Déclaration de M. le juge Gevorgian

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169-20190225-ADV-01-10-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE GEVORGIAN
[Traduction]
Le présent avis consultatif apporte une contribution importante au droit de la décolonisation et à la mission consultative de la Cour — L’inutile déclaration de responsabilité faite au paragraphe 177 brouille la distinction entre la compétence consultative et la compétence contentieuse de la Cour.
1. Selon moi, le présent avis apporte une contribution importante tant au droit de la décolonisation qu’à la mission consultative de la Cour. Comme je souscris au raisonnement de la Cour, j’ai voté en faveur de ses conclusions tant sur la compétence que sur la recevabilité, et en faveur de ses réponses aux questions qui lui ont été soumises par l’Assemblée générale. Toutefois, je tiens à faire part de mon désaccord avec la déclaration de responsabilité formulée par la Cour au paragraphe 177 de son avis. Dans la présente déclaration, j’exposerai les raisons de mon désaccord.
2. Pour examiner cette question, il est important de rappeler la distinction qu’il convient de faire entre la compétence contentieuse et la compétence consultative de la Cour. Cette distinction, déjà établie par la CPJI dans l’avis consultatif sur la Carélie orientale, a été formulée comme suit dans l’avis consultatif sur le Sahara occidental :
«[L]e défaut de consentement d’un État intéressé peut, dans certaines circonstances, rendre le prononcé d’un avis consultatif incompatible avec le caractère judiciaire de la Cour. Tel serait le cas si les faits montraient qu’accepter de répondre aurait pour effet de tourner le principe selon lequel un État n’est pas tenu de soumettre un différend au règlement judiciaire s’il n’est pas consentant. Si une telle situation devait se produire, le pouvoir discrétionnaire que la Cour tient de l’article 65, paragraphe 1, du Statut fournirait des moyens juridiques suffisants pour assurer le respect du principe fondamental du consentement à la juridiction.» 1
3. En l’espèce, on demande à la Cour de décider si le processus de décolonisation de Maurice «a été validement mené à bien» (première question posée par l’Assemblée générale). Dans la négative, on demande à la Cour de déterminer les conséquences juridiques du «maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration» du Royaume-Uni (la seconde question). À mon avis, cette demande, plus que toute autre, se situe à la frontière entre, d’une part, la prestation d’une assistance juridique à l’Assemblée générale dans le cadre de la décolonisation (ce qui correspond tout à fait à la mission consultative de la Cour) et, d’autre part, le règlement d’un différend bilatéral par voie contentieuse sans le consentement requis des Parties. On ne peut nier que la demande concerne une situation dans laquelle deux États revendiquent la souveraineté sur un territoire ; en effet, Maurice a tenté à plusieurs reprises de porter l’affaire des Chagos à l’attention de la Cour, mais le Royaume-Uni n’a pas consenti à la compétence de la Cour, une décision qu’il lui était loisible de prendre en vertu de l’article 36 du Statut.
4. Dans ces conditions, le rôle dévolu à la Cour dans le présent avis se limite à examiner la légalité du processus de décolonisation de Maurice (et à exposer toutes les conséquences juridiques qui en découlent) sans traiter des aspects bilatéraux du différend en suspens. À cette fin, la Cour doit s’appuyer sur le droit de la décolonisation tel qu’il a été élaboré par la Charte des
1 Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 25, par. 33. Voir également Statut de la Carélie orientale, avis consultatif, 1923, C.P.J.I. série B no 5, p. 27-28.
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Nations Unies et les résolutions et pratiques ultérieures, sans se prononcer sur la responsabilité de l’État.
5. Dans l’ensemble, l’avis de la Cour aborde correctement ces questions d’une manière que je trouve convaincante. En particulier, je souscris au raisonnement exposé au paragraphe 136, où la Cour souligne à juste titre ce qui suit :
«L’Assemblée générale demande à la Cour de se pencher sur certains événements intervenus entre 1965 et 1968 qui s’inscrivent dans le cadre du processus de décolonisation de Maurice en tant que territoire non autonome. Elle n’a pas soumis à la Cour un quelconque différend bilatéral de souveraineté qui opposerait le Royaume-Uni à Maurice.»
Toutefois, au paragraphe 177, la Cour va plus loin et déclare que «le maintien de l’administration de l’archipel des Chagos par le Royaume-Uni constitue un fait illicite qui engage la responsabilité internationale de cet État». Sans être en désaccord sur le fond avec cette conclusion, j’estime qu’une telle déclaration franchit la mince ligne qui sépare la compétence consultative de la compétence contentieuse de la Cour.
6. On pourrait faire valoir que la Cour a déjà rendu des décisions similaires dans ses avis consultatifs sur la Namibie et dans l’affaire du Mur. Toutefois, les faits étaient différents dans ces deux affaires. Dans la première, le Conseil de sécurité des Nations Unies avait déjà déclaré, dans sa résolution 276 (1970), que «la présence continue des autorités sud-africaines en Namibie [était] illégale et qu’en conséquence, toutes les mesures prises par le Gouvernement sud-africain au nom de la Namibie ou en ce qui la concerne, après la cessation du Mandat, [étaient] illégales et invalides»2. On ne trouve aucune conclusion semblable en l’espèce. De même, dans l’affaire du Mur, la Cour a pu s’appuyer sur la décision du Conseil de sécurité des Nations Unies selon laquelle l’occupation du territoire palestinien était illégale, notamment dans sa résolution 242 (1967)3.
7. Il s’ensuit non seulement que la déclaration de responsabilité susmentionnée est inutile —on ne la retrouve pas dans le dispositif, et avec raison — mais aussi qu’elle ne trouve pas appui dans la jurisprudence de la Cour. La présente conclusion est sans préjudice de mon accord avec la réponse que la Cour a donnée à la seconde question et qui est reprise dans le dispositif.
(Signé) Kirill GEVORGIAN.
___________
2 Résolution 276276 (19(1970)70) du 30 janvier, par. 2 (voir également Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276276 (1970)(1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 58, point 1 du dispositif).
3 Résolution 242242 (1967)(1967) du 22 novembre, par. 1 (voir également avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, p. 201, point 3) A) du dispositif). La résolution a été mentionnée non seulement dans l’avis de la Cour (ibid., p. 166, par. 74 et p. 201, par. 162), mais aussi dans le préambule de la résolution A/RES/ESA/RES/ES--10/1410/14, qui demandait un avis consultatif à la Cour (adoptée par l’Assemblée générale le 8 décembre 2003 lors de sa dixième session extraordinaire d’urgence).

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