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CR 2014/21 (traduction)

CR 2014/21 (translation)

Vendredi 21 mars 2014 à 10 heures

Friday 21 March 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte et j’invite

M. Crawford à poursuivre sa plaidoirie entamée hier. Monsieur Crawford, vous avez la parole.

M. CRAWFORD : Merci Monsieur le président. J’ai exposé hier notre argumentation

relative aux aspects temporels de la Convention et illustré certaines difficultés que posent celle de

la Serbie.

12. J’examinerai maintenant les arguments soulevés par la Serbie suivant lesquels la

Convention ne peut s’appliquer avant son entrée en vigueur à l’égard des Parties, même dans le cas

d’une dissolution progressive. A cet égard, il convient de distinguer l’application de la Convention

en tant que telle — c’est-à-dire ses dispositions matérielles — et l’application de la

compromissoire, énoncée à l’article IX.

1) L’application des dispositions matérielles de la Convention sur le génocide

13. J’en viens à l’application des dispositions matérielles de la Convention. C’est la

première question qui se pose, et aussi la plus importante, étant donné que, comme je vais le

démontrer, si les dispositions matérielles de la Convention s’appliquaient aux Parties à cette date, il

n’y aurait guère de difficulté à appliquer l’article IX.

14. M. Zimmermann a affirmé que la Cour avait déjà décidé, lors de la phase des exceptions

préliminaires, que la Serbie s’était trouvée liée par la Convention «seulement» «à compter

d’avril 1992» . C’est M. Zimmermann qui a ajouté le mot «seulement». Certes, si la Cour avait dit

«seulement», la question serait close. Mais elle ne l’a pas dit. La Cour a dit que la Serbie était

2
devenue liée par la Convention «à compter de cette date» , mais elle a délibérément laissé sans

réponse la question de savoir «si les obligations en vertu de la Convention étaient opposables à la

RFY antérieurement au 27 avril 1992» , dans l’attente de l’examen au fond.

15. Pour en venir à cette question, permettez-moi d’analyser d’abord la position de la RFY à

l’époque. [Projection.] La meilleure preuve en est la propre déclaration de la RFY du

27 avril 1992, qui se lit comme suit :

1
CR 2014/14, p. 14, par. 26 (Zimmermann).
2Arrêt Croatie, p. 454, par. 117.

3Ibid., p. 460, par. 129. - 3 -

11 «La République fédérale de Yougoslavie, assurant la continuité de l’Etat et de la
personnalité juridique et politique internationale de la République fédérative socialiste
de Yougoslavie, respectera strictement tous les engagements que la République
4
fédérative socialiste de Yougoslavie a pris à l’échelon international.»

16. Dans sa note officielle aux Nations Unies datée du même jour, il est dit :

[projection suivante]

«Dans le strict respect de la continuité de la personnalité internationale de la
Yougoslavie, la République fédérale de Yougoslavie continuera à exercer tous les
droits conférés à la République fédérative socialiste de Yougoslavie et à s’acquitter de
toutes les obligations assumées par cette dernière dans les relations internationales,

y compris en ce qui concerne son appartenance à toutes les organisations
internationales et sa participation à tous les traités internationaux que la Yougoslavie a
ratifiés ou auxquels elle a adhéré.»5

Il est vrai que, à certains égards, cette proclamation a été démentie par les faits. Elle était

néanmoins en vigueur à l’époque et la Serbie s’en prévalait à des fins diverses, y compris pour être

admise à ester devant la Cour.

17. La Cour a déjà conclu que la RFY était liée «par les obligations découlant de toutes les

6
conventions multilatérales auxquelles la RFSY était partie au moment de sa dissolution» . Mais en

réalité, les deux documents d’avril 1992 sont rédigés en termes plus généraux encore. Il y est

question de «toutes les … obligations assumées par» la RFSY, «y compris … sa participation à

tous les traités internationaux». A l’évidence, la RFY elle-même considérait que les obligations

matérielles énoncées dans la Convention sur le génocide, comme toutes les obligations assumées

par la RFSY, s’appliquaient sans solution de continuité d’aucune sorte. L’expression

«obligations … dans les relations internationales» est assez générale pour englober les obligations

secondaires en matière de responsabilité, mais je reviendrai sur ce point. Telle est donc la position

de la RFY. [Fin de projection.]

18. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en principe, la continuité dans

l’application des dispositions matérielles de la Convention sur le génocide ne saurait dépendre

d’une reconnaissance en acceptation de la part de l’Etat successeur. Certes, aux termes de

l’article XIV, la Convention peut être dénoncée tous les dix ans, avec un préavis de six mois.

4
Déclaration conjointe de l’Assemblée de la RFSY, de l’Assemblée nationale de la République de Serbie et de
l’Assemblée de la République du Monténégro, 27 avril 1992, Nations Unies, doc. A/46/915, annexe II.
5Note en date du 27 avril 1992, adressée au Secrétaire général, Nations Unies, doc. A/46/915, annexe I.

6Arrêt Croatie, p. 454 à 455, par. 117. - 4 -

Mais aucun Etat ne l’a jamais dénoncée et il devrait être présumé qu’un Etat successeur ne l’a pas

fait ou qu’il n’a pas pris de mesures produisant pareil effet. De fait, aux époques pertinentes,

la Serbie n’a jamais exprimé autre chose que sa volonté de continuité : «toutes les obligations

12 assumées par cette dernière dans les relations internationales, y compris … sa participation à tous
7
les traités internationaux que la Yougoslavie a ratifiés ou auxquels elle a adhéré» . On ne saurait

être plus explicite.

19. Par ailleurs, et c’est plus important encore, la Convention sur le génocide ne saurait être

réduite à une promesse faite par les Etats existants de faire quelque chose ou de ne pas le faire ; elle

constitue la reconnaissance par la communauté internationale des Etats dans son ensemble de ce

que le génocide n’est pas seulement un crime commis par des individus, mais aussi un acte

fondamentalement illicite, quel qu’en soit l’auteur. Vous l’avez d’ailleurs relevé dans l’affaire de

la Bosnie, en estimant que la Convention comportait une obligation implicite pour les Etats de ne

pas commettre eux-mêmes un génocide . Dès lors, les Serbes, notamment les «responsables»

serbes, ne peuvent être considérés comme ayant été libres de commettre un génocide contraire à la

Convention au simple motif qu’il pourrait y avoir une ambigüité quant à la continuité de

l’application de cet instrument. Mais il n’y avait pas d’ambigüité.

20. Quoi qu’il en soit, s’ajoute à cela un autre élément plus fondamental encore.

La communauté internationale des Etats n’est pas un numerus clausus. Elle ne se limite pas aux

Etats existants à une époque donnée. Lorsque la communauté des Etats — chauffée à blanc à la

suite de l’Holocauste — définit certains comportements comme criminels, contraires à la loi

morale, et les déclare tels — combien de fois l’Assemblée générale a-t-elle mentionné la

morale ? —, ce n’est pas à la présente Cour — avec tout le respect que je lui porte — de faire

preuve de scepticisme à cet égard. L’objet et le but de la Convention sont bien trop importants.

Ainsi, les événements de Srebrenica auraient-ils été licites — ou non illicites — au regard de la

Convention s’ils s’étaient déroulés plus tôt, avant la création de la Bosnie-Herzégovine ou son

admission à l’ONU ? La Cour peut-elle vraiment encourager tous les Milošević du monde

7 Note en date du 27 avril 1992, adressée au Secrétaire général, Nations Unies, doc. A/46/915, annexe I.

8 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 616, par. 32. - 5 -

à commettre un génocide au plus vite, alors que l’Etat est en voie de dissolution ? Dieu nous

préserve ! Regardons autour de nous !

2) L’application de l’article IX de la Convention sur le génocide

21. J’en viens maintenant à l’application de l’article IX de la Convention. Si l’on part du

principe que les dispositions matérielles de cet instrument étaient en vigueur à l’égard de tous les

organes publics ou privés qui se trouvaient en RFSY en 1991 et au début de 1992 — et qui pourrait

le nier —, le fait que l’article IX doit être interprété comme s’appliquant aux actes mettant en cause

la responsabilité de l’Etat est évident. La seule condition temporelle énoncée dans l’article IX est

13 qu’il doit y avoir un différend «entre les Parties contractantes relatif[] à l’interprétation,

l’application ou l’exécution» de la Convention. L’interprétation naturelle de ces termes est qu’ils

imposent deux conditions seulement : au moment où la requête est soumise à la Cour, le différend

doit opposer des parties contractantes et il doit entrer dans les précisions de l’article IX. Rien ne

justifie d’interpréter cet article comme prévoyant d’autres conditions telles que le fait que l’Etat

requérant doive exister au moment de la commission du génocide. Le conseil de la Serbie a

invoqué à l’appui de sa thèse l’opinion du juge Fitzmaurice dans l’affaire du

9
Cameroun septentrional , mais c’est sur des motifs tout autres que la Cour avait fondé sa
10
décision . Selon le juge Fitzmaurice, un Etat ne saurait se plaindre d’avoir subi un préjudice direct

en raison d’événements survenus avant sa création, par exemple le génocide de sa propre peuple au

cours de sa lutte pour l’indépendance. Pareille conclusion serait tout à fait gratuite et contraire à la

décision rendue par la Cour dans l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru , affaire dans

laquelle, si vous me permettez de le rappeler, je prenais la parole à la barre pour la première fois.

Le «juridisme tabulaire» d’un sir Fitzmaurice est tout à fait inapproprié en ce qui concerne des

obligations erga omnes, ce que la Cour a d’ailleurs reconnu dans l’affaire de la

9
Affaire du Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1963, opinion individuelle de sir Gerald Fitzmaurice, p. 129.
10Cameroun septentrional, p. 32, analyse dans J. Crawford, The Creation of States in International Law, 2 ed.,
2006, p. 584, 585, 596 et 597.
11
Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1992, p. 240. - 6 -

Barcelona traction , c’est-à-dire à la première occasion suivant la déroute de M. Fitzmaurice dans

13
la deuxième affaire du Sud-Ouest africain .

22. Le conseil m’a reproché d’avoir cité l’affaire Mavrommatis à propos du principe selon

lequel, «dans le doute, une juridiction basée sur un accord international s’étend à tous les différends

14
qui … sont soumis [à la Cour] après son établissement» . Il a été dit que l’affaire reposait sur le

15
libellé particulier du traité en question et n’autorisait aucune généralisation . Il s’agit pourtant

d’un principe bien établi qui n’est pas spécifique à l’affaire Mavrommatis. J’aurais pu citer en

exemple l’affaire des Phosphates du Maroc, dans laquelle la Cour permanente avait jugé qu’une

14 limitation ratione temporis avait été insérée dans un traité afin d’«enlever à l’acceptation de la

16
juridiction obligatoire tout effet rétroactif» . Autrement dit, la Cour présumait qu’elle avait

compétence, sauf limitation expressément insérée dans le texte considéré.

