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CR 2014/25 (traduction)

CR 2014/25 (translation)

Mardi 1 avril 2014 à 10 heures

Tuesday 1 April 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. La Cour se réunit ce matin pour entendre

la réponse de la Croatie à la demande reconventionnelle de la Serbie. Je donne à présent la parole à

sir Keir Starmer. Vous avez la parole, sir Keir.

Sir Keir STARMER :

L A DEMANDE RECONVENTIONNELLE DE LA SERBIE :
FAITS ET ÉLÉMENTS DE PREUVE

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je traiterai des questions

relatives aux faits et aux éléments de preuve que soulève la demande reconventionnelle du

défendeur. M. Sands examinera ensuite les aspects juridiques, après quoi l’agent de la Croatie

présentera nos conclusions finales.

II. Les bombardements ne visaient pas les civils

2. Monsieur le président, les bombardements et les attaques d’artillerie sur les villes et

villages de Krajina ont toujours été au cœur de la demande reconventionnelle du défendeur.

Toutefois, après avoir lu et relu attentivement le compte rendu de l’audience de vendredi

après-midi, force est de constater que celui-ci ne croit plus lui-même à sa propre demande.

3. Dans ses pièces de procédure, il a en effet toujours fondé son argumentation sur

l’allégation suivante, qui apparaît, je l’espère, à l’écran [projection] : «Les Serbes de Krajina ont

subi des bombardements sans discrimination destinés à les contraindre de fuir leurs foyers, leurs

villes ou leurs villages.»1 [Fin de projection.] Voilà l’argument central qui n’a cessé d’être

invoqué pour fonder toute cette théorie du déplacement forcé.

4. Vendredi, M. Schabas n’a consacré qu’une demi-phrase à cette position initiale, indiquant,

et je cite ses propres termes [projection] : «que cela soit bien clair, la Serbie ne fait là aucune

concession et demeure convaincue que les pilonnages d’artillerie étaient illicites» . 2 [Fin de

1Duplique de la Serbie (DS), par. 701 ; voir également le contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 1229.

2CR 2014/24, p. 15, par. 16 (Schabas). - 3 -

projection.] M. Jordash et M. Obradović n’ont, quant à eux, pas même tenté de défendre cette

position initiale de la Serbie.

11 5. M. Schabas a en revanche consacré une grande partie de son exposé à une proposition

qu’il s’est efforcé de présenter comme une hypothèse . 3 Cette proposition est la

suivante là encore, j’espère qu’elle apparaît à l’écran :

[Projection]

«Même si le bombardement n’était pas illicite et même si l’intention n’était pas
de déplacer les Serbes par la force hypothèse que la Serbie ne formule qu’aux fins

de la discussion , les instigateurs du plan de Brioni peuvent avoir pensé que des
bombardements licites suffiraient à chasser les Serbes, au moins de ces quatre villes.
Même si telle était leur intention, le complot ourdi à Brioni n’en demeurerait pas
moins criminel par nature, indépendamment des moyens choisis.» 4

6. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, qu’est-ce qui a bien pu inciter

M. Schabas, en y consacrant pas moins de huit paragraphes comme vous pouvez le constater

dans le compte rendu de son tout dernier exposé, à lancer cet hypothétique ballon

d’essai ?

7. A l’évidence, la réponse réside en partie dans l’arrêt rendu en l’affaire Gotovina et

Markač. Comme je l’ai démontré dans mon exposé du premier tour, la Cour ne peut que

confirmer, sauf à se livrer à un exercice tout à fait inhabituel de hiérarchisation des juges, le

caractère «hautement convaincant []» des conclusions de la Cour d’appel selon lesquelles,

premièrement, les attaques d’artillerie de l’opération Tempête n’étaient pas illicites et,

deuxièmement, nulle intention de déplacer les Serbes par la force ne pouvait être déduite. Ainsi

que je l’ai souligné dans mon précédent exposé et je n’y reviendrai pas aujourd’hui , cet

élément anéantit, de fait, la demande reconventionnelle, à moins que la Cour ne se soit laissée

convaincre qu’il y a lieu pour elle de s’écarter des conclusions du TPIY.

8. Mais une autre raison explique en réalité pourquoi le défendeur a abandonné sa position

initiale. La voici.

9. Même si, malgré mes arguments, le défendeur parvenait à convaincre la Cour d’adopter,

vis-à-vis des conclusions du TPIY, une position différente de celle qu’elle a retenue en l’affaire

3
CR 2014/24, p. 15, par. 18 (Schabas).
4Ibid., p. 16, par. 21 (Schabas). - 4 -

concernant la Bosnie-Herzégovine, il a achevé sa plaidoirie en omettant, de manière quelque peu

gênante, de préciser les modalités selon lesquelles la Cour est censée procéder à son propre examen

de la licéité des attaques d’artillerie. M. Obradović s’est contenté de déclarer que «la Cour saura[it]

se forger sa propre opinion sur ce point» . C’est là tout ce que le défendeur propose : la Cour saura

se forger sa propre opinion sur ce point. Le point en question étant bien entendu de savoir si les

attaques d’artillerie étaient légitimes et donc, licites ou sans discrimination et donc,
12

illicites. S’agissant de la manière dont la Cour devrait se forger sa propre opinion, sans s’appuyer

sur l’affaire Gotovina, qu’elle est évidemment invitée à laisser de côté, le défendeur reste bien

silencieux.

10. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, si l’on fait abstraction de cette

affaire, il n’y a en réalité que deux solutions. Premièrement, la Cour peut, si elle ne tient pas

compte de la décision de la chambre d’appel, revenir à la règle des 200 mètres appliquée en

première instance pour distinguer les attaques légitimes des tirs sans discrimination. Cette solution,

qui est celle adoptée par le TPIY en première instance, a au moins permis de réaliser une analyse

précise des points d’impact des obus ; la règle des 200 mètres a ensuite été appliquée pour

déterminer si les cibles des attaques étaient ou non légitimes. Toutefois se pose évidemment le

problème suivant : à l’examen, la règle des 200 mètres s’est révélée dépourvue de fondement solide

et incapable de tenir compte de variations élémentaires, comme la distance parcourue par les

missiles. Cette règle, tombée du ciel, a donc été appliquée sans être adaptée aux circonstances.

C’est la raison pour laquelle les cinq juges de la chambre d’appel du TPIY ont estimé à l’unanimité

qu’elle n’était étayée par aucun élément de preuve, et le procureur lui-même y a renoncé au stade

de l’appel. C’est également, sans nul doute, la raison pour laquelle le défendeur n’a pas invité la

Cour à y revenir. Il ne viendrait aujourd’hui à l’idée de personne d’appliquer cette règle, celle-là

même qui a été si vivement critiquée par tous ceux qui l’ont examinée depuis.

11. Mais si la règle des 200 mètres ne peut être retenue, quelle solution reste–t–il ? La

seconde et la seule autre possibilité dont dispose la Cour consiste à procéder à sa propre

appréciation en se fondant sur d’autres éléments. Quelles sont donc les preuves présentées par le

5CR 2014/17, p. 30, par. 61 (Obradović). - 5 -

défendeur pour établir la nature prétendument illicite des attaques d’artillerie ? Il ne fait aucun

doute que, pour démontrer le caractère illégitime des cibles, il convient d’appliquer une règle ou un

critère permettant de distinguer les attaques légitimes des tirs sans discrimination. Cette distinction

est nécessaire pour soutenir que les attaques étaient illicites. Où est donc cette règle ou ce critère et

qu’en est-il de l’expert dûment qualifié capable de l’appliquer aux faits de la présente espèce ? Ils

n’existent pas. Il n’y a ni règle, ni critère, ni expert. En résumé, l’arrêt rendu dans

l’affaire Gotovina et Markač n’est d’aucune utilité au défendeur, qui invite donc la Cour à ne pas le

suivre et à ne pas en reconnaître le caractère hautement convaincant, car il réduit à néant son

argumentation. Ainsi, la décision de la chambre d’appel n’est d’aucun secours, pas plus que celle

de la chambre de première instance, qui s’appuyait sur la règle peu fiable des 200 mètres ; la Cour

13 ne peut par conséquent y revenir et n’a d’autre choix que d’établir sa propre règle et de l’appliquer

aux faits de l’espèce, sans toutefois disposer d’aucune assistance à cet effet, ni d’aucun expert

susceptible de tirer des conclusions pertinentes quant à savoir si les tirs étaient légitimes ou sans

discrimination. Comment le défendeur peut-il espérer obtenir gain de cause sur son argument

fondé sur le caractère illicite des attaques d’artillerie, quand aucune de ces options, qui sont les

seules possibles, ne vient l’étayer ?

12. La réalité est très simple. Gotovina ou pas, le défendeur se fonde, dans la présente

affaire, sur un seul argument, à savoir que les attaques d’artillerie étaient illicites car

indiscriminées, argument que même ses propres preuves ne peuvent étayer. C’est bien beau

d’inviter la Cour à apprécier les faits elle-même, encore faut-il savoir sur quel fondement. Voilà ce

à quoi j’ai réfléchi ce week-end.

13. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, un fait nouveau s’est fait

jour : l’hypothèse que M. Schabas a si longuement développée dans ses conclusions n’en est pas

une. C’est la position effective que défend désormais le défendeur. Celui-ci s’est tellement éloigné

de sa thèse initiale qu’il n’arrive plus à retomber sur ses pieds. Voilà qui explique le temps et

l’énergie considérables qu’il a consacrés à son hypothèse, ce qui, en tout état de cause, est une bien

curieuse manière de conclure ses plaidoiries dans une affaire telle que la présente espèce.

