Minute of the public sitting held on Monday 12 February 1990, at 10 a.m., at the Peace Palace, President Ruda presiding

Document Number
082-19900212-ORA-01-00-BI
Document Type
Incidental Proceedings
Number (Press Release, Order, etc)
1990/1
Date of the Document
Bilingual Document File
Bilingual Content

CR 90/1
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LA HAYE THE HAGUE
ANNEE l990
Audience publique
tenue le lundi 12 février 1990, à 10 heures, au palais de la Paix,
sous la présidence de M. Ruda, Président
en l'affaire de la Sentence arbitrale du 31 juillet 1989
(Guinée-Bissau c. Sénégal)
Demande en indication de mesures conservatoires

COMPTE RENDU

YEAR 1990
Public sitting
held on Monday 12 February 1990, at 10 a.m., at the Peace Palace,
President Ruda presiding
in the case concerning the Arbitral Award of 31 July 1989
(Guinea-Bissau v. Senegal)
Request for the Indication of Provisional Measures

VERBATIM RECORD

- 2 -
Présents:
M. Ruda, Président
M. Kéba Mbaye, Vice-Président
MM. Lachs
Elias
Oda
Ago
Schwebel
Sir Robert Jennings
MM. Ni
Evensen
Tarassov
Guillaume
Shahabuddeen
Pathak, juges
Thierry, Juge ad hoc
M. Valencia-Ospina, Greffier

- 3 -
Present:
President Ruda
Vice-President Kéba Mbaye
Judges Lachs
Elias
Oda
Ago
Schwebel
Sir Robert Jennings
Ni
Evensen
Tarassov
Guillaume
Shahabuddeen
Pathak
Judge ad hoc Thierry
Registrar Valencia-Ospina

- 4 -
Le Gouvernement de la République de Guinée-Bissau est représenté par :
S.Exc. M. Fidelis Cabral de Almada ministre d'Etat à la présidence du Conseil d'Etat,
comme agent;
Mme Monique Chemillier-Gendreau professeur à l'Université de Paris VII,
comme conseil;
M. Miguel Galvao Teles avocat et ancien membre du Conseil d'Etat du
Portugal,
comme conseil;
M. Mario Lopes chef de cabinet du président du Conseil d'Etat de la
République de Guinée-Bissau,
comme conseiller;
M. Feliciano Gomes lieutenant et chef d'état-major de la marine de guerre de la
République de Guinée-Bissau,
comme expert;
M. Fali Embalo conseiller pour les affaires juridiques à l'ambassade de la
République de Guinée-Bissau à Bruxelles.
Le Gouvernement de la République du Sénégal est représenté par :
S.Exc. M. Doudou Thiam comme agent;
M. Derek W. Bowett, Q.C. Whewell Professor at the University of Cambridge [à
traduire]
M. Ibou Diaite
M. Tafsir Ndiaye
comme coagents;
M. Amadou Diop conseiller juridique à l'ambassade du Sénégal auprès du
Bénélux.
- 5 -
The Gouvernment of the Republic of Guinea-Bissau is represented by :
H.E. Mr. Fidelis Cabral de Almada Minister of State attached to the Presidency of the Council of
State,
as Agent;
Mrs. Monique Chemillier-Gendreau Professor at the University of Paris VII,
as Advocate and Counsel;
Mr. Miguel Galvao Teles Advocate and former member of the Council of State,
Mr. Mario Lopes Chef de Cabinet of the President of the Council of State of
the Republic of Guinea-Bissau,
as Counsel;
Mr. Feliciano Gomes Lieutenant and Chief of Staff of the Navy of the Republic of
Guinea-Bissau,
as Expert;
Mr. Fali Embalo Counsellor for Legal Affairs at the Embassy of the Republic
of Guinea-Bissau.
The Government of the Republic of Senegal is represented by :
H.E. Mr. Doudou Thiam as Agent;
Mr. Derek W. Bowett, Q.C. Whewell Professor at the University of Cambridge
Mr. Ibou Diaite
Mr. Tafsir Ndiaye
as Co-Agents;
Mr. Amadou Diop Legal Adviser of Senegal to the Benelux Countries.
- 6 -
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L'audience est ouverte.
La Cour se réunit aujourd'hui pour entendre, conformément à l'article 74, paragraphe 3, de
son Règlement, les observations des Parties au sujet de la demande en indication de mesures
conservatoires présentée par la République de Guinée-Bissau en l'affaire relative à la Sentence
arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal).
Je rappelle que la République de Guinée-Bissau a porté cette affaire devant la Cour par une
requête déposée au Greffe le 23 août 1989. Dans cette requête, le Gouvernement de la
Guinée-Bissau se réfère, pour fonder la compétence de la Cour, aux déclarations faites par les deux
Etats en application de l'article 36, paragraphe 2, du Statut de la Cour. Il explique que, malgré les
négociations qu'ils ont menées depuis 1977, les deux Etats n'ont pas pu parvenir d'un commun
accord au règlement d'un différend concernant la délimitation maritime à effectuer entre eux et qu'ils
sont en conséquence convenus, par un compromis d'arbitrage daté du 12 mars 1985, de soumettre ce
différend à un tribunal arbitral composé de trois membres.
Selon le Gouvernement de la Guinée-Bissau, le tribunal arbitral pour la détermination de la
frontière maritime entre les deux Etats a, le 31 juillet 1989, communiqué aux Parties un "texte
supposé tenir lieu de sentence".
Je prierai à présent le Greffier de bien vouloir donner lecture de la décision demandée à la
Cour, telle qu'elle est formulée dans le paragraphe final de la requête de la Guinée-Bissau.
Le GREFFIER : Au terme de sa requête, le Gouvernement de la Guinée-Bissau prie la Cour
de dire et juger :
"- que [la] prétendue décision [du tribunal] est frappée d'inexistence par le fait que, des deux
arbitres ayant constitué en apparence une majorité en faveur du texte de la 'sentence', l'un a,
par une déclaration annexe, exprimé une opinion en contradiction avec celle apparemment
votée,
- subsidiairement, que cette prétendue décision est frappée de nullité, le tribunal n'ayant pas
répondu complètement à la double question posée par le compromis, n'ayant pas abouti à une
ligne unique de délimitation dûment portée sur une carte et n'ayant pas motivé les restrictions
ainsi abusivement apportées à sa compétence,
- que c'est donc à tort que le Gouvernement du Sénégal prétend imposer à celui de la
Guinée-Bissau l'application de la prétendue sentence du 31 juillet 1989."
- 7 -
Le PRESIDENT : Le 1er novembre 1989, la Cour a rendu une ordonnance par laquelle les
dates d'expiration des délais pour le dépôt des pièces de la procédure écrite ont été fixées comme
suit : pour le mémoire de la République de Guinée-Bissau, le 2 mai 1990; pour le contre-mémoire de
la République du Sénégal, le 31 octobre 1990.
A la date du 8 janvier 1990, le Gouvernement de la Guinée-Bissau, par un message télex dont
le Greffier a immédiatement communiqué la teneur au Gouvernement du Sénégal, a prié la Cour de
bien vouloir procéder à l'indication de mesures conservatoires "afin de faire cesser les activités
sénégalaises dans la zone en litige"; le message télex précisait qu'une "demande plus explicite
sui[vrait]".
Le texte de la demande est parvenu au Greffe par télécopie le 18 janvier 1990. Le même jour,
le Greffier adjoint en a adressé la transcription au Gouvernement du Sénégal par télex. Une copie
certifiée conforme de la demande a ensuite été transmise à ce même Gouvernement, conformément à
l'article 73, paragraphe 2, du Règlement de la Cour.
Dans sa demande en indication de mesures conservatoires, le Gouvernement de la République
de Guinée-Bissau déclare notamment que par deux fois au cours des derniers mois de l'année 1989
"la marine de guerre sénégalaise, exerçant un contrôle indu de la zone en litige, s'est livrée à des
arraisonnements de navires de pêche étrangers, les conduisant jusqu'au port de Dakar pour y être
jugés...", et il soutient que l'issue de l'arbitrage du 31 juillet 1989 "ayant été portée devant la Cour
par la République de Guinée-Bissau par une requête en inexistence et en invalidité, la zone reste
jusqu'à la décision de la Cour et jusqu'à ce qu'intervienne la délimitation entre les deux Etats, une
zone en litige dans laquelle ni l'une ni l'autre des Parties ne saurait faire aucun acte de souveraineté".
J'invite maintenant le Greffier à donner lecture du paragraphe de la demande dans lequel sont
énoncées les mesures que le Gouvernement de la Guinée-Bissau prie la Cour d'indiquer.
Le GREFFIER : Le Gouvernement de la République de Guinée-Bissau prie la Cour de bien
vouloir, en application de l'article 41 de son Statut et de l'article 74 de son Règlement, indiquer les
mesures conservatoires suivantes :
- 8 -
"Afin de sauvegarder les droits de chacune des Parties, celles-ci s'abstiendront donc
dans la zone en litige de tout acte ou action de quelque nature que ce soit pendant toute la
durée de la procédure jusqu'à la décision rendue par la Cour."
Le PRESIDENT : Selon l'article 74 du Règlement de la Cour, une demande en indication de
mesures conservatoires a priorité sur toutes autres affaires; si la Cour ne siège pas au moment de la
présentation de la demande, elle doit être immédiatement convoquée pour statuer d'urgence sur ladite
demande. Par ailleurs, la Cour doit donner aux parties la possibilité de faire entendre leurs
observations sur la demande. En conséquence, par des communications en date du 26 janvier 1990,
les Parties ont été informées que la date d'ouverture de la procédure orale visée à l'article 74,
paragraphe 3, du Règlement, au cours de laquelle elles pourraient présenter leurs observations sur la
demande en indication de mesures conservatoires émanant du Gouvernement de la Guinée-Bissau,
avait été fixée au 12 février 1990 à 10 heures.
Le Gouvernement du Sénégal a, sous le couvert d'une lettre du 7 février 1990, parvenue au
Greffe le 9 février 1990, fait tenir à la Cour un document intitulé "Observations du Gouvernement
du Sénégal sur la demande du Gouvernement de Guinée-Bissau en indication de mesures
conservatoires en date du 8 janvier 1990". Au terme de ces observations, le Sénégal prie la Cour de
déclarer irrecevable et, subsidiairement, de rejeter ladite demande en indication de mesures
conservatoires.
La Cour comptant sur le siège un juge de la nationalité du défendeur mais ne comptant pas sur
le siège de juge de la nationalité du demandeur, celui-ci a fait savoir au Greffier, par une lettre datée
du 8 novembre 1989 et parvenue au Greffe le 10 janvier 1990, qu'il souhaitait exercer la faculté que
lui confère l'article 31 du Statut de la Cour de désigner un juge ad hoc pour siéger en l'affaire. Le
demandeur précisait dans cette même lettre que la personne désignée à cet effet était
M. Hubert Thierry, de nationalité française, professeur à l'Université de Paris X - Nanterre. Dans le
délai fixé conformément à l'article 35, paragraphe 3, du Règlement pour permettre au Gouvernement
du Sénégal de présenter les observations qu'il eût voulu faire au sujet de cette désignation, aucune
objection n'a été soulevée par ledit Gouvernement. La Cour elle-même n'en voyant aucune, le dossier
de l'affaire a été communiqué à M. Thierry.
- 9 -
J'invite à présent M. Thierry à faire la déclaration solennelle prévue aux articles 20 et 31,
paragraphe 6, du Statut de la Cour.
M. THIERRY :
"Je déclare solennellement que je remplirai mes devoirs et exercerai mes attributions de
juge en tout honneur et dévouement, en pleine et parfaite impartialité et en toute conscience."