23. J’ai déjà rappelé que ce principe était reconnu par la doctrine, par exemple par un auteur

17
aussi éminent que M. Rosenne . Paul Tavernier, quant à lui, citant les affaires Mavrommatis et

Phosphates du Maroc, écrit ce qui suit : «une limitation ratione temporis devra être expressément

prévue dans l’acte attributif de compétence et elle sera interprétée restrictivement» . Et il ajoute :

«[l]’arrêt Mavrommatis a donc énoncé une règle juste à notre avis, car il faut bien distinguer les

19
problèmes de fond des problèmes de procédure» , dans lesquels il inclut les questions de

compétence. Ce principe et celui de la non-rétroactivité énoncé à l’article 28 de la convention de

Vienne ne sont pas contradictoires. Aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 36 du Statut de la

Cour, un Etat peut accepter la juridiction obligatoire de celle-ci, et ce, «purement et simplement ou

sous condition de réciprocité … ou pour un délai déterminé». Il n’est nullement question de la

12 Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt,
C.I.J. Recueil 1970, p. 32.

13 Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), deuxième phase, arrêt,
C.I.J. Recueil 1966, p. 47.

14CR 2014/14, p. 36, par. 51 et 52 (Tams), renvoyant à l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine,
arrêt n 2, 1924, C.P.J.I. série A n 2, p. 35.

15CR 2014/14, p. 36, par. 53 (Tams).
16 o
Phosphates du Maroc, arrêt, 1938, C.P.J.I. série A/B n 74, p. 24.
17 e
S. Rosenne, The Law and Practice of the International Court 1920–2005, vol. II (Jurisdiction), 4 édition, Brill,
2006, p. 915 et s., cité dans CR 2014/12, p. 47, par. 28 (Crawford).
18
P. Tavernier, Recherches sur l’application dans le temps des actes et des règles en droit international public,
Paris ; LGDJ, 1970, p. 217 et 218.
19
Ibid., p. 218. - 7 -

non-rétroactivité d’une acceptation de juridiction de la Cour lorsque le titre de compétence est

silencieux à cet égard .20

24. M. Tams a ensuite déclaré que le principe en question ne s’appliquait plus . C’est 21

inexact. Le principe posé dans l’affaire Mavrommatis a trouvé son expression dans la décision de

la Cour en l’affaire de la Bosnie, suivant laquelle «la Convention sur le génocide et en

particulier son article IX ne comport[ait] aucune clause qui aurait pour objet ou pour

conséquence de limiter ainsi l’étendue de sa compétence ratione temporis», la Cour ayant conclu

qu’elle avait «compétence en l’espèce pour assurer l’application de la Convention sur le génocide

aux faits pertinents qui se sont déroulés depuis le début du conflit dont la Bosnie-Herzégovine a été

le théâtre» et que «[c]ette constatation [était] d’ailleurs conforme à l’objet et au but de la

15 Convention tels que définis par la Cour en 1951» . La Cour est parvenue à cette décision malgré

l’argument de non-rétroactivité que la Serbie avait alors formulé, ce qui a permis à Eirik Bjorge de

dire que l’affaire de la Bosnie était «l’application de la règle concernant les clauses de juridiction

23
énoncées dans l’affaire Mavrommatis» . Certes, la Cour a ensuite précisé que sa conclusion «ne

portait pas sur la question de savoir si certains de ces faits étaient antérieurs à la création de la

RFY» , mais sans s’écarter du principe général sous-tendant sa décision en l’affaire de la Bosnie et

exprimée dans l’arrêt Mavrommatis : «[l]a Cour est d’avis que, dans le doute, une juridiction basée

sur un accord international s’étend à tous les différends qui lui sont soumis après son

établissement» . Ce principe s’applique en la présente espèce.

25. Pour démontrer que la Cour a — selon ses propres termes — «infirmé» le prononcé de

l’arrêt Mavrommatis, M. Tams vous a renvoyé à l’arrêt Géorgie c. Fédération de Russie . 26

Or, cette affaire ne portait pas sur la question qui nous occupe.

20E. Bjorge, «Right for the wrong reasons : Šilih v Slovenia and jurisdiction ratione temporis in the European
Court of Human Rights», The British Yearbook of International Law (BYIL), 2013, vol. 83, p. 123 et 124.

21CR 2014/14, p. 36 - 37, par. 54 (Tams).
22
Arrêt Bosnie, p. 617, par. 34.
23
E. Bjorge, «Right for the wrong reasons: Šilih v Slovenia and jurisdiction ratione temporis in the European
Court of Human Rights», BYIL, 2013, vol. 83, p. 126.
24Arrêt Croatie, p. 458, par. 123.

25Affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n 2, 1924, C.P.J.I. série A n 2, p. 35.

26CR 2014/14, p. 36, par. 54 (Tams). - 8 -

26. M. Tams vous a dit que la Géorgie «souhaitait invoquer des faits antérieurs» à 1999, date

à laquelle elle était devenue liée par la convention internationale sur l’élimination de toutes les

formes de discrimination raciale (CIEDR) , mais le contexte du passage qu’il a cité était tout à fait

particulier. La Russie avait en effet contesté la compétence de la Cour au motif qu’il «n’existait

pas de différend entre les Parties touchant l’interprétation ou l’application de la CIEDR à la date à

28
laquelle la Géorgie a[vait] déposé sa requête» . Si elle avait été jugée recevable, cette exception

d’incompétence aurait été déterminante. Dans le passage cité, la Géorgie invoquait des éléments de

preuve antérieurs à 1999, non pas pour réfuter directement l’exception en question, mais afin

d’établir que le différend «exist[ait] depuis longtemps, qu’il [était] fondé et qu’il n’[était] pas

29
d’invention récente» . La Cour a considéré que la Géorgie n’avait pas proposé d’éléments de

preuve antérieurs à 1999 établissant cet argument, ajoutant que, même si elle l’avait fait,

«ce différend, bien que concernant la discrimination raciale, n’aurait pu toucher à l’interprétation

ou à l’application de la CIEDR ; cet instrument … ne donne compétence à la Cour que pour

30
connaître des différends qui le concernent» .

16 27. Si M. Tams avait dégagé de cet extrait un principe selon lequel il ne peut exister de ce

différend entre Etats au titre d’un traité tant que celui-ci n’est pas en vigueur à leur égard, cela

aurait été défendable, et ce, bien que j’aie déjà précisé que, en tout état de cause, le caractère

déclaratoire de la Convention sur le génocide devait conduire à un résultat différent. Or, il s’est

appuyé sur le passage en question pour formuler une tout autre assertion, affirmant que la Cour a

«été très claire» sur le fait que «les deux parties devaient être liées par la Convention lorsque le

comportement en litige s’est produit — et non, comme la Croatie le soutient, lorsque la procédure

a été engagée» . Pourtant, ce n’est pas ce que la Cour a dit dans l’arrêt Géorgie c. Fédération de

Russie, et elle n’a rien dit qui puisse être interprété dans ce sens. Bien au contraire, elle a précisé,

au début de son examen, que «[e]n principe, le différend d[evait] exister au moment où la requête

27
CR 2014/14, p. 37, par. 54 (Tams).
28Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 81, par. 22.

29Géorgie c. Russie, p. 86, par. 34 et p. 94, par. 50.
30
Ibid., p. 100, par. 64.
31CR 2014/14, p. 37, par. 55 (Tams). - 9 -

est soumise à la Cour» . Voilà qui est, si je puis me permettre, tout à fait exact, et, en l’espèce, il

est satisfait à cette condition.

28. Il ne fait aucun doute qu’un «différend» existait au moment où la Croatie a déposé sa

requête. La distinction entre droit conventionnel et coutumier n’est d’aucune utilité à la Serbie.

La Croatie a mentionné l’existence d’une règle coutumière d’interdiction du génocide pour établir

l’objet et le but de la Convention, ainsi que la portée temporelle des obligations matérielles que

celle-ci renferme, mais elle soutient que la Convention s’applique en l’espèce. Le passage de

l’arrêt Géorgie c. Fédération de Russie portant sur l’existence et la qualification du «différend» au

moment où la requête a été soumise à la Cour n’est pas pertinent.

29. Dans l’affaire Géorgie c. Russie, cette dernière a soulevé une exception préliminaire

distincte suivant laquelle «l’éventuelle compétence de la Cour est limitée ratione temporis aux

événements qui se sont produits après l’entrée en vigueur de la CIEDR entre les parties» . Cette 33

exception se rapproche davantage de la question qui se pose ici. Or, la Cour a conclu que, ayant

retenu l’une des exceptions préliminaires de la Russie, il n’était pas nécessaire qu’elle se prononce

34
sur cette dernière exception . Il est donc quelque peu excessif d’affirmer que la conclusion de la
35
Cour aurait «infirmé» sa décision dans l’affaire Mavrommatis , alors qu’elle a expressément et

sans ambigüité refusé de se prononcer sur ce point.

17 30. L’arrêt Géorgie c. Russie a également été cité à l’appui d’une autre thèse.

M. Zimmermann qui, cette fois, apparaissait avec M. Tams, et non en parallèle a relevé que

l’hypothèse d’une succession automatique n’avait «pas même [été] avancée» et que la Cour ne

s’était «pas même interrogée» sur la question. Il a ajouté que vous aviez «écarté» cette idée . 36

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, si l’affaire Géorgie c. Russie devait faire

autorité sur toutes les propositions qui n’y ont jamais été avancées ou considérées, vous n’auriez

plus à examiner aucune autre affaire ; le développement de votre jurisprudence serait terminé !

Pareille conclusion aurait cependant pour effet de paralyser les traités humanitaires en cas de

32
Géorgie c. Russie, p. 85, par. 30.
33
Ibid., p. 81, par. 22.
34Ibid., p. 140, par. 185.
35
CR 2014/14, p. 36, par. 54 (Tams).
36
CR 2014/14, p. 20 et 21, par. 58 (Zimmermann). - 10 -

conflit et de dissolution, c’est-à-dire lorsque se réveillent les violences ethniques. Je ne peux pas

croire que tel soit l’effet recherché, et ce n’est certainement pas souhaitable : la Cour s’en

trouverait mise sur la touche ; dans un monde instable, son rôle serait amoindri plutôt qu’accru.

31. L’autre affaire abondamment invoquée par la Serbie est l’affaire Belgique c. Sénégal.

Au moins cinq fois, me semble-t-il, nos contradicteurs ont dit que je ne m’y étais pas référé.

Plusieurs passages de cette affaire ont été cités. Le premier, cette fois encore, porte sur la question

— distincte, d’un point de vue analytique — de savoir si le «différend» existait au moment où a été

déposée la requête . Tout ce que l’on apprend dans ce passage, c’est qu’au moment où la Belgique

a présenté sa requête, il n’existait pas de différend relatif à une obligation particulière du droit

coutumier qui aurait été violée par le Sénégal, par opposition aux obligations incombant à cet Etat

au titre de la convention contre la torture . La Serbie cite ce passage pour affirmer ce qui relève de

l’évidence, à savoir que la question de l’existence d’une obligation de droit coutumier est distincte

de celle du respect d’une obligation conventionnelle. Cet extrait ne présente aucun autre intérêt en

l’espèce.

32. M. Zimmermann a estimé que l’arrêt Belgique c. Sénégal venait également étayer la

thèse selon laquelle la Croatie n’est pas fondée à demander à la Cour de se prononcer sur le respect

39
par la Serbie de ses obligations avant la création de la Croatie . Mais, cette fois encore, le passage

en question est cité hors contexte. En réalité, ce que le Sénégal faisait valoir était que l’obligation

en question appartenait «à «la catégorie des obligations erga omnes divisibles», dans la mesure où

seul l’Etat lésé pouvait en demander la sanction» . Or, les obligations prévues dans la Convention

sur le génocide — et, en particulier, l’obligation de ne pas commettre un génocide — ne sont pas

18 des obligations erga omnes «divisibles». Le génocide ne s’envisage pas par rapport à un Etat

particulier. Qui plus est, la Cour a ajouté que la Belgique avait qualité pour agir à partir de la date

à laquelle elle est devenue partie à la Convention, en 1999, et qu’elle avait invoqué la

37
CR 2014/14, p. 16, par. 35 (Zimmermann).
38 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt,
C.I.J. Recueil 2012 (II) p. 445, par. 54.