14. Examinons donc à nouveau cette hypothèse. Vous devriez la voir encore, du moins je

l’espère, sur vos écrans. - 6 -

15. Les éléments que j’avancerai en réponse sont si évidents que je me suis demandé s’il

était réellement nécessaire de les formuler.

a) Premièrement, conclure, comme le fait le défendeur, en avançant une hypothèse ne prouve

guère le bien-fondé des arguments qu’il a initialement invoqués, avant d’y renoncer dans leur

quasi-totalité.

b) Deuxièmement, pour reprendre ses propres termes je me contente de lire la phrase à

l’écran , tout ce que le défendeur est en mesure d’affirmer, c’est que «les instigateurs du plan

de Brioni peuvent avoir pensé que des bombardements licites suffiraient à chasser les Serbes» ;

ils se seraient donc rendus coupables d’entente en vue de commettre un génocide en recourant à

des moyens licites. Voilà une idée qui n’est pas évidente et mérite que je m’y arrête un instant.

Cette sinistre intention était, semble-t-il, si bien dissimulée qu’elle n’a été décelée ni par le

procureur du TPIY, qui a invoqué des bombardements illicites, ni par la chambre de première

instance, qui a suivi cet argument des attaques illicites, ni par la chambre d’appel, qui s’est

attachée à analyser lesdites attaques, ni par aucun commentateur. Ce n’est que

vendredi dernier, soit dix-huit ans et huit mois après la réunion de Brioni, que M. Schabas l’a

mise au jour. Personne auparavant n’avait prétendu que l’on puisse commettre un génocide par

des pilonnages licites. Cette allégation est à l’exact opposé des arguments soutenus jusqu’à

14 présent. Et si l’on s’en tient aux termes qu’il a employés «les instigateurs du

plan … peuvent avoir pensé que des bombardements licites suffiraient…» l’affirmation du

défendeur ne constitue nullement une preuve, même selon le critère de l’hypothèse la plus

vraisemblable ! J’ai parlé d’un ballon d’essai, et c’est bien de cela qu’il s’agit : une idée à

essayer lorsque tous les autres arguments ont échoué et c’est bien le cas à ce stade.

c) Troisièmement, l’hypothèse est désormais intégralement fondée sur l’idée non formulée que,

même si elles n’avaient pas été lancées sans discrimination ni dans l’intention de déplacer les

Serbes, les attaques étaient illicites pour d’autres raisons. Quelles sont-elles ? Et sur quels

éléments de preuve le défendeur se fonde-t-il ? Etant donné que les bombardements n’ont pas

été lancés sans discrimination ainsi qu’il a été unanimement reconnu pour quelles autres

raisons ces attaques seraient-elles illicites ? Et pourquoi celles-ci n’ont–t–elles jamais été

formulées au cours des plaidoiries ? [Fin de projection.] - 7 -

16. Le procès-verbal de Brioni n’est d’aucun secours. Vendredi, le défendeur a conclu sa

thèse en admettant et je cite : [projection à l’écran] «Pris isolément, le procès-verbal de Brioni

pourrait en effet se prêter à différentes interprétations.» [Fin de projection.]

17. En effet. Mais en quoi des attaques d’artillerie qui ne sont pas illicites viennent-elles

confirmer l’interprétation privilégiée par le défendeur ? Autrement dit, en quoi un procès-verbal,

susceptible, de l’aveu même du défendeur, d’être interprété de plusieurs façons, montrerait-il que

des attaques d’artillerie dont la chambre d’appel a jugé qu’elles n’avaient pas été lancées sans

discrimination seraient, à d’autres égards, illicites ? Il ne suffit pas d’associer une proposition

indéfendable à une autre du même acabit pour la rendre admissible. Ce serait affirmer une

évidence que de dire que l’argumentation du défendeur tourne désespérément en rond.

III. Les colonnes de réfugiés civils n’ont pas été la cible d’attaques

18. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voyons si l’argument du

défendeur concernant les attaques ciblées contre les colonnes de civils échappe à cette règle.

19. Le défendeur avance que le procès-verbal de la réunion de Brioni doit être appréhendé à

la lumière des attaques qui auraient été dirigées par la suite contre les colonnes de réfugiés. Le

demandeur a répondu à cette allégation le 18 mars dernier, réponse à laquelle le défendeur n’a

opposé aucun nouvel élément. La Croatie n’a nullement visé les réfugiés civils — aucun projet à

cet effet n’a d’ailleurs été examiné à Brioni —, et le TPIY n’a formulé aucune conclusion en ce

sens.

15 20. Dans ce contexte, M. Schabas a pourtant laissé entendre que la Cour devait conclure que

Tudjman parlait des civils lorsqu’il a souligné, à la réunion de Brioni, la nécessité de laisser un

couloir d’évacuation aux forces serbes en déroute afin d’éviter les pertes qu’auraient entraînées des

combats à mort. Il suffit de lire L’art de la guerre de Sun Tse pour réaliser que le principe

humanitaire consistant à laisser une voie de retraite à un ennemi encerclé est l’une des règles les

6CR 2014/24, p. 21, par. 39 (Schabas).

7Ibid., p. 22, par. 41 (Schabas). - 8 -

plus anciennes et les moins controversées de l’histoire de la guerre . De toute évidence, cet

argument ne saurait fonder la déduction d’une intention génocidaire.

21. Or un autre problème tout aussi grave, concernant les faits, fragilise la position du

défendeur. S’il s’est montré assez brouillon dans la présentation de ses moyens à l’audience, le

défendeur a en revanche invoqué, dans ses écritures, quatre attaques prétendument dirigées contre

les colonnes de réfugiés dans le territoire connu sous le nom de secteur nord, et une cinquième en

Bosnie-Herzégovine, près de Petrovac . Cinq attaques, donc, dont quatre dans le secteur nord ;

l’argumentation du défendeur ne va pas plus loin. Or, il nous dit maintenant que ces attaques

démontreraient une intention génocidaire. Vendredi dernier, M. Schabas a formulé l’allégation

suivante : «ainsi qu’il ressort des événements qui se sont déroulés pendant l’opération Tempête, les

soldats croates ont délibérément tendu des embuscades aux colonnes de réfugiés qui passaient, les

10
ont bombardées et ont exécuté les personnes qui en faisaient partie» . Il est donc prétendu que des

embuscades et pilonnages ont été délibérément dirigés contre les colonnes de réfugiés lors de

cinq attaques, dont quatre dans le secteur nord. Pourtant, au tout début des plaidoiries du défendeur

devant la Cour, M. Obradović a tenu à souligner que le général Stipetić, chef de l’armée croate

11
dans le secteur nord, n’était pas animé d’une intention génocidaire . Il a insisté sur ce point,

distinguant à cet égard M. Stipetić des autres généraux. Ainsi le défendeur invite-t-il la Cour à

conclure au génocide sur le fondement de quatre attaques perpétrées dans le secteur nord, tout en

démentant lui-même toute intention génocidaire de la part du commandant en charge de ce secteur.

Une fois encore, c’est là une bien curieuse manière de conclure son argumentation.

IV. Aucune campagne génocidaire n’a fait suite à l’opération Tempête

22. M. Schabas a ensuite avancé qu’il convenait de voir dans le procès-verbal de la réunion

de Brioni les signes d’un projet criminel, étant donné les meurtres perpétrés dans les semaines et

8 Sun Tse, L’art de la guerre, texte traduit du chinois par Samuel B. Griffith, Oxford University Press, 1971,
traduit de l’anglais par Francis Wang, Flammarion, 1972, «To a surrounded enemy you must leave a way of escape…
To encamp under the walls of a strong city and attack rebels determined to fight to the death is not a good plan !» [«A un
ennemi encerclé vous devez laisser une voie de sortie… Il n’est pas bon d’assiéger une place forte et d’attaquer l’ennemi
déterminé à combattre à mort.»]

9 DS, par. 745.
10
CR 2014/24, p. 26, par. 51 (Schabas).
11CR 2014/16, p. 28, par. 56 (Obradović), cité dans CR 2014/19, par. 34 (Singh). - 9 -

16 les mois qui ont suivi l’opération Tempête. Il ne s’est toutefois pas donné la peine de démontrer le

bien-fondé de cet argument, alors même qu’il n’avait été nullement question, lors de la réunion, de

meurtres, pillages et autres destructions, et que la chambre de première instance du TPIY a

expressément conclu qu’il n’était pas dans l’intention de ses participants de commettre pareilles

12
exactions . Il souhaiterait sans doute voir la Cour s’écarter de la position retenue par le TPIY en

première instance ; je ne reviendrai pas sur nos arguments sur ce point.

13
23. M. Schabas a soutenu que la plupart des Serbes qui étaient restés avaient été tués ,

affirmant et je reprends ses propres termes [projection] que «l’armée croate a[vait] tué tous

les Serbes qu’elle a[vait] pu débusquer dans les villes et les villages en août 1995» tous les

Serbes , et qu’elle «[avait] exterminé tous les survivants serbes de Krajina tombés entre [ses]

mains» . C’est ce qu’il a dit à la Cour vendredi.

24. Examinons les faits, en commençant par les chiffres. Le 21 décembre 1995, le Secrétaire

général de l’Organisation des Nations Unies a rapporté que, selon le CICR, les anciens secteurs

15
nord et sud placés sous la protection de l’ONU comptaient un peu plus de 9000 Serbes .

M. Štrbac, témoin-expert du demandeur, indique pour sa part que 1662 personnes auraient été tuées

par les forces croates pendant l’opération Tempête — 1662 au total — dont 1513 au cours de la

17
première semaine . Ainsi, si l’on retient la thèse du défendeur, 149 personnes, au plus, auraient

malheureusement péri après la première semaine de l’opération — 149 sur 9000.

25. Par ailleurs, dans l’affaire Gotovina et consorts, la chambre de première instance s’est

fondée sur des éléments démontrant que l’armée croate avait emmené 4000 civils de la région de la

18
Krajina dans des centres d’accueil gérés par l’Etat — 4000 — et qu’elle avait acheminé

19
400 combattants serbes capturés vers des centres de détention pour les traduire en justice .

Arrêtons-nous un instant sur ces chiffres, qui s’affichent à l’écran — 4000 civils placés dans des

12Le Procureur c. Gotovina et consorts, jugement, par. 2321.
13
CR 2014/24, p. 27, par. 54 (Schabas).
14Ibid., p. 28-29, par. 57-58 (Schabas).

