Public sitting of the Chamber held on Monday 3 June 1991, at 10 a.m., at the Peace Palace, Judge Sette-Camara, President of the Chamber, presiding

Document Number
075-19910603-ORA-01-00-BI
Document Type
Number (Press Release, Order, etc)
1991/38
Date of the Document
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C 4/CR 91/38
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LA HAYE THE HAGUE
YEAR 1991
Public sitting of the Chamber
held on Monday 3 June 1991, at 10 a.m., at the Peace Palace,
Judge Sette-Camara, President of the Chamber, presiding
in the case concerning the Land, Island and Maritime Frontier Dispute
(El Salvador/Honduras: Nicaragua intervening)

VERBATIM RECORD

ANNEE l991
Audience publique de la Chambre
tenue le lundi 3 June 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de M. Sette-Camara, président de la Chambre
en l'affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime
(El Salvador/Honduras; Nicaragua (intervenant))

COMPTE RENDU

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Present:
Judge Sette-Camara, President of the Chamber
Judges Sir Robert Jennings, President of the Court
Oda, Vice-President of the Court
Judges ad hoc Valticos
Torres Bernárdez
Registrar Valencia-Ospina

- 3 -
Présents :
M. Sette-Camara, président de la Chambre
Sir Robert Jennings, Président de la Cour
M. Oda, Vice-Président de la Cour, juges
M. Valticos
M. Torres Bernárdez, juges ad hoc
M. Valencia-Ospina, Greffier

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The Government of El Salvador is represented by:
Dr. Alfredo Martínez Moreno,
as Agent and Counsel;
H. E. Mr. Roberto Arturo Castrillo, Ambassador,
as Co-Agent;
and
H. E. Dr. José Manuel Pacas Castro, Minister for Foreign Relations,
as Counsel and Advocate.
Lic. Berta Celina Quinteros, Director General of the Boundaries'
Office,
as Counsel;
Assisted by
Prof. Dr. Eduardo Jiménez de Aréchaga, Professor of Public
International Law at the University of Uruguay, former Judge and
President of the International Court of Justice; former President
and Member of the International Law Commission,
Mr. Keith Highet, Adjunct Professor of International Law at The
Fletcher School of Law and Diplomacy and Member of the Bars of
New York and the District of Columbia,
Mr. Elihu Lauterpacht C.B.E., Q.C., Director of the Research Centre
for International Law, University of Cambridge, Fellow of Trinity
College, Cambridge,
Prof. Prosper Weil, Professor Emeritus at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Dr. Francisco Roberto Lima, Professor of Constitutional and
Administrative Law; former Vice-President of the Republic and
former Ambassador to the United States of America.
Dr. David Escobar Galindo, Professor of Law, Vice-Rector of the
University "Dr. José Matías Delgado" (El Salvador)
as Counsel and Advocates;
and
Dr. Francisco José Chavarría,
Lic. Santiago Elías Castro,
Lic. Solange Langer,
Lic. Ana María de Martínez,
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Le Gouvernement d'El Salavador est représenté par :
S. Exc. M. Alfredo Martínez Moreno
comme agent et conseil;
S. Exc. M. Roberto Arturo Castrillo, Ambassadeur,
comme coagent;
S. Exc. M. José Manuel Pacas Castro, ministre des affaires
étrangères,
comme conseil et avocat;
Mme Berta Celina Quinteros, directeur général du Bureau des
frontières,
comme conseil;
assistés de :
M. Eduardo Jiménez de Aréchaga, professeur de droit international
public à l'Université de l'Uruguay, ancien juge et ancien
Président de la Cour internationale de Justice; ancien président
et ancien membre de la Commission du droit international,
M. Keith Highet, professeur adjoint de droit international à la
Fletcher School de droit et diplomatie et membre des barreaux de
New York et du District de Columbia,
M. Elihu Lauterpacht, C.B.E., Q.C., directeur du centre de recherche
en droit international, Université de Cambridge, Fellow de Trinity
College, Cambridge,
M. Prosper Weil, professeur émérite à l'Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
M. Francisco Roberto Lima, professeur de droit constitutionnel et
administratif; ancien vice-président de la République et ancien
ambassadeur aux Etats-Unis d'Amérique,
M. David Escobar Galindo, professeur de droit, vice-recteur de
l'Université "Dr. José Matías Delgado" (El Salvador),
comme conseils et avocats;
ainsi que :
M. Francisco José Chavarría,
M. Santiago Elías Castro,
Mme Solange Langer,
Mme Ana María de Martínez,
- 6 -
Mr. Anthony J. Oakley,
Lic. Ana Elizabeth Villata,
as Counsellors.
The Government of Honduras is represented by:
H.E. Mr. R. Valladares Soto, Ambassador of Honduras to the
Netherlands,
as Agent;
H.E. Mr. Pedro Pineda Madrid, Chairman of the Sovereignty and
Frontier Commission,
as Co-Agent;
Mr. Daniel Bardonnet, Professor at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Mr. Derek W. Bowett, Whewell Professor of International Law,
University of Cambridge,
Mr. René-Jean Dupuy, Professor at the Collège de France,
Mr. Pierre-Marie Dupuy, Professor at the Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
Mr. Julio González Campos, Professor of International Law,
Universidad Autónoma de Madrid,
Mr. Luis Ignacio Sánchez Rodríguez, Professor of International Law,
Universidad Complutense de Madrid,
Mr. Alejandro Nieto, Professor of Public Law, Universidad
Complutense de Madrid,
Mr. Paul De Visscher, Professor Emeritus at the Université de
Louvain,
as Advocates and Counsel;
H.E. Mr. Max Velásquez, Ambassador of Honduras to the United Kingdom,
Mr. Arnulfo Pineda López, Secretary-General of the Sovereignty and
Frontier Commission,
Mr. Arias de Saavedra y Muguelar, Minister, Embassy of Honduras to
the Netherlands,
Mr. Gerardo Martínez Blanco, Director of Documentation, Sovereignty
and Frontier Commission,
Mrs. Salomé Castellanos, Minister-Counsellor, Embassy of Honduras to
the Netherlands,
- 7 -
M. Anthony J. Oakley,
Mme Ana Elizabeth Villata,
comme conseillers.
Le Gouvernement du Honduras est représenté par :
S. Exc. M. R. Valladares Soto, ambassadeur du Honduras à La Haye,
comme agent;
S. Exc. M. Pedro Pineda Madrid, président de la Commission de
Souveraineté et des frontières,
comme coagent;
M. Daniel Bardonnet, professeur à l'Université de droit, d'économie
et de sciences sociales de Paris,
M. Derek W. Bowett, professeur de droit international à l'Université
de Cambridge, Chaire Whewell,
M. René-Jean Dupuy, professeur au Collège de France,
M. Pierre-Marie Dupuy, professeur à l'Université de droit,
d'économie et de sciences sociales de Paris,
M. Julio González Campos, professeur de droit international à
l'Université autonome de Madrid,
M. Luis Ignacio Sánchez Rodríguez, professeur de droit international
à l'Université Complutense de Madrid,
M. Alejandro Nieto, professeur de droit public à l'Université
Complutense de Madrid,
M. Paul de Visscher, professeur émérite à l'Université catholique de
Louvain,
comme avocats-conseils;
S. Exc. M. Max Velásquez, ambassadeur du Honduras à Londres,
M. Arnulfo Pineda López, secrétaire général de la Commission de
Souveraineté et de frontières,
M. Arias de Saavedra y Muguelar, ministre de l'ambassade du Honduras
à La Haye,
M. Gerardo Martínez Blanco, directeur de documentation de la
Commission de Souveraineté et de frontières,
Mme Salomé Castellanos, ministre-conseiller de l'ambassade du
Honduras à La Haye,
- 8 -
Mr. Richard Meese, Legal Advisor, Partner in Frère Cholmeley, Paris,
as Counsel;
Mr. Guillermo Bustillo Lacayo,
Mrs. Olmeda Rivera,
Mr. José Antonio Gutiérrez Navas
Mr. Raul Andino,
Mr. Miguel Tosta Appel
Mr. Mario Felipe Martínez,
Mrs. Lourdes Corrales,
as Members of the Sovereignty and Frontier Commission.
The Government of Nicaragua is represented by:
H. E. Mr. Carlos Argüello Gómez
as Agent and Counsel;
H. E. Mr. Enrique Dreyfus Morales, Minister for Foreign Affairs;
Assisted by
Mr. Ian Brownlie, Q.C., F.B.A., Chichele Professor of Public
International Law, University of Oxford; Fellow of All Souls
College, Oxford,
as Counsel and Advocate;
and
Dr. Alejandro Montiel Argüello, Former Minister for Foreign Affairs,
as Counsel.
- 9 -
M. Richard Meese, conseil juridique, associé du cabinet Frère
Cholmeley, Paris,
comme conseils;
M. Guillermo Bustillo Lacayo,
Mme Olmeda Rivera,
M. José Antonio Gutiérrez Navas
M. Raul Andino,
M. Miguel Tosta Appel,
M. Mario Felipe Martínez,
Mme Lourdes Corrales,
comme membres de la Commission de Souveraineté et des frontières.
Le Gouvernement du Nicaragua est représenté par :
S. Exc. M. Carlos Argüello Gómez
comme agent et conseil;
S. Exc. M. Enrique Dreyfus Morales, ministre des affaires étrangères;
assisté par
Mr. Ian Brownlie, Q.C., F.B.A., professeur de droit international
public à l'Université d'Oxford, titulaire de la chaire Chichele,
Fellow de l'All Souls College, Oxford,
comme conseil et avocat;
et
Dr. Alejandro Montiel Argüello, ancien ministre des affaires
étrangères,
comme conseil.
- 10 -
THE PRESIDENT: Please be seated. The sitting is open. We begin today the hearings
related to the second part of paragraph 2 of Article 2 of the Special Agreement, namely the
determination of the legal situation, to use the translation agreed by the Parties, of the maritime
spaces. The Republic of Nicaragua was permitted to intervene in the case pursuant to Article 62 of
the Statute in matters concerning the determination of the legal régime of the waters of the Gulf of
Fonseca. I note the presence in Court of the Agent and counsel of Nicaragua and I bid them
welcome on behalf of the Chamber. So, as agreed, we begin; the delegation of Honduras is the first
to speak and I give the floor to Professor René-Jean Dupuy.
M. DUPUY : Monsieur le Président, Messieurs de la Cour, je tiens à exprimer tout l'honneur
que je ressens à paraître devant votre prétoire et à dire aussi ma reconnaissance au Gouvernement de
la République du Honduras qui me permet justement de l'éprouver.
Monsieur le Président, Messieurs de la Cour, il me revient, en exergue à la présente affaire et
à la présentation des thèse du Honduras de rappeler d'abord les caractéristiques de ce différend
maritime et notamment de souligner qu'il porte non seulement sur les eaux situées à l'intérieur de la
baie mais également au-delà de la ligne de fermeture de celle-ci, sur les espaces maritimes s'étendant
jusqu'à 200 milles nautiques.
Veuillez me permettre d'évoquer ici les phases principales de ce différend.
1. La première phase se produit avec des tentatives de délimitation et notamment l'accord
Cruz-Letona de 1884 par lequel El Salvador et le Honduras tentent de délimiter leurs zones
respectives, accord qui finalement ne fut pas ratifié par le Congrès hondurien mais qui a laissé
en 1900 au Nicaragua et au Honduras la possibilité de conclure eux-même un accord de délimitation
entre leurs zones respectives.
2. La seconde phase intervient avec la fameuse sentence - je dis la fameuse parce qu'on en
parlera beaucoup sûrement durant cette affaire - de 1917 prononcée par la Cour centraméricaine de
justice, Cour qui était saisie par El Salvador pour attaquer le traité Bryan-Chamorro, qui introduisait
les Etats-Unis dans la baie. Pour prohiber cette introduction d'un Etat tiers, d'un Etat non riverain,
dans la baie de Fonseca, la Cour a cherché un raisonnement juridique qui l'a conduit à adopter l'idée
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que les trois pays formaient à l'intérieur de la baie un condominium. C'était pour la Cour
essentiellement le moyen qu'elle avait trouvé pour justifier le droit du Salvador d'attaquer le traité, (le
statut de la Cour le lui permettant). Quant au Honduras, Etat tiers dans cette affaire, il avait
exprimé dans une note adressée au Salvador son rejet de la thèse du condominium et il avait adressé
copie de ladite note à la Cour centraméricaine.
3. La troisième phase intervient avec l'évolution du droit de la mer, à la suite des trois
conférences des Nations Unies, depuis 1958, et parallèlement par des propositions de délimitations
émanant aussi bien d'El Salvador que du Honduras. Mais aucune de ces propositions n'a finalement
abouti à un accord. Telles sont les phases historiques du différend.
Rappelons aussi dans cette introduction très générale, les données géographiques de la baie en
ce qui concerne, en tout cas, le Honduras.
Nous rappelerons que cet Etat, qui se trouve au centre, qui dipose de la longueur de côtes la
plus étendue, se trouve aussi le plus en retrait à l'intérieur de la baie par rapport à la ligne de
fermeture de celle-ci et n'a pas d'autre façade sur le littoral du Pacifique.
En revanche le Honduras jouit, bien sûr, de la liberté d'accès à la haute mer sans que jamais
celle-ci ait été discutée par qui que ce soit, et on peut dire que compte tenu de l'intimité que la baie
crée dans les relations entre ces trois Etats riverains, il existe ce que l'on appelle depuis déjà
longtemps, une communauté d'intérêts que ces conditions géographiques ont ainsi créée.
