CR 2004/21
International Court Cour internationale
of Justice de Justice
THE HAGUE LA HAYE
YEAR 2004
Public sitting
held on Thursday 22 April 2004, at 4.10 p.m., at the Peace Palace,
President Shi presiding,
in the case concerning the Legality of Use of Force
(Serbia and Montenegro v. France)
________________
VERBATIM RECORD
________________
ANNÉE 2004
Audience publique
tenue le jeudi 22 avril 2004, à 16 h 10, au Palais de la Paix,
sous la présidence de M. Shi, président,
en l’affaire relative à la Licéité de l’emploi de la force
(Serbie et Monténégro c. France)
____________________
COMPTE RENDU
____________________ - 2 -
Present: President Shi
Vice-President Ranjeva
Judges Guillaume
Koroma
Vereshchetin
Higgins
Parra-Aranguren
Kooijmans
Rezek
Al-Khasawneh
Buergenthal
Elaraby
Owada
Tomka
Judge ad hoc Kreća
Registrar Couvreur
- 3 -
Présents : Shi, président
M. Ranjeva, vice-président
MM. Guillaume
Koroma
Vereshchetin
Mme Higgins
MM. Parra-Aranguren
Kooijmans
Rezek
Al-Khasawneh
Buergenthal
Elaraby
Owada
Tomka, juges
M. Kreća, juge ad hoc
M. Couvreur, greffier
- 4 -
The Government of Serbia and Montenegro is represented by:
Mr. Tibor Varady, S.J.D. (Harvard), Chief Legal Adviser at the Ministry of Foreign Affairs of
Serbia and Montenegro, Professor of Law at the Central European University, Budapest and
Emory University, Atlanta;
as Agent, Counsel and Advocate;
Mr. Vladimir Djerić, LL.M. (Michigan), Adviser to the Minister for Foreign Affairs of Serbia and
Montenegro,
as Co-agent, Counsel and Advocate;
Mr. Ian Brownlie, C.B.E., Q.C., F.B.A., Chichele Professor of Public International Law (Emeritus),
University of Oxford, Member of the International Law Commission, member of the English
Bar, member of the Institut de droit international,
as Counsel and Advocate;
Mr. Slavoljub Carić, Counsellor, Embassy of Serbia and Montenegro, The Hague,
Mr. Saša Obradović, First Secretary, Embassy of Serbia and Montenegro, The Hague,
Mr. Vladimir Cvetković, Third Secretary, International Law Department, Ministry of Foreign
Affairs of Serbia and Montenegro,
Ms Marijana Santrač,
Ms Dina Dobrković,
as Assistants;
Mr. Vladimir Srećković, Ministry of Foreign Affairs,
as Technical Assistant.
The Government of the French Republic is represented by:
Mr. Ronny Abraham, Director of Legal Affairs, Ministry of Foreign Affairs,
as Agent;
Mr. Alain Pellet, Professor at the University of Paris X-Nanterre, member and former Chairman of
the International Law Commission,
as Counsel and Advocate;
Ms Michèle Dubrocard, Legal Counsellor, Embassy of France in the Netherlands,
Mr. Pierre Bodeau, chargé de mission, Legal Affairs Department, Ministry of Foreign Affairs,
as Advisers. - 5 -
Le Gouvernement de la Serbie et Monténégro est représenté par :
M. Tibor Varady, S.J.D. (Harvard), conseiller juridique principal au ministère des affaires
étrangères de la Serbie et Monténégro, professeur de droit à l’Université d’Europe centrale de
Budapest et à l’Université Emory d’Atlanta,
comme agent, conseil et avocat;
M. Vladimir Djerić, LL.M. (Michigan), conseiller du ministre des affaires étrangères de la Serbie et
Monténégro,
comme coagent, conseil et avocat;
M. Ian Brownlie, C.B.E., Q.C., F.B.A., professeur émérite de droit international public à
l’Université d’Oxford, ancien titulaire de la chaire Chichele, membre de la Commission du droit
international, membre du barreau d’Angleterre, membre de l’Institut de droit international,
comme conseil et avocat;
M. Slavoljub Carić, conseiller à l’ambassade de Serbie et Monténégro à La Haye,
M. Saša Obradović, premier secrétaire à l’ambassade de Serbie et Monténégro à La Haye,
M. Vladimir Cvetković, troisième secrétaire, département de droit international, ministère des
affaires étrangères de Serbie et Monténégro,
Mme Marijana Santrač, LL.B. M.A. (Université d’Europe centrale),
Mme Dina Dobrković, LL.B.,
comme assistants;
M. Vladimir Srećković, ministère des affaires étrangères de Serbie et Monténégro,
comme assistant technique.