Le PRESIDENT : Je prends acte de la déclaration de M. Thierry et le déclare dûment installé
comme juge ad hoc en l'affaire.
Je signalerai encore que M. Bedjaoui m'a adressé une lettre par laquelle il m'a fait savoir
qu'ayant été membre du tribunal arbitral qui a eu à connaître de la délimitation maritime entre les
deux Etats, il estimait ne pas devoir siéger en l'affaire. M. Bedjaoui ne prendra en conséquence pas
part à l'examen de cette affaire.
Je note la présence à l'audience des agents et conseils des deux Parties. La République de
Guinée-Bissau, Partie requérante et Etat demandant l'indication de mesures conservatoires, sera
entendue en premier. Je donne donc la parole à Son Excellence M. Fidélis Cabral de Almada, agent
de la Guinée-Bissau.
M. CABRAL de ALMADA : Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président, Messieurs
les juges, c'est un grand honneur pour moi que de représenter ici mon gouvernement devant vous et
c'est un grand honneur pour mon pays, la Guinée-Bissau, que de se présenter devant la Cour pour lui
confier ses intérêts et y défendre sa cause.
La Guinée-Bissau est un pays récemment indépendant, petit en comparaison de bien d'autres
Puissnces, mais conscient à la fois de ses devoirs et de ses droits. Ses devoirs le poussent à
rechercher avec les peuples frères et les Etats voisins des relations pacifiques et amicales. Ses droits
l'amènent à affirmer dans les négociations avec ses voisins le nécessaire respect des compétences
territoriales qui lui reviennent en application du droit international.
Pour les territoires maritimes le champ d'application de ces compétences a nécessité une
délimitation qui, avec le Seénégal, a conduit les deux Etats devant un tribunal arbitral.
- 10 -
Malgré les efforts (difficiles à un pays nouveau et inexpérimenté dont le développement
requiert tous ses efforts), malgré la longueur des délais, les espoirs placés dans cette solution ont été
suivis d'une grave déception.
Le caractère inapplicable de la prétendue sentence rendue le 31 juillet 1989 aurait pu
envenimer considérablement les relations entre nos voisins du nord et nous-mêmes si l'opportunité
n'avait pas été saisie par nous-mêmes de nous en remettre à votre justice.
Mais alors que la procédure devant votre haute juridiction est entamée voici que des incidents
graves se sont produits dans la zone objet de tant de convoitises.
La Guinée-Bissau veut résister à la lassitude et au découragement que pourraient légitimement
inspirer les comportements du Sénégal. Elle ne connaît pas de meilleure voie de le faire que d'utiliser
toutes les possibilités du droit. La procédure incidente en indication de mesures conservatoires
offrait une possibilité. Elle la saisit avec l'espoir profond qu'en suivant sa demande, la Cour
apportera dans la région l'apaisement nécesaire à la poursuite de bonnes relations et de la recherche
d'une solution au fond.
Les observations orales sur la demande en indication de mesures conservatoires vont
maintenant être présentées au nom de la Guinée-Bissau par Mme Chemillier-Gendreau, puis
M. Galvao Teles puis à nouveau Mme Chemillier-Gendreau. Je vous remercie.
Le PRESIDENT : Merci Monsieur le Ministre. Je donne la parole à
Mme Chemillier-Gendreau.
Mme CHEMILLIER-GENDREAU : Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président,
Messieurs les juges. Je ressens très vivement l'honneur de m'adresser à la Cour pour la première
fois; ce sentiment est renforcé par le fait de représenter ici un Etat, sans doute parmi les plus petits et
les plus démunis de la terre, mais dont le peuple est connu pour son courage, sa grande hospitalité,
l'amour qu'il porte à son pays. Mon sentiment en ce moment précis est aussi celui d'une lourde
responsabilité que je partage avec M. Galvao Teles dans l'exposé des thèses d'un gouvernement qui
cherche avec obstination à régler par les voies du droit un problème classique de voisinage entre
- 11 -
Etats.
L'audience de ce jour est réservée aux observations orales des Parties sur la demande
introduite le 7 janvier 1990 par le Gouvernement de la Guinée-Bissau en indication de mesures
conservatoires. Cette demande se fonde sur l'article 41, paragraphe 1, du Statut de la Cour, qui
permet à votre haute juridiction de dire "si elle estime que les circonstances l'exigent, quelles mesures
conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire". Les circonstances sont donc
au coeur de la demande ici présentée.
Nos observations orales se dérouleront en trois points :
- la présentation générale des faits et circonstances ayant créé la nécessité de la présente
demande;
- l'examen des aspects relatifs à la compétence de la Cour dans le cadre de la procédure en
indication de mesures conservatoires;
- enfin l'application au cas d'espèce des critères dégagés par la jurisprudence de la Cour et
permettant de conclure au bien-fondé de la demande en indication de ces mesures.
I. Par quel enchaînement de circonstances une procédure incidente
est-elle aujourd'hui nécessaire dans le cadre de l'affaire portée
devant la Cour par la requête du 23 août 1989 ?
C'est avec brièveté que j'en reprendrai l'historique, ne mettant en lumière que les éléments
utiles au débat de ce jour.
1973 : le peuple de Guinée-Bissau accède à l'indépendance;
1974 : il entre aux Nations Unies comme Etat souverain.
La tâche est rude. L'inventaire des données, des forces et des problèmes doit être fait. Les
responsables s'y attellent.
Les limites territoriales de l'Etat sont connues pour ce qui est du territoire terrestre.
Mais la Guinée-Bissau fait ses premiers pas dans les organisations internationales au moment
historique précis où tous les peuples de la terre se réunissent pour le long chemin de la troisième
conférence des Nations Unies sur le droit de la mer. Il lui faut s'informer des enjeux, prendre la
mesure des intérêts en cause, assumer ses responsabilités dans ce champ précis des relations
- 12 -
internationales.
Elle s'y emploie et comprend très bientôt la nécessité, pour un Etat moderne et à forte
composante maritime, de fixer clairement avec ses voisins les délimitations maritimes entre eux.
Les responsables de la Guinée-Bissau ne savent rien d'un éventuel passé sur ce sujet : leur
ignorance tient aux circonstances de la colonisation. Ils ouvrent donc les négociations au sud avec la
République de Guinée, au nord avec celle du Sénégal, et cela la même année, 1977. Les
représentants du Sénégal ont une attitude très incertaine lors d'une première rencontre; puis lors de la
seconde en 1978 ils opposent à la Guinée-Bissau un texte pour elle inconnu : un échange de lettres
franco-portugais daté du 26 avril 1960 et fixant entre les deux puissances signataires et pour cette
région de l'Afrique la délimitation des zones définies dans le droit international de cette période : mer
territoriale, zone contiguë et plateau continental; la largeur de celui-ci découle alors des conventions
de Genève du 29 avril 1958 beaucoup plus restrictives à ce sujet que ne l'est l'état du droit
contemporain.
Ce n'est pas le lieu ici de s'attarder sur les défectuosités formelles du texte franco-portugais,
son inadéquation aux exigences de la recherche d'une solution équitable dans les délimitations
maritimes, son caractère inopposable à la Guinée-Bissau, état tiers ayant fait de surcroît une
déclaration de table rase lors de son accession à l'indépendance.
Les négociations entre la Guinée-Bissau et le Sénégal longues et parfois difficiles permirent de
circonscrire le différend. Le Sénégal s'en tenait à la ligne d'azimut 240° découlant de l'échange de
lettres franco-portugais de 1960 et prétendait l'appliquer à l'ensemble de sa juridiction maritime. La
Guinée-Bissau constatait que cette direction était pour elle plus défavorable que la plus défavorable
des conceptions de l'équidistance : en effet une équidistance de littoral à littoral sans tenir compte de
l'important archipel des Bijagos aurait donné une ligne orientée à 247°. La prise en compte équitable
des îles aboutissait selon différents calculs à une délimitation devant se situer entre 264° et 270°.
L'angle compris entre les azimuts 240° et 270° constituait ainsi la zone en litige. Les deux
Etats firent le choix de l'arbitrage et portèrent devant un tribunal arbitral constitué à cet effet une
double question :
- 13 -
"l'accord conclu par un échange de lettres, le 26 avril 1960, et relatif à la frontière en mer,
fait-il droit dans les relations entre la République de Guinée-Bissau et la République du
Sénégal ?
En cas de réponse négative à la première question, quel est le tracé de la ligne délimitant
les territoires maritimes qui relèvent respectivement de la République de Guinée-Bissau et de
la République du Sénégal ?"
Afin que tout fût bien clair, l'article 9, paragraphe 2, du compromis précisait : "Cette décision
doit comprendre le tracé de la ligne frontière sur une carte."
L'article 11 précisait : "Aucune activité des Parties pendant la durée de la procédure ne pourra
être considérée comme préjugeant de leur souveraineté dans la zone objet du compromis d'arbitrage."
Et la Guinée-Bissau prit soin de s'abstenir de toute activité dans cette zone. Ce compromis signé le
12 mars 1985 ouvrit une longue période de procédure qui se termina (phases écrite et orale) en
avril 1988.
Les Parties durent alors patienter de nombreux mois puisque le délibéré ne s'acheva que le
31 juillet 1989 soit plus d'un an plus tard, Ce jour-là, le tribunal mit fin à ses travaux et donna aux
Parties connaissance de leur résultat.
La Guinée-Bissau s'attendait à ce que le tribunal ait rempli son mandat, c'est-à-dire ait
répondu à la première question, puis à la seconde si la réponse à la première était totalement ou
partiellement négative. Elle s'attendait à ce que l'ensemble des territoires maritimes soit délimité et
sans qu'aucune partie de ces territoires ne reste hors délimitation. Elle pensait, puisque tel était le
contenu même de la demande, que la même ligne partagerait les eaux (zone économique exclusive)
et les fonds (plateau continental), et que cette ligne apparaîtrait clairement sur la carte dont la
production était notoirement exigée du tribunal.
L'expectative (et la curiosité qui l'accompagne normalement), portait sur ce que serait cette
ligne si fort attendue. Mais personne ne pouvait penser qu'il n'y aurait pas de ligne.
Les Parties apprirent donc le 31 juillet 1989 que le tribunal par deux voix contre une
considérait l'échange de lettres franco-portugais de 1960 comme faisant droit dans les relations entre
les deux Etats "en ce qui concerne les seules zones mentionnées dans cet accord, à savoir la mer
territoriale, la zone contiguë et le plateau continental" (par. 88 du texte donné pour sentence). Mais
- 14 -
les Parties durent constater que rien n'était dit dans ce texte de la zone économique exclusive, que
celle-ci n'était donc pas délimitée à l'issue de cet arbitrage, et que cette carence affectait l'ensemble de
la décision. La Guinée-Bissau comprit alors que les efforts de tant d'années se trouvaient ruinés par
ce résultat qui n'en était pas un. La demande ayant porté sur une ligne unique (fortement réclamée
par l'une et l'autre Parties au cours de la procédure écrite et orale) et tracée sur une carte, l'absence
de cette ligne ôtait toute valeur aux conclusions avancées par les deux membres du tribunal ayant
signé le texte.
Le différend soumis au tribunal formait un ensemble indivisible auquel il ne pouvait sans
détournement de pouvoir être répondu partiellement.
Une déclaration annexe de l'un de ces deux membres, le président du tribunal, acroissait la
perplexité et mettait en cause l'existence de la majorité cautionnant le texte produit comme sentence.
Texte ainsi affaibli, incomplet, inapplicable (à supposer que les Parties aient tenté d'un
commun accord de l'appliquer, ce qui était le but de toute la procédure), il a provoqué deux attitudes
contradictoires de la part des deux Etats concernés. Ces attitudes sont à l'origine de la demande
précise, objet de ces débats.
