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172-20180629-ORA-01-01-BI
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CR 2018/14 (traduction)
CR 2018/14 (translation)
Vendredi 29 juin 2018 à 10 heures
Friday 29 June 2018 at 10 a.m.
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Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se réunit aujourd’hui pour entendre le second tour de plaidoiries du Qatar concernant sa demande en indication de mesures conservatoires. J’appelle à la barre M. Lawrence Martin. Vous avez la parole, Monsieur.
M. MARTIN :
I. LA COUR EST COMPÉTENTE PRIMA FACIE
1. M. le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, bonjour. C’est un honneur que de plaider devant vous aujourd’hui au nom de l’Etat du Qatar. Il m’incombe ce matin d’ouvrir le second tour des plaidoiries du Qatar en traitant de la compétence prima facie de la Cour sur le fond. Selon nous, nous nous sommes acquittés de notre obligation à cet égard et il ne me faudra pas plus de 20 minutes pour vous exposer pourquoi.
2. Je commencerai par la première condition juridictionnelle, autrement dit l’existence d’un différend concernant «l’interprétation ou l’application» de la convention. Mon confrère M. Donovan vous a expliqué mercredi la teneur de cette condition1. Il a aussi parlé longuement des faits pertinents. Ces faits ne laissent pas l’ombre d’un doute : les Parties ont un désaccord concernant l’interprétation ou l’application de la convention et, prima facie, les actes allégués sont susceptibles de faire obstacle aux droits consacrés par la convention2. Point n’est besoin pour moi de revenir sur les faits aujourd’hui, d’autant moins que M. Olleson n’a pas cherché à les nier hier.
3. Mr. Olleson a opté pour une tout autre démarche. Il a affirmé que la convention «ne s’applique pas aux différences de traitement fondées sur la nationalité»3. Il s’ensuit, a-t-il dit, que le différend «n’entre pas … dans le champ d’application ratione materiae de la convention»4. Or, cet argument ne fait selon nous que confirmer l’existence d’un différend en soulignant le désaccord qu’il y a entre les Parties quant à l’interprétation et l’application de la convention. Il est en outre
1 CR 2018/12, p. 21-22, par. 13-15 (Donovan).
2 CR 2018/12, p. 22-24, par. 15-21 (Donovan).
3 CR 2018/13, p. 48, par. 60 (Olleson).
4 CR 2018/13, p. 48, par. 60 (Olleson).
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fondé sur une interprétation complètement erronée de la convention, comme Mme Amirfar vous le démontrera tout à l’heure lorsqu’elle traitera de la plausibilité des droits que le Qatar affirme.
4. J’en arrive donc à la deuxième condition juridictionnelle, à savoir que le différend «n’[a] pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par [la] convention»5. Je commencerai par la question des négociations.
5. Les Parties conviennent que l’article 22 de la convention exige qu’il y ait de véritables tentatives de négocier en vue de régler le différend. Hier, M. Pellet a affirmé que le Qatar n’avait rien fait de tel. Nous sommes en désaccord complet avec lui. Pour nous, les éléments portés devant la Cour ne sauraient être plus clairs. Comme l’a expliqué M. Donovan, le Qatar, à de multiples reprises, a véritablement tenté d’engager des négociations, mais les Emirats arabes unis ont chaque fois rejeté ses propositions6.
6. Au cours de son intervention hier, M. Pellet vous a présenté une version tendancieuse des faits. Il a retracé une chronologie portant à croire que le Qatar n’a commencé à tenter d’engager des négociations qu’au mois d’avril 2018, par la lettre qu’il a adressée aux Emirats arabes unis pour demander l’ouverture de négociations au sujet des violations de la convention que ceux-ci lui infligeaient7. M. Pellet a balayé d’un revers de la main tout ce qui s’était produit avant l’envoi de cette lettre, disant que les faits montraient simplement que le Qatar s’était dit prêt à négocier, et non pas qu’il avait effectivement essayé de négocier8. Avec tout le respect que je dois à mon éminent ami, les faits qui se sont déroulés entre le mois de juin 2017 et le mois d’avril 2018 relatent une tout autre histoire.
7. Comme l’a expliqué M. Donovan, le différend entre les Parties s’est cristallisé dès le mois de septembre 20179. En réponse aux appels au dialogue lancés par le Qatar, les Emirats arabes unis ont systématiquement et sans ambiguïté aucune martelé qu’il n’y avait «rien à négocier»10. Le Qatar a néanmoins persisté dans ses efforts visant à entamer des discussions.
5 Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR), 4 janvier 1969, Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 66, p. 195.
6 CR 2018/12, p. 25-30, par. 27-42 (Donovan).
7 CR 2018/13, p. 25, par. 17 (Pellet).
8 CR 2018/13, p. 23, par. 11-12 (Pellet).
9 CR 2018/12, p. 22-24, par. 16-20 (Donovan).
10 CR 2018/12, p. 25, par. 27-28 (Donovan).
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8. Par exemple, son Altesse l’émir du Qatar s’est rendu au Koweït en décembre 2017 pour le sommet annuel du Conseil de coopération du Golfe (ci-après «CCG»)11. Il s’attendait à pouvoir s’entretenir avec son homologue émirien, grâce à l’aimable concours de son Altesse l’émir du Koweït12. Malheureusement, le chef du gouvernement émirien a décliné l’invitation, le dialogue espéré n’a jamais eu lieu et le sommet a pris fin brusquement avant même la fin de la première journée13.
9. M. Donovan est entré mercredi dans le détail de ce sommet du CCG. Mais hier, M. Pellet a choisi de passer ce sujet sous silence; il n’en a pas soufflé mot. La raison de cette omission est évidente. La présence de son Altesse l’émir constituait, en soi, une véritable tentative de négociation.
10. Même s’il n’a pas osé le dire directement, M. Pellet a tout de même laissé entendre que le sommet avorté du CCG ne devait pas être considéré comme une véritable tentative de négociation parce qu’il n’y avait aucun compte rendu public des questions en litige en matière de droits de l’homme qui avaient été soulevées lors de cette réunion au Koweït14. Mon ami est dans l’erreur. Les archives montrent clairement que les violations des droits de l’homme ont fait l’objet de discussions au plus haut niveau, et que son Altesse l’émir du Qatar s’est rendu au Koweït parce qu’il considérait ce sommet comme une «occasion idéale» d’entamer un dialogue avec les Emirats arabes unis, notamment sur la «situation humanitaire dégradée .... en particulier la séparation des familles», qui fait l’objet même du différend devant la Cour15.
11. Il y a eu aussi d’autres véritables tentatives de négociation. En avril 2018, par exemple, le Représentant permanent du Qatar s’est rendu au sommet de la Ligue arabe dans l’espoir de discuter de toutes les questions liées à la crise du Golfe16. Avant même qu’il n’arrive, cependant, les Emirats arabes unis et d’autres Etats concernés ont décidé que la crise ne figurerait pas à l’ordre
11 CR 2018/12, p. 25-28, par. 34-36 (Donovan).
12 CR 2018/12, p. 25-28, par. 34-36 (Donovan).
13 CR 2018/12, p. 28, par. 35-36 (Donovan).
14 Voir CR 2018/13, p. 23-24, par. 12-13 (Pellet).
15 Ministère des affaires étrangères de l’Etat du Qatar, Foreign Minister: Qatar Sees Any GCC Meeting Golden Opportunity for Civilized Dialogue, 22 octobre 2017, https://www.mofa.gov.qa/en/all-mofa-news/details/2017/10/22/ foreign-minister-qatar-sees-any-gcc-meeting-golden-opportunity-for-civilized-dialogue.
16 Voir Nawal Sayed, 6 Arab leaders absent from 29th Summit, Syria not on table, 15 avril 2018, https://www.egypttoday.com/Article/2/47919/6-Arab-leaders-absent-from-2….
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du jour. Au contraire, ils ont insisté sur le fait que toute solution devait être trouvée sous les auspices du GCC17.
12. Je suis sûre que l’ironie de la chose n’échappera pas à la Cour. Les Emirats arabes unis et d’autres ont estimé que la solution était entre les mains du CCG. Pourtant, dans le même temps, ils ont expressément refusé de discuter de cette question dans le cadre du CCG. M. le président, si vous me pardonnez une référence littéraire américaine, il est difficile d’imaginer un exemple plus parfait de «catch-22» — autrement dit, d’aporie.
13. C’est donc dans ce contexte que le Qatar a écrit aux Emirats arabes unis pour les inviter à une négociation concernant la CIEDR. La lettre  qui suffirait à elle seule à prouver qu’il y a eu une véritable tentative de négociation  est arrivée à la fin d’un processus qui a duré plusieurs mois, et non au début de celui-ci. M. Pellet a laissé entendre hier que cette lettre n’a pas été envoyée de bonne foi, mais il ne nous a pas dit pourquoi il le croyait. A l’évidence, si les Emirats arabes unis en étaient convaincus, ils auraient pu répondre en exprimant leur point de vue. Ou ils auraient pu répondre en proposant un autre calendrier de négociations. Ou, à tout le moins, ils auraient pu répondre qu’ils allaient réfléchir à la question. Mais ils n’ont rien fait de tout cela. Ils n’ont tout simplement jamais pris la peine de répondre. Et ils ont tout simplement ignoré la demande du Qatar, comme ils avaient ignoré toutes ses tentatives précédentes d’entamer un dialogue.
14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, on ne peut en la matière que constater que le Qatar a fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement attendre de lui. A de multiples reprises, le Qatar a sincèrement tenté de négocier avec les Emirats arabes unis au sujet des violations des droits de l’homme, mais les Emirats arabes unis ont rejeté toutes ces tentatives. L’on ne saurait rien exiger de plus.
15. Cela m’amène à l’autre moyen envisagé à l’article 22, à savoir les «procédures expressément prévues par [la] convention»18.
17 Voir Saudi FM says Qatar crisis not on the table at Arab League Summit, 13 avril 2018, http://www.thebaghdadpost.com/en/story/26062/Saudi-FM-says-Qatar-crisis….
18 CIEDR.
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16. Monsieur le président, hier, nous avons entendu M. Pellet avancer que la Cour n’avait aucune raison de ne pas, à ce stade, dire pour droit que cette condition préalable a un caractère cumulatif et successif19. Même si on laisse de côté le fait que, pas plus tard que l’an passé, la Cour a refusé de déclarer précisément ce que M. Pellet lui demande à présent de déclarer, il convient de traiter cette assertion avec beaucoup de prudence, et ce, pour au moins deux raisons.
17. Premièrement, M. Pellet aimerait que la Cour se prononce sur cette question sans disposer d’une argumentation complète ni des éléments de preuve qui s’y rapportent. Pareille approche ne serait pas conforme à la bonne administration de la justice. Ainsi que M. Jiménez de Aréchaga, ancien président de la Cour, l’a sagement fait observer, l’accès à de nouvelles pièces de procédure écrites ou informations fait parfois évoluer les opinions et convictions personnelles. Exclure a priori pareille éventualité reviendrai à préjuger l’affaire, ce que la Cour ne saurait faire20. Ce n’est dès lors pas un hasard si celle-ci a déclaré, dans presque toutes les ordonnances en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendues, que sa décision ne préjugeait pas la question juridictionnelle21. C’est également la raison pour laquelle elle a refusé de trancher cette même question l’an dernier en l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie.
18. Deuxièmement, M. Pellet voudrait amener la Cour à faire d’une pierre deux coups et à préjuger la question juridictionnelle non seulement dans la présente affaire, mais également dans celle qui oppose l’Ukraine à la Fédération de Russie, où, ce n’est pas un hasard, il intervient également en tant que conseil pour le défendeur. De fait, la Cour devrait redoubler de prudence en l’espèce, étant donné que l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie est à un stade plus avancé que la présente affaire.
19. Au vu de tout ce qui précède, il est, nous semble-t-il, prématuré d’avancer, ainsi que le fait M. Pellet, que l’article 22 établit une condition préalable, d’autant que cet argument n’emporte
19 CR 2018/13, p. 22, par. 9 (Pellet).
20 Essais nucléaires (Australie c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 22 juin 1973, C.I.J. Recueil 1973 ; déclaration de M. Jiménez de Aréchaga, juge, p. 107 ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 22 juin 1973, C.I.J. Recueil 1973 ; déclaration de M. Jiménez de Aréchaga, juge, p. 143-144.
21 Voir, par exemple, Jadhav (Inde c. Pakistan), mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017, C.I.J. Recueil 2017, par. 60 ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 140, par. 105 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1171, par. 98.
