Public sitting held on Thursday 21 January 1993, at 10 a.m., at the Peace Palace, President Sir Robert Jennings presiding

Document Number
078-19930121-ORA-01-00-BI
Document Type
Number (Press Release, Order, etc)
1993/8
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Bilingual Content

CR 93/8
International Court Cour internationale
of Justice de Justice
THE HAGUE La HAYE
YEAR l993
Public sitting
held on Thursday 21 January 1993, at 10 a.m., at the Peace Palace,
President Sir Robert Jennings presiding
in the case concerning Maritime Delimitation in the Area between
Greenland and Jan Mayen
(Denmark v. Norway)

VERBATIM RECORD

ANNEE 1993
Audience publique
tenue le jeudi 21 janvier 1993, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de sir Robert Jennings, Président
en l'affaire de la Délimitation maritime dans la région
située entre le Groenland et Jan Mayen
(Danemark c. Norvège)

COMPTE RENDU

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Present:
President Sir Robert Jennings
Vice-President Oda
Judges Ago
Schwebel
Bedjaoui
Ni
Evensen
Tarassov
Guillaume
Shahabuddeen
Aguilar Mawdsley
Weeramantry
Ranjeva
Ajibola
Judge ad hoc Fischer
Registrar Valencia-Ospina

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Présents:
Sir Robert Jennings, Président
M. Oda, Vice-Président
MM. Ago
Schwebel
Bedjaoui
Ni
Evensen
Tarassov
Guillaume
Shahabuddeen
Aguilar Mawdsley
Weeramantry
Ranjeva
Ajibola, juges
M. Fischer, juge ad hoc
M. Valencia-Ospina, Greffier

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The Government of Denmark is represented by:
Mr. Tyge Lehmann, Ambassador, Legal Adviser, Ministry of Foreign
Affairs,
Mr. John Bernhard, Ambassador, Ministry of Foreign Affairs,
as Agents;
Mr. Per Magid, Attorney,
as Agent and Advocate;
Dr. Eduardo Jiménez de Aréchaga, Professor of International Law, Law
School, Catholic University of Uruguay
Mr. Derek W. Bowett, C.B.E, Q.C., F.B.A., Emeritus Whewell Professor
of International Law in the University of Cambridge,
as Counsel and Advocates;
Mr. Finn Lynge, Expert-Consultant for Greenland Affairs, Ministry of
Foreign Affairs,
Ms. Kirsten Trolle, Expert-Consultant, Greenland Home Rule
Authority,
Mr. Milan Thamsborg, Hydrographic Expert,
as Counsel and Experts;
Mr. Jakob Høyrup, Head of Section, Ministry of Foreign Affairs,
Ms. Aase Adamsen, Head of Section, Ministry of Foreign Affairs,
Mr. Frede Madsen, State Geodesist, Danish National Survey and
Cadastre,
Mr. Ditlev Schwanenflügel, Assistant Attorney,
Mr. Olaf Koktvedgaard, Assistant Attorney,
as Advisers, and
Ms. Jeanett Probst Osborn, Ministry of Foreign Affairs,
Ms. Birgit Skov, Ministry of Foreign Affairs,
as Secretaries.
The Government of Norway is represented by :
Mr. Bjørn Haug, Solicitor General,
Mr. Per Tresselt, Consul General, Berlin,
as Agents and Counsel;
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Le Gouvernement du Danemark est représenté par :
M. Tyge Lehmann, ambassadeur, conseiller juridique, ministère des
affaires étrangères,
M. John Bernhard, ambassadeur, ministère des affaires étrangères,
comme agents;
M. Per Magid, avocat,
comme agent et avocat;
M. Eduardo Jiménez de Aréchaga, professeur de droit international à
la faculté de droit de l'Université catholique de l'Uruguay,
M. Derek W. Bowett, C.B.E., Q.C., F.B.A., professeur émérite de
droit international à l'Université de Cambridge (chaire Whewell),
comme conseils et avocats;
M. Finn Lynge, consultant spécialisé pour les affaires du Groenland,
ministère des affaires étrangères,
Mme Kirsten Trolle, consultant spécialisé, autorité territoriale
du Groenland,
M. Milan Thamsborg, expert hydrographique,
comme conseils et experts;
M. Jakob Høyrup, chef de section, ministère des affaires étrangères,
Mme Aase Adamsen, chef de section, ministère des affaires étrangères,
M. Frede Madsen, expert en géodésie de l'Etat, service topographique
et cadastral danois,
M. Ditlev Schwanenflügel, avocat auxiliaire,
M. Olaf Koktvedgaard, avocat auxiliaire,
comme conseillers, et
Mme Jeanett Probst Osborn, ministère des affaires étrangères,
Mme Birgit Skov, ministère des affaires étrangères,
comme secrétaires.
Le Gouvernement de la Norvège est représenté par :
M. Bjørn Haug, procureur général,
M. Per Tresselt, consul général, Berlin,
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comme agents et conseils;
Mr. Ian Brownlie, Q.C., D.C.L., F.B.A., Chichele Professor of Public
International Law, University of Oxford; Fellow of All Souls
College, Oxford,
Mr. Keith Highet, Visiting Professor of International Law at The
Fletcher School of Law and Diplomacy and Member of the Bars of
New York and the District of Columbia,
Mr. Prosper Weil, Professor Emeritus at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
as Counsel and Advocates;
Mr. Morten Ruud, Director General, Polar Division, Ministry of
Justice,
Mr. Peter Gullestad, Director General, Fisheries Directorate,
Commander P. B. Beazley, O.B.E., F.R.I.C.S., R.N. (Ret'd),
as Advisers;
Ms. Kristine Ryssdal, Assistant Solicitor General,
Mr. Rolf Einar Fife, First Secretary, Permanent Mission to the
United Nations, New York,
as Counsellors;
Ms. Nina Lund, Junior Executive Officer, Ministry of Foreign Affairs
Ms. Juliette Bernard, Clerk, Ministry of Foreign Affairs,
Ms. Alicia Herrera, The Hague,
as Technical Staff.
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M. Ian Brownlie, Q.C., D.C.L., F.B.A., professeur de droit
international public à l'Université d'Oxford, titulaire de la
chaire Chichele; Fellow de l'All Souls College d'Oxford,
M. Keith Highet, professeur invité de droit international à la
Fletcher School of Law and Diplomacy et membre des barreaux de
New York et du District de Columbia,
M. Prosper Weil, professeur émérite à l'Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
comme conseils et avocats;
M. Morten Ruud, directeur général de la division des questions
polaires au ministère de la justice,
M. Peter Gullestad, directeur général de la direction des pêcheries,
Capitaine de frégate P. B. Beazley, O.B.E., F.R.I.C.S., R.N. (en
retraite),
Mme Kristine Ryssdal, procureur général adjoint,
M. Rolf Einar Fife, premier secrétaire à la mission permanente de la
Norvège auprès de l'Organisation des Nations Unies à New York,
comme conseillers;
Mme Nina Lund, fonctionnaire administratif au ministère des affaires
étrangères,
Mme Juliette Bernard, agent administratif au ministère des affaires
étrangères,
Mme Alicia Herrera, La Haye,
comme personnel technique.
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Le PRESIDENT : Professor Prosper Weil.
M. WEIL :
LES IMPLICATIONS DE LA DEMANDE DANOISE1
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Le Gouvernement norvégien m'a fait l'honneur de m'inviter à présenter à la Cour quelques
considérations sur les implications juridiques de la demande danoise. Qu'il me permette de le
remercier de sa confiance et de l'occasion qu'il me donne de prendre la parole devant la Cour sur des
problèmes d'une aussi grande importance.
Monsieur le Président, à première vue, l'affaire dont la Cour a été saisie par la requête du
Danemark peut sembler une classique affaire de délimitation maritime, venant s'ajouter à toutes
celles dont les juridictions internationales ont eu à connaître depuis une vingtaine d'années. On y
retrouve les ingrédients conceptuels habituels à ce genre d'affaires. Les principes équitables et le
résultat équitable, l'équidistance et l'équité, l'équité qui n'est pas l'égalité, la nature qu'il ne faut pas
refaire et la géographie qu'il ne faut pas rectifier, les circonstances spéciales et les caractéristiques
géographiques particulières, une île si petite face à un territoire continental si grand, les longueurs
côtières et les zones pertinentes : autant de mots codés, de formules incantatoires, de slogans
juridiques qui sont, si je puis dire, le pain quotidien des affaires de délimitation maritime.
Et pourtant, Monsieur le Président, ce n'est pas à une affaire de délimitation maritime tout à
fait comme les autres que la Cour se trouve

l
Les renvois aux écrits des Parties seront faits de la manière suivante : MD (mémoire du
Danemark); RD (réplique du Danemark); CMN (contre-mémoire de la Norvège); DN (duplique de la
Norvège).
Note du Greffe : Les passages des pièces de procédure cités en français dans le présent CR peuvent
ne pas correspondre à la traduction qui en a été établie par le Greffe.
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confrontée. Il y a autre chose, et il y a plus. La manière dont le Danemark, demandeur à l'instance, a
orienté l'affaire conduit à s'interroger sur la véritable nature de la question posée à la Cour.
C'est par là que je commencerai; et c'est seulement après avoir tenté d'éclaircir cet aspect un peu
troublant de la demande danoise que je m'attacherai à en dénoncer la faiblesse dans les deux formes
sous lesquelles elle se présente, avant de mettre en lumière, dans la dernière partie de mon exposé,
les mérites de la demande norvégienne d'une ligne médiane.
I. LA DOUBLE NATURE DE LA DEMANDE DANOISE
Ce n'est pas sur l'objectif poursuivi par le Danemark que le moindre doute peut exister. Cet
objectif est d'une clarté aveuglante : obtenir au large du Groenland, face à Jan Mayen, la totalité des
200 milles marins que le droit international coutumier permet aujourd'hui aux Etats côtiers de
revendiquer. Quant à la Norvège, qu'elle se contente des 54 milles marins situés trop loin de la côte
groenlandaise pour que le Danemark puisse, en l'état actuel du droit international coutumier, y
prétendre! En clair, et en un mot, que doit recevoir le Danemark à l'issue de ce procès ? Tout. Que
doit recevoir la Norvège ? Rien - ou, plus exactement, les miettes qui sont juridiquement hors de la
portée du Danemark.
Sur cet objectif majeur de la demande danoise, pas la moindre ambiguïté.
Pas davantage n'y a-t-il d'ambiguïté sur l'argumentation destinée à appuyer cette
revendication. Une argumentation simple, qui se veut impressionnante de par sa simplicité même, et
qui repose tout entière sur la disparité entre le Groenland et Jan Mayen sur le triple plan de la
dimension terrestre, de la longueur côtière et de la population. A ces trois infirmités, les écritures
danoises en ajoutaient une autre: isolée au milieu de l'océan, Jan Mayen est située du "mauvais côté"
de la ligne médiane entre la Norvège continentale et le Groenland et se trouve totalement "détachée"
("detached") de la Norvège continentale. Ce dernier argument a cependant disparu de la présentation
orale, puisque nos adversaires admettent maintenant que la côte de la Norvège continentale est
étrangère à notre débat et que la délimitation s'effectue uniquement entre Jan Mayen et le Groenland
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(CR 93/1, p. 14, 23; CR 93/4, p. 26).
Entre le géant groenlandais et le nain qu'est Jan Mayen il serait vraiment indécent de ne pas
faire la différence sur le plan juridique : tel est, ramené à l'essentiel, le thème central, répété jusqu'à
l'obsession, de l'argumentation danoise. Axé autour de ce leitmotiv omniprésent, la thèse danoise fait
penser à la fable antique immortalisée par La Fontaine. Devant se partager une proie avec trois
animaux plus faibles, le lion s'attribua de plein droit la totalité de la proie. Prenant la première part :
"Elle doit être à moi, dit-il; et la raison,
C'est que je m'appelle lion :
A cela l'on n'a rien à dire.
La seconde, par droit, me doit échoir encore :
Ce droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant, je prétends la troisième.
Si quelqu'un de vous touche à la quatrième,
Je l'étranglerai tout d'abord."
Quia nominor leo, "parce que je m'appelle lion", parce que "la raison du plus fort est toujours la
meilleure" : voilà, lorsque tout a été dit et pesé, à quoi se réduit l'argumentation sophistiquée et
savamment construite avancée par le Danemark à l'appui de son "Tout pour le Groenland, pour
Jan Mayen ce qui reste."
Sur ce point encore, pas la moindre ambiguïté.
Mais le Danemark ne pouvait évidemment pas se permettre de s'appuyer ouvertement sur une
Realpolitik aussi crue et nue. Il lui fallait habiller son Quia nominor leo de vêtements qui le rendent
juridiquement présentable.
C'est ici, à ce point précis, que l'équivoque apparaît. Car au service de sa stratégie
monopolistique le Danemark a déployé deux tactiques distinctes, qui convergent vers le même
résultat mais dont la nature juridique n'est pas du tout la même. Ce n'est pas le but poursuivi par la
demande danoise qui est ambigu; c'est la construction juridique destinée à en accréditer la légitimité
qui présente deux visages différents : d'un côté, une frontière maritime à 200 milles du Groenland
présentée comme le résultat d'une opération de délimitation; d'un autre côté, une frontière maritime
à 200 milles du Groenland présentée comme la conséquence du titre du Groenland à une zone de
200 milles.
La ligne de délimitation présentée comme le résultat d'une opération de
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délimitation
Il n'est pas douteux qu'à bien des égards la demande danoise s'analyse comme une demande de
délimitation de type classique qui, partant de la constatation qu'il existe une zone de chevauchement
entre les titres de Jan Mayen et du Groenland, aboutit, au terme d'un processus de délimitation tenant
compte des circonstances de l'espèce, à une ligne destinée à séparer les juridictions maritimes du
Danemark et de la Norvège.
Ainsi, dans sa requête introductive d'instance, le Danemark déclarait porter devant la Cour
"une instance ... concernant un différend relatif à la délimitation des zones de pêche et du
plateau continental du Danemark et de la Norvège dans les eaux séparant la côte orientale du
Groenland de l'île norvégienne Jan Mayen".
La requête indiquait ensuite de manière très classique, que le Danemark a établi une zone de pêche
de 200 milles marins au large du Groenland et que la Norvège a, de son côté, établi une zone de
pêche de 200 milles marins autour de Jan Mayen, mais ne s'étendant pas au-delà de la ligne médiane
par rapport au Groenland. "Lesdites mesures [ajoutait la requête] ont eu pour effet d'établir une zone
de chevauchement entre la limite de la zone de pêche de 200 milles marins au large de la côte
orientale du Groenland et la ligne médiane fixée par la Norvège."
En conséquence la requête danoise demandait à la Cour - c'étaient les conclusions de la requête
introductive -
"de dire, conformément au droit international, où une ligne unique de délimitation devra être
tracée entre les zones de pêche et du plateau continental du Danemark et de la Norvège dans
les eaux qui séparent le Groenland et Jan Mayen".
Aucune ambiguïté, aucune originalité, on le constate, à ce stade précoce de la procédure :
c'est une délimitation maritime au sens habituel du mot que le Danemark demandait alors.
Dans le droit fil de cette demande, une bonne partie des écritures et des plaidoiries orales du
Danemark a été consacrée à l'examen des principes et règles du droit international applicables aux
délimitations maritimes. Le Danemark se réfère à la norme fondamentale qui régit les délimitations
maritimes. Il recourt à la dialectique des circonstances pertinentes et du résultat équitable. "Cette
affaire est et demeure" écrit-il en toutes lettres "une affaire de délimitation maritime" [le mot
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délimitation est en italiques dans le texte] (RD, par. 410; cf. par. 415, 436, 442). "[I]t is a
delimitation case, and nothing but", a déclaré de son côté l'agent du Danemark (CR 93/1, p. 19).
La ligne de délimitation présentée comme la "conséquence" du titre du
Groenland
Tout serait donc clair, et je pourrais aborder immédiatement les divers aspects du problème de
délimitation, si cette logique de la délimitation ne coexistait pas avec une logique toute différente.
