Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie)
VUE D'ENSEMBLE DE L'AFFAIRE
Le 2 juillet 1999, la Croatie a déposé une requête contre la République fédérale de Yougoslavie (RFY) « en raison de violations de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ». La Croatie invoque comme base de compétence de la Cour l’article IX de cette convention à laquelle, selon elle, tant la Croatie que la Yougoslavie sont parties. Le 11 septembre 2002, la Yougoslavie a déposé des exceptions préliminaires à la compétence de la Cour et à la recevabilité des demandes formulées par la Croatie.
La Cour a rendu son arrêt sur les exceptions préliminaires le 18 novembre 2008. La Cour a rejeté les première et troisième exceptions soulevées par le défendeur et elle a considéré que la deuxième n’avait pas un caractère exclusivement préliminaire.
Le 4 janvier 2010, la République de Serbie a déposé son contre-mémoire contenant des demandes reconventionnelles.
La Cour a tenu des audiences publiques du 3 mars au 1er avril 2014, au cours desquelles elle a également entendu des témoins et témoins-experts. La Cour a rendu son arrêt le 3 février 2015.
Tout d’abord, la Cour s’est intéressée à l’étendue de sa compétence, laquelle reposait, a-t-elle rappelé, exclusivement sur l’article IX de la convention sur le génocide. Elle a précisé que cela impliquait que la Cour n’était pas habilitée à se prononcer sur des violations alléguées d’autres obligations que les Parties tiendraient du droit international, violations qui ne peuvent être assimilées à un génocide, en particulier s’agissant d’obligations visant à protéger les droits de l’homme dans un conflit armé. Il en était ainsi même si les violations alléguées concernaient des obligations relevant de normes impératives ou des obligations relatives à la protection des valeurs humanitaires essentielles et que ces obligations pouvaient s’imposer erga omnes. La Cour a relevé par ailleurs que la compétence prévue par l’article IX ne s’étendait pas aux allégations concernant la violation du droit international coutumier en matière de génocide, même s’il est constant que la convention consacre des principes qui font également partie du droit international coutumier. Se référant à des énoncés contenus dans sa jurisprudence, elle a rappelé que ladite convention contient des obligations erga omnes et que l’interdiction du génocide revêt le caractère d’une norme impérative (jus cogens).
Rappelant qu’elle avait dit, dans son arrêt de 2008, qu’elle avait compétence pour connaître des faits postérieurs au 27 avril 1992 (date à laquelle la RFY est devenue partie à la convention par voie de succession), mais qu’elle avait alors réservé sa décision sur sa compétence s’agissant de violations de la convention qui auraient été commises avant cette date, la Cour, après avoir examiné les arguments des Parties sur ce second aspect, a conclu qu’elle avait compétence pour connaître de la demande de la Croatie, y compris en ce que celle‑ci se rapporte à des faits antérieurs au 27 avril 1992. A cet égard, la Cour a considéré que la RFY ne pouvait être liée par la convention sur le génocide avant le 27 avril 1992. Elle a toutefois pris note d’un argument avancé à titre subsidiaire par la Croatie, selon lequel la RFY (et, par la suite, la Serbie) pouvait avoir succédé à la responsabilité de la République fédérative socialiste de Yougoslavie (RFSY) pour des violations de la convention antérieures à cette date. La Cour a indiqué qu’il lui incomberait, afin de déterminer si la Serbie était responsable de violations de la convention, de décider : 1) si les actes allégués par la Croatie avaient été commis et, le cas échéant, s’ils contrevenaient à la convention ; 2) dans l’affirmative, si ces actes étaient attribuables à la RFSY au moment où ils avaient été commis et avaient engagé la responsabilité de cette dernière ; et 3) à supposer que la responsabilité de la RFSY eût été engagée, si la RFY avait succédé à cette responsabilité. Constatant que les Parties étaient en désaccord sur ces questions, la Cour a estimé qu’il existait entre elles un différend entrant dans le champ de l’article IX de la convention (« différends … relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III ») et qu’elle avait donc compétence pour en connaître. Elle a précisé que, pour parvenir à cette conclusion, elle n’avait pas à trancher les questions susmentionnées, lesquelles relevaient du fond.