Communauté d'intérêts, dont la notion ne sera dégagée que plus tard, en 1929, par votre aînée
la Cour permanente de Justice internationale dans l'arrêt qu'elle a rendu à propos de l'affaire de la
Juridiction territoriale de la Commission internationale de l'Oder. Dans cette décision, la Cour
permanente de Justice internationale a mis l'accent sur la rigoureuse égalité de droits et d'obligations
qui doit régner entre les Etats qui se trouvent situés dans cette communauté d'intérêts en raison du
fait qu'ils bordent un lac, un fleuve ou baie.
La Cour centraméricaine, en 1917, a très bien pressenti ces rapports d'intimité existant entre
les riverains à l'intérieur d'une même baie et elle a essayé - forte des méthodes de raisonnement
juridique dont elle pouvait disposer à l'époque, où nous sommes tout de même encore dans la période
- 12 -
que l'on pourrait presque appeler la préhistoire du droit de la mer moderne - elle a essayé de dégager
une notion qui voulait exprimer ces rapports d'interdépendance entre les pays et, au lieu de faire
appel à la notion de communauté d'intérêts qui n'émergera qu'en 1929, elle a fait appel à celle de
condominium.
Pourtant, El Salvador insiste toujours dans ses thèses sur cette notion de condominium, et
dans ces conditions le problème du régime juridique du Golfe se pose devant votre juridiction.
Votre juridiction me permettra de rendre hommage à sa pertinence. Elle a admirablement vu
et exprimé dans son arrêt du 13 septembre 1990, quelle était la véritable position juridique du
Honduras. Vous avez dit, Messieurs (par. 73) :
"En ce qui concerne le condominium, le fond du litige entre les Parties n'est pas la
validité intrinsèque de l'arrêt de 1917 de la Cour de justice centraméricaine dans les relations
entre les Parties à la présente affaire portée devant elle, mais l'opposabilité au Honduras, qui
n'y était pas partie, de cet arrêt lui-même ou du régime qui y est déclaré applicable."
Et votre Chambre a ajouté
"Le Honduras, tout en niant que l'arrêt de 1917 lui soit opposable, ne demande pas à la
Chambre d'en prononcer la nullité."
Vous avez donc eu une intelligence parfaite de l'attitude juridique de la République du Honduras, ce
qui évite à son conseil d'avoir l'impudence d'essayer de vous indiquer comment elle se présente à cet
égard. Il faut donc pour nous, simplement démontrer le caractère mal fondé de toute tentative de
rendre cet arrêt opposable au Honduras ou de vouloir lui rendre opposable cette notion de
condominium qui est consacrée par cette décision.
C'est sur ce point premier que j'aurai l'honneur de fournir à la Chambre quelques explications
ce matin. Notre intention sachez-le bien Monsieur le Président, Messieurs de la Cour, n'est pas
d'accabler la Cour centraméricaine de Justice.
I. La sentence de 1917 et la théorie des baies historiques
Nous sommes heureux de pouvoir lui rendre hommage à l'occasion et notamment sur un point
qui ne manque pas d'importance : cette Cour centraméricaine a eu le mérite de la qualification du
golfe de Fonseca comme baie historique.
Malheureusement une fois ce compliment adressé à cette Cour, force est pour nous de
- 13 -
reconnaître qu'elle en a fait une mauvaise exploitation. La notion de baie historique devait conduire
à d'autres conclusions que les siennes si bien que nous aurons, ici, à démontrer en suivant deux
parties.
1) que le golfe de Fonseca est une baie historique comme la Cour l'avait reconnu, mais
2) que ce golfe de Fonseca n'est pas placé sous un régime de condominium.
A) Le Golfe de Fonseca est une baie historique
Et sur ce point, nous le répétons, la Cour de 1917 l'a bien vu. Elle a relevé les deux caractères
du golfe de Fonseca : premièrement, c'est une baie historique et deuxièmement, c'est une baie
historique particulière. 1) C'est une baie historique, cela lui a paru très facile à relever. La notion de
baie historique, certes, n'avait pas à l'époque tous les caractères, toutes les précisions que votre
Cour, la Cour internationale de Justice lui a apporté dans son célèbre arrêt sur les Pêcheries
en 1951.
Votre Cour a parfaitement dégagé ces caractères, mais la Cour centraméricaine avait le mérite
d'apercevoir les caractères essentiels et elle y a été aidée par une décision de la Cour permanente
d'arbitrage de 1910 intervenue dans l'affaire des Pêcheries septentrionales de l'Atlantique.
Dans cette approche, elle relève la possession séculaire, paisible et continue, assortie de
l'acquiescement de la communauté internationale. Elle relève à juste titre que des Etats tiers, pour
obtenir des droits, ont passé des accords avec chacun des riverains.
Et ainsi la Cour centraméricaine de justice a été amenée également, pour justifier cette
qualification de baie historique, à rappeler la configuration géographique du golfe; elle en a précisé
l'étendue, la faible profondeur des eaux, l'intimité du lien existant entre cet espace maritime et les
pays qui le bordent, bref elle a fait une analyse tout à fait correcte à cet égard de la notion de baie
historique que votre Cour précisera encore par la suite. Et le fait que la Baya de Fonseca soit une
baie historique n'a plus jamais été contestée.
Tout cela était d'ailleurs corroboré par la doctrine et nous pourrions faire ici défiler les ombres
de Gidel, de Politis, de Bustamante y Sirven, d'Oppenheim, de Colombos, d'Accioly, qui tous ont
reconnu à la baie ce caractère.
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2) Le golfe de Fonseca est une baie historique particulière
Mais en même temps on a souligné son originalité : c'est une baie particulière, pourquoi ?
Parce qu'alors que la plupart des baies historiques n'ont qu'un seul riverain, l'originalité de celle-ci
c'est d'en compter trois. Cette observation a troublé la Cour centraméricaine de justice, car c'est là
l'observation que l'on doit faire : après cette bonne approche, ce bon départ qui la conduisaient à
reconnaître le caractère de baie historique au golfe de Fonseca, elle n'a pas su tirer les conséquences
qui s'imposaient de cette constatation.
Une baie historique en effet, comme la Cour internationale de Justice, en 1951, le soulignera
avec force, est composée d'eaux qui ont le caractère d'eaux intérieures. Dans cette sentence de 1951,
votre Cour a déclaré que
"L'on entend par eaux historiques, des eaux que l'on traite comme eaux intérieures dans
les baies historiques, alors qu'en l'absence d'un titre historique, elles n'auraient pas ce
caractère."
C'est donc par la présence de ce titre historique que ces eaux prennent ce caractère d'eaux
intérieures. Et il faut donc que les riverains soient d'accord bien sûr pour considérer, tous ensemble,
qu'il s'agit là d'une baie historique, et c'est bien le cas ici, puisqu'il n'y a pas de doute : tout le monde
considère qu'il s'agit bien pour le golfe de Fonseca d'une baie historique.
Alors les conséquences tirées par la Cour centraméricaine ont été des conséquences
inattendues. Comment cela ? Et bien cela tient, je crois, au raisonnement de la Cour
centraméricaine. Elle a raisonné de la façon suivante :
1. Puisque le golfe appartient aux trois Etats, c'est que leur souveraineté leur est commune.
C'est qu'ils constituent une indivision, c'est qu'il y a un condominium. Donc vous voyez que puisque
les trois Etats sont souverains, ils le sont ensembles et en condominium. C'est évidemment un saut
que la Cour a ainsi fait. Chacun des Etats peut être souverain sans que pour autant, leur trois
souverainetés soient mêlées et fusionnées. Ce raisonnement s'est produit comme si les trois riverains
ne formaient qu'un seul et même souverain. C'était évidemment assez inattendu, mais il faut bien
voir que l'objet de la Cour était très précis, c'était un objet politique, c'était de prononcer l'irrégularité
du traité Bryan-Chamorro, c'était d'exclure les Etats-Unis de la baie de Fonseca. Tel est le moyen
- 15 -
que la Cour a trouvé. Par ailleurs elle a précisé que la baie était une mer fermée, ce qui était
parfaitement admissible.
Mais ce qui n'était pas admissible, c'était l'amalgame que la Cour faisait entre, d'une part, la
notion d'eaux historiques et, d'autre part, le caractère inachevé des délimitations, délimitations qui
avaient été réussies entre le Nicaragua et le Honduras, mais qui avaient échoué entre le Honduras et
El Salvador; et de ce caractère inachevé des délimitations elle concluait au condominium, alors que
le droit international aurait pu très bien lui permettre de régler la question. Le droit international de
l'époque lui-même pouvait interdire à un Etat de porter préjudice à ses voisins lorsqu'ils se trouvent
dans un milieu naturel qui crée entre eux des rapports d'interdépendance d'ordre matériel.
Mais la Cour de justice centraméricaine s'est appuyée sur la législation d'un seul Etat et en a
tiré un système complexe qui est fondé sur une distinction entre deux autres. D'une part le golfe de
Fonseca comprend une zone de 3 milles nautiques qui relève pleinement et exclusivement de la
juridiction du riverain, dit la sentence. Et d'autre part au-delà de cette limite de 3 milles il y a "une
zone d'inspection maritime", ce qui est évidemment une notion juridique que l'on ne trouve que là et
qui n'a jamais vu sa consécration dans le droit de la mer. Il y a donc une contradiction entre le fait
que l'on affirme qu'il y a un condominium et que par ailleurs on divise la baie en deux zones, car
cette contradiction apparaît du fait que, puisqu'il s'agit d'une baie historique, c'est la totalité des eaux
qui a le caractère d'eaux intérieures, et s'il s'agit d'une baie historique et si toutes ces eaux ont le
caractère de baies intérieures, on ne voit pas comment on peut découper à l'intérieur des eaux
intérieures ! C'est quelque chose qui évidemment aujourd'hui nous surprend beaucoup. Il faut bien
voir qu'en introduisant cette idée de zone d'une lieue de 3 milles nautiques, c'est en réalité la mer
territoriale, la notion de mer territoriale, que d'une façon tout à fait incorrecte, la Cour a voulu
introduire à l'intérieur d'une baie historique.
Et M. Charles Rousseau, dont je n'ai pas besoin ici de rappeler qu'il s'agit d'un très grand
savant, déclare que la Cour, avec cette décision :
"a pour conséquence singulière de faire de la mer territoriale non une zone intermédiaire entre
le territoire et la haute mer, mais un espace maritime s'interposant entre le territoire et la partie
intérieure de la baie".
- 16 -
Bien sûr la Cour voulait empêcher les Etats-Unis d'entrer dans cette baie; c'était l'idée. Mais
pour ce faire elle opérait un raisonnement inexact, alors que le droit international positif, déjà à
l'époque, lui donnait la possibilité de partir de la seule qualité de baie historique, pour du même coup
décider qu'à l'intérieur d'un système dont toutes les eaux étaient qualifiées d'eaux intérieures les Etats
devaient se trouver dans des rapports réciproques de rigoureuse égalité de droits et d'obligations.
Car chacun de ces Etats riverains est placé dans une condition identique à celle des deux
autres, face à ces eaux intérieures. Et chacun devait donc agir de telle façon qu'il ne puisse détruire
cet équilibre entre les droits des trois riverains.
Ainsi, le droit classique était suffisant. Ainsi aussi, sur la base de la théorie des baies
historiques, la Cour centraméricaine aurait pu déclarer le traité Bryan-Chamorro incompatible avec
le respect des intérêts réciproques des trois Etats riverains. Elle aurait très bien pu dire cela et
souligner que cet intérêt avait été compromis par l'initiative unilatérale de l'un d'eux qui avait conclu
ce fameux traité Bryan-Chamorro.
La Cour de Justice centraméricaine aurait donc pu fonder sa décision sur la situation de la
baie de Fonseca en tant que baie historique. On peut alors faire deux observations à ce stade devant
l'exposé.
Premièrement, toutes les eaux du golfe sont des eaux intérieures et le fait qu'il soit bordé par
trois Etats n'a aucune conséquence.
En second lieu, la position respective des trois Etats riverains autour du golfe de Fonseca et la
configuration de celui-ci expliquent, comme il sera dit plus loin, dans un autre exposé, l'existence à
l'intérieur de la baie d'une communauté d'intérêts, ce qui est tout différend d'un condominium. La
sentence de 1917 en avait pressenti l'existence, mais elle n'a pas su trouver la traduction appropriée à
ce phénomène.
II. La sentence de 1917 et la théorie du condominium
J'en arrive ainsi à la seconde partie de cet exposé, à savoir que, contrairement à ce que dit la
sentence de 1917, le golfe de Fonseca n'est pas placé sous un régime juridique de condominium.
Cette qualification de condominium est incorrecte. Je disais tout à l'heure qu'on était à l'époque
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préhistorique de la méthodologie du droit de la mer, mais aussi du droit international, car cette erreur
de la Cour centraméricaine de Justice vient de cette tendance irrésistible à l'époque de transposer
dans le domaine du droit international public des notions prélevées dans le droit privé et dans le droit
civil, et à l'intérieur du droit civil dans le droit foncier, [tels qu'ils ont été dégagés,] ces principes de
droit romain ont été dégagés entre personnes privées, entre particuliers. Cette transposition
s'explique parce que le droit international ne faisait pas, au XIXe
siècle ni dans la première moitié du
XXe
siècle, dans tous les pays, l'objet d'un enseignement très substantiel ni très approfondi. Je dois
vous confesser qu'en France, pays de Louis Renault, au début du siècle, de Bonfils, l'enseignement
du droit international public en licence jusque aux alentours de 1950, ne faisait l'objet que d'un
semestre facultatif, et que l 'on pouvait avoir fait sa licence en droit sans avoir jamais étudié le droit
international public. Vous devez peut-être vous demander, Messieurs de la Cour, si je ne vous en
apporte pas ici la pénible démonstration; il se trouve que, Dieu merci, c'est à partir des études de
doctorat que l'on se mettait vraiment à étudier le droit international public et privé, dès lors que l'on
éprouvait un intérêt scientifique pour ce domaine.
