, concrétisée en
une indemnisation dont le montant doit couvrir tous les Le contexte de l’affaire
dommages et préjudices occasionnés; (par. 13 à 22)
C) que, en conséquence, la Cour déclare aussi que
La Cour commence par décrire le contexte dans lequel
l’arraisonnement en haute mer, le 9 mars 1995, du navire s’inscrit la présente affaire.
sous pavillon espagnol l’ Estai et les mesures de
coercition et l’exercice de la juridiction sur celui-ci et Le 10 mai 1994, le Canada a déposé auprès du Secrétaire
sur son capitaine constituent une violation concrète des général de l’Organisation des NationsUnies une nouvelle
principes et normes de droit international ci-dessus déclaration d’acceptation de la juridiction obligatoire de la
indiqués. » Cour. Les trois réserves définies aux alinéas a, b et c du
paragraphe 2 de la déclaration susmentionnée indiquent trois
Dans la procédure orale, les conclusions ci-après ont été catégories de différends qui figuraient déjà dans la
présentées par les Parties : déclaration antérieure du Canada en date du 10septembre
Au nom du Gouvernement espagnol , à l’audience du
15 juin 1998 : 1985. En revanche, l’alinéa d de la déclaration de 1994
48énonçait une quatrième et nouvelle réserve excluant en outre laquelle il était indiqué que «[l’] Estai a[vait] résisté aux
de la compétence de la Cour « d les différends auxquels tentatives d’arraisonnement que les inspecteurs canadiens
pourraient donner lieu les mesures de gestion et de [avaient] effectuées conformément à la pratique
conservation adoptées par le Canada pour les navires internationale» et que «l’arrestation de l’ Estai a[vait] été
pêchant dans la zone de réglementation de l’OPAN, telle rendue nécessaire pour mettre fin à la surpêche du flétan du
que définie dans la Convention sur la future coopération Groenland pratiquée par les pêcheurs espagnols ».
multilatérale dans les pêches de l’Atlantique Nord-Ouest, Enfin, le 1mars 1995 encore, la Communauté
1978, et l’exécution de telles mesures. »
européenne et ses États membres ont saisi le Ministère
Le jour même du dépôt de sa nouvelle déclaration, le canadien des affaires étrangères et du commerce
Gouvernement canadien présentait au Parlement le projet de international d’une note verbale protestant contre les actions
loi C-29 dont le texte modifiait la loi sur la protection des menées par le Canada.
pêches côtières en en étendant l’application à la zone de Le 16avril 1995 a été paraphé un «Accord entre la
réglementation de l’Organisation des pêches de l’Atlantique Communauté européenne et le Canada sur les pêches dans le
Nord-Ouest (OPANO). Le projet de loi C-29 a été adopté
contexte de la Convention OPANO, constitué sous forme
par le Parlement et a reçu la sanction royale le 12 mai 1994. d’un compte rendu concerté et ses annexes, d’un échange de
Le Règlement sur la protection des pêcheries côtières a à lettres et d’un échange de note s»; cet accord a été signé à
son tour été modifié le 25mai 1994 et l’a été à nouveau le Bruxelles le 20 avril 1995. Il portait sur l’établissement d’un
3 mars 1995, date à laquelle les bateaux de pêche espagnols protocole de renforcement des mesures de conservation et
et portugais ont été inscrits au tableau IV de l’article 21 (la d’application de l’OPANO», sur la mise en Œuvre
catégorie des bateaux de pêche auxquels il était interdit de
pêcher le flétan du Groenland dans la zone concernée). immédiate, à titre provisoire, de certaines mesures de
contrôle et d’application, sur le total de captures autorisées
Le 12mai 1994, en adoptant le projet de loi C-8, le de flétan du Groenland dans la zone en question pour 1995,
Canada a par ailleurs modifié l’article 25 de son Code pénal, ainsi que sur certaines modalités de gestion de ce stock
relatif à l’usage de la force par les officiers de police et tout halieutique.
autre agent de la paix assurant l’exécution des lois. Les Le compte rendu concerté portait en outre: «La
dispositions de cet article s’appliquaient également aux
Communauté européenne et le Canada maintiennent leurs
gardes-pêche. positions respectives sur la conformité de l’amendement de
Le 9 mars 1995, l’Estai, navire de pêche battant pavillon la loi canadienne sur la protection de la pêche côtière du
espagnol et ayant à son bord un équipage espagnol, a été 25mai 1994, et des règlements suivants, avec le droit
arraisonné à environ 245 milles des côtes canadiennes, dans coutumier international et la Convention OPANO. Rien
la division 3L de la zone de réglementation de l’OPANO dans le présent compte rendu concerté ne porte préjudice à
(région du «GrandBanc»), par des bâtiments de la marine toute convention multilatérale à laquelle la Communauté
canadienne. Le navire a été saisi et son capitaine arrêté sous européenne et le Canada, ou un des États membres de la
le chef de violations de la loi sur la protection des pêches Communauté européenne et le Canada, sont parties ou à leur
côtières et de son règlement d’application. Ils ont été capacité de préserver et de défendre leurs droits
conduits au port canadien de St. John’s (Terre-Neuve) où un conformément au droit international, ni aux avis des parties
acte d’accusation a été dressé du chef d’infraction aux textes à l’égard de toute question concernant le droit de la mer.»
susindiqués, et notamment de pêche illégale du flétan du La Communauté insistait sur le caractère essentiel de la
Groenland; une partie des captures se trouvant à bord a été
suspension des poursuites judici aires à l’encontre du navire
confisquée. L’équipage a immé diatement été relâché. Le Estai et de son capitaine pour l’application du compte rendu
capitaine a été libéré le 12 mars 1995 contre paiement d’une concerté.
caution; le navire a quant à lui été restitué le 15mars 1995 Le 18avril 1995, les poursuites contre l’ Estai et son
après dépôt d’une garantie. capitaine ont été ab andonnées sur ordre du Procureur
Le jour même de l’arraisonnement de l’ Estai, général du Canada; la garantie a été rendue et la caution
l’ambassade d’Espagne au Canada a adressé deux notes remboursée avec intérêt le 19avril 1995, et la partie des
verbales au Ministère canadien des affaires étrangères et du captures qui avaer été confis quée a été ultérieurement
commerce international. Aux termes de la seconde, «[l]e restituée. Le 1 mai 1995, le Règlement sur la protection
Gouvernement espagnol condamn[ait] catégoriquement la des pêcheries côtières a été modifié à l’effet de rayer
poursuite et le harcèlement d’un vaisseau espagnol par des l’Espagne et le Portugal du tableau IV de l’article 21. Enfin,
vaisseaux de la marine canadienne, en flagrante violation du les propositions d’amélioration des mesures de contrôle de
droit international en vigueur, puisque ces faits [avaient eu] la pêche et de leur application, contenues dans l’accord du
lieu au-delà des 200 milles ». 20avril 1995, ont été adoptées par l’OPANO à sa réunion
Le 10mars 1995, le Ministère canadien des affaires annuelle de septembre 1995; elles sont devenues des
étrangères et du commerce international a à son tour adressé mesures exécutoires pour toutes les parties contractantes à
une note verbale à l’ambassade d’Espagne au Canada, dans compter du 29 novembre 1995.
49L’objet du différend violé ses droits en vertu du droit international. Ces actions
(par. 23 à 35) ont été menées sur le fondement de certains textes législatifs
Aucune des deux Parties ne conteste qu’il existe un et réglementaires adoptés par le Canada, que l’Espagne
différend entre elles. Les Parties, toutefois, ne qualifient pas estime contraires au droit international et inopposables à
celui-ci de la même manière. Pour l’Espagne, le différend a elle-même. C’est dans ce contexte qu’il faudrait considérer
les textes législatifs et réglementaires du Canada. Les
trait à l’absence de titre du Canada pour exercer sa actions spécifiques ayant d onné naissance au présent
juridiction en haute mer, ainsi qu’à l’inopposabilité aux différend sont les activités canadiennes en haute mer qui ont
États tiers, y compris l’Espagne, de sa législation et de sa trait à la poursuite de l’ Estai, aux moyens employés pour
réglementation modifiées sur la protection des pêches
côtières. L’Espagne soutient en outre que le Canada, par son l’arraisonner, à l’arraisonnement lui-même, ainsi qu’à la
comportement, a violé les droits qu’elle tient du droit saisie du navire et à l’arrestation de son capitaine en vertu
de la législation canadienne sur les pêches côtières et de sa
international, et qu’une telle violation lui ouvre un droit à réglementation d’application telles que modifiées. Dans son
réparation. Pour le Canada, le différend concerne l’adoption essence, le différend entre le s Parties porte sur la question
de mesures de gestion et de conservation des stocks de savoir si ces actions ont violé les droits que l’Espagne
halieutiques pour les navires pêchant dans la zone de
réglementation de l’OPANO, ainsi que l’exécution de ces tient du droit international et s’ils exigent réparation. Il
mesures. appartient maintenant à la Cour de décider si les Parties lui
ont conféré une compétence pour connaître de ce différend.
