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CR 2017/3

CR 2017/3

Mercredi 8 mars 2017 à 10 heures

Wednesday 8 March 2017 at 10 a.m - 2 -

The PRESIDENT: Please be seated. The sitting is open. The Court meets today to hear the
12

second round of oral observations of Ukraine on the Request for the indication of provisional

measures.

I now call Professor Koh. Professor, you have the floor.

M. KOH :

P RÉSENTATION GÉNÉRALE DE LA RÉPONSE DE L ’U KRAINE
AUX ARGUMENTS DE LA FÉDÉRATION DE R USSIE

I.NTRODUCTION

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est pour moi un grand

honneur que de plaider à nouveau devant vous au nom de l’Ukraine. En la priant d’indiquer des

mesures conservatoires, l’Ukraine demande simplement à la Cour de rappeler instamment la Russie

aux obligations que lui confèrent la convention contre le financement du terrorisme et la

convention contre la discrimination raciale. Comme nous vous l’avons exposé lundi, la Russie

exécute ses obligations juridiques à rebours. Dans le cas de l’Ukraine orientale, elle prétend

interdire le financement du terrorisme, puis le finance. Dans le cas de la Crimée, elle prétend

éliminer toutes les formes de discrimination raciale et ethnique, puis se lance dans une campagne

d’annihilation culturelle contre les groupes ethniques non russes.

2. Dans ses premiers exposés, l’Ukraine a démontré qu’il était satisfait aux trois critères

régissant l’indication de mesures conservatoires, à savoir, premièrement, que la Cour a compétence

prima facie tant sur le fondement de la convention contre le financement du terrorisme que sur

celui de la convention contre la discrimination raciale ; deuxièmement, qu’il existe un lien entre les

droits conventionnels qui sont plausiblement en jeu sur le fond et les mesures conservatoires

actuellement sollicitées ; et, troisièmement, qu’il est manifestement urgent que la Cour indique de

telles mesures. Sans une ordonnance de votre part, la situation dangereuse et instable régnant à la

fois dans l’est de l’Ukraine et en Crimée ne peut qu’aller de mal en pis. Comme nous l’avons

établi lundi, les violations par la Russie de droits protégés par ces deux conventions ont déjà infligé

des pertes en vies humaines et d’autres souffrances à la population civile vulnérable d’Ukraine, et

causé le déplacement de quelque 1,7 million d’Ukrainiens. - 3 -

3. Ces faits justifient au plus haut point l’indication de mesures conservatoires. Une

ordonnance en ce sens n’imposerait aucune charge au-delà des obligations juridiques auxquelles la

Russie a déjà souscrit. Si, comme cette dernière l’a soutenu hier, elle se conforme effectivement

aux deux conventions en cause, de telles mesures n’auraient pour elle aucune conséquence.

L’indication de mesures conservatoires est nécessaire pour veiller à ce qu’il ne soit pas porté

13 encore atteinte à des droits protégés par le droit international pendant que la Cour mène ses

travaux.

II.PRÉSENTATION GÉNÉRALE DE L ’ARGUMENTATION RUSSE

4. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans ses premières plaidoiries,

la Russie a contesté le bien-fondé de la demande ukrainienne en déformant le droit et en

travestissant les faits. Son agent nous a tout d’abord fait grief de vouloir traiter ici deux affaires en

une –– deux affaires distinctes dont l’une concernerait le financement du terrorisme en Ukraine

orientale et l’autre, des violations de la convention contre la discrimination raciale en Crimée.

Mais, en fait, comme je l’ai relevé au premier tour, les violations conventionnelles dénoncées en

l’espèce ont une seule et même origine : le profond mépris affiché par la Fédération de Russie, lors

de son intervention illicite, à l’égard des droits de l’homme du peuple ukrainien. Nous ne vous

demandons pas de vous prononcer sur le fond de la présente affaire. Nous ne vous demandons pas

non plus –– et ne vous demanderons pas –– de statuer sur la licéité de l’agression russe ou de

confirmer la souveraineté de l’Ukraine sur la Crimée nonobstant le «référendum», qui n’était en

fait qu’un simulacre. Cela étant, il vous suffira d’une première lecture attentive, sous l’angle du

droit, du texte des deux conventions en cause et d’une connaissance de certains faits pour constater

que l’indication de mesures conservatoires est justifiée, sans qu’il soit besoin de vous plonger dans

le fond de l’affaire.

5. Je vais vous exposer aujourd’hui pourquoi l’Ukraine fait face à une situation urgente qui

constitue –– pour citer l’arrêt rendu dans l’affaire Belgique c. Sénégal –– «un risque réel et

imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant que la Cour n’ait rendu sa - 4 -

décision définitive» . Mon confrère M. David Zionts me succèdera et démontrera pourquoi la

compétence de la Cour prima facie est évidente. Mme Marney Cheek et M. Jonathan Gimblett

préciseront ensuite en quoi les droits qui sont en péril ici –– des droits protégés par la convention

contre le financement du terrorisme et la convention contre la discrimination raciale 

apparaissent non seulement «au moins plausibles», mais seraient en outre sauvegardés par les

mesures conservatoires particulières qu’il vous est demandé d’indiquer. Enfin, l’agent de

l’Ukraine, Mme Zerkal, conclura nos plaidoiries en réitérant notre demande formelle de mesures

conservatoires.

14 A. La convention contre le financement du terrorisme

6. Hier, le conseil de la Russie s’est livré à un formidable enchaînement de contorsions

juridiques, vous demandant notamment de lire deux traités qui proscrivent pourtant purement et

simplement le financement du terrorisme et la discrimination raciale sous toutes ses formes comme

autorisant de tels actes. M. Wordsworth a en effet plaidé que, d’une certaine manière, en temps de

conflit armé, la convention contre le financement du terrorisme n’interdirait pas à la Russie

d’envoyer des armes létales à des groupes armés sévissant avec son appui en Ukraine orientale. Et

tel serait le cas, à l’en croire, même lorsque lesdits groupes utiliseraient ensuite délibérément ces

armes pour viser et attaquer des civils innocents dans des localités pacifiques d’Ukraine, et même

encore lorsqu’ils tireraient des missiles fournis par la Russie pour abattre en plein vol un avion de

ligne, tuant près de 300 civils, dont trois nourrissons.

7. Si vous avez bien prêté l’oreille lors de la présentation de M. Wordsworth, un silence

révélateur ne vous aura pas échappé. M. Wordsworth n’a jamais nié un fait absolument crucial : le

fait que la Russie procure sciemment des armes létales à des groupes perpétrant des attaques

contre des civils en Ukraine orientale. Par son silence, il a semblé reconnaître que des armes

étaient effectivement fournies mais, tirant prétexte de diverses exigences relatives à l’intention

qu’il a greffées aux termes de la convention, il a soutenu que la fourniture de telles armes létales

n’allait pas jusqu’à constituer une violation de cet instrument. Tentant d’amoindrir les violations

1 Voir Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures
conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 152, par. 62 ; voir également Demande en
interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge
c. Thaïlande), mesures conservatoires, ordonnance du 18 juillet 2011, C.I.J. Recueil 2011 (II), p. 537, par. 47. - 5 -

du droit commises par la Russie en Ukraine orientale, le conseil de celle-ci s’est efforcé de balayer

 mais sans finalement nier  les faits incontestés que l’Ukraine vous a relatés au premier tour,

des faits qui ont été constatés avec autorité par le Secrétaire général de l’Organisation des

Nations Unies, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, des observateurs de

l’OSCE, le bureau néerlandais de la sécurité, des organisations renommées de défense des droits de

l’homme et des journalistes respectés ayant mené l’enquête.

8. Lorsqu’il existe un «conflit armé», a laissé entendre M. Wordsworth, il ne peut y avoir de

«terrorisme». Même des bombardements aveugles de civils innocents seraient –– je cite –– «à tort

— ou même simplement à l’aune du critère de la possibilité raisonnable  qualifiés d’actes de

terrorisme au sens» de l’article 2 de la convention contre le financement du terrorisme . Mais si

l’on s’en tient aux termes mêmes de l’article 2, une telle lecture n’est pas plausible. Cet article

érige en infraction, au sens de la convention, le fait pour une personne de «fourni[r] … des

fonds»  lesquels s’entendent «des biens de toute nature», corporels ou incorporels  «par 3

quelque moyen que ce soit … en sachant qu’ils seront utilisés, en tout ou partie, en vue de

commettre» :

15 a) une violation de, notamment, la convention de Montréal pour la répression d’actes illicites

dirigés contre la sécurité de l’aviation civile, ou

b) «[t]out autre acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne

participe pas … aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son

contexte, cet acte vise à intimider une population».

9. Donc, si l’on s’en tient aux termes du litt. a) du paragraphe 1 de l’article 2, la fourniture

par la Russie de lance-missiles de type Bouk à des combattants qui s’en serviraient pour abattre

l’avion civil assurant le vol MH17 constitue une infraction flagrante au regard de la convention. Et

si l’on s’en tient aux termes de son litt. b), la Russie a également commis une infraction au sens de

la convention en procurant des missiles Grad destinés à être tirés contre des quartiers civils à

Volnovakha, Marioupol, Kramatorsk, Kharkiv et Avdiivka alors que, de par leur contexte, de telles

2CR 2017/2, p. 25, par. 12 (Wordsworth).

3Convention contre le financement du terrorisme, art. 1, par. 1. - 6 -

frappes auraient inévitablement pour effet d’intimider et de démoraliser la population civile de ces

quartiers.

10. M. Wordsworth a affirmé que, en temps de conflit armé, le droit international

humanitaire était le seul «corpus juridique qui interdi[se] … de répandre la terreur parmi la

population civile» . Mais comme ma collègue Mme Cheek l’a fait observer au premier tour, la

convention contre le financement du terrorisme «reconnaît qu’actes de terrorisme et situation de

conflit armé ne s’excluent pas mutuellement» . En définissant, au litt. b) de son paragraphe 1, un

acte terroriste comme étant «destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne

qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé», l’article 2

indique clairement que  même en temps de conflit armé  des civils qui vivent loin des zones de

conflit et ne prennent pas directement part aux hostilités peuvent toujours être victimes d’attentats

terroristes financés par des acteurs extérieurs fournissant du matériel de guerre. Pour citer encore

Mme Cheek, «certains actes commis en pareille situation [de conflit armé]  tels que le

bombardement de quartiers résidentiels ou la prise pour cible d’un rassemblement pacifique pour

l’unité  peuvent relever du terrorisme au regard de la convention». Mme Cheek a bien précisé

que, de l’avis de l’Ukraine, «[u]n même groupe peut tout à la fois commettre des actes de

terrorisme contre des civils et mener contre des cibles militaires des attaques qui, elles,

n’entreraient pas dans les prévisions de la convention» . 6 Partant, le fait que la République

populaire de Donetsk (ou RPD) puisse s’engager dans un conflit armé avec les forces ukrainiennes

sur les lignes de front n’exonère nullement la Russie de la responsabilité qui est la sienne, au regard

de la convention, lorsqu’elle fournit des roquettes à des combattants qui s’en servent ensuite pour

16 tuer, sans discrimination, des civils et des personnes qui ne participent pas directement aux

hostilités et vivent dans des quartiers résidentiels éloignés des «points chauds» où les combats font

rage.

11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le terrorisme consiste à

attaquer des civils à des fins politiques, qu’un conflit armé soit ou non en cours. Les agents de la

4
CR 2017/2, p. 26, par. 16 (Wordsworth).
5CR 2017/1, p. 41, par. 26 (Cheek).
6
Ibid., par. 28 (Cheek). - 7 -

Russie en Ukraine non seulement combattent les forces armées ukrainiennes mais perpètrent en

outre contre des civils des actes de terrorisme, au sens de la convention, afin d’intimider la

population ukrainienne et de la faire plier. Selon la convention, le «terrorisme» désigne

principalement le fait d’attaquer des civils. Bien qu’elle se soit engagée à prévenir le financement

de telles activités, la Fédération de Russie permet le financement depuis son territoire d’une

campagne visant à semer la terreur, et approvisionne directement les groupes armés illégaux qui

mènent des attaques sans merci contre la population ukrainienne.

12. M. Wordsworth a formulé deux autres assertions qui appellent une réponse. Tout

d’abord, il a relevé que le comité international de la Croix-Rouge (CICR) nous avait rappelé, après

le bombardement de Volnovakha de janvier 2015, que «les attaques indiscriminées [étaient]

interdites» en droit international humanitaire, ce dont il a conclu que le «CICR … n’a[vait]

pas … laissé entendre que les tirs d’artillerie effectués par l’ensemble des parties au conflit sur des

zones densément peuplées pouvaient constituer des actes de terrorisme» . Mais là encore, il

présente la situation sous un faux jour en insinuant que conflit armé et actes de terrorisme ne

peuvent coexister. Chacun sait, par exemple, que les Etats-Unis se sont engagés dans un conflit

armé contre Al-Qaida en Afghanistan à la suite du 11 septembre 2001 ; or lorsque, en

décembre 2009, un militant d’Al-Qaida a tenté de faire détoner à bord d’un avion de ligne à

destination de Détroit, soit bien loin du théâtre des hostilités, une bombe dissimulée dans ses

sous-vêtements, cet acte n’en a pas moins été considéré comme un acte de terrorisme.

13. Ensuite, M. Wordsworth a déclaré de manière éhontée que «les tirs d’artillerie aveugles

qui sembl[aient] être tellement emblématiques de ce conflit [étaient] au moins autant [le] fait [de

8
l’Ukraine], ou lui [étaient] au moins autant imputables» . Bien évidemment, cette question est

largement controversée et les faits, contestés ; les éléments de preuve pertinents seront assurément

examinés lorsque l’affaire atteindra le stade du fond. Cela étant, tout observateur impartial de la

situation en Ukraine orientale sait que les victimes de ces attaques aveugles étaient, à une écrasante

majorité, des civils ukrainiens . Ne vous y trompez pas : le Gouvernement ukrainien prend très au

7
CR 2017/2, p. 27, par. 19 (Wordsworth).
8Ibid., p. 28, par. 20 (Wordsworth).
9
CR 2017/1, p. 46-47, par. 42-45 (Cheek). - 8 -

sérieux les obligations que lui confère le droit international. Il a ainsi fait en sorte que les

17 bataillons de volontaires accusés par la partie adverse d’avoir commis des crimes contre des civils

soient traduits en justice. Et si l’Ukraine ne peut vraisemblablement pas, à ce stade, répondre point

par point à la pléthore d’allégations factuelles infondées dont la Russie a émaillé la présentation

qu’elle a faite il y a tout juste 24 heures, elle aura l’occasion de le faire dans la suite de la

procédure. Pour l’heure, seule sa demande urgente en indication de mesures conservatoires est en

jeu devant vous, ainsi que la nécessité impérieuse d’assurer la protection du peuple ukrainien.

14. Malheureusement, dans une situation de conflit armé, certaines pertes civiles sont

inévitables. Mais cela ne signifie pas que le droit international humanitaire soit le seul qui trouve à

s’appliquer, ou qu’il ait pour effet d’exclure la totalité des autres instruments juridiques pertinents,

comme la convention contre le financement du terrorisme. Cela ne signifie pas davantage, et ne

peut signifier, contrairement à ce que M. Wordsworth a semblé laisser entendre, qu’un Etat voisin a

le droit d’armer un groupe illégal qui bombarde aveuglément des zones civiles, sous le simple

prétexte qu’un objectif militaire est susceptible de se trouver quelque part à proximité. Lorsque

l’on sait que des agents russes viennent de pilonner Avdiivka à partir de quartiers résidentiels, le

fait que la Russie se focalise sur des photographies de chars en train de défendre une ville

ukrainienne contre des groupes armés ne manque pas d’ironie  et le mot est faible.

15. La Russie s’efforce également de faire diversion en répétant, de manière fallacieuse, que

le processus de Minsk actuellement en cours fait obstacle à ce que la Cour indique des mesures

conservatoires au titre de la convention contre le financement du terrorisme. Selon

M. Wordsworth, il serait «inconcevable» que les Parties ou le Conseil de sécurité aient pu convenir

de mesures de grâce ou d’amnistie concernant les événements intervenus dans les régions de

Donetsk et de Louhansk «s’il était plausible que les bombardements aveugles sur lesquels

l’Ukraine met à présent l’accent fussent des actes de terrorisme» . Et M. Zimmermann d’ajouter :

«la Russie soutient qu’il convient impérativement de prendre en considération les processus

politiques en cours, et que la Cour devrait s’abstenir d’indiquer des mesures conservatoires qui
11
compromettraient ces processus» . Mais l’Ukraine n’a pas accepté une telle amnistie, laquelle

10
CR 2017/2, p. 30-31, par. 26 (Wordsworth).
11Ibid., p. 51, par. 8[5] (Zimmermann). - 9 -

était de toute façon exclue s’agissant des violations graves. Il n’a assurément jamais été accepté

d’amnistie visant à empêcher que des poursuites soient exercées contre ceux qui ont abattu l’avion

assurant le vol MH17 ou d’autres auteurs d’actes de terrorisme odieux. L’Ukraine a bien fait

savoir que, de son point de vue, la RPD et la RPL n’étaient pas officiellement parties au processus

de Minsk, encore que, à travers l’histoire, il est souvent arrivé que des Etats négocient avec des

18 groupes terroristes  comme la Colombie l’a fait avec les FARC pendant de nombreuses

12
années  afin de tenter de régler de manière pacifique un différend existant de longue date .

16. M. Zimmermann n’a jamais précisément exposé en quoi des mesures conservatoires

viendraient interférer avec le processus de Minsk. Bien au contraire, les mesures que demande

l’Ukraine sur le plan judiciaire permettraient plutôt de faire en sorte que la Russie se conforme aux

obligations qui lui incombent dans le cadre de ce processus. De façon plus générale, la Cour a déjà

entendu cet argument par le passé, et elle n’y a pas été sensible. Il y a plus de trente ans, pendant

les audiences consacrées aux mesures conservatoires en l’affaire Nicaragua c. Etats-Unis

d’Amérique, le défendeur l’avait priée de rejeter la demande présentée à ce sujet par le Nicaragua

pour diverses «raisons impératives» liées aux «consultations de Contadora» alors en cours. Tout

comme pour le processus de Minsk en l’espèce, le défendeur en cette affaire-là soutenait que la

demande en indication de mesures conservatoires mettait directement en jeu des droits et intérêts

d’autres Etats participant à ce processus régional. La Cour a rejeté cet argument du défendeur et a

indiqué des mesures conservatoires nonobstant le processus en question, convenant avec le

demandeur de ce que

«rien n[e l]’oblige[ait] … à refuser de connaître d’un aspect d’un différend pour la
seule raison que ce différend en comport[ait] d’autres, ni à refuser de s’acquitter d’une

tâche essentiellement judiciaire pour la seule raison que 13 question dont elle [était]
saisie [était] étroitement liée à des questions politiques» .