15Le Procureur c. Gotovina et consorts, jugement, par. 1712.

16Exposé du témoin-expert Savo Štrbac, par. 6.3.2.
17
Ibid., par. 6.7.
18Le Procureur c. Gotovina et consorts, jugement, par. 1648.

19Ibid., par. 1653. - 10 -

17 centres d’accueil et 400 combattants poursuivis — et examinons à nouveau les trois affirmations

radicales de M. Schabas. «L’armée croate a exterminé tous les survivants serbes de Krajina tombés

entre ses mains.» Comment cela se pourrait-il ? [Fin de projection.] Afin qu’il soit établi sans

l’ombre d’un doute que les civils n’ont pas été acheminés dans les centres d’accueil à des fins

criminelles, la Cour est invitée à prendre acte de la conclusion de la chambre de première instance

selon laquelle ceux-ci pouvaient quitter ces centres à tout moment et n’étaient pas privés de leur

liberté — point en litige dans la présente instance.

26. M. Jordash a lui aussi tenté de faire valoir l’argument tenant à l’existence d’une

campagne meurtrière organisée en invoquant une «stratégie de dissimulation» de la part de l’armée

croate, se fondant à cet égard sur de prétendues restrictions à la liberté de circulation du personnel

de l’Organisation des Nations Unies . Ce que M. Jordash a omis de préciser, c’est que la chambre

de première instance du TPIY avait expressément rejeté cette allégation, estimant que

«la dissimulation de crimes n’[était] pas la seule interprétation raisonnable des éléments de preuve

22
de nature générale relatifs aux restrictions de déplacement» . Il s’agit donc, là encore, d’un

argument présenté devant le TPIY en première instance, examiné par la chambre et rejeté.

27. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les allégations du défendeur

concernant une campagne meurtrière organisée visant à exterminer les Serbes de Krajina ne sont

étayées par aucun élément de preuve et semblent bien éloignées de la réalité.

28. Le défendeur prétend en outre que le demandeur a «ignoré» ses arguments concernant

des «actes ayant entraîné des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale des membres du

23
groupe des Serbes de Krajina» . Cela est tout simplement faux. Le demandeur a évoqué à

plusieurs reprises les conclusions précises de la chambre de première instance en l’affaire Gotovina

et consorts selon lesquelles les dirigeants croates, et notamment le président Tudjman, n’avaient

pas recherché la destruction de ce groupe, et s’y étaient même opposés . 24

20
Le Procureur c. Gotovina et consorts, jugement, par. 1668.
21CR 2014/24, p. 52, par. 74-76 (Jordash).

22Le Procureur c. Gotovina et consorts, jugement, par. 2540.
23
CR 2014/24, p. 29, par. 59 (Schabas).
24Le Procureur c. Gotovina et consorts, jugement, par. 2313. - 11 -

29. Il est également hors de propos d’invoquer, comme le fait le défendeur, les rapports de la

Mission de contrôle de la Communauté européenne (ECMM) et des observateurs militaires de

l’ONU concernant le nombre d’habitations incendiées après l’opération Tempête. Le TPIY

disposait déjà de tous ces éléments, y compris des documents qui, selon le défendeur, démontrent

25
sa thèse, et les a écartés .

18 30. Enfin, et en tout état de cause, les pillages et incendies, si pénibles soient-ils — et ils le

sont, cela ne fait aucun doute —, ne sont évidemment pas des actes susceptibles d’être, en soi,

constitutifs de génocide au sens de l’article II de la Convention.

V. Conclusion

31. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en conclusion, il ressort

clairement de mon exposé que la demande reconventionnelle du défendeur fondée sur des

violations de la Convention sur le génocide prétendument commises pendant et après

l’opération Tempête ne saurait prospérer à la lumière des faits et éléments de preuve invoqués. Ni

le procès-verbal de la réunion de Brioni ni les événements qui ont suivi ne permettent d’établir

l’intention génocidaire. De plus, il n’existe, concernant ces événements, aucun élément

suffisamment probant pour démontrer que des actes génocidaires ont été commis.

32. Dernier point sur les éléments de preuve, il convient de relever que, depuis que nous

avons, la semaine dernière, exposé de manière exhaustive les irrégularités des rapports contestés du

CHC et de Veritas, le défendeur a quelque peu perdu de son enthousiasme à leur égard. La Serbie

a conclu son argumentation en indiquant sans conviction que «le rapport du CHC n’a[vait] pas été

entièrement discrédité par le TPIY», et en admettant que le rapport Veritas contenait des erreurs

26
factuelles conclusion que l’on peut difficilement qualifier de point d’orgue.

33. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de l’attention

que vous avez bien voulu m’accorder aujourd’hui et lors de mes précédents exposés et vous prie

d’appeler maintenant à la barre M. Sands, qui traitera des questions juridiques.

25
Voir Le Procureur c. Gotovina et consorts, jugement, par. 61.
26CR 2014/24, p. 55, par. 90 et 92. - 12 -

Le PRESIDENT : Je vous remercie, sir Keir Starmer. J’invite à présent M. Philippe Sands à

poursuivre. Vous avez la parole, Monsieur Sands.

M. SANDS :

D EMANDE RECONVENTIONNELLE DE LA SERBIE :
LES ARGUMENTS JURIDIQUES

I. Introduction

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il me revient de répondre aux

arguments juridiques — si on peut les appeler ainsi — que le défendeur a formulés, vendredi

19 après-midi, à l’appui de sa demande reconventionnelle. Tout comme notre équipe, la Cour aura

sans doute relevé que ces arguments sont minces et en partie nouveaux.

2. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, après avoir consacré plus de la

moitié de son premier tour de plaidoiries à la demande reconventionnelle, le défendeur lui a

accordé beaucoup moins de temps au second tour. De plus, la Serbie semble avoir clairement

reconnu que sa demande est sans espoir, comme nous l’avions indiqué au premier tour. Celle-ci

n’a, en effet, aucun poids juridique, et on ne peut pas dire que MM. Schabas et Jordash aient

avancé une argumentation juridique très convaincante pour démontrer que les événements

intervenus quatre jours durant en août 1995 auraient constitué un génocide. Après les décisions

rendues en l’affaire Gotovina, qu’il s’agisse du jugement ou de l’arrêt, on voit mal comment il

pourrait en être autrement.

3. M. Schabas a adopté un ton plutôt défensif. Au début des audiences, il avait annoncé qu’il

se pencherait sur l’«intérêt limité», pour reprendre ses termes, «des décisions rendues ... en

l’affaire Gotovina» , alors même que ses 25 premières notes de bas de page renvoyaient toutes à

cette affaire. En effet, son intervention comportait 112 notes, dont pas moins de 40 relatives à des

décisions judiciaires, et parmi ces 40 notes, 38 concernaient l’affaire Gotovina. Il n’a, en revanche,

mentionné qu’une seule fois l’arrêt rendu par la Cour en 2007 que la Serbie et lui n’estiment

manifestement pas utile pour leur demande reconventionnelle ainsi qu’un autre jugement rendu

27CR 2014/24, p. 10, par. 1 (Schabas). - 13 -

28
par le TPIY (en l’affaire Prlić), qui se rapportait à une conclusion de fait, et non de droit . Bien

qu’il ait instamment demandé à la Cour de dire qu’il y avait, je cite, des «différences essentielles

entre l’affaire Gotovina dont a[vait] été saisi le TPIY et l’objet de la demande reconventionnelle en

l’espèce» , M. Schabas ne s’est arrêté que sur cette affaire. Il a déploré que, je cite de nouveau,

30
«la jurisprudence du TPIY prise dans son ensemble présent[ait] une lacune béante» ; Monsieur le

président, s’il existe une «lacune béante», c’est dans la demande reconventionnelle du défendeur

qu’elle se trouve. Il est en effet de coutume, lorsque l’on présente son argumentation, de se fonder

sur des textes juridiques faisant autorité qui étayent les hypothèses que l’on avance ; or,

vendredi après-midi, M. Schabas a été incapable d’en citer un seul à l’appui de la demande

reconventionnelle de la Serbie.

4. Le défendeur est parfaitement conscient du fait que le jugement et l’arrêt rendus par le

TPIY en l’affaire Gotovina portent un coup fatal à sa demande reconventionnelle. Il a choisi de

faire l’impasse sur les conclusions de la chambre de première instance relatives au fait que les

dirigeants croates n’avaient pas l’intention de tuer ou de blesser des Serbes, ni de détruire leurs

20 biens. Vendredi dernier, M. Schabas a complètement renoncé à faire valoir que le pilonnage mené

pendant l’opération Tempête était illicite, ou qu’il visait des civils. Au lieu de cela, il a préféré

avancer une nouvelle théorie pour défendre la demande reconventionnelle. Selon nous, d’un point

de vue juridique, cette théorie n’a aucun sens, et est totalement battue en brèche par les conclusions

de fait et de droit hautement convaincantes que la chambre de première instance et la chambre

d’appel ont tirées en l’affaire Gotovina.

5. Changeant son fusil d’épaule, M. Schabas s’appuie à présent sur l’argument selon lequel

la Cour devrait conclure en droit que le bombardement, par l’artillerie, des quatre villes aurait

revêtu un caractère génocidaire, en dépit de l’hypothèse et j’hésite à employer ce terme,

Monsieur le président, compte tenu de l’arrêt que la Cour a rendu hier selon laquelle le

pilonnage était, ainsi qu’il l’a indiqué, «pleinement conforme aux lois et coutumes de la guerre» et

28Voir CR 2014/24, p. 17, note de bas de page n 27, et p. 22, note de bas de page n 36 (Schabas).