Tous les grands maîtres qui nous ont formés étaient précisément des hommes qui s'étaient
eux-mêmes façonnés à l'étude du droit des gens au-delà de la licence dans ce niveau des post
graduate students, avec un enthousiasme d'autant plus grand qu'ils découvrirent une matière dont on
leur avait caché jusque-là tous les attraits.
Je ne veux donc pas, vous le voyez, à ce moment non plus, accabler les juges de 1917. Leur
formation était celle de beaucoup d'autres juristes de l'époque, si bien qu'ils faisaient appel au capital
de notions juridiques dont ils avaient été dotées. La Cour centraméricaine de justice, ce faisant, a
évidemment méconnu un principe fondamental du droit international public. C'est que le droit
international public régit les rapports des Etats souverains et que comme votre Cour, comme la Cour
permanente de Justice internationale le dira dans l'affaire du Wimbledon, les atteintes, les exceptions
à la souveraineté de l'Etat ne se présument jamais.
Il est évident que déclarer à des Etats qu'ils sont en condominium sans qu'ils n'aient jamais
exprimé leur volonté d'y entrer, c'est faire une atteinte à leur souveraineté. Pourquoi ? Parce que,
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comme la Cour le sait parfaitement, la souveraineté s'apprécie à deux points de vue :
Premièrement, au point de vue de l'autonomie organique, à savoir que seuls les organes de
l'Etat agissent dans l'espace qui relève de cette souveraineté. C'est l'aspect organique et exclusif de
la souveraineté.
Puis un second aspect : c'est le caractère discrétionnaire de la souveraineté. C'est le pouvoir
d'apprécier l'opportunité des décisions et de les apprécier avec le pouvoir du dernier mot.
Mais précisément, lorsque la configuration naturelle d'un milieu créée une communauté
d'intérêts entre les Etats qui bordent ce milieu, ils conservent l'autonomie organique. Ce sont leurs
organes qui agissent. Mais ils perdent, ou du moins souffrent des atteintes au caractère
discrétionnaire de cette souveraineté car cette souveraineté, dans son exercice, se trouve conditionnée
par l'obligation de respecter les intérêts des autres membres de la communauté d'intérêts.
L'exercice de ces compétences est un exercice orienté et, dès lors, c'est bien ainsi que les
choses se passent dans le golfe de Fonseca; chacun agit, mais si ce caractère organique est
sauvegardé, en revanche, aucun ne peut porter atteinte aux intérêts de ses voisins.
Ainsi, c'est cette analyse que je viens de présenter que la Cour centraméricaine n'a pas su faire
en son temps. Or, en recourant à la notion de condominium, ce qu'il y a de plus grave encore, c'est
que la Cour centraméricaine a fait une application incorrecte de la notion même de condominium.
Elle a imaginé que le condominium pouvait être imposé aux Etats souverains. Or, si on se reporte au
droit positif en matière de condominium - car il y en a dans la vie internationale - on s'aperçoit qu'ils
ne peuvent naître que de l'accord, que d'une convention expresse, explicite, des Etats. C'est ce que,
dès 1929, à une époque pas si lointaine finalement par rapport à l'arrêt de 1917, M. Cavaglieri
exposait dans son cours général à l'Académie de droit international de La Haye :
"Seul l'Accord [disait-il] peut être la source juridique du condominium et de sa
reconnaissance par les Etats tiers auxquels il aurait été dûment notifié."
Le mémoire du Honduras s'est amplement expliqué là-dessus. Il a apporté de multiples
précédents, des conventions, des décisions judiciaires internes et internationales. Je ne prendrai pas
sur la patience et le temps de la Chambre en rapportant ici tous ces précédents si largement présentés
dans nos écritures.
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Mais que l'on sache bien que nous ne prétendons pas que le droit international ne reconnaît pas
les condominiums. Il y a des condominiums dans la vie internationale. Mais ce que nous disons,
c'est que lorsqu'il y a condominium, il y a un accord à la base de celui-ci.
Nous devons le préciser parce que dans la réplique d'El Salvador, nous voyons ce document
citer des zones de juridiction conjointe - c'est l'expression utilisée - mais ces zones d'utilisation
conjointe, nous sommes bien d'accord, on peut les citer, mais elles sont toutes fondées sur un accord
et si je me reporte au paragraphe 6.80 de cette réplique, je lis ceci :
"La Malaisie et la Thaïlande ont conclu [on ne saurait mieux dire!] un accord de mise
en valeur conjointe de zones de mer."
Et un peu plus loin :
"A nouveau, dans l'affaire du plateau continental Jan Mayen, en 1981, la commission
de conciliation ... a recommandé [je dis bien recommandé] que soit conclu [là encore que soit
conclu] un arrangement de mise en valeur conjointe..."
Mais dans de telles zones, bien sûr, il y a bien des circonstances, et nous mêmes parfois,
comme conseils, nous trouvons sollicités par des Etats qui ne parviennent pas à se mettre d'accord
avec leurs voisins sur la délimitation d'une zone maritime, il nous est arrivé de leur conseiller
d'essayer de mettre en place un arrangement par lequel ils pourraient trouver une solution, au moins
provisoire, en attendant que la juridiction internationale puisse trancher leur différend.
Au surplus, il faut voir qu'une zone d'exploitation conjointe n'est pas une copropriété, car dans
une zone de cogestion, chaque Etat conserve sa souveraineté organique. Ce sont ses organes qui
agissent mais ils agissent en coopérant avec les autres. Coopérer n'est pas fusionner.
Par ailleurs, au paragraphe 6.74 de la même réplique d'El Salvador, nous lisons une formule
qui nous surprend et nous choque parce qu'elle relève d'une inexactitude en ce sens qu'il est écrit que
les Parties à cette affaire étaient liées avant même l'intervention de la Cour centraméricaine de
justice. Or cela est inexact parce que, tout au contraire, comme vous le savez, le Honduras avait
adressé une note diplomatique dont il avait également envoyé copie à la Cour centraméricaine pour
lui manifester son désaccord sur la thèse du condominium avancée par El Salvador.
De plus, celui-ci dresse, dans la même réplique, toute une liste d'auteurs qui, dit-il, auraient
"accepté la sentence de 1917".
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Tout d'abord je voudrais signaler que les auteurs n'ont pas à accepter les sentences. Vos
sentences existent par elles-mêmes, fortes du prestige que vous leur conférez et les auteurs n'ont pas
à les accepter, ils ont simplement à en rendre compte, à montrer leur intérêt et l'acceptation n'est
quand même pas la condition de validité des sentences, la doctrine, très modeste, n'a jamais eu de
telles prétentions.
D'autre part, il y a dans cette formule une confusion. Une confusion parce que ces auteurs
constatent ce que la Cour centraméricaine a dit. Les auteurs sont faits pour constater; ils le
constatent. Ils peuvent constater qu'elle a parlé condominium, ils font leur métier. Mais surtout il
faut remarquer que ces auteurs visent surtout la qualification de baie historique donnée à la baie
de Fonseca. Et si je prend la référence qui nous est donnée du maître-livre de Oppenheim et
Lauterpacht, je constate, qu' indiquent :
"The International Court of the Central American Republics decided in 1917 that,
taking into consideration its geographical and historical conditions, as well as its situation,
extent at configuration, the Gulf of Fonseca must be regarded as an historical bay possessed
of the characteristics of a closed sea, and that it therefore was part of the territories of
Salvador, Honduras and Nicaragua."
Le passage que je viens d'indiquer met bien l'accent sur le fait que le point qui l'intéresse n'est
pas le condominium, c'est la notion de baie historique Par ailleurs on cite un auteur M. Blum et son
livre sur les titres historiques, dans lequel il déclare :
"L'affaire du golfe de Fonseca peut apparaître moins infondée en droit que la plupart
des auteurs n'étaient jusqu'ici disposés à le penser."
On rencontre ici encore une contradiction parce que, d'une part, la réplique du Salvador nous
dit que la plupart des auteurs acceptent cette sentence de 1917 mais elle cite en même temps
M. Blum, lequel dit que la plupart des auteurs ne l'appréciaient pas. Et puis, par ailleurs, le même
auteur, lui aussi, lorsqu'il envisage la sentence de 1917 porte son attention non pas sur le
condominium, mais sur le caractère de baie historique reconnu au golfe de Fonseca.
Ainsi, Monsieur le Président, Messieurs de la Cour, l'arrêt de 1917 voit ses bases
intellectuelles détruites par la nécessité d'un accord pour donner naissance à un condominium,
nécessité d'un accord qu'il a ignoré. Et ainsi deux séries d'erreurs sont imputables à la Cour
centraméricaine :
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1) la première erreur consiste à vouloir tirer un condominium de la territorialité du golfe (eaux
intérieures de celui-ci et caractère territorial de ce golfe);
2) la seconde erreur consiste à vouloir tirer encore le condominium de l'absence de
délimitation, du caractère inachevé de ces délimitations. Je reprends ces deux points.
1. En premier lieu, c'est à tort, que la Cour de 1917 a tiré l'existence d'un condominium de la
territorialité du golfe. Elle fonde en effet le condominium sur la notion de succession d'Etats, les
trois Etats ayant fait partie autrefois de la République Fédérale centraméricaine avant leur accession
à l'indépendance. Et cette analyse défectueuse appelle trois critiques :
a) Première critique, cette analyse souffre du défaut tenant, là encore,
à transposer au droit international public des notions empruntées au droit privé. A cet égard
M. Charles Rousseau qui a apporté beaucoup d'attention à cette sentence, il y a fort
longtemps, déclare :
"Comme tout régime juridique d'exception, l'institution du condominium ne doit pas être
étendue au-delà de son domaine strict d'application. De ce point de vue [ajoute-t-il], il paraît
difficile d'accepter l'analyse faite par certains auteurs concernant l'existence d'un condominium
successoral."
C'est cette notion de condominium successoral qui paraît inacceptable à cet auteur.
Pourquoi ? Parce que le condominium, comme nous le voyons, porte atteinte au caractère
exclusif, organique, de la souveraineté territorale, et dans ces conditions il constitue une
exception à la notion même de souveraineté exclusive, et il ne peut être appliqué que très
restrictivement, sur la base des accords des conventions, des traités qui lui ont donné
naissance.
b) En second lieu, seconde critique, si on se place dans l'hypothèse du
condominium successoral, l'analyse des cas considérés comme tels permet de dégager deux
différences fondamentales avec la situation du golfe de Fonseca.
- D'abord, la première différence résulte du fait que les cas de condominium successoraux, qui
sont bien entendu fondés sur des accords, résultent de guerres; c'est à la suite d'une guerre que l'Etat
vaincu cède aux Etats vainqueurs un ou plusieurs territoires. Et dans cette hypothèse les vainqueurs
veulent éviter des conflits entre eux, ils adoptent alors par traité un système de condominium.
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Evidemment cela fleure le droit international ancien. Par exemple :
La convention de Gastein du 14 août 1865 qui établit un condominium Autriche-Prusse sur les
duchés Schleswig-Holstein et de Lauenburg. Nous sommes vraiment dans un autre temps mais enfin
il y avait là des condomimia successoraux comme on disait dans la terminologie de l'époque; ils
étaient issus d'une guerre.
De même le traité de Bucarest, du 7 mai 1918 qui établit un condominium entre l'Autriche,
l'Allemagne, la Bulgarie, la Turquie sur une partie de la Dobrondja. Et on pourrait citer d'autres
exemples que le mémoire du Honduras a rapporté et sur lesquels je ne reviens pas.
- Enfin, il faut bien voir, et c'est la seconde différence avec le golfe de Fonseca qui
évidemment, Dieu merci, n'est pas la conséquence dans son régime juridique d'une guerre. Il
s'agissait dans tous ces condominia successoraux de solutions temporaires, établies à la suite d'un
conflit et pour éviter des désagréments entre les vainqueurs, le système était donc temporaire.
La succession à la République centraméricaine par le Honduras, le Salvador et le Nicaragua
n'est à l'évidence absolument pas comparable à ces diverses hypothèses. J'ajouterais que la
reconnaissance du golfe comme baie historique entraîne évidemment l'exclusion de souverainetés
étrangères, mais cette territorialité du golfe ne se confond pas bien sûr avec un condominium
successoral.
En succédant à la République centraméricaine chacun, je dis bien chacun des Etats, a
ipso facto, pour reprendre une terminologie de la Cour internationale de Justice, acquis la
souveraineté sur la portion qui lui revient, même si pour l'instant elle n'a pas encore fait l'objet d'une
délimitation.
Dans la succession d'Etats au contraire, la formule de condominium peut apparaître, mais il faut bien
voir que la succession d'Etats peut recourir au condominium comme à d'autres solutions. C'est une
solution parmi bien d'autres, ce n'est pas la seule. Et c'est ce qu'a très bien montré le grand historien
du droit international, M. Verzijl, notre confrère aujourd'hui disparu, dans son livre "droit de la mer
et succession d'Etats", où il déclare que dans le cas où une succession d'Etats transforme une baie
qui appartenait à un seul Etat en une baie multi-étatique :
"Aucune règle coutumière générale acceptée n'existe pour les baies entourées de plus
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d'un Etat."
Tout dépend, nous explique Verzijl, de leur configuration et la succession n'entraîne nullement
la constitution automatique d'un condominium; ce sont les Etats qui décident par convention s'il
convient de recourir à ce système ou à un autre.