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pas vraiment la conviction. Lorsque la Cour examinera les travaux préparatoires auxquels M. Pellet a consacré tant de temps hier, nul doute qu’elle conviendra qu’ils ne contiennent rien qui aille à l’encontre des conclusions formulées par MM. les juges Owada, Simma et Abraham, Mme la juge Donoghue et M. le juge Gaja dans l’exposé de l’opinion dissidente commune qu’ils ont jointe à l’arrêt rendu en l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie. Je cite le passage de ce document consacré à l’amendement proposé par les trois puissances, sur lequel M. Pellet s’est tant focalisé hier :
«Il s’en dégage … la nette impression qu’en proposant leur amendement les trois puissances n’étaient pas animées par l’intention d’imposer une condition supplémentaire, qui viendrait restreindre l’accès à la Cour, par rapport au texte antérieur. Rien n’indique que l’amendement visait à rendre obligatoire, en cas d’échec des négociations directes, le recours aux procédures spéciales de la partie II. Plus vraisemblablement, il visait à rappeler que, parmi les voies possibles du règlement négocié, figurait le recours à ces procédures spéciales. C’est pour cela qu’il a été simplement regardé par les délégués comme un «complément — ou une précision — utile» et facilement adopté, non pas comme une modification du texte visant à lui conférer un caractère plus restrictif, mais comme une clarification naturelle, et presque allant de soi.»22
20. Les autres arguments avancés par M. Pellet n’étaient pas plus convaincants. Les clauses compromissoires figurant dans des instruments consacrés aux droits de l’homme et qui prévoient le recours à l’arbitrage en cas d’échec des négociations n’ont absolument rien à voir avec l’article 22. Ainsi, il suffit d’examiner brièvement l’article 30 de la convention contre la torture pour constater que, au vu du sens ordinaire des termes de cette disposition, celle-ci établit des conditions préalables cumulatives et successives à la compétence de la Cour23. Tel n’est pas le cas en l’espèce, comme M. Pellet lui-même l’a admis hier24.
22 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I); opinion dissidente commune de M. le juge Owada, président, et de MM. les juges Simma et Abraham, Mme la juge Donoghue et M. le juge ad hoc Gaja, p. 157, par. 47.
23 Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, Nations Unies, Recueil des traités, vol. 1465, p. 85 :
«Tout différend entre deux ou plus des Etats parties concernant l’interprétation ou l’application de la présente Convention qui ne peut pas être réglé par voie de négociation est soumis à l’arbitrage à la demande de l’un d’entre eux. Si, dans les six mois qui suivent la date de la demande d’arbitrage, les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage, l’une quelconque d’entre elles peut soumettre le différend à la Cour internationale de Justice en déposant une requête conformément au Statut de la Cour.»
24 Voir CR 2018/13, p. 21, par. 7 (Pellet).
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21. Nous ne voyons pas non plus en quoi insister sur la conciliation avant la saisine de la Cour irait dans le sens des objectifs de la convention. Tant les négociations que la procédure prévue par la CIEDR reposent sur «l’entente entre les parties et leur volonté de chercher une solution négociée»25. En cas d’échec des négociations, il serait absurde de demander à un Etat lésé de chercher une manière différente de faire exactement la même chose avant de demander à la Cour de défendre ses droits, d’autant plus que la procédure devant le comité ne débouche pas sur une décision contraignante.
22. Enfin, Monsieur le président, M. Pellet a avancé un autre argument : le fait que le Qatar ait adressé une communication au comité pour l’élimination de la discrimination raciale ferait, on ne sait trop comment, obstacle à la saisine de la Cour. A l’appui de cet argument, il a invoqué tout un ensemble disparate d’arguments juridiques potentiels, dont l’exception de litispendance, le principe electa una via et le principe de l’estoppel26, sans toutefois prendre la peine d’expliquer comment ceux-ci pouvaient bien trouver à s’appliquer en l’espèce27. Notre réponse à ce sujet pourra donc être brève.
23. Premièrement, l’argument de M. Pellet renferme sa propre conclusion. En d’autres termes, la Cour ne pourrait parvenir à la conclusion que la communication adressée par le Qatar au comité pour l’élimination de la discrimination raciale fait obstacle à sa compétence que si elle accueillait l’argument des Emirats arabes unis selon lequel les conditions préalables établies à l’article 22 sont cumulatives et doivent être remplies de façon successive. Or, pour les raisons que je viens d’exposer, elle ne peut répondre à cette question pour le moment. Le fait que le Qatar ait véritablement tenté de négocier suffit à établir la compétence prima facie de la Cour.
24. Deuxièmement, il n’existe pas, en droit international général, de principe interdisant aux Etats d’avoir recours simultanément à des méthodes contraignantes et à des méthodes non contraignantes de règlement des différends, notamment les procédures devant la Cour. De fait, c’est l’inverse qui est vrai. Dans l’arrêt sur les exceptions préliminaires rendu en l’affaire Nicaragua
25 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I) ; opinion dissidente commune de M. le juge Owada, président, et de MM. les juges Simma et Abraham, Mme la juge Donoghue et M. le juge ad hoc Gaja, p. 156, par. 43.
26 Voir CR 2018/13, p. 27, par. 23-24 (Pellet).
27 Ibid.
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c. Etats-Unis d’Amérique, par exemple, le fait que les parties étaient engagées dans des négociations régionales dans le cadre du processus de Contadora n’a pas constitué un obstacle à la compétence de la Cour. Celle-ci a déclaré que «l’existence même de négociations actives auxquelles les deux Parties pourraient participer ne d[evait] empêcher ni le Conseil de sécurité ni la Cour d’exercer les fonctions distinctes qui leur sont conférées par la Charte et par le Statut»28. Il n’existe aucune raison d’adopter une autre approche en l’espèce.
25. Troisièmement, l’article 16 de la convention prévoit expressément que «[l]es dispositions de [cet instrument] concernant les mesures à prendre pour régler un différend ou liquider une plainte s’appliquent sans préjudice des autres procédures de règlement des différends…». Si cette disposition concerne les procédures ne relevant pas du champ de la convention, elle abonde néanmoins dans le sens de la thèse selon laquelle le recours à un moyen de règlement des différends ne fait pas obstacle au recours simultané à un autre de ces moyens.
26. Monsieur le président, nous affirmons respectueusement qu’il convient d’apprécier les raisons qui ont poussé le Qatar à adresser une communication au comité pour l’élimination de la discrimination raciale dans le contexte factuel global de la présente affaire. Dans le droit fil des efforts qu’il avait auparavant déployés pour engager des échanges diplomatiques avec les Emirats arabes unis, le Qatar a soumis cette communication parce qu’il souhaitait à tout prix parvenir à un règlement amiable du présent différend avant de déposer sa requête, outre qu’il ne voyait pas en quoi la procédure devant le comité pour l’élimination de la discrimination raciale faisait obstacle à la saisine de la Cour. Etant raisonnablement parvenu à la conclusion qu’il serait inutile de poursuivre les échanges, le Qatar avait parfaitement le droit de déposer sa requête introductive d’instance devant la Cour.
27. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre aimable attention. Puis-je vous inviter à appeler de nouveau M. Klein à la barre ?
Le PRESIDENT : Je remercie M. Martin et j’invite l’intervenant suivant, M. Klein. Vous avez la parole.
28 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 440, par. 106.
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Mr. KLEIN: Thank you, Mr. President.
II. THE REQUIREMENT OF EXHAUSTION OF LOCAL REMEDIES
1. Mr. President, Members of the Court, yesterday the UAE, in the person of Professor Treves, asserted that the requirement of exhaustion of local remedies, usually called for under international law for the exercise of diplomatic protection, had not been satisfied in this case and that, consequently, Qatar’s request for the indication of provisional measures should be declared prima facie inadmissible29. I would like to show you very briefly this morning that this argument meets with three objections.
A. The Court need not decide questions of admissibility when seised of a request for the indication of provisional measures
2. First, the Court is not required to decide questions of admissibility when seised of a request for the indication of provisional measures. The question was indeed raised by the Court in its 1996 Order in the Cameroon v. Nigeria case, as recalled by our esteemed opponents. But that is all the Court did at the time: raise the question, and it concluded that it had no need to resolve it then. Not once since — and it has been over 20 years — has the possible need to consider the prima facie admissibility of a request for the indication of provisional measures been contemplated. Yet there have been ample opportunities to do so. In no fewer than seven different cases, the Court has been seised of requests for the indication of provisional measures and subsequently been faced with contentions of inadmissibility of the claims on the merits30. In none of those cases did the Court consider it relevant or necessary to decide the question of the prima facie admissibility of the requests for the indication of provisional measures. This is no coincidence. Questions of admissibility are often closely linked to the merits of a case, much more so than those of jurisdiction. This is particularly true of the objection of non-exhaustion of local remedies, which
29 CR 2018/13, p. 28, para. 1.
30 See, among others, LaGrand (Germany v. United States of America), Provisional Measures, Order of 3 March 1999, I.C.J. Reports 1999 (I), p. 9; Armed Activities on the Territory of the Congo (Democratic Republic of the Congo v. Uganda), Provisional Measures, Order of 1 July 2000, I.C.J. Reports 2000, p. 111; Arrest Warrant of 11 April 2000 (Democratic Republic of the Congo v. Belgium), Provisional Measures, Order of 8 December 2000, I.C.J. Reports 2000, p. 182; Avena and Other Mexican Nationals (Mexico v. United States of America), Provisional Measures, Order of 5 February 2003, I.C.J. Reports 2003, p. 77; Questions relating to the Obligation to Prosecute or Extradite (Belgium v. Senegal), Provisional Measures, Order of 28 May 2009, I.C.J. Reports 2009, p. 139; Immunities and Criminal Proceedings (Equatorial Guinea v. France), Provisional Measures, Order of 7 December 2016, I.C.J. Reports 2016 (II), p. 1148.
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requires an examination of the points of fact, an examination that the Court has insufficient evidence to enter into at that very preliminary stage of the proceedings. There is thus no reason for the Court to depart from the approach it has systematically followed in its jurisprudence to date of not addressing the question of the prima facie admissibility of requests for the indication of provisional measures. Naturally, that does not prevent those questions from being dealt with at the relevant stage of the proceedings; as the Court never fails to recall, its decision on provisional measures “in no way prejudges the question of the jurisdiction of the Court to deal with the merits of the case or any questions relating to the admissibility of the Application”31.
B. In any event, the requirement of exhaustion of local remedies does not apply to claims submitted by a State both on its own behalf and on behalf of its nationals
3. In any event, even assuming that the Court considers it necessary to rule on such a question of admissibility at this stage of the proceedings, it should find that the request submitted by Qatar is admissible prima facie, since the requirement of exhaustion of local remedies does not apply to claims submitted by a State both on its own behalf and on behalf of its nationals. That is the second obstacle to the argument put forward by the UAE. In support of his arguments, Professor Treves referred to the fact that Article 11, paragraph 3, of the CERD specifically calls for the exhaustion of local remedies, and that this requirement should equally apply before the Court32. However, as has been brought to the attention of the Court in previous debates, Article 11, paragraph 3, provides that the requirement of exhaustion of local remedies should be applied “in conformity with the generally recognized principles of international law”33. How does international law deal with the requirement to exhaust local remedies in a situation where, like the one before the Court today, the applicant State is acting both on its own behalf and on behalf of its nationals? The Court has already been confronted with this question in the past, and its response was very clear. In the Avena case, where the application of Article 36, paragraph 1, of the Vienna Convention on Consular Relations was at issue, the Court observed that
31 Jadhav Case (India v. Pakistan), Provisional Measures, Order of 18 May 2017, I.C.J Reports 2017, p. 245, para. 60.
32 CR 2018/13, p. 29, para. 5 (Treves).
33 CR 2010/8, p. 47, para. 20 (Pellet) in Application of the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination (Georgia v. Russian Federation).
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“violations of the rights of the individual under Article 36 may entail a violation of the rights of the sending State, and . . . violations of the rights of the latter may entail a violation of the rights of the individual. In these special circumstances of interdependence of the rights of the State and of individual rights, Mexico may, in submitting a claim in its own name, request the Court to rule on the violation of rights which it claims to have suffered both directly and through the violation of individual rights conferred on Mexican nationals . . . The duty to exhaust local remedies does not apply to such a request.”34
4. There is a similar interdependence in the CERD between the rights of the State and individual rights. And the same conclusion as that in the Avena case should be reached in this instance: the obligation to exhaust local remedies does not apply to a claim based on the Convention and brought by a State both on its own behalf and on behalf of its nationals.