29CR 2014/24, p. 17, par. 25 (Schabas).
30
Ibid., p. 19, par. 32 (Schabas). - 14 -

«conform[e] au droit des conflits armés» . Il est parti du postulat que, même si l’on admettait,

comme la chambre d’appel du TPIY l’a estimé, que «seuls des objectifs militaires [avaient] été pris

pour cible et que l’emploi de la force [avait] été proportionné, de manière à réduire au minimum les

dommages collatéraux, en particulier ceux infligés aux non-combattants» , la Cour pourrait

néanmoins, d’une manière ou d’une autre, être à même de juger que le pilonnage était un acte de

génocide. On vous demande, en tant que juridiction, de dire que le procès-verbal de Brioni prouve

l’élément moral du crime de génocide, «indépendamment des moyens», et de la licéité de ceux-ci,

que les dirigeants de la Croatie ont choisi de mettre en œuvre pour reprendre le contrôle du

territoire croate . En suivant cette logique si l’on peut parler de logique on vous demande de

croire, et de dire, que le pilonnage licite que l’armée croate a mené pendant l’opération Tempête

ou, peut-être plus précisément, la «terreur» 34 qu’il a inspirée aux personnes présentes dans les

quatre villes aurait constitué l’élément matériel du crime de génocide.

6. M. Schabas va jusqu’à prétendre que «cette question ne [lui] semble pas très difficile» . 35

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il ne s’agit pas d’une question difficile,

mais d’une question vouée à l’échec. Tant du point de vue juridique que logique, cette thèse est

tout simplement indéfendable. Il est d’ailleurs tout à fait extraordinaire que M. Schabas tente de

l’avancer devant la Cour. Comment une attaque conforme au droit international humanitaire

21 pourrait-elle revêtir un caractère génocidaire ? Il ne fait aucun doute qu’elle ne saurait constituer

l’élément matériel du crime de génocide. Comment une attaque pourrait-elle avoir un caractère

génocidaire tout en étant conforme au droit de la guerre ? Cela ressemble à un miroir a deux faces ;

la notion d’attaque à la fois licite et génocidaire est aussi contradictoire et absurde qu’elle le paraît.

7. A l’évidence, cet argument ne concorde pas non plus avec les conclusions rendues par le

TPIY en l’affaire Gotovina. Même en ce qui concerne ses conclusions factuelles limitées, qui ont

été infirmées par la chambre d’appel à savoir la conclusion, fondée sur la règle des 200 mètres,

selon laquelle les quatre villes auraient été pilonnées sans discrimination , la chambre de

31CR 2014/24, p. 15, par. 16 (Schabas).
32
Ibid.
33Ibid., p. 15-16, par. 19-21 (Schabas).

34Ibid., p. 16, par. 20 (Schabas).
35
Ibid., par. 18 (Schabas). - 15 -

première instance a estimé à plusieurs reprises que l’armée croate avait pris pour cible des objectifs

36
militaires «en toute bonne foi» . Or, la prise pour cible de tels objectifs aux fins d’expulser des

civils ne parlons même pas de l’objectif de détruire un groupe ethnique, en tout ou

en partie ne peut jamais intervenir «en toute bonne foi». Ces conclusions donnent le coup de

grâce à l’argument de notre contradicteur selon lequel le pilonnage licite aurait constitué l’élément

matériel du crime de génocide. Face à ces conclusions, M. Schabas n’a d’autre choix que

37
d’affirmer avec hardiesse que la décision de la chambre d’appel du TPIY serait «erroné[e]» .

Une fois de plus, le défendeur nie les conclusions du TPIY qui n’abondent pas en son sens et

demande à la Cour de ne pas en tenir compte.

8. En lieu et place d’une recherche de textes faisant autorité, nous avons entendu de

regrettables attaques, très personnelles et absolument injustifiables, dirigées contre l’ancien

président de la Croatie, sous la forme d’un argument ad hominem, ce qui est inhabituel pour toute

juridiction, mais plus encore devant la Cour. Le défendeur s’est dit surpris que la Croatie n’ait pas,

d’une manière ou d’une autre, pris la défense du président Tudjman. La nature de ces arguments, si

on peut les appeler ainsi, en dit long. Nous estimons qu’il est déplacé, pour un Etat souverain, de

s’associer à de telles affirmations, et qu’elles ne méritent pas de recevoir une réponse dans la salle

d’audience. Peut-être s’agit-il là de l’un des éléments que M. Schabas avait insérés dans son

exposé «parce que l’agent de la Serbie [lui] avait demandé de le faire», comme il l’a ouvertement

38
reconnu .

9. L’allusion de M. Schabas aux événements de janvier 1942 est tout aussi fâcheuse . 39

Même s’il semble s’être rétracté dans une certaine mesure, les termes «maladroit» et «inapproprié»

qu’il a employés pouvant être considérés comme des euphémismes, nous ne sommes sans doute

pas les seuls à avoir la désagréable impression que le conseil a repris d’une main ce qu’il avait
22

donné de l’autre, en faisant référence de manière tout à fait regrettable à la «volonté de Tudjman

36
Le Procureur c. Gotovina, IT-06-90-T, 15 avril 2011, par. 1899-1902, 1919, 1930 et 1931.
37CR 2014/24, p. 16, par. 21 (Schabas).

38CR 2014/23, p. 50, par. 26 (Schabas).
39
CR 2014/24, p. 21, par. 39 (Schabas). - 16 -

d’apporter une «solution finale»» et au «Lebensraum» . Or, sir Keir Starmer a amplement traité

du procès-verbal de Brioni, tout comme le TPIY.

10. S’agissant des textes juridiques faisant autorité, vendredi après-midi, M. Jordash s’est

référé une seule fois à votre arrêt de 2007 et a évoqué à plusieurs reprises le jugement rendu en

l’affaire Gotovina, mais aucun autre jugement ou arrêt du TPIY. Même au cours de son exposé

consacré aux neuf points de comparaison présentés par la Croatie qu’il n’est nullement parvenu

à remettre en cause, soit dit avec tout le respect que nous lui devons, et ainsi que sir Keir l’a

montré , lorsqu’il a traité de la partie intitulée «Les conclusions du TPIY» (le huitième des

neuf points), il n’a pas été en mesure de citer un seul jugement (à l’exception d’une référence

pertinente, faite en passant, à l’affaire Martić) pour étayer l’argumentation qu’il avait avancée.

En bref, la demande reconventionnelle présentée par la Serbie ne repose sur aucun texte juridique

faisant autorité.

Les personnes portées disparues

11. Nous en venons maintenant brièvement à la question des personnes portées disparues et

de la violation continue, étant donné que la Serbie a abordé ce sujet dans sa demande

reconventionnelle. Le conseil du défendeur a, en effet, affirmé que «l’argument de la violation

continue», comme il l’a appelé, n’était rien d’autre qu’un «mauvais stratagème concocté à la

dernière minute» . 42 En réalité, il s’agissait d’une réponse à une question posée par

43
M. le juge Cançado Trindade . La Croatie a traité le sujet de la violation continue de manière à

répondre utilement à une demande de précisions d’un juge. Il est vrai qu’aucune des deux Parties

n’avait examiné ce sujet en détail dans ses écritures, mais des questions ayant été posées à cet

égard, et les dispositions de la Convention étant celles que l’on connaît — je vous renvoie au litt. b)

de l’article 2, qui porte sur l’«atteinte grave à l’intégrité ... mentale de membres du groupe» —, le

lien avec une violation continue est devenu assez clair. Cette question «n’a pas sa place ici», a

40
CR 2014/24, p. 21, par. 39 (Schabas).
41Ibid., p. 11, par. 5 (Schabas).
42
CR 2014/23, p. 44, par. 12 (Schabas).
43
CR 2014/18, p. 69 (question du juge Cançado Trindade). - 17 -

44
pourtant déclaré le conseil de la Serbie . Mais pourquoi pas ? Tout comme dans le cas de la

torture, la famille de la personne portée disparue fait partie de ce même groupe, elle est victime

d’une atteinte continue à son intégrité mentale, et il se trouve que l’omission de fournir des

23 informations sur ce qu’il est advenu de la personne portée disparue ou de prendre des mesures

raisonnables pour aider la famille à la retrouver, fait entrer en jeu l’interdiction des actes visés par

la Convention sur le génocide, y compris l’obligation d’enquêter.

12. La Serbie a, elle aussi, cherché à répondre aux questions que les juges ont posées sur les

personnes portées disparues et fourni une nouvelle liste de ces dernières. Or, ce document ne citait

pas de sources et n’était accompagné d’aucune explication satisfaisante. L’agent de la Serbie ayant

45
dit à la Cour qu’il «ne l[e] considér[ait] pas comme une pièce éclairant les crimes commis» , il n’y

a rien à ajouter.

L’arrêt de 2007 et le paragraphe 373

13. Monsieur le président, j’en viens à présent à la question de l’intention de détruire un

groupe en tout ou en partie qui peut être déduite d’une ligne de conduite, argument avancé par

M. Schabas dans ses plaidoiries sur la demande reconventionnelle, comme M. Starmer vient de le

rappeler. On pourrait appeler cela la «question du paragraphe 373». Comme vous vous en

souvenez sans doute, jeudi 20 mars, j’ai fait valoir qu’aucune juridiction internationale n’avait

appliqué le critère extrêmement exigeant énoncé au paragraphe 373, ni repris les termes utilisés par

la Cour il y a sept ans. J’ai également fait observer que certaines juridictions avaient clairement dit

46
qu’elles ne s’estimaient pas tenues par l’approche que la Cour aurait suivie en 2007 . En réponse

à cet argument, M. Schabas a soutenu qu’en dépit de recherches juridiques approfondies, il

n’avait pas trouvé un seul exemple de juridiction qui aurait déclaré ne pas être tenue par l’approche

adoptée par la CIJ. Cette réponse nous a quelque peu déconcertés, voire interloqués, car

M. Schabas lui-même a expressément fait référence à de tels cas dans sa plaidoirie du

47
10 mars 2014 . Il a cité de nombreux exemples. En juin 2012 notamment, dans

44
CR 2014/23, p. 45, par. 12 (Schabas).
45CR 2014/24, p. 60, par. 6 (Obradović).

46CR 2014/20, p. 24, par. 26 (Sands).
47
CR 2014/13, p. 18 et suiv. (Schabas). - 18 -

l’affaire Karadžić, la chambre de première instance a affirmé, dans la décision rétablissant le chef

d’accusation de génocide qu’elle a rendue en vertu de l’article 98 bis, que l’arrêt de la CIJ de 2007

48
n’était «aucunement contraignan[t] pour la Chambre» . M. Schabas a expressément fait référence

à cette décision dans sa plaidoirie, mais une semaine plus tard, il semble n’en conserver aucun

souvenir .49

24 Entre parenthèses, j’aimerais signaler qu’il semble y avoir beaucoup de choses que

M. Schabas préfère oublier : la semaine dernière, il a affirmé devant la Cour que l’arrêt de 2007

50
avait «éclairci et stabilisé» la situation. Eh bien, ce n’est pourtant pas ce qu’il a dit il y a

deux ans, lorsqu’il a qualifié l’approche adoptée par la Cour dans son arrêt de 2007

d’«incohérente», parce qu’elle avait écarté la qualification de génocide pour la plus grande partie

du conflit en Bosnie, «mais l’avait pourtant retenue pour un événement horrible survenu pendant la

guerre, de courte durée et isolé sur le plan géographique» . Ce sont là les dangers des blogs.