Et dans ces conditions il n'y a pas davantage de coutumes qui, à l'intérieur du golfe de
Fonseca, auraient donné naissance à un tel condominium. J'entends bien qu'on nous fait observer
que tous les navires, les navires des trois Etats riverains ou les navires des Etats tiers, empruntent les
chenaux de navigation, mais s'ils empruntent les chenaux de navigation, ce n'est pas parce que les
commandants, les capitaines, sur la dunette, sont avisés qu'ils sont sur un condominium, c'est parce
que c'est une route naturelle, la seule, cela tient à l'état des fonds. Ce sont des fonds très peu
profonds et il y a des chenaux; j'ai moi-même eu l'occasion de me trouver sur la Baya de Fonseca et
d'y avoir aperçu un navire spécialisé néerlandais qui approfondissait un chenal. Périodiquement on
doit procéder à ce travail, parce que les chenaux s'ensablent. Ce sont donc des conditions tenant à la
nature qui obligent la navigation à emprunter les chenaux. Ce ne sont pas des raisons juridiques
tenant à un condominium purement mythique, et d'ailleurs il faut voir que ces chenaux garantissent
l'exercice de sa souveraineté par chacun des riverains. Car il est bien clair que les Etats tiers qui se
dirigent vers tel ou tel port entrent en contact avec les autorités de l'un des trois pays riverains. Il n'y
a pas une institution, il n'y a pas un sémaphore avec une autorité supranationale de la baie de
Fonseca, qui serait qualifié pour en régler la navigation.
Et puis une coutume, il ne faut pas l'oublier, est fondée sur la réciprocité.
C'est Bonfils, je prends à dessein cet auteur, qui écrit en 1912, c'est-à-dire à une époque
contemporaine de celle de l'arrêt de 1917 qui explique que :
"La répétition unilatérale d'actes émanant d'un seul et même Etat ne peut créer une règle
coutumière obligatoire même pour l'Etat auteur de ces actes. La coutume implique une
convention tacite et des rapports de réciprocité entre les intéressés."
A cet égard, toutes les tentatives qui ont été faites depuis la fin du XIXe
siècle et depuis les années
cinquante jusqu'à une époque toute récente, de la part des deux Etats, du Salvador comme du
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Honduras, pour délimiter leurs zones respectives, prouvent assez qu'ils ont toujours eu en réalité la
conviction que cette délimitation était possible et qu'elle était souhaitable, et leur intention commune
d'y parvenir. Dans ces conditions, je suis conduit, sur cette première erreur qui consiste à vouloir
tirer l'existence d'un condominium de la territorialité du golfe, à faire trois conclusions :
a) Un condominium requiert un traité explicite.
b) La solution du condominium est de toute façon exceptionnelle et malaisée à mettre en
oeuvre dans une baie, d'autant plus malaisée qu'elle permet des litiges et notre présence ici est
précisément la démonstration que ces litiges sont possibles. Et enfin la nature maritime du golfe est
un élément particulier. Je fais encore appel à mon maître Charles Rousseau, qui nous déclare que
l'application du condominium est beaucoup plus douteuse aux frontières maritimes car la mer n'est
pas un territoire mais un espace et le condominium s'applique plus facilement lorsqu'il y a territoire
et un territoire de nature physique.
c) Troisième observation : lorsque l'amélioration des relations internationales entre des Etats
leur permet de définir leurs droits respectifs, ils le font et ils préfèrent cette solution à celle du
condominium. C'est notamment ce qui s'est produit dans le cadre du Bénelux, c'est ce qui s'est
produit entre la Belgique et les Pays-Bas. Que Monsieur le Président et Messieurs de la Cour me
permettent de dire que j'ai le très grand honneur depuis plus de 20 ans, d'être le président du tribunal
arbitral des eaux de la Meuse et de l'Escaut, la Belgique et les Pays-Bas m'ayant porté à cette
présidence. Et bien je dois dire que je n'ai jamais eu à réunir ce tribunal arbitral. A certains égards,
je puis le déplorer sur un plan purement égoïste car j'aurais eu quelques plaisirs à étudier une affaire,
mais en réalité je m'en réjouis très profondément parce que cela démontre que les solutions très
précises, tout à fait étrangères au condominium, qui sont intervenues entre ces deux pays leur
permettent de coopérer, de se concerter et de régler à l'amiable les problèmes qui se posent devant
eux dans l'exploitation des ressources naturelles, dans le maintien de l'environnement de cette
ressource.
2. Ainsi la première erreur fondamentale étant écartée, j'en arrive à la seconde. A savoir que
la Cour centraméricaine a eu tort de tirer l'idée de condominium du fait de la non-délimitation de la
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baie. Pour El Salvador, la simple absence de délimitation permet de conclure à l'existence d'un
condominium. Il y a une confusion persistante dans cette thèse entre le condominium et le simple
arrangement précaire que les nécessités de la vie et de la coexistence peuvent imposer. L'absence de
délimitation ne procède pas d'une volonté de créer une indivision alors que nous avons vu ces Etats, à
plusieurs reprises, essayer de délimiter, mais bien d'un blocage des négociations. C'est le blocage des
négociations qui conduit à mettre sur pied des arrangements empiriques qui n'ont rien à voir avec un
condominium. Alors on procède à des accomodements de fait parce que comme cést le cas ici, ces
Etats ont entre eux des relations amicales, ce sont des Etats qui appartiennent à la même famille, et
par ailleurs, les nécessités de la vie à l'intérieur de ce milieu ne peuvent que les y encourager. Mais
ce sont des arrangements approximatifs, ce sont des arrangements que l'on pourrait qualifier de
pis-aller, en attendant que précisément, grâce à votre juridiction, les choses soient tirées au clair et
qu'ils puissent partir sur des bases beaucoup plus rationnelles.
Pour citer des auteurs anciens parallèles à la sentence, j'évoquerai Jellinek qui dans "l'Etat
moderne et son droit" nous dit (et l'observation est très valable à l'heure actuelle).
"Une telle situation ne peut se présenter d'une façon durable qu'à titre tout à fait
exceptionnel." (L'Etat moderne et son droit.)
Dans une zone où la configuration précisément engendre une communauté d'intérêts, la
perception qu'ont les Etats riverains de cette baie — de cette configuration et de la communauté
d'intérêts qui en résultent entraîne, tant qu'ils ne peuvent pas organiser véritablement entre eux un
régime sur la base d'une convention, des concessions précaires et réciproques qui proviennent du
désir de sauvegarder l'égalité des droits et l'égalité des obligations entre eux. Egalité dont ils sont
intérieurement profondément convaincus. Nul n'a l'intention de nuire à son voisin.
Dans ces conditions on ne peut procéder qu'à des arrangements précaires, mais on ne peut pas
mettre sur le même pied des systèmes précaires et un condominium qui lui, au contraire, est un
système élaboré qui résulte d'une convention soigneusement négociée et qui met en place parfois elle
aussi des institutions pour gérer le condominium. Le condominium est un système élaboré et on peut
dire qu'entre El Salvador et le Honduras cette précarité de l'état de fait existant entre eux confirme
qu'il n'y ait jamais eu véritablement un accord ni sur l'assise ni sur le contenu des compétences.
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Toutes ces considérations trouvent à l'heure actuelle leur confirmation dans le droit positif à
propos de la notion d'incertitude des frontières. L'avis consultatif de la Cour permanente de Justice
internationale rendu en 1924 dans l'affaire du Monastère de Saint-Naoum le dit très nettement :
"L'incertitude des frontières [dit cet avis] ne saurait affecter les droits territoriaux. Il
est fréquent [ajoute la Cour] que les frontières ne soient pas définies d'une façon précise."
Dans ces conditions, ce sont pendant de longues périodes, des arrangements provisoires,
durables mais précaires, qui sont ainsi établis. Et dans la présente affaire, remarquons que votre
Chambre a eu à connaître de longs débats sur le contentieux terrestre et, que je sache, c'était un
manque de délimitation certaine qui donnait lieu à ce contentieux. Et El Salvador n'a jamais soutenu
que les "bolzones" et que tous les secteurs qui n'étaient pas délimités constituaient des condominia.
Le fait de n'être pas clairement délimités n'en faisaient pas des condominia. Il n'y a pas davantage de
raisons pour que, passant de la terre à la mer, le condominium émerge des flots comme naguère les
déesses de l'Antiquité. On pourrait aussi ajouter ceci : c'est que cette jurisprudence de la Cour
permanente dans l'affaire du Monastère de Saint-Naoum, votre Cour, la Cour internationale de
Justice, l'a à son tour confirmée. Elle a dit, dans l'affaire du Plateau continental de la mer du
Nord : "L'incertitude des frontières ne saurait affecter les droits territoriaux." C'est exactement la
même formule que celle de 1924.
En fait tout se passe comme si dans l'esprit d'El Salvador, le condominium était l'état naturel,
l'état originel de toute zone maritime tant qu'elle n'a pas fait l'objet d'une limitation. Et si on suivait
cette thèse, on devrait admettre alors que la mer du Nord était un condominium, tant que la Cour
en 1969 n'a pas pris son arrêt sur le plateau continental.
Or non seulement elle a pris son arrêt, mais la Cour internationale de Justice a bien précisé le
contraire. Elle a bien précisé que l'absence de délimitation ne prive pas les Etats riverains des droits
souverains qu'ils possèdent ab initio sur la zone maritime adjacente à leurs côtes et qui prolonge leur
territoire terrestre "sans qu'il soit besoin [ajoute la Cour] de procéder à une délimitation". Je ne crois
pas qu'on puisse ajouter quoi que ce soit à une formule aussi nette de la Cour internationale de
Justice.
On est donc toujours conduit, Monsieur le Président, Messieurs de la Cour, à la même
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conclusion. Le Honduras ne peut pas se voir imposer un condominium successoral ou coutumier; il
n'y a jamais adhéré. D'autre part quand on parle de condominium, encore faudrait-il imaginer qu'il y
a un minimum d'organisation, et je voudrais à cet égard rapporter ici l'opinion d'un juriste
particulièrement éminent dont nous regrettons tous la disparition. Je veux parler de
sir Gerald Fitzmaurice qui, dans sa plaidoirie dans l'affaire des Minquiers et Ecréhous, adopta une
solution analogue à celle que le Honduras a l'honneur aujourd'hui de présenter. Il indiquait qu'il
existait bien un condominium franco-anglais aux Nouvelles Hébrides, "but it does [disait
sir Gerald Fitzmaurice] so because there are definite and detailed arrangements and agreements for
exercising".
Or il n'y a pas, ai-je le besoin de le répéter, d'administration commune, d'administration
condominiale dans le Golfe de Fonseca.
Cette fascination de l'idée de condominium qui marque la démarche du Salvador le conduit à
soutenir dans sa réplique que dans bien des affaires, la Cour n'a pas à délimiter. C'est là une
confusion, en ce sens que lorsque la Cour n'a pas délimité dans certaines affaires qui lui étaient
présentées, elle n'a jamais dit qu'il y avait un condominium là où il n'y avait pas de délimitation. Et
surtout, il s'agissait bien d'affaires de délimitation. Les affaires citées dans la réplique salvadorienne
sont le Plateau continental de la mer du Nord, la Tunisie/Libye, l'affaire Libye/Malte. Dans ces
affaires, si la Cour n'a pas elle-même tracé les lignes, elle a en tout cas, indiqué les principes et les
méthodes aux Parties pour procéder à une délimitation. Nous étions bien dans le cadre de la
délimitation.
Ainsi à toutes les raisons de fond que je viens d'indiquer, je ne devrais, semble-t-il, avoir rien à
ajouter. Sauf cependant, un point que je demande, Monsieur le Président, l'autorisation de toucher
très rapidement. C'est ce fameux problème de l'opposabilité, c'est-à-dire non plus un problème de
fond, mais un problème de procédure que précisément votre Chambre a parfaitement mis en valeur,
dans l'arrêt que j'ai cité tout à l'heure, en septembre dernier.
Vous savez que El Salvador souhaite rendre la sentence de 1917 opposable, par divers
moyens, par divers raisonnements, au Honduras. Je ne voudrais pas reprendre ici tous les arguments
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que nous avons développés dans nos écritures, mais je voudrais rappeler les principaux :
1) L'argument tiré du caractère superétatique de la Cour centraméricaine de justice. C'était
une juridiction intégrée sans nul doute, mais l'Etat est de tous les systèmes d'intégration le plus
poussé. Il n'empêche qu'une sentence rendue par tel tribunal national, entre deux parties, n'a pas un
effet obligatoire à l'égard de tous les nationaux du pays. La notion de parties et de tiers existe dans
un système aussi intégré que l'Etat, elle est donc maintenue dans le système de 1907 dans lequel, ne
l'oublions pas, les Etats centraméricains restaient des Etats souverains diposant chacun d'un ministre
des affaires étrangères, d'ambassadeurs et de la personnalité juridique internationale.
2) Le second argument est tiré de la notion d'appui moral que les Etats parties au statut de la
Cour centraméricaine devaient apporter à ces sentences. Nous avons expliqué, me semble-t-il
suffisamment, que cet appui moral avait une valeur tout à fait générale dans le dessein de
sauvegarder la paix et des relations amicales entre les cinq Etats, d'amener chacun d'entre eux à
encourager la mise en oeuvre des sentences de la Cour. Mais cela n'a de sens que dans la mesure où
une sentence de la Cour ne porte pas grief à un intérêt précis de l'un des Etats centraméricains.
Auquel cas si la sentence risque de porter atteinte à un des ses intérêts majeurs, il doit le faire
savoir à l'autre partie et à la Cour. C'est ce que le Honduras a fait dans la fameuse note de 1916,
qu'il a adressée au Salvaldor et dont il a envoyé copie à la Cour qui lui en a d'ailleurs donné acte.