La Cour a par ailleurs considéré qu’elle n’avait pas à trancher les questions de recevabilité soulevées par la Serbie avant d’avoir examiné au fond la demande de la Croatie. S’agissant de l’argument de la Serbie selon lequel la demande de la Croatie était irrecevable en ce que la RFY ne pourrait se voir imputer des faits qui auraient eu lieu avant sa constitution en tant qu’Etat le 27 avril 1992, la Cour a estimé qu’il faisait intervenir des questions relatives à l’attribution, sur lesquelles elle n’avait pas à se prononcer avant d’avoir examiné au fond les actes allégués par la Croatie. S’agissant de l’argument avancé, à titre subsidiaire, par la Serbie, selon lequel la demande était irrecevable dans la mesure où elle se rapportait à des faits antérieurs au 8 octobre 1991, date à laquelle la Croatie avait vu le jour en tant qu’Etat et était devenue partie à la convention, la Cour a observé que la demanderesse n’avait pas formulé de demandes distinctes pour les événements survenus avant et après le 8 octobre 1991, et avait au contraire présenté une demande unique faisant état d’une ligne de conduite se durcissant au cours de l’année 1991. Dans ce contexte, la Cour a estimé qu’il convenait, en tout état de cause, de tenir compte de ce qui s’était produit avant cette date pour trancher la question de savoir si les événements survenus par la suite avaient emporté violation de la convention sur le génocide. Elle n’avait donc pas à statuer sur l’argument de la Serbie avant d’avoir examiné et apprécié l’ensemble des éléments de preuve présentés par la Croatie.
Ensuite, la Cour en est venue à l’examen au fond des demandes des Parties. Elle a rappelé que, aux termes de la Convention de 1948, le crime de génocide comprend deux éléments constitutifs. Le premier est l’élément matériel, à savoir les actes qui ont été commis (lesquels sont énoncés à l’article II et comprennent notamment le meurtre de membres du groupe (litt. a)) et l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe (litt. b)). Le second est l’élément moral, à savoir l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel. La Cour précise que cet élément moral est la composante propre du génocide et distingue celui‑ci d’autres crimes graves. Il s’agit d’une intention spécifique (dolus specialis) qui s’ajoute à celle propre à chacun des actes incriminés pour constituer le génocide. La Cour explique que ce qui doit être visé est la destruction physique ou biologique du groupe protégé, ou d’une partie substantielle de ce groupe. La manifestation de cette intention est à rechercher, d’abord, dans les éléments de la politique de l’Etat (même si une telle intention s’exprime rarement de manière expresse), mais peut également être inférée d’une ligne de conduite, lorsque cette intention est la seule conclusion qui puisse raisonnablement être déduite des actes en cause.
S’agissant de la demande de la Croatie, la Cour a considéré que, dans les régions de Slavonie orientale, de Slavonie occidentale, de Banovina/Banija, de Kordun, de Lika et de Dalmatie, la JNA (l’armée de la RSFY) et des forces serbes avaient commis, d’une part, des meurtres de membres du groupe national ou ethnique croate et, d’autre part, des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du même groupe. Pour la Cour, ces actes étaient constitutifs de l’élément matériel du génocide au sens des litt. a) et b) de l’article II de la convention.
L’élément matériel du génocide ayant été établi, la Cour s’est penchée sur la question de savoir si les actes commis reflétaient une intention génocidaire. En l’absence de preuve directe d’une telle intention (par exemple, l’expression d’une politique à cet effet), elle a examiné s’il avait été démontré qu’existait une ligne de conduite qui ne pouvait être raisonnablement comprise que comme traduisant l’intention, de la part des auteurs desdits actes, de détruire une partie substantielle du groupe des Croates de souche. La Cour a considéré que tel n’était pas le cas. Elle a fait en particulier observer que les crimes commis contre les Croates de souche semblaient avoir visé le déplacement forcé de la majorité de la population croate des régions concernées, et non sa destruction physique ou biologique. Faute de preuve de l’intention requise, la Cour a conclu que la Croatie n’avait pas démontré ses allégations selon lesquelles un génocide ou d’autres violations de la convention avaient été commis. Elle a donc rejeté la demande de la Croatie dans sa totalité et n’a pas estimé nécessaire de se prononcer sur d’autres questions, telles que l’attribution des actes commis ou la succession à la responsabilité.
S’agissant de la demande reconventionnelle de la Serbie, jugée recevable, la Cour a conclu que, pendant et à la suite de l’opération « Tempête » menée en août 1995, des forces de la Croatie avaient commis des actes relevant des litt. a) et b) de l’article II : i) meurtres de membres du groupe national ou ethnique serbe en fuite ou étant demeurés dans les zones tombées sous le contrôle des forces de la Croatie ; et ii) atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de Serbes.
Toutefois, la Cour a estimé que l’existence d’une intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe national ou ethnique des Serbes de Croatie n’avait pas été démontrée en l’espèce. En particulier, si des actes constitutifs de l’élément matériel du génocide avaient été commis, ceux‑ci ne l’avaient pas été à une échelle telle qu’ils ne pouvaient que raisonnablement démontrer l’existence d’une intention génocidaire. La Cour a conclu que ni le génocide ni d’autres violations de la convention sur le génocide n’avaient été établis. Elle a donc rejeté la demande reconventionnelle de la Serbie dans sa totalité.
Cette vue d’ensemble de l’affaire est donnée uniquement à titre d’information et n’engage en aucune façon la Cour.