Leur description rapide achèvera le bilan des circonstances de l'affaire dont la connaissance
est nécessaire au développement des points de droit.
Les responsables de la Guinée-Bissau auraient pu connaître un certain désarroi : où était la
délimitation demandée ? Sur quelle ligne de partage appuyer l'exploitation tant attendue et si
nécessaire des richesses de la zone ? Il faudrait donc attendre encore. Souffrant l'un et l'autre du
triste cortège des effets du sous-développement, les peuples de ces deux Etats sont l'un et l'autre
avides de ressources naturelles enfin attribuées.
Mais l'exploitation ne doit se faire que sur des bases juridiquement sûres.
Aussi ayant pris connaissance avec soin du texte rendu par le tribunal arbitral
le 31 juillet 1989, ayant constaté son inapplicabilité comme une donnée de fait, son inexistence
juridique, son invalidité subsidiaire, les responsables de la Guinée-Bissau ont pensé d'abord à
réouvrir les négociations.
- 15 -
En effet c'est ensemble que les deux Etats se trouvaient confrontés à la même difficulté et l'on
pouvait penser que c'est ensemble qu'ils devaient chercher à la régler. Pas de délimitation de la zone
économique exclusive pour l'un (ni de ce fait d'aucune autre partie des territoires maritimes par les
nécessités de la ligne unique); pas de délimitation et la même incertitude pour l'autre.
La Guinée-Bissau fit savoir dans un communiqué publié dans les jours suivants qu'elle était
prête :
"à réouvrir les négociations afin de parvenir à une solution complète et définitive réalisant la
délimitation équitable souhaitée".
Elle soulignait l'impossibilité d'application de la prétendue sentence, donc récusait tout
application qui ne pouvait être que le résultat d'une interprétation sollicitant fortement le texte.
Le Sénégal par la voix d'abord des organes de presse donna aux populations une version
triomphante de la situation. Le tribunal à l'issue de ses travaux aurait donné entièrement raison aux
thèses sénégalaises, la zone en litige serait désormais partie intégrante du territoire du Sénégal.
Le 8 août 1989 le ministre des affaires étrangères du Sénégal et l'agent du Sénégal dans la
présente affaire tenaient à Dakar une conférence de presse en présence de l'ensemble du
corps diplomatique. Il y était précisé que le Sénégal ne ménagerait aucun effort pour prendre les
mesures nécessaires en vue de l'exécution de la sentence.
La position de la Guinée-Bissau était interprétée comme un refus des engagements pris dans le
compromis d'arbitrage.
Et à une question posée par un membre du corps diplomatique sur le sens de la déclaration
individuelle du président du tribunal arbitral une étrange réponse embarrassée fut apportée, selon
laquelle si le tribunal avait tranché la question de la zone économique exclusive il aurait statué
ultra petita.
Le 10 août 1989 le bureau d'information et de presse du Sénégal à Paris diffusait largement
une note résumant cette conférence de presse.
Nous nous proposons Monsieur le Président, Messieurs les juges, de communiquer cette note
à la Cour à l'issue de la présente audience.
La Guinée-Bissau quant à elle s'est tournée vers les possibilités de règlement pacifique des
- 16 -
différends et a cherché du côté des voies du droit.
La délimitation demandée n'avait pas été effectuée par ce tribunal. La situation avait même
été aggravée par l'interprétation erronée que le Sénégal donnait du résultat de ses travaux. Seul le
recours à votre haute juridiction offrait le moyen indispensable de déblayer l'obstacle que constituait
désormais l'issue manquée de cet arbitrage, empêchant une véritable et saine délimitation.
Il fallait ainsi régler d'abord le différend secondaire avant de revenir au différend principal.
Monsieur le Président, Messieurs les juges, ces circonstances forment le contexte de la requête
déposée devant vous le 23 août 1989 par la Guinée-Bissau. Il s'agit d'une demande en inexistence et
subsidairement en invalidité de la prétendue sentence du 31 juillet de la même année.
Ce qui est en cause est donc relatif à un instrument juridique. Mais la finalité de la démarche,
son but ultime et décisif reste à terme la possibilité d'une délimitation.
Cette démarche malgré la longueur de ses étapes, nécessite pour s'accomplir des conditions
satisfaisantes : il faut que la zone en litige, sur laquelle aucune ligne de délimitation juridiquement
fondée ne peut être tracée pour le moment, ne soit le siège d'aucune activité de l'une ou l'autre Partie
afin que les droits de l'une comme de l'autre soient préservés pendant la durée utile au règlement du
différend.
Or la Guinée-Bissau a eu connaissance de deux séries d'incidents récents qui viennent
compléter le tableau des circonstances de l'affaire.
Les premiers ont fondé directement la demande en indication de mesures conservatoires. Ainsi
qu'il ressort des pièces annexées à cette demande, le 9 octobre puis le 9 novembre 1989 un bateau de
pêche japonais et un bateau chinois ont été arraisonnés par la marine de guerre du Sénégal alors
qu'ils pêchaient dans la zone en litige. Ils le faisaient par erreur ou par faute car leurs licences de
pêche accordées par le Gouvernement de la Guinée-Bissau ne les autorisaient pas à exercer leur
activité en dehors des zones sous juridiction nationale.
Mais ce contrôle par la marine nationale sénégalaise des activités dans la zone est un acte de
souveraineté caractéristique qui dénote de la manière la plus claire la conception que se fait
désormais le Sénégal de ses droits.
- 17 -
Dans la logique des déclarations sénégalaises de l'été 1989, ces actes témoignent de la plus
complète indifférence a la procédure ici en cours et à son issue éventuelle.
Mais aujourd'hui 12 février 1990 la demande en indication de mesures conservatoires déposée
par la Guinée-Bissau se trouve renforcée par une seconde série d'éléments de fait, supplémentaire,
intervenus dans les premiers jours de l'année, et attestés par les documents que nous portons à la
connaissance de la Cour.
Les autorités de la Guinée-Bissau ont été informées qu'une activité de pêche permise et
encouragée par le Sénégal se déployait dans la zone en litige.
Soucieuse de vérifier ces dires et de maintenir une stricte réciprocité dans l'attitude des deux
Etats relativement à un territoire maritime contesté et non délimité, la marine de la Guinée-Bissau a
à son tour, dans les premiers jours du mois de janvier, procédé à une vérification des activités dans la
zone : quatre bateaux de pêche sénégalais y ont été rencontrés et amenés jusqu'à Bissau. Les quatre
commandants de ces bateaux ont déclaré aux autorités de Guinée-Bissau, dans les mêmes termes,
que les autorités sénégalaises les avaient autorisés et même encouragés à pêcher dans une zone
considérée désormais comme sénégalaise.
Ainsi, et ce point me permet de clore le récit et l'analyse des circonstances, l'attitude du
Sénégal depuis le 31 juillet 1989, relève-t-elle d'une cohérence remarquable : l'exploitation de la zone
et le contrôle des activités s'y exerçant relèvent du Sénégal et de lui seul. Cette attitude est la
conséquence d'un à priori selon lequel la Guinée-Bissau n'aurait pas à faire valoir de droits sur cette
région.
Monsieur le Président, Messieurs les juges, la vérification récente que la Guinée-Bissau a été
contrainte d'opérer a malheureusement confirmé la volonté du Gouvernement du Sénégal de se
comporter dans cette zone comme s'il y jouissait de droits souverains : contrôle des bateaux s'y
trouvant, exploitation des ressources de la pêche par octroi de licences.
La Guinée-Bissau face à ces circonstances se tourne donc vers vous pour obtenir une
indication de mesures conservatoires.
Il faut maintenant en examiner les conditions juridiques au plan de la compétence et au plan de
- 18 -
leur possibilité d'octroi.
II. Le nécessaire examen sommaire de la compétence de la Cour
Dans l'histoire des mesures conservatoires demandées pour la neuvième fois je crois dans ce
prétoire, il y a eu parfois une délicate articulation à établir entre la demande en indication de mesures
conservatoires, la compétence de la Cour sur le fond et l'objet principal de l'affaire en cause. Dans la
présente espèce, cette articulation s'établit de manière assez simple, sans soulever de difficultés
particulières, malgré la confusion que le Sénégal tente d'y introduire. Pour ce qui est de la
compétence au fond, la référence au principe posé en la matière à travers la jurisprudence de la Cour
sert de guide au raisonnement. Comme le rappelle G. Guyomar dans son commentaire de votre
Règlement (p. 481) :
"La jurisprudence de la Cour internationale de Justice en matière d'indication de
mesures conservatoires confirme de façon formelle le principe selon lequel la Cour a le
pouvoir d'indiquer de telles mesures avant de s'être prononcée sur sa compétence même si cette
compétence est contestée par l'une des parties."
Mais les termes "avant de s'être prononcée sur sa compétence" ne signifient pas une totale
indifférence au problème de la compétence au fond. Votre jurisprudence a affiné deux principes qui
encadrent la question de l'examen de la compétence au fond au moment d'une procédure incidente de
mesures conservatoires :
- la compétence de la Cour n'a pas à être établie de manière concluante pour que puisse être
indiquées des mesures conservatoires (c'est le premier pôle d'encadrement de la question);
- la Cour ne doit pas indiquer de mesures dans une affaire où son incompétence est manifeste (c'est le
deuxième élément de précision).
C'est donc sur la base d'une summaria cognitio que la Cour décide si elle possède ce qu'il est
convenu d'appeller une compétence prima facie.
Cette appréhension sommaire de la compétence au fond est le fruit de l'équilibre à trouver
entre un minimum de probabilité de compétence d'une part, et les impératifs de l'urgence d'autre part.
En effet, la demande en indication de mesures conservatoires est fondée sur une urgence et appelle
un prononcé rapide. L'examen complet de la compétence au fond est parfois une question délicate
- 19 -
dont l'issue exige de longs délais.
Sir Hersch Lauterpacht, dans l'affaire de l'Interhandel, avait précisé (C.I.J. Recueil 1957,
p. 118-119) :
"Le principe exact ... qui a été adopté uniformément par la pratique arbitrale et
judiciaire internationale est le suivant : la Cour peut légitimement agir en application de
l'article 41 pourvu qu'il existe un instrument, tel qu'une déclaration d'acceptation de la clause
facultative émanant des parties au différend, conférant à la Cour compétence prima facie et ne
contenant aucune réserve excluant manifestement sa compétence."
Dans l'ordonnance du 5 juillet 1951 en indication de mesures conservatoires dans l'affaire de
l'Anglo-Iranian Oil Co. Il est précisé par les juges Winiarski et Badawi Pacha :
"Si prima facie l'incompétence totale n'est pas évidente, donc s'il existe une possibilité si
faible soit-elle de compétence pour la Cour, elle peut indiquer des mesures conservatoires."
(C.I.J. Recueil 1951, p. 97.)
La question a été de nouveau débattue dans les affaires relatives à la Compétence en matière
de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande) et (République fédérale d'Allemagne c. Islande) (1972) puis
dans celle des Essais nucléaires (1973), celle du Plateau continental de la mer Egée (1976) et, plus
récemment, celles des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (1984)
et du Différend frontalier (Burkina Fasso/République du Mali) (1986).
On est passé de la simple vérification d'absence d'une incompétence manifeste (affaire des
Pêcheries) à la recherche d'un commencement de conpétence (affaire des Essais nucléaires).
Dans la délicate affaire de la Mer Egée, la Cour a réduit ses exigences en matière d'examen de
la compétence, amenant certains parmi vous, Messieurs les juges, à rappeler les nécessité d'un
examen provisoire de la compétemce et à évoquer une obligation générale d'examiner la compétence
prima facie.