Quatre ans plus tôt, en 2008, un an après le prononcé de l’arrêt de la Cour, il a présenté une opinion

d’expert au TPIY, dans l’affaire Popović. Et que disait-il de l’arrêt de 2007 dans cette opinion ? Il

ne s’en réjouissait pas, il ne disait pas que cette décision avait éclairci et stabilisé la situation ; ce

52
qu’il disait, c’est que cet arrêt appelait un «réexamen» du droit relatif à l’intention génocidaire .

14. Quoi qu’il en soit, en juillet 2013, la chambre d’appel du TPIY saisie de

l’affaire Karadžić a, sur le même point, considéré qu’elle n’était pas liée par les «conclusions

juridiques tirées par … la CIJ» . M. Schabas semble une fois de plus avoir oublié ce qu’il a dit à

la Cour dans sa plaidoirie du lundi 10 mars 2014, à savoir que «la chambre de première instance

a[vait] commencé par préciser qu’elle n’était pas liée par les décisions rendues dans les autres

procès devant le Tribunal, pas plus que par l’arrêt de la Cour de février 2007» . 54

48Le Procureur c. Karadžić, décision rendue par la chambre de première instance en vertu de l’article 98 bis,
compte rendu d’audience, 28 juin 2012, p. 28765, lignes 3-4.
49
CR 2014/13, p. 45, par. 60 (Schabas).
50
CR 2014/23, p. 46, par. 16 (Schabas).
51 Schabas, «One of the Genocide Counts against Karadzić is Dismissed», jeudi 28 juin 2012, disponible à

l’adresse suivante : http://humanrightsdoctorate.blogspot.nl/2012/06/one-of-genocide-counts-….
52 Le Procureur c. Popović, IT-05-88-T, 1 mai 2008, State Policy as an Element of the Crime of Genocide,
rapport d’expert de M. William A. Schabas (30 avril 2008), p. 41.

53Le Procureur c. Karadžić (IT-95-5/18-AR98bis.l), arrêt, 11 juillet 2013, par. 94 ; les italiques sont de nous,
notes de bas de page omises.

54CR 2014/13, p. 45, par. 60 (Schabas). - 19 -

15. Le TPIY n’est pas le seul à avoir pris ses distances avec l’arrêt de 2007 en ce qui

55
concerne l’intention : le TPIR a fait de même. Dans l’affaire Hategekimana , la chambre d’appel

du TPIR n’a pas expressément dit qu’elle n’était pas liée par l’arrêt de la CIJ, mais cela découle

forcément du texte de l’arrêt et du critère qui y a été appliqué. La chambre d’appel a dit, au sujet

du critère permettant de déduire l’intention génocidaire en l’absence de preuve directe, ce qui suit :

[projection]

«il est possible de déduire l’intention génocidaire des faits et circonstances pertinents,
notamment du contexte général dans lequel ont été perpétrés d’autres actes
répréhensibles systématiquement dirigés contre le même groupe, de l’échelle à

laquelle les atrocités ont été commises, du fait d’avoir délibérément et
25 systématiquement choisi les victimes en raison de leur appartenance à un groupe
particulier, ou d’avoir commis, de manière répétée, des actes de destruction ou
56
discriminatoires» . [Fin de projection.]

16. Dans cette affaire, la chambre d’appel a cité des décisions du TPIY et du TPIR pour

étayer ses conclusions, mais pas l’arrêt Bosnie de 2007. Elle n’a pas non plus dit que l’intention

génocidaire requise était la «seule» conclusion possible. Il en ressort tout à fait clairement, comme

je l’ai déjà fait observer , que la chambre d’appel du TPIR n’est pas partie du principe qu’elle était

liée par l’approche adoptée par la CIJ concernant la déduction de l’intention génocidaire énoncée

au paragraphe 373 de l’arrêt Bosnie.

17. Ainsi, M. Schabas nous a entraînés une nouvelle fois dans les méandres de la

jurisprudence, et nous avons attendu, encore et encore, qu’il cite un jugement ou une décision quels

qu’ils soient, de n’importe quelle juridiction nationale ou internationale, qui aurait invoqué le

paragraphe 373 ou le critère qui y est énoncé, en vain. A notre connaissance, il n’en existe aucun

exemple.

18. M. Schabas a donc changé de tactique. Voulant faire valoir que «la position adoptée par

58
la Cour [sur cette question] avait été globalement suivie» , en dépit de l’absence de sources

concordantes, il a affirmé qu’il n’y avait aucune différence entre ce que la Cour avait dit au

paragraphe 373 et ce que plusieurs chambres du TPIY avaient fait dans la pratique. Ce faisant, il a

55
Le Procureur c. Hategekimana (ICTR-00-55B-A), arrêt, 8 mai 2012.
56Ibid., par. 133.

57CR 2014/20, p. 21, par. 22 (Sands).
58
CR 2014/23, p. 46, par. 16 (Schabas). - 20 -

cité un passage du jugement rendu en l’affaire Tolimir (le paragraphe 745), dans lequel la chambre

de première instance disait ce qui suit :

«Les indices d’une telle intention sont cependant rarement explicites et il est
donc acceptable de déduire l’existence de l’intention génocidaire à partir de «tous les
éléments de preuve, pris dans leur globalité», à condition que cette déduction soit «la
59
seule qui soit raisonnable au vu des éléments de preuve».»

19. Il a soutenu qu’il n’y avait aucune différence entre les deux critères. «La chambre de

première instance [saisie de l’affaire Tolimir] n’a pas cité le passage en cause de l’arrêt de la Cour

60
de 2007, à savoir le paragraphe 373, mais elle aurait bien pu.» Comparons les deux approches

à l’écran [projection]. Vous pouvez voir en haut de l’écran ce que la Cour a décidé en 2007, en

anglais et en français : «pour qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une

telle intention, elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence». Et en dessous,

comme cela apparaît à présent à l’écran, nous voyons ce que la chambre de première instance saisie

26 de l’affaire Tolimir a déclaré en 2012, je le lis de nouveau à haute voix : «il est donc acceptable de

déduire l’existence de l’intention génocidaire à partir de «tous les éléments de preuve, pris dans

leur globalité», à condition que cette déduction soit «la seule qui soit raisonnable au vu des

éléments de preuve»» . 61

20. Si j’étais dans une salle de classe, ce qui n’est pas le cas, je pourrais demander à mes

étudiants, si j’étais un partisan jusqu’au-boutiste de la maïeutique : «Y a-t-il une différence entre

les deux critères ?» Il y aurait peut-être un ou deux étudiants qui répondraient «Non Monsieur,

nous ne voyons aucune différence entre ces deux critères.» Je me tournerais alors vers la salle en

demandant : «Y a-t-il quelqu’un ici qui ne soit pas d’accord ?» Certains finiraient par lever la main

et diraient : «C’est vrai qu’il y a des similitudes entre les deux. Il y a par exemple une tournure

restrictive («ne … que» et «seule») dans les deux formulations.» C’est tout à fait juste. Je poserais

alors la question suivante : «Y a-t-il un aspect du critère établi en 2012 dans le jugement Tolimir

que l’on ne retrouve pas dans le critère établi en 2007 par la CIJ ?» Si j’en juge par les classes que

j’ai eues cette année et auparavant, il devrait tout d’abord y avoir un long silence, le temps pour les

59
Le Procureur c. Tolimir, IT-05-88/2-T, 12 décembre 2012, par. 745, cité dans le CR 2014/23, p. 52, par. 39
(Schabas).
60CR 2014/23, p. 53, par. 40 (Schabas).
61
Le Procureur c. Tolimir, IT-05-88/2-T, 12 décembre 2012, par. 745. - 21 -

étudiants d’examiner attentivement les deux textes, puis quelques mains finiraient par se lever, et

un étudiant, au premier rang, tout à gauche ou ailleurs, se lancerait : «En fait, il y a bien une

différence entre les deux critères : dans le jugement Tolimir, il y a le terme «raisonnable», et pas

dans l’arrêt Bosnie.» C’est évidemment exact, et c’est là que réside le nœud du problème.

21. Ce que M. Schabas demande à la Cour, c’est de conclure que l’utilisation du terme

«raisonnable» est dénuée de pertinence. (Je tiens d’ailleurs à souligner que ce terme a fait l’objet, à

l’audience d’hier, de la plus grande attention.) Mais la logique de M. Schabas est erronée. En

matière pénale, le critère d’établissement de la preuve, au TPIY, au TPIR, à la CPI, comme dans de

nombreux systèmes juridiques nationaux, n’est pas le critère consistant à se situer «au-delà de tout

doute», mais «au-delà de tout doute raisonnable». Le mot «raisonnable» n’est pas sans importance.

Pour le dire simplement, c’est une différence, et une différence de taille. D’ailleurs, M. Schabas le

reconnaît lui-même : lorsqu’il a prié la Cour de procéder à un examen de novo du procès-verbal de

Brioni, il ne lui a pas demandé de conclure qu’il ne faisait «aucun doute» que ce procès-verbal

traduisait une volonté d’imposer une «solution finale», pour reprendre sa formule malencontreuse.