C. In the further alternative, the UAE cannot show that the request submitted by Qatar is prima facie inadmissible
5. Finally, in the further alternative, in the unlikely event that the Court were to find that the requirement of exhaustion of local remedies was applicable in this case, it is clear that the UAE cannot show that the request submitted by Qatar is prima facie inadmissible. At the very least it remains extremely doubtful that, during the relevant period and up until now, there have been any effective local remedies available to Qatari nationals which would have enabled them to contest the discriminatory measures directed against them. The international and national reports already mentioned by Qatar describe exceptional circumstances that have prevented Qataris taking legal action in the UAE since June 2017: the inability to appear in person because of expulsion from and the ban on entry to the UAE, serious difficulties finding local lawyers to provide legal representation because of the general atmosphere of hostility towards Qatar and Qataris, equally serious difficulties obtaining powers of attorney or valid mandates for other types of legal representation35. It is highly significant here that our opponents have merely produced just one such power of attorney36, and that they have produced not one legal decision — not a single one —
34 Avena and Other Mexican Nationals (Mexico v. United States of America), Judgment, I.C.J. Reports 2004 (I), p. 36, para. 40.
35 Request for the indication of provisional measures, para. 9; Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights Technical Mission to the State of Qatar, 17-24 Nov. 2017, Report on the Impact of the Gulf Crisis on Human Rights (Dec. 2017) (Ann. 16), paras. 40 and 60; National Human Rights Committee, Six Months of Violations, What Happens Now? The Fourth General Report on the Violations of Human Rights Arising from the Blockade of the State of Qatar, dated 5 Dec. 2017 (Ann. 17), p. 18 ; National Human Rights Committee, Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violations: A Year of the Blockade Imposed on Qatar, dated June 2018 (Ann. 22), p. 53.
36 Documents submitted by the UAE, Exhibit 6 (“Power of Attorney”).
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issued further to a petition from a Qatari which could confirm that Qataris have full access to Emirati courts, as our opponents would have the Court believe. There is thus nothing in the evidence produced at the beginning of the week that contradicts the findings in the reports that I have just mentioned. Under these circumstances, it seems decidedly difficult to speak of a possible prima facie inadmissibility that would prevent the Court from exercising its jurisdiction.
6. To conclude, Mr. President, Members of the Court, the non-exhaustion of local remedies argument in no way constitutes an obstacle to the indication by the Court of the provisional measures requested by Qatar. The question of admissibility is not relevant at this stage of the proceedings and the rule of non-exhaustion of local remedies does not in any event apply to a request such as that submitted by Qatar on the basis of the Convention. Finally, even assuming that such obstacles could be overcome, it is impossible to conclude from the evidence in the case file that Qatar’s request is in any way prima facie inadmissible. Thank you for your attention. Mr. President, may I ask you to give the floor to my colleague Catherine Amirfar, so that she may address the question of the plausibility of the rights whose protection is sought.
The PRESIDENT: Thank you, Professor Klein. I give the floor to Ms Amirfar. Vous avez la parole.
Mme AMIRFAR :
III. EXISTENCE D’UN LIEN ENTRE LES MESURES CONSERVATOIRES SOLLICITÉES ET LES DROITS PLAUSIBLES DÉCOULANT DES ARTICLES 2, 4, 5, 6 ET 7 DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un privilège pour moi que de plaider de nouveau devant vous. Je répondrai aux différents arguments avancés par les Emirats arabes unis au sujet de la plausibilité des droits que le Qatar fait valoir au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR). Je commencerai par le moyen de droit qui consiste à prétendre que les mesures prises par les Emirats arabes unis pour restreindre les droits de tout un peuple ne relèvent pas de la «discrimination raciale» au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la convention, qui en donne pourtant une large définition. Je traiterai ce point sous l’angle, non pas de la compétence ratione materiae de la
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Cour, dont MM. Donovan et Martin vous ont déjà parlé, mais de la plausibilité des droits que le Qatar tient de la CIEDR. Je passerai ensuite en revue les autres arguments des Emirats arabes unis relatifs à la plausibilité des droits invoqués par le Qatar, ainsi que le lien entre les droits que le Qatar cherche à protéger et les mesures conservatoires qu’il demande.
A. La définition de la discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier
1. La plausibilité des droits revendiqués au titre de la convention tient à la définition de la discrimination raciale
2. Rappelons que la Cour a considéré que l’indication de mesures conservatoires était justifiée pour autant que les droits en cause soient «plausibles», au sens spécifique d’être «fondés sur une interprétation possible» de l’instrument invoqué37. Ainsi qu’elle l’a clairement dit en l’affaire Belgique c. Sénégal, «la Cour n’a pas à établir de façon définitive l’existence des droits revendiqués» ni «à examiner la capacité [du demandeur] à les faire valoir devant [elle]»38.
2. La plausibilité des droits revendiqués par le Qatar au titre du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR
3. Il ne fait aucun doute que les droits invoqués par le Qatar sont fondés sur une interprétation «possible» de la CIEDR. Pour vous démontrer la plausibilité de ces droits, j’examinerai : premièrement, le sens ordinaire des termes de la convention, lus dans leur contexte et à la lumière de leurs objet et but39 ; deuxièmement, les travaux préparatoires de cet instrument; et, troisièmement, les interprétations pertinentes qu’en a données le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD).
4. Premièrement, si l’expression «discrimination raciale» est employée tout au long de la CIEDR, la définition qui en est donnée au paragraphe 1 de l’article premier distingue plusieurs catégories de considérations  «la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique»  susceptibles de motiver de nombreuses formes distinctes de discrimination qui vont
37 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 152, par. 60 ; les italiques sont de nous.
38 Ibid. (aux fins de l’indication de mesures conservatoires «la Cour n’a pas à établir de façon définitive l’existence des droits revendiqués» ou «à examiner la capacité [du demandeur] à les faire valoir devant [elle]»).
39 Convention de Vienne sur le droit des traités (1969), Nations Unies, Recueil des traités, vol. 1155, p. 331, art. 31 1).
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clairement au-delà de la race et de l’appartenance ethnique, incluant également la discrimination fondée sur la nationalité ou l’ascendance. Le principal argument de M. Olleson est que «l’origine nationale» et «l’origine ethnique» ne sont qu’une seule et même notion, la première étant «couplée»40, comme il dit, à la seconde dans l’énumération. Or, au contraire, le fait que «l’origine nationale» et «l’origine ethnique» soient nommées séparément met en échec toute tentative de rendre ces deux notions équivalentes. M. Olleson essaie de réduire à la portion congrue le champ d’application de la CIEDR, en le limitant aux cas présumés de «nettoyage ethnique ou de différences de traitement portant préjudice à des groupes minoritaires au motif de leur ethnicité»41, de manière à le faire coïncider avec les allégations de violations dont la Cour a été saisie dans des affaires antérieures. Cependant, la convention elle-même ne contient aucune limitation de cette sorte.
5. M. Olleson prétend également que l’expression «origine nationale» était censée «s’enten[dre] en un sens plus restreint» que celui de «nationalité» car, selon lui, «[u]n autre point crucial qu’il convient de souligner est le fait que la [CIEDR] ne contient pas de référence expresse à la nationalité comme motif illicite de discrimination»42. Mais là encore, nulle trace d’une telle restriction dans la convention elle-même. La Cour n’a pas besoin d’aller au-delà du paragraphe 3 de l’article premier, dont M. Olleson s’est gardé de parler et qui précise explicitement que si la convention est sans préjudice des dispositions législatives des Etats parties en matière de nationalité, citoyenneté ou naturalisation, il faut néanmoins que lesdites dispositions «ne soient pas discriminatoires à l’égard d’une nationalité particulière».43 Cette référence expresse à la «nationalité» au paragraphe 3 de l’article premier de la CIEDR réduit à néant la thèse consistant à attribuer à «origine nationale» un sens «plus restreint» que celui de «nationalité». Quant au long exposé de M. Olleson sur les références à la «race» dans la convention44, il ne mène nulle part, car la notion générale dont il est question à l’article premier n’est pas la «race» mais la «discrimination raciale», telle que définie au paragraphe 1 du même article, dans «toutes [s]es formes et … toutes
40 CR 2018/13, p. 40, par. 28 (Olleson).
41 CR 2018/13, p. 39, par. 20 (Olleson).
42 CR 2018/13, p. 40, par. 29-30 (Olleson).
43 CIEDR, art. 1 3).
44 CIEDR, 2018/13, p. 38-48, par. 17-60 (Olleson).
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[s]es manifestations». Ainsi, lue dans son sens ordinaire, la CIEDR dit que «l’origine nationale» mentionnée au paragraphe 1 de l’article premier n’est pas la même chose que «l’origine ethnique» et ne s’entend pas en un sens plus restreint que celui de «nationalité»45.
6. Cette lecture est conforme non seulement à l’objet et au but clairement énoncés de la CIEDR, à savoir éliminer la discrimination raciale «sous toutes ses formes»46, mais aussi aux principes guidant l’interprétation des instruments relatifs aux droits de l’homme, qui ont été largement développés47. En fait, cibler un groupe particulier de non-ressortissants en leur réservant un traitement discriminatoire au motif de leur nationalité serait contraire aux principes qui sous-tendent la Charte des Nations Unies et la déclaration universelle des droits de l’homme, principes qui sont repris dans le préambule de la CIEDR et abondamment cités par les rédacteurs, tout comme les valeurs de ces deux textes  «tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits et … chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés qui y sont énoncés, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur ou d’origine nationale»48.
7. Deuxièmement, même si la Cour n’a nul besoin de moyens d’interprétation supplémentaires, il convient de souligner que cette lecture est également confirmée par les travaux préparatoires de la convention. Or, selon M. Olleson, le fait que les représentants des Etats parties aient débattu des termes «nationalité» et «origine nationale» et que des amendements aient été proposés aux fins d’exclure les distinctions fondées sur la «nationalité» prouverait catégoriquement qu’«origine nationale» a un sens plus «restreint» que celui de «nationalité» et que les rédacteurs de la CIEDR entendaient exclure du champ d’application de cet instrument la discrimination motivée par la nationalité.
45 Voir par exemple, Patrick Thornberry, The International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination, A Commentary¸ Oxford University Press, 2016, p. 494 («[The Convention] is significantly and even predominantly concerned with what may be termed «cultural» or «difference» racism : «racial discrimination» subsumes and transcends discrimination based on race»).
46 CIEDR, préambule, art. 2 1).
47 Cour interaméricaine des droits de l’homme, affaire Mayagna (Sumo) Awas Tingni Community v. Nicaragua, Merits, reparations and costs, arrêt du 31 août 2001 (fond, réparation et coûts), série C no 79 ; voir aussi Cour européenne des droits de l’homme, affaire Loizidou c. Turquie (40/1993/435/514), exceptions préliminaires, 23 février 1995 ; P. Thornberry, p. 158 ; CERD, recommandation générale n° 32 concernant la signification et la portée des mesures spéciales dans la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, CERD/C/GC/32, par. 5.
48 CIEDR, préambule (où il est fait référence à la déclaration universelle des droits de l’homme, Assemblée générale, 10 décembre 1948, 217 A (III), et à la Charte des Nations Unies, 24 octobre 1945, Nations Unies, Recueil des traités, vol. 1, p. XVI).
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8. Je me permets d’affirmer que les travaux préparatoires prouvent le contraire. Ils montrent clairement que les rédacteurs de la convention, lorsqu’ils se sont interrogés sur l’opportunité d’inclure ou non le terme «nationalité» au paragraphe 1 de l’article premier  et également, du moins dans une certaine mesure, lorsqu’ils ont débattu de l’expression «origine nationale»49  avaient pour préoccupation première et primordiale de s’assurer que le refus d’accorder à des non-ressortissants certains droits politiques ou autres privilèges liés à la citoyenneté n’emporterait pas violation de la convention. Ils n’avaient aucune intention d’imposer une définition «restreint[e]» ou restrictive de la notion d’«origine nationale». C’est ce qui ressort clairement des débats de la Troisième Commission. Cela ressort même des simples extraits des travaux préparatoires qui vous ont été présentés hier, notamment de l’amendement proposé par la France et les Etats-Unis qui visait, selon le représentant américain, «à garantir que la convention s’applique à la discrimination raciale sous toutes les formes, tout en laissant [à l’Etat] la possibilité légitime d’appliquer des règlements distincts à ses ressortissants et aux étrangers»50.