De la même manière, l’Ukraine estime que le processus de Minsk n’a pas à entrer en ligne de

compte en l’espèce parce que ses griefs de financement du terrorisme à l’encontre de la Fédération

de Russie ne peuvent être résolus par la voie de ce processus. La Cour ne devrait pas non plus,

12Voir, par exemple, Neumann, Peter R., «Negotiating with Terrorists», Foreign Affairs (janvier-février 2007),
https://www.foreignaffairs.com/articles/2007-01-01/negotiating-terroris….

13Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique),
mesures conservatoires, ordonnance du 10 mai 1984, C.I.J. Recueil 1984, p. 186, par. 38. - 10 -

ainsi qu’elle l’a déclaré il y a plus de trente ans en l’affaire Nicaragua, refuser de s’acquitter d’une

tâche essentiellement judiciaire pour la seule raison que la question juridique dont elle est saisie

 l’opportunité d’indiquer des mesures conservatoires au titre de deux conventions  pourrait

avoir quelque rapport avec un dialogue politique plus vaste en cours.

17. La contorsion juridique la plus stupéfiante de la Russie au premier tour est peut-être celle

qu’a faite M. Zimmermann lorsqu’il a ingénieusement extrait du texte de l’article 18 de la

convention contre le financement du terrorisme un test formé de sept conditions cumulatives qui, à

l’en croire, permettrait d’établir quand les Etats ont effectivement l’obligation juridique de

coopérer à la prévention du terrorisme . En nous présentant ce test élaboré à volets multiples, il a

19 soutenu  et il s’agit là d’un aspect ou élément clef  que la convention contre le financement du

terrorisme n’avait jamais visé les actes de l’Etat, mais ciblait seulement des violations commises

par des individus. M. Zimmermann a tenté d’étayer cette lecture, qu’il a lui-même présentée

comme une lecture globale, en procédant à une comparaison détaillée de la structure de la

convention contre le financement du terrorisme par rapport à celle de la convention contre le

génocide. Mais là encore, les termes du paragraphe 1 de l’article 18 de la convention contre le

financement du terrorisme, que vous avez sous les yeux, sont clairs  je cite :

«Les Etats Parties coopèrent pour prévenir les infractions visées à l’article 2 en
prenant toutes les mesures possibles … afin d’empêcher et de contrecarrer la

préparation sur leurs territoires respectifs d’infractions devant être commises à
l’intérieur ou à l’extérieur de ceux-ci.»

18. De fait, la lecture de M. Zimmermann tend à modifier ces termes, c’est-à-dire les termes

du paragraphe 1 de l’article 18, afin d’insérer l’expression «à titre privé» après «commises». Seule

la commission de ces infractions à titre privé serait interdite. Pourtant, si l’on suit l’idée centrale

du raisonnement plus général tenu par la Cour dans son arrêt en l’affaire du Génocide en Bosnie,

qui peut être illustrée en substituant l’expression «financement du terrorisme» au terme «génocide»

utilisé dans l’arrêt :

«Il serait paradoxal que les Etats soient … tenus d’empêcher, dans la mesure de

leurs moyens, des personnes sur lesquelles ils peuvent exercer une certaine influence
de commettre le [financement du terrorisme], mais qu’il ne leur soit pas interdit de
commettre eux-mêmes de tels actes par l’intermédiaire de leurs propres organes, ou
des personnes sur lesquelles ils exercent un contrôle si étroit que le comportement de

14CR 2017/2, p. 45, par. 54 (Zimmermann). - 11 -

celles-ci leur est attribuable selon le droit international. En somme, l’obligation de

prévenir le [15nancement du terrorisme] implique nécessairement l’interdiction de le
commettre.»

19. Accepter la lecture toute nouvelle de M. Zimmermann, qui revient à exclure le terrorisme

soutenu par l’Etat des prévisions de la convention, aurait l’effet pervers de permettre à des acteurs

privés de faire parvenir des fonds à des entités gouvernementales par un système de collusion afin

de soutenir la commission d’actes terroristes, en soustrayant un tel financement à tout contrôle

fondé sur la convention.

20. Toutefois, même à supposer que la responsabilité directe de l’Etat n’entre pas en jeu, la

Russie pourrait toujours être tenue pour responsable, au regard de la convention, à raison de son

omission d’empêcher toute personne, y compris celles employées par son gouvernement  qui,

selon l’article 2, peuvent clairement faire partie des «personne[s] qui … fourni[ssent] ou

réuni[ssent] des fonds» à des fins terroristes  d’apporter un financement à des groupes armés

perpétrant des attaques contre des civils dans l’est de l’Ukraine. Si la Russie sait que certaines

personnes se trouvant sur son territoire ont, par exemple, aidé à transporter la batterie de missiles

Bouk jusqu’en Ukraine puis à la rapporter sur le sol russe une fois l’avion de la Malaysia Airlines

20 abattu  comme vous l’avez vu de vos propres yeux , elle est tenue d’ouvrir contre elles une

enquête et des poursuites au titre de différentes dispositions de la convention. Et si elle sait que ces

personnes continuent de procurer de puissantes armes aux mêmes groupes, la Russie doit prendre

«toutes les mesures possibles» pour mettre un terme à leurs agissements. Pour un pays tel que la

Russie, le simple fait d’exercer un contrôle à ses frontières pour couper court au transport de

missiles Bouk et de roquettes Grad jusqu’en Ukraine serait parfaitement de l’ordre du «possible».

21. En résumé, nonobstant les nouvelles théories juridiques de MM. Wordsworth et

Zimmermann, la Russie ne peut si aisément se soustraire aux obligations que lui confère la

convention contre le financement du terrorisme. Si, sur son sol, des personnes, qu’elles fassent ou

non partie du gouvernement, ont apporté un soutien à des groupes armés commettant des actes de

terrorisme en Ukraine orientale, la Russie est directement responsable au regard de la convention.

Selon le droit international régissant la responsabilité de l’Etat, «[l]e comportement d’un organe de

15Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 113, par. 166 ; les italiques sont de nous. - 12 -

l’Etat»  par exemple, des acteurs gouvernementaux russes susceptibles d’avoir fourni la batterie

Bouk aux groupes armés sévissant en Ukraine orientale  «est» (et je cite la CDI) «considéré

comme un fait de l’Etat d’après le droit international si cet organe … agit en cette qualité, même

16
s’il outrepasse sa compétence ou contrevient à ses instructions» . La Russie a beau prétendre

qu’elle n’avait pas connaissance de ces activités, elle n’en a pas moins manqué à ses obligations

conventionnelles d’ouvrir une enquête, de saisir les biens utilisés, de poursuivre les auteurs et de

les extrader. Et si, en dépit des demandes répétées de l’Ukraine et de l’équipe d’enquête conjointe,

la Russie n’a pas accordé à l’Ukraine «l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête

ou procédure pénale ou procédure d’extradition» s’agissant, par exemple, de l’abattage de l’avion

assurant le vol MH17, elle a manqué  et continue de manquer  aux obligations que lui confère

la convention contre le financement du terrorisme.

22. Pour finir, M. Zimmermann a reconnu que son test élaboré en sept volets fixait un «seuil

à partir duquel est constituée une violation de l’article 18 de la convention» extrêmement élevé, si

17
ce n’est inatteignable . Néanmoins, il a conclu sa plaidoirie en déclarant, non sans une certaine

ironie, qu’«[i]l se pourrait fort qu’il soit un jour souhaitable d’adopter une convention globale

contre le terrorisme». Son argument consiste somme toute à soutenir que, en 1999, 187 Etats

parties  qui négociaient pourtant depuis des années en vue d’adopter un traité général auquel ils

21 ont même donné le nom ambitieux de «convention internationale pour la répression du financement

du terrorisme»  ne pouvaient vraisemblablement pas avoir l’intention de se priver eux-mêmes du

droit de financer le terrorisme.

23. En définitive, la Cour peut à tout le moins tirer une conclusion simple des exposés de

MM. Wordsworth et Zimmermann, à savoir qu’il existe clairement, aux fins du paragraphe 1 de

l’article 24 de la convention contre le financement du terrorisme, un différend «entre des Etats

Parties concernant l’interprétation ou l’application de la présente Convention qui ne peut pas être

réglé par voie de négociation dans un délai raisonnable». Mais ce n’est pas une raison qui devrait

conduire la Cour à refuser d’indiquer les mesures conservatoires demandées par l’Ukraine, au

16Commission du droit international, projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement
illicite, cinquante-troisième session (novembre 2001), art. 7.

17CR 2017/2, p. 46, par. 54 (Zimmermann). - 13 -

contraire : c’est une raison d’indiquer à ce stade de telles mesures, puis d’exercer sa compétence et

de procéder à l’examen du différend au fond.

B. La convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

24. De la même manière, la Russie travestit les faits et déforme le droit lorsqu’elle affirme ne

pas avoir violé la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

(ci-après la «convention contre la discrimination raciale» ou la «convention») en Crimée. Son

occupation de ce territoire est illicite mais tant qu’elle se poursuit, la Russie a l’obligation juridique

de respecter la population multi-ethnique qui y vit. La réclamation de l’Ukraine au titre de la

convention vise simplement à ce que la Russie respecte son engagement de ne pas pratiquer de

discrimination raciale ou ethnique. Dans l’exposé qu’il fera un peu plus tard ce matin, mon

confrère, M. Gimblett, reviendra sur une série d’allégations factuelles qu’a formulées hier l’agent et

conseil de la Russie et qui étaient soit fausses, soit fallacieuses ou encore dépourvues de pertinence.

25. Au premier tour, nous avons montré comment les autorités d’occupation en Crimée

avaient instauré une politique de «russification» consistant à infliger des sanctions collectives et à

procéder à une discrimination systématique des autres cultures. Considérés dans leur ensemble, ces

actes constituent une campagne d’annihilation culturelle, c’est-à-dire un effort concerté visant à

nier l’identité culturelle des groupes non russes. En favorisant un régime de domination ethnique

russe, la Russie soumet les groupes non russes à une discrimination, particulièrement les Tatars de

Crimée et les Ukrainiens de souche. Ces faits ont été amplement constatés par des organisations de

défense des droits de l’homme dignes de foi.

26. Il y a quelques mois encore, l’Organisation des Nations Unies condamnait la persistance

des discriminations systématiques en Crimée occupée. Toutefois, hier, en dehors du panégyrique

22 sidérant fait par l’agent pour louer les «efforts considérables [déployés par la Russie en vue de]

18
promouvoir en Crimée le développement harmonieux de tous les groupes ethniques» , vous n’avez

entendu aucun argument plausible pour défendre la campagne d’annihilation culturelle menée par

la Russie, à savoir ses efforts concertés pour intimider les Tatars de Crimée et les Ukrainiens de

souche, pour enlever et faire disparaître des dirigeants tatars de Crimée sans qu’aucune enquête

18CR 2017/2, p. 54, par. 5 (Lukiyantsev). - 14 -

sérieuse ne soit menée, pour les exiler ou les persécuter, pour démanteler les médias tatars ainsi que

pour interdire le Majlis, les rassemblements culturels importants aux yeux des Ukrainiens et les

établissements d’enseignement en ukrainien.

27. Lors de son exposé d’hier, M. Forteau s’est livré à un enchaînement de contorsions

juridiques tendant à dénaturer totalement la convention contre la discrimination raciale. Son

exposé fallacieux du droit a déformé les ambitieux objectifs de cet instrument. De manière

singulière, il a affirmé que la convention n’interdisait pas l’annihilation par les autorités russes de

la langue, de la culture et de l’indépendance politique des Tatars de Crimée et des Ukrainiens de

souche car, selon lui, tous ces actes de persécution contre les Tatars n’étaient pas «fond[és] sur» la

race mais étaient motivés par d’autres raisons. Pour citer le paragraphe 15 de son exposé :

«Il ne suffit donc pas d’alléguer qu’un préjudice aurait été subi par une
personne ou que l’un de ses droits aurait été atteint. Il faut démontrer que ce préjudice
ou cette atteinte à un droit est de nature discriminatoire. Il appartient à ce titre à
l’Ukraine d’établir que la Russie aurait adopté des mesures qui affectent de manière
discriminatoire les communautés tatares et ukrainiennes en comparaison avec le sort
19
réservé à d’autres résidents de la Crimée.»

28. En termes simples, pour contrer l’accusation de discrimination russe en Crimée,

M. Forteau affirme que la Russie viole en fait les droits de l’homme sans discrimination,

c’est-à-dire que tout un chacun peut être victime. Et comme pour enfoncer le clou, il prétend

curieusement défendre le bilan de la Russie en tant que partie à la convention en évoquant les

quatre occasions où le comité pour l’élimination de la discrimination raciale (ci-après le «comité»)

a dû se réunir d’urgence au sujet des pratiques discriminatoires russes . M. Forteau conclut de ce

triste bilan que, du fait des fonctions exercées par le comité –– des fonctions pourtant

ostensiblement ignorées par la Fédération de Russie ––, la Cour n’a pas à indiquer de mesures

conservatoires s’agissant du comportement discriminatoire de la Russie en Crimée.

23 29. Bien entendu, dans l’affaire Géorgie c. Russie, la Cour a indiqué de telles mesures alors

que la Russie avait avancé des arguments analogues. Dans son ordonnance en indication de

mesures conservatoires en cette affaire, elle a reconnu qu’aucune des parties n’avait porté ses griefs

19
CR 2017/2, p. 67-68, par. 15 (Forteau) ; les italiques sont dans l’original.
20Ibid., p. 76-77, par. 37. - 15 -

21
à l’attention du comité , ce qui ne l’a toutefois pas empêchée de conclure à sa compétence

prima facie . Le paragraphe 1 de l’article 11 de la convention semble lui-même préciser que le

recours au comité est facultatif –– je cite : «Si un Etat partie estime qu’un autre Etat également

partie n’applique pas les dispositions de la présente convention, il peut appeler l’attention du

comité sur la question.» Il «peut», et non pas il «doit». Et les termes mêmes de l’article 22

semblent clairement indiquer que, avant de pouvoir porter un différend devant la Cour, une partie

doit démontrer que ce différend «n’[a] pas été réglé par voie de négociation ou au moyen d[e la]

procédur[e] expressément prévu[e] par [la] convention», à savoir la saisine du comité . Il importe 23

de relever que, dans son arrêt final en l’affaire Géorgie c. Russie, la Cour n’a pas jugé utile de

revenir sur cette conclusion . 24

30. En résumé, la Russie a beau affirmer remplir les obligations qui lui incombent au titre de

la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, elle mène en Crimée

une campagne d’annihilation culturelle visant les groupes ethniques non russes. Ces violations

reflètent sa pratique actuelle consistant à porter systématiquement atteinte aux droits de l’homme

en Ukraine, pratique à laquelle nous demandons à la Cour de mettre fin.

31. Comme MM. Wordsworth et Zimmermann, M. Forteau voudrait que la Cour adopte une

panoplie élaborée de préconditions, qu’il a dites «cumulatives» et qui devraient être réunies pour

que la Cour puisse se déclarer compétente en vertu de l’article 22. Cependant, sauf le respect qui

est dû à l’équipe adverse, il me semble que les interprétations juridiques de la convention avancées

par la Russie et l’Ukraine sont si opposées que la Cour devrait conclure précisément le contraire, à

savoir que, aux fins de l’article 22, peut être porté devant elle «[t]out différend entre deux ou

plusieurs Etats parties touchant l’interprétation ou l’application de la présente convention … qui

21
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 388,
par. 116-117.
22
Ibid., par. 117.
23 Ibid., par. 116 ; les italiques sont de nous.

24 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt du 1 avril 2011, C.I.J. Recueil 2011, p. 59, par. 133.

(«Laissant de côté la question de savoir si les deux modes de règlement pacifique sont alternatifs
ou cumulatifs, la Cour relève que l’article 22 de la CIEDR limite les «différend[s]» qui pourront être
soumis à la Cour à ceux «qui n’aur[ont] pas été réglé[s]» par les moyens de règlement pacifique précisés
dans cet article.») - 16 -

24 n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures» prévues dans la

convention. Les disparités sont telles entre les lectures de la convention faites par les deux pays

qu’il existe clairement «entre des Etats Parties concernant l’interprétation ou l’application de la

présente Convention» un différend devant à présent être dûment examiné par la Cour. Ainsi que le

montrera mon confrère, M. Zionts, l’Ukraine a négocié de bonne foi et épuisé toutes les voies de

recours disponibles avant de venir devant vous. Le fait qu’il existe entre les Parties de telles

divergences quant à la manière d’interpréter et d’appliquer la convention n’en justifie que

davantage l’indication par la Cour des mesures conservatoires demandées par l’Ukraine, puis

l’exercice de sa compétence sur le fond.

C. La situation en Ukraine revêt un caractère urgent

32. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en résumé, c’est une situation

tragique et urgente qui est en jeu devant vous. Dans mon exposé de ce jour, j’ai refusé de

m’abaisser à répondre au récit mensonger qui a été fait de la «révolution de la dignité». Mais la

réaction violente de la Russie à cette révolution est allée de pair avec une campagne de violations

des droits de l’homme sur son propre territoire. Le droit international ne saurait tolérer qu’un Etat

affirmant interdire le financement du terrorisme et la discrimination raciale soutienne des actes

aveugles visant des civils et une annihilation culturelle.

33. Ainsi qu’il ressort de la description qu’a faite l’Ukraine des événements sur le terrain, la

situation revêt un caractère d’urgence, tant en Ukraine orientale qu’en Crimée. Comme dans le

cadre de l’instance précédemment soumise contre la Russie par la Géorgie, la Cour devrait indiquer

des mesures conservatoires, et ce, pour les raisons suivantes : premièrement, les circonstances sont

«instable[s] et pourrai[ent] changer rapidement» ; deuxièmement, il existe une population

manifestement «vulnérable» ayant besoin de la protection de la Cour (les civils ukrainiens

innocents) ; troisièmement, il existe actuellement des «tensions» et il n’y a pas de «règlement

25
global du conflit [en cours]» ; et, quatrièmement, des attaques ou des «incidents se sont produits à

diverses reprises … causant des pertes en vies humaines, des blessés et des déplacements de

25 Voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008,
p. 396, par. 143. - 17 -

26
populations» . Comme dans la récente affaire Guinée équatoriale c. France, des mesures

conservatoires sont nécessaires non seulement parce que des violations du droit international ont

25 déjà été commises, mais aussi parce qu’il n’est «pas inconcevable» qu’elles se reproduisent si la
27
Cour n’indique pas de telles mesures dans les plus brefs délais .

34. M. Zimmermann affirme qu’il n’y a aucune urgence. Pourquoi ? Parce que l’avion de la

28
Malaysia Airlines a déjà été détruit et que les attaques menées contre des civils auxquelles

l’Ukraine fait référence ont eu lieu il y a plusieurs mois. Mais en disant cela, il ne tient

manifestement aucun compte de ce que, s’il n’est pas ordonné à la Russie de surveiller ses

frontières, des armes plus dangereuses encore pourraient être introduites en Ukraine orientale dès

demain, ni de ce que la terrible attaque perpétrée contre des civils à Avdiivka ne remonte qu’à

quelques semaines.

