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CR 2015/28
CR 2015/28
Mercredi 7 octobre 2015 à 16 heures
Wednesday 7 October 2015 at 4 p.m. - 2 -
10 The PRESIDENT: Pleased be seated. The sitting is open. The Court meet today to hear
Colombia’s second round of oral argument. I now give the floor to Sir Michael Wood.
Sir Michael WOOD :
PREMIÈRE EXCEPTION PRÉLIMINAIRE : L’ARTICLE LVI DU PACTE DE B OGOTÁ
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur pour moi de
revenir plaider devant vous en présence de S. Exc. Mme María Ángela Holguín Cuéllar, ministre
des affaires étrangères de la République de Colombie. Je me réjouis également de compter parmi
nous Mme Aury Guerrero Bowie, gouverneur de l’archipel de San Andrés, Providencia et
Santa Catalina.
2. Les interventions du second tour de plaidoiries de la Colombie se dérouleront comme
suit : comme vous devez vous y attendre, je vous parlerai de la première exception d’incompétence
soulevée par la Colombie sur le fondement de l’article LVI du pacte de Bogotá.
M. Herdegen poursuivra avec la question de l’inexistence d’une prétendue «compétence
continue».
M. Reisman traitera de l’exception d’incompétence que la Colombie fonde sur le principe de
l’autorité de la chose jugée.
M. Treves traitera quant à lui de l’exception que la Colombie soulève à la recevabilité de la
demande du Nicaragua tendant à la délimitation d’un plateau continental s’étendant au-delà de
200 milles marins.
J’examinerai ensuite la seconde demande du Nicaragua.
Pour terminer, M. Bundy formulera quelques observations finales, puis notre agent donnera
lecture des conclusions de la Colombie.
3. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je commencerai par répondre à
ce que M. Remiro Brotóns a dit hier au sujet de la première exception d’incompétence soulevée par
la Colombie. Cela ne me prendra pas longtemps.
4. Au bout de presque deux semaines d’audiences, l’argument que le Nicaragua tire de
l’article LVI est devenu, enfin, un peu plus clair. Il tient en quelques simples mots. - 3 -
11 5. Selon le Nicaragua, le second alinéa de l’article LVI vise uniquement les procédures
entamées avant la transmission de l’avis de dénonciation, à l’effet de dire qu’elles se poursuivent
après l’expiration du préavis d’un an.
6. Selon le Nicaragua, le second alinéa ne s’intéresse pas aux procédures engagées après la
transmission de l’avis de dénonciation. Selon lui, ces procédures-là se poursuivent aussi, en vertu
des effets combinés de l’article XXXI et du premier alinéa de l’article LVI. M. Remiro Brotóns a
affirmé mardi que «c’[était] au premier [alinéa] de l’article LVI que l’on [pouvait] lire très
clairement et nettement que ce consentement [donné à l’article XXXI] continuer[ait] à produire ses
effets pendant un délai d’un an à compter de la transmission du préavis» . Le second alinéa,
toujours d’après M. Remiro Brotóns, «concerne les situations dans lesquelles le délai d’un an
pourrait expirer au milieu d’une procédure déjà entamée» . Une telle situation risque d’autant plus
de se produire s’agissant des procédures engagées pendant l’année de préavis, mais, selon le
Nicaragua, les rédacteurs du pacte n’ont pas cherché à en parler, et il s’ensuit que ces procédures-là
ne sont pas protégées. Malgré tout le respect que nous avons pour M. Remiro Brotóns, force nous
est de constater que son argument est à peine intelligible.
7. Le Nicaragua est contraint d’admettre, une fois de plus, que si l’on s’en tient à son
interprétation, les rédacteurs du pacte n’avaient nul besoin d’inclure le second alinéa, lequel est
donc «superflu» . Mais comment expliquer alors qu’une telle disposition dont nous avons vu
4
qu’elle avait été délibérément ajoutée au texte en cours de négociations en 1938 , et conservée dans
tous les projets ultérieurs puisse avoir un effet utile ? Hier, le Nicaragua n’a pu, pour toute
explication, que répéter son mantra, en s’inspirant manifestement d’Aristote maintenant, à savoir
6
que le second alinéa de l’article LVI est «peut-être superflu mais pas inutile» .
1CR 2015/27, p. 21-22, par. 10 (Remiro Brotóns).
2Ibid.
3
CR 2015/25, p. 19, par. 6 (Remiro Brotóns).
4
Exceptions préliminaires de la Colombie (EPC), vol. I, par. 3.39-3.46 ; CR 2015/26, p. 27-28, par. 34 (Wood) ;
CR 2015/22, p. 29, par. 52-53 (Wood) ; CR 2015/24, p. 17-18, par. 27-29 (Wood).
5EPC, vol. I, par. 3.48-3.53 ; CR 2015/26, p. 28, par. 35 (Wood).
6CR 2015/27, p. 24-25, par. 20 (Remiro Brotóns). - 4 -
8. La vacuité de l’argument que le Nicaragua tire de l’article LVI est évidente. S’ils s’en
tiennent à leur interprétation, nos contradicteurs auront beau essayer, ils ne pourront trouver
d’explication rationnelle à l’ajout du second alinéa dans l’article, ni dire quel en serait l’objet.
12 9. M. Remiro Brotóns a diversement accusé la Colombie de méconnaître l’article XXXI et le
premier alinéa de l’article LVI , ou d’interpréter le second alinéa de telle sorte qu’il «entre en
8
collision» avec le premier et avec l’article XXXI . Il n’en est rien. C’est le Nicaragua qui
9
interprète le premier alinéa isolément. Il l’a encore fait mardi . Loin de méconnaître les autres
dispositions du pacte, la Colombie a, au contraire, traité de manière exhaustive le premier alinéa et
10 11
l’article XXXI dans ses écritures , et elle l’a fait également la semaine dernière , puis de nouveau,
quoique plus brièvement, lundi . 12
10. Mais puisque M. Remiro Brotóns et l’agent du Nicaragua 13 persistent à s’appuyer sur
quelques mots, pris hors contexte, de l’article XXXI à savoir le bout de phrase «tant que le
présent Traité restera en vigueur» , permettez-moi de rappeler brièvement ce que j’ai dit la
semaine dernière. J’avais alors fait remarquer que le Nicaragua s’était abstenu de citer l’intégralité
de la disposition pertinente. Celle-ci dit en effet qu’il y a juridiction «sans convention spéciale tant
que le présent Traité restera en vigueur». Cette clause a pour but de souligner que l’acceptation de
la juridiction de la Cour internationale de Justice en application du pacte ne nécessite aucun
«compromis». Elle n’a pas pour but de supplanter le sens ordinaire de l’article LVI. Il est clair que
l’expression «tant que le présent Traité restera en vigueur» signifie, et ne peut que signifier, qu’il
en est ainsi tant que les dispositions pertinentes du pacte sont en vigueur conformément à leur
libellé . C’est à l’article LVI que l’on trouve les restrictions temporelles particulières applicables à
l’engagement de nouvelles procédures, et non pas dans la déclaration générale par laquelle les
7
CR 2015/27, p. 19-20, par. 2 (Remiro Brotóns).
8Ibid., p. 21, par. 8 (Remiro Brotóns).
9Ibid., p. 19-20, par. 2 (Remiro Brotóns).
10
EPC, vol. I, par. 3.8-3.22.
11
CR 2015/22, p. 25-27, par. 36-45 ; CR 2015/24 p. 10-11, par. 9-10 (Wood).
12CR 2015/26, p. 24-26, par. 21, 27-31 (Wood).
13CR 2015/27, p. 11-12, par. 8 (Argüello Gómez Gómez).
14CR 2015/22, p. 28, par. 48 (Wood). - 5 -
parties s’engagent à reconnaître la juridiction obligatoire de la Cour, telle qu’énoncée à
l’article XXXI.