Le Gouvernement de la République française est représenté par :
M. Ronny Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des affaires étrangères,
comme agent;
M. Alain Pellet, professeur à l’Université Paris X-Nanterre, membre et ancien président de la
Commission du droit international,
comme conseil et avocat;
Mme Michèle Dubrocard, conseillère juridique près l’ambassade de France aux Pays-Bas,
M. Pierre Bodeau, chargé de mission à la direction des affaires juridiques au ministère des affaires
étrangères,
comme conseillers. - 6 -
The PRESIDENT: I now give the floor to Professor Pellet, Counsel and Advocate for the
French Republic.
M. PELLET : Thank you, Mr. President.
1. Monsieur le président, Madame et Messieurs les juges, la délégation française est d’avis
qu’il est inutile de répéter ad nauseam ce qui a été dit par d’autres défendeurs et nous faisons
nôtres, en tant que de besoin, les arguments présentés par nos collègues. Il va de soi également que
la République française maintient dans leur intégralité les arguments qu’elle a fait valoir dans ses
exceptions préliminaires et lors du premier tour des plaidoiries orales ― arguments que la
République de Serbie et Monténégro a du reste largement choisi d’ignorer.
2. Au bénéfice de cette remarque, et avant que M. Abraham ne conclue les observations de la
France, je me bornerai à deux séries de brèves remarques :
d’une part, je montrerai que la Serbie et Monténégro s’efforce en vain de contourner le
problème qui se pose à la Cour à ce stade préliminaire ou plutôt, j’en redirai quelques mots,
«pré-préliminaire»;
d’autre part, je m’attacherai à établir que, même en se plaçant sur le terrain, excentré, sur lequel
la partie serbo-monténégrine veut vous entraîner, vous ne pouvez, Madame et Messieurs de la
Cour, que constater votre incompétence sur la base même du raisonnement suivi hier par l’Etat
requérant.
Je commencerai, si vous le voulez bien, Monsieur le président, par ce second point.
I. A QUESTION POSÉE À LA C OUR PAR LA RÉPUBLIQUE DE S ERBIE ET M ONTÉNÉGRO
3. Ignorant la question fondamentale qui se pose à la Haute Juridiction dans les conditions
très insolites qu’elle a créées et sur laquelle je reviendrai tout à l’heure, la Serbie et Monténégro,
par la voix de son agent, vous demande, Madame et Messieurs les juges «whether [FRY’s] sui
generis position vis-à-vis the UN could have provided the link between the new State and - 7 -
1
international treaties ― the Statute and the Genocide Convention in particular» . M. Varady
2
prétend que son pays est en droit d’obtenir une réponse à cette question qu’il estime décisive .