L’Espagne souligne avec insistance qu’en tant que
demandeur en l’espèce elle a t oute latitude pour qualifier le La compétence de la Cour
différend qu’elle souhaite voir régler par la Cour. (par. 36 à 84)
La Cour commence par faire observer qu’il ne fait pas
de doute qu’il revient au demandeur, dans sa requête, de Selon l’Espagne, le Canada, en déposant une déclaration
en vertu du paragraphe 2 de l’Article 36 du Statut, a accepté
présenter à la Cour le différend dont il entend la saisir et
d’exposer les demandes qu’il lui soumet. Le paragraphe1 en principe la juridiction de la Cour; c’est donc à lui qu’il
de l’Article40 du Statut de la Cour exige d’ailleurs que incombe d’établir que la réserve figurant à l’alinéa d du
l’«objet du différend» soit indiqué dans la requête; et le paragraphe 2 de cette déclaration exclut de cette juridiction
paragraphe 2 de l’article 38 de son règlement requiert pour le différend qui oppose les Parties. Pour sa part, le Canada
sa part que la «nature précise de la demande» y figure. La affirme qu’il revient à l’Espagne d’établir pour quelle raison
Cour a eu l’occasion, par le passé, de se référer à plusieurs les termes clairs de l’alinéa d du paragraphe 2 ne soustraient
pas cette question à la juridiction de la Cour.
reprises à ces dispositions. Elle les a qualifiées
d’«essentielles au regard de la sécurité juridique et de la La Cour fait observer qu’établir ou ne pas établir sa
bonne administration de la justice ». compétence n’est pas une questio n qui relève des parties;
Aux fins d’identifier sa tâche dans toute instance elle est du ressort de la Cour elle-même. S’il est vrai que
introduite par un État contre un autre, la Cour commence c’est à la partie qui cherche à établir un fait qu’incombe la
charge de la preuve, cela est sans pertinence aux fins
par examiner la requête. To utefois, il arrive que des d’établir la compétence de la Cour, car il s’agit là d’«une
incertitudes ou des contestations surgissent quant à l’objet
réel du différend dont la Cour est saisie ou à la nature exacte question de droit qui doit être tranchée à la lumière des faits
des demandes qui lui sont soumises. En pareil cas, la Cour pertinents». Il en résulte qu’il n’y a pas de charge de la
ne saurait s’en tenir aux seuls termes de la requête ni, plus preuve en matière de compétence.
généralement, s’estimer liée par les affirmations du
demandeur. Les déclarations d’acceptation de la juridiction
Il incombe à la Cour, tout en consacrant une attention obligatoire de la Cour et leur interprétation
particulière à la formulation du différend utilisée par le (par. 39 à 56)
demandeur, de définir elle-même, sur une base objective, le
différend qui oppose les parties, en examinant la position de Pour établir la compétence de la Cour, l’Espagne s’est
l’une et de l’autre. Elle se fonde non seulement sur la fondée uniquement sur les déclarations faites par les Parties
requête et les conclusions finales, mais aussi sur les en vertu du paragraphe 2 de l’Article 36 du Statut. Par lettre
du 21 avril 1995, le Canada a fait savoir à la Cour que, selon
échanges diplomatiques, les déclarations publiques et autres lui, celle-ci n’avait pas comp étence pour connaître de la
éléments de preuve pertinents. requête car le différend entrait dans les prévisions de
Aux fins de se prononcer sur la question préliminaire de l’alinéa d du paragraphe 2 de la déclaration canadienne du
compétence qui se pose dans la présente affaire, la Cour
déterminera quel est le différ end qui oppose l’Espagne au 10mai 1994. Le Canada a développé cette thèse dans son
contre-mémoire de février 1996 et l’a confirmée à
Canada, en tenant compte de la requête de l’Espagne ainsi l’audience. La Cour conclu t des arguments avancés par
que des divers exposés écrits et oraux présentés à la Cour l’Espagne que celle-ci soutient que l’interprétation que le
par les Parties. Canada cherche à faire prévaloir de l’alinéa d du
Le dépôt de la requête a été suscité par certaines actions paragraphe2 de sa déclaration va à l’encontre non
spécifiques du Canada dont l’Espagne prétend qu’elles ont seulement du Statut, mais aussi de la Charte et du droit
50international général, et ne saurait donc être retenue. La apportées à cette acceptation, modifient l’expression
question portée devant la Cour est dès lors de savoir si le antérieure d’un consentement donné de manière plus large.
sens qui doit être attribué à la réserve du Canada permet à la C’est la déclaration telle qu’elle existe qui, à elle seule,
Cour de se déclarer compétente pour statuer sur le différend constitue l’ensemble à interpréter, et les mêmes règles
porté devant elle par la requête de l’Espagne. d’interprétation doivent être appliquées à toutes ses
Des vues différentes ont été exprimées s’agissant des dispositions, y compris celles qui contiennent des réserves.
règles de droit international qui s’appliquent à Le régime qui s’applique à l’interprétation des
l’interprétation des réserves figurant dans les déclarations déclarations faites en vertu de l’Article36 du Statut – qui
facultatives faites en vertu du paragraphe 2 de l’Article36 constituent des actes unilatéraux relevant de la souveraineté
du Statut. Selon l’Espagne, ces réserves ne sauraient être de l’État –n’est pas identique à celui établi pour
interprétées d’une manière qui permettrait aux États qui les l’interprétation des traités par la Convention de Vienne sur
formulent de mettre en péril le système de la juridiction le droit des traités. De fait, la Cour a précisé dans des arrêts
obligatoire. Par ailleurs, le principe de l’effet utile signifie antérieurs les règles à suivre pour l’interprétation des
qu’une réserve doit être interprétée par rapport à l’objet et déclarations et des réserves qu’elles contiennent.
au but de la déclaration, à savoir l’acceptation de la Conformément à ces règles, la Cour interprète les termes
juridiction obligatoire de la Cour. L’Espagne se défend de pertinents d’une déclaration, y compris les réserves qui y
soutenir que les réserves à la juridiction obligatoire de la figurent, d’une manière naturelle et raisonnable, en tenant
Cour devraient faire l’objet d’une interprétation restrictive; dûment compte de l’intention de l’État concerné à l’époque
elle explique sa position à cet égard dans les termes où ce dernier a accepté la juridiction obligatoire de la Cour.
suivants :
L’intention d’un État qui a formulé une réserve peut être
« On nous fait dire que l’Espagne défend la portée la déduite non seulement du texte même de la clause
plus limitée permise des réserves, à savoir, une pertinente, mais aussi du contexte dans lequel celle-ci doit
interprétation restrictive de celles-ci ... Ce n’est pas être lue et d’un examen des él éments de preuve relatifs aux
exact. L’Espagne soutient la portée la plus limitée circonstances de son élaboration et aux buts recherchés.
permise dans le cadre du respect de la règle générale Dans la présente affaire, la Cour dispose de telles
d’interprétation énoncée à l’article 31 de la Convention explications sous la forme de déclarations ministérielles, de
de Vienne sur le droit des traités. » débats parlementaires, de projets législatifs et de
L’Espagne fait encore valoir que la règle contra communiqués de presse canadiens.
proferentem, suivant laquelle, lorsqu’un texte est ambigu, il Il découle de l’analyse qui précède que la règle contra
doit être interprété contre celui qui l’a rédigé, s’applique en proferentem n’a pas de rôle à jouer en l’espèce dans
particulier aux actes unilatéra ux comme les déclarations l’interprétation de la réserve contenue dans la déclaration
d’acceptation de la juridiction ob ligatoire de la Cour et les unilatérale faite par le Canada en vertu du paragraphe 2 de
réserves qu’elles contiennent. Enfin, l’Espagne souligne l’Article 36 du Statut.
qu’une réserve à l’acceptation de la juridiction de la Cour Les deux Parties se sont référées devant la Cour au
doit être interprétée de façon telle qu’elle soit conforme, et principe de l’effet utile. Ce principe joue certes un rôle
non pas contraire, au Statut de la Cour, à la Charte des important en droit des traités et dans la jurisprudence de
Nations Unies et au droit international général. Pour sa part, cette Cour; toutefois, s’agissant d’une réserve à une
le Canada insiste sur la nature unilatérale de ces déclarations
et réserves, et soutient que ces dernières doivent être déclaration faite en vertu du paragraphe 2 de l’Article 36 du
Statut, ce qui est exigé en tout premier lieu est qu’elle soit
interprétées d’une manière naturelle, dans leur contexte et interprétée d’une manière compatible avec l’effet recherché
en tenant compte de façon toute particulière de l’intention par l’État qui en est l’auteur.
de l’État qui les a formulées. L’Espagne soutient qu’en cas de doute les réserves
La Cour rappelle que l’interprétation des déclarations figurant dans les déclarations doivent être interprétées d’une
faites en vertu du paragraphe 2 de l’Article36 du Statut et
manière qui soit compatible avec le droit existant et
des réserves qu’elles contiennent a pour but d’établir si un qu’aucune interprétation incompatible avec le Statut de la
consentement mutuel a été donné à sa compétence. Il Cour, la Charte des Nations Unies ou le droit international
appartient à chaque État, lorsqu’il formule sa déclaration, de général ne saurait être admise. L’Espagne fait valoir que,
décider des limites qu’il assigne à son acceptation de la pour se conformer à ces préceptes, il y a lieu d’interpréter la
juridiction de la Cour : « la juridiction n’existe que dans les formule «les différends auxquels pourraient donner lieu les
termes où elle a été acceptée». Les conditions ou réserves,
de par leur libellé, n’ont donc pas pour effet de déroger à mesures de gestion et de conservation adoptées par le
Canada pour les navires pêchant dans la zone de
une acceptation de caractère plus large déjà donnée. Elles réglementation de l’OPAN ..t l’exécution de telles
servent plutôt à déterminer l’étendue de l’acceptation par mesures» comme ne visant que des mesures qui, dès lors
l’État de la juridiction obligatoire de la Cour; il n’existe qu’elles concernent des esp aces de haute mer, doivent
donc aucune raison d’en donner une interprétation s’inscrire dans un cadre conventionnel ou être dirigées
restrictive. Cela est vrai alors même que, comme dans la contre des navires apatrides. Elle fait en outre valoir qu’une
présente affaire, les termes pertinents de l’acceptation par un
État de la compétence de la Cour, ainsi que les limites exécution en haute mer de telles mesures qui impliquerait un
51recours à la force contre des navires battant pavillon nouvelle déclaration était destinée à prévenir l’exercice, par
d’autres États ne saurait être compatible avec le droit la Cour, de sa juridiction sur des questions susceptibles de
international et que, de ce fait également, la réserve doit se poser quant à la licéité, au regard du droit international,
recevoir une interprétation différente de celle que lui donne de la législation modifiée et de sa mise en Œuvre.