11. Monsieur le président, les termes généraux de l’acceptation conventionnelle de
juridiction figurant à l’article XXXI ne sauraient l’emporter sur les termes explicites de
l’article LVI, qui porte spécifiquement sur l’effet produit par la transmission de l’avis de
dénonciation, et en particulier sur les termes de son second alinéa, qui porte spécifiquement sur le
13 sort des procédures de règlement pacifique des différends après ladite transmission. Le second
alinéa est la lex specialis ; c’est la seule disposition qui traite de l’effet de la dénonciation sur les
procédures en cours, qu’il s’agisse de procédures devant la Cour au titre du chapitre quatre ou des
procédures prévues aux autres chapitres, et elle ne protège que celles qui ont été entamées avant la
transmission de l’avis . 15 C’est bien l’article LVI qui est pertinent en l’espèce, et non
16
l’article XXXI .
12. M. Remiro Brotóns a tenté une fois de plus de nous faire croire que si l’interprétation de
la Colombie était juste, il s’ensuivrait qu’il ne resterait rien du pacte pendant l’année de préavis.
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de répéter ce que nous avons dit sur ce point dans nos
17 18
écritures , et dans nos plaidoiries la semaine dernière . Je dois toutefois signaler que, mardi,
M. Remiro Brotóns a de nouveau déformé nos propos. Il a donné une lecture altérée du pacte, en
particulier du chapitre premier, et passé sous silence le fait que nombre de ses dispositions
énoncent des obligations générales sans lien aucun avec les procédures prévues aux chapitres deux
à cinq. Par exemple, il a omis de lire le passage clé de l’article II, sur lequel j’avais appelé tout
spécialement votre attention la semaine dernière. L’article II se termine en effet par les mots «ou
les procédures spéciales qui, à leurs avis, leur permettront d’arriver à une solution» . Cette 19
référence aux «procédures spéciales» concerne manifestement les procédures autres que celles qui
sont définies aux chapitres deux à cinq. M. Remiro Brotóns n’a pas davantage répondu à ce que
nous avons dit sur l’effet continu des dispositions de ces chapitres sur les procédures engagées
15
CR 2015/24, p. 11-12, par. 12 (Wood).
16CR 2015/22, p. 28, par. 47 (Wood).
17EPC, vol. I, par. 3.5-3.8 et appendice au chapitre 3 (pacte de Bogotá).
18
CR 2015/22, p. 21-23, par. 14-23 (Wood) ; CR 2015/24, p. 15-16, par. 21-25 (Wood).
19CR 2015/24, p. 16, par. 24 (Wood). - 6 -
avant la transmission de l’avis de dénonciation , ou sur le fait que les Etats, en formulant leurs
réserves, concevaient parfaitement de distinguer les procédures visées aux chapitres deux à cinq de
celles qui sont énoncées ailleurs . Selon nous, une distinction est clairement faite entre les
procédures prévues aux chapitres deux à cinq et d’autres dispositions importantes du pacte.
13. Monsieur le président, je ne reviendrai pas sur les travaux préparatoires. Je note
seulement que M. Remiro Brotóns continue d’insister sur une phrase prononcée par le rapporteur
en 1948 , une phrase qui n’a pas le sens qu’il lui attribue. Et en même temps, il fait totalement
23
14 abstraction de tout ce qui a précédé, notamment de l’article 22 du traité de 1902 , dont je vous ai
montré le texte lundi, et de la modification apportée en 1938 .
14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voilà qui conclut ce que j’ai à
dire à ce stade. Je vous remercie et vous prie de bien vouloir appeler M. Herdegen à la barre.
The PRESIDENT: Thank you. I now give the floor to Professor Herdegen.
Mr. HERDEGEN: Thank you, Mr. Président.
D EUXIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE : L’ARRÊT DU 19 NOVEMBRE 2012
NE RÉSERVE PAS À LA C OUR UNE «COMPÉTENCE CONTINUE »
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le Nicaragua a tenté hier
d’étayer son argumentation fondée sur ce qu’il considère être la «compétence continue» de la Cour
en soulevant la question de l’autorité de la chose jugée. Quant au fondement juridique de pareille
compétence, le Nicaragua reste dans le flou, invoquant un pouvoir pour partie inhérent et pour
partie exprès et tirant des conclusions alambiquées de ce que la Cour aurait dû dire ou aurait pu
vouloir dire en 2012. Pour dissiper ce brouillard juridique, il suffit de rappeler quelques-uns des
principes élémentaires régissant la compétence de la Cour : premièrement, la compétence dépend
du consentement des parties et non de l’intérêt qu’a le demandeur à obtenir une décision judiciaire ;
20
CR 2015/24, p. 16, par. 25 (Wood).
21Ibid.
22CR 2015/27, p. 25-26, par. 23 (Remiro Brotóns).
23
EPC, vol. I, par. 3.35-3.36 ; CR 2015/26, p. 24, par. 20.
24Ibid., par. 3.39-3.46 ; CR 2015/26, p. 27-28, par. 34 (Wood) ; CR 2015/22, p. 29, par. 52-53 (Wood) ;
CR 2015/24, p. 17-18, par. 27-29 (Wood). - 7 -
deuxièmement, pour que la Cour puisse continuer d’exercer la compétence qu’elle s’est reconnue
dans une affaire pour connaître d’une autre requête, il faut qu’elle se soit réservé cette compétence
en des termes dénués de toute ambiguïté.
La contestation de la «compétence continue» n’a rien à voir avec
l’objection fondée sur l’autorité de la chose jugée
25
2. L’agent du Nicaragua a rattaché hier dans son argumentation la question de la
«compétence continue» à celle du défaut allégué de chose jugée, et mon distingué collègue
26
M. Pellet a suivi la même démarche, encore que moins explicitement. Or, le défaut d’une
quelconque «compétence continue» ne dépend pas de la question de savoir s’il y a ou non chose
jugée, question qui elle-même ne dépend pas de l’existence ou non d’un titre consensuel de
compétence, ce que le Nicaragua n’ignore certainement pas.
Le fondement consensuel de la compétence
15 3. Le Nicaragua s’est montré hier très discret au sujet des normes qui fondent la compétence
de la Cour et il n’a rien dit du tout du consentement à la compétence. Ce que tente ainsi le
Nicaragua n’est rien moins que dissocier complétement les pouvoirs de la Cour de leurs racines
consensuelles. Ses plaidoiries laissent la question de la compétence dans une obscurité totale. Au
moins, à en croire ce qu’a dit M. Pellet , le Nicaragua semble-il avoir renoncé à invoquer le
28
«pouvoir inhérent» de la Cour, notion sur laquelle il avait jusque-là lourdement insisté. Au lieu
de cela, il s’en remet maintenant, de façon peu convaincante, à l’invocation du paragraphe 1 de
l’article 38 du Statut, maintenant affiché sur votre écran, qui dit assez platement que la Cour a pour
mission «de régler … les différends qui lui sont soumis» . Voilà une belle source d’inspiration
pour tenter de découvrir une nouvelle base de compétence. Il reste que l’article 38 du Statut n’a
rien à voir avec la question de la compétence. Celle-ci est traitée dans d’autres dispositions du
Statut, en particulier son article 36. L’article 38 ne confère pas, mais présuppose la compétence.
25
CR 2015/27, p. 12, par. 9 ; p. 13, par. 15 (Argüello Gómez Gómez).
26Ibid., p. 30 et suiv., par. 10-18 (Pellet).
27Ibid., p. 33, par. 17 (Pellet).
28
Exposé écrit du Nicaragua (EEN), par. 3.9-3.16.
29CR 2015/27, p. 27, par. 3 (Pellet). - 8 -
De même, l’invocation par le Nicaragua de la «qualité d’organe judiciaire … de la Cour» n’est 30
pas un moyen très efficace d’étayer son argumentation. Nous ne sommes pas ici devant le Tribunal
de grande instance de Strasbourg, dont la compétence est définie par la loi, mais devant la Cour
internationale de Justice, dont la source de compétence est et restera le consentement des parties.