4. Toutefois, en même temps qu’il la pose, l’habile agent de la Serbie et Monténégro vous
«souffle» ― j’allais presque dire vous «dicte» ― la réponse. Et cette réponse est, de son propre
aveu, affirmative : «oui, l’admission de la RFY aux Nations Unies a modifié la donne». Selon lui,
à la date à laquelle la Cour est appelée à se prononcer, aujourd’hui, la situation n’est plus ce
qu’elle était avant l’admission de la Serbie et Monténégro aux Nations Unies. Or c’est en fonction
de la situation actuelle, pas de celle de 1992, pas de celle de 1996, pas de celle de 1999, que vous
devez apprécier votre compétence, Madame et Messieurs de la Cour . 3
5. M. Varady a dressé hier un intéressant tableau de l’évolution historique. Même si l’on se
perd parfois un peu dans les ex-Yougoslavie et les Républiques fédérale (ou fédérative), socialiste
ou non, il ressort au moins de ce tableau (brossé, j’y insiste, par la Serbie et Monténégro) une
distinction très claire entre deux Yougoslavie, celle d’avant 2000, d’une part, et celle qui se
présente aujourd’hui devant vous, d’autre part :
1) avant novembre 2000 (voire avant la lettre du Secrétaire général des Nations Unies du
4
27 décembre 2001 dont la Serbie et Monténégro fait grand cas ), la situation était incertaine,
obscure, marquée d’ambiguïtés et d’hésitations ; la question est demeurée ouverte et la Cour a 6
pu, à bon droit, se fonder sur cette situation sui generis pour estimer que la Yougoslavie était
liée par la convention sur le génocide et partie au Statut de la Cour;
2) depuis cette date, novembre 2000, les choses ont été clarifiées : le fantôme de l’ex-Yougoslavie
a cessé de hanter les couloirs de l’immeuble de verre de Manhattan; la nouvelle Yougoslavie,
aujourd’hui Serbie et Monténégro, ne la continue pas; elle n’est Membre des Nations Unies que
depuis novembre 2000 et n’a adhéré à la convention sur le génocide qu’en mars 2001.
1
CR 2004/14, p. 26-27, par. 63.
2 Ibid., par. 63-64.
3 Voir par exemple l’arrêt du 3 février 2003, Demande en revision de l’arrêt du 11 juillet 1996 en l’affaire
relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, par. 70. Voir aussi la
jurisprudence citée in CR 2004/12, p. 13, par. 20 et 21.
4 Voir CR 2004/14, p. 24, par. 52.
5 Ibid., p. 23, par. 48.
6
Ibid., p. 25, par. 57. - 8 -
Encore une fois, Monsieur le président, ce n’est pas moi qui dis cela, mais l’agent de la Serbie et
Monténégro lui-même.
6. Je ne sais pas très bien par quelle Yougoslavie la requête a été formée ― mais ce que je
sais, c’est qu’il résulte de cette analyse que, de toutes manières, la Cour est, selon l’Etat requérant,
incompétente pour en connaître :
si la requête a été formée par la nouvelle Yougoslavie, celle-ci n’était pas partie au Statut pas
davantage qu’à la convention sur le génocide à laquelle elle n’a adhéré qu’avec une réserve qui
exclut votre compétence;
si la requête émane de l’ancienne Yougoslavie, celle-ci n’existe plus et comme l’a dit le
professeur Varady hier : «the present procedural setting is different from that in which earlier
decisions were rendered» . «It is now clear» [l’italique est de nous] he also said
«that the FRY did not remain bound by treaties, and did not remain a member of the
UN … on ground of continuity. The FRY did not continue membership or treaty
position of the former Yugoslavia. It has also become clear that the «Yugoslavia» the
membership of which was formally not terminated was the former Yugoslavia.» 8
7. Mais, Monsieur le président, c’est sur la base de l’ancienne situation que la Cour s’est
prononcée dans l’affaire dont elle a été saisie par la Bosnie-Herzégovine; c’est cette situation
sui generis qui l’a conduite à se reconnaître compétente en 1996 ― et avec d’autant moins
d’hésitation que la défenderesse s’était bien gardée de contester sa juridiction à cet égard . Comme9
l’a dit également M. Varady, non sans un certain sens de la litote : «le statut conventionnel de la
RFY ne faisait pas l’objet de contestations» (the treaty-status of the FRY was not contested) . Et 10
c’est aussi pour cela que la Cour n’avait aucune raison de reviser son arrêt en 2003 ― ce que la
Serbie et Monténégro semble maintenant admettre . Comme la Cour l’a dit, au paragraphe 71 de
sa décision sur la requête en revision, également cité hier par le professeur Varady :
«la résolution 55/1 de l’Assemblée générale ne peut avoir rétroactivement modifié la
situation sui generis dans laquelle se trouvait la RFY vis-à-vis de l’Organisation des
7 CR 2004/14, p. 21, par. 40.
8 CR 2004/14, p. 24-25, par. 54.
9
Cf. les arrêts de 1996 (C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 610, par. 17) et du 3 février 2003 (par. 62).
10CR 2004/14, p. 26, par. 59.