le Canada. La Cour rappelle qu’aux termes de l’alinéa d du
La Cour observe que la th èse de l’Espagne n’est pas paragraphe 2 de la déclaration canadienne sont exclus de la
compatible avec le principe d’interprétation selon lequel une compétence de la Cour :
réserve figurant dans une d éclaration d’acceptation de la «les différends auxquels pourraient donner lieu les
juridiction obligatoire de la Cour doit être interprétée d’une mesures de gestion et de conservation adoptées par le
manière naturelle et raisonnable en tenant dûment compte Canada pour les navires pêchant dans la zone de
des intentions de l’État auteur de la réserve et du but de la réglementation de l’OPAN, telle que définie dans la
réserve. En effet, les États peuvent formuler des réserves Convention sur la future coopération multilatérale dans
excluant la compétence de la Cour pour des motifs divers; il les pêches de l’Atlantique Nord-Ouest, 1978, et
arrive qu’ils le fassent, précisément, parce que la conformité
l’exécution de telles mesures ».
au droit de leur position ou de leur politique est perçue Pour le Canada, le différend soumis à la Cour est
comme étant aléatoire. La Cour n’a jamais donné à précisément de ceux qu’il a entendu viser dans le texte
entendre, dans sa jurisprudence, qu’une interprétation précité; il entre entièrement dans les prévisions de ce texte
privilégiant la conformité au droit international des actes et la Cour n’a, partant, pas compétence pour en connaître.
exclus de la compétence de la Cour est la règle qui s’impose
pour l’interprétation de telle s réserves. Il existe une Pour l’Espagne, au contraire, quelles qu’aient été les
distinction fondamentale entr e l’acceptation par un État de intentions du Canada, elles n’ont pas trouvé leur expression
dans le libellé de la réserve, qui ne couvre pas le différend;
la juridiction de la Cour et la compatibilité de certains actes la Cour est donc compétente. L’Espagne a globalement
avec le droit internationa l. L’acceptation exige le recours à quatre arguments pour fonder sa thèse : en premier
consentement. La compatibilité ne peut être appréciée que lieu, le différend dont elle a saisi la Cour échapperait à la
quand la Cour examine le fond, après avoir établi sa réserve canadienne à raison de son objet; en deuxième lieu,
compétence et entendu les deux parties faire pleinement
valoir leurs moyens en droit. Que les États acceptent ou non la loi modifiée sur la protection des pêches côtières et son
la juridiction de la Cour, ils demeurent en tout état de cause règlement d’application ne sauraient, en droit international,
constituer des « mesures de gestion et de conservation »; en
responsables des actes portant atteinte aux droits d’autres troisième lieu, la réserve ne viserait que les «navires»
États qui leur seraient imputables. Tout différend à cet égard apatrides ou battant un pavi llon de complaisance; et, en
doit être réglé par des moyens pacifiques dont le choix est quatrième lieu, la poursuite, l’arraisonnement et la saisie de
laissé aux parties conformément à l’Article 33 de la Charte. l’Estai ne sauraient être considér és, en droit international,
comme «l’exécution de ... me sures» de gestion et de
L’alinéa d du paragraphe 2 de la déclaration conservation. La Cour examin e successivement chacun de
du Canada du 10 mai 1994 ces arguments ci-après.
(par. 57 à 84)
Le sens de l’expression « différends auxquels
Aux fins d’établir si les Parties lui ont donné
compétence pour connaître du di fférend dont elle est saisie, pourraient donner lieu »
la Cour doit à présent procéder à l’interprétation de (par. 62 et 63)
l’alinéa d du paragraphe 2 de la déclaration du Canada, La Cour commence par relever qu’en excluant de sa
compte tenu des règles d’interprétation qu’elle vient de
dégager. juridiction les « différends auxquels pourraient donner
lieu » les mesures de gestion et de conservation qu’elle
Avant d’entrer dans l’examen du texte même de la mentionne et leur exécution, la réserve ne réduit pas le
réserve, la Cour observe que la nouvelle déclaration ne critère d’exclusion au seul «objet» du différend. Aux
diffère de la précédente que su r un point: l’adjonction, au termes de la réserve sont exclus non seulement les
paragraphe 2, d’un alinéa d contenant la réserve à l’examen. différends qui auraient directement pour «objet» les
Il s’ensuit que cette réserve constitue non seulement un
élément indissociable de la déclaration en vigueur mais mesures envisagées et leur exécution, mais aussi ceux qui y
auraient « trait » (« concerning ») et, plus généralement,
aussi une composante essentielle de celle-ci, et donc, de tous ceux qui y trouveraient leur «origine» (« arising out
l’acceptation par le Canada de la juridiction obligatoire de la
Cour. of »), c’est-à-dire les différends qui, en l’absence de telles
La Cour constate en outre, au vu des faits sommairement mesures, ne seraient pas nés.
exposés ci-dessus, que les liens qui unissent la nouvelle
En l’espèce, la Cour a déjà conclu à l’existence d’un
déclaration du Canada à sa nouvelle législation sur la différend entre les Parties et l’a identifié. Il lui faut donc à
protection des pêches côtières sont étroits et qu’il ressort à présent rechercher si ce différe nd a pour objet les mesures
l’évidence des débats parlemen taires et d’explications visées dans la réserve et/ou leur exécution, y a trait ou y
diverses données par les autorités canadiennes que la trouve son origine. Pour ce fair e, la question essentielle que
52la Cour doit maintenant trancher est celle du sens à attribuer Œuvre une loi n’a pas d’existen ce juridique sans cette loi; à
aux expressions « mesures de gestion et de conservation l’inverse, la loi peut nécessiter un règlement d’application
... » et « exécution de telles mesures » dans le contexte de la pour déployer ses effets.
réserve. La Cour partage les vues de l’Espagne selon lesquelles
toute interprétation d’un instrument international doit se
Le sens de l’expression « mesures de gestion et de faire à l’aune du droit international. Toutefois, lorsque
conservation » l’Espagne expose que l’expre ssion «mesures de gestion et
(par. 64 à 73) de conservation » utilisée dans la réserve canadienne ne peut
L’Espagne reconnaît que le terme « mesure » est un que recouvrir des mesures c «onformes au droit
«mot abstrait qui signifie un acte ou une disposition, une international», elle semble confondre deux choses. Une
chose est en effet de rechercher si une notion est connue
démarche ou le cours d’une action, conçue dans un but d’un système juridique – en l’occurrence le droit
précis» et, qu’en conséquence, dans son sens le plus international–, si elle entre dans les catégories qui lui sont
général, l’expression « mesure de gestion et de propres et si elle y revêt un sens particulier: la question de
conservation » doit être comprise comme visant un acte, une
démarche ou une façon d’agir ayant pour but d’assurer la l’existence et du contenu de la notion dans le système est
«gestion et la conservation du poisson». Toutefois, selon une question de définition. Autr e chose est de rechercher si
un acte déterminé, inclus dans le champ d’application d’une
l’Espagne, cette expression, dans le contexte particulier de notion connue d’un système juridique, enfreint les
la réserve canadienne, doit être interprétée de façon plus prescriptions normatives de ce système: la question de la
restrictive. Le principal argument espagnol, soutenu tout au conformité de l’acte au système est une question de licéité.
long de la procédure, est que l’expression «mesures de
gestion et de conservation» doit, en l’occurrence, être Selon le droit international, pour qu’une mesure puisse
interprétée conformément au droit international et, par être qualifiée de « mesure de gestion et de conservation », il
conséquent, exclure en par ticulier toutemesur» e suffit qu’elle ait pour objet de gérer et de conserver des
ressources biologiques et répond e, à cet effet, à diverses
unilatérale par laquelle un État porterait atteinte aux droits caractéristiques techniques. C’est dans ce sens que les
d’autres États en dehors des zones soumises à sa juridiction. termes « mesures de gestion et de conservation » ont depuis
Il s’ensuivrait, pour l’Es pagne, que ne pourraient,
concrètement, être considérés comme des «mesures de longtemps été compris par les États dans les traités qu’ils
gestion et de conservation » au regard du droit international concluent. La même utilisation de ces termes peut être
que deux types de mesures: celles prises par un État côtier trouvée dans la pratique des États. Ils décrivent
en ce qui concerne sa zone économique exclusive; et celles communément ces mesures dans leur législation et leurs
actes administratifs en se référant à des critères factuels et
concernant des espaces situés au-delà, pourvu qu’elles scientifiques.
s’inscrivent dans un cadre conventionnel ou soient dirigées
contre des navires apatrides. Les mesures ne remplissant pas En lisant le texte de la réserve d’une manière « naturelle
ces conditions ne constitueraient pas des mesures de gestion et raisonnable», rien ne permet de conclure que le Canada
et de conservation mais des faits illicites purs et simples. aurait eu l’intention d’utiliser l’expression «mesures de
gestion et de conservation» dans un sens différent de celui
Le Canada souligne pour sa part le sens très large du mot communément admis en droit international et dans la
«mesure». Il y voit un «terme générique» qui, dans les pratique internationale. Au contraire, toute autre
conventions internationales, englobe lois, règlements et
actes administratifs. Par ailleurs, pour le Canada, interprétation de cette expression priverait la réserve de son
l’expression «mesures de gestion et de conservation» est effet voulu.
«descriptive» et non «normative»: elle recouvre «toutes De l’examen des modificatio ns apportées par le Canada
les mesures prises par les États relativement aux ressources le 12 mai 1994 à sa loi sur la protection des pêches côtières
et les 25mai 1994 et 3mars 1995 à son règlement sur la
biologiques de la mer ». protection des pêcheries côtières, la Cour conclut que les
La Cour fait observer qu’elle n’a pas à s’attarder sur la
question de savoir si une «mesure» peut être de nature « mesures » prises par le Canada en modifiant sa législation
«législative». Comme les deux Parties en ont convenu, et sa réglementation sur la protection des pêches côtières
dans son sens ordinaire, ce mot vise de façon très large un constituent des « mesures de gestion et de conservation » au
acte, une démarche ou une façon d’agir, sans limite sens où cette expression es t communément comprise en
droit international, ainsi que dans la pratique internationale,
particulière quant à leur contenu matériel ou au type de but et a été utilisée dans la réserve canadienne.
qu’ils poursuivent. De nombreux textes internationaux
incluent les «lois» parmi les «mesures» auxquelles ils se
réfèrent. La Cour fait de surcroît observer que, dans le Le sens à attribuer au terme « navires »
système législatif du Canada et de nombreux autres pays, la (par. 74 à 77)
loi et ses règlements d’application ne peuvent être dissociés.