La Cour ne peut retenir sa compétence pour connaître d’une autre instance que si
elle a émis une réserve expresse à cet effet
31
4. Comme je l’ai expliqué lundi , lorsqu’elle a statué sur le fond d’une affaire, la Cour ne
peut retenir sa compétence pour une nouvelle phase de la même affaire ou même,
exceptionnellement, pour connaître d’une instance entièrement nouvelle, que si elle a émis une
réserve expresse à cet effet. Le Nicaragua est dans l’erreur lorsqu’il tente d’une manière ou d’une
autre d’établir un parallèle entre la présente instance et les trois cas cités par la Colombie où la
32
compétence peut être retenue par la Cour .
5. Outre qu’il passe sous silence le fait qu’en l’affaire du Différend territorial et maritime, la
Cour ne s’est pas réservé de retenir sa compétence, le Nicaragua a le front de soutenir que la
décision de la Cour de ne pas accueillir sa demande concernant un plateau continental étendu
produit le même effet que l’engagement pris unilatéralement par le défendeur en l’affaire des
33
16 Essais nucléaires, à savoir permettre à la Cour de vider le différend . Or, dans son arrêt de 2012,
la Cour n’a même pas envisagé de se réserver une possibilité analogue à celle qu’elle avait retenue
dans l’affaire des Essais nucléaires, et elle n’avait d’ailleurs aucune raison plausible de le faire.
Lorsque la Cour émet une réserve de compétence, elle précise toujours
la portée de la compétence qu’elle retient
6. La jurisprudence de la Cour montre que lorsqu’elle a réservé sa compétence, elle l’a
toujours fait expressément. Elle a toujours précisé en des termes dénués d’ambiguïté quel était
l’objet de la compétence qu’elle entendait retenir et sous quelles conditions elle l’exercerait. Vous
pouvez le constater à la lecture des paragraphes identiques 60 et 63 extraits des arrêts rendus par la
30
CR 2015/27, p. 33, par. 17 (Pellet).
31CR 2015/26, p. 33, par. 13 (Herdegen).
32CR 2015/27, p. 33, par. 17 (Pellet).
33
Ibid., p. 33-34, par. 16-18 (Pellet). - 9 -
34
Cour dans les deux affaires relatives aux Essais nucléaires , dont le texte est affiché sur votre
écran ; je cite : «Si le fondement du présent arrêt était remis en cause, le requérant pourrait
demander un examen de la situation conformément aux dispositions du Statut.» C’est là une
réserve exprimée clairement et sans la moindre ambiguïté.
7. Et vous pouvez maintenant lire sur votre écran une autre réserve clairement exprimée dans
le dispositif de l’arrêt rendu en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo .
Monsieur le président, ces deux exemples suffisent à montrer comment la Cour doit formuler
sa réserve lorsqu’elle entend retenir sa compétence.
8. C’est pour une raison évidente que la réserve de compétence doit non seulement être
expresse, mais encore ne laisser absolument aucun doute quant à la portée et aux conditions de
l’exerce de la compétence retenue. Les impératifs de la certitude juridique et de la stabilité du droit
imposent pareille clarté.
9. Si la Cour n’avait pas ainsi l’obligation de formuler clairement une réserve de
compétence, il suffirait qu’il y ait le moindre doute quant à l’interprétation d’un arrêt pour qu’une
partie insatisfaite de celui-ci puisse prétendre que la Cour reste compétente pour connaître d’une
nouvelle instance en dépit du retrait de son consentement par l’autre partie. S’il en était ainsi, on
peut dire que pratiquement n’importe quel arrêt qui laisserait l’une ou l’autre partie insatisfaite
faute de s’être acquittée de la charge de la preuve pourrait donner matière à une nouvelle instance à
l’initiative de cette seule partie. Tout doute quant à la question de savoir si la Cour retient ou non
sa compétence pourrait devenir prétexte à harcèlement sous la forme d’une instance vindicative.
Voilà pourquoi la Cour n’a jamais ne serait-ce qu’envisagé avoir une quelconque «compétence
continue» alors qu’elle n’avait pas expressément émis une réserve à cet effet.
Conclusion
17 10. La tentative que fait le Nicaragua de ressusciter l’affaire que la Cour a close
définitivement en novembre 2012 n’est pas sans rappeler la prouesse attribuée au
34 Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 272, par. 60 ; Essais nucléaires
(Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 477, par. 63 ; les italiques sont de nous.
35 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt,
C.I.J. Recueil 2005, p. 281-282, par. 345. - 10 -
baron von Münchhausen, qui se serait extrait d’un marécage en s’en tirant lui-même par les
cheveux. Tout comme la prouesse prêtée à Münchhausen, la compétence perpétuelle que le
Nicaragua semble attribuer à la Cour relève et doit continuer de relever du domaine de la fiction où
sont reléguées les interprétations hasardeuses.
11. Monsieur le président, la Cour n’a jamais permis qu’une revendication rejetée par elle
faute de preuves suffisantes devienne prétexte à harceler à répétition la partie adverse. Les
impératifs de la certitude juridique et de la stabilité du droit doivent aussi faire échec à la tentative
du Nicaragua de réactiver une affaire à laquelle la Cour a mis fin en novembre 2012. Dans la
jurisprudence de la Cour, les principes qui sont ici en jeu l’ont toujours emporté. Depuis qu’elle
existe, ce n’est que dans un cas, oui, un seul cas, que la Cour a retenu sa compétence pour connaître
d’une nouvelle affaire, et elle l’a fait en formulant une réserve expresse, dans des conditions tout à
fait exceptionnelles, voire uniques.
12. Monsieur le président, je tiens à remercier Mesdames et Messieurs les membres de la
Cour de leur aimable attention, et vous prie de bien vouloir inviter M. Reisman à poursuivre les
plaidoiries de la Colombie.
The PRESIDENT: Thank you, Professor. I now give the floor to Mr. Michael Reisman.
T ROISIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE :L AUTORITÉ DE LA CHOSE JUGÉE
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je suis très heureux de pouvoir
de nouveau m’exprimer devant vous, cette fois pour examiner les arguments que tentent d’opposer
l’agent et le conseil du Nicaragua à l’effet de la chose jugée de votre arrêt de 2012, qui empêche la
Cour de connaître de la requête déposée en 2013 par le Nicaragua.
2. Monsieur le président, celui-ci nous propose une conception tout à fait inédite de l’autorité
de la chose jugée. Selon lui, la Cour a estimé que, pour qu’il y ait effectivement autorité de la
chose jugée, il fallait «que la question posée alors ait véritablement été tranchée dans l’arrêt
36
antérieur» . Hier, l’agent du Nicaragua a ajouté qu’il fallait que la «causa petendi ait été
36EEN, par. 4.9. - 11 -
37
18 «finalement» et «définitivement» tranchée» . M. Pellet a en outre fait valoir qu’il fallait «résoudre
complètement» le différend, qui pouvait présenter «des aspects non résolus» . 38
3. Monsieur le président, la question a été «véritablement» et «définitivement» tranchée
lorsque la Cour a dit qu’elle «ne p[ouvai]t accueillir» [«cannot be upheld»] la demande présentée
39
au point I. 3) . Cette question a bel et bien été tranchée. A cet égard, les termes employés par la
Cour sont tout à fait conformes à sa pratique. M. Pellet a affirmé hier que la Cour n’avait employé
cette expression dans son dispositif que par deux fois. Avec tout le respect que je porte à mon
confrère de la Partie adverse, la Cour l’a employée dans nombre d’affaires, et ce, bien souvent,
pour rejeter sans équivoque une demande. Si les traductions françaises ont varié, nombre d’entre
elles sont identiques à celle qui figure dans l’arrêt rendu en l’affaire du Différend territorial et
maritime. Je pourrais aisément multiplier les exemples, mais quelques-uns suffisent à illustrer la
pratique de la Cour. Vous voyez à présent à l’écran une liste d’affaires dans lesquelles celle-ci a
employé l’expression «cannot be upheld» pour trancher et rejeter des demandes dont la Cour avait
été saisie.