35. Pour conclure, permettez-moi de rappeler que l’Ukraine ne prétend pas porter devant la

Cour l’ensemble des violations du droit international commises par la Russie  et elles sont

légion. L’Ukraine ne demande pas réparation pour les actes d’agression territoriale perpétrés par la

Russie en violation de la Charte des Nations Unies, ni confirmation de sa souveraineté sur la

Crimée. La tâche qui incombe aujourd’hui à la Cour n’est pas de se prononcer sur le fond des

réclamations de l’Ukraine, ni de déterminer si les traités invoqués ont été violés, ni même si elle a

compétence. Son unique mission consiste à décider si l’Ukraine doit bénéficier de mesures de

protection temporaires pendant la durée de la présente procédure.

36. Cela étant, Mesdames et Messieurs de la Cour, les exposés d’hier étaient peut-être

surtout révélateurs en ce qu’ils trahissaient les dispositions plus générales de la Russie à l’égard de

la Cour et des règles de droit international. Les contorsions juridiques auxquelles se sont livrés

devant vous ses habiles conseils ne tendent toutes qu’à occulter le fait que la Russie semble

considérer que les règles internationales applicables aux autres Etats ne s’appliquent tout

simplement pas à elle. Ce que l’Ukraine demande simplement à la Cour, c’est de faire usage du

26
Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge
c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande), mesures conservatoires, ordonnance du 18 juillet 2011 (II), p. 550, par. 53.
27Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du
7 décembre 2016, par. 89.
28
CR 2017/2, p. 51, par. 86 (Zimmermann). - 18 -

pouvoir judiciaire qui est le sien pour protéger les civils ukrainiens innocents qui risquent d’être

victimes d’attentats terroristes aveugles et d’annihilation culturelle. Si vous n’indiquez pas de

mesures conservatoires, la Fédération de Russie continuera d’agir à sa guise et de faire le contraire

de ce qu’exigent les deux conventions, ce dont d’innocents civils ukrainiens paieront le prix.

37. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l’Ukraine vous demande

d’ordonner à la Russie de mettre fin à la circulation à travers ses frontières d’armes et d’autres

formes d’assistance destinées à des groupes commettant des attentats terroristes contre des civils, et

de cesser sa campagne d’annihilation culturelle. Permettez-moi de répéter ce que j’ai dit au

premier tour : si la Russie n’est coupable d’aucun de ces actes illicites, elle n’a absolument rien à
26

perdre en s’abstenant encore de les commettre pendant la durée de la procédure. Si elle refuse de

s’en abstenir, cela signifie que son comportement n’est ni innocent ni licite.

38. Excellences, j’ai montré en quoi une juste interprétation juridique de ces deux

conventions, ainsi qu’une connaissance des principaux faits pertinents, commandent l’indication

urgente de mesures conservatoires en l’espèce. Du point de vue de l’Ukraine, et pour de nombreux

innocents, l’indication par la Cour de pareilles mesures est une question de vie ou de mort. Sur ce,

Monsieur le président, je vous prie de bien vouloir appeler à la barre M. David Zionts, qui

expliquera pourquoi la Cour a compétence prima facie.

The PRESIDENT: Thank you Professor. I give now the floor to Mr. David Zionts.

M. ZIONTS :

LA COMPÉTENCE PRIMA FACIE

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur pour moi que

de plaider devant vous au nom de l’Ukraine. La Fédération de Russie a cherché à montrer que la

Cour n’avait pas même compétence prima facie, mais je vais réfuter cette thèse.

I. Des négociations de fond et non de forme

2. Hier, vous avez entendu un de nos contradicteurs vous présenter des arguments qui ne

pourraient être invoqués, dans le meilleur des cas, qu’en rapport avec des exceptions préliminaires.

Des arguments entièrement factuels et en même temps bien impudents : la Fédération de Russie - 19 -

prétend que l’Ukraine, pendant plus de deux ans, n’a fait que mener des négociations de pure

forme, et qu’elle l’a fait de mauvaise foi. Quant à l’analyse demandée à la Cour, ce serait une

nouveauté sans précédent, mais libre à la Russie de la proposer. Sauf qu’elle ne peut le faire

maintenant. Au stade qui nous occupe, la Cour doit uniquement s’assurer qu’elle a compétence

prima facie. Les arguments comme ceux que la Russie essaie de faire valoir n’ont aucune

pertinence pour l’examen d’une demande en indication de mesures conservatoires.

3. Permettez-moi de rappeler d’abord les éléments qui ne sont pas contestés — et ils sont

nombreux. La Russie ne conteste pas qu’une quantité prodigieuse de notes diplomatiques a été

échangée entre les Parties. Elle ne conteste pas non plus que ces notes portaient explicitement sur

les griefs que l’Ukraine tire des deux conventions en cause. La Russie ne conteste pas davantage

27 que les Parties ont tenu quatre consultations directes sur les questions liées à la convention contre le

financement du terrorisme, et trois autres sur celles liées à la convention contre la discrimination

raciale. Enfin, elle ne prétend pas avoir vu, dans cette longue suite de négociations poussées, le

moindre progrès significatif entre les Parties.

4. Ces points sur lesquels les Parties s’accordent sont plus que suffisants pour établir la

compétence prima facie de la Cour. A cet égard, l’ordonnance en indication de mesures

conservatoires rendue en l’affaire Belgique c. Sénégal est instructive. La Cour y dit en effet au

paragraphe 50 «qu’au stade de l’examen de sa compétence prima facie il [lui] suffit … de constater

que la Belgique a tenté de négocier» . Une tentative est donc suffisante. Or, la Belgique s’est

montrée beaucoup moins persévérante que l’Ukraine : elle a échangé des notes diplomatiques
30
pendant tout juste huit mois, et n’a jamais engagé de consultations directes et approfondies . Si

ces efforts-là constituent une tentative de négociation, alors ceux de l’Ukraine, bien plus intenses,

et poursuivis sur une période bien plus longue, suffisent assurément à établir la compétence

prima facie de la Cour.

5. Confrontons les négociations menées en l’espèce par l’Ukraine, et mêmes celles menées à

l’époque par la Belgique, avec celles dont il a été question dans l’affaire Géorgie c. Fédération de

29 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires,
ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 150, par. 50 ; les italiques sont de nous.

30 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J.
Recueil 2012 (II), p. 433-435 et 446, par. 24-26 et 58. - 20 -

Russie. Dans cette instance, ainsi que la Cour l’a ensuite confirmé au stade des exceptions

préliminaires, un différend opposait les parties depuis le 9 août 2008 31au sujet de la convention

contre la discrimination raciale. Or, c’est le 12 août 2008 — soit trois jours après — que la
32
Géorgie a déposé sa requête introductive d’instance devant la Cour . Dans l’intervalle, elle n’a pas

évoqué la convention une seule fois . Il n’y a tout simplement pas de comparaison possible entre

ces trois jours de non-négociation et deux années d’intenses, quoique vaines, négociations. Et

pourtant, au stade de la demande en indication de mesures conservatoires dans l’affaire Géorgie

c. Fédération de Russie, la Cour était quand même en mesure de conclure qu’elle avait compétence

prima facie.

6. La Fédération de Russie voudrait que la Cour, au stade de la présente demande en

indication de mesures conservatoires, passe en revue tout l’historique des négociations poussées

qui furent conduites par les Parties, et ce, pour y chercher des indices tendant à montrer que

l’Ukraine n’était pas suffisamment déterminée à parvenir à un règlement. Pareille analyse serait

une nouveauté sans précédent, et pas seulement dans le cadre de l’examen d’une demande en

28 indication de mesures conservatoires. Nous n’avons trouvé dans la jurisprudence aucun exemple

d’affaire, à aucun stade de procédure, où la Cour, avant de statuer, aurait épluché tout l’historique

des négociations entre les parties pour y chercher des signes de la mauvaise foi présumée de celle

d’entre elles qui invoquait sa compétence. J’appelle la Cour à réfléchir aux implications de ce

qu’avance la Russie. Car ce que celle-ci prétend, c’est que l’Ukraine a fait mine, pendant deux ans,

de négocier au sujet des différends en cause alors qu’elle n’avait en réalité aucune intention de les

résoudre. Ce serait là faire débauche de temps, d’attention et de ressources pour une simple

mascarade. L’analyse proposée par la Russie serait en outre une tâche fastidieuse, voire

irréalisable, pour la Cour, qui devrait sans doute comparer des comptes rendus antagoniques de ce

qui s’est effectivement passé lors des nombreuses consultations. Il va sans dire que, pour

31Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

(Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008,
p. 386-387, par. 111-112.
32Ibid., p. 353, par. 1.
33
Ibid., p. 381, par. 98 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85
et 120, par. 30 et 113. - 21 -

l’Ukraine, les affirmations unilatérales que vous avez entendues hier ne reflètent pas fidèlement ce

qui s’est passé entre les Parties.

7. La raison pour laquelle deux années de négociations ont abouti à une impasse est en fait

bien plus simple : les Parties n’ont pas réussi à trouver un terrain d’entente. Le déroulement des

pourparlers, tant ceux sur la convention contre le financement du terrorisme que ceux sur la

convention contre la discrimination raciale, a pris un tour routinier prévisible. L’Ukraine soulevait

des questions de fond dans ses notes diplomatiques. La Russie ne répondait pas à ces questions.

L’Ukraine les soulevait à nouveau lors d’une rencontre face à face. La Russie y répondait

sommairement, parfois par des dénégations, le plus souvent en ignorant les points clefs ou en

refusant carrément d’en parler. Lors des réunions entre les délégations, la Russie s’employait à

paralyser les débats en lançant des discussions stériles sur des questions générales et en formulant à

son tour des protestations. A la réunion suivante, l’Ukraine était obligée de repartir quasiment de

zéro. Elle devait exposer de nouveau ses griefs, et la Russie se bornait de nouveau à faire des

réponses sommaires. A la fin de cette succession de consultations, les Parties n’avaient pas fait le

moindre progrès dans le règlement de leur différend. De fait, la Russie continuait d’affirmer avec

insistance qu’aucun différend ne les avait jamais opposées relativement aux deux conventions. Le

moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est difficile, lorsqu’on entend ça, de croire encore à la

possibilité d’un règlement négocié des différends conventionnels en question.

8. Comme je l’ai déjà dit, pour établir la compétence prima facie de la Cour, le critère de la

«tentative» de négociation suffit. Et même si la Russie devait soulever par la suite la question de la

compétence, il n’en reste pas moins qu’une partie n’est pas tenue de poursuivre des négociations

devenues vaines. La Cour, dans sa décision sur le fond en l’affaire Belgique c. Sénégal, a souligné

que si «les Parties n’ont pas modifié leurs positions respectives» la poursuite des «négociations [ne

34
29 peut] abouti[r] au règlement du différend» . Et sa devancière, dans l’affaire des Concessions

Mavrommatis en Palestine, avait déjà relevé que si l’une des parties «s’est heurtée finalement … à

un non volumus péremptoire» de l’autre, il apparaît «avec évidence que le différend n’est pas

34
Questions concernant l’obligationde poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Senégal), arrêt,
C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 446, par. 59 ; voir également Affaires du Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ;
Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 345 (où l’on parle de l’«impasse»
montrée par l’«examen des thèses, des propositions et des arguments auxquels des deux côtés on s’est constamment
tenu») ; les italiques sont de nous. - 22 -

35
susceptible d’être réglé par une négociation diplomatique» . En l’espèce, les pourparlers entre les

Parties se sont poursuivis pendant plus de deux ans sans que la Fédération de Russie ne modifie sa

position, sans qu’elle ne cesse d’opposer son non volumus, et sans qu’elle ne veuille même

reconnaître l’existence d’un différend appelant une négociation. Force était pour l’Ukraine de

conclure que ce mode de règlement ne pouvait conduire à aucun résultat.

9. S’il y avait le moindre doute sur ce point, il aura assurément été dissipé au cours de la

présente audience. Comparez ce que vous avez entendu de chacune des Parties. Qu’il s’agisse des

faits ou du droit, l’Ukraine et la Fédération de Russie n’arrivent pas à s’entendre sur les prémisses

élémentaires des différends qui les opposent. Il en allait de même pendant leurs négociations ; la

seule différence, c’est qu’à présent la Russie est enfin disposée à exprimer clairement ses positions.

Tout au long des consultations, les Parties sont restées aussi éloignées d’un quelconque terrain

d’entente qu’elles le sont maintenant devant vous.

10. Permettez-moi d’insister encore sur le fait qu’il serait prématuré, au mieux, d’analyser

minutieusement l’historique des négociations entre les Parties. En effet, sur quoi la Cour

devrait-elle se fonder pour conclure que l’Ukraine n’a manifestement pas négocié de bonne foi,

comme le voudrait la Fédération de Russie ? Sur un échantillon non représentatif de notes

diplomatiques versé au dossier sans explications et sur la relation unilatérale que font nos

contradicteurs d’un certain nombre de consultations.

11. Permettez-moi aussi de revenir brièvement sur certaines des accusations plus spécifiques

que vous avez pu entendre hier.

12. M. Rogachev a fait référence à quelques déclarations d’hommes politiques ukrainiens

parues dans la presse à propos de la stratégie juridique déployée par l’Ukraine en réaction aux

violations du droit international commises par la Russie . 36 Mais il s’agit là d’un moyen de

détourner l’attention de la Cour. C’est aux actes de l’Ukraine que celle-ci doit s’intéresser. Or, leur

analyse révèle que, loin de se précipiter devant la Cour, l’Ukraine n’a pas ménagé ses efforts pour

négocier, deux années durant.

35Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n° 2, 1924, C.P.J.I. série A n° 2, p. 13 ; les italiques ont été
omis.

36CR 2017/2, p. 21, par. 21 (Rogachev). - 23 -

13. En outre, on peut raisonnablement s’attendre à ce que de hauts responsables du pays,

lorsqu’ils s’adressent au grand public sur des questions de cette nature, tendent à simplifier quelque

peu leur propos. Le peuple ukrainien  on ne s’en étonnera guère  s’intéresse de près à ces

différends, et entend connaître les mesures prises par son gouvernement à cet égard. Il était

important d’informer les Ukrainiens de la possibilité d’une saisine de la Cour internationale de

Justice. Les intéressés auraient-ils dû assortir chacune de leurs déclarations d’une analyse de la

30 clause compromissoire pertinente ? Le premier ministre aurait-il dû disserter, à l’intention de ses

administrés, sur la possibilité d’un règlement négocié, aussi improbable que celui-ci pût paraître

compte tenu de la position et du comportement de la Russie ? Ce serait beaucoup demander à un

public non averti que de saisir toutes les subtilités des régimes juridictionnels prévus par ces

différends traités. Considérées à la lumière de l’historique effectif des négociations, les

déclarations publiques évoquées par M. Rogachev ne font que refléter un fait bien réel  que la

Cour a toujours représenté l’ultime voie de recours aux fins du règlement du différend opposant

l’Ukraine et la Russie. Il n’était préjugé de rien.

14. M. Zimmerman a affirmé hier que «la quasi-totalité d[es] notes diplomatiques» de

l’Ukraine» incluait des éléments relatifs à l’emploi de la force dépourvus de pertinence en la

37
présente espèce . Mais la Russie ne vous a pas soumis la «totalité» de ces notes, juste une petite

sélection qu’elle estime servir sa cause. Il n’était pas dans notre intention de noyer la Cour sous les

comptes rendus de négociations à ce stade de la procédure, mais, à la lumière de tels arguments,

nous avons décidé de soumettre aujourd’hui l’intégralité du dossier.

15. M. Zimmerman reproche également à l’Ukraine d’avoir «condamné» l’appui apporté par

la Russie au terrorisme et de lui avoir «enjoin[t] vivement» d’y mettre fin . Les termes employés

par l’Ukraine étaient simplement à la hauteur de la gravité de la situation. Il ne saurait être exact

que, pour être considérée comme ayant négocié de bonne foi au sujet du financement du terrorisme

par la Russie, l’Ukraine était tenue de ne pas accuser la Russie de financer le terrorisme.

37CR 2017/2, p. 47, par. 62 (Zimmermann).

38Ibid., par. 63. - 24 -

16. Enfin, MM. Zimmerman et Forteau ont tous deux accusé l’Ukraine de ne pas avoir

39
suffisamment documenté ses allégations . Mais l’Ukraine n’a pas manqué de présenter des

exposés détaillés lors des négociations, et elle avait alors invoqué, comme elle le fait aujourd’hui

devant la Cour, des informations sérieuses, dignes de foi et de notoriété publique . On voit 40

d’ailleurs mal comment davantage d’informations auraient pu convaincre la Russie, quand celle-ci

a déclaré que certaines questions essentielles que l’Ukraine souhaitait voir aborder ne se prêtaient

pas à la négociation, ou purement et simplement refusé d’en discuter . 41

31 17. Les allégations de mauvaise foi soulevées spécifiquement en rapport avec la convention

contre la discrimination raciale peuvent de même être écartées. Premièrement, M. Forteau accuse

l’Ukraine de ne pas avoir dédié le temps nécessaire aux différentes négociations . Or, si on peut2

avoir l’impression que le temps a manqué, c’est essentiellement parce que la Russie a insisté pour

que les négociations couvrent des questions clairement dépourvues de tout rapport avec le présent

différend, telle que sa version de l’histoire séculaire des relations entre l’Ukraine et la communauté

43
tatare . En outre, si la Russie estimait manquer de temps aux fins de ces négociations, pourquoi

s’est-elle montrée réticente à exprimer ses vues par écrit, comme l’a fait l’Ukraine à maintes

reprises au fil de ces deux années ?

18. Deuxièmement M. Forteau, percevant peut-être le manque d’intérêt de son client pour ce

processus de négociation, affirme que l’Ukraine n’a jamais indiqué clairement que ses griefs étaient

de nature pressante . Un seul exemple — bien qu’il soit loin d’être isolé — permettra de montrer

qu’il n’en est rien. Lorsque les autorités russes ont interdit les activités du Majlis, l’Ukraine a

invoqué «l’urgence» en protestant contre cette intensification de la discrimination pratiquée par la

39
CR 2017/2, p. 47-48, par. 65 ; CR 2017/2, p. 67, par. 12 (Forteau).
40 o
Voir, par exemple, la note verbalo n 72/22-194/510-2006 en date du 17 août 2015 adressée à la Fédération de
Russie par l’Ukraine, p. 4-5 ; note verbale n 72/22-620-967 en date du 24 avril 2015 adressée à la Fédération de Russie
par l’Ukraine, p. 1 ; note verbale n 72/22-194/510-1973 en date du 18 août 2015 adressée à la Fédération de Russie par
l’Ukraine, p. 3.

41 Voir, par exemple, la note verbale n 72/22-620-2894 en date du 23 novembre 2015 adressée à la Fédération de
Russie par l’Ukraine, p. 1-2 ; note verbale n 72/22-610-915 en date du 13 avril 2015 adressée à la Fédération de Russie
par l’Ukraine, p. 2.