39CR 2014/14, p. 66 et 67, par. 91 à 95 (Zimmermann).
40
Belgique c. Sénégal, p. 458, par. 103. - 11 -

responsabilité du Sénégal «à partir de l’an 2000» ; là encore, on peut difficilement considérer

qu’elle a tranché la question .41

33. Enfin, le conseil a renvoyé la Cour à l’arrêt Belgique c. Sénégal en ce qui concerne

l’analyse de la portée temporelle de l’article 7 du paragraphe 1) de la convention contre la torture . 42

Cette disposition fait obligation aux Etats de poursuivre ou d’extrader les auteurs de certaines

infractions. Il ne s’agit pas d’une clause compromissoire. Elle n’a rien à voir avec la présomption,

énoncée dans l’arrêt Mavrommatis, que la compétence en vertu d’une clause compromissoire

s’applique à tous les différends portés devant la Cour après son établissement. Deuxièmement, la

Cour a opéré la distinction entre l’obligation de poursuivre ou d’extrader et l’interdiction de la

torture en elle-même : «l’interdiction de la torture relève du droit international coutumier et elle a

acquis le caractère de norme impérative (jus cogens)», a-t-elle indiqué, apparemment pour

distinguer cette obligation de celle de poursuivre ou extrader qui, comme elle l’a précisé en citant

l’article 28 de la convention de Vienne, «ne s’applique qu’aux faits survenus après son entrée en

vigueur pour l’Etat concerné» . L’analyse de la Cour ne portait pas sur la portée temporelle de

l’interdiction de la torture en soi.

34. Au mieux, l’examen auquel s’est livrée la Cour dans l’arrêt Belgique c. Sénégal n’est

pertinent qu’à l’égard d’une question de compétence particulière : la portée temporelle

d’obligations matérielles analogues à l’obligation de poursuivre ou d’extrader en vertu de la

convention sur la torture.

35. Cette analogie ne vaut pas en l’espèce, et il convient plutôt de se pencher sur l’approche

de la Cour européenne des droits de l’homme, et ce, malgré l’idée bien établie que la Convention

en tant que telle n’a qu’un effet prospectif. Dans l’affaire Šilih c. Slovénie, la question était de

savoir si la Convention pouvait s’appliquer aux faits survenus avant son entrée en vigueur à l’égard

de la Slovénie. L’obligation en cause était semblable à l’obligation de punir en vertu de la

Convention sur le génocide, ou à l’obligation d’extrader en vertu de la convention contre la torture.

[Projection.] La Cour européenne a conclu :

41Belgique c. Sénégal, p. 458, par. 104.

42CR 2014/14, p. 16, par. 6 à 38 ; p. 18, par. 46 à 49 (Zimmerman) ; p. 25, par. 14, p. 27 et 28, par. 23 et 24,
p. 33, par. 38 à 40 (Tams).
43
Belgique c. Sénégal, p. 457, par. 100. - 12 -

19 «que l’obligation procédurale que recèle l’article 2 de mener une enquête effective
[était] devenue une obligation distincte et indépendante. Bien qu’elle procède des
actes concernant les aspects matériels de l’article 2, elle peut donner lieu à un constat
d’«ingérence» distincte et indépendante, au sens de l’arrêt Blečić… Dans cette

mesure, elle peut être considérée comme une obligation détachable résultant de
l’article 2 et pouvant s’imposer à l’Etat même lorsque le décès est survenu avant la
date critique.»44

Voici donc ce que la Cour européenne a dit de la dimension prospective de la Convention. [Fin de

projection.]

36. Laissons de côté les analogies et citons l’article I de la Convention sur le génocide :

«Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en

temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.» Elles

confirment qu’il s’agit d’un crime ; elles s’engagent à le punir. De même, la résolution 96 (I) de

l’Assemblée générale «[a]ffirme que le génocide est un crime de droit des gens» . Ce caractère

confirmatoire et déclaratoire de la Convention, qui en fait un instrument unique parmi les traités

modernes, cette expression d’une puissante indignation morale à l’égard d’événements passés,

indiquent tout à fait clairement que la Convention n’est pas assortie des limites temporelles que

l’on trouve dans d’autres traités. Tel n’était pas le cas de la CIEDR, instrument à l’examen dans

l’affaire Géorgie c. Russie. Tel n’était pas non plus le cas de la convention contre la torture,

instrument à l’examen dans l’affaire Belgique c. Sénégal. Avant la convention contre la torture, un

seul acte de torture commis par un Etat aurait sans nul doute constitué une violation des droits de

l’homme, mais ce n’était un crime en droit international que s’il avait été commis dans le cadre

d’une attaque contre une population civile, s’il s’agissait d’un crime contre l’humanité ou d’un

crime de guerre. La torture est devenue illicite en tant que telle en 1984. Ces deux traités ont ainsi

établi un droit nouveau, et j’ai déjà souligné la différence avec la Convention sur le génocide,

laquelle avait pour objet de codifier un crime existant. En effet, qui aurait pu à l’époque soutenir

que le génocide qui avait été commis n’était pas un crime ?

37. Une autre analogie avec le droit relatif aux droits de l’homme pourrait peut-être éclairer

notre examen, et ce, malgré le caractère sui generis de la Convention sur le génocide. Dans un

contexte différent, un décalage temporel dans l’application d’un traité multilatéral en matière de

44Šilih c. Slovénie, Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), requête n 71463/01, arrêt du 9 avril 2009.

45Résolution 96 (I) de l’Assemblée générale, 11 décembre 1946. - 13 -

46
droits de l’homme s’est fait jour dans l’affaire Bijelić c. Monténégro et Serbie . Au moment du

dépôt de la requête, le Monténégro était constitutionnellement uni à la Serbie . 47 Après son

indépendance, le 3 juin 2006, les requérants ont indiqué qu’ils voulaient poursuivre les deux Etats,

20 le décalage temporel étant apparu parce que le Monténégro n’a rejoint le Conseil de l’Europe

qu’en 2007. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a alors décidé, rétroactivement, que

le Monténégro pouvait être considéré comme partie à la convention européenne à compter

48
du 6 juin 2006 . La Cour européenne en a tenu compte et a considéré que «les droits

fondamentaux protégés par les traités internationaux en matière de droits de l’homme d[evaient]

bénéficier aux individus qui résident sur le territoire de l’Etat partie concerné, nonobstant sa

dissolution ou sa succession subséquente». Elle a jugé que la convention avait été «continument en

vigueur pour le Monténégro» à compter de 2004, lorsque la RFY (Serbie et Monténégro) y avait

accédé .49

38. L’indépendance du Monténégro différait bien entendu grandement de la dissolution

antérieure de la RFSY et de l’émergence progressive de nouveaux Etats sur son territoire. Vous

vous souviendrez que la Croatie a maintenu la présente instance contre la Serbie en tant qu’Etat

50
continuateur sans engager une autre instance contre le Monténégro . L’affaire Bijelić illustre

cependant l’importance de la continuité des droits de l’homme pour les personnes vivant dans un

territoire, ce qui, selon nous, vaut a fortiori pour la Convention sur le génocide.

3) Succession en matière de responsabilité

39. J’en viens maintenant à une troisième question, celle de la succession en matière de

responsabilité. Selon la Serbie, c’est dans ce cadre que la Croatie aurait dû présenter son

argumentation . Sur ce point, la Croatie fait essentiellement valoir que la Cour doit examiner la

réalité pratique de la situation : pendant les événements de 1991 et du début de 1992, la RFSY ne

fonctionnait plus en tant qu’Etat et ce serait pure fiction juridique que de considérer que seule la

46 o
Bijelić c. Monténégro et Serbie, CEDH, requête n 11890/05, arrêt du 28 avril 2009.
47Arrêt Croatie, p. 422 et 423, par. 27 à 34.

48Conseil de l’Europe, doc. CM/Del/Dec (2006) 967/2.3aE, 16 juin 2006.
49
Bijelić c. Monténégro et Serbie, CEDH, requête n° 11890/05, arrêt du 28 avril 2009, par. 69.
50
Croatie, p. 422, par. 30.
51CR 2014/14, p. 23, par. 6, p. 39, par. 62 (Tams) ; p. 60 à 64, par. 58 à 80 (Zimmermann). - 14 -

RFSY pouvait être tenue pour responsable du comportement de la JNA. Ainsi que le juge Hudson

l’a indiqué dans son opinion individuelle dans l’affaire des Phares en Crète et à Samos, «[u]ne

conception juridique ne doit pas être tendue jusqu’au point de menacer rupture, et l’on ne saurait

laisser obscurcir les réalités de cette situation par l’ombre d’une souveraineté dépourvue de

substance» . A la fin de l’année 1991, la RFSY n’était autre que «l’ombre d’une souveraineté

dépourvue de substance». En pratique, la JNA était, de toute évidence, devenue un organe de l’Etat

21 serbe naissant, ce qui a été confirmé après le 27 avril 1992, lorsqu’elle en est effectivement

devenue un organe de jure. Mais si cet argument — c’est-à-dire notre demande — était rejeté,

autrement dit, si la Cour devait considérer que la RFSY, et elle seule, était responsable du

comportement de la JNA pendant la période considérée, il lui faudrait alors se prononcer sur la

succession en matière de responsabilité, demande que nous présentons à titre subsidiaire.

40. La question n’a pas été tranchée au stade des exceptions préliminaires . La Cour a jugé

que la Serbie avait succédé à la RFSY en ce qui concerne les instruments multilatéraux auxquels

celle-ci était partie, mais elle ne s’est pas prononcée sur la succession en matière de responsabilité.

41. A cet égard, la sentence arbitrale rendue dans l’affaire des Phares peut apporter certains

éclaircissements. Dans cette affaire, le service côtier de la Crète avait exempté un bateau grec du

paiement des droits de phare en violation d’un traité. La Grèce a été tenue pour responsable de ce

comportement, alors même qu’il était antérieur à son union avec la Crète, en 1913. Cette affaire est

notamment pertinente car elle avait été portée à l’attention de la Grèce, qui avait conservé la

concession du service côtier après avoir succédé à la Crète. Notons le parallèle avec la JNA, qui,

en pratique, était restée en service sous un autre nom après la proclamation de la RFY. Notons

également que la Grèce n’avait pas fait de déclaration de succession expresse en matière de

responsabilité ; pareille déclaration n’est manifestement pas nécessaire lorsque le comportement est

clair en tant que tel. Aussi le tribunal a-t-il jugé que la responsabilité de la Grèce «[n]e pourrait

résulter que d’une transmission de responsabilité en vertu des règles de droit coutumier ou des

52Phares en Crète et à Samos (France c. Grèce), arrêt, 1937, C.P.J.I. série A/B n 71 ; opinion individuelle du
juge Hudson, p. 127.