11Cf. CR 2004/14, p. 25-26, par. 56-60. - 9 -
Nations Unies pendant la période 1992-2000, ni sa situation à l’égard du Statut de la
Cour et de la convention sur le génocide» . 12
Mais si l’admission de la RFY n’a pas modifié cette situation rétroactivement, elle l’a modifiée
pour l’avenir. Je le répète, c’est la Yougoslavie elle-même qui, par la voix de son agent, l’a
affirmé.
8. Au demeurant, Monsieur le président, je ne me suis arrêté à la nouvelle question soulevée
par la Serbie et Monténégro que parce que cette question a constitué le cŒur, l’unique objet à vrai
dire, de la plaidoirie du professeur Varady d’hier matin. Mais, en réalité, en admettant que cette
question soit pertinente, vous ne pourriez l’aborder que si vous donniez une réponse négative à une
autre question, nécessairement préalable à toute autre : la présente procédure a-t-elle encore un
objet si elle n’en a jamais eu ? C’est sur cette question, de nature «pré-préliminaire», qui a été
totalement ignorée par nos contradicteurs, que je voudrais revenir brièvement pour terminer.
II. LA QUESTION «PRÉ -PRÉLIMINAIRE » POSÉE À LA C OUR À CE STADE DE L ’INSTANCE
13 14
9. Comme j’ai essayé de l’expliquer mardi , le seul problème, la véritable «key question» ,
qui se pose à la Cour à ce stade pré-préliminaire, est de savoir si, compte tenu de la position
adoptée par l’Etat requérant lui-même dans ses observations écrites datées du 18 décembre 2002 et
15
dans sa lettre du 28 février 2003, il subsiste des «points qui divisent encore les Parties» .
10. A cette question cruciale, M. Varady n’a pas répondu, sinon en répétant que son pays ne
s’est pas formellement désisté et en insistant sur le fait que l’Etat requérant n’a pas «fait connaître
16
par écrit à la Cour qu’il [renonçait] à poursuivre la procédure» . Certes ! Mais cela ne suffit pas,
Monsieur le président ! Non seulement, «[l]a Cour, exerçant une juridiction internationale, n’est
pas tenue d’attacher à des considérations de forme la même importance qu’elles pourraient avoir
dans le droit interne» , mais encore, en procédure, ce qu’un Etat fait est plus important que ce qu’il
12Par. 71, cité in CR 2004/14, p. 25, par. 58; les italiques sont de M. Varady.
13
CR 2004/12, p. 12-17, par. 19-29.
14
CR 2004/14, p. 26, par. 63.
15Art. 60, par. 1, du Règlement.
16Art. 89, par. 1, du Règlement. Voir CR 2004/14, p. 18-19, par. 29 et 30.
17Arrêt du 30 août 1924, Mavrommatis, C.P.J.I. série A n 2, p. 34. - 10 -
dit faire ― et c’est à la Cour elle-même d’apprécier, dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, la
18
véritable portée des positions des Parties .
11. L’agent de la Serbie et Monténégro nous demande de laisser l’Etat qu’il représente
indiquer lui-même ce qu’il a dit et voulu dire («allow us to state ourselves what we actually said or
meant to say» ). Mais justement, les écritures de l’Etat requérant parlent pour lui. Et ces écritures
sont limpides : il y est affirmé qu’il résulte de l’admission de la Serbie et Monténégro aux
Nations Unies en novembre 2000, qu’elle n’en était pas membre auparavant et, par voie de
conséquence, qu’elle n’était pas non plus partie au Statut de la Cour; et que, puisqu’elle ne continue
pas la personnalité juridique de l’ancienne Yougoslavie, elle n’était pas davantage, au moment du
dépôt de sa requête, partie à la convention sur le génocide ― à laquelle, elle a du reste adhéré,
comme je l’ai déjà dit, en faisant une réserve à la compétence de la Cour.