42 CR 2017/2, p. 67, par. 12 (Forteau) ; voir aussi CR 2017/2, p. 62, par. 42 (Lukiyantsev).

43 Note verbale n 4413 en date du 25 avril 2016 adressée à l’Ukraine par la Fédération de Russie.
44
CR 2017/2, p. 75, par. 36 (Forteau). - 25 -

45
Russie . Celle-ci s’est refusée à traiter la question d’urgence. A vrai dire, alors que l’Ukraine

soulevait cette question du sort réservé au Majlis, depuis 2014, dans le cadre des négociations , 46

c’est l’un des nombreux points auxquels la Fédération de Russie n’a tout simplement jamais réagi.

19. S’agissant des questions relevant de l’une comme de l’autre des conventions, c’est

réellement et de bonne foi que l’Ukraine a tenté de négocier. La Russie n’a nullement fourni

matière à conclure le contraire, tout particulièrement au présent stade des mesures conservatoires.

II. L’arbitrage

20. Mesdames et Messieurs de la Cour, la Russie avance des arguments similaires en ce qui

concerne la condition préalable relative à l’arbitrage prévue par la convention contre le

financement du terrorisme ; et, pour des raisons similaires, ces arguments font long feu. La Russie

ne saurait contester  et, d’ailleurs, elle ne conteste pas  que l’Ukraine ait demandé à ce que le

différend soit soumis à l’arbitrage. Elle ne peut davantage prétendre que les Parties se seraient

entendues sur l’organisation d’un tel arbitrage dans le délai prescrit, à savoir six mois. Or, telles

sont les seules conditions que la convention impose de remplir avant qu’une partie puisse invoquer

32 la compétence de la Cour au titre du paragraphe 1 de l’article 24 : premièrement, qu’il y ait eu

demande, et deuxièmement, que les parties ne soient pas parvenues à s’entendre dans le délai

prescrit.

21. Une fois de plus, M. Zimmermann accuse l’Ukraine — l’accusation est grave — d’avoir

agi de mauvaise foi. La Russie considère  comme l’on pouvait s’y attendre  que si les Parties

ne sont pas parvenues à s’entendre sur l’organisation de l’arbitrage, c’est à l’Ukraine qu’en revient

la faute. Nous contestons bien sûr cette affirmation, et j’expliquerai en quelques mots pourquoi.

Mais je prierai la Cour de ne pas perdre de vue l’élément essentiel, qui est que ce point, lui aussi,

est dépourvu de pertinence. La convention ne prévoit pas la nécessité de désigner les coupables de

l’échec de telles négociations. Elle ne dispose pas que la Cour, pour établir sa compétence, devra

au préalable avoir analysé les préférences respectives des parties quant aux modalités

45Nove verbale n 72/22-194-510-1023 en date du 26 avril 2016 adressée à la Fédération de Russie par l’Ukraine,
p. 1 ; les italiques sont de nous.
46 o
Voir, par exemple, note verbale n 72/22-620-3070 en date du 15 décembre 2014 adressée à la Fédération de
Russie par l’Ukraine, p. 2 ; note verbale no 72/22-194/510-839 en date du 5 avril 2016 adressée à la Fédération de Russie
par l’Ukraine, p. 1. - 26 -

d’organisation de l’arbitrage. Et une telle analyse ne serait assurément pas justifiée à un stade où la

Cour se contente de déterminer si elle a compétence prima facie.

22. Mais je n’en répondrai pas moins en quelques mots à l’accusation de M. Zimmermann.

Celui-ci n’a pas démenti ce qu’avait dit Mme Cheek lundi dernier, à savoir que, pendant deux

47
mois, la Russie a opposé à la demande d’arbitrage de l’Ukraine le plus complet silence .

Lorsqu’elle a fini par répondre, ce fut pour insister sur l’absence même de différend au sens de la

convention, tout en proposant d’aborder les «questions concernant la mise en place» d’un arbitrage

48
lors d’une rencontre qu’elle proposait de tenir un mois plus tard . Trois mois s’écoulèrent donc

 soit la moitié du délai prescrit  sans la moindre avancée. Six mois, c’est déjà peu pour

parvenir à un accord, et la Russie en a gaspillé la moitié.

23. Lorsque la Russie a enfin décidé de négocier, l’Ukraine a avancé une proposition tendant

à confier l’arbitrage à une chambre ad hoc de la Cour . M. Zimmermann estime  et je le cite 

50
que, «de toute évidence», il n’aurait pu s’agir là d’un véritable arbitrage . Cette certitude ne

laisserait pas de surprendre votre ancien collègue, le juge Oda, qui avait assuré formellement que le

recours à une chambre ad hoc revenait — je le cite — «pour l’essentiel, à former un tribunal

51
d’arbitrage» . D’autres points de vue ont bien sûr été exprimés, mais la Cour n’a pas besoin de

prendre parti. Il lui suffira de constater que l’on ne peut accuser l’Ukraine d’avoir agi de mauvaise

foi alors que celle-ci avançait une proposition conforme à la position du juge Oda. Qui plus est, si

33 l’Ukraine a évoqué pour la première fois cette proposition le 4 août 2016, la Russie n’a affirmé

l’«examiner» qu’en septembre , et c’est seulement au mois d’octobre qu’elle l’a écartée, étant

47 o
Note verbale n 72/22-610-954 en date du 19 avril 2016 adressée à la Fédération de Russie par l’Ukraine, p. 2.
48 o
Note verbale n 8808 en date du 23 juin 2016 adressée à l’Ukraine par la Fédération de Russie, p. 1
[Traduction du Greffe].
49 o
Note verbale n 72/22-620-2049 en date du 31 août 2016 adressée à la Fédération de Russie par l’Ukraine, p. 2.
50CR 2017/2, p. 48, par. 68 (Zimmermann).

51Demande en revision de l’arrêt du 11 septembre 1992 en l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et
maritime (El Salvador/Honduras ; Nicaragua (intervenant)) (El Salvador c. Honduras), constitution de chambre,

ordonnance du 27 novembre 2002, déclaration de M. le juge Oda, C.I.J. Recueil 2002, p. 622, par. 5 ; Différend frontalier
(Bénin/Niger), constitution de chambre, ordonnance du 27 novembre 2002, déclaration de M. le juge Oda,
C.I.J. Recueil 2002, p. 616 ; voir aussi Shigeruy Oda, «The Contentious Jurisdiction of the Court», in The International
Court of Justice Viewed From The Bench (1976-1993), vol. 244, p. 59-60 (1993).
52 o
Note verbale n 13322 en date du 19 septembre 2016 adressée à l’Ukraine par la Fédération de Russie, p. 3
[Traduction du Greffe]. - 27 -

53
parvenue à la conclusion que l’on vous présente aujourd’hui comme une «évidence» .

Replaçons-nous dans le contexte de l’échéance de six mois : après trois mois de retard inexpliqué,

il aura encore fallu deux mois à la Russie pour rejeter la proposition de l’Ukraine.

24. M. Zimmerman prétend qu’il se serait attendu à ce que l’Ukraine «soumette des

propositions concrètes en vue d’un accord d’arbitrage», mais que seule la Russie «n’a cessé de

proposer des projets détaillés en ce sens» . En vertu du précédent que constitue la décision rendue

par la Cour en l’affaire Belgique c. Sénégal, toutefois, l’Ukraine était en droit d’«attendre, avant de

55
formuler des propositions», qu’«une réponse de principe favorable ait été donnée» . Lorsque la

Russie a fini par donner une réponse pouvant à la rigueur être qualifiée de favorable, l’Ukraine a

mis en avant sa proposition de recourir à une chambre ad hoc. Un des mérites de cette proposition

était, selon elle, que le Règlement de la Cour serait applicable, ce qui faciliterait grandement la

conclusion d’un accord définitif entre des Parties qui avaient le plus grand mal à s’entendre. Mais

56
l’Ukraine n’a pas insisté, et la Russie a en effet soumis son propre projet de règlement . Il

convient toutefois de noter qu’elle ne l’a fait que deux semaines environ avant l’expiration du délai

de six mois. Relevons aussi que le projet n’était pas, comme l’a prétendu M. Zimmerman,

57
«détaill[é]» . Il restait flou sur certaines questions essentielles, telles que les modalités de

constitution du tribunal. Il est par ailleurs faux d’affirmer, comme l’a fait M. Zimmerman, que la

58
Russie n’a jamais reçu la moindre «observatio[n]» de l’Ukraine . La Russie a soumis le compte

rendu d’une réunion tenue à la fin du mois d’octobre qui, précisément, consigne de telles

observations . 59

25. Lorsqu’il la taxe de mauvaise foi, M. Zimmerman se garde bien de mentionner que

l’Ukraine était en réalité disposée à prolonger les pourparlers au-delà du délai de six mois, pour

tenter, faisant suite à la proposition de la Russie, de régler les désaccords restant à cet égard. Il a

53 o
Note verbale n 14426 en date du 3 octobre 2016 adressée à l’Ukraine par la Fédération de Russie, p. 2.
54
CR 2017/2, p. 49, par. 72 (Zimmermann) ; les italiques ont été omis.
55 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt,

C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 447, par. 61.
56 Note verbale n 14426 en date du 3 octobre 2016 adressée à l’Ukraine par la Fédération de Russie.

57 CR 2017/2, p. 49, par. 72 (Zimmermann).

58 Ibid.
59
Voir, par exemple, Dossier of documents submitted by the Russian Federation in connection with Ukraine's
request for the indication of provisional measures, vol. II (annexe 2). - 28 -

34 fait référence à une exigence de l’Ukraine concernant l’exécution de la sentence. Or, compte tenu

des difficultés entre les Parties, il était raisonnable pour l’Ukraine de se soucier des modalités

d’exécution de la sentence. En tout état de cause, il existait d’autres points de désaccord

importants, dont M. Zimmerman n’a pas fait mention. L’Ukraine n’affirme pas que la Russie était

tenue d’accepter toutes ses propositions. Elle fait simplement valoir qu’aucun accord n’est

intervenu dans un délai de six mois. Il s’agissait là d’une éventualité qu’avaient envisagée les

auteurs de la convention, et c’est la raison pour laquelle ils ont ménagé la possibilité de saisir la

Cour.

III. Le comité pour l’élimination de la discrimination raciale

26. Enfin, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, M. Forteau a prétendu,

à propos du comité pour l’élimination de la discrimination raciale, que l’Ukraine aurait dû, avant de

porter ses griefs devant la Cour de céans, avoir à la fois épuisé les négociations bilatérales et saisi

60
ledit comité . Point n’est besoin d’entrer dans le détail de cet argument à ce stade, où, je le répète,

seule est mise en cause la question de la compétence prima facie. En l’affaire Géorgie

c. Fédération de Russie, il n’y a eu aucune tentative de saisir le comité pour l’élimination de la

discrimination raciale, ce qui — comme l’a déjà relevé M. Koh — n’a pas empêché la Cour

d’indiquer les mesures conservatoires.

27. M. Forteau cherche à éluder le problème, en faisant valoir que le raisonnement suivi par

la Cour en 2011 dans l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie — je le cite — aurait «confirmé» la

position qu’avait défendue la Russie selon laquelle les deux conditions préalables prévues à

l’article 22 étaient cumulatives . Mais comment la Cour aurait-elle pu avaliser cette position alors

que, comme ne peut manquer d’en convenir M. Forteau, elle a expressément «[l]aiss[é] de côté»

cette question ? Six juges en ont traité, qui tous ont rejeté la position défendue par la Russie : les

conditions sont alternatives et il n’est pas nécessaire, lorsque les négociations ont été épuisées, de

saisir de la question le comité pour l’élimination de la discrimination raciale avant de porter celle-ci

60
CR 2017/2, p. 65-66, par. 9 (Forteau).
61Ibid., par. 6-7.
62
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011(I), p. 125, par. 133 ; voir aussi
ibid., p. 140, par. 183. - 29 -

63
devant la Cour . A la lumière de la lettre, de l’objet et du but de l’article 22, nous ne pensons pas

que l’interprétation de M. Forteau puisse se justifier. Mais pour aujourd’hui, il nous suffira de

35 relever que la thèse des «conditions cumulatives», qui a été écartée par tous les membres de la Cour

amenés à se pencher sur elle, ne saurait être tenue pour si clairement avérée qu’elle ferait échec à la

compétence prima facie de la Cour de céans.

IV. Conclusions

28. Monsieur le président, je voudrais formuler une dernière observation, qui vaut pour les

arguments développés par la Russie sur l’ensemble de ces questions de compétence. Il est bien sûr

important que soient respectées les conditions préalables à la saisine de la Cour prévues par les

traités, un aspect que le demandeur en l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie n’a pas pris

suffisamment au sérieux. Mais faire droit à l’argument de la Russie serait tomber dans l’excès

inverse. Les Etats seraient récompensés de leurs efforts pour prolonger, par tels ou tels

stratagèmes, des négociations stériles et se soustraire à toute intervention judiciaire. Or, dès lors

qu’un Etat a consenti à la compétence de la Cour, il ne devrait pas lui être loisible d’y faire

unilatéralement échec en usant de tactiques de négociations. Nombre de traités envisagent que le

règlement de différends soit en dernière instance confié à la Cour. Retenir la perspective de la

Fédération de Russie quant à ces questions de compétence reviendrait à amoindrir le rôle de la

Cour, et à rendre illusoire la promesse d’un règlement judiciaire des différends. L’Ukraine,

consciente des précédents devant la Cour, ne s’est nullement précipitée devant elle. Elle a déjà

différé sa quête de justice. Mais elle ne devrait pas, maintenant, s’entendre dire que celle-ci aura

été vaine.

29. Monsieur le président, voilà qui met fin à ma plaidoirie. Je vous prierai à présent

d’appeler à la barre ma collègue Mme Marney Cheek, qui traitera des mesures conservatoires que

l’Ukraine prie la Cour d’indiquer au titre de la convention contre le financement du terrorisme.

63 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011(I),opinion dissidente commune de
M. le juge Owada, président, et de MM. les juges Simma et Abraham, Mme la juge Donoghue, et de M. le juge
ad hoc Gaja, p. 154-157, par. 41-47 ; ibid., opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade, p. 288, 291, par. 109,
116. - 30 -

The PRESIDENT: Thank you. I now give the floor to Ms Marney Cheek for her

presentation.

Mme CHEEK :

L ES MESURES CONSERVATOIRES SOLLICITÉES AU TITRE DE LA CONVENTION
CONTRE LE FINANCEMENT DU TERRORISME

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’examinerai maintenant plus

en détail que M. Koh ne l’a fait tout à l’heure la présentation par la Fédération de Russie de la

convention contre le financement du terrorisme, m’attachant en particulier aux droits plausibles que

l’Ukraine fait valoir au titre de cet instrument.

36 2. Il ressort clairement des exposés que nous a présentés la Fédération de Russie hier qu’il

existe un désaccord entre les Parties, tant sur l’interprétation que sur l’application de la convention,

ces exposés ayant en outre été émaillés de remarques incidentes sur le caractère «apparent» des

faits invoqués. Je me pencherai donc à présent sur ces questions de droit et de fait.

A. La définition d’un acte de terrorisme découle de la convention elle-même

3. Lundi, l’Ukraine a appelé l’attention de la Cour sur la définition d’un acte de terrorisme

telle qu’énoncée au litt. b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention, relevant que, aux termes

de cet instrument, les actes de terrorisme et l’existence d’une situation de conflit armé ne

s’excluaient pas mutuellement. Or, M. Wordsworth a soutenu hier que certains des actes dont

l’Ukraine tire grief  et, en particulier les bombardements de civils à Volnovakha, Marioupol, et

Kramatorsk  n’étaient que des exemples de tirs d’artillerie sans discrimination dans une zone de

conflit armé, qui échapperaient au champ d’application de la convention .4

4. Pour étayer les vues de la Russie selon lesquelles des actes de violence  «dont le but

principal est de répandre la terreur parmi la population civile»  ne sauraient être qualifiés d’actes

de terrorisme au sens de la convention, M. Wordsworth a renvoyé la Cour aux protocoles

65
additionnels aux conventions de Genève .

64CR 2017/2, p. 25-33, par. 12-33 (Wordsworth).

65Ibid., p. 24, par. 9 (Wordsworth). - 31 -

5. Ce faisant, le conseil de la Russie a estimé que la convention contre le financement du

terrorisme était «différente et, à certains égards, plus stricte que» les règles du droit international

humanitaire régissant les actions militaires prenant pour cible des civils . L’Ukraine convient que

les obligations découlant de la convention sont fondamentalement différentes des obligations du

droit international humanitaire. Elle est en revanche en désaccord total sur le fait de considérer

que, d’une façon ou d’une autre, la définition d’un acte de terrorisme dans cet instrument serait

simplement «plus stricte» que celle qui nous est donnée par le droit international humanitaire. La

convention à l’examen est bel et bien différente de ce dernier, puisqu’elle traite du financement du

terrorisme, sujet qui n’est pas du tout couvert par les règles régissant les conflits armés. Les

obligations qui incombent à la Russie en application de la convention découlent du texte même de

celle-ci ; et c’est ce libellé qui est important pour permettre à la Cour d’apprécier la plausibilité des

réclamations de l’Ukraine.

37 6. J’en reviens donc aux termes mêmes qui figurent dans le traité au titre duquel l’Ukraine a

fait valoir ses réclamations. La définition d’un acte de terrorisme au sens du litt. b) du

paragraphe 1 de l’article 2 s’applique bel et bien aux situations de conflit armé, dès lors que les

personnes prises pour cible ne participent pas directement à ce conflit.

7. Le sens ordinaire du texte est donc clair, les travaux préparatoires confirmant également

que les parties prenantes à un conflit armé peuvent, elles aussi, commettre des actes de terrorisme.

La Russie nous a parlé hier du premier projet de convention établi par la France. Ce texte contenait

des termes identiques à ceux qui sont employés dans la convention internationale pour la répression

des attentats terroristes à l’explosif et excluent du champ d’application de cet instrument «[l]es

activités des forces armées en période de conflit armé» . 67

8. Les rédacteurs de la convention contre le financement du terrorisme, quant à eux, ont

décidé de ne pas y faire figurer une telle disposition. Le Tribunal spécial pour le Liban, qui s’est

penché sur cette question, a conclu que ladite convention n’était pas, contrairement à ce qu’a laissé

entendre M. Wordsworth, une règle plus «stricte», mais simplement une règle différente. Selon

66CR 2017/2, p. 24, par. 9 (Wordsworth).

