CR 2001/6
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LA HAYE THE HAGUE
ANNÉE 2001
Audience publique
tenue le mardi 16 octobre 2001, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de M. Guillaume, président,
en l'affaire relative au Mandat d'arrêt du 11 avril 2000
(République démocratique du Congo c. Belgique)
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COMPTE RENDU
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YEAR 2001
Public sitting
held on Tuesday 16 October 2001, at 10 a.m., at the Peace Palace,
President Guillaume presiding,
in the case concerning the Arrest Warrant of 11 April 2000
(Democratic Republic of the Congo v. Belgium)
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VERBATIM RECORD
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Présents : M. Guillaume, président
M. Shi, vice-président
MM. Oda
Ranjeva
Herczegh
Fleischhauer
Koroma
Vereshchetin
Mme Higgins
MM. Parra-Aranguren
Kooijmans
Rezek
Al-Khasawneh
Buergenthal, juges
M. Bula-Bula
Mme Van den Wyngaert, juges ad hoc
M. Arnaldez, greffier-adjoint
ææææææ
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Present: President Guillaume
Vice-President Shi
Judges Oda
Ranjeva
Herczegh
Fleischhauer
Koroma
Vereshchetin
Higgins
Parra-Aranguren
Kooijmans
Rezek
Al-Khasawneh
Buergenthal
Judges ad hoc Bula-Bula
Van den Wyngaert
Deputy-Registrar Arnaldez
ææææææ
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Le Gouvernement de la République démocratique du Congo est représenté par :
S. Exc. M. Jacques Masangu-a-Mwanza, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la
République démocratique du Congo auprès du Royaume des Pays-Bas,
comme agent;
S. Exc. M
e
Ngele Masudi, ministre de la justice et garde des sceaux,
M
e
Kosisaka Kombe, conseiller juridique à la présidence de la République,
M. François Rigaux, professeur émérite à l’Université catholique de Louvain,
Mme Monique Chemillier-Gendreau, professeur à l’Université de Paris VII (Denis Diderot),
M. Pierre d’Argent, chargé de cours à l’Université catholique de Louvain,
M. Moka N’Golo, bâtonnier,
M. Djeina Wembou, professeur à l’Université d’Abidjan,
comme conseils et avocats;
M. Mandjambo, conseiller juridique au ministère de la justice,
comme conseiller.
Le Gouvernement du Royaume de Belgique est représenté par :
M. Jan Devadder, directeur général des affaires juridiques du ministère des affaires étrangères,
comme agent;
M. Eric David, professeur de droit international public à l’Université libre de Bruxelles,
M. Daniël Bethlehem, Barrister, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles, Fellow of
Clare Hall et directeur adjoint du Lauterpacht Research Centre for International Law de
l’Université de Cambridge,
comme conseils et avocats;
S. Exc. le baron Olivier Gillès de Pélichy, représentant permanent du Royaume de Belgique auprès
de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, en charge des relations avec la Cour
internationale de Justice,
M. Claude Debrulle, directeur général de la législation pénale et des droits de l’homme du
ministère de la justice,
M. Pierre Morlet, avocat général auprès de la cour d’appel de Bruxelles,
M. Wouter Detavernier, conseiller adjoint à la direction générale des affaires juridiques du
ministère des affaires étrangères,
M. Rodney Neufeld, Research Associate au Lauterpacht Research Centre for International Law de
l’Université de Cambridge,
M. Tom Vanderhaeghe, assistant à l’Université libre de Bruxelles.
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The Government of the Democratic Republic of the Congo is represented by:
H.E. Mr. Jacques Masangu-a-Mwanza, Ambassador Extraordinary and Plenipotentiary of the
Democratic Republic of the Congo to the Kingdom of the Netherlands,
as Agent;
H.E. Maître Ngele Masudi, Minister of Justice and Keeper of the Seals,
Maître Kosisaka Kombe, Legal Adviser to the Presidency of the Republic,
Mr. François Rigaux, Professor Emeritus at the Catholic University of Louvain,
Ms Monique Chemillier-Gendreau, Professor at the University of Paris VII (Denis Diderot),
Mr. Pierre d’Argent, Chargé de cours, Catholic University of Louvain,
Mr. Moka N’Golo, Bâtonnier,
Mr. Djeina Wembou, Professor at the University of Abidjan,
as Counsel and Advocates;
Mr. Mandjambo, Legal Adviser to the Ministry of Justice,
as Counsellor.
The Government of the Kingdom of Belgium is represented by:
Mr. Jan Devadder, Director-General, Legal Matters, Ministry of Foreign Affairs,
as Agent;
Mr. Eric David, Professor of Public International Law, Université libre de Bruxelles,
Mr. Daniel Bethlehem, Barrister, Bar of England and Wales, Fellow of Clare Hall and
Deputy-Director of the Lauterpacht Research Centre for International Law, University of
Cambridge,
as Counsel and Advocates;
H.E. Baron Olivier Gillès de Pélichy, Permanent Representative of the Kingdom of Belgium to the
Organization for the Prohibition of Chemical Weapons, responsible for relations with the
International Court of Justice,
Mr. Claude Debrulle, Director-General, Criminal Legislation and Human Rights, Ministry of
Justice,
Mr. Pierre Morlet, Advocate-General, Brussels cour d'Appel,
Mr. Wouter Detavernier, Deputy-Counsellor, Directorate-General Legal Matters, Ministry of
Foreign Affairs,
Mr. Rodney Neufeld, Research Associate, Lauterpacht Research Centre for International Law,
University of Cambridge.
Mr. Tom Vanderhaeghe, Assistant at the Université libre de Bruxelles.
.
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Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte et je donne la parole à
l’agent de la République démocratique du Congo. Monsieur l’ambassadeur, vous avez la parole.
M. MASANGU-a-MWANZA : Merci, Monsieur le président. Monsieur le président,
Mesdames, Messieurs les Membres de la Cour, Monsieur le greffier, permettez-moi, une fois
encore, de prendre la parole pour vous présenter les personnes qui vont intervenir au cours de cette
deuxième journée de plaidoiries pour la République démocratique du Congo. Il s’agit de :
1. M. Pierre d’Argent qui poursuivra sa plaidoirie sur les immunités;
2. Mme Chemillier-Gendreau qui parlera de la compétence universelle;
3. M. le professeur François Rigaux qui abordera l’évolution de la demande de la République
démocratique du Congo et l’objet précis de cette demande.
Je reviendrai enfin plus tard pour la conclusion. Merci, Monsieur le président.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur l’ambassadeur, et je donne maintenant la
parole à M. Pierre d’Argent pour la poursuite de sa plaidoirie d’hier.
IV. LES ARGUMENTS DE LA BELGIQUE
M. d’ARGENT : Merci, Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et
Messieurs les juges, vous me voyez donc très honoré de reprendre cette plaidoirie que j’avais
commencée hier matin. Je me permets de vous rappeler où je l’avais laissée. Hier matin, je suis
brièvement revenu sur les faits relatifs à ce différend, sur la question de l’immunité de juridiction et
je vous avais aussi présenté les points d’accord entre les Parties afin de mieux faire ressortir ceux
qui les opposent.
Le PRESIDENT : Puis-je me permettre de vous demander de relever légèrement les micros...
Voilà. Merci.
M. d’ARGENT : Donc, je vous avais présenté les points d’accord entre les Parties afin de
mieux faire ressortir ceux qui les opposent et je vous avais également présenté la position juridique
de la République démocratique du Congo sur cette question d’immunité de juridiction. Et j’en
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viens maintenant æ c’est la quatrième partie de ma plaidoirie æ à la critique des arguments
avancés par la Belgique dans son contre-mémoire.
Ces arguments sont de différents ordres. Afin de simplifier mon exposé, je les regrouperai
sous deux grandes catégories : il y a, d’une part, des arguments directement liés à l’affaire qui nous
occupe et au mandat d’arrêt décerné; d’autre part, il y a les arguments relatifs à la question de
principe de savoir si l’immunité des dirigeants étrangers en fonction connaît une exception en cas
d’accusation de crimes de droit international devant une juridiction répressive interne.
A. Les arguments liés à l’affaire
La Belgique soutient que le mandat d’arrêt litigieux n’aurait nullement porté atteinte aux
droits de la République démocratique du Congo et trois arguments sont présentés alternativement
pour tenter de justifier cette assertion : d’une part, nous dit-on, le mandat d’arrêt n’aurait nullement
eu pour effet d’empêcher le Congo de conduire librement ses relations diplomatiques et ce mandat
ne lui aurait causé aucun dommage; d’autre part, nous dit-on toujours, le mandat d’arrêt serait
dénué d’effet dans l’ordre juridique congolais et s’il venait à être exécuté par un Etat tiers, nous dit
la Belgique, la violation de l’immunité serait seulement commise par cet Etat et non par la
Belgique; enfin, l’effet du mandat dans l’ordre juridique belge, nous dit-on, serait suspendu par le
juge d’instruction en cas d’invitation officielle adressée au ministre Yerodia par le Gouvernement
belge.
Les professeurs Rigaux et Chemillier-Gendreau ont déjà largement répondu à ces arguments
en montrant leur légèreté. Le mémoire de la République démocratique du Congo les réfute aussi de
manière convaincante, me semble-t-il. Il ne faut dès lors pas s’y attarder longuement. Mais il est
toutefois nécessaire, pour qu’aucun doute ne puisse subsister à cet égard, de rappeler que le mandat
d’arrêt litigieux porte par lui-même atteinte à l’immunité pénale puisqu’il est un acte d’instruction
pénale coercitif, ouvrant la voie à un procès. Il est aussi utile de rappeler que la Cour de cassation
de France, dans l’arrêt Khadafi dont j’ai déjà parlé hier, a considéré que la simple mise à
l’instruction, qui est antérieure à la délivrance d’un mandat d’arrêt et n’emporte en elle-même
aucun acte de contrainte, est contraire à la règle de l’immunité de juridiction. Par ailleurs, la
délivrance du mandat d’arrêt et sa diffusion internationale ont effectivement et réellement porté
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atteinte à l’immunité de juridiction pénale du ministre des affaires étrangères du Congo et ainsi
violé les droits souverains de cet Etat. Au-delà de la question de l’effet juridique interne du mandat
- qui est en réalité très claire -, la simple crainte de son exécution fut en effet de nature à limiter les
déplacements à l’étranger du ministre mis en cause, portant ainsi préjudice à la bonne conduite des
relations internationales de son Etat. Le préjudice ainsi causé à la République démocratique du
Congo est d’autant plus grave et d’autant plus manifeste que la situation de guerre internationale au
Congo-Kinshasa n’était pas inconnue des autorités belges. Cette situation nécessitait en effet, plus
encore sans doute qu’en temps normal, que le ministre des affaires étrangères de la République
démocratique du Congo puisse jouir de l’entière liberté de mouvement qui est en principe la sienne,
et que ses partenaires étrangers ne soient pas découragés ou inhibés, par l’existence et la diffusion
du mandat d’arrêt international, de le considérer comme un interlocuteur légitime.