9. Cette conclusion est corroborée également par l’amendement proposé à titre de «compromis» qui fut finalement retenu comme article premier de la convention. Cet amendement  adopté à l’unanimité  faisait définitivement obstacle à toute velléité d’exclure du paragraphe 1 de l’article premier la discrimination fondée sur la nationalité. Au contraire, le texte proposé répondait à la préoccupation dont je viens de parler, en introduisant la disposition qui deviendrait le paragraphe 2 et qui établit que les distinctions faites entre ressortissants et non-ressortissants ne sont pas systématiquement constitutives de violation de la convention. Il reste, et c’est essentiel, que ce paragraphe 2 de l’article premier est subordonné au paragraphe 1, en ce sens qu’il n’autorise pas les distinctions entre ressortissants et non-ressortissants dès lors que celles-ci ciblent certains groupes de non-ressortissants en leur réservant un traitement discriminatoire pour un motif interdit, y compris celui de l’origine nationale, comme j’expliquerai plus en détail dans un instant. Une
49 Documents officiels de l’Assemblée générale des Nations Unies, vingtième session, Troisième Commission, A/C.3/SR.1304, p. 84, par. 16 :
«M. GUEYE (Sénégal) constate que l’expression «origine nationale» prête à controverse, apparemment parce que certaines délégations craignent que son emploi ne confère aux étrangers vivant dans un Etat l’égalité des droits dans des domaines, politiques ou autres, qui, en vertu de la loi de ces Etats, sont réservés exclusivement aux nationaux. La délégation sénégalaise estime que cette expression devrait néanmoins être conservée, car elle protégerait … les minorités étrangères qui, à l’intérieur d’un Etat, sont parfois victimes de persécutions.»
50 Ibid., p. 84, par. 24.
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autre confirmation encore est la référence à la «nationalité» qui figure au paragraphe 3 de l’article premier  également introduite par l’amendement de «compromis», elle a été étrangement passée sous silence dans les exposés d’hier.
10. Lorsqu’elle a présenté ledit amendement, la délégation du Liban a explicitement rappelé, à l’appui du maintien de l’expression l’«origine nationale» dans le texte, que cette notion figurait dans la déclaration universelle des droits de l’homme51. D’autres représentants prônaient aussi de la conserver pour la même raison52. Cette position est cohérente avec l’approche globale qu’ont suivie les délégations s’agissant du libellé du paragraphe 1 de l’article premier. Leur objectif principal n’était pas de distinguer avec précision chacun des motifs de discrimination raciale énoncés, mais plutôt de couvrir la totalité des préoccupations auxquelles la convention visait à remédier53.
11. Troisièmement, le Qatar fonde ses demandes sur une interprétation de la convention qui est celle du CERD. Précisons d’entrée de jeu que les recommandations générales de ce comité ont un grand poids, du fait qu’il est le seul organe chargé de surveiller l’application de la CIEDR de manière continue54. Comme l’a dit M. Pellet, le CERD est le «gardien» de la convention55.
12. Fort heureusement, M. Olleson souscrit lui aussi au raisonnement exposé dans la recommandation générale XXX du CERD56, même s’il n’y voit pas la même chose que nous. Dans cette recommandation  qui mérite un examen attentif de votre part, et que vous trouverez sous l’onglet no 4 du dossier de plaidoiries du premier tour de la procédure orale , le CERD dément catégoriquement que la discrimination fondée sur la nationalité puisse échapper au champ
51 Documents officiels de l’Assemblée générale des Nations Unies, vingtième session, Troisième Commission, A/C.3/SR.1307, p. 95, par. 1.
52 Documents officiels de l’Assemblée générale des Nations Unies, vingtième session, Troisième Commission, A/C.3/SR.1305, p. 89, par. 44.
53 Documents officiels de l’Assemblée générale des Nations Unies, vingtième session, Troisième Commission, A/C.3/SR.1304, p. 83-84, par. 5 (la délégation polonaise s’est opposée à la suppression du terme «nationale» au paragraphe 1 de l’article premier au motif que cela «laisserait à penser que la Commission [des droits de l’homme] rejette le principe selon lequel toutes les personnes doivent être protégées contre toutes les formes de discrimination raciale») ; voir aussi P. Thornberry, p. 119 (relevant le chevauchement des termes au paragraphe 1 de l’article premier, qui renforce «l’idée que l’on a «inclus dans la définition le plus de notions possible, afin d’éviter toute lacune»».)
54 Le CERD est institué par la convention elle-même, qui l’habilite à «faire des suggestions et des recommandations» ainsi qu’à examiner les rapports périodiques soumis par les Etats conformément à l’article 9 et les communications individuelles présentées par des particuliers au titre de l’article 14. L’article 8 dispose que les membres du comité siègent à titre individuel et sont choisis parmi des «experts connus pour leur haute moralité et leur impartialité».
55 CR 2018/13, p. 21, par. 8 6) et p. 26, par. 20 (Pellet).
56 CR 2018/13, p. 41, par. 32 et suiv. (Olleson).
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d’application de la convention, comme l’a soutenu M. Olleson hier57. Le comité, dans ses travaux, s’inspire profondément de l’objet et du but de la convention, prônant en conséquence une «interprétation restrictive»58 du paragraphe 2 de l’article premier de manière à éviter «d’affaiblir l’interdiction fondamentale de la discrimination» et, partant, «de diminuer de quelque façon que ce soit les droits et libertés reconnus et énoncés en particulier dans la déclaration universelle des droits de l’homme, le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le pacte international relatif aux droits civils et politiques»59. Il est évident que la plupart des droits fondamentaux dont il est question, et dont l’exercice est protégé contre toute restriction discriminatoire par l’article 5 de la CIEDR, sont reconnus à tous les individus se trouvant sur le territoire d’un Etat, qu’ils soient ou non ressortissants de cet Etat. L’article 5 ne dit d’ailleurs pas autre chose lorsqu’il exige des Etats parties qu’ils garantissent «le droit de chacun à l’égalité devant la loi sans distinction de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance» d’un certain nombre de droits fondamentaux60. Comme l’a fait observer le CERD,
«[q]uoique certains de ces droits [énoncés à l’article 5], tels que le droit de participer aux élections, de voter et d’être candidat, puissent être réservés aux ressortissants, les droits de l’homme doivent être, en principe, exercés par tous. Les Etats parties sont tenus de garantir un exercice égal de ces droits par les ressortissants et les non-ressortissants dans toute la mesure prévue par le droit international»61.
Ainsi, même si les Etats peuvent conférer à leurs seuls ressortissants certains droits «politiques» énoncés à l’article 5 sans pour autant porter atteinte aux protections prévues par la CIEDR, il n’en va pas de même, contrairement à ce qu’affirme M. Olleson, d’autres droits, notamment des droits qu’invoque le Qatar en la présente instance. Ces autres droits doivent être garantis sur un pied d’égalité aux ressortissants et aux non-ressortissants, et, en particulier, leur exercice par les Qatariens ne peut être restreint de manière discriminatoire.
57 CR 2018/13, p. 48, par. 60 (Olleson).
58 P. Thornberry, p. 146.
59 CERD, recommandation générale XXX concernant la discrimination contre les non-ressortissants (2004), CERD/C/64/Misc.11/rev.3, par. 2.
60 CIEDR, art. 5 ; les italiques sont de nous.
61 CERD, recommandation générale XXX concernant la discrimination contre les non-ressortissants (2004), CERD/C/64/Misc.11/rev.3, par. 3.
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13. De fait, l’argument précis que les Emirats arabes unis ont fait valoir hier a déjà été rejeté par le CERD. Dans l’affaire D.R. c. Australie, le plaignant, un Néo-Zélandais résidant en Australie, affirmait faire l’objet d’une discrimination fondée sur «l’origine nationale». L’Australie estimait que sa communication était irrecevable parce qu’il alléguait une discrimination fondée sur la nationalité plutôt que sur l’«origine nationale». Elle faisait valoir que cette forme de discrimination n’était pas interdite par la CIEDR, au vu en particulier de la distinction entre ressortissants et non-ressortissants autorisée par le paragraphe 2 de l’article premier. Le CERD a catégoriquement rejeté cette interprétation de l’Australie, déclarant que
«[c]ompte tenu de la recommandation générale XXX de 2004 et en particulier de la nécessité d’interpréter le paragraphe 2 de l’article premier de la convention à la lumière de l’article 5, le comité ne considère pas que la communication en question est à première vue incompatible avec les dispositions de la convention»62.
Bien que le CERD, pour d’autres raisons, n’ait finalement pas accordé au plaignant la réparation demandée, son raisonnement sur ce point est significatif.
14. En dehors de la présente instance, les Emirats arabes unis eux-mêmes semblent reconnaître, comme il ressort d’un de leurs rapports périodiques au CERD, que le principe de l’égalité des droits publics et l’interdiction de toute forme de discrimination raciale sont consacrés dans leur Constitution et dans leurs lois «[c]onformément à l’article premier qui définit la discrimination raciale et aux autres dispositions [de la convention] qui garantissent à tous, ressortissants ou non-ressortissant, une protection contre toute forme de discrimination»  ce sont là leurs propres termes63.
15. En résumé, la CIEDR ne saurait être interprétée comme ne s’appliquant pas aux comportements discriminatoires fondés sur la nationalité ou l’origine nationale des Qatariens, et les demandes du Qatar relativement au traitement discriminatoire par lequel les Emirats arabes unis visent massivement les Qatariens et seulement les Qatariens sont liées à des droits plausibles dont la protection exige l’indication de mesures conservatoires.
62 D.R. c. Australie, communication n° 42/2008, CERD/C/75/D/42/2008 (2009), par. 6.3.
63 CERD/C/ARE/12-17 (27 mars 2009), par. 69 ; voir aussi CERD/C/ARE/18-21 (17 mai 2016), par. 21 («the guarantees enshrined in the Constitution of the United Arab Emirates … include the equality of citizens and non-citizens in the enjoyment of fundamental rights to the extent recognized under international law») et CERD/C/ARE/12-17 (27 mars 2009), par. 76 («The people and residents of the [UAE], as well as visitors, live together in complete harmony, and the law guarantees residents the right to use health, educational and leisure facilities on an equal basis with citizens and without any discrimination»).
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B. Le Qatar a établi la plausibilité des droits invoqués au titre de l’article 5 de la convention et le lien avec les mesures conservatoires demandées
16. J’en viens maintenant aux autres arguments des Emirats arabes unis, ceux qu’a avancés M. Olleson pour tenter de restreindre artificiellement plusieurs des autres droits invoqués par le Qatar.
17. Premièrement, M. Olleson conteste le point de vue qatarien concernant le droit à une protection contre les entraves discriminatoires à l’exercice de la liberté d’expression et d’opinion, au motif singulier que les mesures auxquelles s’oppose le Qatar touchent tous les individus de manière générale, et non un seul groupe de façon discriminatoire64. Il n’est toutefois pas important, aux fins de la convention, que des personnes autres que des Qatariens subissent des effets préjudiciables, dès lors que ces mesures ne sont neutres ni «de par leur objet» ni «de par leur effet» et qu’au contraire elles «visent et stigmatisent» des Qatariens sur la base de leur origine nationale65. Des observateurs indépendants tels que Reporters sans frontières et Amnesty International ont dénoncé ces mesures, qu’ils ont qualifiées de violations manifestes des droits en cause66. En outre, la convention interdisant la discrimination raciale contre des «personnes, groupes de personnes ou institutions», elle ne se limite pas aux individus et protège aussi les entités qatariennes telles que les médias67.
Le PRESIDENT : Mme Amirfar, pourrais-je vous demander de ralentir un peu le débit pour les interprètes ?
Mme AMIRFAR : Bien sûr.
64 CR 2018/13, p. 49, par. 65 (Olleson). Nous relevons que selon M. Olleson l’invocation, par le Qatar, du droit garanti par l’article 5 d) viii) à une protection contre les entraves discriminatoires à la liberté d’expression ou d’opinion est davantage une question de compétence ratione materiae que de plausibilité. Nous contestons ce point de vue, pour les raisons dont a parlées M. Martin. Le Qatar doit uniquement démontrer qu’il est plausible que les mesures prises par les Emirats arabes unis constituent des entraves discriminatoires à la liberté d’expression, et il l’a incontestablement déjà fait.
65 CERD, recommandation générale XXX concernant la discrimination contre les non-ressortissants, CERD/C/64/Misc.11/rev/3 (2004), par. 12.
66 Reporters sans frontières, Crise dans le Golfe : l’irrecevable demande faite à Al-Jazeera et aux autres médias du Qatar (28 juin 2017), https://rsf.org/fr/actualites/crise-dans-le-golfe-lirrecevable-demande-… ; Amnesty International, Qatar. Des familles déchirées et la liberté d’expression menacée sur fond de conflit politique dans le Golfe (9 juin 2017), https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2017/06/families-ripped-apart-fr….