53CR 2014/14, p. 60 et 61, par. 58 à 67 (Zimmermann). - 15 -

54
principes généraux de droit régissant la succession des Etats en général» , reconnaissant par

ailleurs le caractère sui generis de ce genre de situations : «[i]l n’est pas moins injustifié d’admettre

le principe de la transmission comme une règle générale que de le dénier. C’est plutôt et

55
essentiellement une question d’espèce dont la solution dépend de multiples facteurs concrets.»

42. Il convient donc de rechercher quels sont les facteurs concrets en la présente espèce.

Selon nous, la règle de la succession peut s’appliquer dans des circonstances particulières si elle est

justifiée. Il n’existe pas de règle générale prévoyant la succession en matière de responsabilité,

mais il n’existe pas non plus de règle générale qui s’y oppose. Supposons qu’après la proclamation

de la RFY, le 27 avril 1992, quelqu’un ait demandé au président Milošević si la nouvelle RFY était

responsable de la conduite de l’ex-RFSY. Qu’aurait-il répondu ? La réponse est tout à fait
22

évidente ; elle tombe sous le sens. Ayant à l’époque rigoureusement revendiqué la continuité de la

RFSY, Milošević — ou tout autre représentant de la nouvelle RFY — aurait sans nul doute

répondu «oui, la RFY est responsable, en droit international, de tous les comportements

attribuables à la RFSY». Telle est la conclusion qui s’impose au vu du comportement et des

déclarations de la RFY à l’époque, et, en particulier, de la déclaration du 27 avril 1992 et des autres

déclarations faites aux Nations Unies, qui reflétaient la position de l’Etat.

43. La controverse concernant le statut de la RFY entre 1992 et 2000 a créé une certaine

confusion et — le mot est faible — entraîné certaines complications pour la Cour. En dernière

analyse, quelle que soit l’approche que celle-ci suivra, quelles qu’aient été les conséquences du

changement de politique de la Serbie vis-à-vis des Nations Unies en 2000, les dirigeants serbes et

l’appareil d’Etat ne devraient cependant pas jouir de l’impunité en se soustrayant à leur

responsabilité internationale, responsabilité qu’eux-mêmes estimaient détenir, et que le reste du

monde considérait qu’ils détenaient.

54Affaire relative à la concession des phares de l’Empire ottoman (Grèce, France), Recueil des sentences
arbitrales, vol. XII, Nations Unies (24/27 juillet 1956), p. 197.

55Ibid. - 16 -

III. Compétence de la Cour pour statuer sur des faits postérieurs au 27 avril 1992,

y compris des violations continues de la Convention

44. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’exposerai un dernier point

concernant la compétence. La Serbie a soutenu que la Croatie «n’a[vait] fait référence à aucun

événement postérieur au 27 avril 1992 qui, selon elle, constituerait un acte de génocide», de sorte

que son argumentation «repose … entièrement sur l’application rétroactive de la Convention sur le

génocide» . En réalité, dans ses écritures, la Croatie a fait état de nombreux crimes, de nombreux

actes délictueux commis après le 27 avril 1992, qui permettent de démontrer le caractère continu de

la campagne génocidaire menée à l’encontre de la population croate. En mai 1992, par exemple,

des résidents croates ont été expulsés de force de Berak avant d’être contraints de marcher dans un

champ de mines . En février 1993, les membres d’un groupe paramilitaire serbe conduits par

un officier en service actif de ce qui était alors l’armée de jure de la RFY ont assassiné des

Croates à Puljane, ce qui a conduit les autres habitants de cette commune à fuir dès le lendemain.

58
La seule sanction infligée aux meurtriers a été le renvoi de leurs unités . Entre mai 1992 et

février 1993, des civils croates ont été massacrés à Medviđa et leurs assassins ont été relâchés sans

59 60
23 être inculpés . Vous trouverez d’autres exemples dans les notes de bas de page . Quoi qu’il en

soit, il semble que la Serbie ait changé de position : en effet, elle a concédé la semaine dernière

qu’au moins huit des actes de génocide allégués avaient effectivement été commis après

le 27 avril 1992 .61 Dès lors, à titre encore plus subsidiaire, même si la Cour jugeait que la

Convention n’était applicable qu’à partir du 27 avril 1992, il lui resterait à se prononcer sur certains

actes. Avec tout le respect que je lui porte, et si vous me passez l’expression, «elle ne serait pas

tirée d’affaire».

45. En tout état de cause, la Serbie continue de porter la responsabilité de violations de la

Convention sur le génocide. En effet, son manquement à l’obligation de punir les actes de

56
CR 2014/14, p. 11, par. 6-7 (Zimmermann).
57 Mémoire de la Croatie (MC), par. 4.38.

58 MC, par. 5.207.
59
MC, par. 5.220.
60 MC, par. 4.93 (mai 1995), 5.27 (septembre 1993), 5.145 (novembre 1992 et début 1993), 5.210 (1993), 5.212

(plusieurs dates entre août 1992 et 1996), 5.214 (juillet 1992), 5.221 (janvier 1993), 5.223 (janvier 1993), 5.225 (juin à
décembre 1992) ; réplique de la Croatie (RC), par. 6.75 (1993), 6.89 (juillet 1992 et janvier 1993).
61 CR 2014/15, p. 35, par. 7 (Lukić). - 17 -

génocide se poursuit, indépendamment du moment où ceux-ci ont été commis, que ce soit avant ou

après le 27 avril 1992. [Projection.] Cette thèse est conforme au paragraphe 2 de l’article 14 des

articles sur la responsabilité de l’Etat, qui se lit comme suit : «2) La violation d’une obligation

internationale par le fait de l’Etat ayant un caractère continu s’étend sur toute la période durant
62
laquelle le fait continue et reste non conforme à l’obligation internationale.»

46. M. Sands vous a dit que les familles dont les proches n’ont pas été retrouvés les

disparus de Croatie continuaient de subir une «[a]tteinte grave à l[eur] intégrité mentale», en

violation de l’article II de la Convention. Or, cette atteinte est largement reconnue comme une

violation «ayant un caractère continu». Ainsi, la déclaration des Nations Unies sur la protection de

toutes les personnes contre les disparitions forcées prévoit que «[t]out acte conduisant à une

disparition forcée continue d’être considéré comme un crime aussi longtemps que ses auteurs

dissimulent le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve et que les faits n’ont

63
pas été élucidés» . [Projection suivante.] Et la Cour interaméricaine l’a confirmé dans l’une de

ses principales décisions, l’affaire Velázquez Rodríguez, dans laquelle elle a affirmé ceci :

24 «Le devoir d’enquêter sur des faits de cette nature subsiste tant que demeure
incertain le sort de la personne disparue. Même dans l’hypothèse où, dans certaines
conditions, les personnes individuellement responsables de pareils actes délictueux ne

peuvent être juridiquement sanctionnées, l’Etat est tenu d’employer tous les moyens
dont il dispose pour informer les proches des victimes du sort qu’elles ont connu et, si
elles ont été tuées, du lieu où se trouve leur dépouille.» 64

47. [Fin de projection.] Le même raisonnement vaut pour l’article II de la Convention, qui

prévoit que l’actus reus du génocide englobe «l’[a]tteinte grave à l’intégrité physique ou mentale

de membres du groupe». Donc, encore une fois, la Serbie est responsable de ces violations

continues de l’article II, quelle que soit son argumentation relative à la compétence de la Cour

à l’égard des faits antérieurs au 27 avril 1992.

62 Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, Annuaire de la Commission du droit
international (ACDI), 2001, vol. II, partie 2, art. 14, par. 2 : «(2) The breach of an international obligation by an act of a
State having a continuing character extends over the entire period during which the act continues and remains not in
conformity with the international obligation.»
63
Déclaration des Nations Unies sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées,
Assemblée Générale, résolution 47/133 du 18 décembre 1992, art. 17.
64 Cour interaméricaine des droits de l’homme, Velázquez Rodríguez, série C, n 4, arrêt du

29 juillet 1988, par. 181. - 18 -

IV. Le principe in statu nascendi

48. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voilà qui conclut mes

observations sur la question de la compétence. J’examinerai à présent celle de l’attribution, en

commençant par l’applicabilité du paragraphe 2 de l’article 10 des articles sur la responsabilité de

l’Etat. Si cette disposition n’était peut-être guère connue avant la présente espèce, elle le sera

désormais.

49. Sur cette question, la Serbie a répété plusieurs arguments tirés de ses écritures et que

nous avons réfutés au premier tour de plaidoiries, mais elle n’a pas répondu à cette réfutation. Par

exemple, le conseil de la Serbie a fait référence à plusieurs reprises à ce qu’il a appelé la

«responsabilité des mouvements» , expression pour le moins curieuse. Or, comme je l’ai dit au

premier tour, le paragraphe 2 de l’article 10 «n’a pas trait à la responsabilité du mouvement en tant

66
que tel», mais à son «comportement en tant qu’Etat embryonnaire» . Cette disposition ne se limite

pas aux obligations de fond s’appliquant expressément aux mouvements, qu’ils réussissent ou non

à constituer un nouvel Etat, comme celles qui peuvent faire l’objet d’une déclaration d’acceptation

au titre du Protocole Additionnel I aux Conventions de Genève. Il découle de cette proposition

claire et simple [sur laquelle je ne m’appesantirai pas de nouveau] que d’autres règles d’attribution

pertinentes s’appliquent presque de la même façon qu’elles le feraient dans une situation entrant

dans les prévisions du paragraphe 2 de l’article 10.

50. M. Lukić a soutenu qu’«il n’exist[ait] pas d’équivalent à l’article 8 du texte de la CDI»

en ce qui concerne la responsabilité des mouvements et que, dans son commentaire, la CDI avait

«expressément exclu le comportement de membres du mouvement agissant à titre individuel» . 67

Or elle n’a rien fait de tel. Un mouvement, comme un Etat, ne peut agir que par l’intermédiaire de

25 ses représentants ou d’autres personnes physiques ; il ne s’agit pas d’une créature mythologique

avec des mains et des pieds. Le commentaire cité indique que le paragraphe 2 de l’article 10

couvre «le comportement du mouvement en tant que tel, et non les faits et gestes des membres du

65
Voir, par exemple, CR 2014/15, p. 37, par. 18–20 (Lukić).
66CR 2014/12, p. 42–43, par. 14–15 (Crawford).
67
CR 2014/15, p. 37, par. 18 (Lukić). - 19 -

mouvement, agissant à titre individuel» . C’est exactement la même proposition qui s’applique

69
aux articles 4 et 7 . Les membres de la JNA n’agissaient pas «à titre individuel», mais en leur

qualité de membres de la JNA, organe de facto de l’Etat serbe naissant. Ce sont donc les principes

habituels en matière d’attribution qui s’appliquent.