La loi établit le cadre juridique général et le règlement La Cour fait ensuite observer que les mesures de gestion
et de conservation auxquelles la réserve à l’examen se réfère
permet d’appliquer la loi en fonction de circonstances qui sont celles qui sont « adoptées par le Canada pour les
varient et évoluent dans le temps. Le règlement qui met en navires pêchant dans la zone de réglementation de l’OPAN,
53telle que définie dans la Convention sur la future canadiens mentionnés par l’Espagne semble avoir été de
coopération multilatérale dans les pêches de l’Atlantique réglementer et de limiter tout emploi autorisé de la force, ce
Nord-Ouest, 1978 ». Comme la «zone de réglementation» qui l’a fait entrer dans la catégorie générale des mesures
de l’OPANO au sens de cette convention constitue sans d’exécution visant à assurer la conservation des pêches.
conteste une partie de haute mer, la seule question que pose Pour tous ces motifs, la Cour estime que l’emploi de la
encore ce membre de phrase est celle du sens à attribuer au force tel qu’autorisé par la législation et la réglementation
terme « navires ». canadiennes susmentionnées relève de ce qui est
En effet, selon l’Espagne, il résulterait des débats communément considéré comme l’exécution de mesures de
parlementaires qui ont précédé l’adoption du projet de loi gestion et de conservation et , partant, entre dans les
C-29 que celui-ci n’était de stiné à s’appliquer qu’aux prévisions de l’alinéa d du paragraphe 2 de la déclaration du
navires apatrides ou battant pavillon de complaisance. Canada. Il en est ainsi bien que la réserve ne mentionne pas
Compte tenu des liens qui existent entre cette loi et la expressément l’emploi de la force. L’arraisonnement,
réserve, celle-ci ne couvrirait donc que les mesures dirigées l’inspection et la saisie d’un navire de pêche ainsi que
contre de tels navires. Le Canada reconnaît que, lors de la l’usage minimal de la force à ces fins sont inclus dans la
discussion du projet de loi C-29, mention a été faite à notion d’exécution de mesures de gestion et de conservation
plusieurs reprises des navires apatrides ou battant pavillon selon une interprétation «naturelle et raisonnable» de cette
de complaisance, car ceux-ci constituaient alors le danger le notion.
plus imminent pour la conservation des stocks dont la La Cour conclut qu’elle considère que le différend qui
protection était en jeu. Toutefois, le Canada nie que son oppose les Parties, tel qu’identifié dans le présent arrêt,
intention ait été de limiter le champ d’application de la loi et
de la réserve à ces seules catégories de navires. trouve son origine dans les modifications apportées par le
Canada à sa législation et à sa réglementation sur la
La Cour fait remarquer que le texte de la réserve protection des pêches côtières, ainsi que dans la poursuite,
canadienne vise «les navires pêch ant ...», c’est-à-dire tous l’arraisonnement et la saisie de l’ Estai qui en ont résulté. Il
les navires qui s’adonnent à la pêche dans la zone indiquée, ne fait pas davantage de doute pour la Cour que ledit
sans aucune exception. Il aurait à l’évidence été aisé pour le différend a très largement trait à ces faits. Compte tenu de la
Canada, si telle avait été sa véritable intention, de qualifier qualification juridique que la Cour a donnée à ceux-ci, elle
le terme « navires » de façon à réduire la portée du mot dans conclut que le différend qu e lui a soumis l’Espagne
le contexte de la réserve. De l’avis de la Cour, constitue un différend auquel ont «donn[é] lieu» des
l’interprétation suggérée par l’Espagne ne peut être acceptée «mesures de gestion et de conservation adoptées par le
car elle va à l’encontre d’un texte clair qui, de surcroît, Canada pour les navires pêchant dans la zone de
apparaît traduire l’intention de son auteur. La Cour ne peut réglementation de l’OPAN» et «l’exécution de telles
non plus partager les conclusions que l’Espagne tire des mesures». Il s’ensuit que ce différend entre dans les
débats parlementaires dont elle excipe. prévisions de la réserve contenue à l’alinéa d du
paragraphe 2 de la déclaration canadienne en date du 10 mai
Le sens et la portée de l’expression « et l’exécution 1994. La Cour n’a partant pa s compétence pour statuer sur
de telles mesures » le présent différend.
(par. 78 à 84)
Opinion individuelle de M. Schwebel,
La Cour examine ensuite l’expression «et l’exécution de
telles mesures », sur le sens et la portée de laquelle les Président de la Cour
Parties s’opposent. L’Espagne soutient que l’exercice par le Dans une opinion individuelle, M.Schwebel, Président
Canada de sa juridiction sur un navire espagnol en haute de la Cour, a soutenu que, contrairement à l’argumentation
mer, qui a entraîné l’usage de la force, n’entre pas dans les de l’Espagne, une réserve à une déclaration faite en vertu de
prévisions de la réserve du Canada concernant la juridiction la clause facultative n’est pas dépourvue d’effet dans la
de la Cour. mesure où elle exclut des actions entreprises par l’État
La Cour relève que, suite à l’adoption du projet de loi déclarant qui sont illicites en droit international. L’objet
C-29, des dispositions de la nature et du type de celles qu’on même d’une réserve peut être d’empêcher la Cour de se
prononcer sur des mesures contestables en droit.
trouve dans la loi sur la protection des pêches côtières
figurent dans la législation de divers États concernant la La réserve canadienne ne contient pas non plus de clause
gestion et la conservation des pêches, de même qu’à qui laisserait à la libre appréciation du Canada la
l’alinéa f du paragraphe 1 de l’article 22 de l’Accord des détermination de la compétence de la Cour en violation du
Nations Unies de 1995 sur le s stocks chevauchants. Les pouvoir de la Cour elle-même de se prononcer sur sa
restrictions à l’emploi de la force énoncées dans la compétence.
modification apportée en mai 1994 au Règlement sur la
Les conseils de l’Espagne ont soutenu la « nullité » de la
protection des pêcheries côtiè res font également entrer réserve du Canada telle qu’elle est interprétée par le Canada
l’emploi autorisé de la force dans la catégorie bien connue et que celle-ci n’exclut rien, puisqu’elle ne peut
des mesures d’exécution à des fins de conservation. La Cour s’appliquer à rien ». Tout en ne souscrivant pas à cette thèse,
relève en outre que l’objet d’autres textes législatifs MS. chwebel a conclu que si, pour les besoins de
54l’argumentation, ces assertions de l’Espagne sont exactes, il vertu du paragraphe 2 de l’Article36 du Statut et toutes les
s’ensuit que la nullité ou l’absence d’effet de la réserve réserves faites à ce sujet doi vent, en raison du caractère
entraîne la nullité de la déclaration dans son ensemble. La unilatéral de la déclaration, être interprétées non seulement
réserve canadienne est un élément essentiel de la de façon naturelle et dans leur contexte, mais aussi en tenant
déclaration, sans lequel la déclaration n’aurait pas été faite. compte en particulier de l’intention de l’État déclarant.
Lorsque, comme dans la présente affaire, la réserve a été Toute interprétation de la déclaration d’un État défendeur
considérée par l’État déclaran t comme aussi essentielle, la allant à l’encontre de l’intention de l’État déclarant sera
Cour n’a pas toute latitude pour dire que la réserve est nulle contraire à la nature même de la compétence de la Cour,
ou dépourvue d’effet tout en considérant que les autres parce que la déclaration est un acte rédigé unilatéralement.
parties de la déclaration sont en vigueur. Si l’argument de M.Oda indique en outre que le fait que le Canada ait
l’Espagne sur les conséquences qui doivent être tirées de formulé sa déclaration contenant la réserve qui fait l’objet
l’interprétation par le Canada de la réserve est admis, il n’y de l’alinéa d du paragraphe 2 quelques jours seulement
aurait absolument aucun fond ement en l’espèce à la avant de promulguer les amendements à sa législation sur
compétence de la Cour. les pêches indique clairement sa véritable intention en ce qui
concerne ces amendements et tout différend qui pourrait
Opinion individuelle de M. Oda résulter de leur application.
M.Oda n’arrive pas à comprendre pourquoi la Cour a
M. Oda souscrit pleinement au dispositif de l’arrêt. cru devoir consacrer tant de temps à son interprétation de la
M.Oda juge néanmoins approprié, pour éviter que les formulation de cette réserve. Après avoir procédé à une
vraies questions que pose l’ affaire soient occultées, de analyse de l’élaboration du droit de la mer, notamment en ce
préciser quels sont les problèmes que soulève le différend
entre le Canada et l’Espagne. qui concerne les ressources biologiques marines, M.Oda
fait observer qu’il n’existe au cune conception bien arrêtée
Il estime que, en l’espèce, le «différend» a trait à ou concrète des « mesures de gestion et de conservation ».
l’incident de l’Estai. À son avis, les dispositions législatives Il est évident, selon M.Oda, que le Canada, ayant
promulguées par le Canada en 1994 et 1995 doivent être formulé une réserve quant à la juridiction de la Cour sur
examinées, mais seulement dans le contexte de cet incident.
Celui-ci a eu lieu dans la «zone de réglementation» de la tous «différends auxquels pourraient donner lieu les
Convention de 1979 de l’OPANO, qui s’étend au-delà de la mesures de gestion et de conservation», avait à l’esprit –
dans un sens très large, sans restriction et en montrant un
zone économique exclusive où les États côtiers exercent leur grand bon sens– tout différend qui pourrait résulter de la
juridiction sur les pêches. M. Oda dit clairement que, dans le promulgation et de l’application d’une législation
cadre de la Convention de l’OPANO, l’adoption de mesures concernant la pêche dans ses espaces maritimes, que ce soit
de gestion et de conservation des ressources halieutiques aux fins de la conservation des stocks ou de la gestion des
dans la zone de réglementation incombe à la Commission
des pêches de l’OPANO et non à tel ou tel État côtier. Il pêcheries (allocation des prises) et aussi bien à l’intérieur de
souligne que toute la séquence d’événements concernant sa zone économique exclusive qu’en dehors d’elle.
l’incident de l’ Estai s’est produite indépendamment de la *
Convention de l’OPANO.