67 CIEDR, art. 2 1).
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18. Deuxièmement, M. Olleson affirme que le «droit de se marier et de choisir son conjoint» énoncé à l’article 5 d) iv) de la convention ne peut être invoqué à l’appui du droit à la vie de famille ni des mesures conservatoires liées à la réunification des familles séparées par la décision d’expulsion. Le Qatar a toutefois précisé qu’il se fondait non seulement sur cette disposition, mais aussi sur le droit à la vie de famille et sur les droits de l’enfant, tels que garantis par la Déclaration universelle des droits de l’homme et d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme68. Le CERD a expressément confirmé que les «droits et libertés mentionnés à l’article 5 ne constitu[ai]ent pas une liste exhaustive»,étant tirés, de manière plus générale, de ladite Déclaration universelle et de la Charte des Nations Unies, comme cela est rappelé dans le préambule de la convention69. C’est sur cette base qu’il a considéré le droit à la vie de famille et d’autres questions relatives à la réunification familiale au regard de la convention70.
19. Troisièmement, les Emirats arabes unis affirment que, selon le Qatar, les droits à la santé et aux soins médicaux garantis à l’article 5 e) iv), le droit à l’éducation et à la formation garanti à l’article 5 e) v), ainsi que les droits au travail et à la propriété garantis àl’article 5 e) i) et d) v), se réduiraient au droit général «d’entrer sur le territoire d’un Etat»71. Le Qatar ne prétend pas que les Emirats arabes unis ne sont pas habilités à contrôler leurs frontières, mais il soutient que le fait d’expulser des Qatariens et d’interdire leur retour pour les motifs discriminatoires énoncés dans la directive du 5 juin 2017 a eu pour effet de porter atteinte aux droits de l’homme fondamentaux protégés par l’article 5 et par les instruments que cette disposition reprend. Comme il a été relevé, l’interdiction de la discrimination raciale figurant au paragraphe 1 de l’article premier s’applique aux mesures qui ont pour «but ou pour effet» de compromettre la reconnaissance des droits et, aux termes de l’article 2 1) c), les Etats doivent abroger ou annuler toute loi et toute disposition réglementaire «ayant pour effet de créer la discrimination raciale ou de la perpétuer là où elle
68 CR 2018/12, p. 40, par. 29 (Amirfar).
69 Ibid., par. 27 (Amirfar) ; CERD, recommandation générale XX concernant l’article 5 de la convention, HRI\GEN\1\Rev.6, p. 208 (2003), par. 1.
70 Patrick Thornberry, The international Convention on the Elimination of All forms of racial Discrimination, A Commentary¸ Oxford University Press, 2016, p. 345-346 : «Bien qu’il ne soit pas fait mention de la «famille» en tant que telle dans la convention, le comité s’est référé succinctement au «droit à la vie de famille, au droit au mariage et au droit de choisir son conjoint», et a exprimé à maintes reprises, y compris dans ses décisions, la préoccupation que lui inspiraient les entraves à la réunification familiale.»
71 CR 2018/13, p. 53, par. 86-91 (Olleson).
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existe». Les mesures discriminatoires prises par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 avaient un but proscrit, la mise en oeuvre d’une expulsion collective des Qatariens, assortie d’une interdiction de retour, et ont eu l’effet proscrit de porter atteinte aux droits aux soins médicaux, à l’éducation et à la propriété conférés aux Qatariens par l’article 5.
20. Quatrièmement, s’agissant du lien entre les droits invoqués et les mesures conservatoires sollicitées, je serai brève. Mercredi, M. Klein a exposé les liens évidents établis entre les mesures demandées et les obligations citées par le Qatar qui découlent des articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la convention72. Pourtant, M. Olleson conclut en quelque sorte que, puisque «l’article 5 … ne p[eu]t être lu comme emportant droit d’entrée …, les mesures particulières réclamées à cet égard et, a fortiori, la mesure générale ne sont pas suffisamment liées aux droits invoqués par le Qatar»73. Mais, contrairement à ce que prétend M. Olleson, le Qatar ne cherche pas à «impos[er] aux Emirats arabes unis de permettre l’entrée sur leur territoire de tous les Qatariens, que ceux-ci y aient ou non précédemment résidé ou s’y soient trouvés à quelque autre titre»74. Il tente seulement de protéger les droits qu’il tient de la convention, en obtenant que les Emirats arabes unis prennent les mesures voulues pour mettre fin aux violations commises et empêcher qu’un nouveau préjudice soit causé à ces droits, notamment du fait de leur décision d’expulsion collective, lesdits droits exigeant, de par leur nature même, que les Emirats arabes unis apportent une solution aux personnes expulsées qui veulent revenir. Qui plus est, cet argument n’a pas la moindre incidence sur la question de savoir si les mesures demandées — les mesures réellement demandées — sont liées aux droits que le Qatar s’efforce de préserver, ce qui est clairement le cas.
21. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, curieusement, nous avons entendu à plusieurs reprises hier qu’aucun Qatarien n’avait été expulsé des Emirats arabes unis et que ceux qui avaient quitté le pays après la directive du 5 juin 2017 l’avaient fait sans contrainte, «de leur plein gré»75. Lord Goldsmith traitera tout à l’heure du fond de la réponse du Qatar, ainsi que des faits sous-jacents aux violations. Cependant, même si l’on met un instant de côté
72 CR 2018/12, p. 49-50, par. 11-12 (Klein).
73 CR 2018/13, p. 55, par. 100 (Olleson).
74 Ibid., par. 101 (Olleson).
75 CR 2018/13, p. 12, par. 11 (Alnowais).
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l’affirmation sidérante selon laquelle les Emirats arabes unis auraient annoncé une stupéfiante «politique» radicale d’expulsion collective  largement condamnée par des organisations internationales oeuvrant dans le domaine des droits de l’homme — qu’ils n’avaient nullement l’intention de mettre en oeuvre, le fait est, tout simplement, que cette «politique» du Gouvernement émirien — quand bien même celui-ci déciderait de dire devant la Cour qu’il ne l’a jamais mise en oeuvre — demeure en vigueur à ce jour. Il n’y a jamais eu d’annonce ou de directive annulant la décision prise le 5 juin 2017 d’expulser les Qatariens du territoire émirien et de leur interdire d’y revenir.
22. En résumé, l’argument des Emirats arabes unis est vicié par un sophisme fondamental. En effet, même si ces derniers font certaines exceptions ciblées à leurs mesures de discrimination généralisée, une différence de traitement fondée sur la citoyenneté ou le statut au regard de la législation sur l’immigration doit avoir un «but légitime» et être «proportionné[e] à l’atteinte de ce but»76. La convention proscrit les expulsions collectives pour cette raison même. D’un point de vue juridique, une telle expulsion ne saurait constituer une réponse proportionnée dans la poursuite d’un but légitime, «en particulier», comme l’a précisé le CERD dans sa recommandation générale XXX, du fait que «la situation personnelle de chacune des personnes concernées» n’est pas suffisamment prise en considération. Autrement dit, l’on ne saurait commencer par révoquer les droits d’un groupe entier, puis décider qui peut récupérer les siens au cas par cas, et encore moins sur la base de procédures arbitraires, opaques et dénuées de toute garantie telles qu’elles sont décrites dans les documents émiriens. En juger ainsi reviendrait à pervertir le cadre créé par la CIEDR : celle-ci établit un régime de protection des droits de l’homme aux limites fixées on ne peut plus soigneusement, et non un régime autorisant la discrimination avec des protections limitées.
23. Ainsi, même si les Emirats arabes unis avaient renoncé à mettre en oeuvre la politique du 5 juin 2017, et aucun élément du dossier n’indique que tel ait vraiment été le cas, l’affront fait à la convention resterait d’actualité, puisque cet Etat a maintenu une politique discriminatoire. Mais en réalité, il y a davantage en jeu : comme Lord Goldsmith le montrera tout à l’heure, il existe des
76 CERD, recommandation générale XXX, CERD/C/64/Misc.11/rev/3 (2004), par. 4.
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éléments de preuve indépendants qui indiquent clairement que la notion de liberté de circulation et de transit n’est qu’un écran de fumée placé devant la Cour pour éviter l’indication de mesures conservatoires.
24. Sur ce, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre aimable attention et vous prie d’appeler Lord Goldsmith à la barre.
Le PRESIDENT : Je remercie Mme Amirfar et invite à présent Lord Goldsmith à la barre. Vous avez la parole.
M. GOLDSMITH :
IV. LES MESURES CONSERVATOIRES SOLLICITÉES SONT URGENTES : LE RISQUE D’UN PRÉJUDICE IRRÉPARABLE AUX DROITS EN CAUSE EST RÉEL ET IMMINENT
A. Introduction
1. Je vous remercie, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour. Je vais une nouvelle fois m’intéresser à la question de l’urgence.
B. Le cadre juridique
2. M. Shaw a commencé hier son exposé du cadre juridique en citant la même définition du critère de l’urgence que celle que j’avais avancée mercredi, à savoir que la Cour n’exercera son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que s’il y a «urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant que la Cour ne rende sa décision définitive»77.
3. M. Shaw a débuté avec le bon critère, mais y a imprimé ensuite des conditions et des subtilités injustifiées. Il a même semblé à un moment laisser entendre que la Cour ne pouvait indiquer des mesures conservatoires que dans affaires telles que celles mettant en cause un génocide, des activités militaires ou une exécution. Toutefois, l’ensemble des ordonnances rendues par la Cour sur les mesures conservatoires montre clairement qu’il n’en est rien, et que point n’est
77 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1168, par. 82 ; voir également Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 136, par. 88-89 ; Jadhav (Inde c. Pakistan), mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 243, par. 50 ; CR 2018/13, p. 57, par. 5 (Shaw).
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besoin que les circonstances soient si extrêmes. Ces dernières années, la Cour a accordé des mesures conservatoires pour protéger la confidentialité des communications entre un conseil et son client78, l’inviolabilité de locaux diplomatiques79, ou encore des droits politiques et culturels consacrés dans la convention80. Et la liste est encore longue.
4. Nous sommes en désaccord avec M. Shaw sur trois points fondamentaux : i) la définition du préjudice irréparable ; ii) ce qui constitue un risque réel et imminent dans ce contexte ; et iii) la marche à suivre de manière générale s’agissant d’interpréter le pouvoir conféré à la Cour par l’article 41.
1. Le préjudice irréparable
5. Premièrement, en exposant ce qui constitue un «préjudice irréparable», les Emirats arabes unis ont omis de mentionner la description que la Cour a fourni de cette notion dans de récentes décisions, comme dans l’affaire Guinée équatoriale c. France, en laquelle elle a considéré le préjudice comme irréparable lorsque la violation «risqu[ait] de ne pas pouvoir être réparée, puisqu’il pourrait se révéler impossible de rétablir le statu quo ante»81. Elle a formulé une description similaire dans l’affaire Timor-Leste c. Australie82. Je vous laisse méditer un instant sur ce membre de phrase : «il pourrait se révéler impossible de rétablir le statu quo ante».
6. Par opposition, je dois dire que la définition du terme irréparable donnée par M. Shaw ––à savoir qu’ «il doit être évident et certain que rien ne peut ou ne pourra … redresser [le préjudice], le réparer ni le faire disparaître»83 –– ne trouve appui dans aucune jurisprudence.
78 Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 160, par. 55.
79 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1171, par. 99.
80 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 140, par. 106.
81 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1169, par. 90.
82 Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 157, par. 42 : «Toute violation de la confidentialité risquerait de ne pas pouvoir être réparée, puisqu’il pourrait se révéler impossible de revenir au statu quo ante».
83 CR 2018/13, p. 58, par. 6 (Shaw).
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7. En réalité, le critère établi par la Cour n’est ni «rigoureux» ni «draconien», contrairement à ce que M. Shaw vous presse de croire84. Il ne s’agit pas non plus de l’«absence d’autres moyens viables permettant de régler [l]e préjudice» ni de l’«impossibilité de régler la question au stade du fond»85.
8. Les Emirats arabes unis reconnaissent l’existence de certaines violations qui, «du fait de leur nature même, [font que] les conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires sont réputées remplies»86.
9. Lorsque l’existence et la raison d’être de droits sont fondées sur l’égalité et la dignité des êtres humains, le préjudice qui découle de leur violation est évident. Les privations concernant le droit à la vie de famille, le droit à l’éduction, le droit à des soins médicaux, le droit à la propriété ou le droit à un travail, lorsqu’elles obéissent à des motifs discriminatoires, frappent toutes l’égalité et la dignité en plein coeur. Je doute que les Emirats arabes unis veuillent laisser entendre qu’une atteinte portée à la dignité humaine puisse donner lieu à une restitution, ou soit réparable moyennant une indemnisation87. Au contraire, un préjudice irréparable découle nécessairement de la violation de tels droits.