67Lettre en date du 4 novembre 1998 adressée au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies par
M. Alain Dejammet, représentant permanent de la France auprès de l’Organisation ; projet de convention internationale
pour la répression du financement du terrorisme, Nations Unies, doc. A/C.6/53/9 (4 novembre 1998). - 32 -

cette juridiction, l’instrument à l’examen porte sur une question  le financement du terrorisme 

à l’égard de laquelle le droit international humanitaire était insuffisant :

«[Le fait de] ratifie[r] la Convention pour la répression du financement du
terrorisme sans faire aucune réserve [revient à] faire entrer dans la catégorie du
«terrorisme» le financement de personnes ou de groupes attentant à la vie de civils
innocents en période de conflit armé, de même que, par voie de conséquence,
l'exécution de tels actes violents.»8

9. M. Wordsworth a également laissé entendre que, étant donné qu’aucun organisme

international responsable des droits de l’homme n’a déclaré que les tirs d’artillerie en cause étaient

des actes de terrorisme, ces tirs ne pouvaient pas être considérés comme tels au regard de la

convention. L’Ukraine s’appuie entre autres sur certains rapports du Haut-Commissariat des

Nations Unies aux droits de l’homme et du Comité international de la Croix-Rouge. Je suis

d’accord avec M. Wordsworth pour dire que «[c]es organisations observent le conflit à travers le

prisme du droit international humanitaire» . Ceci étant, si l’Ukraine cite ces documents, c’est

simplement pour démontrer que les événements qu’elle invoque se sont effectivement produits ; le

38 point de savoir s’il s’agit d’actes de terrorisme au regard de la convention est une appréciation

d’ordre juridique qui dépasse le mandat desdits organismes, mais pas celui de la Cour.

B. A de multiples égards, les réclamations de l’Ukraine sont plausibles à l’aune du critère
de l’intention énoncé par la convention contre le financement du terrorisme

10. Il est un autre point sur lequel nous sommes d’accord avec M. Wordsworth, au moins en

partie, c’est qu’un acte de financement du terrorisme doit satisfaire à des exigences particulières du

point de vue de la connaissance et de l’intention. Premièrement, en application de la définition

élargie des autres actes de terrorisme qui est donnée par la convention, l’acte sous-jacent doit être

destiné à porter préjudice à des civils. Deuxièmement, l’acte en question doit avoir pour objectif

d’intimider ou de contraindre, cet objectif pouvant toutefois être déduit des circonstances. Et,

troisièmement, la partie fournissant un appui doit savoir que celui-ci sera utilisé pour commettre

des actes de terrorisme, sachant qu’il peut n’être employé à cette fin qu’«en partie».

68Le procureur c. Ayyash et autres, affaire n°STL-11-01, Décision préjudicielle sur le droit applicable :
terrorisme, complot, homicide, commission, concours de qualifications, Tribunal spécial pour le Liban (16 février 2011),
p. 70-71, par. 108.

69CR 2017/2, p. 26, par. 16 (Wordsworth). - 33 -

11. M. Wordsworth interprète chacun de ces critères de la façon la plus restrictive possible.

L’interprétation de l’Ukraine, en revanche, est conforme à la manière dont ces notions sont

appréhendées en droit international. A ce stade, il est à tout le moins plausible de dire que les actes

odieux que l’Ukraine a invoqués entrent dans les prévisions de la convention.

a) Intention de tuer ou de blesser grièvement des civils

12. Premièrement, M. Wordsworth soutient qu’aucun de ces actes, même de manière

plausible, ne procédait d’une intention de porter préjudice à des civils . Tous ses arguments sur ce

point concernent les cas de tirs d’artillerie sans discrimination. Or, certains des incidents que nous

avons examinés visaient clairement des civils. Il est par exemple avéré qu’aucune cible militaire ne

se trouvait à proximité des manifestants pacifiques qui s’étaient rassemblés à Kharkiv. De même,

selon le secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations Unies, le bombardement de

Marioupol «a sciemment pris pour cible une population civile» . M. Wordsworth, quant à lui, n’a

fourni aucune explication raisonnée à l’appui de son affirmation selon laquelle les agresseurs

n’auraient pas eu l’intention — du moins de manière plausible, ce qui est aujourd’hui notre

critère — de faire des victimes parmi les civils.

13. Quoi qu’il en soit, même les tirs sans discrimination satisfont à l’exigence relative à

l’intention. Il existe différents types d’«intention», et la convention contre le financement du

terrorisme ne précise pas lequel y a été retenu. Aussi convient-il de rechercher de quelle manière

39 ce terme est employé dans des contextes connexes du droit international. A cet égard, le Statut de

Rome de la Cour pénale internationale — qui traite lui aussi de comportements incriminés sur le

plan international et a été rédigé à la même époque — vient tout naturellement à l’esprit. Le Statut

de Rome définit l’«intention» comme le fait qu’une personne «entend causer [une] conséquence ou

est consciente que celle-ci adviendra dans le cours normal des événements» . 72

70 CR 2017/2, p. 33-34, par. 34-36 (Wordsworth).
71 e
Nations Unies, Procès-verbal officiel des réunions du Conseil de sécurité, 7368 séance, p. 2, doc. S/PV.7368
(26 janvier 2015), déclaration de M. Jeffrey Feltman, secrétaire général adjoint aux affaires politiques de l’Organisation
des Nations Unies (documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine (annexe 4)).
72 Statut de Rome de la Cour pénale internationale, entré en vigueur le 1 juillet 2002, litt. b) du paragraphe 2 de

l’article 30. - 34 -

14. Le Comité international de la Croix-Rouge, pour sa part, a livré une définition similaire

de l’«intention» dans son fécond commentaire du protocole additionnel (I) aux conventions de

Genève. L’«intention», est-il indiqué, «englobe la notion de «dol éventuel», … l’attitude d’un

auteur qui, sans être certain de la survenance du résultat, l’accepte au cas où il se produirait.» 73

15. Dans le droit fil de cette définition, il est bien établi dans d’autres domaines du droit

pénal international qu’une attaque sans discrimination peut être considérée comme étant «dirigée

contre» la population civile. A cet égard, l’affaire Le Procureur c. Galić dont a eu à connaître le

Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, et à laquelle à M. Wordsworth s’est référé hier, se révèle fort

instructive. Cette affaire avait trait à «une campagne … de tirs d’artillerie et de bombardements au

74
mortier contre les zones civiles de Sarajevo et sa population civile» , ce qui n’est pas sans rappeler

ce que l’Ukraine a subi. La chambre de première instance a commencé par relever l’opinion

largement répandue selon laquelle «certains moyens de combat qui ne peuvent faire la distinction

entre les civils et les biens de caractère civil, d’une part, et les objectifs militaires, d’autre part, sont

75
assimilables à des attaques dirigées directement contre des civils» . Et la chambre d’appel, par la

suite, a confirmé qu’une «attaque indiscriminée» pouvait, au moins dans certaines circonstances,

être considérée comme une attaque directe contre des civils . 76

16. Ces notions sont tout à fait pertinentes aux fins d’éclairer le critère de l’«intention» au

sens de la convention contre le financement du terrorisme. De fait, et bien qu’il n’existe qu’une

pratique judiciaire limitée en ce qui concerne l’interprétation de cet instrument, la cour de cassation

italienne a rejeté la conception restrictive de la Russie, et ce de manière fort convaincante. Cette

juridiction, qui examinait un argument analogue à celui de M. Wordsworth, l’a jugé non seulement

erroné, mais aussi «clairement contraire [aux] disposition[s] expresses de» cet instrument. Au

40 regard du critère de l’intention tel qu’énoncé dans la convention, la cour de cassation italienne a

73Comité international de la Croix-Rouge, Commentaire du protocole additionnel (I) aux conventions de Genève
du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (1987), par. 3474, peut être consulté

sur le site Internet https://www.icrc.org/applic/ihl/ihl.nsf/Comment.xsp?action=openDocument…
7BBCFC2D471A1EAAC12563CD00437805.
74Le Procureur c. Galić, affaire n TPIY 98-29-T, chambre de première instance (5 décembre 2003), p. iii.

75Ibid., par. 57 et note de bas de page n 101.
76 o
Le Procureur c. Galić, affaire n TPIY 98-29-T, arrêt de la chambre d’appel (30 novembre 2006),
par. 131-132 ; voir également Le Procureur c. Strugar, affaire n TPIY 01-42-T, arrêt de la chambre d’appel
(17 juillet 2008), par. 270 (où il a été jugé que pareille attaque contre des civils «par dol éventuel» relevait d’une
«intention indirecte»). - 35 -

jugé qu’«une action contre un objectif militaire [devait] également être considérée comme un acte

de terrorisme si les circonstances particulières montr[ai]ent au-delà de tout doute raisonnable qu’il

[était] inévitable qu’un grave préjudice soit causé à la vie et à l’intégrité de civils, tout en semant la
77
peur et la panique parmi la population locale» .

17. La cour italienne a donné un exemple qui fait écho à l’affirmation de M. Wordsworth

selon laquelle le fait de bombarder une file de véhicules civils à un poste de contrôle ne relève pas

du terrorisme, au motif que les personnels qui y sont affectés se trouvent être des soldats. Elle a

ainsi précisé ce qui suit :

«Un exemple simple est celui d’une attaque à l’explosif contre un véhicule
militaire se trouvant dans un marché très fréquenté. Dans une situation de ce type,

l’interprétation selon laquelle le fait qu’il y ait à la fois des victimes civiles et
militaires serait en soi un élément suffisant pour réfuter le caractère terroriste de l’acte
en question est incontestablement incohérente et irrationnelle ; il apparaît en effet
clairement que la certitude (et non la simple possibilité ou probabilité) qu’un grave

préjudice sera causé à des civils atteste sans ambiguïté la commission d’un acte
intentionnel et spécifique en vue de parvenir à un objectif particulier de nature
terroriste» .

18. Certes, la raison de notre présence ici aujourd’hui est de permettre à la Cour, et à aucune

autre juridiction, de donner de la convention contre le financement du terrorisme une interprétation

faisant autorité. La décision précitée, ainsi que la définition plus large de l’«intention» en droit

international, devrait cependant suffire amplement à confirmer à la Cour que l’Ukraine a présenté

une interprétation plausible du critère de l’«intention» au sens de la convention.

b) Objectif d’intimider ou de contraindre

19. Comme M. Wordsworth l’a également relevé, selon la définition des autres actes de

terrorisme donnée au litt. b) du paragraphe 1 de l’article 2, l’agresseur doit avoir pour objectif

d’«intimider une population» ou de «contraindre un gouvernement ou une organisation

79
internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque» . Notre contradicteur

est toutefois resté muet sur le fait que les rédacteurs de ce texte ont reconnu qu’un tel objectif

77
Italy v. Abdelaziz and ors, arrêt n°1072, 2007, Guida al Diritto, vol. 17, p. 90, ILDC 559, Cour de cassation,
Italie (17 janvier 2007), in Oxford Reports on International Law, para. 4.1 ; les italiques sont de nous.
78Ibid. ; les italiques sont de nous.
79
CR 2017/2, p. 24, par. 8 (Wordsworth). - 36 -

n’était pas toujours annoncé par les auteurs d’actes de terrorisme, et qu’il pouvait dès lors être

déduit de la «nature ou [du] contexte» de l’acte en question.

20. M. Wordsworth a indiqué que les attaques menées contre des civils au cours de

l’hiver 2015 l’avaient été peu avant la conclusion des accords de Minsk. En réalité, au

41 printemps 2015, la RPD et la RPL cherchaient à imposer des amendements constitutionnels

spécifiques à l’Ukraine. Non seulement il est évident que les attaques que nous avons examinées

devaient intimider les civils ukrainiens, mais elles ont eu lieu alors qu’un groupe tentait d’arracher

des concessions politiques au gouvernement de l’Ukraine.

21. Cette conclusion n’est pas seulement plausible, elle est aussi la plus probable. En effet,

quel avantage militaire y aurait-il eu, pour ces combattants, à détruire un poste de contrôle de

véhicules civils situé à proximité de Volnovakha, c’est-à-dire à une certaine distance de la ligne de

contact ? Semer la terreur parmi les civils se déplaçant à proximité de leurs domiciles, dans leur

propre pays, a probablement eu un effet bien plus important. Tout ce que M. Wordsworth a trouvé

à dire, c’est que le bombardement qui a frappé un quartier résidentiel avait, semble-t-il, eu lieu près

du poste de contrôle . Or, il se fourvoie sur ce point, et il en va de même des faits relatifs à

Kramatorsk. En effet, contrairement à ce que M. Wordsworth a affirmé hier, cette ville et la zone

résidentielle bombardée ne se trouvaient pas à 200 ou à 300 mètres d’un camp militaire ukrainien,

mais à quelque 5 kilomètres de la base ukrainienne la plus proche. Même si des divergences

subsistent quant au lieu de ces tirs d’artillerie, la conclusion la plus naturelle que l’on puisse tirer de

ce contexte est que cette attaque visait à semer la terreur et à arracher des concessions, et non à

détruire un poste de contrôle.

22. Permettez-moi également de revenir brièvement sur la déduction de M. Wordsworth

selon laquelle, «le 22 janvier 2015, les tirs qui ont touché un trolleybus dans la rue Kuprina, à

81
Donetsk», auraient été le fait des forces armées ukrainiennes . En réalité, dans le rapport de

80CR 2017/2, p. 31, par. 29 (Wordsworth).

81Ibid., p. 32, par. 31 (Wordsworth). - 37 -

situation cité, l’OSCE n’attribue pas cette attaque aux forces armées ukrainiennes, et il a été

rapporté par la suite que celles-ci se trouvaient trop loin des lieux pour avoir pu la commettre . 82

23. Les attaques sur lesquelles l’Ukraine a mis l’accent satisfont aux critères de l’intention et

de l’objectif qui sont énoncés dans la définition des autres actes de terrorisme figurant dans la

convention. Et cela vaut également pour l’attaque contre l’appareil qui assurait le vol MH17.

Comme je l’ai relevé lundi, et M. Wordsworth ne l’a pas contesté, le bureau néerlandais de la

sécurité a constaté que l’Ukraine avait réservé l’espace aérien compris entre le sol et 26 000 pieds

aux aéronefs militaires, les avions civils ayant eu pour instruction de voler à une altitude supérieure

à 32 000 pieds . L’appareil assurant le vol MH17 était l’un des 160 aéronefs civils présents dans

cette partie du ciel au-dessus de l’Ukraine orientale le jour de l’attaque. Comme l’a également

42 conclu le bureau néerlandais de la sécurité, «aucun aéronef militaire ne se trouvait dans le secteur

traversé par le vol MH17» . Tout comme elle devait parfaitement savoir qu’il y avait une file de

véhicules civils à Volnovakha, la RPD ne pouvait ignorer qu’elle faisait usage d’armes

dangereuses, d’une manière à tout le moins imprudente et aveugle, dans une zone très fréquentée

par les aéronefs civils.

24. Il existe cependant un autre cheminement, tout aussi plausible, qui porte à conclure que

l’attaque dirigée contre le vol MH17 relève de la convention, à savoir que cet instrument incorpore

les infractions définies dans d’autres traités, et notamment la convention de Montréal.

25. La destruction de l’appareil qui assurait le vol MH17 constitue une violation de la

convention de Montréal, l’article premier de cet instrument définissant l’infraction en cause comme

le fait de «[d]étrui[re] un aéronef en service» de manière «illicite[] et intentionnelle[]». Il ne fait

aucun doute que les combattants de la RPD ont agi de manière illicite en tirant un missile Bouk

fourni par la Russie sur un aéronef en vue de le détruire. Le mot «intentionnellement» renvoie à

l’intention de détruire un aéronef, mais pas un aéronef d’un type particulier. La limitation de la

convention à l’aviation civile apparaît séparément, à l’article 4, qui exclut du champ d’application

82 «Donetsk trolleybus explosion blows Ukraine peace negotiations apart» (L’explosion d’un trolleybus à
Donetsk fait voler en éclats les négociations de paix en Ukraine), The Guardian (22 janvier 2015), accessible sur
https://www.theguardian.com/world/2015/jan/22/donetsk-trolleybus-explos….

83CR 2017/1, p. 44, par. 34 (Cheek) ; voir le rapport du bureau néerlandais de la sécurité, p. 10-11 (documents à
l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine (annexe 34)).
84
Rapport du bureau néerlandais de la sécurité, p. 38 (documents à l’appui ... (annexe 34)). - 38 -

de cet instrument les «aéronefs utilisés à des fins militaires». Si la RPD avait touché un aéronef

militaire, la convention de Montréal ne se s’appliquerait pas pour cette raison. Mais ce n’est pas ce

qu’elle a fait. Elle a intentionnellement détruit un aéronef tout court, et il est donc satisfait à

l’article premier de la convention de Montréal.

26. Même si l’on pouvait, d’une manière ou d’une autre, interpréter le critère de l’intention

énoncé à l’article premier comme modifiant la condition établie à l’article 4, il ne s’ensuivrait pas

pour autant qu’il est permis de faire feu en direction du trafic aérien civil sans se soucier des

conséquences de son acte. Comme l’a relevé l’ancien juriste principal de l’Organisation de

l’aviation civile internationale, si la «négligence» ne satisfait pas au critère de l’«intention», il est

fort probable qu’il puisse y être satisfait lorsque l’agresseur «savait que [le] dommage risquait de se

produire», question que les rédacteurs de la convention n’ont pas tranchée, laissant aux «tribunaux

le soin de [le faire]» . Un argument similaire a été avancé devant la Cour en l’affaire de l’Incident

aérien du 3 juillet 1988, qui portait sur ce que les Etats-Unis d’Amérique avaient qualifié de

43 destruction accidentelle d’un avion de ligne civil. L’Iran soutenait que l’imprudence grave dont

86
avaient fait preuve ces derniers suffisait à les tenir pour responsables . Plutôt que d’essayer de

contester cet argument, les Etats-Unis ont réglé cette affaire avec l’Iran. La conception qu’a

l’Ukraine de la convention de Montréal ne peut donc guère être considérée comme singulière ou

peu plausible.

27. Je m’arrêterai à présent brièvement sur certaines inexactitudes factuelles contenues dans

l’exposé que M. Rogachev a fait hier au nom de la Fédération de Russie. Vous vous souviendrez

qu’une équipe d’enquête conjointe composée de membres de cinq pays s’est livrée à un examen

approfondi de la destruction de l’appareil qui assurait le vol MH17. M. Rogachev a tenté de

discréditer les conclusions de cette équipe et du bureau néerlandais de la sécurité, citant une récente

85Michael Milde, Essential Air and Space Law: International Air Law and ICAO (2 éd. (2012)), p. 242 et 243 :

«Certains éléments de l’[article premier] appellent une interprétation plus approfondie, sur la base
des véritables intentions des rédacteurs ... L’acte doit être «intentionnel», cette infraction particulière
prévue par la convention de Montréal ne pouvant être commise par négligence ; les participants à la
conférence ne se sont toutefois pas intéressés à la question de savoir si l’intention devait être «directe»
(l’auteur ayant réellement eu l’intention de causer le résultat dommageable) ou si une intention
«indirecte» ou «ultime» serait suffisante (l’auteur de l’infraction n’avait pas l’intention de causer le
résultat dommageable, mais savait que ce dommage risquait de se produire et ne s’est pas pour autant
abstenu d’agir), laissant aux tribunaux le soin de trancher cette question.»
86
Incident aérien du 3 juillet 1988 (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), mémoire de la
République islamique d’Iran (24 juillet 1990), p. 243-245. - 39 -

87
visite effectuée par deux journalistes néerlandais sur le site du crash en Ukraine . Il a déclaré que

«de nombreux éléments de preuve n’avaient pas été examinés par les enquêteurs  comme

l’[avaient] notamment constaté deux journalistes néerlandais qui s[’étaient] récemment rendus sur
88
le lieu de l’accident» . La Fédération de Russie a cité RT  c’est-à-dire Russia Today, un site

d’information détenu par l’Etat russe —, et cette citation apparaît à l’écran ; il s’agit du

paragraphe 14 de la transcription. Vous voyez également une lettre du 16 février 2017 adressée à

la Chambre des représentants des Pays-Bas dans laquelle M. Stef Blok, ministre néerlandais de la

sécurité et de la justice, se réfère à l’enquête menée sur la découverte du journaliste. Vers la fin de

cette lettre qu’il a consacrée à la question, il indique ceci :

«[le journaliste] n’est pas en mesure d’étayer ses affirmations selon lesquelles il restait

encore beaucoup à découvrir. L’enregistrement vidéo long de plusieurs heures qu’il a
tourné sur place en tant que journaliste et montré à l’équipe d’enquête n’a pas fait
apparaître de quelconques restes humains ou effets personnels».