12. La Serbie et Monténégro nous a dit hier, par la voix la plus autorisée, celle de son agent,
qu’elle n’entendait pas adapter ou modifier ses observations ou «manipuler» ses positions . Nous 20
ne demandons qu’à le croire, Monsieur le président. Et, d’ailleurs, eût-elle à nouveau changé
d’avis, sa nouvelle volte-face ne saurait avoir la moindre conséquence en droit : «on ne peut
souffler à la fois le chaud et le froid». Comme l’avait expliqué le juge Alfaro dans un passage qui
m’est cher, maximes latines comprises, de l’importante opinion individuelle qu’il avait jointe au
second arrêt de la Cour dans l’affaire du Temple, quels que soient les termes employés pour
qualifier ce principe, «estoppel», «préclusion», «forclusion», «acquiescement»,
«sa substance est toujours la même : la contradiction entre les réclamations ou
allégations présentées par un Etat et sa conduite antérieure à ce sujet n’est pas
admissible (allegans contraria non audiendus est). Son objectif est toujours le même :
un Etat n’est pas autorisé à tirer profit de ses propres contradictions au profit d’un
autre Etat (nemo potest mutare consilium suum in alterius injuriam)... Enfin, l’effet
juridique de ce principe est toujours le même : la partie qui, par sa reconnaissance, sa
représentation, sa déclaration, sa conduite ou son silence, a maintenu une attitude
manifestement contraire au droit qu’elle prétend revendiquer devant un tribunal
international est irrecevable à réclamer ce droit (venire contra factum proprium non
valet).»21
18Voir CR 2004/12, p. 9-10, par. 11 et 12, et les références citées.
19CR 2004/14, p. 19, par. 32.
20
Cf. CR 2004/14, p. 19, par. 34.
21C.I.J. Recueil 1962, p. 40. - 11 -
13. Je veux être très clair, Monsieur le président : ce n’est pas l’admission de la RFY aux
Nations Unies qui pourrait être source d’un estoppel, contrairement à ce que M. Varady fait dire
aux Etats défendeurs ; c’est la «répudiation» de la position explicite prise par la Serbie et
Monténégro dans ses écritures selon laquelle il n’y a aucune base à la compétence de la Cour qui le
serait.
14. Au demeurant, encore une fois, nous ne soupçonnons pas la Partie serbo-monténégrine
de «manipulation». Mais il faut alors qu’elle assume les conséquences de ses positions sans les
renier sans les déformer : la Serbie et Monténégro ne s’est pas interrogée sur les effets de son
admission aux Nations Unies le 1 novembre 2000; elle ne s’est pas demandée si elle était, ou non,
partie au Statut ou à la convention de 1948. Non. Elle a reconnu, de façon on ne peut plus claire,
qu’il n’existait aucune base de compétence sur le fondement duquel la Cour pourrait se prononcer
sur sa requête. La France en est d’accord. C’est la fin de la question.
15. Dès lors, de l’avis de la République, la Cour ne peut que constater que, faute de
désaccord entre les Parties sur son incompétence en l’espèce, les présentes exceptions préliminaires
sont sans objet et, en conséquence, elle ne peut qu’ordonner que l’affaire soit rayée de son rôle.
16. Monsieur le président, la République de Serbie et Monténégro a pris, successivement,
deux positions qui, pour être différentes, n’en sont pas, pour autant, incompatibles :
dans ses écritures sur les exceptions préliminaires, elle a reconnu l’inexistence de tout
fondement à la compétence de la Cour;
durant ses plaidoiries orales d’hier matin, elle a admis que son admission aux Nations Unies
avait modifié le contexte de la présente affaire en «révélant» qu’elle n’était ni membre des
Nations Unies, ni partie au Statut de la Cour et à la convention de 1948.
Elle ne peut, sans mauvaise foi, se dédire ni de l’une, ni de l’autre, de ces positions qui, en vérité,
se confortent mutuellement. L’une comme l’autre, la première «pré-préliminairement», la seconde
à titre «simplement» préliminaire, ne peuvent que vous conduire à constater que, conformément
aux positions prises par l’Etat requérant, vous ne pouvez connaître de la requête. Telle est aussi la
22CR 2004/14, p. 20, par. 36. - 12 -
position de la France ― dont M. Abraham va maintenant présenter la conclusion générale si vous
voulez bien lui donner la parole, Monsieur le président.
Madame et Messieurs les juges, je vous remercie très vivement de votre bienveillante
attention.
The PRESIDENT : Thank you, Professor Pellet. I now give the floor to
Mr. Ronny Abraham, Agent of the French Republic.