10. Telle est, selon nous, la raison pour laquelle la Cour a conclu qu’un préjudice irréparable était fort possible lorsque des violations de droits entraînaient, entre autres, des privations, ainsi qu’un sort pénible et angoissant88. Les éléments de preuve présentés à la Cour en l’espèce attestent un préjudice irréparable multiforme : détresse et angoisse liées au fait d’être séparé d’êtres chers, d’avoir perdu son habitation, des possibilités ou une entreprise dans laquelle on avait investi du temps et de l’énergie, de voir son avenir bouleversé et de vivre dans l’incertitude. Rien de ce que la Cour pourra finalement accorder n’effacera les privations, la détresse et l’angoisse endurés, pas plus que le temps et les espoirs perdus.
84 CR 2018/13, p. 58, par. 6 et p. 60, par. 12 (Shaw).
85 CR 2018/13, p. 60, par. 12 (Shaw).
86 CR 2018/13, p. 58, par. 7 (Shaw).
87 CR 2018/13, p. 59, par. 9 (Shaw).
88 CR 2018/12, p. 60, par. 36 (Goldsmith).
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2. Le risque de préjudice irréparable
11. Deuxièmement, je vais examiner le «risque réel et imminent» de préjudice irréparable. A notre humble avis, les Emirats arabes unis se fourvoient en prétendant que le risque doit être «non seulement élevé mais majeur et … le préjudice irréparable[,] … sur le point de se produire»89. Ce n’est pas la signification des adjectifs «réel et imminent», qu’ils soient lus en leur sens ordinaire ou à la lumière de la jurisprudence de la Cour. Le terme «réel» s’entend plutôt, selon nous, comme «non imaginé ou supposé», ou «pas inconcevable». En effet, dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a récemment rendue en l’affaire Guinée équatoriale c. France, la Cour a déclaré :
«Etant donné que, comme la France l’a d’ailleurs indiqué, il est possible que, durant l’audience au fond, le tribunal correctionnel [de Paris], d’office ou à la demande de l’une des parties, fasse procéder à un supplément d’information ou à une expertise, il n’est pas inconcevable que l’édifice de l’avenue Foch fasse l’objet d’une nouvelle perquisition.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il découle de ce qui précède qu’il existe un risque réel de préjudice irréparable au droit à l’inviolabilité des locaux que la Guinée équatoriale présente comme étant utilisés aux fins de sa mission diplomatique en France.»90
12. J’ai également examiné la question de l’imminence mercredi : il s’agit pour la Cour d’apprécier, sur le plan temporel, si un préjudice irréparable risque de se produire entre le moment présent et le prononcé de sa décision sur le fond. Telle est la question pertinente pour la Cour.
3. Marche à suivre de manière générale
13. Enfin, pour conclure sur ce point, je vais m’arrêter brièvement sur la marche à suivre de manière générale s’agissant d’interpréter le pouvoir conféré à l’article 41. M. Shaw vous a exhortés à adopter une «interprétation restrictive» pour déterminer l’opportunité d’indiquer des mesures conservatoires91. Mais, sauf le respect dû à mon contradicteur, il n’est pas question de choisir entre une interprétation restrictive ou une interprétation extensive dans la jurisprudence de la Cour : la marche à suivre est celle qui permet d’assurer la sauvegarde des droits en cause et, de façon plus
89 CR 2018/13, p. 62, par. 15 (Shaw).
90 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1169-1170, par. 89-90 (les italiques sont de nous).
91 CR 2018/13, p. 62, par. 19 (Shaw).
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générale, la fonction judiciaire de la Cour. Une interprétation restrictive saperait l’objet des mesures conservatoires. La question que la Cour doit se poser ici, nous semble-t-il, comme elle l’a fait lorsqu’elle a consenti à indiquer des mesures conservatoires dans d’autres affaires, est celle-ci : est-il concevable qu’un préjudice irréparable puisse être porté aux droits en cause avant le prononcé de la décision sur le fond ? La réponse est évidente en l’espèce –– oui.
14. Je passe à présent à l’examen des éléments de preuve qui démontrent l’existence de ce risque réel et imminent de préjudice, tel que dûment défini.
C. L’expulsion collective
15. J’aimerais commencer, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, par un document que vous trouverez sous le premier onglet du dossier de plaidoiries. Il s’agit de la décision ou déclaration du 5 juin, par laquelle tout a commencé.
16. Eu égard à l’allégation surprenante des Emirats arabes unis — qui nient tout problème, toute expulsion, tout préjudice et même absolument tout acte contre les Qatariens — j’ai trois remarques à formuler.
17. Premièrement, le document figurant sous l’onglet no 1 du dossier de plaidoiries est une déclaration définitive, formelle et officielle faite au nom des Emirats arabes unis — voyez, je vous prie, les premiers mots. Cette déclaration émane du ministère émirien des affaires étrangères, et énonce sans réserve des décisions officielles prises par le défendeur.
18. Les Emirats arabes unis ont — je cite — «adopté les mesures suivantes», et, au deuxième paragraphe, on peut lire que l’une d’entre elles consiste à ordonner «aux Qatariens…qui s[e] trouvent [sur le territoire émirien] en qualité de résident ou de visiteur [de] quitter [le pays] dans un délai de 1[4] jours par mesure de sécurité préventive»92. Mesdames et Messieurs de la Cour, Monsieur le président, que les Qatariens sont-ils censés comprendre par là ? Sont-ils censés penser qu’il s’agit d’une simple déclaration anodine à laquelle il n’est pas envisagé de donner effet ou suite ? Peuvent-ils partir du principe qu’ils peuvent en toute sécurité l’ignorer ? Et ce, bien qu’elle contienne ces mots glaçants – et je cite de nouveau : «quitter [le pays] … par mesure de sécurité
92 EAU, pièce n° 2, p. 2-3.
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préventive» ? Les Qatariens auraient-ils dû considérer qu’il s’agissait d’une déclaration anodine alors même qu’il y est expressément précisé qu’elle énonce des «mesures radicales» ?93
19. Le message est assurément clair : «Partez et faites le maintenant — vous avez 14 jours au maximum». Et c’est exactement ce qui s’est produit. Les Qatariens ont quitté les Emirats arabes unis parce qu’on leur avait dit de le faire. Leur expulsion a bel et bien été ordonnée, tout autant que s’ils avaient été reconduits à la frontière en autocar.
20. Il existe de surcroît, Monsieur le président, un autre élément de preuve émanant des Emirats arabes unis eux-mêmes qui atteste que la déclaration du 5 juin suffisait à chasser les Qatariens du pays : le défendeur s’est senti obligé d’établir un service d’assistance téléphonique. Remarquez qu’il n’a pas seulement rompu les relations diplomatiques, comme il le soutient à présent : il n’y aurait pas eu, comme cela vous a été dit, 33 000 appels à un service d’assistance humanitaire pour demander le rétablissement des relations diplomatiques94.
21. M. Shaw a affirmé hier que cette ligne avait été «établi[e] pour recevoir les demandes et prendre les mesures nécessaires», ce dont il a conclu qu’il n’existait pas de préjudice actuel ou imminent95. Hé bien c’est faux, si je puis me permettre. La réalité est plus inquiétante pour les Qatariens.
22. Dans une pièce versée au dossier par le défendeur lui-même — et j’invite la Cour à examiner le document en temps voulu — il est clairement indiqué que ce «service d’assistance téléphonique» est en fait un «numéro de signalement des problèmes de sécurité» mis en place par la police d’Abou Dhabi qui existait avant le 11 juin 2017. Ainsi que la Cour pourra le lire dans le document, les «objectifs de ce service» comprennent «la lutte contre les infractions et leur prévention» ainsi que le «renforcement du sentiment que «la sécurité est l’affaire de tous»»96. Il est prêté «attention» aux «problèmes récurrents qui font naître des troubles dans la société et qui ont des conséquences importantes sur la sécurité»97. Rien de tout cela ne constitue des considérations humanitaires.
93 Ibid., p. 3.
94 EAU, pièce n° 3, p. 13.
95 CR 2018/13, p. 13, par. 41 et 44 (Shaw).
96 EAU, pièce no 3, p. 8.
97 Ibid.
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23. En réalité, ce service de la police d’Abou Dhabi vise à recueillir des informations pour aider celle-ci –– je cite –– «à mieux cerner les attitudes et comportements indiquant la commission d’une infraction»98. Donc, Monsieur le président, en d’autres termes, alors qu’une décision d’expulsion et d’exclusion catégorique a été émise à leur encontre, les Qatariens sont censés chercher secours en appelant un numéro de signalement à la police des problèmes de sécurité.
24. Le document fourni par les Emirats arabes unis confirme également que cette ligne n’est d’aucun secours aux Qatariens lésés. Par exemple, les Emirats arabes unis prétendent que 33 383 appels au total ont été reçus par le service en question du 11 juin 2017 au 10 juin 2018, mais que 1 390 demandes seulement leur ont été présentées en 201899. Outre le fait qu’ils sont donnés en dehors de tout contexte, ces chiffres démontrent que les Emirats arabes unis n’ont atténué en rien l’effet de leurs mesures. Si 33 383 appels n’ont débouché que sur 1 390 demandes, comme cela a été établi dans des rapports indépendants, des appels n’ont pas été traités et le numéro de signalement des problèmes de sécurité est inefficace.
25. Chacun des exemples fournis par le défendeur au sujet de ce service d’assistance téléphonique démontre la persistance du préjudice. Les autorisations sont temporaires. Chaque fois qu’ils souhaitent se rendre aux Emirats arabes unis, les Qatariens doivent obtenir une nouvelle autorisation, quelles que soient les circonstances. Ainsi, les Emirats arabes unis citent l’exemple de Maryum, une Qatarienne résidant apparemment sur leur territoire avec son époux émirien, qui doit se rendre à Beyrouth «pour y suivre un traitement puis revenir auprès de son mari»100. L’exemple de Maryum témoigne de la peur constante dans laquelle vivent nombre de Qatariens qui résident toujours aux Emirats arabes unis, à cause de cette épée de Damoclès que constitue pour eux la décision d’expulsion émise par le défendeur. Chaque fois que Maryum doit se rendre à Beyrouth pour son traitement, elle risque de ne pas pouvoir revenir aux Emirats arabes unis.
26. Cela m’amène, Monsieur le président, à mon deuxième point, à savoir le «climat de peur»101 — pour reprendre les termes d’Amnesty International — qui s’est installé chez les
98 Ibid.
99 Ibid., p. 13.
100 Ibid., p. 75.
101 Amnesty International, Tension entre des pays du Golfe et le Qatar : la dignité humaine bafouée et des familles dans l’incertitude à l’expiration du délai imposé (19 juin 2017), p. 1 ; RQ, annexe 6.
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Qatariens qui résidaient ou se rendaient auparavant aux Emirats arabes unis, puisque les autorités émiriennes ont déclaré que ceux «qui exprime[raient] leur sympathie à l’égard du Qatar ou qui critique[raient] les mesures prises par le gouvernement ser[aient] sanctionnés». Assurément, un tel climat aura dissuadé un grand nombre de Qatariens de tenter de recourir aux services d’assistance «humanitaire» que les Emirats arabes unis prétendent avoir établis. Ainsi, en juin 2017, Amnesty International a déclaré avoir reçu de «[c]ertaines familles concernées [le témoignage] … qu’elles [avaient] trop peur et ne v[oulaient] pas appeler ces services et faire enregistrer leur présence, ou la présence de leur famille, dans un pays «rival», par crainte de représailles»102. Et plus récemment, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a déclaré que «[t]ous les interlocuteurs que l’équipe a[vait] rencontrés [avaient] fait état du manque de confiance ou même de la peur que cette situation avait engendrés»103.
27. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ce n’est pas le seul cas dans lequel le défendeur tente de façon extraordinaire de se distancier de ses propres actes. Hier, M. Shaw a examiné la déclaration de l’Attorney General des Emirats arabes unis104, que nous avons reproduite sous l’onglet no 2 du dossier de plaidoiries. Il y était question, ainsi que la Cour s’en souviendra, d’infliger des sanctions à toute personne «exprimant de la sympathie, un parti pris ou de l’amitié» pour le Qatar105.