51. M. Tams a soutenu qu’un mouvement relevant du paragraphe 2 de l’article 10 ne saurait

être «aligné» sur les intérêts de l’Etat contre lequel il est en lutte, et a ajouté que j’avais «mis

l’accent sur l’«alignement» entre [l]e mouvement [de la Grande Serbie] et la RFSY» . C’est là 70

une déformation de mes propos. Voici les mots que j’ai employés : «[l’]alignement des objectifs

de la JNA sur ceux des dirigeants serbes» . 71 J’ai ensuite fait référence au «mépris et [à]

l’indifférence dont a fait preuve le commandement de la JNA envers la constitution et la présidence

72
de la RFSY» . J’ai cité une série de phrases illustrant ce mépris et le stratagème évident qui a

consisté à utiliser la JNA comme un véritable organe serbe plutôt que comme un organe apparent

de la RFSY. La partie adverse n’a réagi à aucune de ces citations. Or, les propos que j’ai tenus

sont contraires à ce que soutient M. Tams. Le mouvement en question était conduit par des

dirigeants politiques et militaires serbes dans le cadre d’une entreprise criminelle commune et

qui a été jugée telle , dont les objectifs englobaient la création d’une Grande Serbie. Voilà ce

qu’était le mouvement en question. Et il était assurément aligné sur des intérêts contraires à ceux

de la RFSY, puisqu’il a, de fait, ôté tout pouvoir à la présidence de la RFSY et pris le contrôle

de facto des organes d’Etat, comme la JNA, qu’il a utilisés afin de réaliser ses propres objectifs

politiques et militaires. Ce mouvement a même attaqué un bâtiment tandis que le chef de l’Etat et

le chef du Gouvernement de la RFSY se trouvaient à l’intérieur. Quelle bien curieuse forme

d’alignement ; mais peut-être le missile était-il aligné sur la RFSY. M. Tams vous a invités à

«examin[er] la carte» pour constater que ce mouvement n’avait pas réussi à créer une

68 Commentaires relatifs aux articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI,
2001, vol. II, partie 2, p. 50, article 10, par. 4 ; les italiques sont de nous.

69 Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2,
article 7 ; les italiques sont de nous.

70CR 2014/14, p. 46–47, par. 76–81 (Tams).
71
CR 2014/5, p. 46, par. 10 (Crawford) ; les italiques sont de nous.
72CR 2014/5, p. 46, par. 10 (Crawford). - 20 -

Grande Serbie . Eh bien, ce dernier a effectivement fini par échouer, mais quiconque a vu une

carte de la période allant de 1992 à 1995, alors que les forces serbes (de Serbie ou de Croatie)

26 occupaient près d’un tiers de la Croatie et plus des deux tiers de la Bosnie-Herzégovine, aurait tiré

une conclusion différente. Si le comportement était attribuable en 1994, il n’a pas cessé de l’être

par la suite parce que les objectifs serbes avaient échoué. Le fait est que, même si ce n’était pas

celui que voulait Milošević, le mouvement est effectivement «parv[enu] à créer un nouvel Etat».

Tels sont les termes employés au paragraphe 2 de l’article 10, et c’est le seul type de succès qui est

requis. C’est donc un objectif modifié qui a été atteint, mais il n’est pas donné à tout le monde

d’avoir son propre Etat. Le fait que la Serbie n’ait pas réalisé pleinement ses ambitions territoriales

74
ne saurait lui permettre de se soustraire à sa responsabilité pour ce qu’elle a effectivement fait .

52. La Serbie a soutenu que la pratique étatique relative au paragraphe 2 de l’article 10 était

75
peu abondante, comme si la rareté pouvait en soi justifier que la Cour s’écarte du principe . Et il

lui reste encore à indiquer une source réfutant de façon crédible l’existence de ce principe.

Par ailleurs, le fait qu’il n’y ait pas de précédent exactement identique à la situation sui generis

qu’examine à présent la Cour n’est pas déterminant. Comme la Cour ne le sait que trop bien, les

principes de droit international doivent constamment être appliqués à des situations nouvelles, que

ce soit par analogie, ou directement, lorsqu’une situation relève totalement d’un principe général

qui a déjà été appliqué à une série d’autres situations sui generis. On en trouve un exemple dans le

comportement du Comité national polonais avant la reconnaissance du nouvel Etat de Pologne

en 1919. Cet exemple a été cité au cours de la rédaction de ce qui constitue à présent le

paragraphe 2 de l’article 10, à l’appui de la proposition selon laquelle, malgré le peu de pratique
76
des Etats, la règle «sembl[ait] bien établie» .

53. Le cas de l’Algérie illustre lui aussi l’application du principe à des circonstances

sui generis. Le mouvement en question, le FLN (Front de Libération Nationale) a obtenu

l’indépendance de cet Etat en 1962. Les accords d’Evian conclus entre la France et le

73
CR 2014/14, p. 48, par. 83 (Tams).
74CR 2014/10, p. 42, par. 24 (Crawford).

75CR 2014/14, p. 41-45, par. 67-72 (Tams).
76
ACDI, 1998, vol. I, p. 264, par. 50. - 21 -

gouvernement provisoire contenaient une déclaration, qui prévoyait que «l’Algérie assum[ait] les

obligations et bénéfici[ait] des droits contractés en son nom ou en celui des établissements publics

77
algériens par les autorités françaises compétentes» . L’Algérie a donc assumé les obligations et

27 bénéficié des droits contractés en son nom par la France. La situation était, à certains égards,

comparable à la succession de la Serbie à la Convention sur le génocide, la Serbie ayant consenti à

être liée par toutes ses obligations internationales . 78

54. Il est vrai que l’Algérie n’a jamais officiellement donné suite à cette déclaration

s’agissant des actes commis par le FLN avant son indépendance formelle, mais, dans une série

d’affaires, les juridictions françaises l’ont interprétée comme s’appliquant à ces actes . Au sujet79

de l’affaire Grillo de 1999, M. Patrick Dumberry a ainsi relevé que «le Conseil d’Etat [semblait

avoir] interprété les faits internationalement illicites commis avant l’indépendance de l’Algérie

80
comme ceux du futur Etat algérien» . Telle est la règle in statu nascendi, règle nécessaire qui

permet de couvrir les situations générées par le fait que, en temps de guerre, les Etats ne naissent

pas instantanément. En 1995, dans l’affaire Perriquet, le conseil d’Etat s’est préoccupé des

responsabilités qui pouvaient peser sur la France et ne s’est donc pas prononcé véritablement contre

l’Algérie. Il a cependant exprimé ses vues de manière suffisamment claire, observant que, du fait

de la déclaration, les droits et obligations contractés par la France au nom de l’Algérie avaient été

transférés à l’Etat algérien au moment de l’indépendance. Et il a ajouté que «l’indemnisation des

81
dommages imputables à des éléments insurrectionnels intéress[ait] l’Etat algérien» .

55. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je ne suis pas en train

d’affirmer que la présente situation est exactement la même que celles que je viens

d’examiner le comité national polonais, le FLN ou que d’autres, antérieures, dans lesquelles

le principe reconnu au paragraphe 2 de l’article 10 s’est appliqué. La présente affaire n’est pas

77
Déclaration de principes relative à la coopération économique et financière, 20 mars 1962, Journal officiel de
la République française, p. 3026, art. 18.
78
Arrêt Croatie, p. 454-455, par. 117.
79Conseil d’Etat, Hespel, 2/6 SSR, n 11092, 5 décembre 1980, mentionné dans les Tables du Recueil Lebon ;
Conseil d’Etat, Perriquet, n 119737, 15 mars 1995 ; Conseil d’Etat, Grillo, n 178498, 28 juillet 1999. Voir également
P. Dumberry, «New state responsibility for internationally wrongful acts by an insurrectional movement», 2006, EJIL,

vol. 17, p. 613-615 et les autres affaires citées dans cet article.
80P. Dumberry, «New state responsibility for internationally wrongful acts by an insurrectional movement»,
2006, EJIL, vol. 17, p. 615, faisant référence à l’affaire Grillo, Conseil d’Etat, n 178498, 28 juillet 1999.

81Conseil d’Etat, Perriquet, n 119737, 15 mars 1995. - 22 -

identique à ces situations passées nous pourrions signaler des différences , mais ces situations

constituent des éléments de preuve supplémentaires de ce que rien ne justifie d’affirmer que le

paragraphe 2 de l’article 10 constitue une règle nouvelle s’appliquant aux seuls mouvements d’un

type très spécifique. En l’espèce, la configuration générale est la même, c’est le même principe

général d’attribution qui s’applique, et ce, pour les mêmes raisons. Comme le dit

M. Patrick Dumberry, qui a étudié cette question de manière assez approfondie, «[l]e nouvel Etat

demeure responsable des faits antérieurs à son indépendance car il existe une continuité

«structurelle» et «organique» de la personnalité juridique de ce qui constituait alors un mouvement

rebelle» ou, comme en l’espèce, d’un «autre» mouvement présentant toutes les caractéristiques

28 pertinentes «devenu, entre temps, un nouvel Etat indépendant» . En la présente affaire, la

continuité «structurelle» et «organique» entre la direction militaire et politique serbe et la RFY a

été totale.

56. Dans ce contexte, permettez-moi de dire un mot, après toutes ces années, des travaux de

la CDI sur l’attribution, et notamment de l’article 10. Le fait que le libellé exact du paragraphe 2

de cet article ait été adopté en seconde lecture n’empêche pas de le considérer comme une règle de

droit international coutumier. La fonction de la CDI ne se limite pas à consigner la pratique des

Etats et à adopter des articles sommaires lorsque celle-ci est peu abondante. Et si certains articles

de la CDI ont été critiqués pour leur caractère lapidaire, celui-ci ne s’explique pas par le fait que la

pratique soit peu abondante. La fonction de la CDI consiste à rationaliser le droit et à en exposer la

structure et les valeurs sous-jacentes à l’examen minutieux de la communauté internationale, et en

particulier de la Cour. Or, quiconque examine la jurisprudence en matière de continuité dans des

contextes tels que ceux qui entrent dans les prévisions de l’article 10 sera frappé par la tendance

systématique des cours et tribunaux à maintenir cette continuité. L’affaire des Phares en Crète et à

Samos et l’Affaire relative à la concession des phares de l’empire Ottoman n’en sont que

deux exemples.

82P. Dumberry, «New state responsibility for internationally wrongful acts by an insurrectional movement»,
2006, EJIL, vol. 17, p. 620. - 23 -

V. Autres éléments concernant l’attribution du comportement
en cause à la Serbie

57. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, après cet examen du

paragraphe 2 de l’article 10, dont je me sépare à regret, je souhaiterais exposer quelques autres

éléments de l’argumentation de la Croatie relative à l’attribution. Il pourrait être utile à la Cour que

je récapitule une nouvelle fois les différents fondements qui nous permettent d’affirmer que le

comportement en cause est attribuable à la Serbie, puisque celle-ci n’a pas répondu à l’ensemble de

nos arguments et qu’elle nous a accusés de vouloir semer la confusion sur les fondements en

question .

58. Premièrement, le fait que la Serbie n’a pas prévenu et sanctionné les actes de génocide

emporte, en soi, violation de la Convention sur le génocide. En outre, en s’abstenant d’apporter

son aide pour retrouver les personnes portées disparues, elle a contrevenu et continue de

contrevenir à l’article II. Ces violations sont manifestement attribuables à la Serbie.