4. Je souhaiterais revenir avec vous sur certaines de ces affaires. Dans son arrêt de 1985 en
l’affaire opposant la Tunisie à la Jamahiriya arabe libyenne, dont les passages pertinents figurent
o
sous l’onglet n 6 de notre dossier de plaidoiries, la Cour a rejeté plusieurs des conclusions de la
Tunisie en employant dans son dispositif les membres de phrase «ne pouvoir faire droit» et «ne
40
peut être retenue» , rejetant ainsi la demande en revision présentée par la Tunisie. Elle a
également, dans son arrêt de 1986 en l’affaire Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique, rejeté
41
l’argument «de la légitime défense collective» avancé par les Etats-Unis en employant
42
l’expression «ne peut être retenu» . Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire opposant le Cameroun
au Nigéria, qui figure sous l’onglet n 8, la Cour a rejeté l’argument du Nigéria selon lequel le titre
37CR 2015/27, p. 12, par. 10 (Argüello Gómez).
38
Ibid., p. 32-33, par. 14 (Pellet).
39
Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J Recueil 2012 (II), p. 719, par. 251.
40Demande en revision et en interprétation de l’arrêt du 24 février 1982 en l’affaire du Plateau continental
(Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne) (Tunisie c. Jamahiriya arabe libyenne), arrêt, C.I.J. Recueil 1985, p. 230, points B.3
et D.3 du dispositif.
41Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique),
fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 27, par. 34.
42Ibid., p. 123, par. 238. - 12 -
sur le territoire n’avait jamais été transmis compte tenu de certaines exigences de son droit interne
en déclarant que «l’argument … sur ce point ne p[ouvait] … être accueilli» . 43
5. De fait, la Cour a employé cette expression pour rejeter des arguments qui étaient au cœur
19 des différends entre les parties. Outre le passage de l’affaire des Plates-formes pétrolières cité par
mon ami M. Pellet hier, qui figure sous l’onglet n 9, elle a rejeté les demandes en réparation des
deux parties et les exceptions d’incompétence de l’une d’elles en employant la locution anglaise
44
«cannot be upheld» à quatre reprises, aux paragraphes 99, 115, 123 et 124 . Dans l’arrêt qu’elle a
rendu en l’affaire Avena, dont l’extrait pertinent figure sous l’onglet n 10, la Cour a rejeté
plusieurs des arguments avancés par les Etats-Unis, ainsi que la thèse du Mexique selon laquelle la
«règle de l’irrecevabilité des preuves obtenues illégalement» de la procédure pénale américaine
était un principe général de droit international, en employant, là encore, l’expression «ne saurait
45
être accueillie» .
6. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2005 en l’affaire du Différend frontalier (Bénin/Niger),
o
dont vous trouverez l’extrait pertinent sous l’onglet n 11, la Chambre de la Cour a rejeté
l’argument du Bénin selon lequel un arrêté pris cent ans auparavant définissait la frontière fluviale
entre les parties, en déclarant «qu’elle ne saurait accueillir» pareille thèse . La même année, elle a
employé à cinq reprises le membre de phrase «cannot be upheld» pour rejeter différentes
exceptions et demandes reconventionnelles dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire des Activités
armées sur le territoire du Congo , et je vous renvoie à l’onglet n 12. o
o
7. Sous l’onglet n 13, vous verrez que la Cour a employé cette expression ou son
inverse pour trancher définitivement, dans un sens ou dans l’autre, trois des exceptions
d’irrecevabilité soulevées par le défendeur en l’affaire Diallo. Elle a ainsi rejeté deux arguments
43Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria ; Guinée équatoriale
(intervenant)), arrêt, C.I.J Recueil 2002, p. 401, par. 197 et p. 452, par. 318.
44Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2003,
p. 208, par. 99 ; p. 213, par. 115 ; p. 218, par. 123-124.
45Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004, p. 46,
par. 74 et p. 61, par. 127.
46Différend frontalier (Bénin/Niger), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 122, par. 56.
47
Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt,
C.I.J. Recueil 2005, p. 255, par. 254 ; p. 267, par. 296 ; p. 268, par. 301 ; p. 269, par. 304 et p. 276, par. 331. - 13 -
48
relatifs à la recevabilité en employant la locution «ne saurait être accueillie» , et fait droit à une
49
troisième exception en estimant qu’elle était «fondée et d[eva]it être retenue» .
8. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire des Immunités juridictionnelles je vous invite à
o
vous reporter à l’onglet n 14 , la Cour a déclaré que, «[a]u cas d’espèce, … [e]lle ne
50
fera[it] … pas droit au dernier chef de conclusions de l’Allemagne» . Dans l’arrêt en l’affaire
relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale et c’est
o
l’onglet n 15 , la Cour a dit qu’elle «ne saurait accueillir les sixième et septième conclusions
51
20 finales de Djibouti» . Même dans l’arrêt qu’elle a rendu sur les exceptions préliminaires en
l’affaire du Différend territorial et maritime, la première affaire ayant opposé les deux Parties à la
o
présente espèce et je vous invite à vous reporter à l’onglet n 16 , la Cour a indiqué qu’elle
«ne p[ouvai]t … retenir la première exception préliminaire soulevée par la Colombie en ce qu’elle
a[vait] trait à sa compétence pour connaître de la question de la souveraineté sur les formations
52
maritimes…» .
9. Monsieur le président, j’en terminerai avec trois exemples qui confirment que le refus de
la Cour d’«accueillir» une demande constitue une décision définitive. Dans l’arrêt qu’elle a rendu
au fond en l’affaire du Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes entre le
Costa Rica et le Nicaragua et je vous renvoie à l’onglet n 17 , la Cour a jugé que les
conditions relatives aux pavillons imposées par le Nicaragua n’entravaient pas le droit de libre
navigation dont jouissait le Costa Rica en déclarant que «la demande du Costa Rica … ne saurait
être accueillie» . Dans l’arrêt de 2011 en l’affaire relative à l’Application de l’accord intérimaire
o
entre l’ex-République yougoslave de Macédoine et la Grèce c’est l’onglet n 18 , la Cour a
rejeté pas moins de cinq des arguments des parties en employant, dans la version anglaise, le
48 Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), exceptions
préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2007 (II), p. 607, par. 67 et p. 610, par. 75.
49Ibid., p. 616, par. 94.
50Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I),
p. 154, par. 138.
51
Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt,
C.I.J. Recueil 2008, p. 244, par. 197.
52
Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, C.I.J Recueil 2007 (II),
p. 863, par. 97.
53
Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt,
C.I.J. Recueil 2009, p. 263, par. 132. - 14 -
membre de phrase «cannot be upheld» . 54 Enfin, en l’affaire opposant Qatar à Bahreïn
o
(onglet n 19), la Cour a dit que, «[p]our tous ces motifs, [elle] conclu[ait] qu’elle ne saurait
accueillir la première conclusion de Bahreïn et que Qatar a souveraineté sur Zubarah» . 55
10. Pareille expression n’est du reste pas l’apanage de la Cour internationale de Justice. En
l’affaire fort intéressante des Zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex, la Cour
permanente de Justice internationale avait en effet déclaré, comme vous le verrez sous
l’onglet n 20, ce qui suit :
«La thèse française selon laquelle la Cour, en réglant l’ensemble des questions
qu’implique l’exécution de l’article 435 du Traité de Versailles, jouit des mêmes
pouvoirs et de la même liberté d’appréciation et de décision que la France et la56uisse
elles-mêmes, lorsqu’elles négociaient un accord, ne saurait être retenue.»