Pour nous en convaincre, il suffit de nous reporter aux conclusions énoncées à la fin du
mémoire et de la réplique du Danemark. Pour la commodité de la Cour et de la Partie adverse, nous
avons reproduit les textes en question dans le petit dossier qui a été distribué. La Cour constatera que
les conclusions du mémoire et de la réplique innovent par rapport à celles de la requête introductive
d'instance à la fois dans leur structure et - ce qui est plus important - dans leur contenu.
Dans leur structure, d'abord. A la place d'une conclusion unique il y a à présent deux
conclusions séparées. La conclusion n° 1 demande à la Cour
"To adjudge and declare that Greenland is entitled to a full 200-mile fishery zone and
continental shelf area vis-à-vis the island of Jan Mayen..."
Ce que le Danemark veut dire, c'est que le Groenland a un entitlement, un titre juridique, à une
projection de 200 milles.
La conclusion n° 2, quant à elle, demande à la Cour
"to draw a single line of delimitation of the fishery zone and continental shelf area of
Greenland in the waters between Greenland and Jan Mayen at a distance of 200 nautical miles
measured from Greenland's baseline..."
Dans la description que je viens de faire de la structure des conclusions danoises, j'ai omis, la
Cour l'aura remarqué, un élément capital : les deux mots qui terminent la première conclusion et
servent de transition avec la seconde, à savoir : "et en conséquence" (and consequently). Dans l'esprit
du Gouvernement danois les deux conclusions sont rattachées l'une à l'autre par un lien logique. Pour
le Gouvernement danois, c'est parce que le Groenland a un titre (is entitled) sur une zone pleine et
entière de 200 milles vis-à-vis de Jan Mayen que la ligne unique de délimitation doit, en conséquence,
être tracée à une distance de 200 milles de la ligne de base du Groenland. C'est parce que le
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Groenland a un titre que la ligne de délimitation doit être fixée à la limite extérieure de ce titre.
Si nous passons à présent de la structure au contenu de ces conclusions, l'innovation par
rapport à la requête initiale n'est pas moins grande. Mise à part la demande d'une ligne unique de
délimitation, presque toutes les composantes de la demande danoise ont changé.
En premier lieu, à la demande d'une délimitation, qui fait maintenant l'objet de la conclusion
n° 2, s'ajoute à présent, dans la conclusion n° 1, la demande d'un jugement déclaratoire reconnaissant
que le Groenland a un titre, un entitlement, sur des espaces maritimes jusqu'à 200 milles marins.
En second lieu, la demande de délimitation, qui figure dans la seconde conclusion, a elle-même
changé de contenu à un double point de vue :
Primo : alors que dans la requête introductive le Danemark demandait à la Cour "de dire,
conformément au droit international, où une ligne unique de délimitation devra être tracée" (shall be
drawn), le Danemark demande à présent à la Cour "de tracer" (to draw) elle-même et immédiatement
cette ligne. A une simple demande d'indication des principes applicables à une délimitation future a
succédé une demande de délimitation immédiate et complète à une distance de 200 milles de la ligne
de base du Groenland, elle-même décrite dans son plus extrême détail.
Secundo : alors que la requête introductive d'instance se référait à une ligne de délimitation
"entre les zones de pêche et du plateau continental du Danemark et de la Norvège" (between
Denmark's and Norway's fishing zones and continental shelf areas), c'est à présent, assez
curieusement, une ligne de délimitation de la seule zone de pêche et de plateau continental du
Groenland qui est demandée. Aux fishing zones et continental shelf areas - au pluriel - de la requête
introductive a succédé la fishery zone et la continental shelf area - au singulier - du Groenland et de
lui seul. De délimitation "entre" (between) le Groenland et Jan Mayen il n'est plus question. Ce
glissement du pluriel au singulier est significatif, nous le verrons, tout comme l'est la disparition du
caractère bilatéral et mutuel de la délimitation demandée à la Cour; à la prendre au pied de la lettre la
conclusion danoise ne demande plus aujourd'hui que la délimitation des espaces maritimes du
Groenland.
Que la structure et le contenu des conclusions actuelles du Danemark diffèrent
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considérablement de la structure et du contenu de la requête introductive d'instance ne saurait donc
faire de doute. Qu'ils présentent une grande originalité par rapport à la rédaction des compromis par
lesquels la Cour et les tribunaux arbitraux ont été saisis jusqu'ici de différends de délimitation
maritime, cela ne saurait pas davantage être contesté. Ce serait faire injure aux rédacteurs des
écritures danoises que de voir là l'effet d'un hasard ou d'une simple préoccupation stylistique. La
transformation de la substance des conclusions danoises et le caractère quelque peu inhabituel qui
leur a été conféré méritent qu'il y soit prêté attention, car, j'espère parvenir à le montrer, entre
l'approche classique de la délimitation d'une zone de chevauchement et la thèse selon laquelle la
frontière maritime doit être tracée à la distance de 200 milles de la ligne de base du Groenland parce
que - et uniquement parce que - le Groenland a un titre sur une zone de 200 milles, il n'y a pas
seulement un monde de différence, il y a une véritable contradiction.
Monsieur le Président, lorsque la Cour est saisie au moyen de la notification d'un compromis
- ce qui, au regret du Gouvernement norvégien, la Cour le sait, n'a pas été le cas ici -, "c'est dans les
termes de ce compromis plutôt que dans les conclusions des Parties qu'elle doit rechercher quels sont
les points précis sur lesquels il lui appartient de se prononcer" - la Cour aura reconnu la célèbre
formule de l'affaire du Lotus, citée déjà ici même il y a quelques jours (C.P.J.I. série A n° 10, p. 12).
Lorsque, au contraire, la Cour est saisie par la voie d'une requête - ce qui, au regret du
Gouvernement norvégien, la Cour le sait, s'est produit ici -, c'est sur les conclusions des Parties que
la Cour s'appuie pour déterminer la nature et les contours du différend sur lequel elle est appelée à se
prononcer. C'est à juste titre que le Dictionnaire de la terminologie du droit international, le célèbre
Dictionnaire Basdevant, définit les conclusions comme un "[t]erme de procédure désignant l'énoncé
précis de ce qu'une partie à l'instance devant un tribunal international demande à celui-ci de dire et
juger...". Comme l'ont écrit les juges Onyeama, Dillard, Jiménez de Aréchaga et sir Humphrey
Waldock dans leur opinion dissidente commune en l'affaire des Essais nucléaires, ce sont les
conclusions formelles des Parties qui "définissent l'objet du différend". "Il faut ... considérer
[ajoutaient ces juges], que ces conclusions correspondent aux objectifs que vise le demandeur en
introduisant l'instance judiciaire" (C.I.J. Recueil 1974, p. 316, par. 11).
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Les conclusions des Parties, cela signifie les conclusions des deux Parties, du défendeur aussi
bien que du demandeur. Mais ce sont évidemment les conclusions du demandeur, plus que celles du
défendeur, qui définissent les limites de ce qui est demandé à la Cour. Il est frappant, par exemple,
de constater que dans l'affaire du Droit de passage sur territoire indien, la Cour, après avoir
rappelé le principe selon lequel
"[l]es questions soumises à la Cour ... ont pris leur expression définitive dans les conclusions
par lesquelles chaque Partie a, pour sa part, énoncé ce qu'elle demande à la Cour de dire et
juger..." (les italiques sont de nous),
a, immédiatement après, du même trait de plume, si j'ose dire, poursuivi en déclarant :
"Le Portugal étant demandeur, c'est dans ses conclusions qu'il faut rechercher
l'expression des demandes sur lesquelles la Cour doit statuer" (C.I.J. Recueil 1960, p. 27).
Cela dit, il ne saurait être question de contester la faculté pour le Danemark de modifier ses
conclusions initiales et de lui faire reproche d'avoir changé ses conclusions entre la requête
introductive d'instance et le mémoire. Selon un principe bien établi, "il est toujours loisible au
demandeur [comme d'ailleurs au défendeur] de modifier ses conclusions" (Barcelona Traction,
exceptions préliminaires, C.I.J. Recueil 1964, p. 25), et c'est aux conclusions les plus récentes que
la Cour va se référer pour déterminer l'objet du différend, la nature de la demande et l'étendue de sa
propre mission (Mavrommatis (réadaptation), C.P.J.I. série A n° 11, p. 11). La faculté pour une
Partie de modifier ses conclusions doit toutefois, précise la jurisprudence, "être comprise d'une
manière raisonnable", en ce sens que "la Cour ne saurait admettre, en principe, qu'un différend porté
devant elle par requête puisse être transformé, par voie de modifications apportées aux conclusions,
en un autre différend dont le caractère ne serait pas le même" (Société commerciale de Belgique,
C.P.J.I. série A/B n° 78, p. 173).
La question surgit alors : en modifiant aussi radicalement ses conclusions initiales, le
Danemark n'a-t-il pas changé le caractère de sa demande et transformé la nature du différend ?
Si le mémoire et la réplique avaient complètement et clairement abandonné la logique de la
délimitation, qui inspirait la requête introductive, au profit d'une thèse consistant à soutenir que
puisque le Danemark a un titre sur une zone de 200 milles il a droit en conséquence, pour cette seule
raison, à ce que la ligne unique de délimitation soit tracée à une distance de 200 milles de la ligne de
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base du Groenland, dans ce cas la transformation de la demande aurait été flagrante et la question
que je viens de poser aurait eu un certain fondement.
Ce n'est cependant pas de cette manière nette et tranchée que les choses se présentent, mais
plutôt dans une atmosphère de chiaroscuro qui rend l'analyse difficile. Le mémoire et la réplique
n'ont pas abandonné la dialectique de l'opération de délimitation; ils lui ont simplement juxtaposé une
dialectique de nature différente; et c'est comme une pure affaire de délimitation maritime que l'affaire
a été plaidée de bout en bout par la Partie danoise la semaine dernière. Comme je l'ai observé, c'est
par deux voies différentes développées simultanément que le Danemark entend poursuivre son
objectif unique, qui est celui de conserver sa zone entière de 200 milles comme si Jan Mayen
n'existait pas. Nous sommes en présence de ce que l'on pourrait appeler une manoeuvre
d'enveloppement. L'une de ces voies consiste à se placer sur le terrain de l'opération de délimitation.
L'autre consiste à présenter le tracé d'une frontière maritime à 200 milles de la côte groenlandaise
comme une conséquence inévitable, naturelle, inherente, du titre du Groenland sur une zone de
200 milles - ce qui équivaut, j'essaierai de le montrer, à refuser la délimitation.
Selon le principe énoncé dans l'affaire des Essais nucléaires,
"C'est ... le devoir de la Cour de circonscrire le véritable problème en cause et de
préciser l'objet de la demande. Il n'a jamais été contesté que la Cour est en droit et qu'elle a
même le devoir d'interpréter les conclusions des parties; c'est l'un des attributs de sa fonction
judiciaire." (C.I.J. Recueil 1974, p. 262, par. 29.)
Sans aller jusqu'à se substituer aux Parties pour formuler de nouvelles conclusions (Haute Silésie
polonaise, C.P.J.I. série A n° 7, p. 35), il appartient donc à la Cour d'aller au-delà des conclusions
formelles afin de déterminer ce qu'elle a appelé dans l'affaire Nottebohm "la vraie question soumise à
la Cour" (Nottebohm, C.I.J. Recueil 1955, p. 16).
Ayant mis en évidence la double nature de la demande danoise, je me propose à présent de
montrer que, quelle que soit la manière dont on la comprend, cette demande doit être rejetée :
- Dans la mesure où la demande danoise d'une ligne unique de délimitation à une distance de
200 milles de la ligne de base du Groenland peut ou doit être comprise comme une conséquence du
titre du Groenland sur un plateau continental et une zone de pêche de 200 milles de la ligne de base
du Groenland, cette demande est radicalement contraire au concept même de délimitation maritime;
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elle équivaut à un refus de la délimitation.
- Dans la mesure où la demande danoise d'une ligne unique de délimitation à une distance de
200 milles de la ligne de base du Groenland peut ou doit être comprise comme reposant sur une
opération de délimitation, cette demande est radicalement contraire aux principes et règles régissant
la délimitation maritime.
C'est à cette double démonstration que je voudrais à présent m'attacher.
II. LA DEMANDE DANOISE D'UNE LIGNE DE DELIMITATION A 200 MILLES
DE LA LIGNE DE BASE DU GROENLAND COMME CONSEQUENCE DU
TITRE DANOIS A UNE ZONE DE 200 MILLES EST CONTRAIRE AU
CONCEPT DE DELIMITATION MARITIME
Prenons d'abord, Monsieur le Président, la première variante de la demande danoise, la plus
nouvelle, la plus déconcertante : le Danemark a un titre - un title, un entitlement - sur une projection
maritime jusqu'à une distance de 200 milles de la ligne de base du Groenland; en conséquence, la
Cour doit tracer la ligne de délimitation à cette même distance de 200 milles de la ligne de base du
Groenland.
Si je devais caractériser d'un mot cette première théorie danoise, qui s'exprime avec éclat dans
les conclusions du mémoire et de la réplique, je dirais volontiers qu'elle part d'une vérité pour aboutir
à une erreur. La vérité, que nul ne songe à contester, c'est que le Danemark a un titre (is entitled) à
une zone entière de 200 milles marins mesurée à partir de la ligne de base du Groenland; l'erreur,
c'est que, en conséquence de cette vérité, la ligne unique de délimitation doive être tracée à une
distance de 200 milles de la ligne de base du Groenland. C'est par une démarche subtile que s'opère
le glissement de la vérité à l'erreur, et c'est cette démarche que je voudrais essayer de mettre à nu.
A. Titre et délimitation
"Le titre doit être distingué de la délimitation"; "titre et délimitation sont deux concepts
juridiquement différents", lit-on dans les écritures danoises (MD, par. 273; RD, par. 9 et 410).
"Entitlement and delimitation are two different legal institutions", a déclaré l'agent du Danemark
(CR 93/1, p. 16). Sur ce point de départ du raisonnement, nous ne pouvons qu'exprimer notre
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accord le plus total avec nos amis danois.
Même si la terminologie employée n'est pas toujours d'une rigueur absolue (je parle de la
terminologie employée dans les écrits en général), la distinction entre le concept de titre (title,
entitlement) et le concept de délimitation peut être considérée aujourd'hui comme l'un des éléments
les plus fermement établis du droit de la délimitation maritime. Le sens de chacun de ces concepts
est clairement défini par les arrêts. Aussi me suffira-t-il de rappeler les grands traits de cette
jurisprudence.
Le titre intéresse la détermination des critères sur la base desquels un Etat est juridiquement
habilité à exercer des droits et juridictions sur les espaces maritimes adjacents à ses côtes; il se
rapporte aux limites extérieures vers le large (outer limits). A la suite de l'évolution du droit de la
mer, due en particulier aux travaux de la troisième conférence des Nations Unies et de la conclusion
de la convention de Montego Bay, le titre à un plateau continental et à une zone économique
exclusive (ou à une zone de pêche exclusive, qui peut être regardée comme une composante de la
zone économique exclusive) est constitué aujourd'hui par le droit de l'Etat côtier à une projection
maritime jusqu'à 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la
mer territoriale, cette distance constituant à la fois un minimum et (mis à part le cas du plateau
continental élargi) un maximum. Le titre dérive de la souveraineté territoriale et s'établit au travers
de ce que la Cour a appelé l'"ouverture côtière" (coastal opening) (Libye/Malte, C.I.J. Recueil 1985,
p. 41, par. 49). Cette philosophie, qui je crois est maintenant totalement acquise et a été, rappelée
également par le professeur Bowett (CR 93/4, p. 13), a trouvé expression dans des formules célèbres
qui s'égrènent à travers toute la jurisprudence de la Cour et qui sont tellement connues qu'on hésite à
les relire :
"la terre domine la mer ... la terre est la source juridique du pouvoir qu'un Etat peut exercer
dans les prolongements maritimes" (Mer du Nord, C.I.J. Recueil 1969, p. 51, par. 96).
"Le lien géographique entre la côte et les zones immergées qui se trouvent devant elle
est le fondement du titre juridique de cet Etat" (Tunisie/Libye, C.I.J. Recueil 1982, p. 61,
par. 73).
"Le lien juridique entre la souveraineté territoriale de l'Etat et ses droits sur certains
espaces maritimes adjacents s'établit à travers ses côtes." (Libye/Malte, C.I.J. Recueil 1985,
p. 41, par. 49.)