Dans l'ordonnance du 10 mai 1984, l'équilibre nécessaire est retrouvé. La Cour n'a pas
besoin :
"de parvenir à une conclusion définitive sur sa compétence au fond ou, éventuellement, sur le
bien fondé d'une exeption d'incompétence, mais elle ne doit cependant indiquer de telles
mesures que si les dispositions invoquées par le requérant paraissent constituer prima facie
une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée". (C.I.J. Recueil 1984, p. 179.)
Dispose-t-on pour autant de quelque critère d'une compétence prima facie ? Les ordonnances
précédemment citées donnent les éléments de réponse à cette question. La compétence prima facie
- 20 -
découle des conditions de la saisine de la Cour dans chaque affaire. Si la saisine résulte d'un
compromis comme dans l'affaire du Différend frontalier, la réponse est évidemment positive.
Elle l'est aussi si la Cour est saisie par une requête sur la base de deux déclarations
d'acceptation de sa juridiction par les deux Etats en cause. Et c'est bien ce cas de figure qui est
réalisé dans l'affaire présente.
L'examen de la compétence prima facie de la Cour s'en trouve considérablement simplifié. Le
22 octobre 1985, le Sénégal a déposé une déclaration d'acceptation de la juridiction de la Cour. Le
7 août 1989, la Guinée-Bissau a fait de même.
La compétence de la Cour trouve donc tout naturellement son fondement dans la réunion de
ces deux textes.
Y a-t-il lieu cependant au-delà de cette base de compétences d'être attentif à l'existence
éventuelle de réserves accompagnant les déclarations d'acceptation de juridiction de la Cour, et de
prendre en considération le contenu de ces réserves pour apprécier prima facie la compétence de la
Cour ?
Sir Hersch Lauterpacht avait proposé, dans l'affaire de l'Interhandel, une réponse souple à
cette question. Il estimait que la Cour pouvait légitimement appliquer l'article 41 du Statut pourvu
que l'instrument lui conférant compétence ne contienne "aucune réserve excluant manifestement cette
compétence". (C.I.J. Recueil 1957, p. 118.)
Et le professeur G. Perrin commentait dans la Revue générale de droit international public
(1973, p. 25)
"si l'effet totalement négatif de la réserve ne saute pas aux yeux, celle-ci mérite un examen
approfondi qui ne saurait être conduit dans la phase des mesures conservatoires".
Aussi est-ce dans cet esprit qu'il faut examiner le texte des déclarations d'acceptation de votre
juridiction par les deux Etats en cause. Le Gouvernement de la Guinée-Bissau n'a fait aucune
réserve. Dans la déclaration du Sénégal on trouve, en sus de celle relative à la compétence nationale,
une réserve excluant les différends pour lesquels les parties seraient convenues d'avoir recours à un
autre mode de règlement.
Nous ne sommes pas dans ce cas de figure : le différend de délimitation entre les deux pays
- 21 -
n'est pour le moment soumis à aucune autre juridiction et ceci par la clôture des travaux du tribunal
arbitral le 31 juillet 1989.
Le différend porté devant la Cour a pour objet l'existence et la validité de la prétendue
sentence. La réserve sénégalaise ne saurait donc faire obstacle à une reconnaissance par la Cour de
sa compétence prima facie pour indiquer des mesures conservatoires.
Mais les questions de compétence doivent encore nous retenir un moment pour quelques
remarques.
Une simple constatation doit être faite d'abord relativement au fait qu'il n'y a ici parallèlement
à la demande en indication de mesures conservatoires de la Guinée-Bissau, aucune autre procédure
en cours devant un autre organe des Nations Unies ou une organisation régionale.
Ce risque d'interférence avait retenu tout l'attention de la Cour dans les affaires du Plateau
continental de la mer Egée, du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran ou
encore des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua
c. Etats-Unis d'Amérique).
Ici aucune solution n'est recherchée dans une autre enceinte. Votre Haute Juridiction est seule
à avoir en mains les éléments constituant cette procédure incidente.
Enfin la compétence de la Cour dans cette procédure dépend encore d'une question qui relève
de la logique judiciaire et à laquelle le Seénégal attache une importance extrême. D'autres affaires
ont montré la nécessité d'un lien clairement établi entre l'objet de la demande incidente et celui de la
requête principale. La Cour a parfois recherché ce lien s'il était contesté par l'une des parties.
L'établissement de ce lien est nécessaire car l'objet de la demande est de protéger les droits en litige
et non pas d'autres droits en dehors du procès.
Au paragraphe 7 de ses observations écrites, dont nous avons eu connaissance dans la soirée
d'hier, le Sénégal sur ce sujet invoque un argument qui correspond à une erreur grave de
raisonnement : il suppose à tort que le tribunal arbitral n'a pas eu à statuer sur la zone économique
exclusive et en conlut que l'actuelle demande en mesures conservatoires serait sans lien avec le litige
principal.
- 22 -
Le tribunal arbitral n'a en effet pas statué sur la zone économique exclusive mais ceci par un
détournement de pouvoir, car le compromis entre les deux Etats l'avait saisi de la délimitation de
l'ensemble des territoires maritimes. Ce résultat partiel de ses travaux fonde la demande en invalidité
de la Guinée-Bissau au principal et justifie accessoirement sa demande de mesures conservatoires,
qui comme l'arbitrage, objet du litige principal, porte sur l'ensemble des territoires maritimes.
Le lien entre la demande principale et la demande incidente ne doit être ni trop lâche ni trop
étroit. Un lien trop intime conduirait à travers une demande de mesures conservatoires à un véritable
jugement provisionnel; trop lâche il amènerait à régler des droits étrangers au litige au fond.
La demande de la Guinée-Bissau échappe à ce double écueil. Ordonner aux deux Etats de
s'abstenir de toute activité dans la zone non délimitée, c'est évidemment réserver en toute impartialité
les droits de l'un et de l'autre au fond et aucune assimilation avec un jugement provisionnel n'est
possible.
Enfin ordonner aux deux Etats de s'abstenir de toute activité, dans la zone dont la délimitation
est sur le terrain impossible par les caractères très particuliers des résultats de l'arbitrage donnés le
31 juillet 1989, est une mesure en corrélation parfaite avec les droit en litige. Ce point important va
être analysé plus avant par Me
Galvao Teles.
Je vous remercie.
Le PRESIDENT : Merci Madame. Pendant votre plaidoirie, si je vous ai bien comprise, vous
avez mentionné quelques documents qui seront portés à la connaissance de la Cour.
Mme CHEMILLIER-GENDREAU : Oui, Monsieur le Président.
Le PRESIDENT : Pouvez-vous le faire ce matin pour que le Sénégal ait l'opportunité de faire
des commentaires.
Mme CHEMILLIER-GENDREAU : Les documents sont prêts, Monsieur le Président; ils
vont vous être remis immédiatement.
Le PRESIDENT : Merci Madame. Je donne la parole à M. Miguel Galvao Teles.
- 23 -
M. GALVAO TELES : Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président, Messieurs les
juges. Au moment où pour la première fois je prends la parole devant la Cour je voudrais vous
présenter mes respects. Je tiens à exprimer l'honneur que je sens à avoir reçu la confiance de la
République de Guinée-Bissau pour parler devant vous. J'ai aussi conscience de ma responsabilité,
car ce sont les Etats les plus jeunes et les plus démunis qui sont les plus avides de justice-même si, à
ce stade de la procédure, l'enjeu est plus une question de sagesse et de prudence que de justice.
1. Aux termes de l'article 73, paragraphe 1, du Règlement de la Cour, "une partie peut
présenter une demande en indication de mesures conservatoires par écrit à tout moment de la
procédure engagée en l'affaire au sujet de laquelle la demande est introduite." Ainsi que l'a remarqué
la Cour dans les affaires relatives à la Compétence en matière de pêcheries, la disposition suppose
un lien entre l'affaire à propos de laquelle la Cour est saisie et la demande incidente en indication de
mesures conservatoires. Mais elle ne le définit pas. Ce que je me propose de démontrer c'est que,
dans l'espèce, le rapport exigible entre les mesures conservatoires demandées par la République de
Guinée-Bissau et "l'affaire" justiciable est rempli.
2. Un procès - au moins devant la Cour internationale de Justice - suppose un différend. Mais
il existe divers types de différends, qui peuvent présenter des rapports les uns avec les autres. Pour
ce qui importe, on pourra distinguer, d'une part, entre différend de base ou de premier ordre et
différend de second ordre, d'autre part entre différend principal et sous-différend.
Pour qu'un différend entre deux personnes, voire entre deux Etats, s'établisse, il faut qu'il se
vérifie un conflit entre des intérêts, ayant de la valeur en eux-mêmes - intérêts donc, grosso modo,
concernant des choses ou des prestations - et que ce conflit se double, partiellement pour le moins,
d'un conflit de prétentions à la satisfaction de tels intérêts. La résolution juridique d'un différend se
fait par la soumission des prétentions à un test de validité selon des normes ou des critères
juridiques. A partir du moment où l'on soumet un différend à la résolution d'un tiers un autre conflit
d'intérêts apparaît : celui entre l'intérêt de chacune des parties à une décision favorable, c'est-à-dire, à
une décision qui reconnaisse la validité de sa prétention de base. Ces intérêts, cependant, sont des
intérêts de second degré, qui n'ont pas de valeur en eux-mêmes. Ils ne valent que dans la mesure où
- 24 -
ils se rapportent aux intérêts de base.
La résolution juridique d'un différend de base implique la réponse à des questions, qui peuvent
souffrir controverse. Il peut y avoir plusieurs questions, enchaînées de diverses manières. Quoi qu'il
en soit, chaque question devient l'objet d'un sous-différend et chaque partie aura intérêt à ce qu'elle
soit décidée d'une façon qui lui soit favorable. Mais ces intérêts sont toujours aussi des intérêts de
second degré - plutôt de degré n - n'ayant de valeur que dans la mesure où la décision favorable d'une
question sera utile à une décision favorable de la question ou des questions finales et, par ce biais, à
la satisfaction des intérêts sous-jacents. Il se peut d'ailleurs qu'un demandeur ne soumette au
tribunal qu'un sous-différend, soit parce que des règles de compétence ou de procédure le rendent
nécessaire, soit parce qu'il ne considère pas comme controversée la suite du raisonnement qui
conduira à la solution du différend final. Cette dernière situation s'est vérifiée par exemple dans
l'affaire de la Dénonciation du traité sino-belge du 2 novembre 1865, à laquelle on reviendra.
Enfin, un différend peut s'établir en ayant un différend pour objet - nommément, pour
déterminer si ce dernier différend a été réglé ou valablement réglé. Là encore le différend engage un
conflit d'intérêts. Mais là encore ce sont des intérêts de second degré, n'ayant de valeur que dans la
mesure où ils se rapportent aux intérêts sous-jacents et que leur satisfaction permettra la satisfaction
de ceux-ci.
3. Dans le cas d'espèce, on est clairement en face d'un différend de deuxième ordre. Le
différend de base concerne les prétentions conflictuelles des Parties relativement au contrôle, à
l'exploration et à l'exploitation d'espaces maritimes - mer territoriale, zone contiguë, plateau
continental et zone économique exclusive. Ces prétentions ont été définies au cours de la procédure
arbitrale : le Sénégal réclame juridiction sur tous les espaces jusqu'à une ligne à direction de la
l'azimut de 240°, tracée à partir du cap Roxo; la Guinée-Bissau que la ligne de répartition doit être
située entre les directions de l'azimut de 264° et celui de 270°, à partir aussi du cap Roxo. Une zone
en litige, délimitée par les lignes de 240° de 270°, s'est ainsi définie.