11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le Nicaragua peut-il
sérieusement affirmer que toutes ces affaires, dans lesquelles la Cour ou sa devancière ont formulé
leurs décisions en employant l’expression «cannot be upheld» et ses différentes traductions
21 françaises, ne sont toujours pas «réglées» ou «déterminées» et, n’étant pas revêtues de l’autorité de
la chose jugée, peuvent être remises en cause dès lors qu’il y a identité des personae, du petitum et
de la causa petendi ? Cette affirmation est absurde.
12. Il est clair que la Cour, pour reprendre le terme utilisé par le Nicaragua, a
«véritablement» tranché la question soulevée au point I. 3) des conclusions finales de celui-ci
lorsqu’elle a dit «qu’elle ne p[ouvait] accueillir la demande formulée par la République du
Nicaragua au point I. 3) de ses conclusions finales» . 57
13. C’est également en vain que le Nicaragua s’est efforcé de trouver le sens profond du
membre de phrase «la Cour n’est pas en mesure» et, par ce biais, une raison pour contester
l’autorité de la chose jugée revêtue par la décision. L’expression «n’est pas en mesure» signifie
simplement que les faits et arguments présentés par le Nicaragua ne permettent pas à la Cour
d’accueillir sa demande.
54Application de l’accord intérimaire du 13 septembre 1995 (ex-République yougoslave de Macédoine c. Grèce),
arrêt, C.I.J Recueil 2011 (II), p. 658, par. 34 ; p. 659, par. 38 ; p. 661, par. 44 ; p. 663, par. 54 et p. 665, par. 60.
55Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahreïn (Qatar c. Bahreïn), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 2001, p. 69, par. 97.
56 o
Zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex, arrêt, 1932, C.P.J.I., série A/B, n 46, p. 153.
57Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 719, par. 251. - 15 -
14. Hier, M. Pellet a cité l’expression «dans la présente instance», qui figure dans l’arrêt
de 2012, et soutenu que cela indiquait que la Cour réservait sa décision sur sa compétence pour une
phase ultérieure de la procédure . Or la pratique de la Cour lorsque celle-ci entend réserver sa
décision en la matière n’aura échappé à aucune des Parties. S’agissant d’une question aussi
importante que l’est celle de sa compétence, la Cour a toujours montré qu’elle agissait en parfaite
connaissance de cause et, comme il se doit, de manière explicite et motivée. Il n’existe aucun
précédent où les mots anodins «dans la présente instance» auraient véhiculé le message
juridictionnel lourd de conséquences que le Nicaragua veut leur attribuer. Malgré l’habileté de
M. Pellet, il est bien difficile de croire qu’une décision aussi importante puisse être ainsi
communiquée par un chuchotement. De fait, même dans l’affaire Nicaragua c. Etats-Unis
d’Amérique, dans laquelle elle avait expressément réservé sa compétence pour une seconde phase
de la procédure, la Cour, loin de chuchoter, a clairement précisé que l’objet de cette phase
n’incluait pas l’argument de la légitime défense collective qui avait été formulé par les Etats-Unis ;
elle avait en effet rejeté cet argument dans la première phase, en indiquant qu’elle ne pouvait pas
l’accueillir.
15. Le Nicaragua a également tenté de présenter la décision de ne pas «accueillir» la
demande qu’il avait formulée au point I. 3) de ses conclusions finales comme une «non–décision».
Or la Cour elle-même l’a qualifiée de décision. Au paragraphe 132 de son arrêt de 2012, elle s’est
22 ainsi référée à ladite décision et a déclaré ceci : «Eu égard à sa décision concernant la demande
formulée par le Nicaragua au point I. 3) de ses conclusions finales (voir paragraphe 131
59
ci-dessus)…»
16. Il importe de relever que cette décision de ne pas accueillir la demande formulée par le
Nicaragua au point I. 3) de ses conclusions finales n’est pas sortie de nulle part ; elle est
l’aboutissement d’un raisonnement qui a donné lieu, dans l’arrêt, à une dizaine de décisions
préalables, qui conduisaient toutes logiquement et immanquablement à celle-ci :
58CR 2015/27, p. 41, par. 29 (Pellet).
59Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 670, par. 132 ; les
italiques sont de nous. - 16 -
a) Premièrement, au paragraphe 112 de l’arrêt, la Cour a conclu, et donc décidé, que la demande
du Nicaragua formulée au point I. 3) de ses conclusions finales était recevable.
b) Deuxièmement, au paragraphe 126, la Cour a déterminé le droit applicable à ladite demande et
décidé que le fait que la Colombie n’était pas partie à la CNUDM n’exonérait pas le Nicaragua
des obligations qu’il tenait de l’article 76 de cet instrument.
c) Troisièmement, dans la première partie du paragraphe 129, la Cour a décidé que le Nicaragua
n’avait pas apporté la preuve que sa marge continentale s’étendait suffisamment loin pour
chevaucher le plateau continental dont la Colombie pouvait se prévaloir.
d) Quatrièmement, dans la dernière partie du paragraphe 129, la Cour a décidé qu’elle n’était pas
en mesure de délimiter les portions du plateau continental relevant de chacune des parties,
comme le lui demandait le Nicaragua, même en utilisant la formulation générale proposée par
ce dernier.
e) Cinquièmement, au paragraphe 130, la Cour a décidé que, compte tenu de ce qui précédait, il
n’y avait pas lieu pour elle d’examiner l’un quelconque des autres arguments avancés par les
parties, comme la question de savoir si le plateau continental étendu l’emportait sur le droit
dont une autre partie pourrait se prévaloir sur le plateau continental.
f) Sixièmement, au paragraphe 131 de l’arrêt, la Cour a conclu qu’elle ne pouvait accueillir la
demande formulée par le Nicaragua au point I. 3) de ses conclusions finales.
g) Septièmement, au paragraphe 132, comme je l’ai indiqué il y a un instant, la Cour a décidé que,
«eu égard à sa décision concernant la demande formulée par le Nicaragua au point I. 3) de ses
conclusions finales … [i]l y a[vait] … chevauchement entre les droits du Nicaragua à un plateau
continental et à une zone économique exclusive, à l’intérieur de la limite de 200 milles marins
depuis sa côte continentale et les îles adjacentes à celle-ci, d’une part, et les droits de même
nature que la Colombie t[enait] des îles sur lesquelles la Cour a[vait] jugé qu’elle avait
souveraineté, d’autre part».
h) Huitièmement, au paragraphe 151, la Cour a établi que, «[c]ompte tenu de sa décision
23
concernant la demande du Nicaragua relative au plateau continental fondée sur le prolongement
naturel», la côte colombienne pertinente «se limit[ait] donc à celle des îles relevant de la
souveraineté de la Colombie». - 17 -
i) Neuvièmement, au paragraphe 155, la Cour a décidé de définir la zone pertinente «à la lumière
de la décision qu’elle a[vait] prise à l’égard de la demande du Nicaragua relativement au
plateau continental au-delà de la limite de 200 milles marins» (les italiques sont de nous).
Autrement dit, elle a décidé d’exclure de la zone pertinente tout espace situé au-delà de
200 milles marins, car elle ne pouvait accueillir la demande formulée par le Nicaragua au
point I. 3) de ses conclusions finales.
j) Dixièmement, aux paragraphes 163, 164 et 165 de l’arrêt, la Cour a décidé que la zone
pertinente ne pouvait s’étendre au-delà du point où les droits des parties se chevauchaient et,
par conséquent, au-delà de 200 milles marins à partir de la côte nicaraguayenne. En
conséquence, au paragraphe 159, elle a décidé que la zone maritime pertinente «s’étend[ait]
vers l’est de la côte nicaraguayenne jusqu’à une ligne située à 200 milles marins des lignes de
base à partir desquelles [était] mesurée la largeur de la mer territoriale du Nicaragua».
k) Onzièmement, au paragraphe 250, la Cour a dit que son «arrêt a[vait] pour effet de fixer la
frontière maritime entre les deux Parties, le Nicaragua et la Colombie, dans l’ensemble de la
zone pertinente». Elle a en outre relevé que «son arrêt n’attribu[ait] pas au Nicaragua la totalité
de la zone qu’il revendiqu[ait] et allou[ait] au contraire à la Colombie une partie des espaces
maritimes à l’égard desquels le Nicaragua demand[ait] une déclaration concernant l’accès aux
ressources naturelles. Dans ces conditions, elle [a] estim[é] que la demande du Nicaragua sur
ce point n’[était] pas fondée.»
l) Et, bien évidemment, dans le dispositif, la Cour a décidé de déclarer recevable la demande
formulée par le Nicaragua au point I. 3) de ses conclusions finales, avant de dire qu’elle ne
pouvait l’accueillir ; enfin, en conséquence du cheminement progressif dont les étapes ont été
rappelées ci-dessus, la Cour a décidé de fixer une frontière maritime unique délimitant le
plateau continental et les zones économiques exclusives du Nicaragua et de la Colombie.