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Et ce ne sont là que quelques citations parmi bien autres que j'aurais pu produire.
La délimitation, quant à elle, consiste à tracer une ligne séparative, une frontière, entre des
Etats dont les côtes sont adjacentes ou se font face lorsque la situation géographique ne permet pas à
chacun d'eux de jouir de son titre jusqu'à son extrême limite. La délimitation suppose l'existence de
ce que la jurisprudence appelle une zone de chevauchement, c'est-à-dire d'un espace maritime sur
lequel les deux Etats ont l'un et l'autre un titre juridique. Les arrêts parlent aussi, parfois, de "zone
marginale litigieuse" ou de "confins" (disputed marginal or fringe area) (Mer du Nord,
C.I.J. Recueil 1969, p. 22, par. 20; et p. 32, par. 46). Sans titres concurrents sur un même espace il
n'y a pas lieu à délimitation. [Et à quoi va servir la délimitation ?] La délimitation va consister à
amputer le titre de chacun des Etats, à imposer à chacun des Etats un certain sacrifice par rapport à
son titre.
Pour reprendre une formule de la sentence Guinée/Guinée-Bissau de 1985, "une limite indique
jusqu'à quelle extrémité s'étend un domaine, tandis qu'une frontière possède une fonction séparative
entre deux Etats" (Délimitation de la frontière maritime entre la Guinée et la Guinée/Bissau,
Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales, vol. XIX, p. 147 et suiv., par. 49)2
. Le titre, c'est
le droit virtuel de l'Etat côtier d'exercer une juridiction jusqu'à une distance de 200 milles de ses
côtes; la frontière, c'est la ligne séparative, effective, entre les espaces sur lesquels chacun des Etats
pourra exercer effectivement sa juridiction à la suite de l'opération de délimitation.
Si ses côtes sont seules face à l'immensité de l'océan, l'Etat côtier pourra exercer concrètement
son titre jusqu'à la limite extérieure des 200 milles : limite réelle et limite virtuelle coïncideront.
C'est ce qui se passe pour Jan Mayen vers l'est; c'est ce qui se passe pour le Groenland partout où
ses projections côtières n'interfèrent pas avec celles d'un autre Etat.

2Une traduction anglaise non officielle est publiée dans International Legal Materials, vol. 25, 1986,
p. 251 et suiv., et dans International Law Reports, vol. 77, p. 636 et suiv.
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Si, au contraire, le titre d'un Etat côtier chevauche celui d'un autre Etat, entre en concurrence
avec lui, les droits de chaque Etat devront subir une amputation. C'est ce qui se passe dans les
espaces séparant la côte du Groenland et celle de Jan Mayen. S'il y avait plus de 400 milles marins
entre les deux côtes, la Norvège et le Danemark exerceraient chacun ses droits sur toute l'étendue du
titre virtuel de 200 milles marins que le droit international lui reconnaît. Mais il n'y a pas 400 milles,
il n'y a que 250 milles marins environ entre les deux côtes, c'est-à-dire pas assez pour permettre à la
Norvège et au Danemark de jouir chacun pleinement de l'intégralité de son titre. La ligne de
délimitation ne peut donc coïncider avec la limite extérieure du titre d'aucun des deux Etats.
J'ai été heureux de constater que mon collègue et ami Derek Bowett partage au moins en
principe ces vues : bien que le Groenland et Jan Mayen aient tous deux un titre juridique à une zone
de 200 milles, a-t-il déclaré, "given that the distance between them is less than 400 miles, the two
coasts cannot each enjoy their full entitlement" (CR 93/4, p. 14).
La Cour a bien entendu ce qu'a dit M. Bowett : "the two coasts cannot each enjoy their full
entitlement". Cela mérite d'être comparé aux conclusions du mémoire et de la réplique danoises.
L'agent du Danemark a déclaré de son côté et il a cent fois raison :
"Title does not in itself endow a land territory with full maritime zones vis-à-vis a
competing coastal front." (CR 93/1, p. 15; dans le même sens CR 93/3, p. 50.)
Pourquoi alors le Danemark demande-t-il que la Cour lui accorde dans la délimitation
l'intégralité de son titre ?
Pour ce qui est du titre, j'y reviendrai, tous les Etats côtiers sont placés sur un pied d'égalité, et
toutes les côtes ont le même pouvoir générateur de juridiction maritime. Pour ce qui est de la
délimitation, au contraire, rien n'impose l'égalité dans l'étendue des espaces maritimes attribuée à
chaque Partie. La Cour l'a déclaré dans les termes les plus clairs :
"l'existence d'un titre égal ipso jure et ab initio des Etats côtiers n'implique pas l'égalité de
l'étendue [de leurs zones maritimes]" (C.I.J. Recueil 1985, p. 43, par. 54).
Ainsi conçue, et je suis un peu gêné d'avoir rappelé de telles vérités d'évidence, la distinction
entre les concepts de titre et de délimitation traverse toute la jurisprudence (Mer du Nord,
C.I.J. Recueil 1969, p. 22, par. 20; Tunisie/Libye, C.I.J. Recueil 1982, p. 61, par. 73; Libye/Malte,
C.I.J. Recueil 1985, p. 30, par. 27; Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime,
C.I.J. Recueil 1992, p. , par. 420, et p. , par. 432).
Les législations tant du Danemark que de la Norvège s'inscrivent d'ailleurs l'une et l'autre dans
le cadre de cette distinction. C'est ainsi, par exemple, que le décret norvégien du 23 mai 1980
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établissant une zone de pêche autour de Jan Mayen (CMN, annexe 27), le décret danois du
7 juin 1963 sur le plateau continental et l'acte danois du 17 décembre 1976 sur la zone de pêche
(CMN, annexes 29 et 31) consacrent des dispositions distinctes à la limite extérieure, d'une part, et à
la délimitation avec les espaces maritimes des Etats voisins, d'autre part.
Les écritures et plaidoiries des Parties, je le répète, ne laissent pas apparaître de divergences
sur le principe même de la distinction entre les concepts de titre et de limite extérieure, vers le large,
d'un côté, et le concept de délimitation entre titres en chevauchement, d'un autre côté. C'est avec
certains aspects particuliers de ces deux concepts que les difficultés apparaissent et que les
divergences se font jour.
B. L'égalité des titres
S'agissant du titre, il est établi, comme je viens de le rappeler et comme l'ont déclaré les
auteurs de l'opinion individuelle commune dans l'affaire Libye/Malte, que tout Etat côtier a un titre
égal et qu'en conséquence "les côtes de chaque Etat sont présumées avoir la même aptitude à
engendrer une zone de juridiction maritime" (C.I.J. Recueil 1985, p. 83, par. 21).
Dans plusieurs affaires récentes, l'une des Parties a tenté de faire admettre l'idée d'une
gradation de poids, d'intensité ou de valeur - la terminologie a varié - des côtes dans leur pouvoir
générateur de droits maritimes. Comment, a-t-il été soutenu sous des formes diverses, reconnaître à
la côte bordant un territoire exigu la même puissance génératrice d'un titre maritime qu'à la côte
derrière laquelle s'étend un immense territoire ? Comment, a-t-il été également soutenu, reconnaître
la même force génératrice d'une zone de 200 milles à un territoire insulaire qu'à un territoire
continental ? Comment, a-t-il été soutenu aussi, reconnaître le même titre juridique à une projection
maritime jusqu'à une distance de 200 milles [à une toute petite côte,] à une côte courte, et à un long[,
grand] littoral ? Et lorsque l'une des parties avait, comme cela est arrivé dans d'autres affaires, le
triple bonheur d'avoir à la fois un immense territoire, un caractère continental et une longue façade
maritime, on comprend qu'elle n'ait pas résisté à la tentation de plaider la capitis deminutio du titre de
la partie adverse si celle-ci, affligée de tous les maux à la fois, comme cela est arrivé, avait le triple
malheur d'avoir un territoire exigu, un caractère insulaire et un littoral court.
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Jamais pourtant, jamais, les juges ne se sont laissé séduire par une argumentation aussi facile
que superficielle.
La dimension de la masse terrestre s'étendant derrière les côtes ? La Cour en a fait justice
définitivement dans Libye/Malte :
"La masse terrestre n'a jamais été prise comme fondement du titre sur le plateau
continental... Le pouvoir générateur de droits de plateau continental procède non pas de la
masse terrestre, mais de la souveraineté sur cette masse terrestre... La notion d'adjacence en
fonction de la distance repose entièrement sur celle de littoral et non sur celle de la masse
terrestre." (C.I.J. Recueil 1985, p. 41, par. 49.)
De là, comme le précise la sentence Guinée/Guinée-Bissau, la conséquence bien connue que
parfois
"[u]n Etat dont la superficie est peu étendue peut prétendre à des territoires maritimes bien
plus importants qu'un Etat d'une grande superficie. Tout dépend de leurs façades maritimes
respectives et de la façon dont elles se présentent" (par. 119).
Il n'y a de toute évidence aucune - je souligne : aucune - relation ni juridique ni mathématique
entre la superficie d'un territoire et l'étendue des juridictions maritimes que ce territoire engendre. Il
est bien connu - et la Partie adverse l'a reconnu - que de petites îles situées à plus de 400 milles
marins de toute côte sont relativement favorisées : on cite toujours l'exemple de Nauru qui, avec sa
superficie de 21 km2
, engendre une zone économique exclusive dix mille fois plus étendue que sa
propre superficie. Le droit de la mer aurait certes pu placer la base juridique du titre à des espaces
maritimes dans la masse terrestre. Il n'y aurait peut-être rien eu d'absurde à cela. Le droit de la mer
aurait certes pu faire de la dimension de la masse terrestre le critère de l'étendue des espaces
maritimes et décider que la superficie des projections maritimes des Etats côtiers doit avoir un
certain rapport avec la superficie de leurs territoires. Il n'y aurait peut-être rien eu d'absurde à cela.
Mais ce n'est pas ainsi que l'ont voulu les Etats, et c'est à cette volonté politique des Etats que la
jurisprudence a donné expression en refusant toute place à la dimension de la masse terrestre dans la
base juridique du titre.
Le caractère insulaire ou continental ? L'article 121, paragraphe 2, de la convention de 1982,
dont on s'accorde à considérer qu'il exprime le droit coutumier en la matière, ne laisse place à aucun
doute sur l'assimilation complète, en ce qui concerne le titre des espaces maritimes vers le large, des
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îles et des autres territoires terrestres. Et, bien entendu, aucune différence n'est à faire sur le plan du
titre entre les îles dépendantes et les Etats insulaires : "Rien ne permet de soutenir, rappelle la
sentence arbitrale de 1992 sur la Délimitation des espaces maritimes entre le Canada et la
République française, que l'étendue des droits maritimes d'une île dépend de son statut politique"
(Revue générale de droit international public, vol. 96, 1992, p. 673 et suiv., par. 48)3
.
La longueur des côtes ? Dans l'arbitrage franco-canadien, relate la sentence, le Canada avait
ouvertement introduit la notion de projection relative (relative reach) et il avait soutenu "que toutes
les côtes n'ont pas nécessairement un titre égal et que ... des côtes de longueur limitée doivent avoir
un prolongement réduit par rapport à celui de côtes plus longues" (par. 44). Le Tribunal arbitral a
catégoriquement rejeté ces thèses :
"[l]e Tribunal ne saurait ... accepter la thèse suivant laquelle certains segments de côtes
peuvent avoir une projection augmentée ou diminuée en fonction de leur longueur... [L]a
projection au large d'une côte particulière, si courte soit cette dernière, peut atteindre
200 milles pour autant qu'elle n'entre pas en conflit avec d'autres côtes pouvant obliger à en
réduire l'étendue" (par. 45).
Je reviendrai plus en détail sur le rôle des longueurs côtières en matière de titre lorsque
j'examinerai le rôle de ce facteur dans la délimitation.
Pour le titre donc, égalité absolue de toutes les côtes, qu'elles soient longues ou [qu'elles
soient] courtes, qu'elles soient insulaires ou continentales, qu'elles bordent un territoire étendu ou un
territoire minuscule. Leur pouvoir générateur est le même, et la limite extérieure des juridictions
qu'elles engendrent est identique.
Que le Groenland ait un titre, un entitlement, à une zone entière (full zone) de 200 milles ne
saurait donc faire le moindre doute. La première conclusion danoise est à cet égard irréprochable. Ce
que nous lui reprochons, ce n'est pas d'être inexacte, c'est d'être incomplète.

3
Le texte anglais de la sentence est publié dans International Legal Materials, vol. XXXI, 1992,
p. 1149 et suiv.
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Car Jan Mayen a exactement le même titre à une zone entière de 200 milles - et c'est précisément
parce que Jan Mayen a le même titre à une full zone, à une zone entière de 200 milles, que le
problème de délimitation se pose.
Le Danemark reconnaît le principe...
Le Danemark, me dira-t-on, ne nie pas l'égalité des titres. Il ne soutient pas, comme l'ont fait
d'autres Etats dans d'autres affaires plaidées ici ou ailleurs, qu'en raison de sa dimension réduite, de
la longueur de sa façade maritime ou de son caractère insulaire Jan Mayen n'aurait pas la force de
générer une zone pleine et entière de plateau continental et de pêche jusqu'à une distance de
200 milles marins. Sur ce point, et nous pouvons lui rendre hommage, le Danemark ne s'est pas lancé
dans les argumentations excessives avancées par d'autres Etats dans des affaires antérieures. Bien
au contraire, le Danemark écrit en toutes lettres - et nous devons en prendre acte - que :
"Mis à part les rochers qui ne se prêtent pas à l'habitation humaine ou à une vie
économique propre, le droit international ne fait pas de distinction entre territoires
continentaux et insulaires quant à leurs titres (with regard to their entitlement) à un plateau
continental et à une zone économique au large de leurs côtes" (MD, par. 272).
Pas plus que ne l'avait fait la Commission de conciliation islando-norvégienne (I.L.M., vol. XX,
1981, pp. 787 ss., p. 803-804), dont M. Lehmann a rappelé la position (CR 93/3, p. 47), le
Danemark ne met un seul instant en doute le caractère de Jan Mayen en tant qu'île au sens des
paragraphes 1 et 2 de l'article 121 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (RD,
par. 10, 328, 414), qui accordent aux îles un titre maritime de la même étendue qu'aux autres
territoires terrestres. Pas plus que ne l'avait fait la Commission de conciliation, le Danemark ne
soutient que Jan Mayen devrait, ou pourrait, être considéré comme un rocher au sens du
paragraphe 3 de l'article 121. "Denmark does not deny that Jan Mayen as a land territory has
entitlement to a maritime zone", a confirmé l'agent du Danemark sans toutefois préciser de quelle
étendue; mais je pense ne pas trahir sa pensée en disant qu'il voulait dire une zone de 200 milles (RC
93/1, p. 18). C'est dans cette perspective, nous a-t-on expliqué, que
"le Danemark n'a pas objecté à l'établissement de la zone de pêche de 200 milles de Jan Mayen
vers l'est, en direction de la haute mer" (RD, par. 414; cf. CR 93/1, p. 15).
Il va de soi que si, en dépit de l'exiguïté de son territoire, de la petite longueur de ses côtes et de son
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caractère insulaire, Jan Mayen a le pouvoir de générer une zone maritime de 200 milles marins en
direction de l'est, il a exactement le même pouvoir en direction de l'ouest. Si titre il y a à partir de la
côte orientale de Jan Mayen, titre il y a nécessairement à partir de la côte occidentale de Jan Mayen.
Le professeur Bowett l'a expressément reconnu: le Groenland et Jan Mayen ont chacun un
"entitlement to an exclusive economic zone of 200 miles" (CR 93/4, p. 14).
La Norvège ne verrait donc aucune objection à ce que, conformément à la première conclusion
danoise, le Groenland se voie reconnaître un "entitlement to a full 200-mile fishery zone and
continental shelf area vis-à-vis the island of Jan Mayen", à la condition qu'il soit précisé en même
temps et que, pour les mêmes raisons et en vertu des mêmes principes, la Norvège possède elle aussi
un "entitlement to a full 200-mile fishery zone and continental shelf area vis-à-vis Greenland". Un
jugement déclaratoire de ce genre ne ferait qu'exprimer une vérité d'évidence et acquise d'avance.