Enfin, je le répète, il ne pourrait suffire à la Belgique de soutenir que le mandat d’arrêt était
dépourvu d’effet, ou qu’elle ne serait pas responsable de l’exécution que lui donnerait un Etat tiers,
ou encore que son effet cesserait en cas d’invitation officielle adressée au ministre. Ces deux
derniers arguments ne méritent sans doute pas que l’on y revienne trop longuement, le Congo
priant la Cour de bien vouloir se référer à cet égard aux passages pertinents du mémoire qui a été
déposé; ces arguments, me semble-t-il, devraient suffire à cet égard. En réalité, tous ces arguments
avancés par la Belgique, qui sont mal fondés, ne peuvent masquer le fait que la mise en accusation
publique du ministre des affaires étrangères du Congo par le mandat d’arrêt litigieux est un acte
portant gravement atteinte à la dignité de la République démocratique du Congo et qu’il suffit en
lui-même à violer l’immunité de juridiction pénale qui protège son représentant en exercice. La
violation de l’immunité est réalisée dès l’instant où un magistrat, fût-il magistrat instructeur, entend
soumettre le comportement du ministre en exercice à sa compétence répressive.
B. Arguments de principe
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, il me faut maintenant revenir sur
l’affirmation de la Belgique suivant laquelle l’immunité de juridiction pénale des gouvernants
étrangers en exercice connaîtrait une exception en cas de crimes de droit international. La
prétendue première exception à l’immunité de juridiction dont le principe n’est pas, en lui-même,
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contesté par la Belgique mais, je vous le rappelle, dont seule l’étendue est ici en débat. Et ce sont
les quatrième et cinquième chapitres du contre-mémoire de la Belgique qui retiennent ici notre
attention. Mais, en réalité, toute la structure conceptuelle de l’argument de la Belgique est
entièrement contenue au point 3.4.4 du contre-mémoire, au bas de la page 110. Tout ce qui suit ce
point n’est en réalité qu’ornementation, répétition à l’envi de la même idée de base. Que dit ce
point 3.4.4 ? Ce point ce lit comme suit :
«a) les ministres des affaires étrangères en exercice bénéficient d’une immunité
générale de juridiction devant les tribunaux d’un Etat étranger;
b) par exception à la règle générale, des ministres des affaires étrangères en exercice
sont personnellement responsables des faits dont ils sont accusés lorsqu’ils
constituent des crimes de droit international» (les italiques sont de nous).
(Une autre «exception» est encore formulée, à propos des actes privés commis durant l’exercice
des fonctions. J’ai déjà eu l’occasion hier matin d’aborder cette question et de montrer combien
cette manière de voir les choses était erronée. Je ne vais donc pas y revenir.)
Concentrons-nous, si vous le voulez bien, sur cette proposition que je viens de vous lire et
qui peut paraître anodine, voire «logique». En réalité, cette proposition est profondément erronée,
et cela pour la simple raison qu’un principe de responsabilité pénale personnelle y est considéré
comme une exception à la règle d’immunité de juridiction. Il y a là une confusion conceptuelle
fondamentale : comment peut-on en effet faire d’une règle de responsabilité pénale personnelle une
exception à une règle d’immunité de juridiction, alors que la règle de l’immunité est relative à la
compétence de juridictions internes répressives et que le principe de responsabilité pénale
personnelle est relatif à la culpabilité du délinquant ? Comme l’a déjà souligné le
professeur Rigaux, cette confusion conceptuelle traverse tout le contre-mémoire de la Belgique. Il
y est en effet systématiquement pris appui sur diverses affirmations du principe de la responsabilité
pénale personnelle pour en déduire la soi-disant preuve de l’existence d’une prétendue exception au
régime de l’immunité de juridiction en cas de crimes de droit international. Ainsi que je l’ai
rappelé hier matin, la règle de la responsabilité pénale personnelle n’est pas mise en cause par la
République démocratique du Congo. On ne saurait toutefois rien déduire de cette règle de
responsabilité personnelle quant à la compétence ou quant à l’incompétence des juges habilités à la
constater, sauf justement à confondre compétence du juge et culpabilité du délinquant.
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Le contre-mémoire de la Belgique recèle encore une autre confusion conceptuelle. Non
seulement, comme je viens de vous le dire, un principe de responsabilité est erronément considéré
comme une exception à une règle prohibitive de compétence, mais en outre cette question de
compétence est traitée indifféremment qu’il s’agisse d’une juridiction répressive interne ou d’une
juridiction internationale. Il est en effet tiré argument du fait que les différents statuts des
juridictions pénales internationales précisent que la qualité ou la position officielle du prévenu ne
peuvent le soustraire ni à des poursuites ni à une condamnation pour affirmer que l’immunité de
juridiction ne saurait exister devant les juridictions nationales en cas d’accusation relative à des
crimes de droit international. Une telle déduction, me semble-t-il, est évidemment abusive.
Les statuts de ces juridictions internationales font en effet le plus souvent la distinction entre
la qualité officielle comme cause d’excuse pénale et la qualité officielle, ou l’immunité, comme
obstacle à la compétence de la juridiction internationale. Et c’est notamment le cas de l’article 27
du statut de future Cour pénale internationale. Le paragraphe premier de l’article 27 rappelle le
principe de la responsabilité pénale personnelle dont on a déjà abondamment parlé. Le
paragraphe 2 du même article est relatif aux «immunités ou règles de procédure spéciales qui
peuvent s’attacher à la qualité officielle d’une personne, en vertu du droit interne ou du droit
international», et ces immunités ou règles de procédure spéciales, nous dit-on «n’empêchent pas la
Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne». Ce deuxième paragraphe de
l’article 27 du statut de la Cour pénale internationale appelle quelques brefs commentaires. D’une
part, il est clair que la règle est bien relative à la compétence de la juridiction pénale internationale,
et à elle seule. Elle vise à assurer la compétence de la Cour et à elle seule, elle vise à assurer la
compétence de la Cour à l’égard de toutes les personnes susceptibles d’être poursuivies par elle,
lesquelles peuvent relever de statuts juridiques fort divers, il peut s’agir de chefs d’Etat, de chefs
militaires, de parlementaires, de ministres, de secrétaires généraux d’organisations internationales,
de diplomates, que sais-je encore. Puisqu’elle vise à garantir la compétence de la seule Cour
pénale internationale, il est donc aventureux de déduire quoi que ce soit de cette disposition quant à
la compétence des juridictions nationales. D’autre part, il importe peu que les «immunités ou
règles de procédure spéciales» visées par le paragraphe 2 de l’article 27 et ne faisant pas obstacle à
la compétence de la Cour pénale internationale soient de droit interne ou de droit international. Ce
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qui est précisément visé par cette large clause n’est peut-être pas parfaitement clair. Sans doute
faut-il comprendre qu’il est rappelé que l’immunité de juridiction fondée en droit des gens n’a
aucun sens devant la juridiction internationale, puisque, d’une part, cette immunité de juridiction
vise seulement à soustraire à la compétence des tribunaux internes certains différends, et puisque,
d’autre part, le consentement donné à la compétence de la juridiction internationale suffit, en toute
hypothèse, à lever l’immunité. Sans doute faut-il aussi comprendre que toutes les procédures
internationales préalables à la mise en accusation d’un inculpé qui pourraient exister sont aussi
écartées. S’agissant maintenant des immunités et procédures spéciales de droit interne, la
disposition revient à interdire au représentant de l’Etat de se prévaloir devant la Cour pénale
internationale de l’immunité ou de quelque règle spéciale de procédure que son droit national
pourrait lui conférer devant ses propres tribunaux. En d’autres termes, une cause d’exonération
déduite du droit interne est par là écartée.
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, je pense que ma plaidoirie pourrait
s’arrêter ici. En effet, dès l’instant que l’on comprend que la position de la Belgique est tout
entière fondée sur une confusion conceptuelle entre compétence et responsabilité, entre compétence
de juridictions internes et compétence de juridictions internationales, les précisions que je viens
d’apporter devraient suffire en droit. La Belgique a toutefois déposé un contre-mémoire
volumineux, répétitif, dans lequel il est à plusieurs reprises fait reproche à la République
démocratique du Congo de n’avoir pas cité ou commenté certaines sources sur lesquelles la
Belgique fonde son argumentation. Je regrette dès lors de devoir quelque peu prolonger cet
exposé, mais il me semble nécessaire, dans ces conditions, de revenir sur quelques-unes des
affirmations qui égrènent le contre-mémoire de la Belgique. Mais, à la réflexion, cet exercice n’est
sans doute pas tout à fait inutile, en ce qu’il me permettra d’illustrer ce que je viens d’exposer.
Afin de justifier l’interprétation qu’elle donne de l’article 5, paragraphe 3, de la loi de 1999,
article qui dispose, je vous le rappelle, que «l’immunité attachée à la qualité officielle d’une
personne n’empêche pas l’application de la présente loi», afin de justifier l’interprétation qu’elle
donne de cette disposition de la loi belge, la Belgique fait état d’un nombre considérable de sources
et de références. Il ne saurait être question de les commenter toutes ici. Il n’est pas inutile,
toutefois, de dire globalement quelques mots sur ces différentes sources, en employant par facilité
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les grandes classifications dont fait état le contre-mémoire de la Belgique. Et les grandes
classifications sont au nombre de quatre. La Belgique fait état de sources conventionnelles, de
sources nationales, de sources dites jurisprudentielles et de sources doctrinales. Abordons tout
d’abord, si vous le voulez bien, ces sources conventionnelles.
1. Au titre de ces «sources conventionnelles» dont elle fait état, la Belgique mentionne le
traité de Versailles de 1919, les statuts des juridictions pénales internationales, la loi no
10 du
conseil de contrôle allié en Allemagne, la convention de 1948 pour la prévention et la répression du
crime de génocide et enfin certaines résolutions d’organes des Nations Unies.
i) S’agissant du traité de Versailles, la position de la Belgique est très faible. Elle écrit
d’ailleurs que ce ne serait qu’«implicitement» que le traité de paix de 1919 aurait exclu l’immunité
de l’empereur d’Allemagne. Mais en toute hypothèse, et comme l’a déjà souligné le
professeur Rigaux hier matin, aucun enseignement, même pas implicite, ne saurait être déduit du
traité de Versailles dans la mesure où il n’a pas mis en accusation l’Empereur Guillaume II durant
la Grande guerre, mais après qu’il eut abdiqué.
ii) S’agissant ensuite des statuts des juridictions pénales internationales, je viens d’avoir
l’occasion de souligner la confusion permanente entretenue dans le contre-mémoire entre la règle
de responsabilité pénale personnelle et l’affirmation de l’inopposabilité à la juridiction
internationale de quelque règle d’immunité ou de statut procédural privilégié tiré du droit interne,
ou du droit international. Les juridictions de Nuremberg et de Tokyo n’avaient même pas à
s’occuper d’une prétention à l’immunité déduite du droit des gens puisque les personnes qu’elles
ont jugées avaient cessé d’exercer leurs fonctions au moment où elles furent poursuivies. Seuls les
statuts des juridictions pénales ad hoc créées par le Conseil de sécurité et le statut de la Cour pénale
internationale ont abordé la question de l’immunité de juridiction des dirigeants en exercice, pour
l’écarter.