3. Enfin, le fait que le Salvador persite encore dans cette idée de l'opposabilité de la sentence
appelle une observation. C'est que dans la réplique salvadorienne nous nous apercevons que
El Salvador fait un certain recul dans sa thèse :
a) Tout d'abord, dans une première démarche, il déclare que la solution du condominium a
pris une autorité objective valable erga omnes. Ce qui je crois est insoutenable pour les raisons que
nous avons développées tout à l'heure, mais aussi pour des raisons qui tiennent au fait qu'on assiste
là à une transposition à propos des décisions judiciaires d'une théorie du droit des traités à savoir la
théorie des traités objectifs, d'autant plus malheureusement invoquée que cette théorie des traités
objectifs, qui était une formation purement doctrinale, n'a pas été confirmée par la convention de
Vienne sur le droit des traités de 1969.
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b) Si bien que sentant cette thèse difficile à soutenir El Salvador y a renoncé, semble-t-il.
Si on lit, en effet, le paragraphe 6.86 de sa réplique nous voyons que El Salvador ne dit plus
"que la sentence a la qualité d'un traité et qu'elle est opposable à ce titre au Honduras". C'est un
progrès dans la thèse de la Partie adverse, et nous en prenons acte volontiers.
El Salvador manifeste cependant une tenace volonté de soutenir l'opposabilité de la sentence et
il le fait, cette fois-ci, sur une nouvelle base. Cette opposabilité de la sentence, il veut la fonder sur
une coutume locale. Il dit qu'il y aurait une coutume locale qui objectivement. Voilà le caractère
objectif qui, cette fois-ci, se situe dans l'ordre coutumier, s'appliquerait indépendamment de la
sentence.
Nous nous demandons quelle est cette "règle de droit international coutumier" applicable au
golfe de Fonseca, alors que El Salvador n'a jamais été d'accord avec les deux autres riverains sur le
contenu d'une telle règle, il n'y a qu'El Salvador qui soutienne la thèse du condominium. Ni le
Nicaragua ni le Honduras n'y ont jamais adhéré. Comment peut-on imaginer une coutume locale
alors que, nous le savons, grâce à votre jurisprudence, Messieurs, à la jurisprudence de la Cour
internationale de Justice, le caractère consensuel de la coutume régionale ou locale est encore plus
accentué que celui d'une coutume générale, universelle.
Or ici nous sommes en présence d'un désaccord permanent sur ce point précis. Il n'y a jamais
eu le moindre accord tacite ou exprès entre les trois riverains, et si nous nous reportons à votre
sentence en l'affaire de la Cour internationale de Justice relative au Passage en territoire indien —
nous constatons que c'est là précisément que vous avez marqué ce caractère de nature
essentiellement consensuelle de cette coutume locale ou régionale, qui peut n'intéresser que trois
Etats, où même, dit votre décision, que deux Etats.
Il semble donc bien que l'on ne puisse pas, dans cette circonstance soutenir cette thèse d'une
coutume locale qui s'est toujours heurtée au refus des deux autres Etats, le Nicaragua et le
Honduras, d'admettre le condominium.
On ne saurait soutenir que la sentence de 1917, par ailleurs, a reçu l'agrément du
Gouvernement hondurien.
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Nous aurons sûrement l'occasion d'y revenir, mais il est clair que le fait que certaines autorités
honduriennes aient pu marquer leur satisfaction de voir la Cour de justice centraméricaine lui
reconnaître une zone littorale exclusive, laquelle diminuait d'autant la prétention du Salvador à
appliquer le condominium à la totalité du golfe, comme il l'avait manifesté au moment de la saisine
de la Cour en 1917.
C'était toujours cela de reçu, mais pour autant, cela ne signifiait certainement pas que ces
autorités du Honduras renonçaient à revendiquer une zone qui lui soit propre et qu'elles se ralliaient à
l'idée d'un condominium sur le reste des eaux, entre la limite des 3 milles et la ligne de fermeture de
la baie.
Monsieur le Président, Messieurs, j'en ai fini. J'en ai fini avec l'exposé du premier point de
l'argumentation du Honduras. L'invocation de la sentence de 1917 pour imposer un certain régime
juridique, le condominium, au Honduras ne présente pas à nos yeux de pertinence. En revanche, la
notion qui, ici, doit intervenir est une notion différente, beaucoup plus avancée, mieux élaborée, c'est
celle de la communauté d'intérêts. Mais ce n'est pas à moi qu'il revient de vous fournir à son sujet
des explications plus approfondies.
Je remercie donc la Chambre de l'attention qu'elle a bien voulu m'accorder.
The PRESIDENT: I thank Professor Dupuy. The Chamber will now take a short break.
The Chamber adjourned from 11.20 to 11.35 a.m.
- 31 -
Le PRESIDENT : Please be seated. The sitting is resumed and I give the floor to Professor
Pierre-Marie Dupuy.
M. DUPUY : Je vous remercie, Monsieur le Président.
Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
Avant de poursuivre, à la suite du professeur René-Jean Dupuy, l'exposé des thèses du
Honduras, je voudrais tout d'abord vous faire part de l'honneur et du plaisir que je ressens à
m'exprimer devant vous et devant la Chambre de la Cour que vous composez.
Je voudrais également exprimer aux autorités de la République du Honduras toute ma
reconnaissance pour la confiance qu'elles ont bien voulu placer en moi pour défendre la cause et les
intérêts de leur pays.
Cela dit, je reprendrai l'analyse au stade où l'avait laissée le professeur René-Jean Dupuy il y a
quelques instants. Il a successivement parlé du contenu et de la portée de la sentence de 1917 et il
est donc inutile d'y revenir.
S'il m'arrivera à mon tour d'évoquer la même sentence dans ma propre plaidoirie, ce sera de
façon beaucoup plus épisodique et non plus fondamentale, seulement pour confronter le contenu de
cette sentence à la position d'El Salvador dont on verra qu'elle nous paraît surtout caractérisée par
ses hésitations et ses contradictions, lesquelles achèvent, si besoin en était, de témoigner de l'absence
de condominium.
Tirant ensuite les leçons des démonstrations qui vous ont été faites avant moi, je m'attacherai
alors à la réalité du statut des eaux du golfe de Fonseca, tel qu'il résulte de la conjonction des
données de la nature et de la pratique des trois riverains.
Mon exposé sera donc articulé en deux parties.
L'une achèvera de manifester que la singularité des thèses d'El Salvador prouve l'inexistence
du condominium.
L'autre montrera que la situation géographique particulière du golfe génère entre les trois
côtiers une incontournable communauté d'intérêts.
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I. L'inexistence du condominium :
Comme on le disait il y a un instant, il ne s'agit désormais que de rappeler à la Chambre la
singularité, et, pour tout dire, l'isolement de la position d'El Salvador face à l'attitude constante des
deux autres Etats riverains du golfe, Honduras et Nicaragua.
Le constat de départ, c'est en effet celui de l'isolement du Salvador.
Un constat de départ; l'isolement du Salvador :
Au stade actuel de la procédure, la Chambre est d'ores et déjà amplement avertie de la position
respective des Parties quant à la question d'un éventuel condominium.
Comme on le rappelait antérieurement, il ne peut y avoir en droit international de
condominium hors d'un accord explicite entre les Etats concernés. Or il y a trois Etats autour du
golfe de Fonseca. Pour qu'il y ait condominium, il faudrait donc qu'il y eut accord entre eux trois.
Or, sur les trois, deux ont constamment et inlassablement rappelé qu'ils rejetaient l'idée, et, a fortiori,
la réalisation d'un condominium à l'intérieur de la baie.
Au demeurant, comme s'il ressentait toute la précarité d'une situation aussi inconfortable,
El Salvador a semblé manifester à de nombreuses reprises, jusque dans le cadre de l'actuelle
procédure, par ses hésitations et ses contradictions intrinsèques, qu'il est décidément bien difficile de
décider tout seul ce qui ne peut être établi qu'à trois.
Je passerai donc brièvement en revue les contradictions d'El Salvador.
Les contradictions d'El Salvador :
A) La première est réalisée par l'affirmation corrélative de la banalité du régime des eaux
du golfe de Fonseca et l'invocation de la sentence de 1917 comme fondement de ce même régime,
alors que cette décision est pourtant saluée en doctrine, notamment par Gilbert Gidel et
Charles De Visscher, comme consacrant une solution tout à fait exceptionnelle, pour ne pas dire
qu'elle constitue une véritable curiosité1
.

1Voir mémoire du Honduras, p. 646-651 et réplique du Honduras, p. 1050-1051.
- 34 -
Le chapitre 7 du contre-mémoire salvadorien affirme en effet simultanément, d'une part, le
caractère sui generis de la solution dégagée par la sentence de 1917, vous en retrouverez les
références dans le texte de ma plaidoirie, et, d'autre part, la banalité des situations de condominium à
travers le monde, au sein desquelles le cas de Fonseca ne serait qu'un exemple parmi d'autres.
Or, de deux choses l'une : ou bien, comme semble plutôt le faire de son côté le Nicaragua, on
professe l'idée d'une banalité statutaire du golfe, et alors on renonce à évoquer l'arrêt de la Cour
centraméricaine; ou bien au contraire, comme prétend le faire El Salvador, on s'appuie sur la
sentence rendue par cette institution. Mais alors, reconnaissant du même coup que l'arrêt consacre
non seulement le régime inhabituel d'une paix historique trilatérale mais celui d'un condominium, on
ne peut prétendre que le golfe de Fonseca obéit au droit commun.
Toujours est-il que la contradiction entre banalisation du statut des eaux et invocation de la
sentence constitue la première, mais à vrai dire ni la seule ni la plus grave, des contradictions
d'El Salvador.
B) La deuxième est constituée par l'ambiguï té de la thèse salvadorienne quant à l'assise
spatiale du condominium : tout au long de ses écritures dans la présente affaire, El Salvador a
confirmé les hésitations que témoigne sa pratique diplomatique quant à l'assise qu'elle entend
conférer à ce régime dérogatoire.
L'hésitation apparaît en effet entre une conception large et une conception étroite de l'espace
soumis à ce régime particulier.
Ou, plus exactement, El Salvador défend alternativement, et parfois seulement à quelques
pages de distance, d'une part, la thèse d'un condominium intégral s'étendant sur l'ensemble des eaux
du golfe, et, d'autre part, celle du condominium résiduel, confiné au contraire à une zone ne
subsistant qu'après attribution à chacun des trois Etats d'une zone de pleine souveraineté dite parfois,
à tort, "mar territorial", d'une lieue marine de large, soit trois milles nautiques.
La première thèse, celle du condominium intégral, est en réalité celle à laquelle El Salvador
reste fondamentalement attaché et qui garde sa préférence.
C'est celle qu'il défendit jadis devant la Cour centraméricaine au titre de la "doctrina
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Melendez", du nom de l'un de ses présidents de la République. C'est celle, encore et surtout, qu'il
affirme dans le texte de plusieurs de ses constitutions, particulièrement celle de 1871, 1880, 1883,
1886, cependant qu'une certaine hésitation semble commencer à se faire jour dans celle de 1950 et,
sans doute plus encore, dans celle de 1983 dont vous retrouverez les textes dans les annexes du
mémoire hondurien (voir les textes respectifs des diverses dispositions pertinentes aux
annexes II.3.5-II.3.12 au mémoire hondurien, vol. I, p. 47 et suiv.).
C'est encore le condominium intégral qu'il entend illustrer dans son contre-mémoire en
sollicitant la pratique comme on l'a rappelé il y un instant, pour citer des cas dans lesquels il n'est
nulle question d'un condominium confiné dans une partie seulement de l'espace considéré.
Pourtant, El Salvador défend simultanément dans ses écritures une thèse assurément moins
gourmande mais à vrai dire fort différente, la seule, au demeurant, qui soit compatible avec la lettre
de la sentence de 1917, laquelle n'a jamais affirmé que l'existence de ce qu'on appelait tout à l'heure
de condominium résiduel : elle reconnaissait en effet, comme vous le savez très bien, dans la zone
littorale, une zone de pleine juridiction d'une largeur de 3 milles nautiques. Or, on aura l'occasion d'y
revenir, rapportée à la configuration de la baie comme à sa superficie, une telle soustraction, outre
qu'elle entraîne de nombreux chevauchements entre les zones nationales, réduit la surface du golfe
prétendument affectée au condominium à une sorte de version maritime de la peau de chagrin !
C'est cependant cette seconde version du condominium ramenée à la portion congrue
qu'El Salvador semble défendre cette fois dans les conclusions finales qu'il vous soumet, puisqu'il y
demande que la Chambre dise et juge que :
"Le régime juridique des espaces maritimes dans le golfe de Fonseca correspond au
régime juridique établi par l'arrêt de la Cour de justice centraméricaine rendu le
9 mars 1917..."
Dans son contre-mémoire, aux paragraphes 7.31 et 7.32, dans la réplique au paragraphe 6.26,
il manifeste qu'il a cette fois en tête toujours le condominium résiduel. Mais jamais, bien entendu, il
ne prend le risque de souligner la distortion qui existe entre sa thèse constitutionnelle classique et la
solution retenue par la Cour centraméricaine.
Ici encore, il faut pourtant choisir : El Salvador choisit-il le grand condominium ou la
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réduction judiciaire qu'en fit le tribunal du début de ce siècle ? Est-il partisan de tout mettre en
commun, ou de ne partager que les restes ?
La réponse est d'importance, on le reverra plus tard, car elle présente une incidence directe sur
la façon d'envisager le problème de la délimitation à l'intérieur du golfe.
Quelles que soient l'ampleur et la portée des interrogations suscitées par cette indétermination
foncière des thèses salvadoriennes, on n'en a cependant pas pour autant fini avec les contradictions
d'El Salvador.