28. M. Shaw a affirmé qu’il ne s’agissait «pas d’une loi»106 mais d’une simple déclaration de l’Attorney General. Telle semble être la manière dont les Emirats arabes unis tentent d’écarter les faits qui leur sont reprochés — en affirmant que, bien que l’un de leurs représentants ait pris des «mesures radicales», pour reprendre leurs termes, il ne s’agit «pas d’une loi». Et ce, en dépit du fait que, comme vous pouvez le constater, la déclaration contient une liste effrayante de sanctions, notamment une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 15 ans et une amende élevée, ainsi
102 Ibid.
103 Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights’ Technical Mission to the State of Qatar, 17-24 November 2017, Report on the Impact of the Gulf Crisis on Human Rights (décembre 2017), par. 59 ; RQ, annexe 16 ; dossier de plaidoiries, onglet n° 9.
104 CR 2018/13, p. 65, par. 35 (Shaw).
105 Attorney General Warns against Sympathy for Qatar or Objecting to the State’s Positions, Al Bayan Online, 7 juin 2017; RQ, annexe 3; dossier de plaidoiries, onglet n° 2.
106 CR 2018/13, p. 65, par. 35 (Shaw).
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qu’une sourde menace selon laquelle les manifestations de sympathie envers le Qatar «affaibliront le tissu social de l’Etat et l’unité de son peuple»107. Elle se termine encore par un avertissement solennel, à savoir que le ministère public fédéral «fera appliquer la loi contre les auteurs de telles infractions»108.
29. Pourtant, cette déclaration, dont le défendeur prétend qu’il ne s’agit «pas d’une loi» et qu’elle n’est pas appliquée, empêche les Qatariens de tenter de se soustraire à la décision d’expulsion émise par les Emirats arabes unis. Prenons, par exemple, un cas dont a fait état Human Rights Watch en juillet dernier, après avoir recueilli des témoignages au Qatar. Cette organisation s’est entretenue avec une Qatarienne qui suivait sa troisième année d’études dans une université émirienne lorsque les mesures discriminatoires ont commencé à être appliquées. L’intéressée a montré un courrier électronique qu’elle avait reçu le 7 juin de son université, laquelle l’informait qu’elle l’avait désinscrite des cours pour l’été et l’automne109. Tous les étudiants qatariens interrogés ont déclaré à Human Rights Watch que les «restrictions des déplacements les avaient contraints à retourner au Qatar»110.
30. De surcroît, le NHRC a affirmé ce mois-ci que la majorité des cas de victimes touchées par la décision d’expulsion émirienne, «en particulier des familles mixtes, n’[était] toujours pas réglée»111. Ce ne sont là que quelques-unes des raisons pour lesquelles le défendeur n’est nullement fondé à soutenir que l’expulsion collective qu’il a ordonnée n’a eu aucun effet.
31. Cela m’amène au troisième point de mon exposé. S’il est vrai qu’il n’y a aucun problème, s’il est vrai qu’aucun Qatarien résidant aux Emirats arabes unis n’a été chassé, qu’aucun étudiant qatarien ne s’est vu refuser l’accès à l’enseignement et aucun chef d’entreprise qatarien, l’accès à sa société ou à ses biens — si tout cela est bien vrai, alors j’ai deux questions à poser.
32. Ma première question est la suivante : pourquoi n’y a-t-il pas eu de déclaration officielle révoquant les mesures prises contre les Qatariens, pour retirer ces terribles avertissements ? Les
107 Attorney General Warns against Sympathy for Qatar or Objecting to the State’s Positions, Al Bayan Online, 7 juin 2017; RQ, annexe 3; dossier de plaidoiries, onglet n° 2.
108 Ibid.
109 Human Rights Watch, Qatar: Isolation Causing Rights Abuses (12 juillet 2017), p. 3 ; RQ, annexe 10.
110 Ibid., p. 5.
111 NHRC, Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violations: A Year of the Blockade Imposed on Qatar (juin 2018), p. 17 ; RQ, annexe 22.
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«mesures radicales» que le défendeur a écartées en les qualifiant de simples déclarations anodines demeurent en vigueur. Tant que tel sera le cas, les Qatariens les prendront à la lettre et y verront, pour reprendre les propres termes de l’Attorney General, des «mesures strictes et énergiques»112.
33. Deuxième question : peut-on, si telle est bien la réalité, s’opposer d’une façon ou d’une autre à ce que la Cour prescrive les mesures conservatoires que le Qatar l’a priée d’indiquer, ce qui obligerait le défendeur à prendre des mesures pour mettre un terme à la discrimination dont les Qatariens sont l’objet ? Il ne saurait y avoir d’objection puisque, selon les Emirats arabes unis, aucune discrimination n’est exercée à l’égard des Qatariens, si bien qu’il n’existe aucune raison légitime empêchant la Cour de rendre une ordonnance en ce sens. Les mesures discriminatoires imposées par le défendeur doivent être levées.
D. Les violations continues établies
34. Je souhaiterais ajouter ceci. Si l’on ne peut croire les propres déclarations des Emirats arabes unis quant à leurs intentions, alors la Cour devrait avoir du mal à accepter les déclarations intéressées, les statistiques, par lesquelles cet Etat cherche à la convaincre de ce qu’il s’est réellement passé. Cela étant, l’audience d’aujourd’hui ne fait bien évidemment pas partie du volet de l’affaire consacré à l’établissement des faits. Si vous le permettez, j’en viendrai donc aux violations continues que nous avons établies, parce que, en dépit des mots clairs employés dans la directive du 5 juin 2017 et dans d’autres déclarations de leur gouvernement, les Emirats arabes unis soutiennent à présent que cet instrument n’a jamais été mis en oeuvre ou qu’ils ont appliqué de manière effective des mesures d’atténuation, de sorte qu’aucun droit n’aurait jamais été violé. Or, nous affirmons que les éléments présentés à la Cour, même à ce stade, prouvent le contraire.
35. Nous avons bien sûr conscience — contrairement, semble-t-il, aux Emirats arabes unis — que la Cour n’est pas censée procéder à un établissement approfondi des faits à ce stade. C’est pourquoi celle-ci s’est fondée, dans d’autres affaires, sur les rapports de tiers indépendants pour indiquer des mesures conservatoires ; je l’avais précisé mercredi.
36. Je voudrais maintenant me référer à une série de rapports — j’espère qu’ils vont s’afficher à l’écran — que je ne passerai pas en revue : une douzaine de rapports distincts
112 Attorney General Warns against Sympathy for Qatar or Objecting to the State’s Positions, Al Bayan Online, 7 juin 2017; RQ, annexe 3.
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d’organisations indépendantes, dont le propre Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, dans lesquels sont recensées des violations des droits de l’homme intervenues tout au long de l’année, tout au long de l’année, donc, qui a suivi l’imposition des mesures discriminatoires par les Emirats arabes unis. Lesdites organisations ont constaté ces violations en juin 2017, immédiatement après que les mesures ont été prises et alors que n’était pas écoulé ce que M. Shaw a qualifié de manière déconcertante de «prétendu» délai accordé aux Qatariens pour quitter le pays, ainsi qu’à des intervalles réguliers, et ce, jusqu’à ce mois113. Ces rapports montrent à la fois que les directives du gouvernement émirien ont eu un effet immédiat et que, dans la mesure où les Emirats arabes unis ont mis en oeuvre certaines mesures d’atténuation, celles-ci se sont révélées inefficaces et incomplètes. En outre, tous les rapports sont récapitulés dans un tableau figurant à l’onglet n° 8 de votre dossier, auquel je vous invite à vous référer.
37. Je vais afficher à l’écran certaines diapositives, qui se trouvent également dans le dossier remis à la Cour ; je ne les lirai pas, mais reviendrai sur ce qui a été écrit dans certains de ces rapports. Le 9 juin 2017, Amnesty International a dit ceci au sujet de «[c]es mesures drastiques [qui avaient] déjà des effets inhumains».
38. Le 13 juin 2017, le NHRC a fait état d’une «violation des droits de l’homme les plus fondamentaux» après avoir consigné les plaintes de plus de 500 personnes114. Et ce comité d’ajouter qu’il utilisait les initiales des intéressés au lieu de leur nom complet pour préserver leur sécurité et leur sûreté.
39. Je voudrais encore dire un mot au sujet du NHRC, dont les Emirats arabes unis ont cherché à discréditer les rapports en mettant en doute son indépendance. Cet éminent organe est un comité des droits de l’homme de première catégorie, certification qui n’est accordée qu’aux comités nationaux de ce type qui démontrent notamment leur autonomie à l’égard des gouvernements, leur pluralisme, leur compétence et leur indépendance à un groupe d’examinateurs tiers au sein duquel le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a le statut d’observateur permanent115. La Cour peut par conséquent se fier à ses constatations.
113 CR 2018/13, p. 62, par. 21 (Shaw).
114 NHRC, First Report Regarding the Human Rights Violations as a Result of the Blockade on the State of Qatar (13 juin 2017), p. 4 ; RQ, annexe 5.
115 HCDH, OHCHR and NHRIs, https://www.ohchr.org/EN/Countries/NHRI/Pages/NHRIMain.aspx.
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40. La projection n° 4 montre que, le 14 juin 2017, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme lui-même a dit ceci : «Il ne fait aucun doute que les mesures qui sont adoptées sont trop générales en termes de portée comme de mise en oeuvre et peuvent perturber la vie de milliers de femmes»116 (la Cour peut le voir).
41. Sur la projection n° 5, le 19 juin [2017], Amnesty International a indiqué que certaines «personnes [avaient] peur et ne v[oulaient] pas appeler [l]es services [d’assistance par téléphone] et faire enregistrer leur présence», et que la «situation ... témoign[ait] d’un mépris flagrant pour la dignité humaine».
42. Le 1er juillet 2017, dans son deuxième rapport, le NHRC a relevé plus de 500 violations liées à des questions de séparation de familles, de biens, de santé, de circulation, de travail et de résidence117.
43. La projection n° 6 émane de Human Rights Watch, qui a dénoncé de «graves violations des droits de l’homme... port[ant] atteinte au droit à la liberté d’expression, sépar[ant] des familles, interromp[ant] des soins médicaux»118, etc.
44. Sur la projection n° 7, nous voyons une communication en date du 18 août 2017 dans laquelle six rapporteurs [spéciaux] de l’Organisation des Nations Unies évoquent une «situation d’une extrême gravité et les graves préoccupations suscitées par les nombreux droits violés»119.
45. Le 30 août 2017, le NHRC a publié son troisième rapport — fondé là encore sur quantité de visites quotidiennes et autres communications — dans lequel il a fait état de 900 plaintes.
46. Tout au long de l’automne 2017, les violations se sont poursuivies en dépit des prétendues mesures d’atténuation des Emirats arabes unis. Une équipe du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme s’est rendue au Qatar pendant huit jours. Elle a rencontré non seulement des représentants des ministères et autres institutions, mais aussi des représentants d’entreprises et des particuliers. Elle a examiné nombre d’autres cas, documents et données.
116 HCDH, La crise diplomatique du Qatar : commentaire de Zeid Ra’ad Al Hussein, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, sur les conséquences en matière de droits de l’homme (14 juin 2017), https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=21739….
117 NHRC, Second Report Regarding the Human Rights Violations as a Result of the Blockade on the State of Qatar (1er juillet 2017), p. 8 ; RQ, annexe 8.
118 Human Rights Watch, Qatar: Isolation Causing Rights Abuses (12 juillet 2017), p. 1 ; RQ, annexe 10.
119 Joint Communication from the Special Procedures Mandate Holders of the Human Rights Council to the United Arab Emirates, p. 1 (18 août 2017), p. 3 ; RQ, annexe 11.
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47. Nous avons abondamment cité ce rapport120. Sur la projection n° 8, vous verrez la conclusion qui y est tirée, à savoir que les «[c]onséquences durables des restrictions de la circulation, de la séparation durable de familles éclatées entre l’un ou l’autre des pays concernés, ont provoqué un sentiment de détresse psychologique».
48. Nous arrivons ensuite au 5 décembre 2017, date à laquelle le NHRC a publié son quatrième rapport, établi lui aussi sur la base de visites personnelles et d’autres communications.
49. Le 14 décembre 2017, Amnesty International  c’est la projection n° 9  a retracé la situation six mois après le début de la crise et précisé que des «personnes ordinaires ... continu[ai]ent d’en payer le prix»121.
50. Projection n° 10 : en juin de cette année, Amnesty International a signalé que, «[d]epuis un an, la situation ne s’[était] pas améliorée». Et nous avons déjà fait référence au cinquième rapport du NHRC qui figure sur le graphique chronologique.
51. Les Emirats arabes unis ont également dit que les mesures discriminatoires n’avaient eu aucune incidence122. Or, ces rapports indépendants ne sont pas des anecdotes. Ils prouvent de manière concluante ce qu’il s’est réellement passé, les grandes souffrances qui ont été causées.