Tant et si bien que, prise en elle-même, et indépendamment du "and consequently" et de la seconde
conclusion, la première conclusion danoise est, somme toute, incontestable, mais elle est aussi
parfaitement superflue.
Mais le "and consequently" et la seconde conclusion existent aussi, et ils viennent
malheureusement vider de tout contenu l'égalité des titres que le Danemark admet par ailleurs.
Après avoir distingué avec tant de soin et tant d'exactitude le titre et la délimitation et après
avoir accepté l'égalité des titres sur le plan des principes, voilà en effet que le Danemark en vient à
demander que la frontière maritime soit tracée à la limite extérieure du titre danois, c'est-à-dire que la
limite extérieure du titre danois devienne la frontière maritime, tant et si bien que le titre danois se
verrait seul reconnaître un effet concret tandis que le titre norvégien se verrait tout simplement
ignoré.
Car c'est bien ainsi que le Danemark voit les choses. On ne saurait concevoir, nous explique le
Danemark, que, sous le couvert d'une délimitation, une île comme Jan Mayen si petite, non peuplée,
puisse mordre sur le droit du Groenland à une zone intégrale de 200 milles. La richesse et la variété
terminologiques des écritures danoises sont impressionnantes : on ne peut pas permettre à Jan Mayen
de encroach upon (RD, par. 7, 328), infringe upon (RD, par. 327), impinge upon (MD, par. 208;
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RD, par. 10, 415, 448, 462), cut into (RD, par. 317) la zone sur laquelle le Danemark a un titre; on
ne peut pas reconnaître, écrit-il, à Jan Mayen un espace maritime "aux dépens" (at the expense) du
Groenland (RD, par. 461). Mais le mot le plus révélateur, qui revient de nombreuses fois sous la
plume des rédacteurs danois, c'est celui de "respect" : la délimitation doit "respecter" le titre du
Danemark à une zone pleine et entière de 200 milles (par exemple, MD, par. 343; RD, par. 449).
Et pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi la ligne de délimitation ne doit-elle pas mordre sur le
titre danois, empiéter sur le titre danois, affecter le titre danois, réduire le titre danois, alors qu'elle
pourrait allègrement, qu'elle devrait même, mordre sur le titre norvégien, empiéter sur le titre
norvégien, affecter le titre norvégien, réduire le titre norvégien ? Pourquoi la moindre amputation du
titre danois serait-elle sacrilège, alors que la réduction massive du titre norvégien serait, quant à elle,
conforme au droit international ? La réponse à cette question se trouve dans les écritures danoises.
Dans le présent différend de délimitation maritime, nous explique-t-on en toutes lettres,
"le Danemark base sa position juridique sur la prémisse selon laquelle une île ayant les
caractéristiques de Jan Mayen peut avoir droit (may have title) à une zone, mais, pour ce qui
est de l'étendue de celle-ci, ne peut générer une zone maritime qui empiéterait sur celle du
Groenland..."(RD, par. 415).
Ce qui ne peut signifier qu'une chose si l'on essaie d'aller au-delà des mots, que, à savoir pour
nos amis danois, Jan Mayen a une puissance génératrice de projections maritimes moins forte que le
Groenland, que la projection maritime du Groenland est tellement forte que celle de Jan Mayen ne
peut pas empiéter sur elle. Dans l'esprit de nos adversaires le titre du Groenland pèse plus lourd que
le titre de Jan Mayen, et c'est pour cette raison que les projections de Jan Mayen ne doivent pas
empiéter sur celles du Groenland alors que celles du Groenland peuvent empiéter sur celles de
Jan Mayen. C'est donc que, pour nos adversaires, et quoi qu'ils en disent sur le plan des principes, le
titre du Groenland est plus fort que celui de Jan Mayen.
Nous pénétrons là au coeur de la demande danoise, dans le plus profond de sa substance.
Le Danemark souligne avec raison, je le répète, que titre et délimitation sont deux concepts
distincts. Mais, poursuit-il, ces deux concepts sont aussi, selon l'expression de l'arrêt Libye/Malte,
"complémentaires" (C.I.J. Recueil 1985, p. 30, par. 27) (RD, par. 411), et là encore il a raison. Ce
que le Danemark oublie toutefois de préciser, c'est que la complémentarité énoncée par la Cour
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concerne l'influence exercée par le titre sur la délimitation. Si j'ai bien compris l'arrêt Libye/Malte,
ce que la Cour voulait dire, c'est que l'évolution du concept de plateau continental à partir du
prolongement naturel au sens physique du terme vers un critère de distance devait nécessairement se
répercuter sur les critères et la méthode de délimitation. C'est pour cela que la Cour a énonçé le
principe de la "complémentarité" du titre et de la délimitation. C'est pour cette raison qu'elle a décidé
que seules peuvent être considérées désormais comme pertinentes pour la délimitation les
circonstances qui ont un rapport avec le titre, et qu'elle a écarté de l'opération de délimitation les
considérations étrangères au titre, telles que la dimension de la masse terrestre ou la configuration
géologique ou géophysique du fond marin. C'est pour cette raison également qu'elle a estimé
"logique" - le mot est d'elle - que l'opération de délimitation soit effectuée de "manière cohérente avec
les concepts à la base de l'attribution du titre juridique" (op. cit., p. 46-47, par. 61).
C'est dans un sens exactement opposé que le Danemark invoque la complémentarité entre les
deux notions. Puisque, selon lui, la délimitation ne saurait traiter de manière égale une île petite,
inhabitée, mal située, et un territoire immense et peuplé, ces mêmes facteurs, qui selon lui influent
sur la délimitation, doivent rejaillir sur le titre et dicter une force différenciée des deux titres en
présence. Au lieu d'aller du titre à la délimitation, comme le veut la Cour, le Danemark remonte de
la délimitation au titre.
Ceci explique un trait qui m'a beaucoup frappé en lisant les écritures danoises : c'est que les
mêmes facteurs incessamment répétés pour justifier une délimitation déséquilibrée - le Groenland est
grand et ses côtes sont longues, Jan Mayen est petit et ses côtes sont courtes; le Groenland est un
quasi-continent, Jan Mayen est une île; le Groenland est peuplé, Jan Mayen ne l'est pas - ces mêmes
facteurs servent en même temps, sans l'exprimer vraiment, à accréditer l'idée que la force génératrice
de juridictions maritimes de Jan Mayen ne saurait être identique à celle du Groenland. Les infirmités
dont Jan Mayen est déclarée affectée au regard de l'opération de délimitation s'étendent en quelque
sorte, à la manière d'une maladie contagieuse, au titre lui-même.
Même si le Danemark ne soutient pas ouvertement, comme d'autres Etats litigants l'ont fait
avant lui, que son titre a plus de poids ou plus d'intensité que celui de la Partie adverse, sa thèse n'en
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repose pas moins sur le postulat informulé que, si les deux titres sont égaux, le sien est un peu plus
égal que celui de la Norvège. Les droits du Danemark sont "légitimes" (legitimate) - c'est le mot
employé par le Danemark (RD, par. 328); ce qui pourrait laisser entendre, a contrario, que ceux de
la Norvège ne le sont pas, ou ne le sont pas au même degré. C'est pour cette raison que, devant le
titre du Groenland, le titre de Jan Mayen doit s'incliner. Jan Mayen doit "respecter" le titre plus
élevé du Groenland, mais le Groenland n'a pas à "respecter" le titre de moindre valeur de Jan Mayen.
Tant et si bien que, si le Danemark proclame son attachement de principe à la distinction entre
titre et délimitation et s'il reconnaît à Jan Mayen le même pouvoir générateur de juridictions
maritimes qu'au Groenland, ce sont là d'une certaine manière - car rien n'est tout à fait clair dans la
thèse de nos adversaires - des concessions du bout des lèvres, des affirmations platoniques,
dépourvues d'effet concret. Car lorsqu'il s'agit de passer à l'acte, c'est-à-dire de procéder à une
délimitation, le Danemark fait marche arrière : pour lui la délimitation doit se borner à donner plein
effet au titre danois; au terme de l'opération de délimitation que le Danemark a présentée à la Cour, le
titre danois survivrait intact, alors que le titre de la Norvège sombrerait presque entièrement.
Admise d'un côté, et nous en sommes heureux, l'égalité des titres est niée de l'autre, et avec cela nous
ne saurions être d'accord.
La demande danoise n'aurait de justification, on l'a souvent expliqué du côté norvégien, que si
face à la côte orientale du Groenland il n'y avait pas Jan Mayen, c'est-à-dire s'il n'y avait pas lieu à
délimitation. Mais Jan Mayen existe ! ai-je envie de riposter, paraphrasant le célèbre : "Mais les îles
anglo-normandes existent" (The Channel Islands, however, do exist) de la sentence
franco-britannique (Délimitation du plateau continental entre le Royaume-Uni et la République
française, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales, vol. XVIII, p. 130 suiv., par. 183). Jan
Mayen aurait bien sûr, elle aussi, droit à l'intégralité de sa projection jusqu'à 200 milles de sa côte
occidentale si le Groenland n'existait pas, mais le Groenland existe; et c'est, précisément, pour tenir
compte de l'existence du Groenland que la Norvège n'a jamais, dans sa législation, revendiqué, et ne
revendique pas ici, de droits maritimes au-delà de la ligne médiane.
Peut-être dira-t-on que j'exagère en accusant la thèse danoise de nier le titre de la Norvège ?
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Le Danemark n'a-t-il pas déclaré à de nombreuses reprises dans ses écritures (MD, par. 298-300
et 354; RD, par. 7 et 308) et répété dans ses plaidoiries (CR 93/3, p. 53; 93/4, p. 35 et 52) qu'il
reconnaît à Jan Mayen deux zones maritimes, pas une, deux : l'une, large de 200 milles marins, vers
l'est, entre l'île et la haute mer; l'autre, plus réduite, large d'une cinquantaine de milles marins
environ, vers l'ouest, entre l'île et le Groenland - tant et si bien, nous a-t-on expliqué, que même en
"respectant" le titre du Groenland dans son intégralité, comme le demande le Danemark, Jan Mayen
bénéficierait encore d'une zone maritime de 255 000 km2
? Si Jan Mayen se trouvait à une distance
moins grande du Groenland, nous explique-t-on, une enclave à 12 milles - traduisez : la privation de
la côte occidentale de Jan Mayen de toute zone maritime au-delà de la mer territoriale - aurait été la
"solution logique" (c'est le mot employé), mais que "heureusement pour la Norvège" (fortunately for
Norway) les 250 milles marins environ qui séparent Jan Mayen du Groenland permettent d'éviter le
triste sort de l'enclave à Jan Mayen et permettent de lui laisser, en plus de ses 12 milles de mer
territoriale, une "zone additionnelle" (an additional zone) de 42 milles (RD, par. 10, 415, 429).
"Jan Mayen must be well-satisfied", a écrit le Danemark, d'une zone maritime "extrêmement vaste"
- c'est son expression - comprenant à la fois une zone de 200 milles marins vers l'est et, à titre
additionnel, "a somewhat reduced zone to the south and to the west, respecting the rights of
Iceland and Greenland". La Cour appréciera la saveur de ce "somewhat reduced zone", qui a fait
dire à quatre reprises à M. Lehmann que le Danemark accorde à Jan Mayen un "effet partiel" (partial
effect) (CR 93/3, p. 48, 50, 53) - alors que le Danemark ne reconnaît en réalité à Jan Mayen aucun,
strictement aucun, effet dans la délimitation. Le Danemark est décidément passé maître dans l'art de
l'understatement ! Même en respectant pleinement les 200 milles du Groenland, nous dit-on aussi,
chaque kilomètre carré de Jan Mayen générerait encore 668 km2
d'espace maritime, alors que chaque
kilomètre carré du Groenland génère moins d'un kilomètre carré d'espace maritime. Bref, à en croire
nos adversaires, Jan Mayen, cette île minuscule, cette île inhabitée, cette île située si loin de la
mère-patrie et si près du Groenland, n'a vraiment pas de quoi se plaindre. Bien mieux, n'hésite-t-on
pas à ajouter, si l'on songe aux petits 380 km2 de superficie terrestre de l'île, c'est une zone maritime
d'une étendue tellement "exorbitante" (le mot a été employé) qui reste à la Norvège au large de Jan
- 30 -
Mayen que l'on pourrait classer la Norvège parmi les Etats géographiquement avantagés.
Tout ceci, Monsieur le Président, je me permets de le dire, n'est pas sur le plan juridique très
sérieux.
J'aimerais qu'on nous éclaire sur la portée juridique de l'argument consistant à dire : La
Norvège a bien assez d'espaces maritimes à l'est de Jan Mayen pour qu'elle ne vienne pas demander
au Danemark de renoncer à une partie de son propre entitlement face à Jan Mayen. En quoi l'étendue
des zones maritimes engendrées par les côtes d'une Partie dans des régions sans rapport avec celle où
se produit le chevauchement de titres peut-elle lui être opposée en vue de restreindre ses droits dans
la délimitation ? La projection de Jan Mayen en direction de l'est ne saurait justifier un sacrifice
expiatoire en direction de l'ouest. A moins de faire appel à une espèce de justice distributive
conduisant à pénaliser, dans une délimitation donnée, l'Etat qui a dans d'autres régions ou sur
d'autres côtes d'importantes zones maritimes, on voit mal le sens de pareilles argumentations. Que ne
dirait-on pas - et avec raison - si, pour étayer sa demande, la Norvège faisait état de l'immense zone
maritime générée par les côtes du Groenland, vers le nord et vers le sud, vers l'ouest comme vers
l'est ?
J'aimerais également comprendre ce que viennent faire ici les ratios entre les superficies
terrestres et les superficies maritimes. Rechercher combien de kilomètres carrés d'espace maritime
sont générés par chaque kilomètre carré de territoire terrestre est, à la lumière de la jurisprudence de
la Cour, un exercice dépourvu de toute raison d'être et de toute signification.
Pourrait-on nous expliquer enfin en quoi la reconnaissance par le Danemark à la Norvège
d'une mer territoriale de 12 milles et d'une zone "additionnelle" de 42 milles représente une générosité
de la part du Danemark ? Oh, je sais bien que le Danemark n'aurait peut-être pas répugné à
s'approprier, au moins en partie, cette zone "additionnelle", puisque, à en croire le croquis de la
page 120 de son mémoire sur lequel je reviendrai, l'équité aurait conduit à pousser la zone
groenlandaise au-delà des 200 milles et que c'est seulement par respect pour le droit international, et
non sans quelque regret, semble-t-il, que le Danemark a réduit, a ramené sa revendication à la ligne
des 200 milles. Que le Danemark est généreux et bon en acceptant de laisser à Jan Mayen, en plus de
- 31 -
sa mer territoriale, les 42 milles de zone de pêche sur lesquels le droit international ne lui donne
aucun moyen de formuler une quelconque prétention ! L'agent du Danemark, je le reconnais, en a
fait l'aveu très honnêtement : la ligne revendiquée par le Danemark comme équitable "est la ligne
maximum que le Danemark peut réclamer en vertu du droit contemporain" (the maximum limit
which Denmark can claim under contemporary international law) (CR 93/1, p. 20).
Peut-être, Monsieur le Président, pensez-vous que c'est un moment opportun...
Le PRESIDENT : Thank you very much. We shall take our break now, thank you very
much.
L'audience est suspendue de 11 h 45 à 11 h 40.
Le PRESIDENT : Professor Weil.
M. WEIL :
C. La négation de la délimitation
La demande danoise, Monsieur le Président, ne se contente pas d'établir entre les titres du
Groenland et de Jan Mayen une hiérarchie contraire à tout principe juridique; elle va jusqu'à défigurer
complètement le concept de délimitation maritime.
La délimitation implique une mutualité, une réciprocité. Elle ne consiste pas seulement à
tracer la ligne marquant les limites des droits d'un Etat. Elle intéresse, par essence même, deux
Etats. Elle consiste, sur mer comme sur terre, selon la définition que la Cour en a donnée dans
l'affaire du Plateau continental de la mer Egée, à "tracer la ligne exacte ... de rencontre des espaces
où s'exercent respectivement les pouvoirs et droits souverains" de deux Etats (C.I.J. Recueil 1978,
p. 35, par. 85). La ligne de délimitation maritime unit en même temps qu'elle sépare. Les
compromis entre lesquels la Cour et les tribunaux arbitraux ont été saisis jusqu'ici d'affaires de
délimitation maritime ont toujours, sans exception aucune, envisagé une délimitation entre les parties
et demandé que soient déterminés les contours des espaces maritimes relevant de l'une et de l'autre
Partie.