C) Il en est une troisième, que l'on ne fera à ce stade qu'évoquer, réservant précisément pour la
phase ultérieure, celle à nouveau ramenée aux dimensions bilatérales de l'instance entre Honduras et
Salvador, de traiter en détails les questions de délimitation.
Il faut pourtant d'ores et déjà souligner, et c'est une conséquence directe de l'hésitation
précédente, que, tantôt, El Salvador affirme, c'est sa version classique, qu'il n'y a dans le golfe nul
besoin de délimitation, et ceci, en effet, est en accord avec la thèse du grand condominium. Ainsi
encore, prétendait-il, dans la médiation en 1978 : "Entre El Salvador et le Honduras il n'y a pas de
problème de limites maritimes." (MH, annexe IV.I.47, p. 769.)
Tantôt, au contraire, il consent, quoique du bout des lèvres, qu'il est sans doute besoin de
délimiter, ne serait-ce, mais on verra que ça n'est pas la seule raison, que parce que les zones
nationales respectives des deux Etats doivent être précisément définies. Cette acceptation de la
délimitation ressort de l'historique du différend. Elle s'est matérialisée notamment à deux reprises
en 1985 de façon particulièrment solennelle au sein de la commission mixte des limites, devant
laquelle, sous le patronage explicite du président Napoleon Duarte, El Salvador fit des propositions
extrêmement précises de délimitation à l'intérieur et en dehors du golfe. Mais la concession de
principe en faveur de la délimitation se retrouve aussi au stade contentieux, dans le procès
actuellement en cours devant la Chambre, par exemple au paragraphe 6.71, alinéa ii) de la réplique
salvadorienne, dans lequel El Salvador semble s'exprimer sans davantage d'ambiguïté, mais en sens
inverse, en déclarant (et je le cite dans la traduction française mise au point par le Greffe), c'est le
Salvador qui parle :
"Il a été demandé à la Cour de déterminer le régime juridique du golfe de Fonseca. Si
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ce golfe est l'objet d'une copropriété, comme El Salvador l'affirme, les seules eaux qui prêtent
à la délimitation sont celles qui constituent les zones de juridiction exclusive d'une lieue de
large, adjacentes aux côtes de chaque Etat."
On voit qu'ici, pour El Salvador, il faut certes délimiter entre deux catégories d'eaux, les eaux
propres à chaque Etats et puis les eaux du condominium cette fois résiduel, mais il faut délimiter
c'est là le point important.
Alors, aujourd'hui, parvenus au stade ultime de cette longue procédure, nous prions pour la
dernière fois les autorités de San Salvador de nous fixer sur leur position ultime : faut-il ou ne faut-il
pas délimiter ? Là est la question, mais ce n'est pourtant toujours pas la dernière. Il en reste encore
une, suscitée par la singularité de l'arithmétique usitée par nos contradicteurs.
D) La quatrième et dernière contradiction fondamentale d'El Salvador peut en effet se résumer
sous la forme d'une équation paradoxale, que l'on pourrait pose ainsi : 3 = 2 !
Voilà en effet l'étrange façon dont El Salvador affirme concurremment, et de façon
radicalement contradictoire, qu'à l'intérieur de la baie de Fonseca, il existe un condominium à trois,
entre El Salvador, le Honduras et le Nicaragura, mais qu'en revanche, à l'extérieur, dès qu'on
franchit la ligne imaginaire tracée entre Punta Cosiguina et Punta Amapala pour gagner le large, il
n'y a plus alors que deux Etats en présence El Salvador et le Nicaragua, le Honduras restant comme
enclavé à l'intérieur du golfe.
J'avoue pour ma part persister à m'interroger, n'ayant toujours pas trouvé d'explication dans
les écritures salvadoriennes, sur la façon dont cette étrange équation peut être défendue, tant au
regard du droit que des mathématiques.
La seule raison que j'aie pu y trouver est celle qui consisterait à prendre au pied de la lettre
l'expression de la sentence de 1917 d'après laquelle le golfe de Fonseca constituerait une "mer
fermée". Pourtant, à bien y regarder, la baie de Fonseca ne ressemble ni à la mer Caspienne ni à la
mer d'Azof et rien ne prouve au demeurant, dans la sentence précitée, qu'elle ait entendu l'expression
dans une acceptation aussi restrictive. Tout porte à croire au contraire qu'elle a entendu tout au plus
l'expression au sens, traditionnel, que reconduit l'article 122 de la convention de 1982 au termes de
laquelle, rappelons-le :
"on entend par 'mer fermée ou semi-fermée' un golfe, un bassin ou une mer entouré par
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plusieurs Etats et relié à une autre mer ou à l'océan par un passage étroit, ou constitué,
entièrement ou principalement, par les mers territoriales et les zones économiques exclusives
de plusieurs Etats".
Ce qui caractérise cette définition, on l'a vu, c'est la façon dont est marquée la liaison de la
mer fermée avec la mer libre.
Quant à l'affirmation d'après laquelle le Honduras ne serait pas un Etat riverain du Pacifique,
je laisserai à mon ami le professeur Derek Bowett, le soin d'en traiter, mais je relève dès maintenant
qu'elle est bien entendu incompatible avec toutes les définitions tant juridiques que géographiques
d'une baie, laquelle n'est pas retranchée du littoral, mais s'ouvre au contraire vers le large.
Ainsi, une fois encore, El Salvador hésite entre deux thèses, qu'il soutient alternativement.
Nous parvenons au terme d'une longue procédure et nous aimerions là encore être fixés. Force est de
constater que la façon dont El Salvador défend l'existence de son condominium achève d'en
démontrer l'irréalité.
Mais alors, s'il n'y a pas condominium entre les trois riverains sur les eaux du golfe de
Fonseca, qu'y a-t-il ? Peut-on aller jusqu'à dire, comme le Nicaragua paraît le faire pour sa part,
qu'il n'est en aucune façon besoin pour chacun des côtiers de prendre en considération la présence
très proche des deux autres et qu'en d'autres termes, la configuration naturelle du golfe ne génère
aucune conséquence de droit entre les trois riverains ?
La République du Honduras ne le pense pas. Tout en constatant l'irréalisme et le défaut de
base juridique de la thèse extrême et exceptionnelle du condominium, elle prend en compte la
situation géographique concrète de cette baie trinationale à la superficie restreinte.
Elle admet qu'en cette région, il est des solidarités engendrées par l'histoire, ce qui explique
qu'elle reconnaisse précisément au golfe de Fonseca le caractère de baie historique multinationale.
Elle constate ainsi qu'il existe des liens provoquant entre les riverains une véritable communauté
d'intérêts.
II. L'existence d'une communauté d'intérêts :
A. Différence de nature entre communauté d'intérêt et condominium :
- 39 -
Je voudrais tout d'abord dans un premier point rappeler brièvement la différence de nature
entre communauté d'intérêt et condominium; je dis bien de nature et non pas de degré.
La communauté d'intérêts, disons-le d'emblée, Monsieur le Président, Messieurs les Juges,
n'est pas, comme voudraient le faire croire tantôt El Salvador et tantôt le Nicaragua, une sorte de
version affadie ou une copie délavée du condominium.
La démonstration de la distinction entre les deux notions comme entre les deux régimes
distincts qu'elles génèrent a déjà été faite dans le mémoire hondurien (chap. XVIII, p. 599 et suiv.,
particulièrement p. 600-604).
Je me contenterai donc à titre liminaire de rappeler la ratio legis de la notion de communauté
d'intérêt, pour synthétiser les différences qui la séparent de celle de condominium :
- quant à leurs fondements respectifs, tout d'abord, communauté d'intérêt et condominium
diffèrent en ceci que la première découle d'une situation de fait, alors que le second procède toujours
d'un acte juridique consensuel.
On ne le dira jamais assez, il n'y a pas de condominium sans accord2
. En revanche, la
communauté d'intérêt n'est pas d'abord le fruit d'une rencontre de volontés. Elle est en premier lieu
imposée aux Etats limitrophes par les données naturelles de l'espace territorial que leur contiguïté les
oblige à partager. Cette contrainte des faits, parce qu'extérieure aux volontés souveraines, présente
quant à elle un caractère objectif, à l'encontre du condominium.
- quant à leur régime juridique respectif, ensuite, on constate aussi des différences profondes
entre communauté d'intérêt et condominium. La première, précisément parce qu'elle découle de
données géographiques de fait, implique une obligation cardinale, bien dégagée par la Cour
permanente sur laquelle je reviendrai ultérieurement, celle d'une rigoureuse égalité de droits entre les
Etats concernés3
. En revanche, les rares traités à l'origine du statut exceptionnel de condominia

2
"Seul l'accord peut être la source juridique du condominium et de sa reconnaissance par les Etats
tiers auxquels il aura été dûment notifié." Cavaglieri, "Règles générales du droit de la paix",
RCADI 1929, vol. 26, p. 389 et Ch. Rousseau, RCADI 1948, vol 73, p. 220-228.
3
Juridiction territoriale de la Commission internationale de l'Oder, arrêt n° 16, 1929, C.P.I.J.
série A n° 23, p. 27.
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sont indispensables à la création de celui-ci. Ils établissent le plus souvent rigoureusement les
conditions dans lesquelles l'exercice conjoint de compétences habituellement exercées à titre exclusif
par chaque Etat sera organisé et même, dans une large majorité de cas, se dotent d'organes communs,
destinés à faciliter la mise en oeuvre de ce régime hautement dérogatoire au droit commun.
Ainsi contrairement à la communauté d'intérêts, qui résulte si l'on peut dire "de la nature des
choses", le condominium est toujours une construction artificielle.
Ainsi encore, lorsqu'il constate l'existence d'une communauté d'intérêts entre les Etats
riverains, en raison de la configuration des côtes et de la superficie de la baie, le Honduras ne
cherche pas par là à trouver de façon artificielle une sorte de voie moyenne entre la position extrême
de l'un, El Salvador, qui prétend que l'on se trouve dans le régime littéralement improbable d'une
souveraineté commune, et de l'autre, le Nicaragua, pour lequel il n'y a dans le golfe aucun lien
particulier entre les trois riverains.
Il est certes vrai que la notion de communauté d'intérêts appliquée à la situation respective des
trois Etats en cause est à la fois rationnelle, réaliste et équitable, et qu'à ce titre, elle ne tombe dans
aucun des travers trop extrêmes.
Mais là n'est pas la cause essentielle du constat hondurien. La raison véritable pour laquelle
le Honduras affirme qu'il existe entre les trois riverains une communauté d'intérêts ne tient d'abord ni
à sa volonté propre ni à celle de ses deux voisins. Elle est engendrée par la rencontre de faits
purement géographiques, que j'ai déjà cités (configuration des côtes à l'intérieur du golfe et
superficie des eaux) et de données politiques et humaines, l'emplacement des frontières des trois
Etats et la distribution de leurs territoires respectifs tout autour de la baie.
On reviendra alors de façon assez synthétique sur les origines et le champ d'application actuel
de la notion, avant d'examiner les conséquences concrètes de son existence dans le golfe de Fonseca.
B. Origines et champs d'application de la notion de la communauté d'intérêt :
1. L'origine de la notion, comme chacun le sait, est à trouver dans l'arrêt sur la juridiction
territoriale de la Commission internationale de l'Oder, rendu par la Cour permanente de justice
internationale, le 10 septembre 1929, entre l'Allemagne et la Pologne (C.P.J.I. série A n° 23). On
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voit traditionnellement dans cette espèce l'une des contributions jurisprudentielles les plus décisives à
la consécration par le droit international de l'unité physique et hydrologique d'un bassin fluvial
international, dont en particulier les auteurs allemands ont tâché dans un premier temps de dégager
les conséquences juridiques; je fais par exemple allusion à Reitzenstein, dans son ouvrage intitulé
Das Recht der Staaten an gemeinsamen Flüssen, puis Thalman, avec son "coherenz prinzip" ou
plus près de nous, Berber, qui ont mis en évidence la nécessité à la fois écologique et juridique de la
consécration de cette unité naturelle.
Ce qui n'est pas dépourvu d'intérêt, c'est de constater qu'à la même époque, soit au début de
notre siècle, d'autres juridictions, certes non pas internationales mais fédérales, dessinent des règles
aux contours analogues. On pourrait ainsi citer par exemple la décision du Staatsgericht de 1927 en
Allemagne, relative au Danube, qui affirmait aussi que la situation des Etats riverains d'un même
fleuve était conditionnée par l'existence entre eux de ce qu'il appelait une "communauté juridique
internationale", les obligeant au respect réciproque de leurs compétences respectives (voir mémoire
du Honduras, p. 626); ou bien encore le célèbre arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis dans
l'affaire Wyoning v. Colorado, qui, lui, remonte à 1922, et dans lequel était déjà affirmée l'idée d'une
égalité de droit et d'une répartition équitable des ressources en eau entre deux Etats appartenant au
même bassin.
Plus tard, et cette fois dans un contexte proprement international, entre la France et l'Espagne,
en 1957, la sentence arbitrale rendue dans l'affaire du Lac Lanoux s'inspira des mêmes principes.
Elle est trop bien connue de la Chambre pour que je m'y attarde. Notons simplement qu'à la base de
cette sentence, on trouve également les notions d'égalité et de respect des droits entre co-riverains
d'un même cours d'eau (voir mémoire du Honduras, p. 627, et Ch. De Visscher y a suffisamment
insisté dans ses Problèmes de confins en droit international public, p. 69). On doit également à
cette sentence la précision de bon sens que l'unité naturelle d'un même bassin n'est, pour la citer,
"sanctionnée sur le plan juridique que dans la mesure où elle correspond à des réalités humaines".
Ce qui se trouve bien entendu réalisé dans notre affaire.