Ce n’est pas ce qu’il a fait. Il a prié la Cour de conclure qu’il n’y avait «aucun doute

62
raisonnable» . Bien entendu, selon nous, la Cour ne saurait rendre de conclusion en ce sens, mais

c’est un autre argument que je veux à présent avancer : le conseil de la Serbie reconnaît qu’il y a

27 une énorme différence entre ces deux notions, «aucun doute» d’une part, et «aucun doute

raisonnable» d’autre part. [Fin de projection.]

22. Monsieur le président, nous ne vous demandons pas de changer le droit, ni de le mettre

en pièces, ni d’y renoncer, contrairement à ce que prétend la Serbie. Nous ne demandons sûrement

pas à la Cour de commettre un acte de «vandalisme juridique», comme M. Jordash l’a carrément

63
suggéré . Nous demandons simplement une clarification du critère énoncé au paragraphe 373, afin

de le rendre conforme au critère qui semble être appliqué partout ailleurs.

23. Pour ce qui concerne la demande reconventionnelle, l’augmentation de la Serbie est

vouée à l’échec quel que soit le critère appliqué, que ce soit celui qui est, selon la partie adverse,

défini au paragraphe 373, ou celui que la Cour aurait, selon nous, voulu énoncer dans ce

62
CR 2014/24, p. 23, par. 44 (Schabas) ; les italiques sont de nous.
63CR 2014/24, p. 42, par. 19 (Jordash). - 22 -

paragraphe, à savoir l’approche habituellement suivie par la Cour pour les preuves concluantes. Le

critère que la Cour a retenu est qu’elle doit être «pleinement convaincue» que le crime de génocide

a été commis, et que les actes sont attribuables au défendeur. Le même critère d’établissement de

la preuve s’applique pour ce qui concerne l’intention spécifique, ou dolus specialis, nécessaire à la

caractérisation du crime de génocide. Le demandeur est d’avis que le critère d’établissement de la

preuve applicable à l’intention génocidaire sera rempli même lorsqu’il pourrait exister d’autres

explications possibles à une ligne de conduite et effectivement, il y aura certainement de

nombreuses autres motivations et intentions sous-tendant une ligne de conduite , mais que la

Cour est néanmoins pleinement convaincue, au vu des faits de l’espèce, notamment des méthodes

destructrices associées à cette ligne de conduite, que l’intention génocidaire est la seule conclusion

que l’on peut raisonnablement déduire.

24. Cela m’amène à évoquer la localité de Žepa, cette petite ville de Bosnie-Herzégovine qui

fait l’objet du passage du jugement Tolimir que M. Schabas n’a pas mentionné au premier tour.

La chambre de première instance du TPIY y considérait bel et bien que l’intention génocidaire était

la seule conclusion qui pouvait raisonnablement être déduite. Elle l’a fait dans un cas où

trois personnes seulement avaient été tuées pardonnez-moi d’employer le mot «seulement»,

c’est déjà trop, bien sûr, mais c’est un chiffre modeste. Vendredi matin, M. Schabas a soutenu

devant la Cour dans son exposé sur l’actus reus que si le meurtre d’un petit nombre de

personnes pouvait constituer un génocide il a parlé de deux personnes , la définition du
64
génocide à l’article 2 de la Convention en deviendrait «simpliste et essentiellement impraticable» .

28 Or, ce n’est pas ce que la chambre de première instance du TPIY a conclu. Vendredi après-midi, il

s’est enfin intéressé au jugement rendu par la chambre de première instance en l’affaire Tolimir,

qui portait sur les événements survenus à Žepa, à la toute fin de la procédure affaire à laquelle la

partie adverse préférerait que la Cour ne s’intéresse pas dans lequel la chambre a naturellement

conclu que le meurtre de trois personnes suffisait à constituer l’élément moral et l’élément matériel

65
du crime de génocide . Il a qualifié cela de «dérog[ation] spectaculair[e]» à l’arrêt rendu par la

64
CR 2014/23, p. 40, par. 2-3 (Schabas).
65Ibid., p. 54, par. 43 (Schabas). - 23 -

66
Cour en 2007 c’est une concession . Trois personnes peuvent représenter une partie

«importante» du groupe, a-t-il reconnu , et il a admis que cela pouvait être «solution de rechange

68
au critère de la substantialité» . M. Schabas se range donc aux arguments que nous avons avancés

au premier tour sur ce point précis, que j’ai abordé au tout début de la procédure, il y a près

d’un mois de cela.

25. Où tout cela nous mène-t-il, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour ?

Pour que la demande reconventionnelle présentée par le défendeur aboutisse, celui-ci devrait

produire :

a) des preuves directes d’un plan génocidaire. Or, la partie adverse n’en a pas ; le TPIY a

déterminé de manière concluante que le procès-verbal de Brioni ne prouvait pas l’illicéité, et le

défendeur a pris la sage décision de renoncer à considérer que ce procès-verbal et celui de la

conférence de Wannsee se valaient ; et/ou

b) des éléments prouvant l’existence d’un schéma d’attaque permettant de déduire l’intention

génocidaire : il ne l’a tout simplement pas fait pour ce qui concerne la demande

reconventionnelle. Malgré les efforts démesurés déployés par M. Jordash pour tourner en

dérision le schéma d’attaque clairement suivi par la Serbie dans le cadre de sa campagne contre

la Croatie qui atteste bel et bien l’intention génocidaire , le défendeur n’a pas été en

mesure de présenter un seul élément de preuve relatif à un quelconque schéma, et encore moins

de preuve établissant un schéma qui permettrait de déduire l’intention génocidaire.

26. Il y a un étrange parallèle entre la demande reconventionnelle présentée par le défendeur

et les arguments que ce dernier a présentés en réponse à la demande principale de la Croatie. Dans

les deux cas, du point de vue du droit, il tente de nier la pertinence et la légitimité de conclusions

définitives et non susceptibles de recours du TPIY. S’agissant de la demande principale, nos

contradicteurs font valoir que les arrêts rendus dans les affaires Mrkšić, Martić et Babić sont

«moins probant[s]», tandis que le jugement rendu dans l’affaire Stanišić et Simatović est le «plus

66
CR 2014/23, par. 45 (Schabas).
67Ibid., par. 44 (Schabas).
68
Ibid. - 24 -

69
pertinen[t]» . Par ailleurs, la Partie serbe se contredit : dans sa demande reconventionnelle, elle

essaie de convaincre la Cour du bien-fondé d’une décision rendue en première instance par

le TPIY Gotovina, par exemple, ou Stanišić , mais lorsqu’elle avance des arguments en
29

réponse à la demande principale de la Croatie, elle tente de minorer la valeur d’une autre décision

rendue en première instance par le TPIY, le jugement Tolimir. Cela ressemble fort à une utilisation

«à la carte» des sources faisant autorité, mais cette manière de faire ne permet pas de combler les

lacunes irrémédiables de la demande reconventionnelle de la Serbie.

27. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je tiens à vous remercier, une

fois encore, de votre aimable attention. Ainsi s’achève ma présentation de ce matin. Je vous prie

d’appeler à la barre l’agent de la Croatie, pour notre dernier exposé de ce matin.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Sands. J’appelle à présent

Mme Vesna Crnić-Grotić, agent de la Croatie en l’espèce. Vous avez la parole, Madame.

Mme CRNIĆ-GROTIĆ : Je vous remercie.

D EMANDE RECONVENTIONNELLE DE LA S ERBIE :
OBSERVATIONS FINALES

1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est avec plaisir que je viens

de nouveau plaider devant vous en ce dernier jour d’audience consacré aux réponses de la Croatie

aux points soulevés la semaine dernière par le défendeur s’agissant de sa demande

reconventionnelle, laquelle n’a en réalité été introduite qu’après le prononcé, par la Cour, de l’arrêt

sur la compétence. Selon les termes du ministre serbe des affaires étrangères de l’époque,

M. Jeremić, il s’agissait d’une «demande reconventionnelle technique» . 70 M. Tibor Varady,

ancien agent du défendeur en l’espèce, a déclaré expressément qu’il n’y avait pas eu de génocide

71
contre les Serbes en Croatie . M. Radoslav Stojanović, ancien agent du défendeur dans l’affaire

concernant la Bosnie-Herzégovine, avait quant à lui prévenu les autorités du caractère vain de la

69
CR 2014/22, p. 51, par. 21 (Jordash).
70Voir : https://www.youtube.com/watch?v=Zftiq1xayts.

71 Voir : http://www.rts.rs/page/stories/sr/story/9/Politika/1536575/Varadi%3A+Be…
Hagu.html. - 25 -

demande reconventionnelle . En outre, même M. Obradović a expliqué en 2010 que la Serbie

73
avait dû déposer cette demande pour endosser le rôle du plaignant en l’instance . Aujourd’hui

encore, il ne semble guère plus convaincu de sa crédibilité . Toutefois, en dépit de ces points de

vue avisés, la demande reconventionnelle a été introduite devant la Cour.

30 2. Au cours des plaidoiries, le défendeur s’est efforcé de persuader la Cour que la Croatie

avait déposé sa requête pour tenter «de paralys[er] certaines affaires introduites contre des Croates»

devant le TPIY . Monsieur le président, la demande principale de la Croatie est pendante depuis

que le TPIY a affirmé sa compétence sur les affaires croates, il y a treize ans. Toute allégation

selon laquelle la Croatie a maintenu cette instance pour des raisons abusives est donc

manifestement erronée. Une seule raison motive notre demande : établir la responsabilité du

défendeur pour le génocide commis contre les Croates.

3. La semaine dernière, le défendeur nous a de nouveau raconté la même histoire, en

employant les mêmes arguments. En réponse à la question posée par M. le juge Cançado Trindade,

il a produit une nouvelle liste des personnes portées disparues sur le territoire croate. Cette liste

était rédigée en alphabet cyrillique et, partant, dans une langue autre que les langues officielles de

la Cour. Elle recense 1747 disparus. Est-il réellement nécessaire d’inventer de nouvelles listes à

chaque fois que la question du nombre de victimes serbes est soulevée ? Ces manipulations de

chiffres doivent cesser.