Ce n’est là qu’un des nombreux documents présentés par la Fédération de Russie dans le cadre de

la présente procédure qui ne résistent pas à l’examen. Dans ce cas bien précis, ayant entravé

l’enquête sur le vol MH17 et opposé son veto à une résolution du Conseil de sécurité de

l’Organisation des Nations Unies tendant à la création d’un tribunal international, la Russie a

longtemps mis en avant une autre version des faits.

c) La connaissance de la Russie

28. Enfin, se pose la question de ce que savaient les différents auteurs du financement de ces

actes de terrorisme, qu’il s’agisse de personnes privées russes, de fonctionnaires ou de cet Etat

lui-même. Il n’y a pas grand-chose à ajouter à cet égard. M. Wordsworth affirme qu’il n’existe
89
44 «aucun élément ..., plausible ou non», attestant la connaissance de la Russie , mais il fait fi des

preuves très solides que l’Ukraine a produites et qui démontrent que la Russie savait à quels types

d’activités la RPD et les groupes similaires se livreraient avec le soutien qu’elle leur apportait.

M. Wordsworth a dit hier que le rapport du 15 juin 2014 du Haut-Commissariat des Nations Unies

aux droits de l’homme n’avait pas pu apprendre à la Russie que la RPD procédait à des tirs

87
CR 2017/2, p. 19 et 20, par. 14 (Rogachev).

88Ibid.
89
CR 2017/2, p. 34, par. 37 (Wordsworth). - 40 -

d’artillerie sans discrimination contre des villes ukrainiennes. Or, telle n’est pas la raison pour

laquelle ce document a été produit. La raison, et M. Wordsworth n’a pas contesté ce point, est que

le Haut-Commissariat a indiqué que la RPD et d’autres groupes se livraient à des «actes

d’intimidation et de violence ... ciblant des personnes «ordinaires» qui sout[enaient] l’unité

ukrainienne» . S’il n’a pas expressément prédit le bombardement de quartiers résidentiels en

Ukraine, le Haut-Commissariat a assurément appelé l’attention des Membres de l’Organisation des

Nations Unies sur le fait que des citoyens ordinaires étaient dans le collimateur de la RPD.

29. Les actes de violence dirigés contre des civils ayant telles ou telles vues politiques

relèvent du terrorisme, même si l’on s’en tient à la définition étriquée de M. Wordsworth. Du

reste, au fur et à mesure que la Russie améliorait les capacités de ces groupes, les attaques contre

les civils sont devenues de plus en plus meurtrières. La Cour peut aisément en conclure que la

Fédération de Russie savait que tel serait le résultat inévitable de ses actions.

The PRESIDENT: Ms Cheek, I think the time has come for us to take the usual 15-minute

break, after which you may resume and conclude your presentation.

The Court adjourned from 11.35 a.m. to 11.55 a.m.

The PRESIDENT: Please be seated. Ms Cheek, you have the floor to continue your

presentation.

Mme CHEEK :

C. L’indication par la Cour de mesures conservatoires n’a pas d’incidence
sur le processus de Minsk

30. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme l’a indiqué M. Koh

tout à l’heure, le processus de Minsk ne fait pas obstacle à ce que la Cour indique des mesures

45 conservatoires en la présente affaire. Pour compléter les points qu’il a abordés, il me semble utile

de revenir sur ce qu’est réellement ce processus, compte tenu, notamment, de l’allégation erronée

de la Fédération de Russie selon laquelle «la RPD et la RPL, que l’Ukraine veut à présent

90CR 2017/2, p. 27, par. 18 (Wordsworth) ; Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme,
«Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine» (15 juin 2014), par. 207 (documents à
l’appui… (annexe 7)) ; voir Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, «Responsabilité des meurtres
commis en Ukraine de janvier 2014 à mai 2016» (2016), p. 33 (documents à l’appui… (annexe 6)). - 41 -

discréditer en les qualifiant de terroristes, ont signé les accords de Minsk et sont représentées dans
91
le groupe tripartite au sein duquel le Gouvernement ukrainien continue de traiter avec elles» .

31. Les membres officiels du groupe de contact tripartite formé en juin 2014 pour faciliter la

cessation des hostilités en Ukraine orientale étaient l’Ukraine, la Fédération de Russie et

l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Ces trois parties ont négocié

le protocole de Minsk (également appelé «Minsk I») le 19 septembre 2014. Le préambule de cet

accord rappelle expressément que «le groupe de contact tripartite, composé des représentants de

l’Ukraine, de la Fédération de Russie et de l’[OSCE], est convenu de la nécessité de mettre en

œuvre» des mesures visant à faire cesser les hostilités en Ukraine orientale. Le 12 février 2015, la

France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine ont (dans ce qui a été appelé la «rencontre quadripartite

de Normandie») négocié l’accord de Minsk II. L’on ne saurait donc considérer les soi-disant

«représentants» de la RPD et de la RPL comme des participants officiels de ces négociations.

L’OSCE a, conformément aux accords de Minsk II, déployé des observateurs sur le terrain en

Ukraine orientale, et l’Ukraine reste déterminée à œuvrer en faveur du processus de Minsk et de la

cessation des hostilités en Ukraine orientale.

32. Contrairement à ce que la Fédération de Russie voudrait faire accroire à la Cour, il n’y a

toutefois aucune raison de penser qu’il serait impossible de parvenir à la paix à travers le processus

de Minsk tout en laissant l’Ukraine chercher parallèlement à obtenir des mesures conservatoires.

La Fédération de Russie affirme à tort que tous les actes de terrorisme en cause en la présente

affaire seraient antérieurs à Minsk II. L’attaque à la bombe de Kharkov a en effet eu lieu, comme

nous le savons, le 22 février 2015, soit dix jours après la signature de cet accord. De même, les

transferts d’argent et d’armes à travers la frontière se sont poursuivis après la conclusion de

Minsk II. En réalité, si nous sommes ici aujourd’hui, c’est parce que, indépendamment de ce

processus, la Fédération de Russie se livre à des violations de la convention contre le financement

du terrorisme.

33. M. Zimmermann a affirmé que l’indication de mesures conservatoires compromettrait le

92
processus de Minsk en privant la population d’Ukraine orientale d’aide humanitaire . C’est tout

91CR 2017/2, p. 18, par. 11 (Rogachev).

92Ibid., p. 52, par. 88 (Zimmermann). - 42 -

46 bonnement faux. Imposer à la Fédération de Russie d’«exercer un contrôle approprié sur sa

frontière afin de prévenir tout nouvel acte de financement du terrorisme, y compris la fourniture

d’armes» est sans incidence sur l’aide humanitaire. En revanche, il est exact que, comme le montre

le témoignage qui vous est projeté, des armes sont introduites illégalement en Ukraine orientale

sous couvert d’aide humanitaire. Il est également exact que la Russie s’oppose à ce que le Comité

international de la Croix-Rouge contrôle les «convois humanitaires» et que l’OSCE n’a pas accès à

une grande partie de sa frontière. Cela étant, l’aide humanitaire réelle ne saurait être utilisée à des

fins terroristes, et elle ne serait donc nullement entravée par les mesures sollicitées.

34. Les mesures conservatoires demandées en la présente espèce favoriseraient au contraire

le processus de Minsk. Ainsi, l’une des séries de mesures apparaissant sur vos écrans est la

suivante : «Retrait du territoire de l’Ukraine de l’ensemble des unités armées étrangères et

équipements militaires et mercenaires étrangers, sous le contrôle de l’OSCE. Désarmement de tous

les groupes illégaux».

35. Une fois encore, les mesures conservatoires que l’Ukraine prie la Cour d’indiquer se

rapportent directement à des violations de la convention contre le financement du terrorisme et ne

«compromettraient» en aucune façon l’ensemble de mesures prévues par les accords de Minsk II.

D. Responsabilité directe au regard de la convention contre le
financement du terrorisme

36. Permettez-moi d’aborder à présent l’argument avancé par M. Zimmermann selon lequel

la Fédération de Russie ne saurait en aucun cas être directement tenue pour responsable, au regard

de la convention, du financement d’actes de terrorisme. M. Koh y a répondu tout à l’heure, mais je

souhaiterais apporter quelques précisions sur ce point. Une nouvelle fois, la réponse se trouve dans

le texte même de la convention. Les Etats parties  dont nous serons tous d’accord pour dire

qu’ils incluent la Fédération de Russie  se sont engagés à coopérer afin de prévenir les

infractions visées à l’article 2 «en prenant toutes les mesures possibles». Voilà une obligation dont

la portée est très large. Et ces mesures doivent être prises, toujours selon l’article 18, pour

«empêcher et … contrecarrer la préparation sur leurs territoires respectifs d’infractions devant être

commises». L’obligation n’est donc pas limitée aux demandes d’entraide judiciaire. De par son

libellé et son contexte, le paragraphe 1 de l’article 18 va plus loin. S’agissant des demandes - 43 -

d’entraide judiciaire, je relève que M. Rogachev a soutenu que la Fédération de Russie en aurait

47 exécuté 69, sur 79 adressées par l’Ukraine dans des affaires liées à des actes de terrorisme . En 93

réalité, l’Ukraine a présenté 51 demandes, dont 18 ont reçu une réponse dans un délai raisonnable.

Nous ignorons d’où la Russie tient ses chiffres.

37. M. Koh s’est référé à l’affaire de la Bosnie en soulignant que la logique suivie par la

Cour dans cette affaire  selon laquelle «l’obligation de prévenir le génocide implique

nécessairement l’interdiction de le commettre»  s’appliquait de la même manière dans le cadre

de la convention contre le financement du terrorisme. Pour répondre à cet argument,

M. Zimmermann a soutenu que l’obligation faite aux Etats de ne pas commettre le génocide

reposait sur les articles IV et IX de la Convention contre le génocide et que, compte tenu de

l’absence de dispositions équivalentes dans la convention contre le financement du terrorisme, il

n’existe aucune obligation similaire imposant aux Etats de ne pas financer le terrorisme.

38. Cette thèse est intéressante mais, dans l’affaire de la Bosnie, la Cour a clairement indiqué

que, pour conclure que la Convention contre le génocide imposait aux Etats une obligation

substantielle de ne pas commettre eux-mêmes le génocide, elle s’était fondée non pas sur la clause

compromissoire énoncée à l’article IX, mais sur l’article premier dudit instrument : «L’Article IX

étant essentiellement une clause de compétence, la Cour estime devoir d’abord rechercher si

l’obligation de nature substantielle pour les Etats de ne pas commettre de génocide peut découler

des autres dispositions de la Convention.» 95

39. Ce n’est qu’après s’être prononcée sur cette question de compétence au regard de

l’article premier que la Cour a estimé que la clause compromissoire confirmait sa conclusion

fondée sur l’obligation de prévenir énoncée dans cet article. Par ailleurs, dans cette même affaire,

la Cour ne s’est nullement référée à l’article IV pour parvenir à sa conclusion.

40. Etant donné que l’article 18 de la convention en cause en la présente espèce impose à un

Etat de prendre «toutes les mesures possibles … afin d’empêcher et de contrecarrer la

préparation … d’infractions devant être commises», estimer qu’un Etat pourrait tout simplement

93
CR 2017/2, p. 21, par. 20 (Rogachev).
94Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 113, par. 166.
95
Ibid. - 44 -

fermer les yeux lorsque ses organes et ses représentants se livrent à des actes de financement du

terrorisme procèderait d’une lecture pour le moins contestable de cette disposition. Il ne fait aucun

doute qu’un Etat, en finançant activement le terrorisme, manque à son obligation de «prendre

toutes les mesures possibles … afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation sur [son]

territoire … d[e ces] infractions». Là encore, l’obligation de prévention n’a de sens que si l’Etat a

l’interdiction de se livrer lui-même à l’acte qu’il est censé prévenir.

48 41. De surcroît, lorsqu’ils négocient en vue d’un traité, les Etats savent fort bien exclure de

son champ d’application certains types d’activités. Ainsi, comme je l’ai indiqué tout à l’heure, les

activités militaires sont expressément exclues de la convention internationale pour la répression des

attentats terroristes.

42. M. Zimmermann s’est également référé à maintes reprises au «terrorisme d’Etat», ainsi

qu’aux vues exprimées par la coordonnatrice du comité spécial chargé de finaliser le projet de

convention générale contre le terrorisme et par certains Etats, préconisant d’exclure cette forme de

terrorisme du projet de texte. Il est vrai que cette question du terrorisme d’Etat, ou de la

responsabilité de l’Etat pour des faits de terrorisme en tant que tels, n’est pas couverte par la

convention contre le financement du terrorisme ; elle le sera peut-être dans le futur accord global

envisagé. La question qui n’a pas été réglée lors des négociations de la convention n’est cependant

pas celle du financement du terrorisme par l’Etat. C’est celle des actes de terrorisme directement

commis par l’Etat qui est restée en suspens, de nombreuses délégations déplorant d’ailleurs que la

convention ne traite pas de ces formes de terrorisme, et estimant qu’il s’agissait là d’une grave

lacune . Mais, cette question n’a rien à voir avec la responsabilité qui incombe à l’Etat, en vertu

de la convention, de s’abstenir de financer le terrorisme.

43. L’Ukraine convient que le terrorisme d’Etat est exclu du champ de la convention. Ce

qu’elle conteste, en revanche, c’est que le financement du terrorisme par l’Etat le soit.

44. Dernier point, M. Zimmermann a invoqué devant la Cour l’article 4 de la convention

97
pour tenter de démontrer que cet instrument ne concerne que les actes des personnes privées .

96
Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, cinquante-quatrième session, trente-quatrième
séance, par. 10 et 30, doc. A/C.6/54/SR.34, p. 4 (16 novembre 1999), Soudan ; ibid., p. 3-4, Irak ; ibid., p. 5, Pakistan.
97CR 2017/2, p. 40, par. 20-21 (Zimmermann). - 45 -

L’article 4 dispose simplement que les Etats parties doivent adopter des mesures visant à ériger en

infractions pénales les infractions visées à l’article 2. Rien dans cet article ne permet cependant

d’affirmer, comme le fait M. Zimmermann, que la convention «se rapporte … uniquement aux

98
relations entre un Etat contractant donné et des personnes privées» . Selon ses termes mêmes, la

convention s’applique au contraire à «[t]oute personne». La délégation française, rédactrice du

texte, a par ailleurs indiqué que tous les moyens de financement étaient pris en considération, aussi

49 bien les moyens «illicites» (tels que l’extorsion de fonds) que les moyens «licites» (tels que le

financement public et privé, le financement par des associations, etc.) .99

E. Les autres actes de financement du terrorisme

45. La Fédération de Russie a consacré une grande partie de ses exposés d’hier aux

bombardements sans discrimination de zones civiles. Or, ce ne sont pas là les seuls incidents

invoqués au titre de l’article 18. L’Ukraine a en effet invoqué des attaques à la bombe dans des

zones clairement situées en dehors du périmètre des hostilités, notamment l’épisode tragique de

Kharkiv. Elle a également invoqué des transferts d’argent en provenance de la Russie à destination

de groupes se livrant au terrorisme en Ukraine orientale. Or, il n’existe aucun élément démontrant

que la Fédération de Russie ait pris la moindre mesure en vue d’empêcher ses représentants ou des

personnes privées de financer directement ou indirectement, et dans certains cas tout à fait

ouvertement, lesdits groupes. Même en faisant abstraction des attaques sans discrimination

destinées à intimider la population, l’Ukraine a formulé des allégations plausibles de violations

plausibles de l’article 18, qui justifient l’indication de mesures conservatoires.

F. Urgence

46. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de terminer

par la question de l’urgence en revenant sur Adiivka, que j’ai déjà évoquée lundi à ce même sujet.

Dans cette ville, des quartiers résidentiels essuient des tirs d’artillerie, et cela est extrêmement

préoccupant. La vidéo de la BBC projetée hier par la Fédération de Russie, dont je commencerai

98Ibid., p. 40, par. 21 (Zimmermann).
99
Rapport du Comité spécial créé par la résolution 51/210 de l’Assemblée générale en date du 17 décembre 1996,
Nations Unies, Assemblée générale, Documents officiels, cinquante-quatrième session, Supplément n 37, doc. A/54/37,
p. 3 ; les italiques sont de nous. - 46 -

par relever qu’elle n’a pas été correctement versée au dossier, conformément aux instructions de

procédure de la Cour  et dont je suppose donc qu’elle ne fait pas formellement partie du dossier

de l’affaire , montre la présence de chars et d’observateurs de l’OSCE, sans toutefois que l’on

comprenne clairement la scène qui y est filmée. Ce qui est incontestable, en revanche, c’est la

flambée de violence qui frappe Avdiivka et traduit l’extrême urgence de la situation.

47. Dans un rapport publié tout récemment, le lundi 6 mars 2017, le Haut-Commissariat aux

droits de l’homme indique qu’«[e]n février 2017, [il] a recensé 73 victimes liées au conflit (11 tués

100
et 62 blessés), chiffre record depuis août 2016» . Il rappelle également que, selon M. Alexander

Hug, observateur en chef adjoint de la mission d’observation spéciale de l’OSCE, il s’agit des

101
50 «pires combats que nous ayons vus en Ukraine depuis 2014 et le début 2015» , époque des

événements de Kramatorsk, Volnovakha, Marioupol et Kharkiv.

48. Les armes continuent d’affluer par la frontière et les combats s’intensifient. Compte tenu

de ce qui s’est déjà produit en 2014-2015, il est malheureusement plus que plausible que de

nouvelles attaques terroristes se préparent ; de fait, ces attaques sont quasiment inévitables.

49. Monsieur le président, je vous prie d’appeler à présent à la barre mon collègue

M. Jonathan Gimblett, qui traitera des questions relatives à la CIEDR.

The PRESIDENT: Thank you. I now give the floor to Mr. Gimblett.