Certes, il est vrai que c'est à propos des fleuves, comme à celui des lacs, dont, au demeurant,
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notre baie est très proche, que de nombreux travaux de codification ont peu à peu dégagé du limon
des premières espèces les traits caractéristiques de son régime juridique : ce fut d'abord l'Institut de
droit international qui, une première fois en 1911, à Madrid, une seconde en 1961, à Salzbourg, une
troisième, enfin, en 1979, à Athènes, cette fois à propos de la pollution des fleuves et des lacs,
reaffirma les devoirs réciproques des Etats vis-à-vis d'une ressource commune.
Ce fut ensuite l'International Law Association, avec les règles d'Helsinki, en 1966, puis celles
de Montréal, en 1982, qui reprit les mêmes principes.
Ce fut enfin, et c'est encore, dans la parfaite continuité d'inspiration des travaux de ses
rapporteurs successifs, la Commission du droit international des Nations Unies, qui arrive
aujourd'hui au terme de la codification des règles régissant le droit des utilisations des fleuves et des
lacs à des fins autres que la navigation.
Sans qu'il soit ici nécessaire de reprendre par le détail le contenu de ces derniers travaux, il
n'est pas indifférent d'en rappeler l'évolution générale, car elle a bien permis de développer la ratio
legis de la notion de communauté d'intérêts.
Au début de la décennie écoulée, le rapporteur, Stephen Schwebel, s'inspirant de divers textes
de caractère programmatoire adoptés dans la période immédiatement antérieure, comme par exemple
le plan d'action de Mar del Plata défini par la conférence des Nations Unies sur les ressources en eau
(en 1977), prit aussi en considération les tendances générales du droit international de
l'environnement alors émergeant, grâce en particulier aux efforts du programme des Nations Unies
pour l'environnement et de l'OCDE. Il insista ainsi, à l'article 5 de son projet, sur le fait que les eaux
d'un lac international ou d'un fleuve constituent le type même de la "ressource naturelle partagée"
(doc. A/CN.4/332 et add.), ce qui entraîne un devoir de solidarité entre ses codétenteurs.
Cette ligne de pensée fut ensuite reprise par M. Evensen, à partir de 1983 (A/CN.4/367).
On sait cependant que cette inspiration pourtant très rationnelle, peut-être trop, devait se
heurter, au sein de la Sixième Commission de l'Assemblée générale des Nations Unies, à de vives
résistances de la part de nombreux Etats; tant et si bien que la notion de "ressources naturelles
partagées" dut être abandonnée, parce qu'elle disait sans doute trop vite ce que les Etats ne se
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résolvent bien souvent à n'admettre que par étapes successives. Toujours est-il que cette notion de
"recursos naturales compartidos", pour la citer dans la version espagnole, ne fait pas encore
pleinement partie, aujourd'hui, du droit international positif, du moins sous ce vocable.
Car si on a abandonné l'expression, les travaux ultérieurs de la Commission garderont
l'essentiel que sont les principes de base, le régime et les implications légales de la communauté
d'intérêts générée par le partage d'une ressource unique entre plusieurs souverainetés.
L'axe principal de l'actuel projet est en effet ordonné autour du principe de l'utilisation
raisonnable et équitable des ressources en eau, sur la positivité duquel, sur le caractère du droit
positif duquel chacun des trois rapporteurs précités avait tour à tour insisté, en remontant un courant
jurisprudentiel qui, toujours, les ramenait, l'un après l'autre, vers un unique confluent : la notion de
communauté d'intérêts, telle que dégagée par l'arrêt de la Cour permanente dans l'affaire de la
Commission de l'Oder.
L'égalité de droits entre les co-riverains demeure ainsi l'âme de tout le projet actuel
(A/CN/4/448 et add.) à partir de laquelle s'ordonne l'énonciation des obligations concrètes des Etats,
pour sauvegarder leurs intérêts respectifs et organiser leur coopération (voir en particulier les
articles 6 à 9 et suiv.).
Alors, pour expliquer la convergence de ces jurisprudences et de ces travaux de codification,
on a pu avancer en doctrine divers fondements possibles : théorie de l'abus de droit, principe de la
bonne foi, obligations de voisinage, ou, surtout, principe d'utilisation non dommageable du territoire,
tel qu'il fut dégagé par votre Cour dans l'affaire du Détroit de Corfou en 1949.
Mais, pour tout dire, du halo de ces principes, évoqués parfois par les auteurs de façon
quelque peu confuse, une réalité émerge, parfaitement dégagée par la Cour permanente dès 1929.
Elle résulte de deux séries d'éléments : les uns, nous l'avons déjà dit, sont de pur fait. Ils
tiennent à la contiguité de territoires souvent mitoyens, en tous cas répartis autour d'une réalité
naturelle qui est aussi ordinairement, par la force des choses, une ressource commune.
Les autres éléments sont de droit : chacun des Etats concernés, parce que ladite ressource est
- aussi - sur son territoire, est juridiquement habilité à exercer sur elle ses compétences territoriales,
- 44 -
à la fois exclusives et générales. Seulement, ce faisant, il ne peut oublier que les autres ont sur
leur propre portion nationale de la même réalité physique, dotée naturellement d'unicité, des droits
identiques, et ce pour des raisons parfaitement semblables. Ainsi, dans la positivité du droit
international comme dans la morale kantienne, l'exercice du droit de chacun trouve ses limites là où
commence celui des autres et aucun ne peut ignorer que la vicinité l'oblige à maîtriser l'exercice des
compétences que le droit lui confère, mais que la nature le contraint à ne pas exercer sans limites.
Ainsi, le coeur de la communauté d'intérêts, sa base légale et son principe premier, celui
d'égalité, ne sont pas du tout à trouver dans une sorte d'idéologie solidariste diffuse, aussi imprécise
qu'elle s'affirmerait généreuse. Le coeur de la communauté d'intérêts est au contraire taillé dans le
noyau le plus dur des normes constitutives de l'ordre juridique international, qui est tout simplement,
entre Etats, le respect réciproque de la souveraineté.
En définitive, ce que la Cour permanente de Justice internationale d'abord, puis les
gouvernements et les auteurs ont perçu, les uns après les autres, parce qu'il s'agit tout simplement
d'une règle de bon sens, c'est que la vicinité de certains Etats par rapport à une même réalité fournit
une occasion privilégiée d'exercice à des règles et des principes généraux de droit international dont
le but est d'imposer aux Etats le respect réciproque et concret de leur égalité souveraine.
Il n'y a pas une doctrine abstraite mais une nécessité politique et pratique de la communauté
d'intérêts. Celle-ci n'est pas constituée par un corps de règles qui seraient parfaitement autonomes,
mais par le renforcement de l'exigence d'application de certaines règles générales existant de toute
façon par ailleurs, et ici destinées à promouvoir la coopération de nations que la nature et l'histoire
rendent plus interdépendantes que d'autres.
On comprend mieux, dès lors, Monsieur le Président, dans de telles conditions, que l'égalité de
droit générée entre les membres d'une communauté d'intérêts n'ait aucune raison d'être confinée à un
domaine particulier du droit international qui serait, comme l'indiquent presque d'une même voix, ici
enfin réconciliés, les deux voisins du Honduras, le Salvador et le Nicaragua.
Aussi, pour les besoins de notre affaire, deux remarques sont alors particulièrement
importantes :
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La première, à travers l'unité d'inspiration de tous les travaux successifs de codification fondés
sur la pratique effective des Etats et la prise en compte de leurs réactions aux projets qu'on leur
soumettait, c'est la confirmation d'une base de droit dégagée dès 1929 par la Cour, celle de
communauté d'intérêts fondée sur le respect réciproque de l'égalité souveraine.
Notons que cette unité d'inspiration jouit certes d'un enracinement dans l'opinio juris
universelle, à laquelle l'Amérique latine a contribué largement à constituer. Et je pense en particulier
aux accords régissant le régime international du Rio de la Plata.
Mais l'enseignement de deux décennies de droit international de l'environnement (comptées à
partir de 1972 et de la conférence des Nations Unies de Stockholm) montre bien que les mêmes
règles et les mêmes principes s'appliquent non seulement à propos des ressources en eau, ce qui
d'ailleurs en l'occurrence est le cas, mais de tous les cas dans lesquels il faut concilier l'unité
physique d'une réalité écologique et sa partition politique entre les territoires d'égales souverainetés.
L'égalité de droit et le respect réciproque des compétences souveraines constituent ainsi, pour
reprendre l'expression employée par la Cour dans un autre contexte, les "principes généraux de base"
du droit du voisinage et, à fortiori, de la mitoyenneté de plusieurs Etats sur une réalité physique
partagée entre leurs territoires respectifs.
Ces principes sont tous articulés au respect réciproque de la souveraineté, en tant qu'elle
constitue "le concept juridique fondamental ... en droit international coutumier" (on aura bien
entendu reconnu la citation de l'arrêt de la Cour en 1986 dans l'affaire des Activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique)
C.I.J. Recueil 1986, p. 111, par. 212).
La deuxième remarque, Monsieur le Président, a trait à l'importance dans cette branche du
droit international comme dans celle du droit de la délimitation maritime (qui, elle aussi, a trait à la
répartition spatiale des aires de souveraineté) de la place occupée par les principes équitables.
On le disait il y a un instant, c'est par référence à la notion de l'"utilisation équitable" d'une
ressource internationale que l'ensemble du projet de la Commission du droit international, comme au
demeurant une bonne part du droit international coutumier de l'environnement, s'est constitué.
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La liste, en particulier, des "facteurs à prendre en considération pour une utilisation équitable
et raisonnable", je cite là une expression employée à l'article 7 du projet de M. McCaffrey, actuel
rapporteur, rappelle notamment tout à fait la technique du faisceau de critères et d'indices que la
Cour donnait à considérer dans son arrêt de 1969 sur le Plateau continental de la mer du Nord.
Mais ce qui compte, c'est de constater que dans l'un et l'autre cas, il s'agit de trouver une
solution raisonnable à la nécessaire conciliation des droits respectifs de plusieurs Etats, en faisant un
usage équitable de la règle de droit.
Je saisis alors cette occasion, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, pour redire avec
force ce que la République du Honduras a déjà eu l'honneur d'exposer à la Chambre dans ses
observations écrites du 1er mars dernier à propos de la déclaration en intervention du Nicaragua.
Non seulement il n'y a aucune incompatibilité entre le constat de l'existence d'une communauté
d'intérêts des trois Etats sur le golfe de Fonseca et le droit international contemporain de la mer, mais
il y a au contraire une convergence saisissante entre l'un et l'autre.
Sans même évoquer le droit de la délimitation maritime, on a pu citer, par exemple, le cas de
plusieurs articles de la partie XII de la convention de Montego Bay, très généralement reconnus
comme déclaratoires de la coutume internationale existante, tels les articles 197, 207 (par. 4), 210
(par. 4), 212 (par. 3), ou bien encore l'article 63, quant à lui tiré de la partie V et traitant des
nécessités de la coopération entre plusieurs Etats côtiers dans un secteur adjacent à la côte pour
gérer équitablement les stocks de poisson.
Mais c'est peut-être l'article 123, celui-là même qui fait suite à la disposition que je citais tout
à l'heure et qui donnait la définition des mers fermées, puisqu'il est relatif à la coopération entre Etats
riverains de mers fermées ou semi-fermées, qu'il convient de citer. Il semble en effet constituer un
modèle explicite du régime juridique à développer entre les trois Etats, sur base de l'existence entre
eux d'une communauté d'intérêts. Je n'en reprendrai pas la lecture puisqu'elle se trouve dans les
Observations de la République du Honduras à la page 17. Enfin, bien sûr, en matière de
délimitation, mais j'aurai l'occasion d'y revenir, il y a une congruence parfaite, en l'espèce, entre les
circonstances à prendre en considération pour délimiter les espaces maritimes à l'intérieur et à
- 47 -
l'extérieur du golfe, et les éléments pertinents pour identifier les conséquences concrètes et le régime
juridique de l'existence d'une communauté.
C'est bien en application des principes équitables comme en tenant compte de l'égalité des
droits générée entre les riverains par la communauté d'intérêts que le Honduras a droit, par ailleurs,
au même titre que les deux autres Etats côtiers, à une portion de la ligne de fermeture du golfe,
proportionnelle à la longueur de ses côtes, comme, au-delà de cette ligne de fermeture, il a droit aux
zones de juridiction auxquelles a droit tout Etat côtier. On n'en dira pas plus sur ce point à ce stade,
car il ne s'agit pas encore de parler de délimitation.
Et il convient à présent de conclure, en indiquant à la Chambre quels sont les axes principaux
du régime de la communauté d'intérêts à l'intérieur du golfe de Fonseca.
C. Le régime juridique de la communauté d'intérêts à l'intérieur du golfe de Fonseca :
Le régime juridique de la communauté d'intérêts appelle d'abord une observation, c'est celle
d'après laquelle il convient absolument de redresser l'opinion exprimée par El Salvador, notamment
dans sa réplique, dans laquelle il dit qu'on ne voit pas très au fond quel est ce régime juridique de la
communauté qui serait marqué à la fois par son caractère vague et imprécis.
En réalité, il faut ici encore revenir à l'arrêt de la Cour permanente de 1929. La Cour y
indique bien le caractère évolutif, progressif de la notion. Elle parle de "cette communauté
d'intérêts ... [qui] devient une communauté de droit".
Avant d'être une institution juridique, la communauté d'intérêts, est en effet, on l'a souvent
rappelé, une réalité physique, une donnée matérielle, à laquelle le droit confère une certaine
signification et attache certaines conséquences légales. Mais le reste devra être, cas par cas, en
fonction de chaque situation particulière, développé et précisé par voie d'accord direct entre les
Parties intéressées.