- 32 -
C'est de cette conception, je l'ai rappelé, que procédait la requête introductive d'instance
déposée par le Danemark dans notre affaire. Mais dans les conclusions de son mémoire et de sa
réplique le Danemark, nous l'avons vu, ne demande plus la délimitation du plateau continental et des
zones de pêche entre les deux pays, mais seulement la délimitation du plateau continental et de la
zone de pêche du Groenland. Quant au plateau continental et à la zone de pêche de la Norvège, ils ne
sont plus mentionnés, ils sont tout simplement ignorés par les conclusions danoises.
Cet unilatéralisme dans la rédaction des conclusions danoises va bien au-delà de la simple
cosmétique stylistique. Elle touche au fond. Elle est le révélateur de la nature profonde de la
demande danoise qui, sous les habits d'une délimitation, conduit en réalité à la négation d'une
délimitation. En poussant les choses jusqu'à la dérision, on pourrait se demander pourquoi l'instance
est dirigée contre la Norvège, puisque tout droit est dénié à la Norvège dans cette pseudo-délimitation
et que la frontière maritime réclamée par le Danemark ne tient aucun compte de l'existence de
Jan Mayen.
Une délimitation comporte par définition des sacrifices partagés. Certes l'équité n'implique
pas l'égalité - pas plus l'égalité des sacrifices que l'égalité des superficies maritimes. Mais du moins
l'équité exige-t-elle des sacrifices équilibrés, répartis entre les Parties d'une manière raisonnable. En
demandant une frontière maritime qui suive le tracé de la limite extérieure de son titre (RD,
par. 414), le Danemark se refuse à la moindre amputation, au moindre sacrifice, et cherche à faire
supporter la totalité de l'amputation, la totalité des sacrifices à la Norvège. On peut difficilement
parler de délimitation lorsque l'intégrité du titre de l'une des Parties est prise à la fois comme postulat
de départ et comme axiome d'arrivée.
Le Danemark appelle cela une délimitation, mais c'est, de toute évidence, jouer sur les mots.
On songe au mot de Talleyrand : "Dans les relations internationales, non-intervention a le même sens
qu'intervention". Ou au célèbre : War is peace. Ou encore au personnage de Lewis Carroll qui
déclare : "When I choose a word...it means just what I choose it to mean, neither more nor less".
Et lorsqu'Alice lui objecte que : "The question is whether you can make words mean so different
things", Humpty Dumpty lui répond avec hauteur : "The question is which is to be the master
- 33 -
- that's all". Mais ce n'est pas le Danemark qui est le maître ici, c'est la Cour qui est le maître. Et
la Cour, qui a tant fait pour mettre de la clarté dans la terminologie et les concepts du droit de la
délimitation maritime, ne permettra pas, j'ose en exprimer respectueusement l'espoir, que l'on appelle
délimitation ce qui serait le contraire d'une délimitation, à savoir la consécration hégémonistique de
l'un des titres accompagnée de la méconnaissance complète de l'autre.
Ce n'est pas une délimitation que le Danemark demande à la Cour, c'est une non-délimitation.
La thèse danoise évoque un peu ces palais italiens dont la façade est ornée de fenêtres et de balcons
en trompe-l'oeil : cela a les apparences de la délimitation, cela a la terminologie de la délimitation,
cela a le raisonnement d'une demande de délimitation, mais ce n'est pas une demande de délimitation.
Le mot est là, la réalité ne l'est pas. Par sa demande, telle qu'elle est formulée dans les conclusions
du mémoire et de la réplique, le Danemark dénie à la Norvège, refuse à la Norvège, tout droit à une
délimitation entre Jan Mayen et le Groenland : voilà la vérité vraie qui se cache derrière la rhétorique
de la délimitation.
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, la Cour comprendra que la demande danoise a mis
la Norvège dans une situation embarrassante, car elle a du mal à en saisir la véritable nature.
Dans la mesure où la première conclusion danoise tendrait simplement à un jugement
déclaratoire du titre danois, la Norvège, je le répète, n'aurait rien à objecter, sous la réserve
évidemment que la reconnaissance du titre danois s'accompagne de la reconnaissance du titre d'égale
valeur de la Norvège. Mais est-il besoin d'une décision de la Cour pour cela ?
Quant à la seconde conclusion, elle appelle deux observations.
En premier lieu, elle n'entretient aucun rapport avec la conclusion n° 1. Le and consequently
est une contre-vérité juridique et logique. Ce n'est pas parce que le Danemark a un titre sur une
projection maritime jusqu'à 200 milles marins de la côte du Groenland que la ligne de délimitation
devrait être tracée à une distance de 200 milles des côtes du Groenland. Une proposition exacte ne
peut pas entraîner comme conséquence une proposition fausse. Le and consequently est un
formidable non sequitur.
En second lieu, il faut y revenir encore une fois, ce n'est pas une délimitation entre la Norvège
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et le Danemark, ou entre les côtes du Groenland et de Jan Mayen qui est demandée, mais une
décision de la Cour sur l'extension de la zone maritime du Danemark, et de lui seul, en ignorant la
présence de Jan Mayen. En outre, en partant du postulat que Jan Mayen est en elle-même créatrice
d'inéquité (MD, par. 370; CR 93/1, p. 26) et qu'il convient donc de ne lui donner aucun effet,
c'est-à-dire, pour parler clair, en faisant disparaître les côtes de Jan Mayen — l'une des côtes en
présence — la demande danoise fait disparaître le besoin même d'une délimitation. Il n'y a pas de
place pour une délimitation là où il n'y a rien à délimiter.
Le Gouvernement norvégien aurait pu se contenter de demander à la Cour le rejet pur et simple
de la seconde conclusion danoise. On ne peut pas, je le répète, demander une délimitation en se
référant à des concepts incompatibles avec la nature et l'essence mêmes de cet exercice.
Toutefois, comme je l'ai expliqué, une autre lecture de la demande danoise est possible, car les
thèmes de la délimitation et de la non-délimitation coexistent côte à côte dans les écritures et les
plaidoiries danoises, et le thème de la délimitation a été omniprésent dans les plaidoiries orales.
Nous sommes en présence, si j'ose dire, d'une demande de délimitation qui n'en est pas une tout en se
présentant comme telle.
Face à cette ambiguïté le Gouvernement norvégien a estimé qu'il appartient à la Cour,
conformément à sa jurisprudence rappelée tout à l'heure, d'interpréter les conclusions danoises et de
déterminer quelle est la véritable question en jeu. C'est pour le cas où la Cour estimerait que les
conclusions du Danemark doivent s'interpréter comme une véritable demande de délimitation, j'allais
dire comme une demande normale de délimitation, que le Gouvernement norvégien a décidé de
présenter ses vues sur les principes et règles du droit international gouvernant une telle opération.
C'est dans cette perspective que j'aborde à présent le problème de la délimitation - de la
véritable délimitation - des espaces maritimes qui séparent Jan Mayen et le Groenland. Je me
propose de montrer que la ligne revendiquée par le Danemark comme le résultat d'une opération de
délimitation méconnaît radicalement les principes et règles du droit international gouvernant la
délimitation maritime, tandis que la ligne médiane proposée par la Norvège est à tous égards
conforme à ces principes et règles.
- 35 -
III. LA DEMANDE DANOISE D'UNE LIGNE DE DELIMITATION A 200 MILLES
DE LA LIGNE DE BASE DU GROENLAND COMME RESULTAT D'UNE
OPERATION DE DELIMITATION EST CONTRAIRE AUX PRINCIPES
ET REGLES DE DROIT INTERNATIONAL REGISSANT LA
DELIMITATION MARITIME
Afin de bien circonscrire le débat sur la délimitation, je précise que je m'attacherai uniquement
aux aspects de droit international général, laissant de côté le droit international particulier régissant
la Norvège et le Danemark, pour reprendre la terminologie de l'arrêt du Golfe du Maine. Ce que je
voudrais établir, [ce que je vais essayer d'établir,] c'est que même si c'est une délimitation que le
Danemark demande, même si la Cour accepte de procéder à cette délimitation, même si l'on fait
abstraction de l'accord de 1965 et de la conduite des Parties, même si l'on considère comme acquis
que c'est une ligne unique de délimitation pour le plateau continental et la zone de pêche qui doit être
tracée, même alors, dans l'hypothèse donc la plus favorable à l'optique danoise, la demande danoise
est contraire aux principes et règles du droit international gouvernant les délimitations maritimes,
parce que :
Primo, la zone de chevauchement décrite par le Danemark prête à malentendu;
Secundo, et ce sera le point le plus important, l'opération de délimitation préconisée par le
Danemark repose sur l'inversion radicale du processus normal;
Tertio, le résultat proposé par le Danemark est foncièrement inéquitable.
Reprenons, si vous le voulez bien, Monsieur le Président, chacun de ces trois aspects.
A. La zone de chevauchement décrite par le Danemark
Le premier me retiendra quelques instants seulement, le temps de revenir sur le malentendu
créé par nos adversaires, dont l'agent de la Norvège a déjà fait mention (CR 93/5, p. 41 et suiv.), au
sujet du concept de zone de chevauchement. Ce concept, on le sait, a été imaginé et employé par la
jurisprudence pour désigner la zone dans laquelle les titres des Parties se chevauchent et se
superposent, et c'est cette zone-là que l'opération de délimitation doit permettre d'attribuer en partie à
l'un, en partie à l'autre des deux Etats. En glissant, peut-être involontairement, du chevauchement
des titres au chevauchement des revendications, nos adversaires ont créé une certaine confusion.
- 36 -
La zone de chevauchement dont parle la jurisprudence, c'est la zone de chevauchement des
titres, la zone of overlapping entitlements. Elle se situe entre deux lignes de même nature, les deux
lignes de titre, les deux lignes de limite extérieure, c'est-à-dire entre la ligne des 200 milles de l'un et
la ligne des 200 milles de l'autre. Cette zone est parfaitement illustrée sur la figure n° 12 que nous a
présentée M. Thamsborg, dont copie est jointe au dossier. C'est entre ces deux lignes extrêmes que
le juge est appelé à tracer la ligne de délimitation. La zone de chevauchement des revendications, la
zone of overlapping claims, représentée sur la plupart des cartes danoises, est, tout au contraire,
située entre deux lignes de nature différente. La ligne des 200 milles du Groenland est une ligne de
titre, de limite extérieure; elle serait exactement la même si Jan Mayen n'existait pas et si en face du
Groenland il n'y avait que l'immensité de l'océan. La ligne médiane proposée par la Norvège, quant à
elle, exprime, traduit, le sacrifice que, de l'avis de la Norvège, chacun des deux Etats doit supporter
par rapport à son titre théorique de 200 milles; c'est la ligne de délimitation que la Norvège considère
comme équitable. En cherchant à enfermer le litige entre la ligne des 200 milles du Groenland, ligne
de projection maximaliste antérieure à toute délimitation, et la ligne médiane, ligne modérée conçue
comme le résultat d'une délimitation, le Danemark risque de donner une image faussée de la réalité.
L'erreur juridique et conceptuelle qui serait ainsi commise est évidente.
Peut-être le Danemark espère-t-il que si jamais la Cour était tentée de split the difference ce
serait dans la zone restreinte du banana split, pour reprendre l'image de M. Tresselt (CR 93/5,
p. 43), qu'elle tracerait la ligne. Mais la vérité est tout autre bien sûr : c'est entre les deux lignes des
200 milles, la ligne des 200 milles du Groenland et la ligne des 200 milles de Jan Mayen, c'est-à-dire
à l'intérieur des contours de la banane tout entière, que doit s'effectuer la délimitation; la ligne
médiane est en elle-même déjà une ligne de compromis. La Cour et la Partie adverse trouveront
l'illustration de ces lignes, qu'elles connaissent bien l'une et l'autre, dans le dossier qui leur a été
remis.
Il est à peine besoin d'ajouter que si cette confusion devait s'imposer, cela encouragerait les
Etats à soumettre systématiquement au juge international la revendication la plus maximaliste
possible.
- 37 -
Cette première remarque faite, j'en viens à l'opération de délimitation telle que la conçoit la
Partie adverse.
B. L'opération de délimitation proposée par le Danemark
Comme l'écrit à juste titre le Danemark,
"il est important d'établir clairement comment l'opération doit être menée à bien. Cela
représente l'essentiel de toute délimitation maritime" (RD, par. 457).
Les vues danoises sur le processus de délimitation sont dominées tout entières, comme l'étaient
celles relatives au titre, par la différences entre le Groenland et Jan Mayen dans la dimension des
masses terrestres, la longueur des côtes, la population, la dépendance à l'égard de la pêche, etc. Le
Danemark va même jusqu'à dire que cette somme de différences est telle que la Cour est en présence
d'un cas unique dans la pratique judiciaire. Cela a été dit dans les écritures, cela a été répété ici
(MD, par. 365; CR 93/4, p. 41). Je ne le crois pas, Monsieur le Président; je dirais que c'est plutôt
la fréquence quelque peu inquiétante de ce genre d'argumentation devant les tribunaux
internationaux qui devrait nous frapper. Les Etats-Unis dans Golfe du Maine, la Libye dans
Libye/Malte, le Canada dans la récente affaire arbitrale l'opposant à la France : autant d'exemples où
il a été plaidé que l'opération de délimitation devait être dominée par l'inégalité des conditions
géographiques et devait donc aboutir à un résultat favorisant massivement le plus grand au détriment
du plus petit, ou le plus long au détriment du plus court, ou le plus continental au détriment du plus
insulaire. Et, tout comme dans la présente instance, ces considérations ont été mises en avant toutes
ensemble pour écarter d'emblée tout recours à la méthode de l'équidistance, fût-elle de premier pas.
Les vues adverses sur le déroulement exact du processus de délimitation sont exposées en
quelques pages d'une importance capitale du mémoire (par. 365-377) et de la réplique
(par. 452-465). Elles comportent un aspect négatif et un aspect positif.
Négativement, il faut, estime le Danemark, écarter d'emblée tout recours à la ligne médiane
entre les côtes opposées de Jan Mayen et du Groenland, même comme premier pas ou comme étape
provisoire.
Positivement, la démarche danoise se déroule selon un schéma d'une rigueur sans faille - mais,
- 38 -
malheureusement pour le Danemark, juridiquement erroné du début à la fin. Voici ce schéma, tel
qu'il est décrit dans les écritures danoises — ne pense pas le trahir.
Primo : L'opération de délimitation doit partir de l'équité; c'est l'équité qui doit être ici le point
de départ, le starting point (RD, par. 453). Or un "premier examen" (a prima facie view) de la
situation géographique" (RD, par. 457) montre que "les considérations d'équité paraissent exiger que
la ligne de délimitation alloue des superficies correspondant, avec une approximation raisonnable, au
ratio des longueurs de côtes" (MD, par. 371). On part de l'équité; or l'équité c'est la
proportionnalité. Le point de départ de l'opération de délimitation consiste en conséquence, soutient
le Danemark, à tracer une ligne qui, "prenant pour base le principe de proportionnalité" (taking as a
basis the principle of proportionality) (MD, par. 371), reflète la disparité de près de 10 contre 1 des
longueurs côtières pertinentes. Cette "ligne de proportionnalité géographique" (geographic
proportionality line) (MD, par. 374) est illustrée sur le croquis de la page 120 du mémoire danois
reproduit dans le dossier.
Secundo : "la géographie, poursuit le Danemark, n'est toutefois pas le seul facteur qui entre en
jeu dans une affaire de délimitation", et "il faut accorder le poids qu'ils méritent à d'autres facteurs
pertinents" (RD, par. 463), tels que la population, le statut constitutionnel, la structure économique,
etc. Tous ces facteurs, soutient le Danemark, viennent confirmer le caractère équitable de la ligne de
proportionnalité géographique.