4. Le document intitulé Book of the Missing on the Territory of Croatia [Registre des

personnes portées disparues sur le territoire de la République de Croatie], datant de 2012 et

76
présenté à la Cour par le demandeur il y a deux semaines , est une publication faisant autorité en

ce qui concerne les personnes portées disparues, tant croates que serbes, sur le territoire de la

Croatie. Les données qu’il contient ont été rassemblées grâce à la collaboration du service de

recherche des personnes disparues de la Croix-Rouge croate et de la direction chargée des

personnes détenues et des personnes disparues au sein du ministère croate des anciens combattants,

72
Voir : http://www.b92.net/info/vesti/index.php?yyyy=2009&mm=12&dd=26&nav_id=40….
73Voir : http://www.rts.rs/page/stories/sr/story/9/Srbija/412841/Podneta+kontrat….

74Voir : http://www.vecernji.hr/hrvatska/obradovic-moguce-je-da-hrvatsku-ne-osud….
75
CR 2014/22, p. 11, par. 4 (Obradović).
76CR 2014/20, p. 34-35, par. 23 (Ní Ghrálaigh). - 26 -

puis ont été vérifiées par le Comité international de la Croix-Rouge, la Croix-Rouge de Serbie et la

Commission des personnes disparues de Serbie. Ainsi, cette édition représente le fruit des efforts

conjoints de l’ensemble de ces parties prenantes . Elle recense le nom de toutes les personnes

vues pour la dernière fois sur le territoire croate et toujours portées disparues, et constitue la source

faisant autorité s’agissant du nombre de disparus en Croatie. Nous avons souligné que le nombre

de 865, fourni oralement à la Cour, ne se rapportait qu’aux personnes qui ont disparu pendant la

78
période allant de 1991 à 1992 et qui n’ont toujours pas été retrouvées . Actuellement, le nombre

total de disparus, mis à jour le 31 décembre de l’année dernière, s’élève à 1663 . Il inclut toutes

31 les personnes ayant été portées disparues sur le territoire croate entre 1991 et 1995, qu’elles soient

croates ou serbes ou qu’elles appartiennent à d’autres groupes ethniques ou aient une autre

nationalité.

5. Jeudi et vendredi derniers, la Cour a entendu toute une série d’allégations infondées et

incendiaires contre la République de Croatie. Il est incontestable que, pendant de nombreuses

années, que ce soit au cours des guerres des années 1990 ou après celles-ci, un grand nombre de

personnes en Serbie ont considéré que les Serbes n’avaient commis absolument aucun crime durant

ces conflits ou ont nié l’ampleur des crimes perpétrés. Ainsi, en Serbie, il était courant de

prétendre que le massacre de Srebrenica était un «mythe» inventé par les services de renseignement

étrangers, que Vukovar avait été «libérée» par les forces serbes en 1991, ou encore que les

massacres de civils perpétrés au cours du bombardement de Sarajevo n’étaient rien d’autre qu’une

mise en scène destinée à «diaboliser les Serbes». La Cour en a d’ailleurs entendu des échos.

6. Pourtant, grâce aux travaux du TPIY, ces dénégations sont devenues de moins en moins

plausibles. Aussi, au cours des cinq à dix dernières années, la Serbie a adopté une nouvelle ligne

de conduite : elle ne nie plus que des crimes ont été perpétrés, mais affirme à la place que toutes les

80
parties ont souffert de la guerre et qu’elles ont toutes commis des crimes pendant cette période .

Et c’est également ce que nous avons entendu dans cette salle d’audience. On nous a dit que, après

77Book of Missing Persons on the Territory of the Republic of Croatia [Registre des personnes disparues sur le
territoire de la République de Croatie], avril 2012, p. 1 (http://www.branitelji.hr/arhiva/p2515/dokument/

1117/knjiga.nestalih-pdf.pdf).
78CR 2014/20, p. 35, par. 24 (Ní Ghrálaigh).
79
Voir : https://www.branitelji.hr/nestali.
80
CR 2014/13, p. 10-11, par. 3 (Obradović) ; CR 2014/23, p. 12, par. 13 (Jordash). - 27 -

l’éclatement de la Yougoslavie, personne n’avait les «mains propres» et que, en conséquence, la

Cour devrait simplement condamner chacun de la même manière sommaire, plutôt que de montrer

du doigt les dirigeants serbes. C’est là une suggestion séduisante pour le profane, mais elle n’est

pas fondée sur les faits. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Serbie et ses

organes satellites en Croatie ont commis des crimes, dont celui de génocide, dans le cadre d’une

politique délibérément menée par l’Etat, pour atteindre l’objectif d’une Grande Serbie

ethniquement pure. Comme nous l’avons exposé au cours de ces plaidoiries, à aucun moment

pendant les guerres des années 1990, la Croatie n’a poursuivi de politique criminelle envers les

Serbes, ce que les travaux du TPIY ont confirmé. Nous ne sommes pas «tous les mêmes», en dépit

des affirmations contraires du défendeur. Et sa demande reconventionnelle ne réussira pas à

masquer la responsabilité de la Serbie pour les politiques criminelles qu’elle a menées.

Le contexte de l’opération Tempête

7. Poursuivant cette stratégie de partage de la culpabilité, M. Jordash a déclaré jeudi que

«[c]ette guerre a[vait] été complexe, impliquant une multitude d’acteurs et une infinité

32 d’intentions» .1 Il a également prétendu que «[Tudjman avait] voul[u] cette terrible guerre

82
ethnique et qu’il l’a[vait] provoquée» . Il a enfin affirmé que le point de vue de la Croatie était

«tendancieux» et qu’«[i]l dépei[gnait] de manière caricaturale la dissolution de l’ex-Yougoslavie et

la genèse de la violence avec pour point de départ, dans le rôle du méchant dans un film de

James Bond, Milošević, …». Selon lui, «[l]e problème, dans cette présentation des choses, c’est

bien entendu qu’elle efface fort opportunément toute trace du régime toxique de Tudjman» . 83

8. Or il n’est nul besoin de chercher plus loin que les conclusions du TPIY pour déterminer

la version exacte de l’origine du conflit. M. Schabas a déclaré à la Cour que le TPIY était une

juridiction spécialisée instituée pour enquêter sur les événements intervenus pendant les guerres de

l’ex-Yougoslavie et qu’il «avai[t] des événements … une connaissance qui, sauf le respect [dû] à la

81
CR 2014/22, p. 74, par. 130 (Jordash).
82CR 2014/23, p. 19, par. 46 (Jordash).
83
Ibid., p. 11, par. 11-12 (Jordash). - 28 -

Cour, [était] sans commune mesure avec la portée limitée de l’instruction menée en l’espèce» . 84

Donc, vingt et un ans après, que nous enseignent les travaux du TPIY ?

9. S’agissant du conflit qui a opposé la Croatie et la Serbie en 1991 et 1992, le procureur du

TPIY n’a pas inculpé un seul Croate, pas plus qu’il n’a conclu à l’existence, dans le cadre du

conflit en Croatie, d’une entreprise criminelle commune impliquant le président Tudjman ou

quelque autre Croate, mort ou encore en vie.

10. Par contre, du côté serbe, le TPIY a inculpé puis condamné un certain nombre de

dirigeants politiques et militaires serbes pour les événements qui ont eu lieu en 1991 en Croatie.

Nombre d’entre eux ont été reconnus coupables d’avoir participé à l’entreprise criminelle

commune. Malgré les dénégations du défendeur, cela en dit long sur la nature du conflit en Croatie

en 1991 et 1992.

11. Certains auteurs ne partagent pas non plus l’avis de M. Jordash selon lequel le

président Tudjman aurait provoqué le conflit. Parmi eux figurent M. Schabas lui-même, coauteur

85
avec Michael Scharf d’un livre intitulé Slobodan Milosevic on Trial: A Companion , paru en 2002

et qui étaye l’argumentation de la Croatie sur ce point. Vous me direz peut-être que cet ouvrage

décrit Milošević comme le «méchant dans un film de James Bond», mais ce méchant ne fut hélas

que trop réel pour ses victimes dans toute l’ex-Yougoslavie. Dans son livre, M. Schabas nous

apprend que l’origine du conflit réside dans le mémorandum de la SANU, publié en 1986, qui est

33 «dev[enu] le manifeste du mouvement nationaliste serbe» et «a ouvert la voie à l’ascension au

pouvoir de Slobodan Milosevic» . D’après M. Schabas, à partir du 23 septembre 1987,

«Milosevic a, avec l’aide de sa femme, plongé la Serbie dans une hystérie
nationaliste qui a finalement contribué à la désintégration de la Yougoslavie et à la
destruction physique et économique de la Serbie… Après avoir succédé à Stambolić à

la présidence de la Serbie en 1989, Milosevic a utilisé ce senti87nt nationaliste pour
entrer en guerre contre les républiques indépendantistes…»

Comme vous pouvez le constater, ces propos correspondent exactement à l’exposé fait par notre

témoin-expert, Mme Sonja Biserko. Par la suite, M. Schabas affirme expressément que Milošević

84
CR 2014/15, p. 22, par. 33 (Schabas).
85Michael P. Scharf et William A. Schabas, Slobodan Milosevic On Trial: A Companion. The Continuum
International Publishing Group Inc, 2002.

86Ibid., p. 18.
87
Ibid., p. 11. - 29 -

a déclenché la guerre lorsqu’il a personnellement envoyé la JNA tout d’abord en Slovénie, puis en
88
Croatie, à l’été 1991 .

12. Quant au président croate, M. Schabas écrit que c’est l’arrivée au pouvoir du

gouvernement ultranationaliste en Serbie qui a engendré un nationalisme antiserbe en Slovénie et

en Croatie, et non l’inverse, comme le défendeur souhaite le faire croire à la Cour. Loin de décrire

Tudjman comme un va-t-en-guerre, M. Schabas explique que les présidents croate et slovène

avaient «tenté de transformer la Yougoslavie en une confédération aux contours plus souples, où
89
l’influence serbe aurait été diluée» .