On pourrait dire en synthétisant que la communauté d'intérêts, comme je l'ai dit au début de
ma plaidoirie, est engendrée par la nature mais développée par l'accord.
En d'autres termes, le régime juridique de toute communauté d'intérêts peut être présenté
comme constitué d'un dyptique, c'est-à-dire de deux volets interdépendants et complémentaires :
- 48 -
- d'une part, et c'est pour l'instant malheureusement à peu près le seul qui existe à Fonseca, un
volet conservatoire, constitué de quelques règles simples dont la principale est, je m'excuse de devoir
le rappeler, la "parfaite égalité de droit" existant entre les Etats que la communauté concerne, et dont
l'implication la plus directe est l'obligation pour chacun de ne pas porter atteinte aux droits des
autres Etats par ses propres agissements à l'égard du site ou de la ressource considérées sous peine
d'engager sa responsabilité internationale.
Il s'agit, en d'autres termes, d'une occasion privilégiée d'application du principe plus large
d'utilisation non dommageable du territoire, le principe de Corfou, fondé je le rappelle sur "certaine
considération élémentaire d'humanité" par cette même Cour (C.I.J. Recueil 1949, p. 22).
Mais il existe aussi dans le régime juridique de la communauté une obligation générale de
coopération, c'est elle qui anime le second volet du régime juridique de la communauté d'intérêts qui
n'est plus conservatoire mais dynamique. Seulement, pour le construire, c'est là qu'il faut un accord.
Dans le cas du golfe de Fonseca, le régime de coopération a certes déjà été ébauché au cours
de négociations bilatérales ou de recontres régionales. Ce qui apparaît en tous cas certain et ne
manque pas d'être frappant, c'est que les trois gouvernements ont avancé des propositions de
coopération, notamment dans le domaine administratif, comme dans ceux du développement
économique et de la protection de l'environnement, dont la comparaison démontre les contenus très
largement convergents.
Je me permets à cet égard de prier respectueusement les membres de la Chambre de se
reporter, pour les propositions du Honduras, au procès-verbal de la réunion de la commission mixte
honduro/salvadorienne des 23 et 24 juillet 1985 (MH, annexe V.1.22, vol. II, p. 915), qu'il est tout à
fait instructif de comparer aux propositions salvadoriennes, qui les avaient d'ailleurs précédés,
puisqu'elles datent de mai des 23 et 24 mai de la même année (ibid., p. 901 et suiv.) dans lesquelles
on constate également des propositions très intéressantes venant de la délégation salvadorienne pour
la construction et le développement de cette communauté.
Les dernières propositions que fit la délégation salvadorienne à la commission mixte des
- 49 -
limites, celle du 26 septembre 1985, patronnées encore une fois explicitement par le
président Duarte, reviennent à nouveau sur la description du golfe de Fonseca et de son régime
juridique après avoir décrit de façon très précise le tracé de la ligne divisoire entre les zones de
juridiction respectives des deux Etats; on y constate la reconnaissance de la pleine souveraineté du
Honduras et du Salvador chacun sur sa zone respective, avant de se déclarer en faveur de leur étroire
collaboration.
Enfin, il est du plus haut intérêt de se référer à une déclaration d'un représentant de l'actuel
Gouvernement du Nicaragua à la 64e
séance de l'Assemblée générale, le mardi 11 décembre 1990,
parce qu'elle est la plus récente sinon la plus nette de ce troisième pays. Nous l'avons déjà reproduite
en annexe aux observations du Honduras sur la déclaration en intervention du Nicaragua. J'en
rappelerai brièvement les termes. Au nom de son Gouvernement, M. Mayorga-Cortes, déclarait
(c'est la traduction française du Greffe) :
"Pour le Gouvernement du Nicaragua, ce qui importe le plus actuellement, c'est de
souligner que le golfe de Fonseca est le centre d'une zone géographique qui appartient, sans
contestation des tiers, aux trois Etats riverains, dont chacun possède une zone géographique de
juridiction particulière. Les activités de l'homme dans la totalité du bassin ont dégradé
l'environnement (c'est toujours le délégué du Nicaragua qui parle) et augmenté lentement et
sûrement le risque de compromettre encore davantage les ressources originales de ce bassin.
A notre avis [poursuit-il] les trois Etats riverains partagent une communauté d'intérêts dans le
rétablissement de l'équilibre de la nature et la planification d'un développement continu des
ressources du golfe."
Et il concluait :
"Utiliser le golfe pour essayer de collaborer dans la réalisation de projets conjoints ne
va pas à l'encontre de la nécessité pratique de définir les zones de juridiction pour chacun des
Etats riverains." (Doc. A/45/PV.64, p. 49-50.)
Messieurs de la Cour, ai-je besoin de le dire, le Gouvernement du Honduras ne peut
qu'acquiescer aux sages propositions que vous venez d'entendre, dans lesquelles on retrouve à la fois
la reprise du terme et l'illustration du régime de la communauté d'intérêts, telle qu'il l'a pour sa part
toujours entendue. Il s'étonne simplement que le même Gouvernement du Nicaragua ait cru devoir,
seulement trois jours plus tard, soit le 14 décembre 1990, déposer devant la Chambre une déclaration
écrite mettant en doute l'applicabilité de la même notion dans le golfe de Fonseca. Il s'agit certes de
deux déclarations radicalement incompatibles, dont j'espère simplement que la seconde sera
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prochainement retirée au bénéfice du maintien exclusif de la première.
Il est en tout cas tout à fait remarquable de constater que lorsque les deux partenaires du
Honduras - Nicaragua et Salvador - tiennent un discours pondéré, notamment, mais je suis sûr que
nous y reviendrons, parce qu'ils cherchent précisément la "conciliation", ils en arrivent à défendre à
l'égard du statut juridique du golfe la promotion des virtualités de la coopération dans le respect
réciproque de la souveraineté, dont nous avons précisément constaté qu'elle constitue l'âme de la
communauté d'intérêts.
Ceci illustre également le caractère rationnel et équitable d'un régime qui conserve les acquis
de la pratique des trois Etats, tout en les incitant activement à passer enfin à la réalisation de ce que
j'appelais tout à l'heure le "volet actif ou dynamique de la communauté d'intérêts", qui est le
développement de leur coopération.
Ainsi, Monsieur le Président, Messieurs les Juges, ce que le Honduras désigne sous ce vocable
de "communauté d'intérêts" emprunté à la jurisprudence de la Cour permanente et illustré par les
développements normatifs les plus contemporains du droit international des espaces et des
ressources morcelés entre des souverainetés diverses ne lui paraît pas être un dogme rigide, ou une
notion artificielle transplantée abusivement dans un univers qui ne serait pas le sien. Ce n'est pas
une greffe d'organe fantaisiste, ou une transplantation arbitraire. C'est, nous semble-t-il, la
qualification adéquate d'une situation juridique d'ores et déjà existante entre les trois Etats en raison
de la convergence de la géographie et de l'histoire, en même temps qu'une base juridique pour l'essort
futur de leur indispensable coopération.
Je concluerai seulement en rappelant brièvement les caractères principaux du régime du golfe,
tels que les analyse le Honduras et tels qu'il les exposa déjà aux pages 659 à 664 de son mémoire,
complété par d'autres passages dans sa réplique. J'irai donc très vite.
1) Le golfe de Fonseca est une baie historique multinationale. En conséquence, toutes ses
eaux sont des eaux intérieures, réparties entre les trois Etats riverains, même si les habitudes
régionales ont longtemps incité les législations internes à employer à leur égard le terme de "mer
territorial".
- 51 -
2) En raison de leur histoire commune, de la configuraiton de la baie comme de sa superficie,
de la situation respective de leurs territoires autour de ses eaux, de l'interdépendance multiforme de
leurs activités économiques et maritimes, de l'unicité naturelle, enfin, du golfe de Fonseca en tant que
ressources naturelles, El Salvador, le Honduras et le Nicaragua sont liés à son égard par une
communauté d'intérêts, c'est-à-dire par une situation juridique entraînant d'abord pour eux
l'obligation réciproque de respecter scrupuleusement leur égalité de droit, et les incitant ensuite, à
développer leur coopération pour la meilleure sauvegarde de leurs intérêts respectifs et la mise en
valeur des ressources de la baie.
3) Les compétences des trois Etats s'exercent, chacun dans sa zone de juridiction respective,
notamment en matière de navigation, de contrôle administratif, sanitaire, de sécurité et d'exploitation.
En ce qui concerne en particulier l'exercice de leur juridiction en matière de navigation, il
convient de faire une analyse exacte des conditions juridiques dans lesquelles elle se déroule. Il faut,
semble-t-il ici, distinguer le cas des navires battant pavillon de l'un des riverains de celui des
pavillons des Etats tiers.
a) Les premiers, au titre précisément de l'égalité des droits existant
entre les trois côtiers, ont manifestement, depuis leur origine, une liberté réciproque de
navigation à l'intérieur de chacune des zones placées sous la juridiction de l'un ou de l'autre.
Ils ont aussi bien évidemment un droit d'entrée et de sortie dans ou hors du golfe, en
provenance ou en direction de la haute mer. Et bien sûr, cette liberté est conditionnée par le
respect de la législation de chacun des Etats tel qu'il l'a édictée pour sa propre zone de
juridiction. Elle ne s'étend pas aux navires et embarcations militaires. Relevons qu'en
définitive, par rapport à la situation juridique des Etats tiers, c'est d'abord le fondement de la
liberté de navigation dans la baie qui est spécifique aux riverains : eux la puisent dans
l'existence de la communauté d'intérêts, élément susceptible d'avoir en pratique certaines
incidences notables, qui pourront se révéler cas par cas.
Les Etats tiers, quant à eux, pénètrent dans la baie pour se rendre dans les ports de l'une ou
l'autre des trois puissances riveraines; ils se dirigent en pratique notamment vers le port de La Unión,
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au Salvador, ou vers celui de Henecan appelé aussi San Lorenzo, au Honduras (ou bien encore ils
vont vers Amapala, autre port hondurien aujourd'hui moins actif qu'antérieurement). C'est dire qu'ils
naviguent d'abord au sein du golfe dans l'intérêt des riverains. Il s'agit donc d'un type de navigation
tout à fait classique à l'intérieur des eaux intérieures, soumise comme telle au respect de la
souveraineté de l'Etat riverain et, en particulier, de la réglementation édictée par lui à l'intérieur de la
zone relevant de sa juridiction.
Par le passé, ainsi d'ailleurs que la Cour centraméricaine l'avait elle-même rappelé, plusieurs
conventions maritimes ont été passées par chacun des trois pays avec des Etats tiers. Mais, même en
l'absence d'accord explicite, celui de l'Etat vers le port duquel tout navire étranger se dirige est
nécessaire à la licéité de sa navigation dans la baie. C'est à fortiori le cas pour les navires militaires.
Il s'agit, en toute rigueur, non pas exactement pour le navire étranger de l'exercice d'un droit
de passage innocent, mais d'une obligation de déférer à la volonté de l'Etat côtier de sa destination4
.
Sans doute faut-il cependant noter qu'en pratique, l'existence des chenaux de navigation,
passages obligés pour les unités à fort tirant d'eau, constitue autant de voies de navigation
internationale facilement contrôlable, vis-à-vis desquelles la tolérance des riverains s'exerce
ordinairement.

4
La seule façon d'analyser cette navigation des pavillons étrangers en termes de "passage innocent"
serait, éventuellement, d'envisager le golfe dans le contexte, déjà signalé plus haut, de l'article 5,
alinéa 2, de la convention de 1958 sur la mer territoriale, dont la valeur coutumière semble attestée
par la reprise dans l'article 8, alinéa 2, de la convention de 1982 sur le nouveau droit de la mer; cf.
supra, p. .
- 53 -
En ce qui concerne la seconde catégorie de compétences exercées par les trois Etats du
rivage, elle concerne le contrôle exercé par chacun d'eux en matière de police et de sécurité, de
douane, de santé, de protection de l'environnement, sur les activités menées par les autres Etats,
qu'ils soient eux-même coriverains de la baie ou extérieurs à celle-ci..
Enfin, le troisième domaine de compétence est celui de l'exploitation des ressources recelées
par le littoral et par les eaux du golfe : il a trait en particulier à la pêche, mais aussi à l'exploitation
de ressources minières éventuellement existantes dans le sous-sol de la baie, ainsi qu'on en
rencontrera plus loin certaines illustrations.
Quatrième et dernier point, du fait de l'inexistence de la délimitation des zones de juridiction
respectives du Honduras et d'El Salvador, le développement de la coopération à laquelle les trois
Etats sont incités par la communauté d'intérêts n'a jusqu'ici jamais pu être assuré.
Il convient donc, pour la garantir, de procéder par voie judiciaire à la délimitation à laquelle
ces deux pays ne sont pas parvenus à procéder par la voie de la négociation.
Mais ma quatrième conclusion, vous l'aurez remarqué, Messieurs les Juges, concerne un autre
aspect du statut juridique des espaces maritimes que je m'en voudrais aujourd'hui d'aborder, puisqu'il
concerne une phase ultérieure de cette procédure orale qui ne concerne que le Honduras et le
Salvador.
Je m'arrêterai donc ici, non sans vous avoir remercié pour l'attention avec laquelle vous avez
bien voulu m'écouter.
Le PRESIDENT : Je remercie le professeur Dupuy. We adjourn now until tomorrow at ten
o'clock.
L'audience est levée à 12 h 50.

Document Long Title

Public sitting of the Chamber held on Monday 3 June 1991, at 10 a.m., at the Peace Palace, Judge Sette-Camara, President of the Chamber, presiding

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