M.Oda exprime donc l’opinion que le seul point O.da fait observer qu’aucune négociation
contesté est celui de savoir si le Canada a violé une règle du diplomatique n’a eu lieu entre l’Espagne et le Canada en ce
droit international en faisant valoir et en exerçant sa qui concerne la promulgation en 1994 et 1995 de la
juridiction sur les pêches en haute mer ou s’il était justifié, législation nationale du Canada ou de son amendement et
qu’il n’y a eu aucune négociation diplomatique ultérieure
indépendamment de la Convention de l’OPANO, que le entre les deux pays au sujet de l’incident de l’ Estai. Il
Canada exerce sa juridiction sur les pêches dans une zone de
la haute mer au motif qu’il était honnêtement convaincu que rappelle qu’après la conclusion, le 20 avril 1995, de l’accord
la conservation de certains stocks de poissons devait être entre la CE et le Canada, le différend résultant de l’incident
assurée d’urgence à la suite de la crise de la conservation de l’Estai a été pratiquement résolu. Il exprime l’opinion
des pêcheries dans l’Atlantique du Nord-Ouest. que le différend aurait pu être réglé s’il avait été procédé à
des négociations entre l’Espagne et le Canada.
* M.Oda s’abstient d’aborder la question discutable de
M. Oda estime toutefois que la seule question à trancher savoir si un différend ne peut être soumis unilatéralement à
par la Cour au stade actuel de l’affaire est celle de savoir si la Cour qu’après que des négociations diplomatiques entre
les parties au litige n’ont donné aucun résultat ou ont au
le différend relève de la clause par laquelle le Canada a moins été engagées. Il considèr e, toutefois, qu’il aurait été
déclaré, le 10 mai 1994, qu’il acceptait sa juridiction. possible de se demander, même lors de cette phase portant
Il lui paraît clair, étant donné le principe fondamental sur la compétence –indépend amment de la question de
selon lequel la juridiction de la Cour repose sur le savoir si la Cour est compétente pour connaître de la requête
consentement d’États souve rains, qu’une déclaration
d’acceptation de la ju ridiction obligatoire de la Cour en de l’Espagne– si la requête déposée en l’espèce par
55l’Espagne le 28mars 1995 était vraiment et en tout état de Enfin, M. Koroma souligne que cet arrêt ne doit pas être
cause recevable par la Cour. considéré comme une renonciation par la Cour à sa fonction
judiciaire qui consiste à se prononcer sur la validité d’une
Opinion individuelle de M. Koroma déclaration et de la réserve qui y figure, mais plutôt comme
une réaffirmation du principe qui veut que le caractère d’une
Dans son opinion individuelle, M.Koroma souligne la déclaration exige de la Cour qu’elle détermine la portée et le
liberté absolue et discrétionnaire d’un État de participer ou contenu du consentement d’un État déclarant. La Cour
de ne pas participer au système de la clause facultative. En réserve son droit inhérent de décider qu’une réserve a été
corollaire, il confirme qu’un État est en droit d’assortir la invoquée de mauvaise foi, et de rejeter les vues de l’État en
déclaration qu’il a faite en ve rtu de la clause facultative
d’une réserve excluant ou limitant la compétence de la Cour question.
pour appliquer les principes et règles du droit international Opinion individuelle de M. Kooijmans
qu’elle aurait appliqués si l’objet du différend n’avait pas
été exclu de sa juridiction. M. Kooijmans fait sienne la conclusion de la Cour selon
De l’avis de M.Koroma, il découle des principes laquelle celle-ci n’est pas compétente pour connaître du
premiers qu’une fois établi que l’objet d’un différend entre différend soumis par l’Espagne. C’est le cŒur lourd,
toutefois, qu’il a émis son vote, car l’arrêt de la Cour
dans la catégorie des objets définis ou exclus dans une
réserve, ce différend échappe alors à la compétence de la témoigne de la faiblesse intrinsèque du système de la clause
Cour, quelle que soit la portée des règles dont on a allégué facultative. La possibilité pour un État d’assortir de réserves
la violation. M.Koroma souscrit à la conclusion de la Cour la déclaration par laquelle il accepte la juridiction
selon laquelle une fois que celle-ci a déterminé que les obligatoire en vertu du paragraphe 2 de l’Article36 du
mesures de conservation et de gestion dont il est fait Statut de la Cour n’a jamais été controversée (à l’exception
mention dans la réserve figurant dans la déclaration du des réserves contraires aux dispositions mêmes du Statut).
La Cour, en conséquence, est tenue d’appliquer le droit tel
Canada sont des mesures telles qu’on peut les considérer
comme entrant dans la catégorie des mesures de qu’il est.
conservation et de gestion des ressources maritimes et Dans la présente instance, le Canada a soumis une
qu’elles sont conformes aux normes coutumières et à une nouvelle déclaration dans laquelle était ajoutée une réserve
pratique bien établie, la Cour ne peut que se déclarer visant à empêcher la Cour d’examiner avec attention la
incompétente sur la base des principes qui ont été invoqués. licéité d’une action qu’il avait l’intention d’entreprendre. En
l’état actuel du droit international, le Canada était
M.Koroma fait observer que c’est en ce sens qu’il
comprend la déclaration figuran t dans l’arrêt selon laquelle pleinement en droit d’agir de la sorte. Néanmoins, il paraît
« la licéité des actes qu’une réserve à une déclaration entend légitime de se demander jusqu’à quel point un État peut
exclure de la compétence de la Cour ne présent[e] pas de accepter la juridiction obligatoire de la Cour, et exprimer
pertinence aux fins d’interpréter les termes de cette ainsi sa conviction que la décision de cette dernière est la
réserve ». voie la plus propre à régler un large éventail de différends
d’ordre juridique concevables, mais non imminents, tout en
En d’autres termes, la compétence de la Cour pour
connaître d’un différend déc oule de son Statut et du excluant de la compétence de la Cour un différend prévu, et
consentement d’un État tel qu ’exprimé dans la déclaration par conséquent imminent. Aux yeux de M.Kooijmans, la
de cet État, et non du droit applicable. Cour n’aurait pas outrepassé son mandat en appelant
l’attention sur les périls que court le système de la clause
De l’avis de M.Koroma, le point déterminant en la facultative étant donné que ce système est une partie
matière est de savoir si le Canada a fait une déclaration en intégrante et essentielle du Statut dont la Cour est le garant.
vertu de clause obligatoire, si cette déclaration exclut les Dans ce contexte, M.Kooijmans appelle l’attention sur le
différends auxquels pourraient donner lieu les mesures de
gestion et de conservation et si les actes incriminés entrent fait que la juridiction obligatoire n’est pas une simple
dans la catégorie des actes ex clus. La Cour, en répondant à question de procédure, mais qu’elle touche aussi au fond du
ces questions par l’affirmative, est non seulement parvenue droit. Les États qui savent qu’ils peuvent être attraits devant
la Cour seront inévitablement plus enclins à concevoir le
à la décision correcte, mais a affirmé de surcroît que sa droit à la lumière de l’application qu’ils pensent que la Cour
juridiction obligatoire se fonde sur le consentement pourrait en faire.
préalable de l’État intéressé, sous réserve des limites de ce
consentement.
En conséquence, et en application des principes Opinion dissidente de M. Weeramantry,
Vice-Président
susmentionnés, puisque le Canada a exclu de la juridiction
de la Cour «les différends auxquels pourraient donner lieu Dans son opinion dissidente, M.Weeramantry, Vice-
les mesures de gestion et de conservation», la question de Président, fait observer que la réserve canadienne est
savoir si la Cour est en dr oit d’exercer sa compétence doit incontestablement valide. C’est une réserve que le Canada
être tranchée en fonction de l’ objet qui a été exclu, et non avait tout à fait le droit de formuler. La Cour a pour tâche
des lois applicables ou des rè gles dont il a été affirmé d’interpréter cette réserve valide. Celle-ci couvre-t-elle
qu’elles avaient été violées. certaines actions qui étaient au départ des mesures de
56conservation, mais qui seraient aussi des violations paraissait, comme l’a dit le S ecrétaire d’État canadien pour
fondamentales du droit international, notamment des les affaires extérieures, «inadéquat, inexistant ou non
violations de la liberté de la haute mer, l’emploi unilatéral pertinent . C’est qu’en effet le Canada n’était pas
de la force par le Canada et des atteintes à la souveraineté entièrement satisfait par la Convention de Montego Bay du
que l’Espagne exerce sur ses navires en mer? 10 décembre 1982 sur le droit de la mer qu’il n’a pour cette
MW.eeramantreydt’avis qu’il appartient à la Cour, raison pas ratifiée et qui, selon lui, n’avait pas entièrement
dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de décider si réglé le problème de la su rpêche, compromettant ainsi
l’avenir des ressources halieutiques pour les générations
ces questions relèvent de la partie générale de la déclaration futures. Le Canada a souvent exprimé son sentiment
(qui confère à la Cour co mpétence pour connaître de tous
les différends postérieurs à la date de la déclaration) ou de la d’insatisfaction et invoqué la «situation d’urgence», voire
réserve relative aux mesures de conservation. En cas d’« état de nécessité » qu’il traverse à cet égard.