E. Les autres droits violés
52. Ces rapports indépendants viennent également étayer les violations d’autres droits invoquées par le Qatar. Je vous renvoie brièvement à l’onglet n° 9 de votre dossier relatif aux plaidoiries de ce jour, où se trouve un tableau comparant les éléments de preuve fournis par les Emirats arabes unis en ce qui concerne ces différents autres droits aux éléments de preuve que nous avons nous-mêmes produits à cet égard. Faute de temps, je ne le passerai pas en revue devant la Cour, mais vous pouvez constater que, s’agissant de chacun de ces droits, nous avons présenté nombre de preuves, alors que les Emirats arabes unis n’en ont fournies que très peu. Voilà pour ce qui est du mariage et de la vie de famille, de la liberté d’opinion et d’expression, et des soins médicaux.
120 Rapport de la mission technique du HCDH, Report on the Impact of the Gulf Crisis on Human Rights (décembre 2017) ; RQ, annexe 16.
121 Amnesty International, Gulf dispute: Six months on, individuals still bear brunt of political crisis (14 décembre 2017), p. 1, https://www.amnesty.org/download/Documents/MDE2276042017ENGLISH.pdf.
122 CR 2018/13, p. 63, par. 24 (Shaw).
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53. Permettez-moi de dire ceci au sujet de l’éducation et de la formation, qui ont été abordées hier. Nous avons soumis des rapports du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, de Human Rights Watch, d’Amnesty International et du NHRC qui décrivent des violations du droit à l’éducation. Et nous ne savons rien du renvoi fait par les Emirats arabes unis à un document rendu anonyme et non certifié qui est censé montrer qu’un certain nombre d’étudiants qatariens poursuivraient leurs études.
54. En réalité, les documents présentés par les Emirats arabes unis prouvent que les étudiants qatariens n’ont pas pu continuer d’étudier. Dans un courrier électronique du sous-secrétariat à l’enseignement supérieur, il était «relevé qu’un certain nombre d’étudiants de l’Etat du Qatar [avaient] abandonné leurs études»123. M. Shaw s’y est bien référé, mais il n’a pas répondu ; il n’a pas décrit la réponse apportée à la question naïve qui avait apparemment été posée de savoir pourquoi les étudiants concernés avaient agi de la sorte.
Le PRESIDENT : Lord Goldsmith, nous arrivons au bout du temps imparti au Qatar. Vous voudrez donc peut-être en laisser un peu à l’agent pour lui permettre de présenter ses conclusions.
Lord GOLDSMITH : Je comprends, j’en suis bien conscient ; nous avons commencé avec un peu de retard, comme la Cour s’en souviendra, mais je ferai cela.
Le PRESIDENT : J’ai déjà tenu compte du fait que nous avions commencé avec un peu de retard.
Lord GOLDSMITH : Je passerai la parole à l’agent du Qatar après une dernière observation, si vous le permettez. Nous ne demandons bien évidemment pas à la Cour de statuer sur le différend maintenant ; nous avons fait cette présentation pour montrer que, puisque la Cour a déjà donné une définition d’un risque réel et imminent ou d’un préjudice irréparable, il est assurément plus que concevable qu’un tel préjudice soit causé avant le prononcé de la décision sur le fond. Ma plaidoirie écrite contient une observation relative à un commentaire portant sur l’affaire LaGrand, mais peut-être la Cour aura-t-elle le loisir de lire ce document et, de fait, les observations finales
123 EAU, pièce n° 8, p. 5.
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que je souhaitais formuler. Je vous prie par conséquent, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, de bien vouloir donner à présent la parole à l’agent du Qatar pour qu’il conclue nos plaidoiries et, sur ce, je remercie la Cour de son aimable attention.
Le PRESIDENT : Je remercie Lord Goldsmith et j’invite maintenant l’agent du Qatar, M. Mohammed Abdulaziz Al-Khulaifi, à présenter les conclusions du Gouvernement qatarien. Vous avez la parole.
M. AL-KHULAIFI :
V. CONCLUSION
1. Je vous remercie. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur pour moi que de m’adresser une nouvelle fois à la Cour et de présenter les conclusions de l’Etat du Qatar.
2. L’agent des Emirats arabes unis a déclaré hier que nous cherchons à faire passer leurs griefs «légitimes» à l’égard du Gouvernement qatarien «pour une opposition [aux] nationaux» du Qatar. Avec tout le respect que je dois à l’agent des Emirats arabes unis, rien dans cette déclaration n’est vrai. Les griefs des Emirats arabes unis à l’égard du Gouvernement qatarien n’ont rien de légitime : ils sont tous fondés sur de fausses déclarations visant à justifier une ingérence dans les affaires intérieures et la politique étrangère du Qatar. Nous sommes prêts à le démontrer, chaque fois que les Emirats arabes unis invoqueront ces griefs pour justifier les mesures discriminatoires qu’ils ont prises depuis 2017. Vous avez entendu hier les nombreuses allégations faites par l’agent des Emirats arabes unis quant au prétendu soutien apporté par le Qatar au terrorisme et à des groupes terroristes. Ce sont les vues des Emirats arabes unis. Je rappellerai simplement que celles-ci ne sont pas partagées par les institutions internationales les plus importantes, comme l’Organisation des Nations Unies, qui n’a jamais exprimé aucune inquiétude  et encore moins condamné le Qatar  à cet égard. Mais cette question n’est pas celle qui a été soumise à la Cour et ne doit pas nous retenir plus longuement.
3. Les déclarations et actes passés des Emirats arabes unis contredisent l’affirmation selon laquelle, pour citer encore une fois l’agent émirien, ceux-ci font une «claire distinction» entre le
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Gouvernement qatarien et le peuple qatarien. Au contraire, les directives des Emirats arabes unis font expressément référence aux «Qatariens» et leurs effets ont été pensés de manière à peser sur le peuple qatarien, manifestement en vue de forcer le Qatar à se plier aux exigences des Emirats arabes unis en renonçant à leur profit à sa souveraineté.
4. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, mes éminents collègues vous ont dit que le différend avait déjà causé un préjudice grave et durable aux droits des Qatariens et qu’il continue de le faire chaque jour qui passe. Or, ce sont ces mêmes droits que les nations du monde entier ont adoptés à l’unanimité dans le texte de la convention, et ce préjudice qui a conduit les rapporteurs spéciaux de l’Organisation des Nations Unies à déclarer que la situation était d’une «extrême gravité» pour mon pays et pour le peuple qatarien124. Si la Cour n’indique pas de mesures conservatoires, des milliers de Qatariens subiront un préjudice irréparable par suite des mesures discriminatoires que les Emirats arabes unis ont prises et continuent de mettre en oeuvre, et aucune décision que la Cour prendra en fin de compte au sujet des droits en cause ne pourra avoir plein effet.
5. Cette situation est précisément de celles que le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires est fait pour traiter. En priant la Cour d’exercer ce pouvoir, nous ne lui demandons pas de parvenir à une quelconque conclusion concernant le fond du dossier du Qatar, lequel doit encore être présenté et débattu, même si nous ne doutons pas que nous serons en mesure d’en démontrer aussi le bien-fondé. Nous prions seulement la Cour d’exercer son pouvoir d’empêcher que le peuple qatarien ne subisse maintenant plus ample préjudice. Et ne vous méprenez pas : le seul espoir du Qatar qu’il soit mis fin à ce préjudice réside dans la Cour. Vous avez entendu et vu comment les Emirats arabes unis ont répondu à chaque tentative de l’Etat du Qatar de négocier un règlement à l’amiable du différend relatif aux droits de l’homme : soit ils ont dit tout net que leurs exigences n’étaient «pas négociables», soit ils ont opposé un silence absolu. En conséquence, seule la Cour de céans peut mettre un terme maintenant à cette privation des droits fondamentaux protégés par la convention.
124 Joint Communication from the Special Procedures Mandate Holders of the Human Rights Council to the United Arab Emirates, 18 août 2017, p. 3, annexe 11.
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6. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je terminerai là où j’ai commencé, avec le préambule de la convention : «rien ne saurait justifier, où que ce soit, la discrimination raciale, ni en théorie ni en pratique»125.
7. Je vais à présent donner lecture des conclusions finales du Qatar. Compte tenu des faits et des points de droit exposés dans sa requête du 11 juin 2018 et au cours des présentes audiences, le Qatar prie respectueusement la Cour, dans l’attente de son arrêt au fond, d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :
a) les Emirats arabes unis doivent cesser et s’abstenir de commettre tout acte pouvant entraîner, directement ou indirectement, une forme quelconque de discrimination raciale à l’égard de Qatariens ou d’entités du Qatar, par le fait de tout organe, agent, personne ou entité exerçant la puissance publique sur leur territoire ou agissant sous leur direction ou leur contrôle. En particulier, les Emirats arabes unis doivent immédiatement cesser et s’abstenir de commettre tout acte constituant une violation des droits de l’homme que les Qatariens tiennent de la CIEDR, et notamment :
i) mettre un terme aux mesures visant à expulser collectivement tous les Qatariens des Emirats arabes unis et à interdire à tous les Qatariens d’entrer sur le territoire émirien au motif de leur origine nationale ;
ii) prendre toutes les dispositions requises de sorte qu’aucun Qatarien (ni aucune personne ayant des liens avec le Qatar) ne soit la cible d’actes discriminatoires ou haineux motivés par des considérations raciales, et notamment condamner tout discours haineux visant les Qatariens, cesser toute publication critique ou caricaturale à l’égard du Qatar, et s’abstenir de toute autre forme d’incitation à la discrimination raciale à l’égard des Qatariens ;
iii) cesser d’appliquer les dispositions du décret-loi fédéral no 5 de 2012 sur la lutte contre la cybercriminalité à toute personne « exprimant de la sympathie … pour le Qatar» ainsi que toute autre législation nationale discriminatoire (de jure ou de facto) à l’égard des Qatariens ;
125 Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 4 janvier 1969, Nations Unies, Recueil des traités, vol. 660 p. 195, préambule.
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iv) prendre toutes les mesures requises pour protéger la liberté d’expression des Qatariens aux Emirats arabes unis, et notamment s’abstenir de fermer les bureaux de leurs sites d’information ou d’empêcher ceux-ci de diffuser ;
v) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, de séparer un Qatarien de sa famille, et prendre toutes les dispositions requises pour réunir les familles séparées par suite de l’application des mesures discriminatoires (aux Emirats arabes unis, si telle est leur préférence) ;
vi) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, de priver des Qatariens de la possibilité de recevoir des soins médicaux aux Emirats arabes unis au motif de leur origine nationale, et prendre toutes les dispositions requises pour qu’ils puissent avoir accès à de tels soins ;
vii) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, d’empêcher les étudiants qatariens de suivre les enseignements ou les formations professionnelles des établissements émiriens, et prendre toutes les dispositions requises pour qu’ils puissent avoir accès à leur dossier universitaire ;
viii) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, d’empêcher les Qatariens d’avoir accès aux biens qu’ils possèdent aux Emirats arabes unis, d’en avoir la jouissance et l’usage ou de les administrer, et prendre toutes les dispositions requises pour leur permettre d’agir valablement par procuration aux Emirats arabes unis, de procéder au renouvellement nécessaire de leurs permis de commerce et de travail, et de renouveler leurs contrats de location ; et
ix) prendre toutes les dispositions requises pour garantir aux Qatariens un traitement égal devant les tribunaux et autres organes judiciaires aux Emirats arabes unis, ainsi que l’accès à un mécanisme devant lequel ils puissent contester toute mesure discriminatoire.
b) les Emirats arabes unis doivent s’abstenir de prendre toute mesure susceptible d’aggraver ou d’étendre le présent différend ou d’en rendre le règlement plus difficile ; et
c) les Emirats arabes unis doivent s’abstenir de prendre toute mesure susceptible de porter préjudice aux droits des Qatariens dans le cadre du présent différend.
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8. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de l’aimable attention que vous avez portée à cette affaire urgente. Voilà qui conclut le second tour des plaidoiries du Qatar. Je souhaiterais également saisir cette occasion pour remercier l’ensemble du personnel du Greffe et les interprètes pour le dévouement dont ils ont fait preuve tout au long des audiences. Je vous remercie.
Le PRESIDENT : Je remercie l’agent du Qatar, M. Al-Khulaifi. La Cour prend note de la conclusion dont vous venez de donner lecture au nom de votre gouvernement. Elle se réunira de nouveau cet après-midi à 16 h 30 pour entendre le second tour de plaidoiries des Emirats arabes unis. L’audience est levée.
L’audience est levée à 11 h 45.
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