59. Deuxièmement, les faits, que de nombreuses conclusions du TPIY sont venues

confirmer, démontrent que la JNA a directement commis des actes qui, selon nous, constituent un

génocide. C’est à la Cour qu’il revient, en dernier ressort, de les qualifier, mais les actes

29 proprement dits sont établis. De plus, la JNA a sciemment ordonné, facilité, aidé et encouragé la

commission d’un génocide par d’autres forces serbes, notamment les forces des entités serbes

autoproclamées de Croatie, ainsi que les paramilitaires. Etant donné que les agissements de la JNA

sont constitutifs d’actes de génocide ou de complicité dans le génocide, tout ce que la Croatie était

tenue d’établir, c’est que ces agissements sont attribuables à la Serbie, et nous l’avons fait en nous

référant, pour l’essentiel, à l’article 4 et à la jurisprudence de la Cour concernant la possibilité de

considérer une entité comme un organe de facto. La JNA était bien organe de facto de l’Etat serbe

en voie de constitution, et j’ai expliqué pourquoi, lorsqu’un Etat est in statu nascendi, ces principes

sont applicables de la même manière, pour l’essentiel, qu’ils le sont dans d’autres cas mettant en

cause la responsabilité d’un Etat. Certes, la Croatie avance que le comportement de la JNA

pourrait également être attribuable à la Serbie au titre de l’article 8, qui porte sur la direction et le

contrôle, mais le principal fondement qu’elle invoque est l’article 4.

83CR 2014/15, p. 52, par. 6, 9 (Ignjatović). - 24 -

60. La Serbie répète inlassablement que la JNA était un organe de jure de la RFSY, mais cet

84
argument est tout simplement dépourvu de pertinence . Evidemment que c’était un organe de jure

de la RFSY, mais je rappellerai, à cet égard, le critère que vous avez appliqué dans l’affaire de la

Bosnie :

«une personne, un groupe de personnes ou une entité quelconque peuvent être
assimilés aux fins de la mise en œuvre de la responsabilité internationale à un
organe de l’Etat même si une telle qualification ne résulte pas du droit interne, lorsque

cette personne, ce groupe ou cette entité agit en fait sous la «totale dépendance» de
l’Etat, dont il [ou elle] n’est, en somme, qu’un simple instrument» . 85

La Serbie a répondu à cela en invoquant l’«animosité entre Kadijević et Milošević» et en soutenant

86
qu’«[i]l ne pouvait y avoir de place pour l’influence ou le contrôle» dans pareille relation . Elle a

également prétendu que nous n’aurions pas fourni de «preuve [des] ordres directs» . Monsieur le

président, Mesdames et Messieurs de la Cour, nous ne sommes pas tenus de produire de telles

preuves. Les Etats sont responsables d’un génocide même s’ils donnent leurs ordres de manière

tacite. A partir du moment où le génocide est établi, point n’est besoin d’une conférence de

Wannsee. Si une entité peut être assimilée à un organe d’un Etat, ce dernier est responsable de

88
l’ensemble des actes effectués par cette entité, au même titre que de tout autre acte étatique . La

question de savoir si les dirigeants politiques et militaires serbes s’appréciaient importe peu. Ils

participaient à une entreprise criminelle commune qui avait pour «objectif ... de créer un territoire

ethniquement serbe en en chassant la population croate et non serbe» , ainsi que cela a été précisé
30

dans l’affaire Martić. Ils ont dirigé un mouvement poursuivant ce dessein, et la JNA, qui en était

l’armée, agissait sous la totale dépendance de celui-ci. Selon les propres termes de Kadijević,

«le peuple serbe et monténégrin consid[érait] la JNA comme son armée, de même qu’il

consid[érait] l’Etat yougoslave comme son pays», et la responsabilité de la JNA consistait, je cite

84
Voir, par exemple, CR 2014/15, p. 40, par. 29 (Lukić).
85
Affaire de la Bosnie, par. 392.
86 CR 2014/15, p. 41, par. 32 (Lukić).

87 CR 2014/15, p. 39, par. 26 (Lukić).
88
Affaire de la Bosnie, par. 397.
89 Le Procureur c. Martić, IT-95-11, jugement, 12 juin 2007, par. 445. - 25 -

de nouveau, à «garantir sa propre armée à la nouvelle Yougoslavie [c’est-à-dire la RFY] et

à l’intégralité de la population serbe [où qu’elle se trouve]» . 90

61. Permettez-moi de préciser où le bât blesse pour la Serbie. M. Lukić a mis en exergue un

commentaire du TPIY selon lequel les éléments de preuve ne démontraient pas que «Mrkšić a[vait]

consulté ses supérieurs à Belgrade» à propos de la remise des prisonniers de guerre de Vukovar aux

forces paramilitaires et aux forces locales de la SAO . La question de savoir s’il a ou non consulté

«ses supérieurs à Belgrade» n’a aucune importance. Mrkšić était colonel de la JNA. En vertu de

l’article 7, «[l]e comportement d’un organe de l’Etat ou d’une personne ou entité habilitée à

l’exercice de prérogatives de puissance publique» est attribuable à l’Etat si cet organe, cette

personne ou cette entité «agit en cette qualité, même s’il [ou elle] outrepasse sa compétence ou

92
contrevient à ses instructions» . Quand bien même Mrkšić aurait agi d’une manière contraire aux

instructions de Belgrade — ce que le défendeur saurait et ce qu’il ne nous a pas dit —, la

responsabilité de la Serbie continuerait néanmoins d’être engagée. Une question autrement

pertinente est de savoir qui étaient en réalité ses «supérieurs à Belgrade», et le TPIY nous donne la

réponse : ce n’était pas le président de la présidence. En effet, début 1991, la JNA «était de plus en

plus perçue en Croatie comme acquise aux intérêts serbes, et de fait commandée de Belgrade par

une direction à majorité serbe» . Par la suite, le TPIY a fait référence au «gouvernement fédéral

94
de Belgrade contrôlé par les Serbes» .

62. Vous avez entendu la Serbie déclarer que, le 6 janvier 1992, Kadijević «a[vait]

démissionné de son poste de secrétaire fédéral» et que Milošević «[était] devenu le commandant

suprême de l’armée» . Ce sont là les propos de Kadijević lui-même, qu’il a tenus dans un

31 entretien cité par la Serbie. Nous avons bien évidemment montré que la JNA était un organe

90V. Kadijević, My View of the Collapse: An Army without a State, Belgrade, 1993, p. 163–164 ; MC, vol. 5,
appendice 4.1.

91Le Procureur c. Mrkšić et consorts, IT-95-13, jugement, 27 septembre 2007, par. 586, cité dans CR 2014/15,
p. 46, par. 49 (Lukić).
92
Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 7 ;
les italiques sont de nous.
93
Affaire Mrkšić, par. 23.
94Affaire Mrkšić, par. 471.

95Général Kadijević, entretien, 2007, http://www.novinar.de/2007/10/07/kadijevic-odbio-sam-vojni-puc.html,
cité dans CR 2014/15, p. 41, par. 33 (Lukić). - 26 -

de facto de l’Etat serbe avant même cette date mais, quoi qu’il en soit, à partir de ce moment-là,

nous avons la confirmation directe de Kadijević que la JNA obéissait aux ordres des dirigeants

politiques serbes, c’est-à-dire de Milošević. Cette déclaration a été faite plusieurs mois avant la

proclamation de la RFY, ce qui réfute définitivement l’assertion de la Serbie selon laquelle la JNA

aurait continué de fonctionner en tant qu’organe de la RFSY jusqu’au 27 avril 1992, et vient

démentir toute allégation selon laquelle l’appareil du nouvel Etat serbe serait apparu

instantanément, telle Athéna sortant de la tête de Zeus même si l’exemple n’est sans doute pas le

mieux choisi , c’est-à-dire sans la moindre période de gestation.

63. En réalité, la dissolution et la naissance d’un Etat se font souvent progressivement, et

cela vaut également pour la transformation de la JNA, qui, d’organe de l’ancien Etat, est devenue

peu à peu un organe du nouvel Etat. On nous a reproché d’avoir fait référence à la centralisation de

la structure de commandement de la JNA, en 1988, et à la serbisation de son personnel qui s’en est

suivie. Ces faits antérieurs sont pertinents, en tant qu’éléments de contexte de la transformation,

pour expliquer comment les dirigeants militaires et politiques serbes ont pu prendre par la suite le

contrôle effectif de la JNA. Le défendeur a admis que, fin 1991, celle-ci avait pris une «part

active» au conflit en Croatie, bien qu’il ait affirmé que cette armée avait joué un rôle davantage

réactif que proactif : cette participation «n’[était] pas née du néant» . La Croatie est, bien entendu,

d’un avis différent sur le point de savoir qui a été réactif ou proactif, défensif ou offensif, mais

l’essentiel n’est pas là. Le point essentiel est que la JNA a agi en tant qu’instrument au service de

la stratégie politique et militaire serbe, et non en tant qu’organe de la RFSY, dont les institutions

politiques avaient de fait été paralysées ou placées sous le contrôle de la Serbie. Fin 1991, la JNA,

sous la direction militaire de Kadijević, était d’ores et déjà un organe de facto de l’Etat serbe en

voie de constitution. Après janvier 1992, Milošević exerçait directement l’autorité tant militaire

que politique.

64. J’en viens, enfin, au troisième fondement que nous invoquons pour affirmer que le

comportement en cause est attribuable à la Serbie, à savoir le fait que les agissements des autres

forces serbes ont constitué une violation directe de la Convention. La Croatie ne soutient pas que

96CR 2014/15, p. 42, par. 38 (Lukić). - 27 -

ces forces aient elles-mêmes été des organes de l’Etat serbe en voie de constitution — à l’unique

exception de la défense territoriale de Serbie, dont les actes, ainsi que le défendeur l’a reconnu,

97
«devraient être assimilés à ceux de la JNA et attribués à cette dernière» — mais le comportement

32 des autres forces serbes est attribuable à la Serbie en vertu de l’article 8, dans la mesure où elles ont

agi sur les instructions de la JNA ou bien sous sa direction ou son contrôle.

65. La réfutation par la Serbie de cet argument formulé sur la base de l’article 8 s’est

retournée contre elle. Le défendeur a cité la conclusion du TPIY dans l’affaire Mrkšić selon

laquelle «cela montr[ait] la réalité de ce qui a[vait] été établi ... dans le cadre des opérations

militaires serbes en Croatie : à savoir que la JNA avait la maîtrise totale des opérations

militaires» . Il vous a ensuite présenté certains des éléments de preuve qui avaient conduit à cette

conclusion : la circulaire du chef de l’état-major et l’ordre donné par le commandement du
er
1 district militaire, tous deux datés d’octobre 1991. En réalité, ces documents étayent la

conclusion du TPIY . Ils constituent «certains des éléments de preuve» parce que celui-ci a

précisé qu’ils «confirm[aient] ce qui a[vait] été établi comme étant la réalité de fait». Mais c’est au

vu de l’ensemble des éléments de preuve qui lui avaient été fournis que le TPIY est parvenu à sa

conclusion. M. Ignjatović a tenté de transformer cette conclusion en son contraire, mais sans

apporter la moindre preuve directe de ce que le principe de la «maîtrise totale des opérations

militaires» n’aurait pas été appliqué. Le TPIY a expressément indiqué qu’il l’avait bel et bien été,

qu’il s’agissait de la «réalité de fait». Or, la Cour vit dans le monde réel.