La requête fait état de la suite et Mme Monique Chemillier-Gendreau en a déjà parlé.
Le 31 juillet, un document fut remis aux Parties, contenant ce que serait le texte de la sentence, une
- 25 -
déclaration du président du tribunal et l'opinion dissidente de l'arbitre M. Bedjaoui. La
Guinée-Bissau conteste qu'il y ait juridiquement de sentence, c'est-à-dire, d'acte imputable au
tribunal arbitral, par absence de formation de majorité, ainsi qu'il découle de la déclaration du
président. Et elle prétend que, même si sentence existait, elle serait nulle, par défaut de motivation et
excès de pouvoir.
Les questions maintenant posées concernent donc le statut du différend de base. D'autre part,
la décision de ces questions, et donc la résolution du différend de second ordre, devient condition
préalable par rapport à tout règlement futur du différend de base.
Il faut remarquer qu'en tout état de cause, même si, aux simples besoins de raisonnement, on
supposait que la sentence était juridiquement existante et valide, le différend de base ne serait pas
entièrement réglé, puisque, selon le texte du 31 juillet 1989, l'on aurait uniquement répondu à la
première question posée à l'article 2 du compromis d'arbitrage et on l'aurait fait dans le sens que
l'échange de lettres du 26 avril 1960 ferait droit entre les Parties "en ce qui concerne les seules zones
mentionnées dans cet accord, à savoir la mer territoriale, la zone contiguë et le plateau continental"
- donc pas en ce qui concerne la zone économique et exclusive. Mais tout règlement futur du
différend de base suppose que soit définit ce qui est à régler : la délimitation de tous les espaces
maritimes, comme le prétend la Guinée-Bissau, ou seulement de l'un d'entre eux ?
On est, je le répète, en face directement d'un différend de second ordre. Les intérêts des
Parties à une décision ou autre n'ont de valeur qu'en tant qu'ils se rapportent aux intérêts
sous-jacents, concernant les espaces maritimes en jeu.
4. Or, sauf éventuellement en ce qui concerne des mesures ayant égard à des moyens de
preuve, les mesures conservatoires se rapportent toujours aux intérêts de base et sont justifiées par
eux; et, deuxièmement, elles doivent être jugées admissibles par référence à ces intérêts même si le
tribunal est saisi d'un sous-différend ou d'un différend de second ordre.
La première affirmation est évidente. Relativement à la seconde, je commencerai par
remarquer que la Cour et sa devancière ont toujours refusé de concevoir les mesures conservatoires
comme une anticipation provisoire d'une possible décision finale (voir notamment l'affaire de l'Usine
- 26 -
de Chorz¢w), n'ayant jamais exigé, à l'instar de ce qui font certains droits internes, la démonstration
d'un fumus boni juris. Le principe qu'en certains droits étatiques on a appelé principe de
l'instrumentalité hypothétique ne vaut donc pas en droit international. D'autre part, le fait que les
mesures conservatoires puissent être établies par la Cour d'office (art. 41 du Statut et 75, par. 1, du
Règlement), et qu'en cas de demande les mesures indiquées puissent être totalement ou partiellement
différentes de celles qui sont sollicitées (art. 75, par. 2, du Règlement), montre que celles-ci ne se
justifient pas seulement pas l'intérêt des parties mais aussi, et tout d'abord, par les intérêts de la
communauté internationale elle-même, ces intérêts étant ceux à l'exécution des décisions
juridictionnelles et à la paix, au sens large du terme. Ceci révèle que les mesures conservatoires en
droit international ont une valeur autonome et que l'existence d'instance, plutôt que la raison des
mesures, en est une limite. Ce qu'il faut c'est que les intérêts de base soient sous le domaine de la
justice internationale, même par le biais d'un sous-différend ou d'un différend de second ordre qui se
rapporte à eux. S'il y a une succession de procédures, à chaque tribunal, en chaque procédure,
appartiendra d'indiquer les mesures convenables pendant que la procédure se maintient devant lui.
De la même façon que les intérêts des parties, les décisions de sous-différends ou de différends
de deuxième ordre n'ont pas de valeur en elles-mêmes. Leur valeur ne provient que de la
contribution qu'elles apportent à la solution finale du différend de base. Ce sont les conditions de
pratique de cette solution finale, c'est la paix par rapport au conflit de base, comme ce sont les
intérêts de parties objet de ce conflit qu'il faut sauvegarder, à tout état procédural - parce que si les
conditions de pratique de la solution finale sont affectées, le sont aussi celles de la décision du
sous-différend ou du différend de deuxième ordre, parce que si la paix est mise en cause peu importe
à quel stade procédural l'on est.
4. Cette idée est par ailleurs appuyée par deux précédents, l'un de la Cour permanente de
Justice internationale, concernant un sous-différend, l'autre de la Cour internationale de Justice,
ayant égard, à titre principal, à un différend de second ordre.
Dans l'affaire de la Dénonciation du traité sino-belge du 2 novembre 1865, la conclusion de la
requête belge était formulée ainsi :
"PLAISE A LA COUR :
- 27 -
.................................................................
Dire et juger, tant en l'absence que présence dudit Gouvernement (c'est-à-dire, le
Gouvernement chinois) et après tels délais qu'il plaira à la Cour de fixer, qu'il n'appartient pas
au Gouvernement de la République chinoise de dénoncer unilatéralement le traité
du 2 novembre 1865;
en attendant qu'il soit statué, indiquer toutes mesures conservatoires à prendre pour la
sauvegarde des droits qui seraient éventuellement reconnus à la Belgique ou à ses
ressortissants."
A la suggestion du Président Max Huber, la Belgique spécifia dans le mémoire les mesures
envisagées et le Président les indiqua par l'ordonnance du 8 janvier 1927. Elles avaient trait aux
droits des ressortissants belges en Chine, à la protection de la propriété et des navires et à des
garanties judiciaires, octroyées par la convention. La Belgique, cependant, ne demandait pas la
reconnaissance de ces droits et garanties, qui étaient l'objet du différend de base. Elle ne demandait
même pas que le traité soit déclaré valide et applicable. Elle s'était réduite à une question - celle du
droit de dénonciation - parce qu'elle a cru que le reste ne serait pas susceptible de contestation.
Théoriquement du moins, celle-ci était, toutefois, évidemment possible. La Cour était saisie
seulement d'un sous-différend, concernant la compétence à dénoncer. Cela ne l'empêcha pas
d'indiquer des mesures conservatoires concernant les intérêts sous-jacents.
La deuxième affaire est celle de l'Anglo-Iranian Oil Co. Le Royaume-Uni demandait à la
Cour, à titre principal de
"déclarer que le Gouvernement impérial d'Iran est tenu de soumettre à l'arbitrage le différend
qui a surgi entre lui et l'Anglo-Iranian Oil Company, Limited, cela en vertu de l'article 22 de
la convention conclue le 29 avril 1933 entre le Gouvernement impérial de Perse et
l'Anglo-Persian Oil Company, Limited, et qu'il est tenu d'accepter et d'exécuter la sentence
rendue à la suite de cet arbitrage".
Seulement à titre subsidiaire - puisque le Royaume-Uni considérait que la compétence pour juger du
différend de base appartenait à un tribunal arbitral - il sollicitait la Cour de statuer sur celui-ci. Les
mesures conservatoires requises concernaient cependant, ainsi qu'il en était inévitable, les intérêts
sous-jacents.
La demande principale introduisait clairement un différend de second ordre, la différence par
rapport au cas sub judice, d'ailleurs sans pertinence, étant que là les choses se posaient ex ante, ici
- 28 -
ex post. La Cour ne s'est pas souciée du fait qu'elle se trouvait face à un différend de ce type. Et,
tout naturellement - très correctement aussi -, considérant, de surcroît,
"que le grief indiqué dans la requête est celui d'une prétendue violation du droit international
constituée par la rupture du contrat de concession du 29 avril 1933 et par un déni de justice
qui, selon le Gouvernement du Royaume-Uni, résulterait du refus du Gouvernement de l'Iran
d'accepter l'arbitrage prévu par ce contrat, et qu'on ne saurait admettre a priori qu'une
demande fondée sur un tel grief échappe à la juridiction internationale",
la Cour a indiqué des mesures conservatoires touchant les intérêts de base. Si elle était venue à
déclarer que l'Iran serait obligé de se soumettre à l'arbitrage, il appartiendrait au tribunal arbitral de
prendre de nouvelles mesures adéquates. Certes, l'arbitrage que le Royaume-Uni réclamait n'était
pas un arbitrage entre deux Etats. Mais cela ne change rien à la situation, puique, d'une part, le
Royaume-Uni agissait au titre de protection diplomatique, prenant "fait et cause pour une société
britannique" - comme le dit l'ordonnance de la Cour - et, d'autre part, le différend continuait d'être de
second ordre. Au contraire, le fait que l'arbitrage envisagé ne s'établisse pas entre deux Etats
rendrait les mesures conservatoires moins justifiées que dans le cas sub judice.
6. En résumé :
- Tout différend, que ce soit un différend de base ou de second ordre, que ce soit un différend
principal ou un sous-différend, engage un conflit d'intérêts de second degré, c'est-à-dire, un conflit
entre les intérêts de chaque partie à une décision favorable. Ces intérêts n'ont pas cependant de
valeur en eux-mêmes, mais seulement dans la mesure où ils se rapportent aux intérêts sous-jacents.
Et ceux-ci sont toujours les mêmes, que le différend soumis pour le moment à décision soit un
différend principal ou un sous-différend, qu'il soit un différend de premier ordre ou un différend de
second ordre.
- C'est par rapport aux intérêts de base, ayant de valeur en eux-mêmes, que les mesures
conservatoires se justifient. Le "droit de chacun" - droit éventuel, évidemment - dont parle
l'article 41, paragraphe 1, du Statut de la Cour, c'est bien le droit ayant ces intérêts comme objet.
- Le fait que les mesures conservatoires ne soient pas conçues comme une anticipation
provisoire d'une possible décision finale et qu'elles soient pensées par le Statut et par le Règlement
comme étant fondées tout d'abord par l'intérêt de la communauté internationale elle-même - à
- 29 -
l'exécution des décisions de justice et à la paix - justifie que le lien indispensable à l'admissibilité des
mesures soit le lien entre les mesures envisagées et le conflit d'intérêts sous-jacent à la question ou
aux questions posées à la Cour, que celle-ci soit saisie d'un différend principal ou d'un
sous-différend, d'un différend de base ou d'un différend de second ordre, dans la seule condition que
la décision par la Cour des questions de fond qui lui sont posées soit un préalable nécessaire du
règlement ou du statut du règlement du conflit d'intérêts auquel les mesures concernent, ainsi que l'a
implicitement retenu la Cour permanente de Justice internationale dans l'affaire de la Dénonciation
du traité sino-belge du 2 novembre 1865 et cette haute Cour, elle-même, dans l'affaire de
l'Anglo-Iranian Oil Co.
7. Monsieur le Président, Messieurs de la Cour, ce ne fut qu'hier soir que les conseils de
Guinée-Bissau prirent connaissance des observations écrites du Sénégal.