Tertio : Il se trouve cependant, poursuit le Danemark - la schématisation n'est pas la mienne,
elle est dans les écritures danoises - que cette ligne, équitable au regard de la géographie et des autres
circonstances pertinentes de l'espèce, se situe sur une partie de son tracé au-delà de 200 milles marins
de la ligne de base du Groenland. Or (mis à part le problème du plateau continental élargi, qui ne se
pose pas ici) le droit international, dit le Danemark, ne reconnaît pas à l'Etat côtier de droits
maritimes au-delà de 200 milles marins. Le Danemark se trouve placé dès lors devant une situation
grave; il est dit-il, devant un "dilemme particulier" (a particular dilemma) (MD, par. 376) : l'équité
exigerait une ligne située à plus de 200 milles marins de la ligne de base du Groenland, mais le droit
de la mer contemporain interdit au Danemark de revendiquer des droits maritimes au-delà de
- 39 -
200 milles. En conséquence, conclut le Danemark, la ligne équitable de proportionnalité, "pour
raisonnable qu'elle puisse être en elle-même", doit être "ajustée en retrait", "ramenée en arrière" de
manière à ne pas dépasser les 200 milles :
"Thus a proportionality line, however reasonable in itself, has to be adjusted back to
the 200-mile distance mark" (RD, par. 463).
La ligne des 200 milles du Groenland représente donc, nous explique-t-on, à la fois un minimum et
un maximum (MD, par. 376) : le minimum exigé par l'équité, le maximum toléré par le droit. C'est
cette ligne qui constitue, selon le Danemark, le résultat de l'opération de délimitation.
Le professeur Bowett a repris ce schéma en des termes qui méritent d'être rappelés :
"if the disparity was more accurately reflected in a proportionate allocation of maritime
areas, the boundary would lie even further than the 200-mile limit from Greenland's coast.
However, Denmark is bound to accept that the law is such as to limit Greenland to a
200-mile zone and Denmark does not claim the right to exceed the 200-mile limit, imposed
by law, merely on the argument that the coastal ratios between Greenland and Jan Mayen
would place the boundary even further from the Greenland coast." (CR 93/4, p. 17; cf.
CR 93/1, p. 20.)
Et c'est ainsi, si j'ose dire, que le Danemark retombe sur ses pieds et retrouve par la voie de
l'opération de délimitation sa revendication maritime groenlandaise intacte à 200 milles, comme si
Jan Mayen n'existait pas, qu'il avait essayé de justifier par l'autre voie c'est-à-dire par celle du titre.
Il ne me sera pas difficile, je l'espère, de montrer que pas plus sur le terrain de l'opération de
délimitation que sur celui du titre le Danemark ne peut prétendre à une espèce de droit naturel et
inhérent à exercer des juridictions maritimes jusqu'à l'extrême limite de son titre, nonobstant la
présence d'un autre Etat à moins de 400 milles de la côte du Groenland.
1. Le refus de principe de recourir à la méthode de l'équidistance,
même en tant que point de départ de l'opération de délimitation
Le flottement des thèses danoises
L'essentiel de la thèse du Danemark consiste, nous l'avons vu, à soutenir que tout recours à la
méthode de l'équidistance, fût-ce à titre provisoire et comme premier stade de l'opération de
délimitation, doit par principe être écarté dans notre affaire. C'est là l'axiome préalable à la
description du déroulement de l'opération de délimitation; et l'on peut se demander : pourquoi en
est-il ainsi ? Quelles sont les raisons juridiques qui soutiennent cette thèse si ce n'est une répugnance
- 40 -
instinctive à recourir à l'équidistance ? C'est là que commencent les difficultés.
Les écritures danoises présentaient à l'appui de ce rejet total de la ligne médiane une
argumentation que l'on parvenait à peu près à saisir.
Premier volet, me semble-t-il, de l'argumentation danoise pour justifier l'inapplicabilité de la
ligne médiane : même si (ce que le Danemark conteste) c'est l'article 6 de la convention de Genève
sur le plateau continental qui gouverne la présente délimitation, soit pour la seule composante du
plateau, soit pour la ligne unique de délimitation, cette disposition, nous disait-on, ne confère aucun
caractère obligatoire à l'équidistance, même comme point de départ d'une délimitation, mais ouvre un
choix entre une ligne médiane et toute autre ligne justifiée par des circonstances spéciales (MD,
par. 212 et 369). Et si l'article 6 est applicable, poursuivait-on dans les écritures, Jan Mayen relève
alors "par excellence", c'est le mot employé, du concept de circonstances spéciales et, de ce fait, "ne
doit avoir aucun effet sur la zone de plateau continental du Groenland". En clair : même sous
l'empire de l'article 6, l'étendue du plateau continental groenlandais devrait être déterminée en ne
donnant aucun effet à Jan Mayen (RD, par. 448).
Deuxième volet de l'argumentation danoise : si, comme le Danemark le pense, la présente
délimitation relève non pas de l'article 6 mais du droit du régime coutumier du droit international
général, alors Jan Mayen constitue une caractéristique géographique particulière au sens du droit
coutumier et doit, à nouveau, ne recevoir aucun effet.
Troisième aspect de l'argumentation danoise pour justifier juridiquement le rejet global, total,
immédiat de l'équidistance et de la ligne médiane : quel que soit le régime applicable, que ce soit le
régime conventionnel de l'article 6 ou le régime coutumier du droit international général, sur un plan
plus global la méthode de la ligne médiane est inappropriée en elle-même lorsque la différence entre
les côtes à délimiter est telle que cette méthode apparaît comme prima facie créatrice d'inéquité.
Cette triple argumentation : l'une fondée sur une interprétation restrictive de l'article 6 à le
supposer applicable, l'autre sur le droit international général, la troisième sur le caractère prima facie
inéquitable de la méthode d'équidistance en raison des différences trop marquées des deux côtes,
cette triple argumentation que l'analyse parvenait à extraire du mémoire et de la réplique avait à tout
- 41 -
le moins le mérite d'exister et de se prêter à un examen critique, à une discussion. Les plaidoiries
orales ont complètement bouleversé le tableau, et j'avoue avoir quelque mal aujourd'hui à saisir avec
précision, à identifier avec netteté le contenu de l'argumentation danoise.
Où en sommes-nous après les plaidoiries ? Essayons de faire le bilan.
Premièrement : l'approche intuitive et globale dont je viens de parler, fondée sur l'idée que, en
raison des différences de Jan Mayen et du Groenland, nous sommes en présence d'une situation qui
serait en quelque sorte allergique par nature à la ligne médiane, a été reprise par l'agent du
Danemark. Elle est donc confirmée, l'agent du Danemark ayant déclaré, sans autre précision
d'ailleurs, que :
"the special character of Jan Mayen is creative of inequity with regard to the delimitation
vis-à-vis Greenland" (CR 93/1, p. 26).
Cette approche a été reprise également dans ce que je pourrais appeler, les proclamations de foi
anti-équidistance du professeur Jiménez de Aréchaga et du professeur Bowett (CR 93/2, p. 72 et
93/4, p. 10).
Deuxièmement : la thèse selon laquelle, même sous l'empire de l'article 6, l'équidistance ne
joue pas de rôle particulier et ne devrait donc pas se voir accorder de rôle particulier dans notre
affaire, a été confirmée par mon ami, M. Jiménez de Aréchaga (CR 93/2, p. 69).
Troisièmement : l'agent du Danemark a confirmé qu'aux yeux du Danemark Jan Mayen
constitue une circonstance spéciale au sens de l'article 6 (CR 93/1, p. 26). Mais les explications de
M. Lehmann ne sont pas allées beaucoup plus loin, et la théorie des îles, circonstances spéciales par
excellence dans la délimitation, a été quelque peu atténuée. La Cour aura certainement été frappée,
comme je l'ai été moi-même, par le peu de place accordé par nos adversaires dans la procédure orale
au problème des îles au "status of Islands" auquel ils avaient porté tellement d'attention dans les
pièces écrites.
Jusqu'ici donc — et ce dernier point, qui relève plus de la nuance que de la différence — mis à
part, il n'y a pas de changement fondamental dans la présentation danoise. C'est avec le régime du
droit international général - celui que le Danemark considère comme seul applicable dans notre
affaire - que la position de nos adversaires a non seulement effectué un virage complet mais est
- 42 -
devenue difficile à saisir. M. Lehmann a donné quelques indications à ce sujet.
Une indication précise, d'abord : le Danemark abandonne la théorie selon laquelle Jan Mayen
serait une caractéristique géographique particulière au sens du droit coutumier :
"The island of Jan Mayen is not, we agree, an incidental special feature in a
delimitation context of Greenland and mainland Norway, because Norway is not a coastal
State in relation to the present delimitation dispute." (CR 93/1, p. 26).
Nous ne pouvons évidemment que nous féliciter de ce changement de position. Il était clair,
en effet, que l'application à Jan Mayen de la théorie des accidents géographiques particuliers, des
caractéristiques géographiques spéciales ou non significatives, tentée par la partie danoise dans les
écritures constituait ce que j'appellerai un détournement flagrant de théorie juridique. Esquissée dans
l'arrêt de 1969 et développée dans la sentence arbitrale franco-britannique de 1977 à propos des
lignes d'équidistance, cette théorie, qui a acquis depuis lors droit de cité dans le droit coutumier de la
délimitation maritime et s'applique aujourd'hui à toute ligne, quelle que soit la méthode employée
pour la tracer, n'était manifestement pas applicable à Jan Mayen, et nous comprenions mal que le
Danemark ait pu la soutenir.
Cette théorie, qui consiste pour l'essentiel à n'accorder qu'un effet partiel, ou même à refuser
tout effet, à un accident géographique mineur de l'une des côtes, tel un rocher ou un îlot, susceptible
de provoquer une déviation majeure qui amputerait de manière déraisonnable la projection de l'autre
côte, ne pouvait de toute évidence pas s'appliquer à Jan Mayen. La présente délimitation, et nous
sommes heureux que le Danemark ait fini par le reconnaître, s'effectue entre Jan Mayen et le
Groenland, et non pas entre la Norvège continentale et le Groenland, pas plus qu'entre Jan Mayen et
le Danemark continental. Jan Mayen est l'une des deux composantes de la délimitation, elle ne peut
pas être une caractéristique particulière d'elle-même. La cause est entendue, et je n'aurai pas à
revenir sur ce point.
Mais l'abandon de la théorie de Jan Mayen, caractéristique géographique particulière, une fois
acquis, il restait à nos adversaires à nous expliquer pour quelle raison juridique autre que celle-là
Jan Mayen devrait se voir privée de tout effet dans le cadre du droit international général et
coutumier que le Danemark considère applicable à notre affaire, et c'est là que nous nous enfonçons
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dans le brouillard. Ecoutons M. Lehmann, écoutons-le bien :
"Even though this consideration concerning the concept of 'special circumstances'
only applies sensu stricto to a shelf delimitation under the 1958 Convention, it could be
regarded as valid also in relation to a fishery zone delimitation which according to
customary international law must be effected in such a way as to result in an equitable
solution." (CR 93/1, p. 26.)
Que devons-nous comprendre ? Que le concept de "circonstances spéciales" n'est pas réservé
au régime conventionnel de l'article 6 mais s'applique tout aussi bien au régime coutumier ? Ce
serait assurément un étrange et bien ironique retournement de destin que de voir la règle
équidistance-circonstances spéciales de l'article 6, que les adversaires de l'équidistance ont tout fait,
ont tant fait, pour emprisonner dans le régime conventionnel en tant que "droit particulier", se
hausser aujourd'hui au niveau d'une règle de droit international coutumier! M. Lehmann a d'ailleurs
précisé immédiatement après que :
"Whatever may be said about the concept of 'special circumstances' that concept,
however, is not according to contemporary international law directly relevant in the present
dispute, which is concerned with a delimitation of both the continental shelf and the fishery
zones." (Ibid., p. 27.)
Alors, Monsieur le Président, circonstance spéciale ou pas circonstance spéciale dans le cadre du
droit international coutumier ? La question reste posée.
A quoi M. Lehmann a ajouté que Jan Mayen
"... certainly qualifies as a relevant circumstance or factor under customary international
law" (ibid., p. 26);
elle redevient donc une circonstance spéciale dans le cadre du droit international coutumier. Bien
mieux, elle constitue, a-t-il dit, une "special circumstance per se" (ibid., p. 25). Mais cela ne nous
éclaire guère, car on comprend mal ce que peut signifier de précis sur le plan juridique la proposition
que l'une des côtes à délimiter est une circonstance pertinente dans la délimitation.
En cet état des thèses danoises, que savons-nous ? Nous savons pourquoi, selon le Danemark,
Jan Mayen devrait se voir refuser tout effet si l'article 6 était applicable : parce que l'article 6 ne fait
pas de place particulière à l'équidistance et parce que, de toute façon, sous l'empire de l'article 6
Jan Mayen serait une circonstance spéciale en tant qu'île présentant les caractéristiques qu'elle
possède. Mais nous n'avons plus aujourd'hui aucune explication juridique à la thèse du non-effet de
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Jan Mayen dans une délimitation gouvernée par le droit coutumier, si ce n'est l'explication globale,
synthétique selon laquelle Jan Mayen serait en elle-même créatrice d'inéquité. Explication aussi peu
convaincante que celle qui, il y a quelque siècles, attribuait l'effet soporifique de l'opium à sa vertu
dormitive !
Que reste-t-il alors de juridique dans l'argumentation danoise ? Il reste trois éléments :
l'interprétation restrictive de l'article 6, à le supposer applicable, ce que le Danemark conteste; la
thèse de Jan Mayen, circonstance spéciale au sens de l'article 6, s'il est applicable; et enfin la thèse
du caractère prima facie inéquitable de la ligne médiane. Voilà les trois points forts de
l'argumentation juridique danoise; les deux premiers se rapportent à l'hypothèse, que le Danemark
récuse, où l'article 6 serait applicable, et c'est la troisième, celle du caractère prima facie inéquitable
de la ligne médiane, qui est la seule spécifiquement applicable dans l'hypothèse où ce serait, comme
le Danemark le pense, le droit international général coutumier qui est applicable.
J'espère ne pas avoir commis d'erreur en dressant ainsi le bilan du débat à l'heure actuelle.
Je commencerai donc par l'article 6.
La négation de tout rôle particulier à la méthode de l'équidistance,
même dans l'article 6
C'est la première fois, je pense, qu'une partie litigante cherche à minimiser à ce point le rôle de
l'équidistance même sous l'empire de la règle équidistance-circonstances spéciales de l'article 6.
C'est pourtant ce que le Danemark a soutenu dans ses écritures (MD, par. 212 et 369). C'est ce qu'a
répété l'agent du Danemark, qui est même allé jusqu'à ne plus lire dans cette disposition qu'une clause
concernant l'"accord" et les "circonstances spéciales" (CR 93/1, p. 29), alors qu'on s'accordait
jusqu'ici à y lire une règle "équidistance-circonstances spéciales". C'est ce qu'a confirmé enfin mon
ami le professeur Eduardo Jiménez de Aréchaga en indiquant que la clause "à moins que" (unless) est
finalement plus importante, doit davantage retenir l'attention, que la mention de l'équidistance.
Soutenir que sous l'empire du droit coutumier l'équidistance n'occupe pas de place privilégiée,
fût-ce en tant que premier pas, cela nous y sommes habitués depuis longtemps. Mais de là à soutenir
que l'équidistance ne joue pas de rôle particulier même sous l'empire de l'article 6, cela constitue, me
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semble-t-il, un pas de plus dans la croisade anti-équidistance.
C'est sans plaisir aucun, la Cour me fera l'honneur de me croire, que je me dois d'évoquer une
fois de plus, ne serait-ce que brièvement, la genèse et la signification de l'article 6, mais comment
faire autrement face à l'extravagant argument danois ? La vérité historique et juridique doit être
rétablie.
Il est à peine besoin de rappeler que c'est au cours des travaux de la Commission du droit
international, au début des années cinquante, que l'idée s'est fait jour de dégager pour la délimitation
de la mer territoriale et du plateau continental (car au début on pensait soumettre ces deux espaces
maritimes aux mêmes principes de délimitation) une règle générale, mais suffisamment souple,
flexible, élastique pour pouvoir faire face à des conditions géographiques particulières. Le comité
d'experts consulté par la Commission avait proposé, dans son rapport de 1953 qui a servi de base
aux travaux de la Commission, de recourir "comme règle générale" (ce sont les termes du rapport) à
"la ligne médiane dont chaque point est équidistant des deux côtes", mais il avait ajouté :
"Il peut toutefois y avoir des raisons spéciales, telles que des intérêts de navigation ou
de pêche, écartant la frontière de la ligne médiane." (Annuaire CDI 1953, vol. II, p. 79.)