d’allégations de violation de principes fondamentaux du La Cour avait à se pro noncer sur sa compétence en
droit international, voire de principes de la Charte, examinant le sens et la portée de la réserve émise, mais sans
M. Weeramantry estime que le différend entre dans le cadre devoir se cacher qu’en accueillant une telle réserve, la Cour
de la règle générale plutôt que dans celui de l’exception laissait libre son auteur de combattre la surpêche étrangère
particulière. Il semble abusif que le simple fait que ces en s’attribuant unilatéralement des compétences en haute
actions ont leur l’origine dans des mesures de conservation mer aussi longtemps qu’un règlement ne serait pas intervenu
doive les soustraire au contrôle de la Cour même entre le Canada et les États concernés. Ce contexte de la
lorsqu’elles sortent si nettement du champ d’application de présente affaire de compétence devait être évoqué car
la réserve pour devenir des violations de principes lorsque des réserves possèdent une nature ratione materiae,
fondamentaux du droit international. il n’est pas possible de les apprécier sans un minimum de
La juridiction fondée sur la clause facultative représente référence au fond, prima facie.
un havre de légalité au sein du système international et, si L’affaire aurait été simple à souhait si la Cour devait se
les États ont toute latitude pour décider d’adhérer ou non au limiter à rechercher le sens de la formule «mesures de
système, une fois qu’ils le font, ils sont tenus par ses règles gestion et de conservation» contenue dans la réserve et à
et par les principes fondamentaux du droit international qui affirmer que «l’exécution de ces mesures» dont a été
y sont inhérents. Un État ne peut se soustraire à l’application victime le bateau de pêche espagnol l’Estai, est parfaitement
de ces principes dès lors qu’il a choisi d’adhérer à ce couverte par ladite réserve qui fait défense à la Cour de
système. connaître d’incident de cette nature. Il est indispensable de
La preuve des allégations de l’Espagne n’a pas encore s’attacher à une autre formule autrement plus importante de
été apportée et une exception pr éliminaire d’incompétence la réserve, qui situe géographiquement l’action du Canada
ne peut être accueillie que si la Cour était encore «dans la zone de réglementation de l’OPAN(O)», c’est-à-
dire au delà de la limite des 200 milles . Et de fait l’ Estai a
incompétente, à supposer même que la preuve de toutes les
circonstances alléguées soit finalement apportée. Selon été arraisonné à 245 milles environ des côtes canadiennes.
M.Weeramantry, la Cour ne peut parvenir à une telle Ladite réserve a pour objet de signaler urbi et orbi que le
conclusion car certaines des circonstances alléguées lui Canada se reconnaît une compétence spéciale en haute mer.
conféreraient, si elles étaient prouvées, compétence en vertu La Cour ne peut pas interpréter et accueillir cette réserve
de la partie générale de la déclaration. L’exception soulevée qui, sans qu’on ait besoin d’entrer au fond, montre prima
par le Canada n’a donc pas un caractère exclusivement facie qu’elle porte atteinte à un principe essentiel de droit
préliminaire. international, comme elle in terpréterait et accueillerait une
MW.eeramantryexamine également les origines réserve ordinaire. Il y a là un problème sur lequel la Cour ne
historiques de la clause faculta tive afin de faire ressortir la peut pas faire l’impasse en s’en tenant à une interprétation
difficulté avec laquelle la compétence de la Cour a été toute extérieure, et superficielle, de la réserve. Il ne semble
acquise. On s’attendait initialement à ce qu’elle s’élargisse à pas possible que la Cour se contente en ce cas d’une
perception simplement formelle de la réserve en ignorant
mesure qu’elle s’exerçait. Une interprétation par trop étroite
de cette clause, alors que d’autres interprétations son contenu matériel, contenu qu’il n’est pas nécessaire de
s’inscrivent raisonnablement dans le cadre de la déclaration sonder au prix d’un examen de fond, tant il est clair que la
considérée comme un tout, aura it pour effet de réduire et réserve touche à un droit trad itionnellement établi. C’est là
non d’élargir cette compétence. tout le sel de cette passionnante affaire.
Il n’est pas possible de se contenter d’affirmer que
l’arraisonnement en haute mer d’un bateau de pêche
Opinion dissidente de M. Bedjaoui
I. Introductiogénérale étranger constitue simplement l’exécution de mesures de
gestion et de conservation prises par le Canada et de
Les réserves que le Canada a émises par deux fois conclure que cet incident est couvert par la réserve retirant
toute compétence à la Cour, car ce serait se servir du
semblent refléter son hésitation, ou son manque d’intérêt, à paravent des «mesures de gestion et de conservation»
soumettre à la sanction du juge international des questions interprétées artificiellement sans se préoccuper de ce
estimées par lui vitales et auxquelles le droit applicable lui
57qu’elles recouvrent comme atteinte à un principe bien établi évidemment, tout objet du différend qu’il lui paraissait
du droit international. légitime de présenter et possédait un intérêt juridique
La seule attitude correcte à tenir est donc d’interpréter et inaliénable à demander et à obtenir un prononcé sur le
d’apprécier lesdites «mesures de conservation et de différend spécifique dont elle avait parfaitement précisé
gestion» par référence au droit international. C’est dans le l’objet.
corpus du droit des gens qu’il convient de rechercher une L’Espagne a clairement indiqué sur quel objet précis elle
définition desdites mesures. Et deux options, et deux seules, affronte le Canada devant la Cour. Tant dans ses écritures
s’offrent alors au juge en cette phase de la procédure: ou que dans ses plaidoiries, elle s’est plainte invariablement
bien à tout le moins déclarer qu’il ne trouve pas d’emblée d’«une atteinte grave à un droit découlant de la
une définition internationale bien établie de ces mesures et souveraineté, tel que la juridiction exclusive sur les bateaux
prête à son application à l’espèce et que dès lors il est obligé arborant son pavillon en haute mer ».
de toucher au fond de l’affaire en allant plus avant dans C’est un objet du différend tout autre que le Canada,
l’examen des faits de l’espèce et de leurs implications dans agissant pourtant en sa qualité d’ État défendeur, a opposé à
la pratique internationale des États, et cela devrait
l’Espagne. Il a invoqué les qu estions d’exercice de la pêche
l’entraîner à déclarer que l’exception d’incompétence et de conservation et de gestion des ressources halieutiques
formulée par le Canada n’a pas un caractère exclusivement dans la zone OPANO et a soutenu en conséquence que c’est
préliminaire, selon l’article 79, paragraphe 7 du Règlement là l’objet du différend véritable et que celui-ci échappait à la
de la Cour; ou bien au contraire déclarer qu’il dispose d’une compétence de la Cour par l’ effet de l’existence de la
définition internationale incontestée des mesures de gestion réserve d introduite par le Canada dans sa nouvelle
et de conservation, qui, appliquée à l’espèce, lui fait devoir
d’interpréter la réserve canadienne comme invalide ou déclaration notifiée le 10mai 1994 (deux jours avant
l’adoption du projet de loi C-29 modifiant la législation
inopposable lorsqu’elle prétend couvrir des faits survenus en canadienne sur les pêches côtières).
haute mer et donc comme impropre à faire barrage à la Il existe bien sûr une connexité entre l’objet du
compétence de la Cour pour connaître du fond par la suite. différend, tel que dégagé par le demandeur aux fins du
Sans s’arrêter sur tous les points qui lui paraissent procès qu’il a intenté, mais qui n’a malheureusement pas eu
contestables dans le présent arrêt, notamment au sujet des
lieu, et l’objet allégué comme véritable par le défendeur,
implications théoriques et pratiques des méthodes mais qui a été, lui, tranché et vidé. Une telle connexité ne
d’interprétation retenues dans la présente espèce, ou à tout justifiait toutefois nullement la substitution par la Cour du
le moins sur la formulation que l’arrêt donne à nombre de second objet au premier du demandeur.
ces points (cf. en particulier les paragraphes 46 à 54 de Il ne lui appartient nullement de modifier « le décor » et
l’arrêt), le juge Bedjaoui s’est limité à relever trois questions
importantes au sujet desquelles il exprime, à son vif regret, de changer l’objet du différend. Car elle en viendrait à juger
son désaccord avec la majorité de la Cour : une toute autre affaire que celle que lui avait soumise le
demandeur. Son rôle est de donner une qualification
– la question de l’objet du différend; juridique appropriée à celles des demandes de l’État
– la question de la validité de la réserve canadienne; demandeur qui entrent parfaitement dans le cadre de l’objet
– la question de la définition des mesures de du différend que cet État a défini dans sa requête. Une telle
opération ne signifie pas que la Cour dispose du pouvoir de
conservation et de gestion.
modifier l’objet dont elle est saisie. Encore moins l’État
II. La question de l’objet du différend défendeur peut-il proposer à la Cour un autre objet. Ce serait
Ce qui fait la singularité de la présente affaire et du changer d’affaire.
Ainsi, pendant que l’Espagne clame sa souveraineté en
même coup son grand intérêt juridique, c’est le désaccord haute mer sur ses navires, le Canada parle de mesures de
persistant entre l’État demandeur et l’État défendeur au sujet conservation et de gestion. Pendant que l’Espagne invoque
de l’objet même du différend, désaccord qui se prolonge
aujourd’hui par un autre, tout aussi profond, entre la un «conflit de juridiction» sur la haute mer, le Canada lui
majorité de la Cour et la mi norité sur le même point. C’est oppose un «conflit de gestion et de conservation» de
là une situation peu banale dans la jurisprudence de la Cour. pêcheries. En bref, l’Espagne a parlé de souveraineté de
l’État, le Canada de gestion et de conservation de la pêche.