Pour ce qui est du lien entre la demande en indication de mesures conservatoires et l'affaire, je
n'ai rien à changer à ce que j'ai dit. Je me limite à me réjouir que le Sénégal reconnaisse maintenant
de façon très claire que la frontière de la zone économique exclusive n'a pas été, en tout état de
cause, tranchée. Et, en ce qui concerne les observations du Sénégal au sujet de la troisième demande
contenue dans la requête de la République de la Guinée-Bissau - que la Cour dise que c'est "à tort
que le Gouvernement du Sénégal prétend imposer à celui de la Guinée-Bissau l'application de la
prétendue sentence du 31 juillet 1989" - je remarquerai que, même si la conception que le Sénégal a
du lien exigible entre les mesures conservatoires et l'affaire était correcte - ce qui n'est pas le cas -,
cette demande justifierait pour le moins des mesures concernant la mer territoriale, la zone contiguë
et le plateau continental, qui sont bien demandées par la République de Guinée-Bissau.
8. Dans la partie II de ses observations écrites, le Sénégal se livre à des considérations sur le
degré de certitude et de reconnaissance des droits en jeu, invoque à ce sujet les affaires du Personnel
diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, et des Activités militaires et paramilitaires
au Nicaragua et contre celui-ci où les droits objets de mesures conservatoires seraient certains,
affirme que la Cour ne peut préjuger de la nullité tant de la (prétendue) (prétendue, c'est moi qui l'ai
ajouté évidemment) sentence que de l'échange de lettres du 26 avril 1960 et plaide une présomption
- 30 -
de validité de la (j'ajoute prétendue) sentence arbitrale et même de l'échange de lettres.
Tout d'abord, si la Cour n'a pas à préjuger la nullité de la prétendue sentence du
31 juillet 1989 (et, je le dis entre parenthèses, de l'échange de lettres du 26 avril 1960), elle n'a pas
non plus à préjuger le contraire. La jurisprudence constante de la Cour à ce sujet, ainsi que celle de
la Cour permanente de Justice internationale, est très claire : au moment de la procédure incidente en
indication de mesures conservatoires, rien - ni dans un sens ni dans l'autre - n'est à préjuger en ce qui
concerne le fond.
D'autre part, les ordonnances ayant égard aux affaires du Personnel diplomatique et
consulaire des Etats-Unis à Téhéran, et celle des Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci ne sont pas les seules, même récentes, où la Cour a indiqué des mesures
conservatoires. Je rappellerais seulement l'ordonnance du 10 janvier 1986 ayant égard à l'affaire du
Différend frontalier (Burkina Fasso/République du Mali).
Pour ce qui est spécifiquement d'une prétendue présomption de validité du texte du
31 juillet 1989, c'est à dire la sentence ou la présupposée sentence, je dois dire que je me méfie quand
j'entends parler de présomption par rapport à des questions de droit ou à des éventuels effets
juridiques. Car le concept de présomption a trait à des faits ou, plus à la rigueur, à des énoncés de
fait. Les présomptions permettent, en conditions variables selon leur nature, d'admettre un énoncé de
fait non prouvé (par d'autres moyens) ou indépendamment de preuve (par d'autres moyens) à partir
de l'admission d'un autre énoncé de fait, celui-ci tenu comme prouvé. Dès qu'on parle de
présomption hors du domaine des questions de fait, la rigueur du langage se perd et on ne sait jamais
très bien où on se trouve. Certes, en quelques droits internes on a fait allusion par exemple à une
présomption de légalité à propos des actes administratifs, et même, quelques fois, à une présomption
de constitutionnalité, à propos des lois. Mais, tout d'abord, il n'est pas difficile de percevoir que ce
qu'on veut diffusément dire, quand on parle de présomption de légalité ou de validité, serait
beaucoup mieux éclairci - et les observations du Sénégal montrent qu'il l'a compris - si on utilisait
- 31 -
des concepts comme ceux d'inexistence juridique, de nullité et d'annulabilité, d'opposabilité et
d'innopposabilité. D'autre part, l'existence, par exemple, de moyens juridictionnels de sursis à
l'exécution des actes administratifs, même simplement annulables, dans les régimes dits de système
administratif, c'est-à-dire dans les régimes de type français et napoléonien - ceux où on a parlé de
présomption de légalité - devrait à elle seule (pour ne pas faire référence aux régimes très variés dans
les droits internes concernant les effets des recours des sentences) - même si dans le cas d'espèce on
n'est pas devant un recours - devrait, disais-je, mettre en garde contre l'utilisation d'une idée de
présomption de validité aux fins d'essayer d'exclure la possibilité de mesures conservatoires.
Quoiqu'il en soit, il faut souligner très vivement trois points :
- premièrement, l'affirmation que les sentences arbitrales bénéficient d'une présomption de
validité supposerait une norme de droit international qui l'établisse et une source d'où elle
découlerait. Je n'en connais aucune;
- deuxièmement, une présomption de validité n'a pas de sens vis-à-vis d'une juridiction qui est
appelée à décider sur cette même validité. Pour elle, avant la décision finale, il n'y a ni
sentence ou acte à présumer valide, ni sentence ou acte à présumer invalide mais uniquement
sentence ou acte dont la validité est controversée. Et à la Cour appartient, dans son seul
critère, de juger si, entretemps, des mesures conservatoires se justifient ou non;
- finalement, dans les cas d'espèce, c'est l'existence juridique même de la sentence qui est en jeu,
avant tout. La preuve de l'importance de ce fait est que le Sénégal, dans ses observations
écrites, l'a soigneusement oublié. De ce point de vue, il n'y a aucune comparaison possible de
l'affaire d'espèce avec l'affaire de la Sentence arbitrale du roi d'Espagne. Ne nous
embarrassons pas avec les mots, nommément les mots "existence juridique" : ce que la
Guinée-Bissau prétend, en ce qui concerne le fond, c'est que, par absence de formation de
majorité, il n'y a même pas d'acte imputable au tribunal arbitral. Car les actes des organes
collégiaux ne sont pas des données naturelles, ils sont le produit combiné de la nature et de
normes. Ce que la Guinée-Bissau prétend - et sur ce qu'elle demande à la Cour tout d'abord
de statuer - c'est que le document daté du 31 juillet 1989 ne correspond à aucun acte du
- 32 -
tribunal - n'en ayant que l'apparence - n'étant donc pourvu d'aucune autorité.
Or, à défaut d'acte, il ne pourrait jamais y avoir de présomption de validité. Pour admettre
celle-ci, il faudrait que la Cour préjuge le fond, en reconnaissant l'existence juridique d'une sentence,
ce qui, selon la jurisprudence constante, elle ne peut pas faire au stade de la procédure incidente en
indication de mesures conservatoires.
Le PRESIDENT : Je vous remercie Monsieur Galvao Teles. Nous prenons une pause de
quinze minutes environ.
L'audience est suspendue de 11 h 35 à 12 heures.
- 33 -
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Avant de continuer avec les plaidoiries de la
Guinée-Bissau, trois juges voudraient poser des questions aux Parties. Je donne la parole à M. Oda.
Judge ODA: Thank you Mr. President. I would like to obtain some clarification from the
distinguished Agents of Guinea-Bissau and Senegal on the following points.
The first question is: what kind of licence or permission was granted, and under what internal
law or act of Guinea-Bissau was such licence or permission granted by the Government of
Guinea-Bissau to Hoyo Maru No. 8 and Yan Yu 625, which were intercepted by the Senegalese
Navy on 9 October and 9 November 1989 respectively? Under what internal law or acts of Senegal
did the Senegalese Navy board the fishing vessel Hoyo Maru No. 8 and take it to the port of Dakar
on 9 October 1989, and was the Captain of the vessel subjected to judicial proceedings as a result of
which he was ordered to pay a fine of 15 million CFA francs? Under what internal law or acts did
the Senegalese Navy board another fishing vessel, Yan Yu 625, and take it to the port of Dakar on
9 November 1989, and was the Captain subjected to similar judicial proceedings as in the case of the
first fishing vessel Hoyo Maru No. 8.
The second question: four Senegalese vessels Helène, Marie-Josephe, Betty and Connie were
boarded on 1 January 1990 by the authority of Guinea-Bissau. What kind of licence or permission
was granted, and under what internal law or act was such a licence or permission granted by the
Government of Senegal to those vessels? Under what internal law or act did Guinea-Bissau's Navy
board these vessels? What is the state of the judicial proceedings?
That is the end of my questions. Thank you Mr. President.
Le PRESIDENT : Merci Monsieur ODA. Je donne la parole à M. Schwebel.
Judge SCHWEBEL: Thank you Mr. President. Article 11 of the Arbitration Agreement
which gave rise to the Arbitration, specifies in paragraph 1: "No activity of the parties during the
course of the proceedings may be deemed to prejudge their sovereignty over the area the subject of
the Arbitration Agreement". Counsel for Guinea-Bissau stated this morning that Guinea-Bissau had
abstained from any such activity. I should like to ask the representatives of Guinea-Bissau whether,
- 34 -
in the view of Guinea-Bissau, Senegal abstained from such activity during the pendency of the
arbitral proceedings, and in particular activities comparable to those at issue this morning. I also
wish to ask the representatives of Senegal to indicate in due course whether, in the view of Senegal,
either party engaged in such activities during the pendency of the arbitral proceedings, comparable to
those at issue in these proceedings for the indication of interim measures. Thank you Mr. President.
Le PRESIDENT : Merci Monsieur Schwebel. Je donne la parole à M. Guillaume.
M. GUILLAUME : Selon le dossier dont dispose la Cour, deux navires ont été arraisonnés en
novembre et décembre dernier dans la zone en litige par les autorités du Sénégal; quatre navires ont
été arraisonnés en janvier 1990 dans la même zone par les autorités de Guinée-Bissau.
Je souhaiterais savoir si, selon le droit sénégalais d'une part, selon le droit de la Guinée-Bissau
d'autre, les lieux d'arraisonnement de ces navires se trouvaient en mer territoriale, en zone contiguë
ou au-delà ?
Le PRESIDENT : Merci Monsieur Guillaume. Je pense que les questions qui ont été posées
seront distribuées par écrit pour le bénéfice des Parties. La Cour attend la réponse le pus tôt
possible parce que c'est une procédure urgente. Je donne la parole pour continuer la plaidoirie de la
Guinée-Bissau à Mme Chemillier-Gendreau.
III. Examen des critères habituellement appliquées pour justifier
l'indication de mesures conservatoires
Mme CHEMILLIER-GENDREAU : Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président,
Messieurs les juges. Des affaires précédemment jugées il ressort que les mesures demandées pour
être accordées doivent être justifiées par l'une ou l'autre ou l'une et l'autre des finalités suivantes :
- éviter un préjudice irréparable;
- empêcher toute anticipation de la décision au fond;
- prévenir l'aggravation du différend.
Le but d'ensemble poursuivi à travers la possibilité de cette procédure incidente est clair. Il
- 35 -
convient de protéger pendente lite la substance des droits invoqués, de sauvegarder les droits de
chacun en attendant que la Cour rende sa décision.
1. La nécessité première d'une indication de mesures conservatoires, celle qui aux origines de
cette procédure a prévalu pour la justifier, a été le souci de prévenir un dommage irréparable.
Certes, il est toujours possible à une juridiction d'accorder ultérieurement sous la forme de
dommages et intérêts une réparation pécuniaire qui viendra indemniser la victime du tort qu'elle a
subi.
Mais si une substitution en argent, correspondant à une estimation chiffrée d'un dommage,
peut dans de nombreuses circonstances correspondre à une réparation satisfaisante, tel n'est pas
toujours le cas : l'atteinte à des individus, à leur vie, à leurs biens, à leurs moyens d'existence, la
destruction de choses irremplaçables, les modifications à l'environnement et à l'équilibre de la nature
et des espèces qu'elle comporte et qui servent à l'homme pour sa subsistance sont autant d'actions
qu'aucune indemnité pécuniaire ne saurait réparer et envers lesquelles le droit international à l'instar
des droits internes a imaginé des procédures d'empêcher. La distinction a été clairement établie par
votre jurisprudence dans l'ensemble des ordonnances portant sur ce sujet.