Ceci, comme je vous l’ai dit, n’est que logique, puisque, je le répète, l’immunité de
juridiction qui vise à protéger d’une action étatique n’a aucun sens devant une juridiction
internationale. En toute hypothèse, le consentement donné à la compétence de cette juridiction
internationale, soit par traité, soit par le biais de la résolution obligatoire du Conseil de sécurité,
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suffit pour y déroger. Cela étant, on ne peut s’empêcher de relever que la confusion conceptuelle
provient sans doute d’une mauvaise compréhension des mots utilisés par Justice Jackson,
reproduits dans le contre-mémoire (par. 3.5.22), lorsque Justice Jackson réfute — et je le cite;
passage qui est cité par le contre-mémoire — "The obsolete doctrine that a head of the State is
immune from legal liability" : la phrase, ainsi que le reste de l’extrait le montre, est relative à la
règle de la responsabilité pénale personnelle et non à une quelconque règle d’immunité relative à la
compétence des juridictions internes malgré le verbe «immune from» qui sème la confusion, et qui
est utilisé.
Pour contrer les arguments de la République démocratique du Congo suivant lesquels ces
«précédents» ne sont pas pertinents en l’espèce, la Belgique avance plusieurs affirmations.
Premièrement, la Belgique affirme tout d’abord que ces règles dégagées par les tribunaux
pénaux internationaux sont des règles coutumières et que les juridictions internes peuvent, voire
doivent, aussi les appliquer (par. 3.5.26). Mais il faut en réalité s’interroger sur le contenu de la
règle coutumière qui serait prétendument créée. Il est clair que celle-ci est relative à la règle, non
contestée, de la responsabilité pénale personnelle et non à celle de l’absence d’immunité de
juridiction devant les tribunaux internes pour les dirigeants en exercice. D’abord parce que la
pratique relative aux dirigeants en exercice est très limitée; ensuite parce que l’immunité de
juridiction n’a aucun sens, encore une fois, devant une juridiction internationale, même répressive.
En conséquence donc, il ne saurait, me semble-t-il, y avoir de pratique donnant naissance à une
coutume à cet égard.
Deuxièmement, ensuite la Belgique affirme que
«si l’on devait tenir pour acquis qu’aucune immunité ne peut être invoquée devant une
juridiction pénale internationale, il serait inutile de le préciser. Le fait de l’avoir
quand même dit a donc une signification qui dépasse le cadre étroit de la juridiction
pénale internationale pour couvrir celui de toute juridiction pénale, qu’elle soit
internationale ou interne. C’est une manière d’affirmer que pour certaines
abominations, aucune immunité ne peut jouer.» (Contre-mémoire de la Belgique,
par. 3.5.27.)
- 14 -
L’argument laisse en réalité songeur. Il faut donc comprendre que lorsque les Etats
s’accordent pour donner des compétences à des organes internationaux qu’ils créent, ils s’entendent
en même temps pour étendre ou pour limiter, selon le cas, les compétences de leurs organes
nationaux ! En réalité, c’est précisément l’inverse de ce que nous dit le contre-mémoire qui est
vrai : c’est parce que l’on peut se prévaloir, en droit interne, d’une immunité de juridiction ou d’un
statut procédural privilégié, qu’il est utile d’affirmer, en droit international, que cela ne saurait être
le cas. Par ailleurs, la Belgique perd de vue que l’affirmation de la règle débattue dans le statut des
juridictions pénales internationales visait aussi, et avant tout, à contrer la vieille idée suivant
laquelle l’organe de l’Etat n’avait jamais à rendre de compte des actes passés au nom de celui-ci.
Troisièmement, la Belgique affirme encore que le fait que les personnes mises en cause
avaient cessé d’exercer leurs fonctions ne serait pas significatif (contre-mémoire de la Belgique,
par. 3.5.28). Il est affirmé à ce titre que :
«ce n’est nullement au nom du caractère international de ces tribunaux que l’on a
écarté le moyen tiré de l’immunité : c’est tout simplement au nom de l’horreur des
crimes en cause. Si l’horreur du crime justifie l’exclusion de l’immunité, il importe
peu que la question se pose devant une juridiction internationale ou interne : devant
l’une et l’autre, la même cause doit produire les mêmes effets.»
Ici encore, l’argument laisse songeur. On nous explique que l’horreur d’un fait — qui n’est
pas contestable moralement — est attributive d’un titre de compétence juridictionnelle interne
æ ce qui, me semble-t-il, est un raccourci juridique surprenant. Faut-il rappeler, ici encore, que la
Cour de cassation de France a récemment refusé de trouver dans la seule gravité du crime commis
une raison justifiant d’écarter l’immunité de juridiction du chef d’Etat étranger ?
Quatrièmement, cet argument de la gravité des crimes est encore employé pour justifier le
fait que le statut la Cour pénale internationale rejette, dans les relations mutuelles des parties au
Statut, tout argument déduit de l’immunité. En réalité, si l’immunité ou le statut procédural de
droit interne sont écartés, c’est parce qu’ils ne sont qu’un simple fait pour la juridiction
internationale; et si l’immunité de juridiction déduite du droit des gens est également écartée, c’est
parce qu’elle n’a, je le répète, aucun sens devant la juridiction internationale puisque, d’une part,
l’immunité vise à soustraire une question à la compétence d’un juge interne et que, d’autre part, la
compétence de la juridiction internationale repose sur le consentement des Etats parties à son statut,
lequel emporte l’accord d’écarter l’immunité.
- 15 -
Cinquièmement, la Belgique avance encore un cinquième argument. Elle avance que le
caractère complémentaire de la Cour pénale internationale justifierait que les juridictions nationales
seraient en droit de faire ce que la Cour pénale internationale elle-même peut faire, et dès lors, que
les règles de son statut, s’agissant des immunités seraient transposables comme telles aux
juridictions répressives nationales. La Belgique indique en effet que si seule la Cour pénale
internationale pouvait poursuivre les dirigeants en exercice, son rôle deviendrait principal et non
complémentaire, étant donné que les crimes les plus graves de droit international dont elle a la
charge de la répression sont toujours commis par des organes supérieurs des Etats. Cet argument
mérite-t-il vraiment que l’on s’y attarde ? On peut en douter et je le dis en toute amitié pour les
conseils de la Belgique. Il suffit sans doute de dénoncer l’étrange conception que se fait la
Belgique de la complémentarité de la Cour pénale internationale, qui serait donc une notion, selon
elle, une notion «quantifiable», voire même qui n’aurait de sens que statistiquement. En réalité,
cette complémentarité signifie tout simplement que la Cour pénale internationale est là pour
compléter la répression nationale, c’est-à-dire notamment pour faire ce que les juridictions
nationales ne peuvent pas faire, de par les limites de compétence qu’impose l’immunité de
juridiction. Les travaux de la commission de Venise cité par la Belgique à ce propos
(contre-mémoire de la Belgique, p. 131) sont en outre sans rapport avec la question qui nous
concerne puisqu’ils portent sur le problème de la compatibilité du statut de la Cour pénale
internationale avec certaines règles constitutionnelles. Les remarques de la commission de Venise
visent en réalité seulement la possibilité pour un Etat, ratifiant le statut de la Cour pénale
internationale, la possibilité pour cet Etat de traduire devant ses propres juridictions son dirigeant1
ayant commis des crimes relevant de la compétence de la Cour. Les travaux de la commission de
Venise parle bien de «a leader», et non pas «des dirigeants» comme le prétend à tort la Belgique.
Cette possibilité de traduire devant ses propres juges son dirigeant alors même qu’on a ratifié le
statut de la Cour pénale internationale, cette possibilité, à l’évidence, n’est pas jugée incompatible
avec le principe de complémentarité du statut.
1 Le texte anglais de la note 13, qui doit être lu au regard du texte principal cité de l’annexe 34 vise en effet
«a leader», erronément traduit par «des dirigeants».
- 16 -
iii) La Belgique s’appuie aussi sur la loi no
10 du conseil de contrôle allié. En passant, on
peut remarquer qu’il est assez étonnant de classer parmi les sources de droit international
conventionnel cette loi puisqu’il s’agissait d’une loi interne allemande prise par les quatre grands
vainqueurs au titre de l’exercice de leur autorité suprême, selon la formule de «government in
commission» si correctement analysée et si finement précisée par sir Robert Jennings
(BYBIL, 1946, p. 112). Quoi qu’il en soit, la Belgique oublie encore une fois de noter que la loi
n
o
10 visait des personnes ayant cessé d’exercer des fonctions et qu’elle concernait leur jugement
par des juridictions nationales allemandes, ou des juridictions militaires alliées faisant office de
juridictions internes.
iv) Quatrième source conventionnelle citée par la Belgique c’est la convention de 1948 sur la
prévention et la répression du crime de génocide. La Belgique affirme à cet égard que l’article IV
de cette convention contiendrait une règle excluant l’immunité des dirigeants en exercice devant les
juridictions répressives étrangères. Cet article se lit pourtant comme suit : «les personnes ayant
commis le génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront punies,
qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers.» Ici encore, la règle affirme
plus un principe de responsabilité pénale personnelle qu’une exception à l’immunité de juridiction
devant les tribunaux internes. En outre, cette règle doit être lue au regard de l’article V de la
convention, relatif à l’obligation de prendre des mesures de répression interne, et surtout au regard
de l’article VI, relatif à l’obligation faite au seul Etat loci delicti de poursuivre les auteurs du
génocide, et à l’éventuelle compétence d’une cour criminelle internationale. En considérant même
que l’article IV soit relatif au problème de l’immunité de juridiction, ce qui n’est pas le cas, celle-ci
ne serait en réalité écartée qu’au bénéfice des tribunaux du seul Etat désigné dans la convention
comme ayant l’obligation de poursuivre les auteurs du génocide, à savoir l’Etat loci delicti. En
toute hypothèse, cette discussion peut s’arrêter ici car on ne peut rien en déduire en l’espèce
puisqu’aucune accusation de génocide n’est contenue dans le mandat litigieux.
v) Cinquième source conventionnelle citée par la Belgique, ce sont les résolutions, quelques
résolutions, d’organes des Nations Unies qui sont relevées dans le contre-mémoire. Je pense qu’il
faut encore une fois rappeler la confusion faite entre l’affirmation d’un principe de responsabilité
pénale personnelle et l’immunité de juridiction, qui est relative à la compétence des tribunaux
- 17 -
répressifs internes. C’est toujours la même confusion. Est-il aussi sérieux de s’appuyer sur des
résolutions d’organes de l’Organisation des Nations Unies dont la portée juridique n’est pas
autrement précisée ?