A ce stade-là on ne pensait pas encore aux îles. La question de l'articulation entre la règle générale à
établir et la nécessité de laisser la porte ouverte à des assouplissements fut longuement discutée.
Diverses rédactions furent envisagées, et c'est finalement à la formule : "à moins que des
circonstances spéciales ne justifient une autre délimitation" que la Commission se rallia (op. cit.,
vol. I, p. 130 et suiv.). Dans son commentaire de 1953, la Commission explique qu'elle a entendu
"formuler une règle générale, basée sur le principe de l'équidistance", mais, ajoute-t-elle, "si ... la
règle de l'équidistance est la règle générale, elle est sujette à modification dans les cas où une autre
frontière est justifiée par des circonstances spéciales"; en conséquence (je cite la version anglaise
authentique du commentaire de 1953)
"provision must be made for departures necessitated by any exceptional configuration of the
coast, as well as the presence of islands or of navigable channels. To that extent the rule
partakes of some elasticity" (op. cit., vol. II, p. 216, par. 82).
Le commentaire qui figure dans le rapport à l'Assemblée générale, trois ans plus tard, en 1956
reprend exactement la même idée :
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"on peut s'écarter de la règle générale lorsqu'une configuration exceptionnelle de la côte ou
encore la présence d'îles ou de chenaux navigables l'exigent" (Annuaire CDI 1956, vol. II,
p. 300).
Une "règle", une "règle générale", un "principe majeur", dont on peut s'écarter lorsque cela est
"nécessaire", lorsque cela est "exigé" par des circonstances spéciales telles une "configuration
exceptionnelle" de la côte, la présence d'îles ou de chenaux navigables, et en ce cas seulement pour y
apporter des "modifications raisonnables" : voilà comment la Commission du droit international
concevait la règle unique équidistance-circonstances spéciales.
Quant à la conférence de Genève, elle a écarté toutes les propositions tendant à modifier
l'équilibre délicat établi par la Commission entre la "règle générale" de l'équidistance et les
circonstances spéciales. C'est au cours de cette conférence de Genève que le Commander Kennedy,
représentant le Royaume-Uni, exposa les diverses méthodes de délimitation et indiqua qu'au cours de
la négociation les parties pourraient écarter une ligne d'équidistance stricte au profit d'une ligne
d'équidistance simplifiée de manière à tenir compte des circonstances spéciales. Et c'est là que le
Commander Kennedy ajouta la précision souvent citée, dont les Documents officiels de la conférence
rendent compte dans les termes suivants, qui sont présents à l'esprit de tout le monde mais que je me
dois quand même, en raison de leur importance dans le débat, relire ici :
"Au nombre des circonstances spéciales dont il pourrait y avoir lieu de tenir compte, on
peut mentionner par exemple l'existence d'une île, petite ou grande, dans la zone à répartir. Il
[le Commander Kennedy] suggère que, pour tracer une ligne de démarcation, on tienne compte
de l'étendue des îles [le texte anglais célèbre est beaucoup plus précis : islands should be
treated on their merits] et que l'on ne prenne pas comme points de départ ... les très petites
îles et les bancs de sable... D'autres circonstances spéciales pourraient consister dans le fait
que l'un des Etats posséderait des droits spéciaux en matière d'exploitation minière ou de
pêche... Dans tous les cas de ce genre, une déviation de la ligne médiane pourra se justifier,
mais cette ligne constituera, même alors, le meilleur point de départ pour des négociations."
(A/CONF.13/42.; Première conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, Documents
officiels, vol. VI, p. 112; anglais : UNCLOS I, Official Records, Vol. VI, p. 93.)
Voilà pour la genèse de l'article 6.
Mais le droit vit, et la jurisprudence a compris l'article 6 dans un contexte qui n'est plus
exactement celui des années 1953, 1956 ou 1958.
Cette jurisprudence, le Danemark croit pouvoir l'enrôler à ses côtés pour minimiser le rôle de
l'équidistance dans le cadre de l'article 6 lui-même (MD, par. 213 et suiv.). Il me semble me souvenir
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que, si la sentence franco-britannique de 1977 a effectivement minimisé le régime conventionnel de
l'article 6, et l'a rapproché du régime coutumier elle n'en a pas moins tenu à sauvegarder une certaine
spécificité au régime conventionnel en déclarant dans un dictum célèbre que :
"en dernière analyse le principe de l'équidistance possède, dans le cadre de l'article 6, une force
obligatoire qu'il n'a pas dans la même mesure en vertu des règles du droit coutumier : en effet
l'article 6 crée une obligation conventionnelle d'appliquer le principe de l'équidistance pour les
Parties à la Convention" (par. 70).
Il me semble également me souvenir que dans l'arrêt du Golfe du Maine la Chambre a déclaré que si
l'article 6 avait été applicable dans cette affaire (ce qui, d'après elle, n'était pas le cas),
"l'aspect contraignant de l'application de la méthode prévue à l'article 6 de la convention ne
ferait pas de doute, ceci, bien entendu, toujours dans le respect de la condition
prévoyant le recours à une autre méthode ou combinaison de méthodes là où des
circonstances spéciales l'exigeraient" (C.I.J. Recueil 1984, p. 301, par. 118).
Je suis entièrement d'accord avec le professeur Eduardo Jiménez de Aréchaga, que la
jurisprudence telle qu'elle est interdit de lire l'article 6 comme comportant deux règles situées sur le
même pied, ou comme énonçant une règle assortie d'une exception, mais qu'il faut lire l'article 6
comme une règle unique combinant équidistance et circonstances spéciales (CR 93/2, p. 69). Ceci
est acquis ce n'est pas la peine d'y revenir, et cela est d'ailleurs un débat largement verbal et de
substance assez faible. Je sais aussi que la jurisprudence a privé le régime conventionnel, je l'ai déjà
dit, d'une grande partie de sa spécificité et l'a plus ou moins intégré dans le régime coutumier. Mais,
comment, je pose la question, comment en présence des données historiques et jurisprudentielles que
je viens de rappeler, le Danemark peut-il s'aventurer à dénier toute valeur particulière quelle qu'elle
soit à la méthode de l'équidistance même dans le cadre de l'article 6 ? C'est, on me permettra de le
dire, aller quand même un peu loin.
La thèse de Jan Mayen, "circonstance spéciale par excellence" dans le
cadre de l'article 6
J'en viens à présent à la thèse danoise, aujourd'hui plus discrète, selon laquelle, si l'article 6
était applicable, Jan Mayen constituerait alors "par excellence" une circonstance spéciale au sens de
cette disposition. C'est le problème des îles qui est ainsi évoqué.
Le Comité d'experts, dans son rapport de 1953, citait comme exemples de "raisons spéciales"
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(on ne parlait pas encore en 1953 de "circonstances spéciales"), nous l'avons vu, les intérêts de
navigation et de pêche, pas les îles. C'est au cours des débats de la Commission que le cas des îles
fut évoqué, avant de l'être à la conférence de Genève, en particulier dans la déclaration du
Commander Kennedy.
Que la présence d'une île puisse constituer une circonstance spéciale au sens de l'article 6 n'est
pas contestable - encore qu'il soit peut-être quelque peu excessif de l'élever au rang d'une
circonstance spéciale par excellence. Mais là n'est pas l'essentiel. Ce qu'il importe de souligner, c'est
que les îles ont été regardées comme pouvant constituer une circonstance spéciale au sens de
l'article 6 dans la mesure où "l'existence d'une île ... dans la zone à répartir" - ce sont les mots
mêmes du Commander Kennedy - risque de modifier le tracé de la ligne d'équidistance entre les côtes
des deux pays. C'est dans ce cas précis que le Commander Kennedy envisageait de traiter les îles
"on their merits", et de tenir compte de l'étendue de l'île, de sa population, de tous autres éléments
que l'on pourrait retenir, de manière à ne pas prendre comme points de base de "très petites îles et des
bancs de sable" (c'est toujours le Commander Kennedy qui parle). Le mémorandum distribué au
cours de la conférence de Genève par le Commander Kennedy au nom de la délégation britannique
confirme pleinement cette approche ("Brief Remarks on Median Lines and Lines of Equidistance and
on the Methods Used in Their Construction", A/CONF. 13/42, p. 93; text in Northcutt Ely, "Seabed
Boundaries Between Costal States : The Effect to be Given Islets as 'Special Circumstances',
International Lawyer, vol. 6, 1972, p. 219 et suiv., p. 225).
Et c'est de la même manière que les nombreuses études doctrinales consacrées au lendemain de
la conclusion des conventions de Genève à l'effet des îles sur la délimitation - et Dieu sait que cette
littérature est abondante - ont compris le concept de circonstances spéciales appliqué aux îles (voir
par exemple L. Delin, "Shall Islands Be Taken into Account when Drawing the Median Line
According to Article 6 of the Convention on the Continental Shelf ?" Acta Scandinavica Juris
Gentium, vol. 41, 1961, p. 205 et suiv.). Comme l'a écrit un auteur, M. Padwa, ce concept conduit
finalement à modifier la détermination des points de base utilisés pour la construction de la ligne
d'équidistance (D. S. Padwa, "Submarine Boundaries", I.C.L.Q., vol. 9, 1960, 628, p. 650).
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C'est dans cette optique également, sauf erreur de ma part, que la Cour s'est placée dans les
affaires du Plateau continental de la mer du Nord. Le professeur Jaenicke avait présenté à la Cour
un diagramme montrant qu'entre côtes latérales un saillant même insignifiant de l'une des côtes ou la
présence d'un îlot devant l'une des côtes entraîne un déplacement parfois disproportionné de la ligne
d'équidistance au profit de l'Etat doté de cet accident mineur et au détriment de l'autre Etat
(C.I.J. Mémoires, Plateau continental de la mer du Nord, vol. II, p. 29-30). C'est pour éviter ce
genre de "résultats de prime abord extraordinaires, anormaux ou déraisonnables" auxquels la
méthode de l'équidistance "peut dans certains cas aboutir" - ce sont les mots de l'arrêt, la Cour les
aura reconnus (C.I.J. Recueil 1969, p. 23, par. 24) - même entre côtes se faisant face, et a fortiori
entre côtes latérales, que la Cour a déclaré qu'il convenait dans une délimitation de ne pas tenir
compte, c'est-à-dire de ne pas y placer des points de base, "des îlots, des rochers ou des légers
saillants de la côte, dont on peut éliminer l'effet exagéré de déviation par d'autres moyens" (op. cit.,
p. 36, par. 57).
En d'autres termes, ce que la théorie des circonstances spéciales a pour objet d'éviter dans le
cas de l'article 6, c'est l'effet de distorsion que peut exercer, sur une ligne d'équidistance entre les
côtes de deux Etats, la présence d'une île appartenant à l'un d'eux. C'est dans ce cas-là, et dans ce
cas-là seulement, que la question de savoir si l'île constitue une circonstance spéciale au sens de
l'article 6, si elle doit recevoir plein effet ou non, peut se poser. C'est dans ce cas là, et dans ce cas là
seulement, que les facteurs tels que l'étendue de l'île, sa population, son statut constitutionnel entrent
en ligne de compte. Une île peut constituer une circonstance spéciale dans une délimitation entre
deux autres côtes; une île ne peut pas être une circonstance spéciale dans la délimitation de ses
propres projections côtières.
Noter, comme le font nos adversaires, que Jan Mayen est située du "mauvais côté" de la ligne
médiane entre le Groenland et la Norvège continentale est une observation dépourvue de signification
car - le Danemark en est maintenant d'accord - ce n'est pas une délimitation entre le Groenland et la
Norvège continentale qui est en cause ici. Les mêmes raisons qui ont conduit nos adversaires à
abandonner la thèse de Jan Mayen, accident géographique particulier dans le cadre du droit
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coutumier, condamnent ipso facto et ipso jure en même temps la thèse de Jan Mayen, circonstance
spéciale au sens de l'article 6.
Une dernière remarque encore à ce sujet.
Dans son ouvrage The Legal Regime of Islands in International Law (Martinus Nijhoff,
1990, p. 361, 369, 484-487), auquel nos adversaires se réfèrent pour étayer leur thèse du non-effet
de Jan Mayen dans la délimitation face au Groenland, M. Jayewardene dresse une typologie
extrêmement intéressante des diverses situations géographiques susceptibles de se présenter : îles
côtières, îles offshore, îles situées dans la zone médiane soit du "bon" soit du "mauvais" côté de la
ligne médiane, et enfin îles "détachées" situées à proximité de la côte de l'autre Etat. Cette dernière
catégorie (celle des detached islands), à laquelle le Danemark s'est maintes fois référé, ne cesse de se
référer dans ses écritures, comporte elle-même, écrit M. Jayewardene, deux variantes très différentes,
et à cette distinction essentielle nos adversaires ne paraissent pas avoir prêté attention.
Dans l'une de ces variantes, l'île est située du "mauvais" côté de la ligne médiane entre les
deux côtes dont il s'agit de déterminer les projections, et la question se pose alors de savoir s'il est
approprié de se servir de cette île comme point de base pour le calcul de la ligne de délimitation. Il
s'agit d'une délimitation entre deux côtes situées à moins de 400 milles marins l'une de l'autre et
d'une île de A qui est située près de la côte de l'île de B. Mais la délimitation se déroule entre A et B.
A une telle île, dont l'auteur dit qu'elle est "connected with the jurisdictional area of the mainland",
la pratique des Etats et la jurisprudence refusent l'une et l'autre fréquemment, pas toujours, plein
effet. Tel était le cas, typiquement, des îles Anglo-Normandes dans l'arbitrage franco-britannique,
tel est le cas de nombreux accords de délimitations et de décisions juriprusdentielles que tout le
monde connaît.
Mais il existe, poursuit l'auteur, une seconde variante d'îles "détachées" - et c'est à cette
variante que se rattache Jan Mayen : celle où l'île se trouve tellement éloignée de la côte de la
mère-patrie et où il y a une telle distance entre la côte de la mère-patrie et l'autre côte (traduisez entre
la Norvège continentale et le Groenland), qu'il n'existe plus aucun contact entre la projection de la
côte continentale et la propre projection de l'île; les seuls points de base concevables pour le calcul de
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la ligne de délimitation se trouvent alors sur l'île elle-même (pas sur la côte continentale). Dans ce
cas, note M. Jayewardene, la pratique accorde en général plein effet à l'île dans la délimitation face à
l'autre Etat, et c'est seulement de l'autre côté, c'est-à-dire vers le large - problème qui ne se pose pas
dans notre affaire - que cet effet est parfois diminué afin d'éviter que l'île n'exerce un screening
effect, un effet d'écran, faisant obstacle à la projection de l'autre côte vers le large.
La thèse du caractère prima facie inéquitable de la ligne médiane
Dernier aspect enfin du tir de barrage opposé par le Danemark à ce que la Cour envisage, à
quelque stade de l'opération de délimitation, la méthode de la ligne médiane. Nous quittons ici le
domaine de l'article 6 et nous pénétrons dans le domaine du droit coutumier :
"[U]ne ligne médiane, expose le Danemark, ne peut constituer le point de départ, dans
un différend concernant une délimitation, que si elle semble prima facie aboutir à une solution
juste. Dans la présente affaire, une ligne médiane est prima facie créatrice d'inéquité,
précisément parce que les longueurs des côtes pertinentes ainsi que les dimensions, le statut
constitutionnel, la dépendance à l'égard de la pêche et les populations des territoires respectifs
ne sont pas comparables. En conséquence il faut revenir au principe de l'équité, même comme
point de départ..." (RD, par. 453.)
Il n'est pas nécessaire de s'arrêter sur la bizarrerie - mettons sur le caractère inattendu - d'un
raisonnement qui refuse d'envisager la ligne médiane au début de l'opération de délimitation au nom
de divers facteurs qui ne devraient être pris en considération et mis en balance qu'ultérieurement,
dans le cours même de cette opération. Ecarter la ligne médiane au début de l'opération parce que
l'on tient pour acquis, pour axiomatique en quelque sorte, que cette ligne se révélera inéquitable une
fois prises en considération et mises en balance toutes les circonstances pertinentes relève d'une
démarche intellectuelle singulièrement perverse.