13. Les travaux du TPIY apportent des éléments de preuve hautement convaincants du

bien-fondé des arguments de la Croatie et montrent que ceux de la Serbie ne sont rien de plus

qu’une manœuvre visant à détourner l’attention de la Cour de la responsabilité de la Serbie.

Les vues que M. Schabas a exprimées en 2002 à propos de Milošević sont également corroborées

par ces travaux. En revanche, l’opinion que MM. Jordash et Schabas ont adoptée la semaine

dernière, en 2014, n’est confortée que par le mythe nationaliste serbe.

14. Je relèverai également que le TPIY n’a pas condamné un seul Croate pour la guerre en

Croatie de 1991 à 1995. Il ne s’agit pas là d’une erreur. En effet, s’il ne fait aucun doute que des

crimes individuels ont été commis par des Croates contre des civils serbes, ces crimes ne

participaient pas d’une politique d’Etat.

34 Les conclusions de la chambre de première instance du TPIY
dans l’affaire Gotovina et consorts

15. La Cour se souviendra que, au premier tour de plaidoiries, répondant à la demande

reconventionnelle du défendeur, la Croatie a fait valoir les conclusions rendues à l’unanimité par la

chambre de première instance dans l’affaire Gotovina et consorts, conclusions dont le procureur

n’a pas interjeté appel et selon lesquelles le président Tudjman et les dirigeants croates n’avaient

pas l’intention 1) d’assassiner des Serbes, 2) de leur infliger un traitement cruel ou inhumain, ni

3) de détruire leurs biens. Nous avons également fait observer que, suivant le jugement porté par la

88 Michael P. Scharf et William A. Schabas, Slobodan Milosevic On Trial: A CompanionThe Continuum
International Publishing Group Inc, 2002, p. 19-20.

89Ibid., p. 18-19. - 30 -

chambre de première instance, celle-ci n’avait pas été en mesure de découvrir l’existence d’une

politique générale consistant à ne pas enquêter sur les crimes commis contre des Serbes, et que les

parties à l’affaire avaient toutes convenu que les autorités croates avaient donné des ordres visant

réellement à protéger les églises et les monuments religieux serbes. Au second tour de plaidoiries,

il appartenait donc à l’équipe juridique du défendeur d’expliquer à la Cour comment ces

conclusions hautement convaincantes pouvaient être compatibles avec sa prétention selon laquelle,

lors de l’opération Tempête, les dirigeants croates avaient nourri une intention génocidaire à

l’égard des Serbes de Krajina. En effet, des dirigeants qui n’ont aucune intention de tuer, de

blesser ou de détruire des membres d’un groupe ethnique et qui protègent les institutions

religieuses de celui-ci peuvent-ils néanmoins nourrir une intention génocidaire à l’égard de ce

groupe ?

16. Non, bien évidemment. Telle est peut-être la raison pour laquelle l’équipe juridique du

défendeur a choisi de ne faire absolument aucun cas de ces conclusions rendues par la chambre de

première instance dans l’affaire Gotovina et consorts. Le défendeur n’a pas abordé ces conclusions

incontestées, et seul le commentaire que M. Jordash a fait incidemment et selon lequel la Serbie

«d[evait] composer avec la controverse liée à l’arrêt rendu en l’affaire Gotovina» s’y rapporte un

tant soit peu. Cependant, ces conclusions ne prêtent absolument pas à controverse. En effet, la

chambre de première instance chargée de l’affaire Gotovina les a rendues à l’unanimité et, n’ayant

fait l’objet d’aucun appel de la part du procureur, elles n’ont même pas été contestées au cours de

la procédure devant la chambre d’appel. La manière dont le défendeur concilie l’opinion unanime

du TPIY, selon laquelle le président Tudjman et les dirigeants serbes n’avaient pas l’intention de

tuer ou de blesser des Serbes ni de détruire leurs biens, avec sa propre prétention imputant au

président Tudjman et aux dirigeants croates l’intention de détruire les Serbes de Krajina, en tout ou

en partie, constitue un mystère que la Serbie s’est bien gardée d’expliquer au cours du second tour

de plaidoiries. La Croatie soutient que, en se taisant sur ce point fondamental, le défendeur

concède en réalité que sa demande reconventionnelle est absolument infondée.

90CR 2014/24, p. 55-56, par. 95 (Jordash). - 31 -

35 Le président Tudjman

17. La Croatie a toujours considéré que, dans la présente procédure orale, son rôle consistait

à aider la Cour à régler les questions juridiques opposant les Parties. Nous avons donc évité tout

débat portant sur des sujets indirects qui ne font que détourner l’attention des véritables questions.

Malheureusement, nos collègues de la partie adverse n’ont pas procédé de même. Plutôt que de

fournir une aide utile à la Cour — en expliquant, par exemple, pourquoi il estime que les

conclusions rendues par la chambre de première instance dans l’affaire Gotovina et consorts

n’anéantissent pas sa demande reconventionnelle le défendeur de manière générale, et

M. Schabas en particulier, a employé un langage incendiaire afin de s’adresser au public serbe resté

au pays. Le fait que M. Schabas ait ponctué son discours de mots lourds de sens, tels que

«lebensraum», «Wannsee», «solution finale», tout en étant incapable d’examiner les conclusions

relatives au caractère licite de l’intention des dirigeants croates rendues par la chambre de

première instance dans l’affaire Gotovina a été révélateur.

18. En outre, M. Schabas semble empressé d’amener la Croatie à débattre de la question du

président Franjo Tudjman. Pour dissiper toute confusion possible, rappelons que le

président Tudjman a été un grand combattant de la seconde guerre mondiale. Lorsque,

le 8 mai 1995, soit quelques jours seulement après l’opération Eclair, il a assisté, à Londres, aux

commémorations célébrées à l’occasion du cinquantième anniversaire de la victoire des Alliés qui a

mis fin à la seconde guerre mondiale en Europe, il était le seul chef d’Etat présent qui avait

véritablement combattu pour défendre celle-ci contre le fléau du fascisme nazi. Par ailleurs, sa

décision d’ancrer la Croatie sur des fondements antifascistes apparaît dans le préambule de la

Constitution croate adoptée en 1990 .1

19. Quant au comportement qu’il a eu pendant la guerre en Croatie, les éléments consignés

par le TPIY sont éloquents. S’agissant de l’opération Tempête, le président Tudjman a été

innocenté dans l’affaire Gotovina, tant en première instance qu’en appel. Le défendeur veut

néanmoins amener la Croatie à débattre de la question du président Tudjman, mais les conclusions

du TPIY — et l’incapacité totale du défendeur à les examiner — ont mis fin à ce débat avant même

que les présentes audiences ne commencent.

91Voir la réplique de la Croatie (RC), p. 55, note de bas de page 61. - 32 -

20. Permettez-moi de répéter que l’opération Tempête a permis de mettre fin à l’entreprise

criminelle de la «RSK». Elle a marqué le début de la fin politique des responsables des crimes

commis en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, dont un grand nombre ont été par la suite déclarés

coupables par le TPIY. L’opération Tempête a constitué, pour la Croatie qui était confrontée au

refus persistant et attesté des dirigeants de la «RSK» de laisser réintégrer celle-ci pacifiquement en

Croatie, le dernier recours pour les amener à accepter cette réintégration. Or la Croatie a

36 clairement démontré sa volonté de réintégrer pacifiquement ses territoires occupés, et la

Slovénie orientale a ainsi été réintégrée avec succès de manière pacifique en 1998. Enfin,

l’opération Tempête a permis la signature de l’accord de paix de Dayton et a abouti à la fin de la

guerre dans la région.

21. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voilà qui m’amène à nos

conclusions finales s’agissant de la demande reconventionnelle présentée par la Serbie.

Mais auparavant, permettez-moi de remercier les membres de la délégation serbe. Je remercie

également le Greffe pour son aide, les interprètes et les agents de sécurité pour leur assistance

pendant ces audiences et, enfin, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous

remercie de votre attention.

22. Permettez-moi à présent de lire les conclusions finales de la République de Croatie

concernant la demande reconventionnelle du défendeur.

Le PRESIDENT : Je vous en prie. Il s’agit même d’une obligation prévue par le Règlement.

Mme CRNIĆ-GROTIĆ : Je vous remercie.

C ONCLUSIONS

Le demandeur, se fondant sur les faits et les moyens de droit qu’il a présentés, prie

respectueusement la Cour internationale de Justice de dire et juger :

Que, s’agissant des demandes reconventionnelles exposées dans le contre-mémoire, dans la

duplique et au cours de la procédure orale, les sixième, septième, huitième et neuvième chefs de

conclusions du défendeur sont rejetés dans leur intégralité au motif qu’ils sont dépourvus de

fondement, en droit comme en fait. - 33 -

Je vous remercie, Monsieur le président.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Madame. La Cour prend acte des conclusions finales

relatives aux demandes reconventionnelles de la Serbie dont vous venez de donner lecture au nom

de la Croatie, de même qu’elle a pris acte, le vendredi 21 mars, des conclusions finales de la

Croatie sur ses propres demandes et, le vendredi 28 mars, de celles présentées par la Serbie sur les

demandes de la Croatie et sur ses propres demandes reconventionnelles.

Ainsi s’achève la procédure orale en l’espèce. Je tiens à remercier les agents, conseils et

avocats pour leurs exposés.

37 Conformément à la pratique, je prierai les agents des Parties de demeurer à la disposition de

la Cour pour tous renseignements complémentaires dont celle-ci pourrait avoir besoin. Sous cette

réserve, je déclare maintenant close la procédure orale en l’affaire relative à l’Application de la

convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie).

La Cour va à présent se retirer pour délibérer. Les agents des Parties seront avisés en temps

utile de la date à laquelle la Cour rendra son arrêt. La Cour n’étant saisie d’aucune autre question

aujourd’hui, l’audience est levée.

L’audience est levée à 11 h 20.

___________

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