Monsieur le président, je vous prie de m’excuser pour avoir mis à l’épreuve votre patience
en revenant ainsi sur l’arrêt de la Cour, mais le but était de démontrer que, même avec beaucoup
d’imagination, il était impossible de qualifier cet arrêt de non–décision !
17. Et pourtant, hier, l’agent du Nicaragua a déclaré : «La Cour n’a pas rejeté la demande du
Nicaragua concernant un plateau continental étendu. Elle s’est bornée à dire qu’elle ne pouvait - 18 -
60
24 «accueillir» la demande qu’il avait formulée [dans] ses conclusions finales.» Après l’examen
détaillé auquel je viens de me livrer, il ne devrait plus faire aucun doute que le Nicaragua joue sur
les mots. Il n’y a en effet aucune différence perceptible entre la «conclusion» à laquelle la Cour est
parvenue dans son arrêt de 2012, à savoir que le Nicaragua n’avait pas démontré l’un des
fondements de sa prétention à un plateau continental où les revendications se chevauchaient, et ce
que la Cour a qualifié ailleurs de «décision» ou de «point ... tranché» revêtu de «l’autorité de la
chose jugée». Pour dire les choses simplement, la «conclusion» selon laquelle une demande ne
peut être accueillie est, ipso facto, un «point ... tranché» en ce sens. En conséquence, la décision
que la Cour a prise dans l’affaire précédente au sujet du point I 3) des conclusions finales du
Nicaragua est revêtue de l’autorité de la chose jugée.
18. Hier, M. Argüello Gómez a déclaré ceci : «Le Nicaragua ne cherche pas à nier que la
Cour a pris une décision sur toutes les questions dont elle était saisie en 2012, ce qu’il veut dire
61
c’est que cette décision ne rejetait pas sa demande.» La première partie de cette déclaration n’est
rien d’autre qu’un aveu : l’agent reconnaît que la question a été soulevée par le Nicaragua et que la
Cour a rendu une décision ; ce n’était simplement pas celle qu’espérait cet Etat. Ce que M. Pellet
qualifie de «non-décision» est, ne lui en déplaise, bel et bien une décision. Par ailleurs, M. Pellet
affirme que cette «non-décision» découlait de l’«insuffisance de preuves», point de vue différent de
celui qui a été exprimé hier par l’agent [paragraphe 6]. Quoi qu’il en soit, si M. Pellet a raison, il
convient de rappeler la conclusion tirée en l’affaire du Génocide, à savoir que «[l]e Statut prévoit, à
cette fin, une seule procédure : celle de l’article 61, qui ... doi[t] être appliquée[] strictement» .
19. La seconde partie de la déclaration de l’agent que je viens de citer, selon laquelle la
décision «ne rejetait pas [l]a demande» du Nicaragua, est — et c’est désormais évident —
incompatible avec le texte de l’arrêt de 2012 ; en outre, indépendamment même du libellé de
celui-ci, les opinions exposées par deux des juges qui ont pris part à son élaboration démontrent
que telle était bien la volonté des membres de la Cour. M. le juge Owada et
Mme la juge Donoghue ont en effet l’un comme l’autre qualifié de «rejet[]» la décision rendue par
60CR 2015/27, p. 12, par. 11 (Argüello Gómez).
61Ibid., p. 13, par. 14 (Argüello Gómez).
62
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 92, par. 120. - 19 -
la Cour en ce qui concerne le point I 3) des conclusions finales du Nicaragua. Dans son opinion
dissidente, M. le juge Owada a ensuite précisé que la Cour avait «conclu[] que la demande [devait]
être rejetée» . Dans son opinion individuelle, Mme la juge Donoghue, quant à elle, a «exprim[é]
25 des réserves quant aux raisons invoquées par la Cour pour rejeter la demande du Nicaragua
(formulée au point I. 3) de ses conclusions)» . Si, dans son arrêt, la Cour entendait, sub silentio,
mettre de côté ce point de la demande du Nicaragua en vue de le trancher à une date ultérieure, ce
n’est pas ainsi que ces deux juges l’ont compris.
20. Je dois à présent m’interrompre, Monsieur le président, pour corriger l’impression
erronée que le Nicaragua a cherché à donner dans son exposé écrit, à savoir que l’autorité de la
chose jugée serait une simple règle visant à prévenir toute contradiction. Autrement dit, il suffirait,
selon lui, de retenir comme «critère essentiel» que ce principe empêche le réexamen d’une question
au cas où celle «soulevée dans une instance ultérieure «contredirait» la conclusion à laquelle est
parvenue la Cour dans un précédent arrêt» . 65 Il s’agit là, Monsieur le président, d’une
interprétation bien alambiquée d’un bref extrait de l’arrêt rendu en 2007 dans l’affaire du
Génocide. Dans cette affaire, après avoir exposé les principes généraux qui sous-tendent l’autorité
de la chose jugée auxquels je me suis déjà référé et dont M. Pellet vous a également parlé hier, la
Cour a marqué une pause dans son exégèse afin d’expliquer pourquoi il lui était parfois loisible
d’«examin[er] des questions juridictionnelles après avoir rendu un arrêt sur la compétence» . Elle 66
a ainsi précisé avoir examiné à deux reprises des exceptions d’incompétence à des «stade[s]
tardif[s]», ajoutant que ces demandes ne «contredi[saient pas] la conclusion par laquelle [elle]
67
s’était déclarée compétente dans l’arrêt antérieur» . Cette conclusion illustrait simplement
l’approche suivie par la Cour en ce qui concerne le caractère final de ses décisions sur les
exceptions préliminaires d’incompétence, et ne vient pas étayer la théorie selon laquelle ses arrêts
63 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II) ; opinion dissidente
de M. le juge Owada, p. 729, par. 25.
64Ibid., opinion individuelle de Mme la juge Donoghue, p. 751, par. 2.
65
EEN, p. 45, par. 4.29.
66
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie‑ Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 96, par. 128 ; les italiques sont de nous.
67Ibid. - 20 -
définitifs pourraient être remis en cause à tout moment, dès lors que la nouvelle demande présentée
n’en «contredirait» pas le dispositif.
21. Or, s’il lui était fait droit en l’espèce, la demande du Nicaragua contredirait bel et bien
l’arrêt rendu par la Cour en 2012, et ce, à plusieurs égards. Non seulement cela irait à l’encontre de
la conclusion définitive selon laquelle le Nicaragua n’a pas étayé sa prétention, mais cela risquerait
aussi d’entraîner un conflit entre les points que la Cour a tranchés dans le cadre de la première
affaire de délimitation et ceux qu’elle sera amenée à trancher dans la présente espèce : la
détermination des côtes pertinentes, de la zone pertinente, les points de base, les lignes provisoires
et l’examen de la proportionnalité sont autant d’éléments qui seraient remis en cause. Au
paragraphe 155 de son arrêt de 2012, la Cour a par exemple indiqué qu’elle définirait la
«zone ... pertinente ... à la lumière de la décision qu’elle a[vait] prise à l’égard de la demande du
Nicaragua relativement au plateau continental au-delà de la limite de 200 milles marins» (les
italiques sont de nous).