2. La Belgique fait encore état de «sources nationales excluant l’immunité de l’auteur
présumé d’une violation grave du droit international humanitaire». Les lois chinoises et
luxembourgeoises sont citées (contre-mémoire, par. 3.5.56-3.5.57) mais ces lois sont des
dispositions répressives tout à fait générales dont aucun enseignement utile ne saurait être déduit en
l’espèce. Elles réaffirment seulement la règle selon laquelle la culpabilité demeure, quelle que soit
la qualité officielle sous le couvert de laquelle le crime fut commis. Par ailleurs, l’interprétation
donnée par le département fédéral suisse des affaires étrangères de la compatibilité entre l’article 6
de la convention européenne [de sauvegarde] des droits de l’homme avec les règles du droit
diplomatique, cette interprétation, pour intéressante ou particulière qu’elle soit, ne constitue en rien
une «source nationale» pertinente en l’espèce (contre-mémoire, par. 3.5.58). Elle est le fait d’un
organe exécutif qui n’a pas pour mission de dire le droit; elle ne constitue qu’une opinion, celle
d’un ministère d’un Etat partie à une convention la convention europ éenne [de sauvegarde]
qui est inopposable à la République démocratique du Congo. Il en va de même des déclarations,
passablement vagues, des Gouvernements norvégiens et polonais (contre-mémoire,
par. 3.5.59-3.5.60).
3. Parmi les «sources jurisprudentielles» citées à l’appui de sa position, la Belgique ne tient
nullement compte de la nature interne ou internationale de la juridiction saisie, et ne distingue pas
plus, une fois encore, entre la question de la responsabilité pénale personnelle, et celle de
l’immunité de juridiction, en refusant de noter que toutes les actions citées étaient dirigées contre
des dirigeants ayant cessé d’exercer leurs fonctions. La Belgique fait grand cas du jugement de
Nuremberg. Elle reproche notamment à la République démocratique du Congo de ne pas avoir
discuté de l’affirmation qu’on y trouve selon laquelle «les auteurs de ces actes ne peuvent invoquer
la qualité officielle pour se soustraire à la procédure normale ou se mettre à l’abri du châtiment».
Ici encore, la Belgique sollicite abusivement le texte du jugement, qu’elle considère comme tout à
fait général, et visant tant la procédure internationale dont le juge international était saisi que de
futures procédures internes. Il est pourtant clair qu’une interprétation raisonnable et tout à fait utile
- 18 -
de cet extrait oblige d’en limiter la portée aux faits dont la juridiction pénale internationale était
saisie, et que lorsque celle-ci vise «la procédure normale» elle entend statuer en ce qui la concerne.
L’extrait du jugement du Tribunal militaire international de Tokyo dans l’affaire Oshima, qui est
cité par la Belgique (contre-mémoire, par. 3.5.66) confirme clairement cela :
«Diplomatic privilege does not import immunity from legal liability, but only
exemption from trial by courts of the State to which the Ambassador is accredited. In
any event, this immunity has no relation to crimes against international law charged
before a tribunal having jurisdiction. The Tribunal rejects this special defence.»
Au risque de lasser la Cour, qu’il me soit permis de résumer succinctement ce que cela veut dire :
æ l’immunité de juridiction du diplomate est sans préjudice de sa responsabilité pénale
personnelle;
æ l’immunité de juridiction existe, pour le diplomate, devant les tribunaux de l’Etat accréditaire;
æ cette immunité est écartée devant les tribunaux ayant compétence en l’espèce, c’est-à-dire
devant ceux, internationaux comme le Tribunal militaire international, ne devant pas respecter
l’immunité, ou s’agissant du diplomate, toutes autres juridictions internes de l’Etat où il
n’exerce pas ses fonctions représentatives.
La Belgique cite encore d’autres jurisprudences nationales, relatives à l’Act of state doctrine
ou à l’application de l’Alien tort statute, ce qui paraît, à vrai dire, conceptuellement fort éloigné du
sujet en débat, et je n’y reviendrai pas.
A propos de l’affaire Pinochet, dont j’ai déjà parlé hier matin, mais à propos de laquelle
j’avais annoncé que j’y reviendrais, la Belgique se contente de citer longuement certains passages
des opinions des lords, tous relatifs à l’immunité des anciens chefs d’Etat et relatifs à la question de
savoir si la torture peut être considérée comme un acte de la fonction couvert par l’immunité de
juridiction subsistant pour ces seuls actes après la fin des fonctions. Tous ces passages sont
intéressants en ce qu’ils établissent que des crimes de droit international ne peuvent pas être
considérés comme des actes de la fonction, et qu’ils ne peuvent donc pas être couverts par
l’immunité de juridiction qui ne subsiste après la fin des fonctions que pour les actes de la fonction.
Ce point n’est toutefois pas, encore une fois, celui qui est en cause dans cette affaire, ainsi que je
l’ai déjà souligné hier matin. La Belgique affirme pourtant succinctement que «même si le
raisonnement du juge [cité] se confine au cas d’anciens chefs d’Etat, il est parfaitement applicable,
- 19 -
comme tel, au cas des gouvernants étrangers en exercice» (par. 3.5.82). L’affirmation à vrai dire
est péremptoire et elle surprend, d’autant plus, ainsi que je l’ai déjà souligné, qu’elle est démentie
par la House of Lords elle-même ! La Belgique affirme encore que le passage de l’opinion de
lord Nicholls, ce passage lapidaire et limpide que j’ai cité hier matin à l’appui de la position de la
République démocratique du Congo, ne serait pas pertinent car le juge se serait, dit la Belgique,
«simplement référé à la règle générale» (contre-mémoire, p. 148) et que lord Nicholls a en outre
affirmé ce qui suit :
«From this time on [le juge, comme le note la Belgique dans son
contre-mémoire, parle du jugement de Nuremberg], no head of State could have been
in any doubt about his potential personal liability if he participated in acts regarded by
international law as crimes against humanity ... Acts of torture and hostage-taking,
outlawed as they are by international law, cannot be attributed to the state to the
exclusion of personal liability.»
Ce passage, qui est cité par la Belgique, ne contredit en rien ce que lord Nicholls a par
ailleurs affirmé sobrement à propos de l’immunité du chef d’Etat en exercice. Il est en effet
question dans cet extrait de «potential personal liability», de responsabilité pénale personnelle qui
pourrait éventuellement être mise en cause, sous-entendu naturellement, après la cessation des
fonctions. Lord Nicholls affirme encore que la responsabilité pénale personnelle du représentant
demeure alors même que la responsabilité internationale de son Etat peut être engagée du fait de
ses actes criminels dont il demeure en toute hypothèse responsable. Ceci ne vient en rien
contredire la position juridique de la République démocratique du Congo qui ne conteste pas, je l’ai
déjà souligné, ce principe de responsabilité personnelle.
Je reviens maintenant à l’arrêt Khadafi de la Cour de cassation de France du 13 mars 2001
que j’ai déjà cité hier matin et sur lequel également j’avais réservé la possibilité de revenir. A
propos de cet arrêt, la Belgique semble prêter en réalité plus de crédit à l’arrêt de la Chambre
d’accusation, cassé mais abondamment cité, qu’à l’arrêt de la Cour de cassation lui-même, ce qui
est pour le moins surprenant. Quant à l’arrêt de la Cour de cassation, la Belgique l’estime en tous
points compatible avec sa position car il réserverait des exceptions au principe de l’immunité de
juridiction des chefs d’Etat en exercice, et que ces exceptions seraient consacrées, dit la Belgique,
par le droit international coutumier s’agissant des crimes de guerre, crimes de génocide et crimes
contre l’humanité. On tourne en rond... En réalité, la République démocratique du Congo soutient
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que la Belgique, à qui revient la charge de la preuve, n’a pas démontré qu’une telle exception
coutumière existait puisqu’elle déduit de textes relatifs à la culpabilité des conséquences s’agissant
de la compétence de juridictions internes. En outre, si le principe de l’exception à l’immunité
devant les juridictions répressives nationales était véritablement, comme le souligne à maints
endroits la Belgique, un principe coutumier de jus cogens, il devrait concerner de la même manière
toutes les incriminations du droit international, en ce compris le terrorisme, ce que la Cour de
cassation de France a précisément refusé. L’exception réservée par la Cour de cassation vise sans
doute les statuts de la Cour pénale internationale et des juridictions des tribunaux pénaux
internationaux.
4. Après les sources «conventionnelles», après les sources «nationales», après les sources
«jurisprudentielles», la Belgique fait encore état de «sources doctrinales» à l’appui de sa position.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire, après ce que j’en ai déjà dit hier matin, d’y revenir
longuement. Un mot toutefois sur les travaux de la Commission du droit international cités par la
Belgique. Ces travaux concernent encore une fois la question de la responsabilité pénale
personnelle, ainsi que les articles visés le disent expressément, et non celle de l’immunité de
juridiction, contrairement à ce que la Belgique affirme. L’article 7 du projet de code de crimes
contre la paix et la sécurité de l’humanité adopté en 1996 ne préjuge notamment nullement de
l’autorité juridictionnelle, interne ou internationale, habilitée à constater la responsabilité affirmée à
laquelle on ne saurait échapper du simple fait de l’importance des fonctions assumées.
*
* *
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, j’ai déjà beaucoup parlé et il me
semble inutile de critiquer plus encore le contre-mémoire de la Belgique. Avant de conclure et de
résumer la position juridique de la République démocratique du Congo, qu’il me soit permis de
dépasser quelque peu le cadre de ce différend et de brièvement le resituer dans un contexte plus
global.
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Comme l’a déjà souligné le professeur Rigaux, la question de principe soumise à la Cour est,
au-delà des relations belgo-congolaises, d’intérêt général pour la communauté internationale dans
son ensemble. L’immunité de juridiction pénale des gouvernants en exercice est une règle bien
établie du droit des gens. Elle est profondément nécessaire à la vie commune des Etats, et aussi à
celle des organisations internationales qu’ils créent, tant il est indispensable que les nations soient
représentées par des personnes en mesure d’exercer pleinement et librement les fonctions qui leur
sont, en toute souveraineté, confiées. En ce sens, l’immunité de juridiction correspond à un
véritable besoin de la communauté internationale. Nul doute que ce besoin se fasse encore plus
sentir en ces temps de «mondialisation». Il paraît d’autant plus inacceptable de mettre à mal la
représentation internationale d’un Etat par l’action pénale dirigée de l’étranger contre son
représentant, que cette action pénale peut n’être fondée, comme en l’espèce, que sur de simples
allégations. En ce sens, l’immunité de juridiction des gouvernants étrangers en exercice n’est pas
seulement une règle nécessaire, c’est aussi une règle sage, dont on ne saurait se départir à la légère.
Cette immunité de juridiction n’est d’ailleurs nullement incompatible avec la cohérence de l’ordre
juridique international, ni avec le souci très légitime de combattre une scandaleuse impunité.
Immunité ne signifie pas impunité, on l’a déjà souligné. Cela est d’autant plus vrai que l’immunité
est fonctionnelle et que les crimes de droit international dont elle empêche temporairement les
juridictions internes de connaître sont pour la plupart des crimes devenus imprescriptibles par voie
conventionnelle.