VI. Conclusion

66. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pour conclure, j’en reviens à

mon point de départ, à savoir le risque, identifié par le juge Shahabuddeen, que les arguments

avancés par la Serbie dans l’affaire de la Bosnie arguments qu’elle a répétés en la présente

espèce puissent «[introduire] d’une manière ou d’une autre» une «interruption inévitable» qui

saperait l’objet et le but de la Convention sur le génocide, c’est-à-dire «sauvegarder l’existence

même de certains groupes humains ... [et] à confirmer et ... sanctionner les principes de morale les

97
CR 2014/16, p. 16, par. 83 (Ignjatović).
98Le Procureur c. Mrkšić et consorts, IT-95-13, jugement, 27 septembre 2007, par. 89.
99
CR 2014/15, p. 59–60, par. 45–48 (Ignjatović). - 28 -

100
plus élémentaires» . Voilà qui, encore aujourd’hui, décrit fort bien ce à quoi pourrait mener la

thèse défendue par la Serbie en la présente espèce. La Serbie a ergoté sur nos arguments

concernant l’attribution et la compétence, et j’ai démontré que ses chicanes ne résistaient pas à

l’examen. En revanche, elle n’a rien à dire sur ce point fondamental. Elle n’a jamais employé le

terme «continuité» malgré ce qu’elle avait déclaré le 27 avril, propos sur lesquels elle s’appuie à

présent. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, quelle que soit la manière dont

33 vous choisirez de présenter les questions juridiques en l’espèce, vous ne pouvez laisser la

Convention sur le génocide devenir inopérante dans le cas de la dissolution d’un Etat, dans lequel

cet instrument est plus nécessaire que jamais, ni battre en retraite devant «l’ombre d’une

101
souveraineté dépourvue de substance» .

67. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre

attention et vous prie d’appeler à la barre notre agent.

Le PRESIDENT : Merci Monsieur Crawford. J’appelle à présent l’agent de la Croatie.

Madame, vous avez la parole.

Mme CRNIĆ-GROTIĆ : Bonjour. Je vous remercie, Monsieur le président, de me permettre

à présent, en premier lieu, de répondre à la question posée le 20 mars par M. le juge Greenwood.

Cette question portait sur les déclarations de témoins non signées qui ont été annexées au mémoire

de la Croatie, et était la suivante : «Des déclarations de ce type seraient-elles admissibles dans le

cadre d’une procédure menée devant des juridictions croates, et l’auraient-elles été à l’époque où

elles ont été établies ?» Voici la réponse de la Croatie.

En Croatie, le système de justice pénale repose, et reposait au début des années 1990, sur le

droit civil, qui confère un rôle central au juge d’instruction. Il en découle par conséquent une

approche très différente de celle adoptée par les juridictions internationales ou même celles des

pays de common law en matière d’administration de la preuve, notamment en ce qui concerne les

10Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II) ; opinion individuelle du juge Shahabuddeen,
p. 635.

10Phares en Crète et à Samos (France c. Grèce), arrêt, 1937, C.P.J.I. série A/B n° 71 ; opinion individuelle du
juge Hudson, p. 127. - 29 -

déclarations de témoins. Les déclarations de témoins recueillies par la police ou les procès-verbaux

des récits des victimes et témoins dressés par celle-ci sont communiqués, avec le rapport de police,

au procureur puis, si des poursuites sont engagées, au juge d’instruction. Il n’est pas obligatoire

que ces déclarations à la police soient signées par les victimes ou témoins. Le juge d’instruction

décide ensuite, sur la base des informations dont il dispose, y compris les déclarations recueillies

par la police, des témoins qu’il souhaite interroger.

A la suite de cet interrogatoire est établie pour chacun des témoins une déclaration formelle

qui est admissible devant une cour de justice. Bien qu’elles jouent un rôle dans la procédure

judiciaire et constituent la base des déclarations admises en justice, les déclarations recueillies par

la police ne sont pas elles-mêmes admissibles devant les tribunaux en Croatie, pas plus que les

déclarations reçues par d’autres autorités. Les déclarations à la police non signées qui ont été
34

annexées au mémoire du demandeur, et sur lesquelles porte la question du juge Greenwood, ont été

établies conformément au code de procédure pénale croate en vigueur. Elles s’inscrivent dans le

cadre des premières étapes formelles de l’enquête judiciaire menée par les autorités policières.

La Croatie croit comprendre que les procédures menées devant les juridictions

internationales, notamment le TPIY et la CIJ, obéissent à des règles différentes de celles des

systèmes juridiques nationaux. Elle a préparé ses arguments sur la base de l’approche adoptée par

ces juridictions, dans un contexte où il n’appartient pas à un juge d’instruction de recueillir des

preuves, notamment des déclarations de témoins. Quoi qu’il en soit, comme vous l’avez entendu,

la Croatie a pris l’initiative supplémentaire, aux fins de la présente instance, de demander aux

témoins de signer des déclarations confirmant la véracité du contenu de leur déclaration initiale.

Ainsi que l’a souligné hier Mme Ní Ghrálaigh, la Cour a accepté les déclarations des témoins

factuels présentées par la Croatie sans suivre la procédure croate. La Croatie se fera un plaisir de

répondre à cette question de façon plus détaillée si la Cour l’estime nécessaire. Je vous remercie.

J’aimerais à présent en venir, si vous me le permettez, aux observations finales de la Croatie.

Le PRESIDENT : Je vous en prie, Madame. Vous avez la parole. - 30 -

Mme CRNIĆ-GROTIĆ : Merci.

Observations finales
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie a évoqué ces

dernières semaines les événements et circonstances qui l’ont amenée à saisir la Cour. Nous vous

avons présenté des éléments de preuve qui démontrent que le défendeur est responsable du

génocide perpétré contre les Croates vivant dans la zone qui était destinée à faire partie de la

Grande Serbie. Nous vous avons également démontré que, à l’inverse, aucun crime de génocide

n’a été commis contre les Serbes durant l’opération Tempête en août 1995, ou après celle-ci.

2. La Croatie a déposé sa requête en 1999, alors que M. Milošević était toujours au pouvoir

en Serbie. Même si celui-ci a été démis de ses fonctions en 2000, le changement de gouvernement

ne s’est pas traduit par un changement d’attitude à l’égard des événements en Croatie,

35 contrairement à ce que nous espérions dans un premier temps. Le déni semble être une constante

dans l’attitude de tous les gouvernements qui se sont succédé en Serbie, empêchant les

négociations d’aboutir encore aujourd’hui. Cette attitude de déni s’est de nouveau manifestée dans

la présente salle d’audience au cours des dernières semaines.

3. Au fil des ans, depuis le dépôt de la requête, la jurisprudence du TPIY s’est beaucoup

étoffée, apportant des arguments et des preuves à l’appui des allégations de la Croatie. Plusieurs

Serbes ont été déclarés coupables et condamnés pour les plus graves crimes commis contre la

Croatie et ses citoyens. Le TPIY a conclu à l’existence d’une entreprise criminelle commune des

dirigeants politiques et militaires serbes, dont l’objectif était de créer un territoire ethniquement

serbe en en chassant la population non serbe — pour reprendre les termes du TPIY. Il est vrai que

personne n’a jamais été inculpé pour génocide, ce dont le défendeur semble faire grand cas. Ce

dernier semble faire beaucoup moins cas, en revanche, du fait que personne n’a jamais été

condamné par le TPIY à raison d’un quelconque crime contre les Serbes en Croatie, encore moins

du crime de génocide qui aurait selon lui été commis. En réalité, il n’a jamais été demandé aux

juges du TPIY d’examiner si les événements que nous avons portés devant la Cour comprenaient

des actes constitutifs de génocide. La Cour est la première juridiction internationale à être saisie de

ces questions s’agissant du crime de génocide. - 31 -

4. La jurisprudence du TPIY a également beaucoup contribué à l’établissement des faits en

ce qui concerne les événements qui se sont produits dans la région. Comme l’a déclaré la Cour, les

conclusions du TPIY sont hautement convaincantes et le demandeur s’est appuyé sur celles-ci dans

le cadre de ses éléments de preuve. Le TPIY a eu recours à de nombreuses ressources et a pris

beaucoup de temps pour établir les faits dans les affaires qu’il a examinées. Toutefois, comme la

Croatie l’a expliqué, ses conclusions quant au droit et à la qualification juridique des crimes établis

ne permettent pas de répondre à toutes les questions qui se posent devant la Cour. Le TPIY

examine exclusivement la responsabilité pénale individuelle de l’accusé. Ses conclusions peuvent

être très ciblées, puisqu’il examine uniquement les crimes retenus dans l’acte d’accusation.

Contrairement à la Cour, le TPIY n’a pas compétence pour juger les Etats.

5. Le demandeur se tourne vers la Cour pour qu’elle envisage de façon plus générale les

événements qui se sont produits de 1991 à 1995, qu’elle les considère dans leur totalité et dans le

contexte de la situation politique qui prévalait à l’époque, au lendemain de la chute du mur de

Berlin et du communisme en Europe, et dans le sillage des élections démocratiques qui avaient eu

lieu dans les anciens Etats communistes, en tenant compte des nouvelles réalités que certains

n’étaient pas prêts à accepter. Nous demandons à la Cour d’examiner la situation sui generis née

36 dans le contexte spécifique de la désintégration de la RFSY et de l’émergence sur son territoire de

cinq nouveaux Etats sur fond d’extrême violence et de chaos. Nous demandons à la Cour de voir le

rôle du nationalisme serbe extrémiste pour ce qu’il était — une tentative criminelle de créer «un

Etat pour tous les Serbes» en cherchant à réaliser le projet d’une Grande Serbie au moyen d’actes

génocidaires, non seulement en Croatie mais également en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo.

6. Comme vous aurez pu le constater par vous-mêmes, certains représentants des pouvoirs

publics et d’autres personnes en Serbie refusent toujours de voir la vérité en face en ce qui

concerne les événements qui ont débuté il y a plus de vingt ans. C’est pour cette raison que ces

événements n’appartiennent pas au passé mais demeurent bien présents. Comme nous l’avons dit

au début de cette procédure, leurs effets continuent de se faire sentir. La Cour a toujours un rôle

important à jouer en examinant les faits et en confirmant, une fois pour toutes, que la requête de la

Croatie satisfait aux exigences de la Convention de 1948, ce qui n’est pas le cas de la demande

reconventionnelle de la Serbie. Le demandeur estime qu’une décision de la Cour est nécessaire - 32 -

pour que les Parties à la présente instance puissent clore ce chapitre et aller de l’avant dans leurs

relations.

7. La Croatie, elle, est allée de l’avant. Elle est désormais membre de

l’Union européenne (UE), après s’être soumise aux vérifications très rigoureuses qui font partie de

la procédure d’adhésion à celle-ci, qui dispose d’institutions démocratiques établies de longue date

et qui assure un haut degré de protection des droits de l’homme ainsi que la protection de ses

minorités, tant au niveau national qu’au niveau international. La Serbie souhaite apparemment en

faire autant, mais cela pourrait se révéler difficile si elle continue sur la voie du déni et du refus de

voir la réalité en face. Comme je l’ai dit au début de la procédure orale, la Croatie souhaite

parvenir à une réconciliation totale avec la Serbie. Nous sommes des pays voisins ; nos liens sont

nombreux — humains, économiques, culturels et autres. Mais nos relations sont également ternies

par le refus de la Serbie de regarder son passé en face et de régler les problèmes des années 1990

demeurés irrésolus, et notamment par son refus d’accepter les jugements et arrêts du TPIY et de la

Cour. Nous nous tournons vers la Cour pour qu’elle nous prête assistance en rendant un arrêt qui

aidera nos deux pays à analyser le passé et à résoudre les problèmes qui continuent de les diviser.