26 22. Voilà qui m’amène, Monsieur le président, à la deuxième demande du Nicaragua.
Celle-ci tombe sous le coup de la chose jugée pour deux raisons au moins : d’une part, elle est
inextricablement liée à la première demande de cet Etat, laquelle est revêtue de l’autorité de la
chose jugée, ce qui la prive de tout fondement. D’autre part, même si l’on considérait qu’elle était
distincte de la première, la deuxième demande du Nicaragua n’en tomberait pas moins sous le coup
de la chose jugée pour des motifs qui lui sont propres. Bien qu’il l’ait reformulée depuis, le
Nicaragua a en effet déjà présenté cette demande en l’affaire du Différend territorial et maritime,
ainsi que je l’ai exposé lundi. Le fait que M. Lowe ait tenté d’en changer une nouvelle fois la
formulation montre bien qu’elle présuppose ce que le Nicaragua n’a pas démontré lors de l’instance
précédente et à quoi la Cour, partant, n’a pas fait droit dans son arrêt de 2012. Même à supposer,
arguendo, qu’elle soit nouvelle et différente, la deuxième demande, si elle était accueillie,
contredirait le fondement de l’arrêt rendu par la Cour en 2012, c’est-à-dire le fait que le Nicaragua
n’avait pas établi son droit sur un plateau continental au-delà de 200 miles marins de ses lignes de
base. Faut-il déduire de l’explication de la nécessité de la deuxième demande donnée par M. Lowe
à savoir que, si la Cour y faisait droit, elle éviterait un conflit ultérieur que le Nicaragua - 21 -
entend imposer, quitte à provoquer un conflit, une demande que la Cour n’a pas accueillie en
2012 ?
23. Hier, M. Pellet vous a proposé une théorie inédite de la compétence de la Cour et de sa
«mission» juridictionnelle. Il a déclaré que l’«article 38 de votre Statut vous donn[ait] mission de
régler, conformément au droit international, les différends qui vous sont soumis» et que, «si un
différend vous [était] soumis, vous n’[étiez] pas appelés à le régler imparfaitement,
incomplètement, ou partiellement» . Au paragraphe 14 de son exposé, il a ensuite précisé que,
«lorsqu’elle [était] saisie d’un différend, la Cour a[vait] conscience d’avoir l’obligation de le
69
résoudre complètement» . Non seulement les conséquences de cette théorie vident l’autorité de la
chose jugée de tout son sens, mais elles démontrent aussi, d’une manière pour le moins
spectaculaire, la raison précise pour laquelle ce principe, tel que la Cour l’a développé, se trouve au
cœur même de l’ensemble de normes essentielles au fonctionnement de celle-ci. Prenons par
exemple une affaire où l’Etat A allègue qu’il possède des droits sur une île occupée de longue date
par l’Etat B. La Cour conclut qu’elle a compétence à l’égard de cette question et que la requête est
recevable, mais l’Etat A n’apporte pas la preuve qu’il détient des droits sur l’île en cause, de sorte
que sa demande «ne peut être accueillie». Deux ans plus tard, l’Etat A revient à la charge,
déclarant, d’une part, que, s’il ne possède pas «à proprement parler» de nouveaux éléments de
preuve, la Cour n’avait pas «vraiment» tranché la question, mais s’était contentée de dire qu’elle ne
pouvait accueillir sa demande, et, d’autre part, qu’elle a pour «mission» de résoudre
27 «complètement» un différend. La Cour, rejetant l’exception de B fondée sur l’autorité de la chose
jugée en adoptant la théorie du Nicaragua à cet égard, permet à l’Etat A de plaider derechef sa
cause. Là encore, elle conclut que celui-ci n’a pas démontré qu’il détenait des droits sur l’île.
Deux ans plus tard... et ainsi de suite, ad infinitum. La théorie que M. Pellet a exposée hier met en
péril l’«intérêt de la stabilité des relations juridiques» que la Cour s’est toujours attachée à protéger.
24. Permettez-moi à présent de m’exprimer sans détour. Si mon ami, M. Pellet, a échafaudé
cette théorie ingénieuse, c’est bien évidemment pour se libérer du carcan de l’autorité de la chose
jugée. Et si son interprétation était retenue, il parviendrait à ses fins. Sa conception de la
68
CR 2015/27, p. 31, par. 11 (Pellet).
69Ibid., p. 32-33, par. 11 (Pellet). - 22 -
«mission» de la Cour présente toutefois l’inconvénient de priver celle-ci des éléments essentiels
propres à toute juridiction : règles de procédure, obligation incombant aux parties de s’acquitter de
la charge de la preuve et conséquences d’un manquement à cette obligation. Les juridictions ne
disposent pas de leurs propres services d’enquête. Si le demandeur ne leur fournit pas les
informations requises et susceptibles d’être mises à l’épreuve du contradictoire, elles ne sauraient
déterminer en toute rigueur les faits auxquels elles pourront ensuite appliquer le droit. La Cour
internationale de Justice, en tant qu’organe judiciaire, a pour mission de trancher conformément au
droit les questions qui lui sont soumises ; en cette même qualité d’organe judiciaire, il lui faut aussi
parfois reconnaître les limites de la fonction judiciaire en concluant, comme toute autre juridiction,
que son arrêt antérieur est revêtu de l’autorité de la chose jugée. Tel est le cas en l’espèce, et il n’y
a là rien d’injuste ou d’immoral : dans l’affaire antérieure, la Cour avait déjà donné au Nicaragua
toute latitude pour étayer sa demande. Or, celui-ci n’y est pas parvenu, soit parce que la demande
n’était pas fondée, soit parce que son argumentation n’était pas convaincante. La Colombie n’y est
pour rien ; la faute en revient au Nicaragua. Quoi qu’il en soit, la Cour, en sa qualité de juridiction,
a rendu sa décision, et celle-ci est revêtue de l’autorité de la chose jugée.
25. Le Nicaragua a affirmé que, en tant que petit Etat, il méritait une attention particulière.
Mais aux yeux de la justice, par opposition à la politique, tous les Etats sont égaux. En réalité, le
Nicaragua connaît d’ailleurs fort bien les procédures de la Cour pour avoir participé à toute une
série d’instances introduites devant elle. Il lui appartient, au même titre qu’à tout autre demandeur,
de préparer minutieusement son argumentation et de la défendre de son mieux. S’il échoue, il ne
saurait attraire indéfiniment, pour les mêmes faits, un même défendeur devant la Cour.
26. Il peut bien sûr en aller autrement lorsqu’il n’y a pas de partie adverse. Si votre enfant ne
décroche pas son permis de conduire, il pourra repasser l’examen autant de fois que nécessaire ; la
28 patience et les ressources du service compétent peuvent être infinies. Mais la Cour
internationale de Justice, dans l’exercice de sa juridiction contentieuse, n’est pas le centre
d’examen du permis de conduire de La Haye, et ce n’est pas ainsi que l’on conçoit l’autorité de la
chose jugée en droit international.
27. Dans sa requête, le Nicaragua reconnaît qu’il a déjà «sollicité de la Cour une déclaration
décrivant le tracé de la limite de son plateau continental dans l’ensemble de la zone où les droits du - 23 -
70
Nicaragua et de la Colombie sur celui-ci se chevauchaient» . A présent, il cherche à en obtenir
une autre. Or, Pendant les onze années qu’aura duré la procédure en la précédente affaire, le
Nicaragua a eu tout loisir de produire les éléments de preuve requis pour étayer sa demande. Ainsi
que l’a dit hier l’agent du Nicaragua, celui-ci pensait l’avoir fait. Le Nicaragua reconnaît, en ce qui
concerne sa requête de 2001, que les informations qu’il avait, «le 7 avril 2010, soumis[es] à la
71
Commission des limites du plateau continental [étaient] des informations préliminaires» . Durant
la longue procédure qui a suivi, il estimait avoir établi, au moyen de ces informations, le bien-fondé
juridique et factuel de sa demande. Dans sa requête en la présente espèce, il reconnaît que la «Cour
a estimé qu’il n’avait pas à cette occasion apporté la preuve que sa marge continentale s’étendait
au-delà de 200 milles marins [de ses] lignes de base» . Monsieur le président, voilà le cœur du
problème. Le Nicaragua ne s’était pas acquitté de la charge de la preuve qui lui incombait et, en
conséquence, la Cour n’a pas fait droit à sa demande. Il ne peut aujourd’hui se présenter de
nouveau devant elle pour tenter une nouvelle fois de faire valoir une demande qu’elle a estimé ne
pouvoir accueillir. Il s’agit là de l’essence même de l’autorité de la chose jugée.