V. CONCLUSION
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, la position de la République
démocratique du Congo peut dès lors se résumer très simplement ainsi :
æ le mandat d’arrêt international délivré le 11 avril 2000 constitue un fait internationalement
illicite commis par la Belgique à l’égard de la République démocratique du Congo, en ce qu’il
a porté atteinte à l’immunité de juridiction du ministre des affaires étrangères en exercice;
æ en l’espèce, aucune exception à la règle de l’immunité de juridiction ne peut être accueillie;
æ enfin, le dommage causé aux droits souverains du Congo par ce fait illicite doit donc être
réparé.
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Ceci met fin à ma plaidoirie. Je remercie la Cour de sa bienveillante attention et je vous
invite, Monsieur le président, à appeler le professeur Chemillier-Gendreau à la barre. Elle va nous
parler de la question de la compétence universelle.
Le PRESIDENT : Je vous remercie beaucoup et je donne maintenant la parole à Mme le
professeur Chemillier-Gendreau.
Mme CHEMILLIER-GENDREAU : Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les
juges, la question de la compétence universelle traverse tout ce dossier. C’est en effet au nom
d’une législation par laquelle elle s’est dotée d’une compétence universelle maximale que la
Belgique se trouve être aujourd’hui le lieu de tous les espoirs des innombrables victimes des crimes
internationaux.
La difficulté majeure qui se présente à elle est de répondre à des espérances qui se
manifestent du monde entier et ne peuvent que se multiplier. Ceci est la rançon d’une attitude
audacieuse mais unilatérale et exceptionnelle. Cette difficulté d’ordre général, qui relève de la
politique judiciaire pratiquée par cet Etat, se cumule avec une autre série de difficultés, à
proprement parler juridiques. Ce sont celles qui peuvent naître d’éventuelles contradictions entre la
législation belge ou l’application qui en est faite d’une part, et des règles du droit international que
l’usage de la compétence universelle de la Belgique viendrait heurter d’autre part.
C’est d’ailleurs cette situation qui est à l’origine de l’affaire du mandat d’arrêt du
11 avril 2000. Mais le point de vue de la République démocratique du Congo sur cette délicate
question du rôle des juridictions nationales dans la répression des crimes internationaux, n’est pas
celui que suggèrent les représentants de la Belgique dans leurs écritures.
Je voudrais tout d’abord situer cette question de la compétence universelle dans sa généralité
avant d’en venir à la question concrète. L’Etat ici demandeur partage étroitement la préoccupation
de mettre un terme à l’impunité pour faire cesser les crimes eux-mêmes. C’est que pour cet Etat,
les crimes ne sont ni lointains ni abstraits. Ils ont ravagé ce pays, dans une guerre à la fois
internationale et civile. Mais il faut relever que ce conflit, en dépit de son caractère unique, est
cependant comparable à bien d’autres. Alors ce n’est pas ici le lieu de décliner la liste des régions
du monde qui ont connu des blessures de cette ampleur. La Cour a à connaître de certains de ces
- 23 -
cas. La liste complète est longue et elle s’allonge plutôt qu’elle ne se restreint. Les violences ne
sont pas partout les mêmes, mais partout elles atteignent l’horreur.
Juger et punir. Voilà l’un des remèdes, si fragile soit-il, de nature à enrayer la spirale
infernale. Mais juger et punir par quel bras, et selon quelles règles ?
Les points de droit ici soulevés s’inscrivent dans un mouvement profond de l’histoire. Mais
ce n’est pas le mouvement paisible d’un fleuve s’écoulant dans la plaine. Nous sommes dans une
tourmente qui frappe de multiples régions du monde, et le droit est fortement sollicité de contribuer
à l’apaiser.
Au centre de ce désordre, le statut de la souveraineté de l’Etat est l’objet de tensions
contradictoires. La norme juridique de l’égalité souveraine inscrite dans la Charte des
Nations Unies, formellement valable, est fragilisée par les colossales inégalités réelles qu’elle
recouvre.
Les philosophes du politique scrutent la situation. En France, Gérard Mairet dans son
ouvrage Le principe de souveraineté l’analyse comme un concept devenu inerte, ne parvenant plus
à exprimer l’en-commun d’un peuple. En Italie, Giorgio Agamben, dans un court essai intitulé
«Homo Sacer. Le pouvoir souverain ou la vie nue» tente une philosophie de la crise de la
souveraineté. Il souligne comment, aux origines de la souveraineté, se tient l’énigme de la
transformation de la violence en droit. Jamais élucidée, mais longtemps acceptée, cette énigme
permettait de produire des situations pacifiées dans un cadre étatique donné.
Pour des raisons de profonde complexité qu’il ne serait pas opportun d’approfondir ici, la
souveraineté, aussi bien celle des Etats nouveaux que celle des Etats plus anciens, à des degrés
divers est déléguée volontairement ou affaiblie involontairement.
L’alchimie par laquelle une part essentielle de la violence sociale était contenue par la loi, ne
fonctionne plus. La crise de la souveraineté, comme une crevasse qui s’élargit, laisse passer des
bouillonnements de violence qu’il devient impossible de juguler. Aucun continent n’est épargné.
Mais dans ce qu’on appelle les Etats nouveaux, parce que nés de la décolonisation, la souveraineté
tant désirée par des peuples longtemps dominés est dans bien des régions entrée en crise avant
même d’avoir été consolidée. Alors, le risque d’irruption de violences massives est sans doute plus
grand que dans d’autres contrées.
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La littérature très abondante en droit public interne et international, comme en sciences
politiques, illustre le tournant majeur dans lequel la société mondiale est engagée, sans que se
dessinent clairement les voies les meilleures pour assurer la paix entre les groupes humains. Des
évolutions antérieures, on avait cru voir surgir un modèle acceptable. Il est vrai que le modèle était
surtout le résultat des évolutions politiques, conceptuelles, technologiques des peuples de
l’occident. Mais ces peuples sortant à la fin du Moyen Age de systèmes impériaux, où le pouvoir
ne connaît pas de limite au moins dans son projet, renoncèrent aux tendances universalisantes qui
caractérisèrent la Renaissance en Europe, et s’organisèrent autour d’une forte territorialisation du
pouvoir et donc du droit. La doctrine de la souveraineté était née. Avec elle naissait le droit
international classique, tout orienté à l’aménagement des compétences entre les Etats souverains. Il
était normal que la logique de la souveraineté gagnât le droit pénal, et qu’alors il se territorialise.
Est-ce à dire que le bras du juge interne ne peut que trancher sur des faits commis sur le territoire
de son Etat et contre des personnes s’y trouvant ? Pas exactement, car une compétence
extraterritoriale pour poursuivre des nationaux ne se trouvant plus sur le territoire, mais aussi pour
les protéger éventuellement, ou pour poursuivre des étrangers à l’étranger, mais pour des faits
commis sur le territoire, peut trouver son aboutissement en se conjuguant à une procédure
d’extradition.
Cet aménagement de la territorialité est bien antérieur à l’avènement explosif des crimes
internationaux dans le paysage mondial. Il est évidemment insuffisant à y faire face.
Caractéristiques du XXe
siècle et des conflits qui s’y succédèrent et ne semblent pas s’estomper
avec le passage au XXIe
siècle, la situation nouvelle se heurte à l’insuffisance ou à l’inadaptation
des catégories juridiques du droit classique, qui laisse place à une incommensurable impunité.
En effet, les possibilités procédurales dans ce cadre sont limitées, et les criminels s’en
trouvent bien et peuvent finir leurs jours paisiblement. S’en tenir à la compétence de l’Etat du lieu,
dès lors qu’il s’agit de crimes d’Etat, c’est le plus souvent laisser courir les coupables. L’Amérique
latine regorge d’exemples. Même lorsque les régimes qui ont favorisé les crimes les plus graves
ont cédé la place à des formations politiques plus clémentes, l’argument de la réconciliation
nationale se conjugue avec les ramifications profondes entretenues par les coupables dans la société
- 25 -
pour freiner les procédures nationales. Nonobstant cette situation, le droit pénal est resté pendant
longtemps absent du droit international.
Il s’y est cependant introduit à petits pas par deux voies : celle des juridictions
internationales d’abord. Nuremberg et Tokyo, en sanctionnant l’une des pages les plus
douloureuses et les plus déshonorantes de l’histoire de l’humanité, ouvrirent de grands espoirs.
Mais cette justice, basée sur un accord entre les vainqueurs, resta longtemps isolée. Des situations
effroyables se répétaient cependant dans différentes régions du monde, pendant que se levaient ce
qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler des sentiments humanitaires.
Le terrain était prêt pour de nouvelles avancées du droit international pénal et la dernière
décennie du XXe
siècle vit donc éclore trois juridictions inédites. Les deux premières (je fais
allusion aux Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda), furent
créées par des résolutions du Conseil de sécurité. Elles tirent ainsi leur autorité sur les Etats d’avoir
été conçues par l’organe doté des pouvoirs les plus forts au sein de l’Organisation des
Nations Unies. La Cour pénale internationale a un acte de naissance plus classique puisqu’il s’agit
d’un traité qui engage les Etats de leur propre consentement. Comme on le voit, la genèse de ces
juridictions reste compatible avec le principe de souveraineté. C’est par du droit dérivé des
Nations Unies dans un cas, par du droit conventionnel dans l’autre, que s’imposent aux Etats des
obligations dans le champ pénal qui, bien que prudemment, peuvent amoindrir le principe de
territorialité et peuvent aller jusqu’à faire céder les immunités par lesquelles sont habituellement
protégés les plus hauts représentants de chaque souverain.
Dans le schéma ouvert par la naissance des juridictions internationales, toutes les
souverainetés sont limitées également et elles y ont directement ou indirectement consenti on
conçoit qu’il n’y ait là qu’un bien mince espoir pour les victimes des violences de masse perpétrées
ailleurs qu’en ex-Yougoslavie et au Rwanda. La mise en place de la Cour pénale internationale
prendra encore du temps et les crimes antérieurs à l’entrée en vigueur du traité la constituant ne
seront pas de sa compétence.
Cette frustration légitime est la raison pour laquelle les victimes et leurs conseils et tous les
juristes soucieux des avancées du droit se sont tournés vers les possibilités ouvertes par la
compétence universelle des juridictions nationales.
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La compétence universelle n’est pas une innovation. Classique pour ce qui est de piraterie,
elle a été étendue par convention à diverses plaies qui hantent les sociétés et qui les laissent
désarmées, comme le faux monnayage, le trafic des stupéfiants et le terrorisme.