8. L’un de ces problèmes persistants est particulièrement douloureux : il s’agit de celui des

personnes portées disparues du fait des actes génocidaires commis en 1991-1992. Presque

vingt années après la cessation des hostilités, nous ne savons toujours rien de quelque 865 Croates

disparus pendant cette période, dont les familles et amis attendent toujours de pouvoir tourner la

page. Plusieurs initiatives ont été prises afin de savoir ce qu’il est advenu de ces personnes,

37 initiatives que je vais exposer à la Cour en répondant à la deuxième partie de la question que le

juge Cançado Trindade a posée aux Parties le 14 mars 2014, et qui était ainsi formulée :

«Des initiatives ont-elles été prises récemment pour savoir ce qu’il est advenu
des personnes portées disparues qui n’ont toujours pas été retrouvées à ce jour, et pour
apporter de plus amples éclaircissements à cet égard ?»

9. En 1995, à Dayton, la Croatie et la Serbie ont conclu un accord dont l’objet était de

déterminer le sort de toutes les personnes portées disparues et de libérer les prisonniers . 102

102Accord de coopération pour la recherche des personnes portées disparues, signé par MM. Granić et
Milutinović à Dayton le 17 novembre 1995. - 33 -

En conséquence de cet accord, une commission conjointe a été créée et certains progrès ont été

réalisés en ce qui concerne les personnes portées disparues :

i) d’août 1996 à 1998, la Croatie a pu accéder à des informations, dites «protocoles», concernant

1063 personnes enterrées au nouveau cimetière de Vukovar, et ces protocoles ont permis

d’identifier 938 personnes ;

ii) en 2001 a débuté l’exhumation de corps non identifiés enterrés en République de Serbie, dans

des charniers répertoriés. Les dépouilles de 394 personnes ont jusqu’à présent été exhumées,

mais seuls 103 corps ont malheureusement été restitués à la République de Croatie ;

iii) à ce jour, un seul charnier, qui contenait 13 corps, a été découvert en Croatie grâce à des

renseignements fournis par la Serbie. C’était en 2013 à Sotin, en Slavonie orientale.

10. Si certains progrès ont été réalisés, il subsiste toutefois plusieurs problèmes qui doivent

être résolus. Récemment, la commission de Belgrade a, une fois encore, tenté d’agir en tant que

représentant de toutes les personnes de souche serbe portées disparues, y compris celles qui étaient

des citoyens croates. Pareil comportement est contraire à ce qui a été convenu en 1995, les Parties

ayant alors décidé que toutes les personnes disparues en Croatie relevaient de la compétence des

autorités croates, lesquelles ont, pour leur part, reconnu l’intérêt et le rôle de la Serbie à l’égard des

personnes de souche serbe.

11. Il existe d’autres problèmes en suspens, qui concernent notamment :

i) notre demande tendant à ce que nous soient restitués les documents saisis par la JNA en 1991

à l’hôpital de Vukovar, qui sont essentiels pour identifier les personnes qui ont été déplacées de

l’hôpital. Ces documents ne nous ont toujours pas été remis. Lorsque le président de la

38 République de Serbie, M. Boris Tadić, a visité Vukovar en novembre 2010, une petite partie de

ces documents a été restituée, après quoi plus aucun progrès n’a été réalisé ;

ii) la communication d’informations sur l’emplacement des fosses communes et individuelles sur

le territoire de la République de Croatie, ainsi que des tombes dites «secondaires», dans

lesquelles ont été déposés des corps initialement ensevelis dans des fosses communes ou

individuelles ; à cela s’ajoute la question des tombes non répertoriées en Serbie.

12. La question des personnes disparues demeure donc l’un des principaux problèmes dans

le cadre de la présente instance. La Croatie a lancé une campagne en vue de retrouver davantage - 34 -

de corps et d’aider les familles de disparus. Dans le cadre de cette campagne, des réunions

publiques sont organisées dans des lieux où des informations sont susceptibles d’être obtenues tant

en ce qui concerne les Croates que les Serbes portés disparus. Des brochures et lignes

téléphoniques sont mises à la disposition du public, et les participants sont invités à fournir des

informations qui pourraient conduire à la découverte d’autres sites.

13. Monsieur le président, les Parties sont d’accord sur le fait qu’ont été perpétrés contre les

membres du groupe ethnique croate de graves crimes qui sont susceptibles de constituer les actes

constitutifs énoncés aux cinq alinéas de l’article II de la Convention, notamment le meurtre et

l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale. Le défendeur admet que ces actes ont été

commis par des membres de la JNA et des forces associées à celle-ci. Ces actes étaient généralisés

et systématiques. Ils ont porté atteinte à l’intégrité physique et mentale de membres du groupe

ethnique croate, dont certains ont été tués, et ont intentionnellement soumis ce groupe à des

conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique. L’article premier de la convention

sur le génocide impose deux obligations positives distinctes mais liées, à savoir celle de prévenir le

crime de génocide et celle de le réprimer. Nous avons démontré en quoi le défendeur n’a satisfait

ni à l’une ni à l’autre de ces obligations.

14. Monsieur le président, un génocide a été commis sur le territoire de la Croatie, par le

défendeur ou pour son compte. Les éléments de preuve présentés à ce sujet sont irréfutables.

Le défendeur, qui a agi par l’intermédiaire de la JNA et d’autres organes étatiques, est responsable

de ces actes de génocide en vertu du droit international. Il est également responsable de ne pas

avoir prévenu la commission du crime de génocide contre des Croates de souche. Le demandeur a

démontré que le défendeur savait, ou qu’il aurait dû savoir, qu’il existait un risque sérieux qu’un

génocide soit commis contre les Croates par des paramilitaires, ou qu’un tel génocide était déjà en

cours. Nous en avons donné des exemples éloquents au cours de la présente procédure.

39 De surcroît, l’importance de l’obligation de répression énoncée à l’article premier de la Convention

sur le génocide ressort de toutes les dispositions de la Convention. Dans la présente affaire, le

défendeur n’a inculpé et traduit en justice aucun des hauts gradés et personnalités politiques de

premier plan qui sont responsables des crimes commis. - 35 -

15. Par ailleurs, la Croatie exige toujours que lui soient restitués les biens culturels saisis au

cours de la campagne génocidaire menée sur son territoire. Bien que certains d’entre eux lui aient

été restitués entre 2001 et 2013, quelque 25 000 œuvres saisies dans 45 musées et 1000 objets

culturels et religieux sont toujours manquants, de même que des œuvres et objets issus de plusieurs

collections privées, archives et bibliothèques.

16. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie estime que ce

différend de longue date entre les deux Etats devrait être résolu conformément aux exigences de la

convention sur le génocide et du droit international. La présente affaire revêt une grande

importance pour le peuple croate et pour la stabilité et la coexistence pacifique dans la région. La

Cour a un rôle à jouer, et nous nous permettons d’exprimer notre espoir qu’elle remplira son rôle de

gardienne de la Convention.

17. Cela m’amène à nos conclusions finales. Je me limiterai aujourd’hui à énoncer celles qui

er
concernent notre demande, et, mardi 1 avril, je donnerai lecture de nos conclusions relatives à la

demande reconventionnelle présentée par la Serbie.

Conclusions

Nos conclusions sont donc les suivantes. Le demandeur, se fondant sur les faits et les

moyens de droit qu’il a présentés, prie respectueusement la Cour internationale de Justice de dire et

juger :

1. Qu’elle a compétence sur toutes les demandes formulées par lui et qu’il n’existe aucun obstacle

à la recevabilité de l’une ou l’autre d’entre elles.

2. Que le défendeur est responsable de violations de la convention pour la prévention et la

répression du crime de génocide :

a) en ce que des personnes de la conduite desquelles il est responsable ont commis un

génocide sur le territoire de la République de Croatie contre des membres du groupe

national ou ethnique croate, en se livrant aux actes suivants :

meurtre de membres du groupe ;

atteinte intentionnelle à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; - 36 -

soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence visant à entraîner sa
destruction physique totale ou partielle ;

40 imposition de mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

dans l’intention de détruire ledit groupe, en tout ou en partie, en violation de l’article II de

la Convention ;

b) en ce que des personnes de la conduite desquelles il est responsable ont participé à une

entente en vue de commettre les actes de génocide visés à l’alinéa a), se sont rendues

complices de ces actes, ont tenté de commettre d’autres actes de génocide de même nature

et ont incité des tiers à commettre de tels actes, en violation de l’article III de la

Convention ;

c) en ce que, conscient de ce que les actes de génocide visés à l’alinéa a) étaient ou allaient

être commis, il n’a pas pris de mesures pour les prévenir, en violation de l’article premier

de la Convention ;

d) en ce qu’il n’a pas traduit en justice les personnes relevant de sa juridiction sur lesquelles

pèse une très forte présomption d’avoir participé aux actes de génocide visés à l’alinéa a)

ou aux autres actes visés à l’alinéa b), et continue ainsi de violer les articles premier et IV

de la Convention ;

e) en ce qu’il n’a pas enquêté efficacement sur ce qu’il était advenu des citoyens croates

portés disparus en conséquence des actes de génocide visés aux alinéas a) et b), et

continue ainsi de violer les articles premier et IV de la Convention.

3. Que, à raison de sa responsabilité pour ces violations de la Convention, le défendeur est tenu

aux obligations ci-après :

a) prendre sans délai des mesures efficaces pour traduire devant les autorités judiciaires

compétentes ses citoyens ou les autres personnes se trouvant sous sa juridiction, y compris

les dirigeants de la JNA à l’époque des faits, sur lesquels pèse une très forte présomption

d’avoir commis des actes de génocide visés à l’alinéa 1 a), ou l’un quelconque des autres

actes visés à l’alinéa 1 b), et veiller à ce qu’ils soient dûment punis à raison de leurs crimes

s’ils sont déclarés coupables ; - 37 -

b) communiquer sans délai au demandeur toutes les informations en sa possession ou à sa

disposition sur le sort des ressortissants croates portés disparus en conséquence des actes

de génocide dont il s’est rendu responsable, faire lui-même enquête et, de façon générale,

coopérer avec les autorités de l’Etat demandeur en vue de déterminer conjointement ce

qu’il est advenu de ces personnes ou de leur dépouille ;

41 c) restituer sans délai au demandeur tous les biens culturels se trouvant toujours sous sa

juridiction ou à sa disposition après avoir été saisis dans le cadre des actes de génocide

dont il porte la responsabilité ; et

d) verser au demandeur, au titre de ses droits propres et, en tant que parens patriae, au nom

de ses citoyens, des réparations dont il appartiendra à la Cour de fixer le montant lors

d’une phase ultérieure de la procédure, pour tous dommages, pertes ou préjudices causés

aux personnes ou aux biens ainsi qu’à l’économie de la Croatie du fait des violations

susmentionnées du droit international. Le demandeur se réserve le droit de soumettre à la

Cour une évaluation précise des dommages causés par les actes dont le défendeur porte la

responsabilité.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie.

Le PRESIDENT : Merci, Madame Crnić-Grotić. La Cour prend acte des conclusions finales

dont vous venez de lui donner lecture au nom de la Croatie au sujet des demandes présentées par

celle-ci au principal. La Cour se réunira de nouveau le jeudi 27 mars 2014, de 15 heures

à 18 heures, pour entendre la Serbie entamer la présentation de son second tour de plaidoiries.

Je vous remercie. L’audience est levée.

L’audience est levée à 11 h 25.

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