M. ABRAHAM :
17. Monsieur le président, Madame et Messieurs les juges, le moment est venu pour moi de
conclure les observations de la République française quant aux exceptions préliminaires.
18. Pour cela, permettez-moi, Monsieur le président, de revenir en quelques mots simples sur
l’essentiel. De quoi s’agit-il, pour la Cour, dans la présente phase de la procédure ?
19. Vous avez été saisis, en avril 1999, d’une requête de la République fédérale de
Yougoslavie dirigée contre la France. A cette requête, la France a opposé, en juillet 2000, des
exceptions préliminaires, dont la principale était tirée de ce que la Cour n’est pas compétente pour
connaître, au fond, des prétentions de l’Etat requérant.
20. En réponse à une telle exception, il appartenait normalement à l’Etat requérant, pour
mettre la Cour à même de trancher la question préliminaire, d’indiquer clairement sur quelle base
juridique il estime, quant à lui, que la Cour a compétence pour connaître du différend. Dans le
débat ouvert par une exception d’incompétence, en effet, on ne s’attend pas à ce que l’Etat qui a
saisi la Cour se borne à faire des commentaires, aussi intéressants seraient-ils d’un point de vue
académique, sur les arguments de son adversaire. On s’attend à ce qu’il affirme ― ou réaffirme ―
de la façon la plus claire et sans équivoque, la base sur laquelle il prétend fonder la compétence de
la Cour.
21. Il est vrai que dans cette phase particulière de la procédure qui est consacrée à débattre
des exceptions préliminaires, l’auteur de l’exception, défendeur au regard du litige principal,
devient en un certain sens le demandeur, ce qui lui donne notamment l’obligation, assez étrange en
vérité dans le cas présent, de s’exprimer le premier à l’audience, tandis que le requérant se
transforme, toujours en un certain sens, en défendeur, qui répond aux arguments qu’on lui oppose. - 13 -
22. Il n’en demeure pas moins qu’un principe fondamental de procédure qui s’applique
devant le juge international veut que c’est à la partie qui saisit la juridiction d’indiquer sans
ambiguïté la base de compétence sur laquelle elle prétend pouvoir agir, et de démontrer que cette
base de compétence est applicable au cas d’espèce. Ce n’est pas à la partie contre laquelle la
requête est dirigée de faire la preuve qu’il n’existe aucun titre de compétence, ce qui la conduirait
― et ce serait absurde de le lui demander ― à s’interroger d’office sur tous les titres possibles.
23. Ainsi, Monsieur le président, même dans le débat préliminaire qui porte sur la
compétence du juge, le requérant ne cesse pas tout à fait d’être requérant, et le défendeur d’être
défendeur. C’est bien à l’Etat requérant qu’incombe la charge d’établir la compétence de la Cour.
24. Or, qu’a fait et qu’a dit notre adversaire depuis que la France a soulevé ses exceptions ?
Il n’a rien fait de ce qu’on pourrait attendre d’un Etat soucieux de démontrer à la Cour qu’elle a
bien compétence pour connaître de sa requête; il a plutôt fait exactement le contraire.
25. Dans ses observations écrites de décembre 2002, la République fédérale de Yougoslavie
a expliqué que le statut juridique de la Yougoslavie en avril 1999 ne lui permettait pas de saisir la
Cour, autrement dit que la Cour n’avait pas compétence pour connaître du différend.
26. Et dans ses plaidoiries d’hier, que nous attendions, il faut l’avouer, avec une curiosité
impatiente, étant donné le caractère insolite de la situation, la Serbie et Monténégro n’a pas remis
en cause la substance de ses observations écrites. Elle n’a pas cherché à démontrer l’existence
d’une base de compétence, et d’ailleurs elle n’aurait pu le faire, comme cela a été abondamment
exposé, sans manquer au principe de bonne foi dans le débat judiciaire. Son agent et ses conseils
nous ont livré des commentaires, des analyses juridiques parfois intéressantes et souvent
contestables, mais rien, absolument rien, qui puisse fonder une base de compétence pour votre
Cour dans la présente affaire.
27. Dans ces conditions, nous sommes nécessairement conduits à nous poser la question
suivante : Que veut la Serbie et Monténégro, que cherche-t-elle à obtenir ?