Dans le domaine des crimes internationaux, elle a connu quelques expériences retentissantes
comme le procès d’Eichman qui se tint à Jérusalem en 1961. Mais, compte tenu des conditions
dans lesquelles Eichman fut enlevé en Argentine, cette affaire illustre les limites concrètes
auxquelles se heurte l’application de la compétence universelle. Le fait que l’acte de contrainte
nécessaire à la capture du coupable a été opéré en territoire étranger et a induit un incident entre les
deux pays, le fait que l’Etat d’Israël ait choisi alors de présenter ses excuses à l’Argentine et de
réparer les dommages causés tendrait plutôt à prouver la solidité du lien territorial. Et si la Cour
suprême d’Israël a conclu à la compétence universelle de tout Etat en matière de crime contre
l’humanité, c’est à partir d’une appréhension de l’inculpé opérée à partir de voie de fait et non de
voie de droit. Mais c’est dans le livre qu’Hannah Arendt tira de sa présence au procès et surtout
dans sa correspondance avec Jaspers à cette époque que l’on trouve discutés les enjeux de la
question territoriale. Si Jaspers exprime des doutes quant à la compétence d’un tribunal à juger des
faits qui se sont produits sur un autre territoire, Arendt déploie une philosophie de l’humain et de la
communauté politique beaucoup moins étatiste. Pour elle la compétence universelle n’est qu’un
outil contingent pour parvenir à la défense des droits, ce qui est le but ultime.
Quoi qu’il en soit du débat théorique, la compétence universelle introduite comme principe
dans les conventions de Genève de 1949 en matière de droit humanitaire en cas de conflits armés, y
est restée longtemps lettre morte.
La renaissance de la compétence universelle depuis quelques années tient aux raisons que
j’ai rappelées plus haut. Les crimes de masse étant internationalisés à travers les commerces
illicites d’armes, les financements occultes et les coopérations criminelles entre certains régimes
dictatoriaux, il a fallu imaginer une autre logique pour les entraver. Encore incertaine, née de
mouvements de globalisation, elle cherche à passer au-dessus de la souveraineté d’un Etat pour
atteindre les criminels qu’il abrite ou qui sont même parfois au cœur de son pouvoir. L’abus d’une
ou de plusieurs souverainetés amènerait donc en réponse à dépasser le principe de souveraineté.
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Mais peut-on construire le nouveau droit pénal mondial sur un pareil paradoxe et alors que la
société mondiale n’est pas en mesure de prouver encore qu’elle forme une communauté de droit.
Nous entrons alors dans une série d’incertitudes,
Pour les juridictions internationales, leur légitimité est puisée soit dans l’organe qui les a
instituées, soit dans l’accord entre Etats. Mais d’où viendrait la légitimité d’une juridiction
nationale pour poursuivre des étrangers pour des actes commis ailleurs que sur le territoire
national ? Dans sa propre loi sans doute, mais cela suffit-il pour fonder une légitimité
extraterritoriale absolument indispensable ? Sûrement pas. Il est nécessaire que la législation
interne ouvrant le champ de la compétence universelle soit compatible avec la logique d’ensemble
du droit international du moment où elle se développe.
C’est ce point délicat qui fait problème à la source même de l’affaire relative au Mandat
d’arrêt du 11 avril 2000. La République démocratique du Congo n’est pas opposée au principe de
la compétence universelle. Et la Belgique craint à tort (comme elle l’exprime au paragraphe 2.74
de son mémoire) que l’Etat demandeur souhaite voir la Cour se prononcer contre la compétence
universelle en soi. L’Etat demandeur se préoccupe seulement ici de l’égalité souveraine des Etats
et de la manière dont ce principe cardinal pourrait être malmené par un usage intempestif de la
compétence universelle.
Qu’une complémentarité soit nécessaire aujourd’hui entre les juridictions pénales
internationales embryonnaires et à l’efficacité limitée et la compétence universelle des juges
internes, la République démocratique du Congo n’en fait pas un point de désaccord avec la
Belgique. Elle persiste à s’interroger, comme elle l’a fait dans son mémoire, sur la compatibilité de
la loi belge avec le statut de la Cour pénale internationale (art. 1 et 17). Le contre-mémoire de la
Belgique semble confirmer que là où le statut de la Cour introduisait une complémentarité entre sa
compétence et celle des juridictions nationales, la Belgique esquisse plutôt une subsidiarité, une
sorte de hiérarchie, par laquelle seraient laissés à la Cour pénale internationale les seuls cas où la
Belgique ne pourrait pas mener à bien la procédure. C’est la compétence universelle telle que la
Belgique se l’attribue elle-même et telle qu’elle en a fait usage contre un ministre des affaires
étrangères de la République démocratique du Congo en exercice qui est contestée et non le principe
en soi de cette compétence.
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Les violences massives qui constituent les crimes internationaux naissent sur le terrain de
souveraineté, dévoyées ou désagrégées. Le remède doit-il accroître le mal ? Faut-il porter des
coups supplémentaires à la souveraineté ? Là est le cœur du problème théorique soulevé par cette
affaire. Nous pensons pour notre part que les souverainetés peuvent et parfois doivent être limitées
par les effets d’un droit international qu’il est urgent de développer dans ce sens. Elles ne doivent
pas l’être de manière unilatérale par un Etat aux dépens d’un autre Etat.
La vérité du concept de compétence universelle est dans une réelle universalisation de la
répression pénale. C’est d’ailleurs tout le sens qui avait été mis par ses rédacteurs dans
l’article 146 des conventions de Genève. L’idée n’était pas qu’un seul Etat ramasse sous sa
responsabilité la poursuite et le jugement de tous les crimes internationaux. Elle était que tous les
Etats accomplissent leur obligation de rechercher, chacun sur son territoire, les coupables afin que
ceux-ci ne trouvent plus le territoire où échapper au jugement de leurs crimes.
Que les Etats marchent d’un pas homogène dans cette voie est donc une condition de
l’efficacité véritable du système. Egalité et réciprocité en sont les pierres angulaires. Quelle serait
la réaction de la Belgique, de la France ou de tout autre pays puissant si un juge de la République
démocratique du Congo avait inculpé et poursuivi le chef de l’Etat en exercice ou le ministre des
affaires étrangères en exercice de la Belgique ou de la France pour des crimes supposés commis par
eux ou sous leurs ordres ou par leur omission au Rwanda ? On ne peut mener utilement le
raisonnement sur ce dossier sans poser cette question qui est celle de l’égalité souveraine des Etats.
Avant d’examiner plus techniquement et brièvement ce qui fait problème dans la
compétence universelle, telle que se l’est attribuée la Belgique, et l’usage qu’elle en fait, je
synthétiserai les remarques générales que je viens de faire en disant que la Belgique en enjambant
les étapes d’une évolution peut-être en germe, s’est engagée sans précaution dans la voie
radicalement nouvelle d’un droit pénal international sans frontière. Elle est rattrapée par la logique
du droit international intérétatique qui produit encore des effets de droit.
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II. OBLIGATIONS ET LIBERTÉS
J’en viens maintenant à la nécessité de préciser à l’intention de la Cour ce qui est contesté et
ce qui ne l’est pas entre les deux Parties. Je vais résumer ici les réponses que la République
démocratique du Congo apporte aux trois questions qu’il convient de décliner pour vider le débat.
æ Le droit international contemporain fait-il peser une obligation de compétence universelle sur
les Etats pour réprimer les crimes internationaux ?
æ Cette obligation s’étend-elle à l’hypothèse où le présumé coupable ne se trouve pas sur le
territoire de l’Etat poursuivant ?
æ S’il s’agit non pas d’une obligation mais seulement d’une liberté, à quelles conditions peut-elle
s’exercer ?
La première question ne fait l’objet d’aucun désaccord de principe. Oui, les Etats sont dans
l’obligation d’exercer une compétence universelle pour répondre à une autre obligation, celle de
contribuer à la répression des crimes internationaux. Encore faut-il naturellement que cette
obligation-là ait un fondement repérable.
Nous n'encombrerons pas ici le prétoire de la Cour en reprenant la question du génocide
puisqu’elle est hors de propos dans la présente affaire.
Nous dirons seulement que l’article 146 des conventions de Genève pose une obligation
claire pour tous les Etats qui doivent à la fois prendre des législations adaptées et rechercher les
coupables des violations graves auxdites conventions. A ce stade, je réserverai pour le point
suivant la question de savoir si l’article 146 ouvre ou non une obligation de poursuivre des
personnes ne se trouvant pas sur le territoire.
Nous ajouterons ici, que l’article 5 de la convention de 1984 contre la torture fonde une
obligation pour les Etats d’établir leur compétence mais sous un certain nombre de conditions qui
limitent cette obligation.
Enfin à propos des crimes contre l’humanité, la Belgique soutient qu’une norme coutumière
est actuellement suffisamment cristallisée pour que l’on puisse affirmer que reposerait sur les Etats
une obligation d’établir leur compétence universelle aux fins de la poursuite de ces crimes. Elle
renvoie aux documents cités devant la Cour lors de la procédure relative aux mesures
conservatoires.
- 30 -
La République démocratique du Congo n’a aucunement l’intention de discuter ici de
l’existence d’une coutume en voie de formation, de même qu’elle ne souhaite pas apparaître
comme désireuse d’entraver la formation de cette coutume. Elle n’a, dans ses écritures, soutenu
que deux choses qu’elle maintient : la première est que sur les crimes contre l’humanité il n’y a pas
de fondement conventionnel à une obligation pour les Etats d’établir leur compétence universelle à
cet égard. La seconde est que les éléments que la Belgique cite comme constitutifs d’une
obligation coutumière n’étendent pas cette obligation aux situations dans lesquelles les personnes
accusées ne se trouvent pas sur le territoire de l’Etat. Au paragraphe 3.3.13 de son contre-mémoire,
la Belgique procède à une citation tronquée des écritures de la République démocratique du Congo,
ce qui permet de déformer la position de l’Etat demandeur.
Il n’y a pas de preuve pour celui-ci que pèserait sur tout Etat une obligation de réprimer les
crimes contre l’humanité «même lorsque les personnes qui sont accusées d’en avoir commis ne se
trouvent pas sur son territoire». Ce sont là les termes exacts du mémoire de la République
démocratique du Congo qu’il fallait rappeler puisque la Belgique les a omis. Ces termes ouvrent la
deuxième question à laquelle il est nécessaire de répondre :
æ Lorsque pèse sur les Etats une obligation d’exercer leur compétence universelle, cette
obligation s’étend-elle aux cas où la personne suspectée ne se trouve pas sur son territoire ? Là
encore, il n’y a pas d’opposition entre l’Etat demandeur et l’Etat défendeur. Et la République
démocratique du Congo prend acte du fait que la Belgique ne prétend pas avoir inculpé le
ministre des affaires étrangères du Congo alors qu’il ne se trouvait pas sur le territoire de la
Belgique en conséquence d’une obligation qui aurait pesé sur elle de le faire. Il est patent que
l’obligation qu’ont les Etats d’étendre leur compétence universelle à la répression de certains
crimes internationaux ne va pas jusqu’à cette hypothèse. Ni les textes ni la pratique ne
fournissent de fondement à cette extension.
L’article 146 des conventions de Genève, sans être parfaitement explicite, semble bien
confirmer notre point de vue. Il stipule que les Etats parties doivent chercher, livrer ou juger les
délinquants. Le professeur Lombois commente cette disposition en ces termes :
- 31 -
«Là où cette condition n’est pas formulée [écrit-il (la condition étant la présence
du suspect sur le territoire)], on ne peut que la sous-entendre : comment un Etat
pourrait-il rechercher un criminel sur un autre territoire que le sien ? Le livrer, s’il
n’est pas présent sur son territoire ? Recherche comme livraison supposent des actes
de contrainte, liés à des prérogatives de puissance publique souveraine, qui ont le
territoire pour limite spatiale.»