C’est naturellement le demandeur qui possède Dans la présente espèce, la Cour s’est fondée sur une
l’initiative et qui définit –à ses risques judiciaires– l’objet
du différend qu’il entend porter devant son juge. Il jouit à jurisprudence qui, ou bien ne paraît pas parfaitement
cet égard d’un droit procédural évident, qu’il tient de sa pertinente, ou bien semble avoir été interprétée de façon
qualité de demandeur, de demander et d’obtenir de son juge inexacte.
un prononcé sur l’objet du différend qu’il lui a présenté et
III.La question de la validité de la réserve canadienne
sur celui-là seul, à l’exception de tout autre (sauf
évidemment survenance d’ une procédure incidente Il serait absurde bien sûr de mettre en doute, si peu que
quelconque). L’Espagne jouissait, en sa qualité d’État ce soit, le pouvoir souverain de l’État de maintenir ou de
souverain et d’État demandeur, d’un droit procédural modifier, en la limitant ou en l’élargissant, une déclaration
incontesté d’introduire, à ses risques judiciaires d’acceptation de la compétence de la Cour, ou encore de la
58retirer à son gré, le tout bien évidemment dans le respect de provisoirement pour la durée nécessaire à l’action politique
la procédure (et notamment de s préavis éventuels) qu’il a qu’il envisage, plutôt que d’assortir, –j’allais dire
librement établie dans sa déclaration même. La doctrine et d’encombrer et de miner– cette déclaration d’une réserve
la jurisprudence sont sans faille dans leur unanimité. destinée à couvrir un but dont on peut bien imaginer qu’il
La faculté laissée à l’État d’assortir sa déclaration de peut être illicite.
toute réserve ou de toute condition doit cependant s’exercer « Donner et retenir ne vaut », dit un adage du droit civil
dans le respect du Statut et du Règlement de la Cour, de la français. L’État déclarant ne peut retirer d’une main ce qu’il
Charte des Nations Unies, et plus généralement encore du a donné de l’autre. Il ne peut rendre hommage à la justice
droit international et de ce que M. Bedjaoui se hasarderait à internationale en se soumettant à son verdict pour les actes
appeler « l’ordre public international». qui lui paraissent bons dans sa conduite, mais tourner le dos
Dans ce «système » de la clause facultative, tel que son à cette même justice pour les actes dont il craint pour leur
ordonnancement apparaît dans ce « corpus juridique licéité. Il n’est pas possible pour un État déclarant de
international » qui n’est ni un total désordre, ni un « bric-à- remodeler ainsi la philosophie du «système» de la clause,
et même plus encore de plier un tel «système» à ses
brac » dérisoire (Jean Combacau) et qui s’appelle « droit
international », la liberté de l’État est immense, mais ne propres exigences contradictoires, ou d’y mêler deux
peut se concevoir sans aucune limite. Toute personne est objectifs incompatibles.
libre d’adhérer à un club ou de ne pas le faire, mais si elle
consent à y entrer, elle est te nue d’accepter les «règles du IV.La question de la définition des« mesures
jeu » qui régissent l’activité de ce club. de gestion et de conservation »
L’Étadtéclarant a des devoirs à l’égard du « système » La question du « droit applicable» pour définir
de la clause, de ses acteurs, actuels ou potentiels, comme l’expression « mesures de gestion et de conservation » a pris
aussi vis-à-vis du destinataire final de la clause qu’est la une grande importance dans la présente affaire.
juridiction internationale. Il n’a pas le droit de faire M.Bedjaoui est conforté dans l’idée que l’expression
imploser ce «système», envers lequel il a désormais des
devoirs, contrepartie des droits qu’il en retire. Se retirer du considérée ne saurait être inte rprétée autrement que dans le
cadre du droit international. Et comme dans ces conditions
système reste pour lui une possibilité pleinement ouverte, la définition et le contenu de cette expression ne peuvent
mais le dénaturer, le pervertir ou en compromettre apparaître pleinement qu’à la phase du fond, il en résulte
l’existence ou le fonctionnement, tout en y restant, n’est que la Cour ne pouvait clairement savoir qu’à ce moment-là
guère acceptable. si la législation canadienne et les actes contre les bateaux
Dans le cas d’espèce, on ne pe ut se départir d’un certain espagnols qui en ont résulté rentrent dans la définition
inconfort. Il s’agit des événements qui se sont déroulés internationale de ces mesures et de leur exécution, et du
pendant une période spéciale de deux jours, celle des 10 et même coup s’ils échappent à la compétence de la Cour en
12 mai 1994, au cours de laquelle presque simultanément le vertu de la réserve d. C’est dire qu’il y aurait eu place ici
Canada a formulé sa réserve et verrouillé ainsi toute réaction pour l’application des dispositions de l’article 79,
juridictionnelle, déposé au Parlement un projet de loi et fait paragraphe 7, qui recommande de renvoyer à la phase du
adopter celui-ci. Il y a tout lieu de penser que, ce faisant, le fond l’examen de la définition et du contenu précis des
Canada a voulu se prémunir contre tout recours judiciaire, «mesures de conservation et de gestion », qui n’ont pas un
aux fins d’adopter en toute licence une certaine conduite, caractère exclusivement préliminaire.
sur la légalité de laquelle il éprouvait quelques doutes. raserve d du Canada vise des « mesures de gestion et
Une telle situation n’est pas la meilleure qu’il faille de conservation », prises ou exécutées par lui à l’égard de
espérer pour un pays, le Canada, qui a donné depuis 70 ans bateaux de pêche dans la «zone de réglementation de
l’exemple de son attachement à la compétence de la Cour et l’OPANO». La Cour devait donc interpréter l’expression
de son respect pour le droit international. Elle ne l’est
pour pouvoir identifier le champ d’application de la
guère non plus pour ses partenaires traditionnels de réserve d.
l’OPANO, non plus enfin que pour la communauté L’arrêt ne tient pas non plus assez compte de l’approche
internationale et pour le « système » de la clause facultative nouvelle de la notion internationale des «mesures de
et pour la Cour elle-même. conservation et de gestion», telle qu’elle était déjà
Celle-ci a, fort dommageablement, manqué de noter perceptible au cours de la pr emière Conférence des Nations
qu’un recours à une réserve, dans les hypothèses dans Unies sur le droit de la mer avec la «Convention sur la
lesquelles un État entend mener des actions particulières pêche et la conservation des ressources biologiques», puis
d’une licéité douteuse au regard du droit international, telle qu’elle s’est concrétisée dans la Convention de
risque d’affecter sérieusement la crédibilité du «système» Montego Bay, et telle enfin qu’elle a été décrite déjà en
de la clause optionnelle. 1974 par l’arrêt de la Cour en l’affaire des pêcheries.
Si, pour des raisons de politique intérieure ou Il est tout à fait clair que cette nouvelle approche ne
internationale, qui peuvent au demeurant être parfaitement pouvait être, et n’a été en fait, qu’une approche
légitimes, un État déclarant se trouve embarrassé par les internationale, sans quoi on aurait substitué au désordre de
dispositions de sa déclaration , il devrait la retirer la surpêche, un autre désordre, celui créé par chaque État de
59prendre à sa guise et en tout lieu les mesures de conservation et de gestion que celui-ci prétend tirer du droit
conservation et de gestion qu’il veut. Limiter ce progrès à international s’est finalement trouvée réduite à une
une simple harmonisation des éléments techniques de la définition technique courante, la même qui inspire
pêche, comme l’a fait l’arrêt, c’est ignorer tout le renouveau précisément les législation et réglementation canadiennes,
juridique qui, désormais, et depuis deux ou trois décennies, sans égard pour le respect du principe de la liberté de la
entoure ces mesures de conservation et de gestion et qui haute mer. Sur la base de sa réserve ainsi interprétée par
exprime juridiquement un besoin profond des États de l’arrêt, le Canada est protégé contre la sanction du juge.
clarification, d’harmonisation et de coopération. Ces Mais en vérité les mesures de conservation et de gestion ne
mesures ne peuvent donc pas être réduites à n’importe quel peuvent s’apprécier qu’au regard du droit international. S’il
acte que prendrait un État sur le plan des seuls choix en est ainsi, et il ne peut pa s en aller autrement, la Cour
techniques de conservation, en oubliant qu’elles doivent devait alors se déclarer compét ente à ce stade et déterminer
désormais s’insérer dans un réseau international de droits et lors de l’examen du fond si les mesures prises contre les
d’obligations que les États se sont créé. La logique bateaux espagnols constituaient effectivement des mesures
économique et la logique juridique doivent ici se conjuguer, de gestion et de conservation (voir l’article 79,
et se conjuguent en fait dans tous les instruments paragraphe 7, du Règlement).
internationaux pour éviter le désordre aussi bien d’une
surpêche sauvage que d’une réglementation illicite. La Opinion dissidente de M. Ranjeva
question de la conformité au droit international fait partie
intégrante de la définition internationale des mesures de Dans une opinion dissidente annexée à l’arrêt,
conservation et de gestion; elle est « built in ». Il ne s’agit M. Ranjeva forme le souhait que la présente décision ne soit
pas ici de juger au fond et de prononcer quelque pas interprétée comme sonnant le glas du mécanisme de la
responsabilité que ce soit. Il s’agit simplement de dire que clause optionnelle de l’alinéa 2 de l’Article 36 du Statut de
la Cour internationale de Justice. Il redoute une désertion du
l’interprétation de l’expression « mesures de conservation et prétoire de la Cour faute de garantie qui assure l’intégrité de
de gestion » conduit à écarter la réserve.
Le concept de « mesures de gestion et de conservation » l’objet du différend tel que celui-ci est exposé dans la
ne peut pas renvoyer, contrair ement à ce qu’affirme l’arrêt, requête de l’État demandeur. De l’avis de M.Ranjeva, il
à quelque chose de simplement « factuel » ou « technique », n’était pas approprié de s’engager sur la voie de la définition
mais à des types de mesures que le « nouvel ordre juridique préalable de l’objet du différend dès la phase préliminaire.
Que l’objet fût interprété de manière large comme
de la mer » a peu à peu réglementés, tant et si bien que les l’entendait le demandeur ou de manière étroite, la question,
mesures considérées représentent aujourd’hui une catégorie au stade de la procédure incidente, était de savoir si le
juridique objective ne pouvant relever que du droit
international. différend préliminaire, portant sur les questions de
Le paragraphe 70 de l’arrêt a l’ambition de donner la compétence et de recevabilité, entrait dans les prévisions de
la réserve stipulée par le Canada.
définition que le « droit international» offre de la notion de La jurisprudence invoquée dans l’arrêt n’est pas
«mesures de gestion et de conservation», puisqu’il pertinente pour justifier la modification de l’objet du
commence par la formu:lS e«elon le droit
international, ... » Mais le paragraphe s’achève curieusement différend tel que présenté dans la requête. Dans ces
par un alinéa dans lequel l’a rrêt écarte de cette définition, précédents, la Cour a procédé à un ajustement des termes de
censée pourtant être de « droit international », tout ce qui se cet objet en effectuant un examen minutieux du caractère
réfère aux caractéristiques juridiques (comme la qualité ou continu et persistant du demandeur compte tenu des
éléments dont elle disposait. Par ailleurs, en l’absence d’une
l’identité de l’auteur desdites mesures ou la nature des présentation des demandes au fond ou de demandes
espaces maritimes concernés par elles), pour ne retenir que reconventionnelles de la partie défenderesse, la Cour ne peut
les aspects techniques et scientifiques de ces mesures .