100Haut-Commissariat aux droits de l’homme, Conflict-Related Civilian Casualties in Ukraine (6 mars 2017).
101
Christian Borys, ««Tout est détruit» : reportage sur le terrain lors des dernières violences meurtrières en
Ukraine orientale», The Independent (4 février 2017), le texte anglais est accessible sur http://www.independent.co.uk/
news/world/europe/ukraine-violence-war-conflict-russia-rebels-separatists-a7562811.html (annexe 48) ; voir également
«Transcription d’Alexander Hug, premier observateur en chef adjoint de la Mission spéciale d’observation de l’OSCE en
Ukraine, Bilan hebdomadaire de la Mission spéciale d’observation de l’OSCE» (3 février 2017), accessible sur
http://uacrisis.org/fr/52200-osce-smm-11 (annexe 22). - 47 -

M. GIMBLETT :

LES MESURES CONSERVATOIRES SE RAPPORTANT À DES DROITS QUE L ’U KRAINE FAIT VALOIR

AU TITRE DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L ’ÉLIMINATION DE TOUTES
LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALES

I. NTRODUCTION

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je me propose de traiter de

l’argumentation avancée hier par la Fédération de Russie au sujet de la convention internationale

sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR). La Fédération de Russie

s’est employée à peindre de la situation en Crimée un tableau tout autre que la réalité décrite par

l’Ukraine dans sa requête, laquelle coïncide avec ce qu’ont constaté d’innombrables observateurs

indépendants. Comme je vais l’expliquer, le tableau idyllique brossé par la Fédération de Russie,

où l’on voit les communautés non-russes de Crimée manifester leur gratitude à des autorités

d’occupation pleines de sollicitude, est tout simplement faux.

2. Avant d’exposer les inexactitudes de ce qu’a dit la Russie, je tiens cependant à réaffirmer

un point mis en avant par M. Koh. Pour décider s’il y a lieu d’indiquer des mesures conservatoires,

la Cour n’a pas à choisir entre les deux versions contradictoires de la réalité qui lui ont été

présentées. Selon les critères bien établis qu’elle applique lorsqu’elle prend une telle décision, il

lui suffit de déterminer qu’elle est à première vue compétente, que les mesures conservatoires

51 demandées se rapportent à des droits plausiblement revendiqués dans la requête, et qu’il est

nécessaire de protéger ces droits pour éviter un préjudice irréparable tant que l’affaire restera

pendante. La Cour n’a pas à s’interroger, et encore moins à se prononcer sur le fond de la présente

affaire pour conclure à la nécessité de protéger des droits que le demandeur fait plausiblement

valoir. Comme elle l’a dit en l’affaire Belgique c. Sénégal, il lui suffit de constater que les droits

revendiqués sont «fondés sur une interprétation possible» de la convention invoquée . 102 En

l’espèce, ces conditions sont plus qu’amplement remplies.

102Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires,
ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 152, par. 60. - 48 -

3. Mon exposé portera sur trois questions. Je montrerai tout d’abord en quoi la version de la

réalité présentée par la Fédération de Russie est sujette à caution. Ensuite, je montrerai que

l’existence des droits revendiqués par l’Ukraine est plus que plausible. Enfin, j’expliquerai qu’il

est nécessaire que des mesures conservatoires soient prises d’urgence pour préserver les droits que

l’Ukraine tient de la CIEDR.

II. LES INEXACTITUDES DE L ’EXPOSÉ DES FAITS PRÉSENTÉ PAR LA R USSIE

4. La version des faits que présente la Russie s’écarte de la vérité à deux égards. Tout

d’abord, la Russie prétend qu’avant que la Crimée ne soit occupée illégalement, les Tatars de

Crimée étaient victimes de la discrimination qu’aurait exercée l’Etat ukrainien. Deuxièmement, le

Russie soutient, pour reprendre les termes employés par M. Lukiyantsev, qu’elle a fait «des efforts

considérables pour promouvoir le développement harmonieux de tous les groupes ethniques de

Crimée» . Je vais maintenant traiter successivement de ces deux points.

A. Le traitement par l’Ukraine des Tatars de Crimée

5. Fidèle à la méthode douteuse qu’elle suit en la présente instance quant à l’administration

de la preuve, la Russie fonde son argument selon lequel l’Ukraine, avant 2014, aurait pratiqué la

discrimination à l’égard des Tatars de Crimée sur un salmigondis de citations tirées sélectivement

de documents d’organisations internationales reproduites sous l’onglet n 9 du volume 1 de son

dossier de documents. La Russie n’a pas communiqué à la Cour le texte intégral des documents

cités. Or, l’examen rapide de ceux-ci montre que la Russie a isolé certains passages de leur

contexte, dans le but de produire une impression trompeuse.

6. La Russie a suivi la même méthode dans ses plaidoiries d’hier. Pour n’en donner qu’un

exemple, j’appelle votre attention sur la manière dont M. Lukiyantsev a cité un extrait d’un

document du comité pour l’élimination de la discrimination raciale publié en 2016, extrait qui

o 104
52 figure sous l’onglet n 36 du dossier de plaidoiries de la Russie . Cette citation était censée

montrer que les Tatars de Crimée qui s’étaient installés après 2014 dans des régions relevant de

l’autorité de l’Ukraine «[avaient] été en butte à des difficultés en matière d’accès à l’emploi, aux

103CR 2017/2, p. 51, par. 5 (Lukiyantsev).
104
Ibid., p. 52, par. 9 (Lukiyantsev) - 49 -

services sociaux et à l’éducation, et ne [recevaient] pas d’assistance». Or, si on consulte le texte

intégral du document, on s’aperçoit que dans le passage qui précède immédiatement celui cité, le

comité a pris acte «des mesures prises par [l’Ukraine] pour protéger les Tatars de Crimée, en

105
particulier ceux qui [avaient] fui la Crimée après 2014» . Il est évident que ces Tatars de Crimée

ont fui l’occupation illicite de la péninsule par la Russie. Si l’Ukraine a eu des difficultés à leur

donner accès à l’emploi, aux services sociaux et à l’éducation, c’est peut-être parce qu’ils

constituaient une petite fraction de l’effectif total, de l’ordre de 1,7 million, des personnes

déplacées à l’intérieur de son territoire à la suite de l’intervention illicite de la Russie sur son sol.

7. En consultant le document, on constate également que le comité, après avoir formulé

l’observation citée sélectivement par la Russie, a dit qu’il était à craindre «que les Tatars de Crimée

qui [étaient] rentrés aient du mal à préserver leur langue, leur culture et leur identité» . Il n’est

pas étonnant que le comité s’inquiète du sort des Tatars de Crimée qui sont retournés dans la

péninsule, vu la politique discriminatoire qu’y ont instauré les autorités russes d’occupation, décrite

dans la requête de l’Ukraine et constatée par l’Assemblée générale des Nations Unies.

8. Faute de temps, je ne peux pas entrer dans le détail des multiples inexactitudes du tableau

que la Russie a brossé du traitement par l’Ukraine des Tatars de Crimée avant 2014. Si la Cour

juge utile d’approfondir la question, je l’invite à consulter le texte complet des documents dont la

Russie a extrait sélectivement des citations. Mais il me paraît bien évident que c’est là une

question totalement dénuée de pertinence dans une affaire qui porte sur les violations de la CIEDR

commises par la Russie en Crimée depuis qu’elle l’occupe illicitement, soit depuis février 2014,

violations dont il est parfaitement vain qu’elle tente de se défendre en critiquant le comportement

antérieur de l’Ukraine.

B. Le traitement par la Russie des Tatars et des Ukrainiens de souche de Crimée

9. La description que donne la Russie de la manière dont elle a traité les Tatars et les

Ukrainiens de souche de Crimée depuis février 2014 est elle aussi sujette à caution.

105Nations Unies, comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Observations finales concernant les
vingt-deuxième et vingt-troisième rapports périodiques de l’Ukraine, doc. CERD/C/UKR/CO/22-23 (4 octobre 2016)
(documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine (annexe 153)).

106Ibid. - 50 -

53 1. Le Majlis

10. La Russie cherche, par exemple, à minimiser les conséquences de son interdiction du

Majlis en soulignant «qu’il existe en Crimée plus de 30 autres organisations de Tatars de Crimée,

107
comptant plus de 20 000 membres» . Or, c’est là un argument que le Haut-Commissariat des

Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a déjà rejeté. En effet, dans son rapport sur la

période allant d’août à novembre 2016, on peut lire ce qui suit :

«169. Le Majlis est perçu par de nombreux Tatars de Crimée comme étant un
organisme traditionnel d’un peuple autochtone : ses membres, formant un organe
exécutif, ont été élus par [la Qurultay], l’assemblée des Tatars de Crimée. En plus du

Majlis national — qui compte 33 membres — il y a [des Majlis] régionaux et locaux
comptant environ 2500 membres en Crimée. Alors qu’environ 30 ONG tatares de
Crimée sont actuellement enregistrées en Crimée, aucune ne peut être considérée
comme ayant le même degré de représentativité et de légitimité que le Majlis et [la
108
Qurultay].»

La large représentativité du Majlis des Tatars de Crimée explique sans aucun doute pourquoi, dans

son rapport portant sur la période allant de février à mai 2016, le HCDH avait jugé utile d’indiquer

que son interdiction «pouvait être perçue comme une punition collective [infligée à] la

109
communauté des Tatars de Crimée» .

11. M. Lukiyantsev s’est appliqué à reprendre les explications avancées par la prétendue

Cour suprême de Crimée et la Cour suprême de la Fédération de Russie pour justifier l’interdiction

du Majlis par de hauts responsables russes. Ces justifications, dont bon nombre invoquent des

événements survenus alors que la Russie ne prétendait pas encore appliquer sa législation à la

Crimée, semblent n’être rien d’autre que des prétextes. Le point essentiel est que le Majlis a été

interdit en vertu de la «loi relative à la répression des activités extrémistes», abondamment

critiquée parce que trop vague et se prêtant à une application arbitraire. Par exemple, dans un avis

sur cette loi qu’elle a émis en 2012, la commission de Venise, organe respecté, a conclu ce qui

suit :

«De l’avis de la commission, la loi relative à la répression de l’extrémisme, du

fait qu’elle est rédigée en des termes généraux et imprécis, observation qui vaut en
particulier pour les définitions des «notions de base», parmi lesquelles figurent les

107
CR 2017/2, p. 60, par. 39 (Lukiyantsev).
108HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 août-15 novembre 2016), par. 169
(documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine (annexe 10)).

10Ibid., par. 188 (documents à l’appui ... (annexe 8)). - 51 -

«organisations extrémistes» et les «contenus extrémistes», laisse une trop large
latitude d’interprétation et d’application, qui ouvre la voie à l’arbitraire.» 110

54 12. La loi russe contre l’extrémisme a été maintes fois mise à profit pour prendre des

mesures discriminatoires tendant à empêcher les communautés non russes, dont les Tatars de

Crimée et leurs institutions, de s’exprimer politiquement. Je vais citer ce qu’a dit à ce sujet le

HCDH dans son rapport portant sur la période allant de février à mai 2016 :

«La législation russe sur la répression de l’extrémisme et du terrorisme a servi à
ériger en infractions pénales des comportements non violents et à étouffer l’expression
d’opinions dissidentes… La majorité des victimes de ces pratiques ont été des Tatars
et des Ukrainiens de Crimée qui s’étaient publiquement opposés à l’«accession» non

reconnue de la Crimée à la Fédération de Russie. En revanche, les atteintes aux droits
de l’homme commises par des groupes paramilitaires, tels que les unités criméennes
d’autodéfense, restent impunies.» 111

2. Les disparitions

13. Les arguments avancés par la Fédération de Russie au sujet des disparitions de membres

de la communauté des Tatars de Crimée sont également spécieux. Relatant l’enlèvement

d’Ervin Ibragimov en mai 2016, le HCDH a indiqué qu’il était le dixième cas enregistré par lui

depuis mars 2014 «d’une personne portée disparue dans des circonstances qui pourraient révéler

112
l’existence de motivations politiques» . En donnant hier l’assurance que les autorités chargées du

maintien de l’ordre avaient retrouvé trace de 63 des 78 Tatars de Crimée portés disparus en 2015

113
et 2016, la Fédération de Russie a répondu à côté de la question . Premièrement, la Russie ne

fournit aucune preuve de ce qu’elle avance, et compte que la Cour va la croire sur parole.

Deuxièmement, la statistique citée porte seulement sur 2015 et 2016, et exclut 2014, année où bon

nombre des disparitions ont eu lieu. Enfin, troisièmement, cette statistique, qui porte sur

l’ensemble des personnes portées disparues, ne nous dit rien de ce qu’il est advenu des dix cas de

disparition politiquement motivée recensés par le HCDH, dont beaucoup, voire la totalité,

pourraient bien faire partie des 12 cas apparemment non résolus. Il est intéressant de noter que les

110Conseil de l’Europe, commission européenne pour la démocratie par le droit («commission de Venise»), avis
o
relatif à la loi fédérale sur la répression des activités extrémistes de la Fédération de Russie, n CDL-AD (2012) 016
(20 juin 2012), par. 74 (documents à l’appui ... (annexe 148)).
111HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 février-15 mai 2016), par. 8 (Ibid.,
(annexe 146)).

112HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2016), par. 154 (Ibid.
(annexe 9)).
113
CR 2017/2, p. 58, par. 30 (Lukiyantsev). - 52 -

autorités russes se gardent de dire si elles ont élucidé la disparition en 2014 de l’activiste tatar de

Crimée Reshat Ametov et celle, en 2016, de M. Ibragimov lui-même, alors pourtant que les deux

enlèvements ont été filmés, en plein jour dans le cas de M. Ametov . 114

55 3. Les restrictions frappant les médias

14. De même, la Fédération de Russie prétend qu’aucune discrimination n’est exercée en

Crimée à l’encontre des médias non russes. Pour étayer cette assertion, elle cite un tableau figurant

sous l’onglet n 4 de son dossier de documents, supposé montrer que 86 organes d’information

s’exprimant dans la langue des Tatars de Crimée et en ukrainien sont enregistrés. Cette statistique

laisse bien entendu dans l’ombre le fait que les autorités russes d’occupation ont ordonné, le

er
1 avril 2015 à tous les organes d’information de Crimée de se faire réenregistrer auprès d’elles, ce
115
qui leur a permis d’exclure tout organe diffusant des contenus qui leur déplaisaient . Selon une

mise à jour publiée le 15 février 2017 par le Conseil de l’Europe, de nombreux organes

d’information s’exprimant dans la langue des Tatars de Crimée n’ont tout simplement pas reçu de

nouvelle licence, après avoir pourtant présenté plusieurs demandes . Parmi eux figurent des

médias importants, tels que la chaîne de télévision ATR, qui émet en langue des Tatars de Crimée,

et les chaînes qui lui sont affiliées, ainsi que le journal Avdet. De plus, il suffit de visiter les sites

web des journaux énumérés dans le tableau présenté par la Fédération de Russie pour s’apercevoir

qu’à ce jour, nombre d’entre eux ne publient que des contenus en russe ; tel est le cas, par exemple,

des publications désignées aux lignes 5, 15, 25 et 34 à 40 du tableau.

4. Restrictions en matière d’enseignement

15. Au sujet de l’enseignement en langue ukrainienne, la Russie a prétendu que l’Ukraine

s’était trompée dans ses chiffres. Or, lors de son premier tour de plaidoiries aussi bien que dans sa

requête, l’Ukraine a fourni des informations tirées de rapports d’organisation internationale. Je

114 Voir HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2016), par. 154
(documents à l’appui ... (annexe 9)) (où est relatée la disparition de M. Ibragimov ; HCDH, Rapport sur la situation des
droits de l’homme en Ukraine (16 février-15 mai 2016), par. 180 (ibid., annexe 8). («L’enquête sur la mort de Reshat
Ametov, tué en mars 2014, n’a pas progressé.»)
115
Conseil de l’Europe, Alertes relatives à la liberté des médias : Fermeture forcée de médias émettant en langue
tatare de Crimée (alerte mise à jour le 15 février 2017) (documents à l’appui ...(annexe 149)).
116
Ibid. - 53 -

précise que des rapports récents du HCDH sur la situation des droits de l’homme en Ukraine

confirment «le déclin continu de l’ukrainien en tant que langue d’enseignement» . Le HCDH a 117

fourni à l’appui de cette constatation des chiffres précis concernant, pour les trois dernières années

scolaires, le nombre d’élèves des écoles de Crimée qui suivent un enseignement dispensé en

118
ukrainien, et ce sont ces chiffres que l’Ukraine a cités dans sa requête .

16. La Fédération de Russie, en revanche, vous demande de vous fier à un communiqué de

presse du ministère russe de l’éducation et à une liste non vérifiée des établissements

119
56 d’enseignement où au moins quelques cours sont supposés être donnés en ukrainien . Or, la

fiabilité de ces sources est mise en doute par un document que la Russie elle-même a soumis à

l’UNESCO en avril 2015, où se trouvent des chiffres remarquablement proches de ceux figurant

dans les rapports du HCDH . 120

5. Emploi de l’ukrainien et de la langue tatare en tant que langues officielles

17. M. Forteau, comme preuves du respect des communautés non russes, a invoqué,

premièrement, un décret du président Poutine promulgué le 21 avril 2014 121et, deuxièmement, les

dispositions de la nouvelle constitution de la Crimée, adoptées en avril 2014 également, prévoyant

que la langue des Tatars de Crimée et l’ukrainien sont des langues officielles . Nous savons122

cependant que, selon une tradition héritée de l’Union soviétique, il peut y avoir en Russie un fossé

entre ce que dit la loi et ce qui se passe sur le terrain. Les éléments de preuve avancés par la

Fédération de Russie à l’appui des assertions de M. Forteau en sont un exemple. Sous l’onglet n 7 o

du dossier de documents de la Russie figurent plusieurs photographies supposées montrer que dans

les bâtiments publics de Crimée, les écriteaux fournissent des informations en tatare de Crimée et

en ukrainien aussi bien qu’en russe. Une fois encore, la Russie avance des éléments de preuve

117HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 août-15 novembre 2016), par. 179
(documents à l’appui ... (annexe 10)).
118
HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 août-15 novembre 2016), par. 157
(ibid.,, annexe 10) ; requête de l’Ukraine, par. 117.
119
CR 2017/2, p. 64, par. 3 (Forteau).
120Communication de la délégation de la Fédération de Russie auprès de l’UNESCO en date du 14 avril 2015 :

Informations sur la situation au 8 avril 2015 en République de Crimée (Fédération de Russie) dans les domaines relevant
de la compétence de l’UNESCO (voir l’annexe 155).
12CR 2017/2, p. 71, par. 28 (Forteau).

12Ibid., p. 72, par. 30 (Forteau). - 54 -

soigneusement choisis, et par là même trompeurs. Aux annexes 143, 144 et 145 du dossier de

documents fourni par l’Ukraine à l’appui de sa demande en indication de mesures conservatoires

figurent des déclarations d’authenticité accompagnant des photographies qui racontent une toute

autre histoire : on y voit une série de bâtiments publics où les écriteaux ne portent que des

informations en russe. Vous pouvez maintenant en voir un échantillon sur votre écran.