C’est donc bien la logique du droit international qui fait obstacle à ce que l’obligation pour
un Etat d’établir sa compétence universelle pour la répression des crimes internationaux ne
s’étende jusqu’à une obligation de compétence dans tous les cas y compris ceux où le suspect ne se
trouve pas présent sur le territoire.
La convention sur la torture précise explicitement (art. 5, par. 2) la nécessité de cette
présence. Et la pratique législative ou judiciaire des Etats témoigne que dans la grande majorité
des cas, les tribunaux ne sont pas fondés à poursuivre si la présence du suspect sur le territoire n’est
pas établie. Lorsque la Haute Cour danoise a le 25 novembre 1994 utilisé le principe de la
compétence universelle pour poursuivre et juger Refik Saric pour des crimes de guerre commis en
Bosnie, celui-ci était réfugié au Danemark et la condition de présence était ainsi remplie. En droit
français, la condition de présence sur le sol français des auteurs d’infraction a fait l’objet de larges
débats lors de l’adaptation de la législation pénale française aux dispositions des résolutions du
Conseil de sécurité instituant les Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le
Rwanda.
Au nom de l’efficacité de la répression, un amendement fut proposé, et débattu avec passion
pour élargir la compétence des tribunaux français à des situations d’absence de l’auteur des
infractions en permettant alors aux victimes de saisir la justice française. La Belgique réduit, dans
son contre-mémoire, les débats qui eurent lieu à ce moment-là et elle ne retient que l’un des
arguments donnés par le ministre français à la Chambre, celui relatif aux risques d’encombrement
des juridictions françaises par suite du nombre de plaintes. La lecture des comptes rendus de
débats à l’assemblée nationale française révèle que le ministre ne s’en est pas tenu à cet argument.
Il évoque également la logique territoriale qui a dominé jusque-là la conception française de la
compétence universelle.
Cette logique territoriale se retrouve dans la jurisprudence française qui ne dévie pas de la
nécessité que les auteurs des crimes se trouvent en France pour que les poursuites soient possibles.
- 32 -
Dans l’affaire Javor et autres la cour d’appel de Paris avait dans un arrêt
du 24 novembre 1994, refusé d’établir sa compétence universelle, la condition de la présence des
auteurs d’infractions n’étant pas prouvée.
L’un des moyens du pourvoi en cassation qui a prolongé cette affaire était fondé sur le fait
que toute victime d’un crime international devait pouvoir exercer l’action. Les plaignants
soutenaient que c’était aux juridictions saisies de se livrer aux vérifications nécessaires pour
rechercher si la personne objet de la plainte se trouvait ou non sur le sol français. La Cour de
cassation (Chambre criminelle) dans un arrêt du 26 mars 1996 refuse la mise en mouvement de
l’action publique dès lors que les auteurs soupçonnés n’ont pas été découverts sur le territoire.
Dans l’affaire Bouterse que la Belgique semble utiliser à l’appui de son raisonnement, la décision
de la Haute Cour des Pays-Bas qui mit fin à cette affaire le 18 septembre 2001 confirme que la
présence de l’accusé sur le territoire est une limite de la compétence universelle.
En s’emparant par ailleurs de quelques exemples de lois nationales, au demeurant peu
nombreux (une dizaine) dans lesquelles des poursuites sont autorisées par un législateur national au
profit de ses tribunaux même si l’auteur des actes est absent du territoire, la Belgique ne fait-elle
pas diversion ?
Elle a abandonné l’idée (contre-mémoire, par. 3.3.25) qu’il y aurait une obligation de
compétence universelle étendue aux situations dans lesquelles l’auteur des actes à poursuivre est
absent du territoire. Elle veut démontrer qu’il reste une liberté de le faire et qu’elle en aurait usé
régulièrement.
Nous allons revenir maintenant, et c’est mon dernier point, sur la nécessité de la conformité
de ces poursuites avec le droit international.
Pour ce qui est d’une liberté dont disposeraient les Etats d’ouvrir le plus largement possible
leur compétence universelle, la République démocratique du Congo ne la discute pas hors contexte.
La Belgique soutient qu’à un trouble social universel, doit répondre une répression universelle
(contre-mémoire, par. 3.3.53). Et ses représentants écrivent qu’en pareil cas «il est vain d’essayer
de trouver en droit international une quelconque limite ratione loci à la répression des crimes
faisant partie de ceux qui offensent la conscience du monde». Cet élan est communicatif et il peut
faire rêver.
- 33 -
Mais pourtant voilà que la Belgique elle-même envisage la revision de sa législation et que
les procédures en cours vont être soumises aux instances juridictionnelles compétentes pour
qu’elles tranchent la question de l’éventuelle nécessité du lien territorial sur laquelle la position
belge ne semble plus si assurée.
C’est que les juristes que nous sommes ici des deux côtés de la barre et les Etats qu’ils
représentent peuvent difficilement, en l’état actuel du système juridique mondial, trancher cette
question de manière péremptoire. Les Etats gardent sans doute une liberté dont ils usent
différemment selon la conception qu’ils se font de leurs responsabilités dans la nécessaire
répression des crimes internationaux. A pousser cette liberté à son maximum, ils risquent de se
heurter à des difficultés. Elles sont au cœur de la troisième et dernière question qu’il faut éclairer
maintenant et qui est
æ celle sur laquelle se cristallise le différend bien concret qui est soumis au jugement de la Cour.
Si les Etats n’ont pas l’obligation d’étendre leur compétence universelle aux situations
d’absence de l’auteur des infractions, mais s’il leur reste là une liberté, c’est alors dans une
stricte égalité entre eux qu’ils doivent user de cette liberté æ en prenant soin que cet usage ne
viole aucune autre souveraineté ni aucune obligation résultant de l’application du droit
international. Car là est bien tout l’enjeu des développements consacrés par les Parties à la
recherche exacte de la nature et de la portée de l’obligation de se doter d’une compétence
universelle.
Que cette obligation existe pour certains crimes et lorsque les coupables sont présents sur le
territoire de l’Etat poursuivant est une chose. Que cette obligation ne soit étendue ni de manière
conventionnelle, ni de manière coutumière à l’hypothèse d’absence de l’auteur des actes
poursuivis, cela laisse place à une option de raisonnement : le fait que l’on ne trouve pas
d’obligation de poursuivre explicitement formulée dans l’hypothèse d’absence de l’auteur des actes
peut ouvrir la voie à une liberté de poursuivre dont chaque Etat userait à sa guise. Mais cela peut
aussi révéler que le droit international actuel ne peut pas aller jusqu’à formuler l’obligation de
réprimer dans ce cas parce que ses fondements territoriaux y feraient obstacle.
- 34 -
De surcroît, à supposer qu’il y ait une liberté de chaque Etat dans ce domaine, il faut tenir
compte de l’éventualité d’existence d’une autre obligation du droit international que l’usage de la
compétence universelle in abstentia viendrait heurter.
Si la compétence universelle in abstentia découlait d’une obligation, nous serions alors en
présence de deux normes contradictoires : celle obligeant à poursuivre et, par exemple, celle
empêchant de poursuivre pour cause d’immunité. Il faudrait les hiérarchiser entre elles et pour
trancher le différend la Cour devrait procéder à cette hiérarchisation.
Mais cela est inutile puisque la Belgique rejoint la République démocratique du Congo pour
reconnaître que dans le cas présent la compétence universelle correspond à une liberté et non à une
obligation. Mais encore faut-il vérifier que l’usage de cette liberté ne heurte pas la souveraineté
d’un autre Etat et ne constitue pas une violation d’une obligation fondée en droit international.
Dans le cas contraire, force est de constater que la liberté a été utilisée inconsidérément.
C’est d’ailleurs ainsi qu’en a jugé la Cour de cassation française dans l’affaire Khadafi (arrêt
du 13 mars 2001).
Dans cette affaire, bien que les crimes aient été commis à l’étranger et imputés à un étranger,
l’étendue de la compétence des juridictions françaises ne soulevait pas de difficultés dans la mesure
où les victimes étaient françaises. Mais la compétence du juge ne lui permettait pas de passer outre
à la règle de l’immunité de juridiction des chefs d’Etat étrangers.
De la même manière, et bien que le contexte soit très différent, dans la présente affaire, ce
qui aurait dû faire obstacle au mandat d’arrêt décerné inconsidérément par le juge belge contre le
ministre des affaires étrangères en exercice de la République démocratique du Congo, ce ne sont
pas les limites de sa compétence en soi, ce sont les limites de sa compétence dans le contexte du
droit international construit sur la souveraineté territoriale des Etats et se heurtant de surcroît à une
règle de droit international dont aucune exception ici n’était applicable. Cette règle est celle de
l’immunité de juridiction des chefs d’Etat et ministres des affaires étrangères en exercice. Elle n’a
plus, il est vrai, le caractère intangible qui a été le sien à d’autres périodes lorsque la souveraineté
était un concept absolu. On peut s’en réjouir car beaucoup de crimes ont été commis au nom de la
souveraineté et beaucoup de criminels ont été trop longtemps protégés par des immunités dévoyées
de leur rôle.
- 35 -
Aujourd’hui le droit international aménage des restrictions à la souveraineté, donc des
exceptions aux immunités de juridiction. Il n’y a pas à en avoir de regret car la protection des
personnes est l’enjeu de cette évolution. On peut souhaiter que dans cette direction le droit
international conforte son œuvre et l’amplifie. La doctrine peut y contribuer. Les Etats et les
organisations internationales s’y employer.
Mais, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, le mieux est souvent
l’ennemi du bien et qu’un Etat au nom d’un idéal humanitaire qu’il endosse seul comme Atlas
portait le monde sur ses épaules, transforme ses juridictions en organe d’une justice sans frontières
et sans règle au mépris de la souveraineté d’un autre Etat, voilà ce que la République démocratique
du Congo ne pouvait accepter. Voilà les termes du différend bien réel qu’elle demande à la Cour
de trancher et à propos duquel elle demande réparation du dommage qui lui a été fait.
Je vous remercie.
Le PRESIDENT : Je vous remercie Madame le professeur et je donne maintenant la parole à
M. le professeur François Rigaux.
M. RIGAUX : Merci Monsieur le président. Monsieur le président, Madame et Messieurs
les Membres de la Cour, je voudrais d’abord revenir un instant sur les arguments relatifs à la
compétence universelle. Vous avez entendu hier qu’il est sérieusement question en Belgique de
moraliser l’exercice de cette compétence, et de la soumettre à des critères de rattachement au
territoire belge et à la Belgique. Et, Madame le professeur Chemillier-Gendreau vient d’insister sur
l’importance de la possibilité que l’accusé se trouve sur le territoire national, et même de l’exigence
qu’il se trouve sur le territoire national. Il y a là une raison procédurale. Comment peut-on
correctement, et dans le respect des droits de la défense, instruire une affaire de ce genre en
l’absence de l’accusé ? Mais il y a, me semble-t-il, une raison plus fondamentale. Qu’une
personne accusée de crimes très graves de droit international puisse vivre paisiblement sur le
territoire d’un Etat, est une véritable atteinte à l’ordre public de cet Etat. Un Etat ne peut pas
tolérer que, sur son territoire, une personne puisse faire l’objet d’accusations très graves de crimes
de droit international et que cet Etat reste impuissant face à cette accusation. Et donc, la condition
de la présence, sur le territoire, me paraît directement liée à une exigence de l’ordre public national.