Comment le droit international peut-il livrer une définition être que liée par les termes de la demande formulée dans la
aussi incomplète qui, prise à la lettre, semblerait autoriser requête.
la violation du principe le mieux établi de ce même droit Traitant de l’interprétation de la réserve canadienne
international, celui de la liberté de la haute mer? formulée à l’alinéa d du second paragraphe de la déclaration
du Canada en date du 10mai 1994, M.Ranjeva admet avec
M.Bedjaoui ne peut se laisser convaincre qu’il touche là à la majorité des membres de la Cour l’importance à accorder
une question de fond, celle de la licéité. Il reste en réalité en
deçà, au seuil de cette question, pour observer simplement à la recherche de l’intention de l’auteur de la réserve. Mais à
que, à suivre l’arrêt, le droit international s’autodétruit en son avis, unilatérale dans sa source, la réserve à la
livrant une définition qui permet de le transgresser aussi compétence juridictionnelle est internationale dans le
frontalement. Comment pourrait-on ainsi opposer de déploiement de ses effets, puisqu’elle s’insère dans le réseau
constitué par les différentes décl arations effectuées au titre
manière aussi flagrante le droit international à lui-même? du paragraphe 2 de l’Article36 du Statut. Dans ces
Il n’est donc pas possible d’interpréter les mesures conditions, en déposant sa requête unilatérale, le demandeur
canadiennes visant la haute mer en fonction de l’ordre
juridique interne du Canada, car c’est bien cela que l’arrêt a accepte toutes les conditions én oncées par l’auteur de la
fait en réalité, puisque la définition des mesures de réserve et naît un lien conventionnel entre les deux parties
60litigantes. Il est dès lors difficile d’interpréter la réserve en Par ailleurs, la Cour ne sa urait présumer qu’un État est
dehors des règles, principes et méthodes d’interprétation des de mauvaise foi. Elle devrait donc s’efforcer d’interpréter
actes conventionnels et en dehors du droit de la mer de 1982 les déclarations et les réserves qui les accompagnent comme
qui constitue le plus petit dénominateur commun entres les compatibles avec le droit international. Un terme figurant
Parties. Par ailleurs, retraçant l’historique de l’article dans une déclaration ou dans une réserve peut revêtir une
premier de l’accord de 1995 sur les stocks chevauchants, un signification plus ou moins large dans le langage commun
des deux instruments pertinents pour la définition des ou dans une autre discipline, mais pour la Cour le sens
mesures de conservation et de protection, M.Ranjeva « naturel et ordinaire » du terme est celui qui lui est attribué
rappelle l’initiative du Canada pour que l’accord mentionne en droit international. La réserve canadienne serait
une référence aux définitions de l’accord de Montego Bay compatible avec le droit international de la mer si
pour la précision de la notion de mesures de conservation et l’expression « mesures de gestion et de conservation », dans
de gestion. De l’avis du membre de la Cour, aucune pratique le texte de la réserve, était comprise dans le sens que lui
internationale contraire d’États ou organisations donnent les accords multilatéraux récents ayant directement
internationales ne vient infirmer l’analyse exposée dans son trait à la question sur laquelle elle porte. Dans ces accords,
opinion, ce qui aurait éventuellement confirmé la définition le concept de «mesures de gestion et de conservation»
donnée par la Cour. renvoie à des critères non seulement factuels et
Pour M. Ranjeva, les objections du Canada n’avaient pas scientifiques, mais aussi juridiques.
un caractère exclusivement préliminaire. De l’avis de M.Vereshchetin, tenir «dûment compte»
de l’intention du déclarant, dans les circonstances de
l’affaire, n’a pas révélé de façon certaine «l’intention
Opinion dissidente de M. Vereshchetin manifeste du déclarant» au moment à considérer pour
M.Vereshchetin n’a pas été en mesure de souscrire aux
arguments et conclusions exposés dans l’arrêt sur deux l’interprétation de la réserve. En tout état de cause, cette
intention ne saurait avoir un effet déterminant et décisif sur
points principaux : le résultat du processus d’interprétation par la Cour.
a ) l’objet du différend entre les Parties; et M.Vereshchetin estime que la Cour n’a pas pu établir
b ) les effets de la réserve canadienne sur la compétence avec certitude la portée ( ratione materiae et ratione
de la Cour en l’espèce.
personae) de la réserve canadienne, ni ses conséquences sur
En ce qui concerne son premier point de désaccord, la compétence de la Cour en l’ instance. Elle aurait donc dû
M.Vereshchetin estime que la portée du différend entre les conclure qu’en l’espèce, étant donné les circonstances, les
Parties va bien au-delà de la poursuite et de exceptions du Canada ne revêtaient pas un caractère
l’arraisonnement de l’ Estai et de leurs conséquences. exclusivement préliminaire.
Indépendamment de sa cause immédiate, il semblerait que
ce qui sous-tend le différend, c’est que les Parties n’ont pas Opinion dissidente de M. Torres Bernárdez
la même conception des droits et obligations qu’un État Dans son opinion dissidente, M.Torres Bernárdez
côtier peut ou non avoir dans une certaine zone de la haute
mer ou, plus généralement, de la relation entre les exigences conclut que la Cour est parfaitement compétente pour
du droit de la mer, d’une part, et du droit de statuer sur le différend porté devant elle par la requête que
l’environnement, d’autre part . La Cour n’avait aucune l’Espagne a déposée le 28 mars 1995.
raison valable de redéfinir et de limiter l’objet du différend Il est arrivé à cette conc lusion à partir d’une étude
approfondie :
exposé par le demandeur.
Concernant les effets de la réserve canadienne, – de l’objet du différend (o ù il était en désaccord total
M.Vereshchetin estime que, si un État a toute liberté pour avec la définition adoptée par la majorité de la Cour
adhérer ou non au système de la clause facultative, sa liberté qui n’est pas, à son avis, conforme ni au droit
d’assortir de réserves et de conditions la déclaration qu’il applicable ni à la jurisprudence pertinente de la Cour
dépose conformément au paragraphe 2 de l’Article36 du ni à celle de la Cour permanente);
Statut n’est pas absolue. Par exemple, il n’est pas contesté – du système de la clause facultative en général, y
que la Cour ne saurait appliquer une condition imposant compris du rôle du principe de la bonne foi et de la
pour sa procédure certaines modalités contraires à son Statut confiance mutuelle dans le système;
ou à son règlement. De manière générale, les réserves et les – de la question de la recevabilité ou de l’opposabilité
conditions ne doivent pas porter atteinte à la raison d’être à l’Espagne de la réserve de l’alinéa d du
même du système de la clause facultative. En tant
paragraphe2 de la déclaration du Canada dans les
« qu’organe et gardienne » du droit international, la Cour ne circonstances de l’espèce (à l’égard de laquelle, à son
saurait accorder à un document l’effet juridique recherché avis, la Cour renonce au contrôle de l’abus de droit
par l’État dont il émane sans se soucier de la compatibilité dans le cadre du système de la clause facultative);
dudit document avec les exig ences fondamentales du droit – ainsi que de l’interprétation de la déclaration du
international. Canada du10mai 1994, y compris de la réserve de
61 l’alinéa d de son paragraphe 2. (À ce propos, en cause à la juridiction de la Cour et, d’autre part,
M. Torres Bernárdez exprime sa conviction que l’interprétation, conformément aux règles d’interprétation
l’objet de l’interprétation que la Cour est censée du droit international, du consentement manifesté
entreprendre est la déclaration du Canada elle-même, objectiveent dans les déclarations lors de leur dépôt auprès
réserve de l’alinéa d comprise, et non, comme le du Secrétariat général des Nations Unies. Enfin, l’exigence
prétend l’arrêt, les motifs politiques ou autres qui ont non moins fondamentale de la procédure internationale que,
mené le Canada à accepter unilatéralement le 10 mai dans l’intérêt du principe de l’égalité des parties, le droit
1994 la juridiction obligatoire de la Cour avec ladite souverain de l’État demandeur de définir l’objet du
réserve; M. Torres Bernárdez rejette le subjectivisme différend qu’il soumet à la Cour soit tout autant respecté que
interprétatif extrême dont la majorité fait preuve dans le droit souverain de l’État défendeur de s’opposer à la
l’arrêt comme contraire au droit international en juridiction de la Cour par la présentation d’objections ou
vigueur et à la sécurité juridique dans les rapports d’exceptions préliminaires ou de déposer à son tour une
entre États déclarants.) demande reconventionnelle.
Les motifs essentiels sur lesquels son opinion dissidente Chacun de ces motifs fondamentaux est en lui-même
se fonde sont au nombre de trois. Tout d’abord, le rôle suffisant pour que M. Torres Bernárdez ne puisse pas
fondamental du principe de la bonne foi tant dans le modus souscrire à un arrêt dont il craint les effets particulièrement
operandi du système de la clause facultative que dans négatifs, au-delà même de la présente affaire, pour le
l’interprétation et l’application par la Cour des déclarations développement du système de la clause facultative en tant
faites par les États conformément au paragraphe 2 de que moyen d’acceptation par les États de la juridiction
l’article 36 du Statut de la Cour. En deuxième lieu, la obligatoire de la Cour, tel qu’il est prévu à l’Article 36 du
distinction tout aussi fondamentale que l’on doit toujours Statut de la Cour.
faireentre, d’une part, le principe du consentement des États
62
Résumé de l'arrêt du 4 décembre 1998