Au cours d'affaires précédentes il avait été soutenu que l'équidistance ne peut pas conduire à
un résultat équitable lorsque les deux côtes ne sont pas comparables, ou lorsque l'une des côtes
présente des irrégularités marquées. Voici qu'aujourd'hui on vient soutenir devant la Cour que
l'équidistance ne peut pas être envisagée, même comme point de départ, lorsque les masses terrestres
derrière les deux côtes ne sont pas semblables par leur dimension, leur population, leur statut
constitutionnel, leur économie et que les deux côtes sont d'une longueur trop différente. Ce n'est plus
seulement la configuration côtière qui cette fois-ci vient condamner l'équidistance, ce sont aussi le
- 52 -
territoire qui sert de hinterland à l'ouverture côtière et la population qui l'habite. Jamais, me
semble-t-il, n'a été poussée aussi loin la phobie de l'équidistance, fût-elle de premier pas !
Derrière cette argumentation se profile en réalité une autre idée, plus radicale, plus dangereuse
et dont l'excès même a incité nos adversaires à lui donner une habillage plus décent : la ligne médiane
se voit refuser toute place dans notre affaire, même comme point de départ, pour la simple raison
qu'elle conduirait à empiéter sur le titre du Groenland et à empêcher la projection de la côte
groenlandaise de s'étendre jusqu'à la limite de son titre. La ligne médiane doit être écartée d'emblée
parce qu'elle amputerait, parce qu'elle provoquerait un cut-off de la projection groenlandaise.
Ce n'est pas la première fois, la Cour le sait mieux que moi, qu'une partie tente de la
convaincre que l'équidistance serait foncièrement inéquitable parce qu'elle empêcherait ses propres
côtes de se projeter aussi loin qu'elles le feraient si la côte de l'autre Partie n'existait pas. Dans
l'affaire du Golfe du Maine les Etats-Unis se fondaient sur la thèse que les côtes américaines, qu'ils
qualifiaient de "principales" (primary), possédaient des "droits prééminents" (paramount rights) qui
devaient leur assurer une projection jusqu'à l'extrémité de leur titre (c'était la même idée) et leur
permettre, en cas de chevauchement avec les côtes canadiennes, qualifiées de "secondaires"
(secondary), de prévaloir sur ces dernières : les côtes américaines, écrivaient les Etats-Unis, "are
entitled to their extension seaward to the limits of coastal-State jurisdiction" (contre-mémoire des
Etats-Unis, par. 298, C.I.J. Mémoires, Golfe du Maine, vol. IV, p. 125). On croirait lire les
écritures danoises ! Dans les deux cas, l'équidistance est clouée au pilori, l'équidistance est
condamnée parce qu'elle accorde à la "mauvaise côte" - celle du Canada dans l'affaire du Golfe du
Maine, celle de Jan Mayen dans la nôtre - une étendue maritime qui sans cela ferait partie de la
"bonne côte". Et comme le Danemark aujourd'hui, les Etats-Unis dans l'affaire du Golfe du Maine
demandaient une ligne toute proche de la côte canadienne, et comme le Danemark aujourd'hui, les
Etats-Unis insistaient que ce faisant ils laissaient au Canada une "généreuse bande de juridiction
maritime" (a generous band of maritime jurisdiction) (op. cit., vol. VI, p. 323) - la ligne américaine
s'approchait à un certain point jusqu'à 25 milles marins de la côte canadienne ! Là encore, on croirait
lire ou entendre nos amis danois !
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Un peu plus tard, dans l'affaire Libye/Malte, la Libye critiquait également tout recours à la
méthode de la ligne médiane même de premier pas en s'appuyant sur l'inégalité de poids ou d'intensité
entre la longue côte continentale de la Libye et la courte côte insulaire de Malte, et elle revendiquait
une ligne qui passait à 15 milles marins environ de la côte de Malte.
Sous des formes et avec une terminologie un peu différentes, c'est à peu près la même
approche que soumet aujourd'hui à la Cour le Danemark. L'équidistance est prima facie inéquitable,
nous dit-on, et doit être écartée même comme point de départ, parce qu'elle accorde le même poids
aux côtes de Jan Mayen qu'à celles du Groenland, alors que sur l'échelle des côtes telle que la conçoit
le Danemark les côtes groenlandaises devraient se situer plus haut et devraient recevoir un traitement
privilégié. Leur projection doit être respectée. Les côtes groenlandaises doivent pouvoir s'épanouir
librement, fût-ce au prix d'une ligne qui, à l'image de la ligne revendiquée par la Libye dans
Libye/Malte, passerait en quelque sorte sur le pas de la porte, sous les fenêtres de la côte de
Jan Mayen. En bref, à en croire nos adversaires, la ligne médiane serait prima facie inéquitable et
devrait être écartée complètement de l'examen de la Cour parce qu'elle traite de manière égale des
côtes qui, en fait, n'ont pas la même valeur.
La Norvège prie respectueusement la Cour de rejeter la théorie de la hiérarchie des côtes et
des titres avec autant de force et autant de netteté qu'elle l'a fait dans le Golfe du Maine et dans
Libye/Malte.
J'en arrive ainsi, Monsieur le Président, au volet positif de l'opération préconisée par le
Danemark.
Ayant rejeté d'emblée tout recours à l'équidistance, fût-ce de premier pas, que ce soit sous
l'empire de l'article 6, ou sous l'empire du droit coutumier, le Danemark nous propose le processus
de délimitation que j'ai décrit.
2. Le processus proposé : une ligne de proportionnalité dite équitable
ramenée à une ligne des 200 milles dite juridique
Ce processus se caractérise par deux traits :
- Premièrement : le Danemark propose une opération en deux temps, faisant intervenir le droit
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et l'équité mais dans un ordre exactement inverse de l'ordre normal et naturel : on
commencerait par une ligne équitable, qu'on ramènerait ensuite en arrière jusqu'au maximum
toléré par le droit;
- Deuxièmement : la ligne de départ préconisée par le Danemark est présentée comme équitable
à la fois parce qu'elle repose sur le principe de proportionnalité et parce que son caractère
équitable est confirmé par les autres circonstances pertinentes de l'espèce.
Je me propose de montrer que ni l'inversion du processus de délimitation ni la ligne de
proportionnalité de départ ne peuvent être regardées comme conformes aux principes et règles du
droit international.
a) L'inversion du processus de délimitation
Monsieur le Président, c'est, me semble-t-il, la seconde fois qu'un Etat litigant vient demander
à la Cour d'ajuster en retrait une ligne de départ, qu'il considérait comme appropriée en soi, et cela
parce qu'il est obligé de tenir compte de certaines exigences juridiques. Nous ne sommes pas en
présence d'une première. Dans l'affaire du Golfe du Maine, on s'en souvient les Etats-Unis avaient
soutenu que la ligne appropriée serait une perpendiculaire à la direction générale de la côte tracée à
partir du point terminal de la frontière terrestre. Cette ligne s'avérait toutefois contraire au
compromis par lequel la Cour était saisie, parce que le compromis imposait un autre point de départ.
Elle s'avérait également impossible à retenir parce qu'elle traversait la terre ferme. Une ligne de
délimitation qui traverse la terre ferme n'était évidemment pas facilement acceptable. Alors les
Etats-Unis, après avoir proposé cette ligne équitable, suggéraient à la Chambre de la ramener en
arrière par une série d'ajustements, selon un processus d'une extrême complexité que la Chambre
décrit en détail dans l'arrêt, avant de rejeter l'ensemble du processus proposé. (C.I.J. Recueil 1984,
p. 318-320, par. 171-177; cf. mémoire des Etats-Unis, par. 301-304; Golfe du Maine, mémoires,
vol. II, p. 115-116).
Si la thèse danoise dans notre affaire fait un peu penser à la thèse des Etats-Unis dans l'affaire
du Golfe du Maine, elle s'en distingue cependant par une conceptualisation beaucoup plus marquée.
Car la thèse danoise comporte une présentation systématique, décrite en toutes lettres dans le
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mémoire, d'une opération en deux temps, le premier consistant en une ligne dite d'équité, le second
consistant en un ajustement de cette ligne en vue de respecter le droit; ceci est probablement une
première, je l'ai dit tout à l'heure, dans l'histoire pourtant riche du droit de la délimitation maritime.
Elle mérite qu'on l'examine de près.
Les opinions sont partagées, on le sait, au sujet du déroulement de l'opération de délimitation.
Alors que, pour certains, il convient de partir d'une ligne provisoire d'équidistance, qui pourrait
ensuite recevoir les corrections nécessaires pour tenir compte des circonstances pertinentes de
l'espèce et pour aboutir à un résultat équitable, d'autres, au contraire, écartent l'approche en deux
temps et proposent d'appréhender immédiatement, dès le début du processus, l'ensemble des données
permettant de tracer une ligne équitable. Equité correctrice, équité du cas individuel, pour les uns;
équité autonome, pour les autres. Equité de premier pas, selon les uns; équité immédiate et
exclusive, selon les autres, sans aucun privilège ni préférence pour quelque méthode que ce soit.
Quelles que soient les divergences doctrinales ou les hésitations de la jurisprudence sur ce problème,
une chose est certaine : jamais aucun arrêt n'a laissé entendre, jamais aucun auteur n'a osé suggérer
que l'on pourrait, tout en recourant à un processus en deux temps, commencer par l'équité et finir par
le droit.
On connaissait l'équité correctrice du droit; nous voici en présence du droit correcteur de
l'équité. Le processus inversé préconisé par le Danemark, la tête en bas et les pieds en haut, si j'ose
m'exprimer ainsi, ne me paraît pas acceptable. Que ce processus soit contraire à tout principe admis,
cela est trop évident pour que je m'y arrête. Et je ne m'aventurerai pas à essayer de le réfuter. Ce
que je voudrais essayer de mettre en lumière, ce sont les conséquences dévastatrices qu'une telle
thèse porte en elle et qui suffiraient, indépendamment de toute autre considération, à la condamner
sans appel.
Dans la conception correctrice de l'équité, c'est la règle de droit elle-même qui prévoit qu'en
raison de sa généralité inhérente des ajustements peuvent lui être apportés afin de l'adapter à des cas
individuels. Il s'agit, selon l'expression d'un auteur, d'une équité "intervenant de manière endogène
pour éviter que la règle de droit n'aboutisse à un résultat inéquitable dans son application à un cas
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concret" (M. Bedjaoui, "L'énigme des 'principes équitables' dans le droit de la délimitation maritime",
Revista Espa&ola de Derecho Internacional, vol. XLII, 1990, p. 367 et suiv., p. 384). C'est en effet
la règle de droit elle-même qui, dans la conception de la Cour, ouvre la porte à des aménagements
individuels requis par l'équité. L'ajustement individuel est voulu et prévu par le droit, tant et si bien
que le résultat équitable obtenu est, en même temps, un résultat conforme au droit. Droit et équité
marchent la main dans la main, leur objectif commun et identique étant d'obtenir un résultat juste.
Tel est, me semble-t-il (si un continental peut s'aventurer à interpréter la common law), le sens de la
célèbre formule de Maitland selon laquelle l'équité ne vient pas détruire le droit, mais le réaliser :
"Equity has come not to destroy the law but to fulfil it." Tel est le sens également de la remarque de
sir Gerald Fitzmaurice dans son opinion dissidente en l'affaire de la Barcelona Traction : "le droit et
l'équité ne peuvent réaliser la justice que si on les laisse se compléter mutuellement" (C.I.J. Recueil
1970, p. 86, par. 36). Comme on l'a écrit récemment,
"...[L]aw and equity working together should serve the ends of justice by introducing
flexibility (and) adaptability..." (R. Y. Jennings, "The Principles Governing Marine
Boundaries", in Festschrift für Karl Doehring, 1989, p. 397 et suiv., p. 400-401).
"The process of delimitation involves both law and equity." (R. Y. Jennings, "Equity
and Equitable Principles", Annuaire suisse de droit international, vol. XLII, 1986, p. 27 et
suiv., p. 36).
Toute contradiction est ainsi exclue, dans la philosophie de la Cour entre le résultat dicté par le droit
et le résultat dicté par l'équité.
C'est, au contraire, une contradiction éclatante entre le droit et l'équité que fait apparaître
l'approche proposée par le Danemark. La ligne équitable, nous dit-on, c'est la ligne AA'B du croquis
qui figure à la page 120 du mémoire danois, ligne qui sur une partie de son parcours se situe à plus
de 200 milles de la côte du Groenland. Le droit international ne permettant toutefois pas d'entériner
cette ligne, le Danemark accepte de la ramener en arrière afin de la faire rentrer dans le moule
juridique. C'est dire qu'aux yeux du Danemark le résultat conforme au droit n'est pas le résultat
qu'aurait imposé l'équité. Un résultat équitable mais juridiquement impossible (la ligne AA'B), ou un
résultat juridiquement correct mais inéquitable (la ligne à 200 milles) : on comprend maintenant que
le Danemark ait parlé du "dilemme" dans lequel cette constatation l'a plongé. Si la Cour suivait le
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Danemark sur la voie qu'il lui suggère, l'équité cesserait de faire "partie intégrante du droit
international" - selon la formule de l'affaire Tunisie/Libye (C.I.J. Recueil 1982, p. 60, par. 71) -
pour se séparer du droit, pour s'opposer à lui. Au lieu d'être les filles jumelles de la justice, comme
l'a voulu la Cour, droit et équité pourraient se révéler dans certains cas des soeurs ennemies : le
résultat juridique pourrait parfois ne pas être un résultat juste, et le résultat juste pourrait parfois ne
pas être un résultat juridique. Nos amis danois ont-ils mesuré à quel point leur approche, au-delà de
l'intérêt tactique qu'ils en attendent dans la présente affaire, risque d'affaiblir le droit international ?
Certes, me dira-t-on, il ne faut rien exagérer : après tout, c'est sur le plan modeste d'un
argument de plaidoirie et dans le cadre restreint d'une affaire de délimitation maritime que la théorie
insolite du droit venant corriger l'équité est avancée par le Danemark. Mais, il me semble que les
juristes se doivent d'être vigilants. Si elle était acceptée ici, l'approche proposée serait difficile à
contenir dans le contexte limité où elle a été élaborée; elle menacerait de déborder au-delà du droit de
la délimitation maritime pour contaminer d'autres domaines du droit international. La prudence
commande de tuer le germe dans l'oeuf lorsqu'il en est encore temps. C'est cette considération qui
m'a conduit à insister, et je prie la Cour de bien vouloir me le pardonner, de manière quelque peu
disproportionnée - j'en suis parfaitement conscient - sur les risques inhérents à une théorie dont
autrement l'extravagance même m'aurait permis de faire justice en deux mots.
Mais laissons là cet aspect de caractère très général pour en venir aux deux phases précises
préconisées par le Danemark : la ligne équitable de départ à plus de 200 milles de la ligne de base du
Groenland, la ligne de proportionnalité géographique, d'une part; la ligne juridique ramenée en
arrière, à 200 milles de cette ligne de base, d'autre part.
Que, mis à part le cas du plateau continental élargi, le droit international interdise toute
revendication maritime au-delà de 200 milles, cela est trop évident pour appeler le moindre
commentaire. La seule question que l'on ait donc à se poser au sujet de cette ligne d'arrivée du
processus danois, c'est de savoir si ce résultat est équitable; j'y reviendrai un peu plus tard. Pour le
moment c'est la ligne de départ, c'est cette ligne dite équitable, qualifiée de ligne de proportionnalité
géographique, la ligne AA'B illustrée à la page 120 du mémoire du Danemark, que je voudrais
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examiner de plus près. Si vous le permettez, Monsieur le Président, je renverrai cela à demain matin.
Le PRESIDENT : Thank you very much, Professor Prosper Weil. We will resume at
10 o'clock tomorrow morning. Thank you.
L'audience est levée à 12 h 55.

Document Long Title

Public sitting held on Thursday 21 January 1993, at 10 a.m., at the Peace Palace, President Sir Robert Jennings presiding

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