- 36 -
Ce n’est pas au nom d’une collectivité humaine universelle que l’Etat va poursuivre cette personne,
c’est en raison de l’atteinte à l’ordre public étatique qui résulterait de ce qu’une personne accusée
de crimes graves puisse, si j’ose employer cette expression un peu familière, se prélasser sur le
territoire d’un Etat de droit démocratique.
La deuxième observation concerne un autre critère de rattachement, c’est la nationalité de la
victime. Et je crains qu’ici, une fois de plus, le contre-mémoire confonde deux notions : celle de
plaignant et celle de victime. On nous dit, ou on nous écrit que cinq personnes, parmi les
plaignants dans l’affaire qui occupe à présent la Cour auraient la nationalité belge. Mais ce n’est
pas la nationalité des plaignants qui compte, ce qui compte et doit être pris en considération, c’est
la nationalité des victimes. Pour que le principe de la personnalité passive puisse être vérifié, il
faut démontrer qu’un ressortissant de l’Etat qui exerce sa compétence pénale ait été lui-même
personnellement victime du fait. Et, j’ajouterai d’ailleurs que si l’on avait dû respecter les règles
du droit belge relatives à la constitution de parties civiles, une constitution de parties civiles n’est
pas recevable si la personne qui se constitue ne démontre pas qu’elle est elle-même,
personnellement, victime de l’infraction. Sinon, ce serait admettre une forme d’action populaire
que n’importe qui pourrait, en raison de sa nationalité, se plaindre d’une infraction grave au droit
international qui a été commise à l’étranger. Et donc, vous voyez que sur ces deux points, la
localisation mais aussi la nationalité de la victime, et j’insiste, d’une personne dont il est démontré
qu’elle est victime — car sinon le tribunal n’est pas compétent si sa compétence est subordonnée
aux principes de personnalité passive.
Je voudrais faire une deuxième réflexion à propos de la différence entre le statut du membre
d’un gouvernement étranger et le statut des agents diplomatiques.
On a parlé dans la presse d’une plainte qui avait été présentée au Danemark contre
l’ambassadeur d’une puissance étrangère, et dans le cas de l’immunité diplomatique, il faut faire
deux observations.
La première, c’est qu’elle est restreinte dans l’espace. L’immunité diplomatique ne protège
le diplomate que dans l’Etat où il est accrédité. Tandis que l’immunité d’un membre du
gouvernement est protégée partout dans le monde.
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La deuxième observation concerne la réaction que peut avoir l’Etat territorial. De deux
choses l’une, ou bien un Etat demande que soit accréditée comme ambassadeur, une personne sur
laquelle pèsent de lourdes charges relatives à des crimes de droit international cet Etat doit
évidemment et il peut à ce moment-là refuser de donner son agrément à l’envoi de ce diplomate.
Deuxième hypothèse, si après l’agrément du diplomate, on découvre ou on accuse celui-ci d’avoir
commis des crimes graves de droit international, je crois que la seule attitude conforme au droit
international est de demander à l’Etat qui a envoyé ce diplomate de le rappeler, mais qu’il serait
évidemment contraire au droit international que l’on profite de sa présence sur le territoire national
pour l’accuser, le poursuivre en justice et, le cas échéant, le priver de sa liberté.
Je voudrais rappeler maintenant à la Cour, puisque ce qui m’était essentiellement demandé
ce matin, c’était de parler du dispositif qui est sollicité, je voudrais rappeler quels sont les termes de
la demande telle qu’elle était formulée dans la requête introductive d’instance, pour bien montrer à
la Cour qu’il n’y a pas eu d’évolution dans la position de la Partie demanderesse à cet égard :
«Il est demandé à la Cour de dire, que le Royaume de Belgique devra annuler le
mandat d’arrêt international qu’un juge d’instruction belge, M. Vandermeersch, du
tribunal de première instance de Bruxelles, a décerné le 11 avril 2000 contre le
ministre des affaires étrangères en exercice de la République démocratique du Congo,
M. Abdulaye Yerodia Ndombasi, en vue de son arrestation provisoire préalablement à
une demande d’extradition vers la Belgique, pour de prétendus crimes constituant des
«violations graves de droit international humanitaire» mandat d’arrêt que ce juge a
diffusé à tous les Etats, y compris la République démocratique du Congo elle-même,
qui l’a reçu le 12 juillet 2000.»
Et nous en restons, Monsieur le président, Madame et Messieurs les Membres de la Cour, à
cette demande initiale. Le seul moyen de réparer l’offense, l’iniura, comme je le disais hier, dont
le Congo a été victime, est d’anéantir l’acte qui est illicite. Et je voudrais rappeler à cet égard qu’il
s’agit ici en réalité d’une question d’honneur. Vous savez qu’autrefois, entre les personnes privées,
quand une atteinte avait été portée à l’honneur, la solution était le duel, et, le duel a longtemps été
pratiqué dans les Etats même civilisés. Et de la même manière entre les Etats, quand il y avait une
atteinte grave à l’honneur d’un Etat, il semblait que la seule réponse possible, et on la trouve déjà
chez Victoria, c’est la guerre. Et bien voilà, nous vivons à cet égard dans un monde davantage
pacifié, il n’est pas totalement pacifié bien sûr, mais il l’est parfois sur certains points. De la même
manière que dans l’ordre interne, la personne victime d’une diffamation ou d’une atteinte à son
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honneur ne peut plus attaquer comme cela se passait à Rome où il pouvait prendre la personne qui
l’accusait d’avoir porté à son honneur soit disparue, et c’est d’ailleurs ce qui a fait naître en droit
romain les actions en justice précisément pour mettre fin à ces violences, à cette espèce de vendetta
privée. C’est exactement ce qui est demandé aujourd’hui à la Cour. C’est précisément parce qu’il
y a eu une offense, et une offense sérieuse portée à l’honneur de la République démocratique du
Congo, qu’il est demandé à la Cour d’accorder la réparation du tort moral qui a été subi.
Et on nous objecte dans le contre-mémoire que la Cour excéderait son pouvoir en prétendant
déterminer, et que nous demandons à la Cour de déterminer, ce que la Belgique doit faire dans son
ordre interne. Ce n’est pas du tout cela qui est demandé. La Belgique pourra comme elle l’entend,
dans son ordre interne, donner satisfaction à la demande que nous formulons devant la Cour. Et il
y a sans doute diverses possibilités, on peut imaginer qu’une loi rétroactive annule les actes
contraires au droit international. On peut imaginer qu’une autorité judiciaire décide que ces actes
doivent être annulés et qu’une loi éventuellement impose cette obligation aux autorités judiciaires,
si l’on a quelques problèmes du côté de la séparation des pouvoirs. Et donc le choix des moyens
reste entièrement ouvert à la Belgique, et je voudrais à cet égard reprendre deux arrêts de votre
Cour que cite le contre-mémoire aux pages 188 et suivantes, notamment dans l’affaire Haya de la
Torre, la Cour dit qu’elle ne saurait «donner aucun conseil pratique quant aux voies qu’il
conviendrait de suivre pour mettre fin à l’asile, car ce faisant elle sortirait de sa fonction
judiciaire». Et de même dans l’affaire du Cameroun septentrional, je cite de nouveau l’arrêt de la
Cour, comme elle l’a dit dans l'affaire Haya de la Torre, «la Cour ne saurait s’occuper de choisir
entre les mesures pratiques qu’un Etat peut prendre pour se conformer à un arrêt». On peut
admettre aussi, comme le conseil du demandeur l’a dit, qu’une fois l’arrêt rendu, l’usage de la
partie gagnante à un fait est une question qui se pose sur le plan politique et non sur le plan
judiciaire.
Par conséquent, ce que nous demandons à la Cour c’est exactement ce que la Cour peut faire
d’après sa propre jurisprudence en la matière, c’est-à-dire nous ne demandons pas du tout que la
Cour détermine ce que doit faire la Belgique dans l’ordre interne. Mais ce que nous demandons,
c’est que :
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1) la Cour constate la contrariété au droit international de la délivrance de ce mandat d’arrêt;
2) qu’en bonne conséquence logique, puisque le mandat d’arrêt est déclaré contraire au droit
international, que la Belgique en tire les conséquences, et la conséquence normale évidemment
c’est que ce mandat soit rapporté et qu’il ne puisse plus avoir aucun effet à l’avenir, mais qu’il
soit aussi rapporté depuis l’origine, puisque évidemment un acte nul est nul depuis l’origine. Il
a un vice radical qui l’infecte, et par conséquent je pense que ce dispositif que nous sollicitons
respectueusement de la Cour est parfaitement dans les pouvoirs de celle-ci, et qu’elle
n’excédera pas ce pouvoir en demandant ou en condamnant la Belgique à réparer le dommage
qui a été subi par la Partie demanderesse.
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, je vous remercie de
l’attention que vous avez bien voulu me prêter en cette fin de matinée. Et par conséquent, je crois
que Monsieur le Président, vous pourrez rendre à chacun sa liberté sauf si M. l’agent a encore une
demande à formuler.
Le PRESIDENT : Je vous remercie Monsieur le professeur. Monsieur l’agent,
souhaitez-vous ajouter quelque chose, ou est-ce que ceci marque la fin de notre audience de ce
matin ?
M. MASANGU-a-MWANZA : Non, Monsieur le président. Je n’ai plus à intervenir
maintenant. Je vais intervenir lorsque nos amis belges vont plaider vers la fin du tour suivant.
Le PRESIDENT : Je vous remercie beaucoup. Ces exposés mettent un terme au premier tour
de plaidoiries de la République démocratique du Congo. La procédure orale dans la présente
affaire reprendra demain à 15 heures aux fins d’entendre le Royaume de Belgique. Dans
l’intervalle, la Cour tiendra ce jour, à 12 h 30, une brève audience publique dans une autre affaire,
au cours de laquelle MM. Joe Verhoeven et James L. Kateka, juges ad hoc désignés respectivement
par la République démocratique du Congo et la République de l’Ouganda, prendront l’engagement
solennel prévu à l’article 20 du Statut de la Cour, en l’affaire des Activités armées sur le territoire
du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda).
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Cette annonce étant faite, la séance, dans la présente affaire, est maintenant levée. Je vous
remercie.
L'audience est levée à 11 h 50.
___________
Public sitting held on Tuesday 16 October 2001, at 10 a.m., at the Peace Palace, President Guillaume presiding