Déjà la Cour permanente de Justice internationale en 1927 dans l'affaire de la Dénonciation
du traité sino-belge du 2 novembre 1865 avait indiqué des mesures conservatoires au motif que la
violation des droits en cause "ne saurait être réparée moyennant le versement d'une simple indemnité
ou par une autre prestation matérielle".
Dans les affaires relatives à la Compétence en matière de pêcheries, en 1972, votre Haute
Juridiction a réitéré le principe selon lequel un préjudice irréparable ne doit pas être causé aux droits
en litige devant le juge.
Et dans les affaires où elle a refusé d'indiquer des mesures conservatoires, c'est qu'il était
patent que le préjudice n'était pas irréparable, ou que les conséquence en étaient chiffrables et
compensables par une indemnité.
Or, qu'en est-il des actions sénégalaises entreprises actuellement dans la zone en litige :
arraisonnement des navires de pêche y exerçant sans licence sénégalaise et indication à d'autres
- 36 -
navires ayant cette licence que la pêche leur est autorisée par le Sénégal jusqu'à la ligne
d'azimut 240°.
Par là est délibérément commencée par l'Etat, ici défendeur, une exploitation à son profit et
sous son contrôle des richesses naturelles de la zone.
Cette exploitation dans son état actuellement connu pourrait à première vue paraître peu de
chose: 4 fois 4 ou 5 tonnes de crevettes et 4 fois une vingtaine de tonnes de poissons divers, est-ce là
vraiment de quoi crier si fort dans des parages maritimes réputés si riches ? Les espèces sont
renouvelables... Dieu et la nature y pourvoieront...
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, un tel argument était soutenable (à tort sans
doute) il y a quelques années alors que les sociétés humaines comparables à la Cigale de la fable de
La Fontaine, c'est-à-dire à l'insecte insouciant du lendemain, épuisaient rapidement, et sans souci du
rythme de leur renouvellement, les dons de la nature.
Mais aujourd'hui la leçon du fabuliste a été largement entendue. Nul n'a le droit de brader ou
laisser brader les ressources naturelles. La responsabilité d'un gouvernement vis-à-vis de son peuple
consiste au premier chef :
- à revendiquer les ressources qui doivent lui revenir;
- à les gérer de manière à empêcher leur épuisement et à en assurer le renouvellement;
- et à assurer de la manière la plus stricte la protection de l'environnement et le contrôle d'une
éventuelle pollution.
L'exploitation des ressources de la zone en litige par le Sénégal, alors qu'aucune délimitation
juridiquement valable n'a eu lieu jusqu'ici pour aucune des zones maritimes, a déjà (pour ce qu'elle
est entamée), et aurait (si elle était poursuivie), des conséquence irréparables.
Il convient de les énumérer précisément :
- pendant la durée de cette exploitation illégale, un appauvrissement du peuple de
Guinée-Bissau, privé ainsi de ressources qui lui reviendraient une fois la délimitation opérée si la
totalité ou une partie de la zone en litige lui était attribuée comme cela est hautement probable
- de manière irrémédiable une diminution du potentiel biologique de la zone, car rien n'assure
- 37 -
que l'exploitation opérée ne causerait pas des dommages irréparables du point de vue du
renouvellement des espèces et de la protection de l'environnement
- éventuellement si allant plus loin le Sénégal s'attaquait à l'exploitation des ressources non
biologiques de la zone, l'épuisement desdites ressources.
Ce serait bien là des modifications irréversibles de la situation.
Les mesures demandées à votre Haute Juridiction ont pour objet de préserver l'intégrité du
territoire maritime concerné. Le différend a été porté devant vous alors que la zone était dans une
certaine situation, celle qui avait découlé jusque-là non sans quelques difficultés (que nous
retracerons dans la réponse que nous apporterons aux questions que vous venez de nous poser) du
respect par les deux Etats de cet espace et de l'absence d'activité y afférant.
Cette situation de la zone doit se retrouver dans toute son intégrité lorsque vous rendrez votre
arrêt au fond et que les Parties se trouveront alors dans une situation clarifiée pour reprendre le
chemin de la délimitation.
Il est un deuxième motif d'indication des mesures conservatoires:
la nécessité d'éviter toute anticipation de la décision sur le fond.
La jurisprudence de la Cour a précisé et complété peu à peu les critères d'octroi de ces
mesures conservatoires, et à la prise en considération du caractère irréparable du préjudice elle a
ajouté bientôt celui du risque d'anticipation de la décision sur le fond.
La Cour ne peut laisser se poursuivre une attitude par laquelle un Etat préjuge d'une manière
indubitable de l'issue du différend au fond.
Dès l'affaire du Traité sino-belge la sauvegarde des droits des parties est apparue comme un
but essentiel des mesures conservatoires. Le même souci a commandé la décision dans l'affaire
Anglo-Iranian Oil Co. et dans plusieurs autres.
La question est aujourd'hui au coeur de nos échanges.
Depuis l'ouverture des négociations avec la Guinée-Bissau en 1977, le Sénégal a faussé le
débat et anticipé sans cesse toute décision juridique au fond.
Il a développé sans relâche une attitude fondée sur deux volets aussi inacceptables en droit l'un
- 38 -
que l'autre.
a) Le premier volet consiste à soutenir ceci :
- un accord passé entre deux puissances tierces dans une forme particulièrement légère, à une
époque régie par un droit de la mer aujourd'hui dépassé et accordant aux Etats riverains une
juridiction restreinte sur les eaux et les fonds marins les avoisinant, aurait connu une multiple
transfiguration dont le Sénégal n'aurait pas à faire la preuve et il pourrait en tirer tout le profit ;
- l'accord serait opposable à cet Etat tiers qu'est la Guinée-Bissau. Le Sénégal ferait là encore
l'économie de toute démonstration à ce sujet. Cela résulte encore clairement du paragraphe 12 des
observations écrites déposées à l'occasion de cette procédure incidente ;
- cet accord connaîtrait une extension mystérieuse des largeurs admises à l'époque pour le
plateau continental à la largeur plus considérable aujourd'hui reconnue ;
- de ligne de partage de certaines zones spécifiques et finalisées (celles du droit de 1960), cet
accord deviendrait la base des lignes de partage de toutes les zones maritimes de juridiction nationale
du droit actuel.
Ainsi un génie bienveillant et favorable au Sénégal aurait opéré ces différentes transformations
comme dans les contes de nos enfances par la vertu d'un talisman.
b) Un deuxième volet de l'attitude sénégalaise a été soigneusement mis au point et
considérablement développé dans la procédure devant le tribunal arbitral.
J'ai rappelé plus haut que depuis son indépendance la Guinée-Bissau, infiniment soucieuse de
relations pacifiques, se gardait bien pour sa part d'entreprendre aucune activité dans la zone pourtant
juridiquement revendiquée. Cette attitude d'abstention est systématiquement et répétitivement
considérée (par une interprétation totalement tendancieuse) comme un acquiescement aux droits
prétendus du Sénégal.
C'est avec beaucoup d'amertume que la Guinée-Bissau a entendu développer de tels arguments
devant le tribunal arbitral.
C'est avec lassitude qu'elle constate que dans ses propos et dans ses actes, le Sénégal a
entrepris, depuis le 31 juillet 1989, de mettre en place la même argumentation.
- 39 -
C'est avec détermination que la Guinée-Bissau a décidé de s'y opposer.
Non, l'accord franco-portugais de 1960 n'est pas prima facie opposable à la Guinée-Bissau,
Etat tiers.
Non, cet accord, fût-il par impossible déclaré opposable et valable, ne peut délimiter ni le
plateau continental sur toute sa largeur d'aujourd'hui, ni la zone économique exclusive qui n'existait
pas en 1960.
Non, aucune présomption de validité ni d'existence ne pèse sur le texte produit le
31 juillet 1989, comme l'a montré tout à l'heure Me Miguel Galvao Teles.
Paul Guggenheim, dans son cours à l'Académie de droit international sur la validité des actes
internationaux, citait comme acte inexistant frappé d'une nullité ex officio l'acte qui n'a aucune
chance d'être exécuté dans la réalité juridique. Ce propos trouve son application ici.
Avant même toute analyse juridique, apparaissent comme des faits les données suivantes :
- la non-délimitation de la zone économique exclusive par le tribunal arbitral (et ceci sans
motivation);
- l'absence de la ligne unique (pour l'ensemble des zones) demandée avec insistance et par les
deux Parties dans le compromis aussi bien qu'au cours de la procédure;
- l'absence de ligne portée sur une carte;
- l'ébranlement de la majorité de deux voix contre une par la présence et le contenu de la
déclaration individuelle du président du tribunal;
- l'interrogation portée par l'un des arbitres au terme de son opinion dissidente relativement à
l'existence même d'une majorité au sein du tribunal.
A la question : où est la ligne partageant les droits des Etats, la situation créée après le
31 juillet 1989 ne permet qu'une seule réponse : nulle part.
Le Sénégal tente d'opposer une présomption de validité de la sentence qui ne résiste pas à
l'ensemble de ces données.
Il inverse les termes et soutient que les mesures conservatoires demandées, si elles étaient
accordées, préjugeraient davantage du fond qu'elles ne manifesteraient d'impartialité.
- 40 -
Ce point de vue ne saurait se soutenir.
Le refus des mesures conservatoires ne pourrait évidemment pas être considéré comme
autorisant l'un des Etats à poursuivre des activités dans la zone et pas l'autre. Si cette distinction
était introduite, alors la séparation soigneusement entretenue par votre jurisprudence entre la
procédure incidente et le fond se verrait rompue et il s'agirait purement et simplement d'un jugement
provisionnel.
Les mesures que la Guinée-Bissau demande à la Cour concernent les deux Parties; elles
l'amèneraient à rejoindre quant à elle l'attitude qui a sa préférence : s'abstenir de tout acte jusqu'à
l'intervention d'une délimitation acceptée par des deux Etats.
Ces mesures réaliseraient l'une des finalités habituellement poursuivies par une procédure
incidente : prévenir l'anticipation de la décision au fond.
Le refus de la demande ici introduite conduirait par contre, à n'en pas douter, à une
aggravation du différend.
3. La troisième finalité recherchée par la Cour, lorsqu'elle accède à une demande en indication
de mesures conservatoires, est d'empêcher l'aggravation de la situation entre les Parties.
Parce que votre Haute Juridiction a le statut d'organe judiciaire des Nations Unies, son action
juridictionnelle est partie prenante des actions de maintien de la paix; sa décision ici demandée
s'attache à veiller "à empêcher tout acte de quelque nature qu'il soit qui pourrait aggraver ou étendre
le différend soumis à la Cour" selon la formule utilisée dans plusieurs ordonnances (Compagnie
d'électricité de Sofia et de Bulgarie, affaire des Pêcheries, affaire des Essais nucléaires, Personnel
diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran).
L'argument est lourd dans le cas porté devant la Cour actuellement.
Comme le débat au fond le prouvera, mais comme l'indiquent déjà les faits soigneusement
relevés, il n'y a pas de délimitation.
La condition d'une solution juridique définitive à ce différend est dans l'abstention des
deux Parties. Tout acte de l'une entraînerait (et dans votre sagesse vous l'avez compris) une
nécessaire intervention de l'autre afin d'empêcher que ne se construise une effectivité - au profit de
- 41 -
l'adversaire.
Les activités se déployant concurremment dans la zone, les risques d'incidents, et d'escalade
dans les incidents, sont nécessairement grands.