28. Sur la base de ses observations écrites de décembre 2002, dont le sens n’a pas été
modifié, j’y insiste, par les plaidoiries prononcées hier, la réponse paraît être, ou plutôt elle est
logiquement la suivante : la Serbie et Monténégro cherche à obtenir de la Cour une décision par
laquelle celle-ci se déclarerait incompétente pour connaître de la requête, mais naturellement pas - 14 -
pour n’importe quel motif, pour les motifs invoqués par l’Etat requérant depuis ce qu’on pourrait
appeler son revirement de décembre 2002.
29. Ce n’est pourtant pas exactement ce que son agent nous a dit hier. Sans doute conscient
de l’impossibilité, et même de l’absurdité, qu’il y aurait pour un Etat à solliciter de la Cour une
décision d’incompétence sur sa propre requête, mon collègue a cherché plus subtilement à faire
valoir l’intérêt légitime que trouverait la Serbie et Monténégro dans une décision de la Cour
statuant sur sa compétence. Quel intérêt ? Celui d’obtenir une clarification, une élucidation, de la
question, complexe, controversée, incertaine, du statut juridique de la Yougoslavie, ou, si j’ose
dire, des Yougoslavie successives, depuis la disparition de l’ancienne République fédérative
socialiste.
30. En d’autres termes, et à s’en tenir aux plaidoiries d’hier, la Serbie et Monténégro ne
demande pas exactement à la Cour de se déclarer incompétente (même si les thèses qu’elle soutient
désormais conduisent nécessairement à cette conclusion), elle ne lui demande pas non plus ― et je
dirais encore moins ― de se déclarer compétente, elle lui demande de se prononcer sur la question
de sa compétence, car la réponse à cette question l’intéresse.
31. Que cela l’intéresse, nous pouvons tous le comprendre. Mais est-ce cela que l’on peut
appeler un intérêt juridique légitime, dans une procédure contentieuse ? Certainement pas.
32. Monsieur le président, il est devenu tout à fait flagrant hier, en écoutant la plaidoirie de
l’agent de la Serbie et Monténégro, que le requérant cherche à obtenir de la Cour, à la faveur d’une
procédure contentieuse à laquelle il ne croit plus et qu’il ne souhaite en réalité pas poursuivre, une
sorte d’avis consultatif qui mettrait quelque lumière sur une question qu’il estime obscure, et dont
peut-être il pourrait tirer quelque parti à l’avenir.
33. Cela, Monsieur le président, n’est rien d’autre qu’une tentative pour détourner la
procédure contentieuse de son objet, qui n’est pas de rendre des avis pour clarifier telle ou telle
question de droit, ou pour faire plaisir à la doctrine, mais de trancher des différends concrets entre
les Parties.
34. Un Etat ne peut se présenter devant la Cour dans une procédure contentieuse, en se
bornant à lui demander de prendre parti, de statuer sur une question, il doit lui indiquer en même
temps dans quel sens il lui demande de statuer, faute de quoi il ne lui présente pas de véritables - 15 -
conclusions, et manifeste son désintérêt pour l’issue de la procédure, comme moyen de règlement
d’un différend concret. Cela, la Cour ne saurait évidemment l’accepter.
35. Monsieur le président, Madame et Messieurs les juges, il m’incombe à présent d’exposer
les conclusions finales de la France au terme de cette procédure.
Pour les motifs qu’elle a exposés tant oralement que dans ses écritures, la République
française prie la Cour internationale de Justice de bien vouloir :
à titre principal, rayer l’affaire de son rôle;
à titre subsidiaire, décider qu’elle n’a pas compétence pour se prononcer sur la requête
introduite par la République fédérale de Yougoslavie contre la France; et,
à titre encore plus subsidiaire, décider que la requête est irrecevable.
Monsieur le président, Madame et Messieurs les juges, je vous remercie de votre attention.
The PRESIDENT: Thank you, Mr Abraham. The Court takes note of the final submissions
which you have now read on behalf of the French Republic. This brings to an end the second
round of oral argument by the French Republic.
The Court rose at 4.35 p.m.
___________
Public sitting held on Thursday 22 April 2004, at 4.10 p.m., at the Peace Palace, President Shi presiding