III. A F ÉDÉRATION DE R USSIE N ’A PAS DÉMONTRÉ QUE L ’EXISTENCE DES DROITS
QU ENTEND FAIRE VALOIR L ’UKRAINE N ’ÉTAIT PAS PLAUSIBLE

18. Il devrait à ce stade ne faire plus aucun doute que la description donnée par la Fédération

de Russie de la vie que mènent en Crimée les communautés non russes est pour le moins sujette à

caution. On peut en dire autant des arguments qu’elle avance pour tenter de montrer que l’Ukraine

n’a pas prouvé la plausibilité de l’existence des droits qu’elle revendique.

19. La tactique suivie à cet égard par la Russie consiste principalement à définir à sa manière

la charge de la preuve qui incombe à l’Ukraine, en invoquant l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire

relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide

(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro.) pour avancer que la gravité de l’accusation portée

par l’Ukraine exigeait qu’elle soit prouvée «par des éléments ayant pleine force probante» et

présentant «un degré élevé de certitude» . Or, il est bien évident que cette exigence, énoncée par
57

la Cour lorsqu’elle examinait ladite affaire au fond, n’est en aucune façon applicable à l’examen en

cours de la demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Ukraine. A ce stade

de la procédure, la Cour sait que, comme le juge Greenwood l’a dit dans la déclaration qu’il a

jointe à l’ordonnance rendue par la Cour sur les mesures conservatoires en l’affaire Costa Rica

c. Nicaragua, la nature de la procédure d’examen des demandes en indication de mesures

conservatoires «ne permet pas aux parties de présenter, ni à la Cour d’examiner, les éléments de

preuve ou arguments détaillés relatifs aux questions juridiques qui seront requis au stade de la

compétence ou du fond» .124

123CR 2017/2, p. 71, par. 24 (Forteau).

124Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures
conservatoires, ordonnance du 8 mars 2011, déclaration du juge Greenwood, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 46, par. 2. - 55 -

20. A ce stade, la Cour s’attache à déterminer si l’existence des droits revendiqués par le

demandeur est à tout le moins plausible. Ce qu’il faut lui prouver, pour reprendre les termes

qu’elle a employés dans son ordonnance sur les mesures conservatoires en l’affaire Belgique

c. Sénégal, est donc que «les droits revendiqués» sont «fondés sur une interprétation possible» de la

125
convention invoquée .

21. C’est précisément ce qu’a fait l’Ukraine. Il est à première vue plausible que les autorités

russes pratiquent la discrimination raciale en Crimée à l’égard des Tatars de Crimée et de la

communauté ukrainienne de souche. Premièrement, la Fédération de Russie a un mobile pour agir

de la sorte, et ses actes s’inscrivent dans une tradition. Comme l’a rappelé M. Tchoubarov dans sa

déclaration, les déportations de Tatars de Crimée ordonnées par Staline en 1944 ont été suivies de

l’application d’une politique de russification systématique. Il est plus que plausible que la Russie,

se trouvant en butte à l’opposition des Tatars et des Ukrainiens de souche de Crimée après sa

prétendue annexion de la péninsule, ait décidé de suivre une politique semblable, et qu’elle voie

dans la culture des Tatars et des Ukrainiens de souche de Crimée le principal obstacle à sa

126
domination .

22. Deuxièmement, la pratique d’une politique discriminatoire est rendue plausible par

l’ampleur des mesures prises à l’encontre de membres des communautés tatar et ukrainienne de

souche de Crimée et le fait que ces mesures, considérées dans leur ensemble, tendent à restreindre

l’expression par ces communautés de leur identité culturelle. Si quelques Tatars de Crimée avaient,

sur une période de trois ans, subi des perquisitions arbitraires, on pourrait considérer que la

pratique de la discrimination raciale ne peut en être plausiblement déduite. En revanche, si on

constate que des chefs de la communauté tatare de Crimée ont été soumis simultanément et à

répétition, pendant une période de cette durée, à des restrictions de leur expression politique et

58 culturelle et de leur liberté d’opinion, ainsi qu’à des perquisitions et détentions arbitraires, il

devient plus que plausible d’en déduire que la discrimination est pratiquée.

125Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires,
ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 152, par. 60.
126
Voir la déclaration sous serment de M. Refat Tchoubarov (21 février 2017) (documents à
l’appui ... (annexe 81)). - 56 -

23. Troisièmement, le fait que nombre des mesures citées dans la requête de l’Ukraine

tendent à porter préjudice aux communautés tatare et ukrainienne de souche de Crimée dans leur

ensemble permet aussi d’affirmer plausiblement qu’elles sont dirigées contre ces communautés en

fonction de considérations raciales, et non contre tel ou tel de leurs membres en tant qu’individu.

Cela vaut pour les mesures d’expulsion ou d’incarcération prises à l’encontre de dirigeants des

Tatars de Crimée depuis 2014, l’interdiction du Majlis, les restrictions imposées aux medias

s’adressant aux Tatars et aux Ukrainiens de souche de Crimée, ainsi que les restrictions touchant

l’enseignement dispensé à l’intention des Tatars et des Ukrainiens de souche de Crimée.

24. Enfin, quatrièmement, la distinction opérée en Crimée entre ces communautés et les

autres rend plus plausible encore ce qu’affirme l’Ukraine. Comme je l’ai déjà relevé, le HCDH a

remarqué que la loi russe sur la répression de l’extrémisme avait été invoquée principalement à

l’encontre de Tatars et d’Ukrainiens de souche de Crimée, tandis que des atteintes aux droits de

l’homme commises par d’autres groupes restaient impunies . L’application rétroactive de la loi

russe aux fins de poursuivre des Tatars de Crimée pour des actes commis avant que la Russie ne

prétende appliquer sa législation en Crimée est un autre exemple du ciblage qui réserve aux

membres des communautés non russes un traitement à part. Je citerai à cet égard le cas

d’Akhtem Chiygoz, vice-président du Majlis, qui a été emprisonné pour avoir participé à une

manifestation organisée devant le siège du parlement criméen le 26 février 2014, soit bien avant le

128
prétendu referendum sur l’indépendance . Les manifestants prorusses impliqués dans le même

incident n’ont pas été poursuivis. Je citerai aussi le cas du Majlis lui-même, dont des tribunaux

129
criméens et russes ont justifié l’interdiction en invoquant des faits antérieurs à 2014 .

25. Si tout cela ne suffisait pas, le nombre des observateurs indépendants ayant conclu au

caractère discriminatoire du comportement de la Russie en Crimée serait à lui seul assez éloquent

pour établir la plausibilité de l’existence des droits que l’Ukraine entend faire valoir. Au premier

rang de ces observateurs se trouve, bien entendu, l’Assemblée générale des Nations Unies qui, dans

127HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 février  15 mai 2016), par. 8
(document à l’appui ... (annexe 146)).
128
Déclaration sous serment de Valeriya Lutkovska (27 février 2017), par. 4 d) (documents à l’appui ...
(annexe 83)).
129
Décision de la Coor suprême de la République de Crimée en date du 26 avril 2016, dossier de plaidoiries de la
Fédération de Russie, onglet n 56 (décisions où sont invoqués des événements remontant à 2004 et à février 2014). - 57 -

sa résolution 71/205, a expressément condamné la discrimination exercée contre les communautés

tatare et ukrainienne de souche de Crimée, résolution que j’ai citée lors de notre premier tour de
59
130
plaidoiries . Cependant, l’Assemblée générale est loin d’être seule à dénoncer des pratiques

discriminatoires. La semaine dernière, le département d’Etat des Etats-Unis a publié son rapport

sur les droits de l’homme pour 2016. Le rapport de pays consacré à l’Ukraine, reproduit à

l’annexe 151 du dossier de documents à l’appui de la demande en indication de mesures

conservatoires de l’Ukraine,, renferme l’observation suivante : «les autorités d’occupation ont privé

les membres de certains groupes, en particulier les Ukrainiens de souche et les Tatars de Crimée, de

leurs libertés civiles fondamentales, y compris leur liberté d’exprimer leur identité nationale et

131
ethnique, exerçant à leur égard une discrimination systématique » .

26. De même, dans une résolution adoptée le 12 mai 2016, le Parlement européen a dit ceci :

«[L]’interdiction [du Majlis des] Tatars de Crimée, organe légitime,
représentatif et reconnu de la population autochtone de Crimée, servira de précédent à
la poursuite des discriminations et des violations des droits de l’homme et des libertés
civiles fondamentales à l’égard de cette population, en même temps qu’elle constitue

une tentative de l’expulser du territoire qui est sa patrie ...».

27. Je pourrais citer d’autres organisations gouvernementales et non gouvernementales qui,

après avoir étudié son comportement en Crimée, ont conclu que la Russie y pratiquait la

discrimination à l’égard des communautés tatare et ukrainienne de souche, mais ces citations ne

feraient que confirmer ce que l’Ukraine a déjà clairement établi, à savoir que son invocation des

droits qu’elle tient de la CIEDR est plus que plausible.

IV. L’ INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES RÉPOND À UNE URGENTE NÉCESSITÉ

28. J’en viens à l’étonnant argument de la Fédération de Russie qui consiste à prétendre que

la demande en indication de mesures conservatoires ne répond à aucune nécessité urgente dès lors

que l’Ukraine a pris le temps de négocier avec elle avant de saisir la Cour . 132

130Nations Unies, résolution 71/205 de l’Assemblée générale intitulée «Situation des droits de l’homme dans la
République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) », adoptée le 19 décembre 2016,
doc. A/RES/71/205 (documents à l’appui ... (annexe 3)).

13Département d’Etat des Etats-Unis, Ukraine 2016 Human Rights Report (2016), p. 61 (documents à l’appui ...
(annexe 151)).
132
CR 2017/2, p. 75-76, par. 36 (Forteau). - 58 -

29. Il est évident que la Fédération de Russie cherche là à jouer sur deux tableaux. En effet,

lorsque cela l’arrange pour défendre sa position sur la compétence de la Cour, elle prétend que

l’Ukraine s’est indûment hâtée de mettre fin aux négociations, mais lorsqu’elle veut contester la

nécessité urgente de mesures conservatoires, elle soutient que l’Ukraine aurait dû saisir la Cour

plus tôt.

30. Comme l’a expliqué M. Zionts, la vérité, bien sûr, est que l’Ukraine a dûment pris, au

sérieux la condition posée par l’article 22 de la CIEDR. Elle a tenté sincèrement de régler le

60 différend par la négociation, comme l’exige la jurisprudence de la Cour. La Fédération de Russie

ne peut tout simplement pas être crue lorsqu’elle présente cette tentative comme dénotant le défaut

d’urgence.

31. En réalité, la situation présente véritablement un caractère d’urgence, pour toutes les

raisons que j’ai exposées lors de notre premier tour de plaidoiries. Des violations graves de la

CIEDR ont été et continuent d’être commises par la Fédération de Russie. De plus, il est à peu près

certain que la Russie commettra de nouvelles violations si la Cour n’accorde pas, à titre

conservatoire, les remèdes demandés par l’Ukraine. Ces violations seront subies par une

population vulnérable, privée des protections que lui offraient précédemment les institutions de

l’Etat ukrainien et, dans le cas des Tatars de Crimée, le Majlis. Un préjudice irréparable aura été

causé si les besoins des communautés tatare et ukrainienne de souche de Crimée continent de n’être

ni défendus, ni satisfaits, et si leur identité culturelle se dissout. Pour toutes ces raisons, l’Ukraine

prie instamment la Cour d’indiquer les mesures conservatoires qu’elle a demandées au titre de la

CIEDR.

32. L’argument de la Fédération de Russie selon lequel les deux premières mesures

conservatoires demandées par l'Ukraine se trouveraient être dénuées de pertinence parce qu’elles

sont la réitération des obligations contractées par la Russie en tant que partie à la CIEDR est bien

évidemment contredit par la position adoptée par la Cour en l’affaire portée précédemment devant
133
elle au titre de cette convention . En l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie, la Cour a en effet

enjoint aux deux parties de «s’abstenir de tous actes de discrimination raciale contre des personnes,

133CR 2017/2,p. 63-64, par. 2 (Forteau). - 59 -

des groupes de personnes ou des institutions». Le libellé de cette injonction est effectivement

identique à celui de la deuxième mesure conservatoire que l’Ukraine prie la Cour d’indiquer à

l’endroit de la Fédération de Russie. La première mesure demandée par l’Ukraine, consistant à

enjoindre à la Russie de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend,

est calquée sur une mesure que la Cour a jugé bon à maintes reprises d’indiquer en toutes sortes de

circonstances. Les objections de la Russie sont donc infondées.

V. CONCLUSION

33. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, me voici parvenu au terme de

mon exposé. Monsieur le président, je vous prie de bien vouloir donner maintenant la parole à

Mme Olena Zerkal, agent de l’Ukraine, qui va conclure notre second tour de plaidoiries.

The PRESIDENT: Thank you. I now give the floor to H.E. Ms. Olena Zerkal, Agent of

Ukraine. Your Excellency, you have the floor.

61 Mme ZERKAL :

OBSERVATIONS FINALES ET CONCLUSIONS DE L ’U KRAINE
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je formulerai à présent

quelques observations finales, puis résumerai les conclusions de l’Ukraine en ce qui concerne sa

demande en indication de mesures conservatoires.

2. Au cours de ces audiences, l’Ukraine a abondamment démontré que la situation actuelle

dans le pays demeurait dangereuse et nécessitait une action judiciaire et une intervention d’urgence

de la Cour afin de protéger le peuple ukrainien. Si l’Ukraine comparaît aujourd’hui devant la Cour,

c’est pour solliciter l’indication de mesures conservatoires visant à mettre fin au financement du

terrorisme et à l’annihilation culturelle que la Fédération de Russie a fomentés.

3. L’appui apporté par la Fédération de Russie à des groupes armés illégaux en Ukraine

orientale ainsi que son occupation illicite de la Crimée ont d’ores et déjà causé un préjudice

irréparable au peuple ukrainien, notamment en faisant des milliers de victimes civiles et en

entraînant le déplacement d’environ 2 millions de personnes. Les souffrance injustifiables - 60 -

endurées par le peuple ukrainien exigent que la Russie rende des comptes au regard du droit

international. Mais pour l’heure, telle n’est pas la question qui nous préoccupe.

4. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l’aide que mon pays sollicite

aujourd’hui de la part de la Cour ne consiste pas à ce que celle-ci se prononce sur les nombreuses

réclamations qu’il a formulées contre la Fédération de Russie pour des violations flagrantes du

droit international, mais à ce qu’elle protège de toute urgence  à ce qu’elle sauve  des milliers,

sinon des millions, de vies innocentes, et fournisse au peuple ukrainien vivant en Ukraine orientale

et en Crimée occupée les garanties dont il a désespérément besoin.

5. Les populations civiles d’Ukraine, tout particulièrement dans sa partie orientale et en

Crimée, sont extrêmement vulnérables et ont besoin la protection immédiate de la Cour.

6. La situation en Ukraine orientale demeure instable et pourrait changer rapidement. Cela

fait près de trois ans que le conflit fait rage dans la région sans être résolu, nombre d’actes de

terrorisme ayant frappé des civils au cours de cette période. Faute de mesures pour mettre fin à ces

pratiques persistantes, le risque est important que la population civile se trouve confrontée à de

nouvelles violences terroristes.

7. En Crimée, la Fédération de Russie poursuit sans relâche sa politique d’annihilation

culturelle par la discrimination. Les Tatars de Crimée et les communautés ukrainiennes de souche

sont en permanence victimes de harcèlement, de mauvais traitements et de restrictions. Faute de
62

mesures pour mettre fin à ce comportement continu de la Russie, la discrimination dirigée contre

ces groupes vulnérables se poursuivra, et la politique russe visant à annihiler leurs identités

culturelles respectives risque fort d’aboutir.

8. Compte tenu de la menace réelle et imminente à laquelle se trouve exposée la population

ukrainienne, l’Ukraine sollicite une aide d’urgence de la Cour sous la forme de mesures

conservatoires, et ce, afin de protéger ses droits ainsi que ceux de son peuple.

9. S’agissant de la convention contre le financement du terrorisme, l’Ukraine prie la Cour

d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :

a) La Fédération de Russie doit s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le

différend porté devant la Cour sur le fondement de la convention contre le financement du

terrorisme, ou d’en rendre la solution plus difficile. - 61 -

63 b) La Fédération de Russie doit exercer un contrôle approprié sur sa frontière afin de prévenir tout

nouvel acte de financement du terrorisme, y compris la fourniture d’armes en provenance de

son territoire et à destination du territoire ukrainien.

c) La Fédération de Russie doit cesser et prévenir tous transferts d’argent, d’armes, de véhicules,

de matériels, de formation ou de personnel en provenance de son territoire et à destination de

groupes s’étant livrés à des actes de terrorisme contre des civils en Ukraine ou dont elle sait

qu’ils pourraient se livrer à pareils actes dans le futur, à savoir, et sans que cette énumération

soit limitative, la «République populaire de Donetsk», la «République populaire de Louhansk»,

les «Partisans de Kharkiv» et tous groupes ou personnes qui y sont associés.

d) La Fédération de Russie doit prendre toutes les mesures dont elle dispose pour s’assurer que

tout groupe opérant en Ukraine et ayant auparavant bénéficié de transferts d’argent, d’armes, de

véhicules, de matériels, de formation ou de personnel en provenance de son territoire

s’abstienne de se livrer à des actes de terrorisme contre des civils en Ukraine.

10. S’agissant de la convention contre la discrimination raciale, l’Ukraine prie la Cour

d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :

a) La Fédération de Russie doit s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le

différend porté devant la Cour sur le fondement de la convention contre la discrimination

raciale ou d’en rendre la solution plus difficile.

b) La Fédération de Russie doit s’abstenir de tout acte de discrimination raciale visant des

personnes, groupes ou institutions sur le territoire placé sous son contrôle effectif, et notamment

dans la péninsule de Crimée.

c) La Fédération de Russie doit mettre fin et renoncer à tout acte de répression politique et

culturelle visant le peuple tatar de Crimée, notamment en suspendant le décret ayant interdit le

parlement de ce groupe (Majlis) et en s’abstenant d’exécuter ledit décret ainsi que toute autre

mesure similaire, tant que la présente affaire demeurera pendante.

d) La Fédération de Russie doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin aux

disparitions de Tatars de Crimée et enquêter sans délai sur celles qui ont déjà eu lieu. - 62 -

e) La Fédération de Russie doit mettre fin et renoncer à tout acte de répression politique et

culturelle visant les Ukrainiens de souche en Crimée, notamment en levant les restrictions

relatives à l’enseignement en langue ukrainienne et en respectant les droits de ce groupe en

matière de langue et d’éducation, tant que la présente affaire demeurera pendante.

11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, au nom du Gouvernement et

du peuple ukrainiens, je vous remercie de l’attention que vous avez bien voulu porter à cette affaire

urgente. Ainsi s’achève mon exposé.

The PRESIDENT: Thank you. That concludes the second round of oral observations of

Ukraine. The Court will meet again tomorrow, at 10 a.m., to hear the second round of oral

observations of the Russian Federation. The sitting is closed.

The Court rose at 12.50 p.m.

___________

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