La Guinée-Bissau n'est pas moins pressée que le Sénégal d'utiliser toutes les ressources
naturelles auxquelles elle a droit. Elle aurait plutôt des raisons d'impatience plus grande étant
réputée encore plus pauvre et certainement plus faible. Ses dirigeants sont cependant persuadés que
les droits des peuples sur les espaces requièrent, pour être durablement et équitablement définis, une
longue patience.
Question majeure du XXe
et sans doute du XXIe
siècles, les délimitations maritimes ne
sauraient être établies de manière incertaine ni à la hâte.
Vous n'aurez pas manqué de constater, à la lecture de la requête au fond et des textes qui
l'accompagnent, qu'un obstacle s'est dressé sur la voie de la délimitation là où l'on attendait une
solution.
Pour la sérénité du travail qui doit être accompli pour le fond de cette affaire, je suis
convaincue, Monsieur le Président, Messieurs les juges, que vous accéderez à la demande présentée
le 7 janvier par la Guinée-Bissau et que vous permettrez, par l'issue que vous donnerez à cette
procédure incidente, la rencontre attendue du droit et de la paix. Je vous remercie.
Le PRESIDENT : Je remercie l'agent et les conseils de la Guinée-Bissau. Je crois que
M. Thiam est prêt à commencer la plaidoirie du Sénégal, alors je donne la parole à
S. Exc. M. Doudou Thiam, agent du Sénégal. Monsieur s'il vous plait.
M. Doudou THIAM : Je vous remercie Monsieur le Président.
Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président, Messieurs les juges, parlant au nom du
Gouvernement de la République du Sénégal, je voudrais tout d'abord renouveler l'attachement de
celui-ci au règlement pacifique des différends. S'y ajoute la confiance qu'il a toujours manifestée à
votre haute juridiction, et qui s'est concrétisée par son adhésion à la clause facultative de juridiction
- 42 -
obligatoire en 1985. Le Sénégal n'a pas attendu d'y avoir été poussé par les circonstances, ce qui est
le cas, pour la Partie adverse qui a adhéré à la clause de compétence de la Cour sept jours après
avoir succombé devant un tribunal arbitral.
Le Sénégal avait tout fait auprès de la Guinée-Bissau pour que nous réglions devant la Cour
ce litige, qui a été porté devant le tribunal arbitral; la Guinée-Bissau s'y était opposée pour les
raisons que nous évoquerons quand nous plaiderons de l'affaire au fond. Nous nous abstiendrons de
parler ici de la demande au fond de la Guinée-Bissau. Nous nous y abstiendrons car vous n'êtes pas
saisis de cette demande pour le moment.
Si le Sénégal fait preuve d'une grande disponibilité, et d'une grande ouverture à l'égard de
votre juridiction, il n'est pas disposé pour autant à suivre la Guinée-Bissau dans la voie où elle tente
de l'entraîner. Le Sénégal vous demande simplement d'appliquer le droit, mais rien que le droit.
Cela veut dire, qu'en l'espèce, la Cour n'est pas une juridiction d'appel de sentences de tribunaux
arbitraux. Or, par le biais d'une demande en indication de mesures conservatoires, la Guinée-Bissau
essaie de vous engager dans cette voie. Si la Cour donnait satisfaction à la Guinée-Bissau, en
suspendant, à titre provisoire, les effets de la sentence du 31 juillet 1989, elle se comporterait en juge
d'appel, ce qu'elle ne peut pas faire, car une telle compétence ne lui a pas été attribuée par les
Parties. Mais l'intention de celle-ci était, au contraire, de donner à cette sentence arbitrale un
caractère définitif, ainsi que cela résulte de l'article 10, paragraphe 2, du compromis du
12 mars 1985 selon lequel "la sentence sera définitive et obligatoire pour les deux Etats qui seront
tenus de prendre toutes les mesures que comporte son éxécution".
Indépendamment de la voie d'appel qui lui est fermée, et qui, seule, aurait pu, peut-être,
suspendre d'office les effets de la sentence, la Guinée-Bissau ne peut invoquer aucun titre juridique
l'autorisant à demander une telle suspension. D'ailleurs, le Sénégal fait toute réserve dès maintenant
sur la compétence de la Cour en ce qui concerne la demande au fond, c'est-à-dire la demande en
annulation de la sentence arbitrale, mais ce n'est pas ici le cas d'en parler et je regrette que la
Guinée-Bissau se soit mise à attaquer une sentence, à attaquer sa validité, à invoquer son
- 43 -
inexistence, alors que, à ce point du débat, vous n'êtes pas saisi de cette question.
Pour détruire la présomption de validité qui s'attache à cette décision arbitrale, la
Guinée-Bissau, à défaut d'arguments sérieux, demande qu'on lui fasse confiance d'emblée; elle vous
demande de croire à ses beaux yeux, de prendre pour argent comptant ses déclarations, et de lui
donner satisfaction sur le seul énoncé de ses prétentions.
Elle n'essaye pas d'établir un lien quelconque malgré ce qu'on vient de nous dire, entre la
demande en annulation de la sentence et sa présente demande en indication de mesures
conservatoires. Or, selon votre Statut et votre Règlement, confirmés par votre pratique, un tel lien
est une condition nécessaire de recevabilité. On ne peut que saluer votre sagesse. Il faut fermer la
porte à l'aventure. Sans la condition de lien dont on vient de parler, n'importe quelle partie qui
succomberait à une procédure arbitrale pourrait être tentée de faire suspendre les effets de façon
indue par le seul jeu de la procédure en indication de mesures conservatoires. C'est ce que tente
aujourd'hui la Guinée-Bissau.
Par ailleurs, on chercherait vainement le préjudice irréparable que l'exécution de la sentence
pourrait causer dans le cas présent. On a senti tout l'embarras de la partie adverse tout à l'heure
lorsqu'elle nous a fait un cours sur le caractère soi-disant irréparable du préjudice; malheureusement
tel n'est pas le cas ici. La Guinée-Bissau ne le démontre pas. Elle n'offre même pas de le démontrer
malgré les termes explicites du Règlement de la Cour sur ce point. Or la seule possibilité d'un tel
préjudice pourrait justifier, quant au fond, le recours à cette procédure exceptionnelle. J'ajoute que si
un tel préjudice existait, mais tout le monde sait que ce n'est pas le cas; en tout cas les activités
invoquées ne sont pas de nature telle que le préjudice puisse avoir un caractère irréparable. Je dis
donc que si un tel préjudice existait, le Sénégal est trop conscient de ses responsabilités pour ne pas
commettre l'irréparable. Mais tout le monde sait que les activités dont la Guinée-Bissau fait état, et
qui sont, au moment où nous parlons, des activités de pêche, ne peuvent lui causer aucun préjudice
qui soit de caractère irréparable et d'ailleurs ne lui ont jamais causé un tel préjudice. Il faudrait
rappeler que le Sénégal a toujours exercé de telles activités avant, pendant la procédure arbitrale, et
aujourd'hui. Alors, on s'étonne que la Guinée-Bissau se réveille seulement maintenant pour
- 44 -
demander qu'on cesse des activités qui ont toujours existé et dont elle ne s'est jamais plainte
auparavant. Par ailleurs il y avait bien un compromis d'arbitrage qui disait que les deux Parties
pouvaient avoir des activités dans la zone. Alors comment, par quelle opération du Saint-Esprit, des
activités qui avaient un caractère inoffensif et reconnues comme telles par les Parties seraient-elles
devenues tout d'un coup des activités pouvant poser un préjudice irréparable ?
En réalité, cette nouvelle procédure est une des manoeuvres constantes de la Guinée-Bissau,
manoeuvres tendant à entretenir une suspicion autour de l'accord de 1960, accord qui a établi la
frontière maritime entre les deux pays et qui avait été conclu par les Etats prédécesseurs : la France
et le Portugal. Vous savez toute la force qui s'attache à de tels instruments; force qui a été
réaffirmée par la convention de Vienne sur le droit des traités. En outre, la validité de cet accord a
été reconnue par la sentence du 31 juillet 1989. Cependant, pour semer le doute dans l'esprit des
tiers, participant au développement du Sénégal, la Guinée-Bissau invoque tout argument et n'importe
quel argument et à tout moment. Elle essaie de décourager par des procédures dilatoires et des
combats d'arrière-garde, les partenaires du Sénégal, de manière à entraver les efforts de
développement qui sont entrepris dans cette région par le Sénégal.
Cette confusion, entretenue par la Guinée-Bissau apparaît à toutes les phases de la procédure.
Elle vous dit par exemple que le tribunal était saisi d'une demande de délimitation. Or, lisez le
compromis d'arbitrage, Monsieur le Président et Messieurs les Juges, vous verrez que le tribunal
était saisi de la validité d'une sentence et non pas d'une question de délimitation. Ce n'était que si la
sentence avait été déclarée nulle, que subsidiairement, le tribunal avait, sur la demande des Parties,
l'obligation de délimiter. Mais la réponse a été positive, l'accord a été valable et alors on vous
demande sur quelle base une demande, de délimitation de frontière pouvait être faite, déposée dans
ces conditions, et encore moins satisfaite ? On a du mal à comprendre, encore aujourd'hui, à quelle
zone s'appliquerait la cessation des "activités" visée dans sa demande par la Guinée-Bissau. S'il
s'agit de la zone maritime relevant de la juridiction du Sénégal en vertu de l'accord de 1960
(c'est-à-dire la mer territoriale, la zone contiguë et le plateau continental), la démarche de la
Guinée-Bissau reviendrait à vous inviter à détruire la présomption de validité qui s'attache à la
- 45 -
sentence de juillet 1989, et par-delà à l'accord que cette sentence vient de consolider. S'il s'agit de la
zone économique exclusive, la demande de la Guinée-Bissau est sans objet, car on ne voit pas
comment la Cour pourrait prendre des mesures conservatoires au sujet d'une affaire dont elle n'est
pas saisie. Or la Guinée-Bissau vient de reconnaître elle-même, ici et à l'instant, que vous n'étiez pas
saisi d'une demande en délimitation de la zone économique exclusive.
La Guinée-Bissau, poussée par son aveuglement, ne mesure assurément pas les conséquences
effrayantes des procédures qu'elle déclenche, si la Cour, par impossible, lui donnait satisfaction.
Pour qu'un traité puisse être remis en question, il faut qu'il porte atteinte à des valeurs suprêmes,
celles qu'aucun Etat ne peut profaner sans toucher aux fondements premiers de notre société
humaine; celles protégées par le droit dans le cadre de ce qu'on appelle les règles impératives du droit
international; tel n'est pas le cas ici.
Quant à l'arbitrage, il constitue une des plus grandes conquêtes du droit international, le mode
le plus ancien, et l'un des plus éprouvés de règlement des différends internationaux. Fragiliser cette
institution serait porter un mauvais coup à l'un des facteurs les plus reconnus de stabilité et de paix
dans les relations internationales.
Vous êtes, Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président et Messieurs les Juges, les
gardiens de ces institutions et mon Gouvernement sait qu'il peut compter sur votre grande sagesse et
sur votre haute conscience, pour éviter d'ébranler le droit international tout entier.
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, c'est avec confiance que nous attendons votre
décision dans cette affaire. Je vous remercie.
Le PRESIDENT : Merci M. Doudou Thiam. Monsieur Bowett, vous voulez commencer
maintenant, ou cet après-midi ?
M. Doudou THIAM : Monsieur le Président, M. Bowett préfère parler cet après-midi.
Le PRESIDENT : Alors nous commencerons cet après-midi à 15 heures.
- 46 -
La séance est levée à 12 h 33.

Document Long Title

Minute of the public sitting held on Monday 12 February 1990, at 10 a.m., at the Peace Palace, President Ruda presiding

Links