28. Ce principe suppose que, lorsqu’une partie saisit une juridiction d’une demande, cette
partie doit avancer la meilleure argumentation possible ou s’exposer à voir sa demande rejetée dans
un arrêt définitif et contraignant qui met un terme à l’affaire. Qu’on le veuille ou non, tel est
l’équilibre établi entre le principe général de l’autorité de la chose jugée et le contrôle minutieux,
par la Cour, du respect des conditions fixées à l’article 61 en ce qui concerne les demandes en
revision de ses arrêts. L’intérêt que porte la Cour à la stabilité des relations juridiques et au
principe général de l’autorité de la chose jugée impose aux parties qui la saisissent de tout mettre
en œuvre pour s’acquitter de la charge de la preuve qui leur incombe. Si elles échouent, elles n’ont
pas droit à une seconde chance.
29. La Cour est un organe judiciaire dont les décisions relevant de sa juridiction contentieuse
sont revêtues de l’autorité de la chose jugée ; en tant que telles, elles interdisent à un demandeur de
29 former derechef une même demande contre un même défendeur. En réalité, le Nicaragua propose
70
Requête, p. 2, par. 4.
71Ibid.
72
Ibid. - 24 -
que la Cour se transforme en un organe administratif non contentieux, organe qu’un demandeur
débouté faute d’éléments de preuve ou d’informations ou encore pour manquement à ses
obligations ne serait pas empêché de ressaisir encore et encore une fois ces lacunes palliées. Mais
la Cour est une juridiction, en l’occurrence l’organe judiciaire principal de l’Organisation des
Nations Unies, une juridiction qui est un modèle pour les autres cours et tribunaux ; à ce titre, ses
arrêts sont contraignants et définitifs. La tentative faite par le Nicaragua de saisir la Cour de la
même affaire va à l’encontre du principe de l’autorité de la chose jugée ; elle est, pour la Colombie,
injuste et vexatoire, et déprécie la valeur des arrêts définitifs rendus par la Cour, qui devrait se
déclarer incompétente et rejeter la requête du Nicaragua.
30. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre
aimable attention et vous prie de bien vouloir appeler M. Treves à la barre.
The PRESIDENT : Thank you, Professor. I now give the floor to Professor Treves.
M. TREVES :
C INQUIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE :EXCEPTION À LA RECEVABILITÉ DE LA PREMIÈRE
DEMANDE DU N ICARAGUA
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur pour moi de
plaider à nouveau devant vous, et ce, au nom de la République de Colombie.
1. J’ai pour mission aujourd’hui de répondre aux arguments qu’ont avancés hier
MM. Argüello Gómez et Oude Elferink au nom du Nicaragua contre l’exception préliminaire de la
Colombie à la recevabilité de la première demande de celui-ci. Cette exception est subsidiaire aux
autres exceptions préliminaires d’incompétence dont ont traité mes collègues.
2. Bien qu’elle soit résumée au paragraphe 7.2 des exceptions préliminaires de la Colombie
dans les termes suivants : «La première demande est irrecevable parce que le Nicaragua n’a pas
obtenu la recommandation requise de la Commission des limites du plateau continental» , ladite
exception est ensuite énoncée explicitement au paragraphe 7.15, que le conseil de la Colombie a
74
30 cité in extenso dans sa plaidoirie de lundi . Il est dit dans ce paragraphe qu’il y a irrecevabilité
73EPC, vol. I, par. 7.2.
74CR 2015/26, p. 58, par. 1 (Treves). - 25 -
parce que «la Commission des limites du plateau continental ne s’est pas assurée qu’étaient
remplies les conditions auxquelles il peut être établi que le rebord externe du plateau continental
du Nicaragua s’étend au-delà de la ligne de 200 milles marins et, partant, n’a pas formulé de
75
recommandation» .
3. Les «conditions» auxquelles l’extension du rebord externe du plateau continental peut être
établie doivent être vérifiées sur la base des données mentionnées au paragraphe 4 de l’article 76 de
la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM). Elles concernent «le droit d’un
76
Etat côtier de tracer les limites extérieures du plateau continental» visé dans le «test
d’appartenance» de la Commission. Dans le cadre des plaidoiries à l’appui de l’exception
préliminaire d’irrecevabilité soulevée par la Colombie, le terme «droit» fait référence au «droit
77
d’un Etat côtier de tracer les limites extérieures du plateau continental» . L’Etat côtier tire ce droit
du fait que le plateau constitue le prolongement naturel de son territoire terrestre au-delà de
200 milles marins, tel que défini à l’article 76, en particulier au paragraphe 4, de la CNUDM, ce
qu’il doit démontrer à la Commission.
4. Le conseil du Nicaragua insiste sur le fait que ce droit est sans rapport avec le tracé de la
limite extérieure du plateau continental et que la Commission n’est compétente qu’en matière de
78
tracé . Or comment cette limite pourrait-elle être tracée sans que le droit de le faire ait été établi ?
5. Si, comme l’a souligné le tribunal international du droit de la mer (TIDM) en l’affaire
Bangladesh/Myanmar, le droit au plateau continental découle de la «souveraineté sur le territoire
terrestre» , il n’en existe pas moins une différence entre les conséquences du droit au plateau
continental en deçà et au-delà de la limite de 200 milles marins. En deçà de cette limite, les droits
souverains d’un Etat côtier sont automatiques ; conformément au paragraphe 3 de l’article 77 de la
CNUDM, ils «sont indépendants de l’occupation effective ou fictive, aussi bien que de toute
proclamation expresse». Il n’en va pas tout à fait de même pour le plateau continental au-delà de
75EPC, vol. I, par. 7.15 ; les italiques sont de nous.
76CLCS/11, 13 mai 1999, par 2.2.2.
77
Ibid.
78
CR 2015/27, p. 46, par. 4 (Oude Elferink).
79Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre le Bangladesh et le Myanmar dans le golfe du
Bengale (Bangladesh/Myanmar), TIDM, arrêt du 14 mars 2012, par. 409. - 26 -
200 milles marins. Les limites de celui-ci doivent être «fixées» par l’Etat côtier au terme du
31 processus prévu au paragraphe 8 de l’article 76 et dont les recommandations de la Commission
sont l’une des étapes. C’est à cette condition et à cette condition seulement que les droits
souverains de l’Etat côtier et les limites extérieures qui en découlent sont «définiti[f]s et de
caractère obligatoire» .0
6. Les exigences particulières liées au «droit … de tracer les limites extérieures du plateau
81
continental» s’expliquent aisément quand on sait que l’extension de ce plateau au-delà de
200 milles marins n’a été acceptée d’une manière générale que lors de la troisième Conférence des
Nations Unies sur le droit de la mer, une fois que de strictes prescriptions juridiques et scientifiques
ont été adoptées, à l’article 76, afin que l’existence de certaines conditions soit vérifiée, que des
critères destinés à éviter toute revendication de plateaux excessivement étendus ont été convenus,
également à l’article 76, et que des dispositions relatives au partage des recettes au moyen de
contributions en espèces ou en nature par les Etats côtiers ont été approuvées, à l’article 82.
7. Le rôle de la Commission est ainsi confirmé. C’est l’organe auquel les Etats parties à la
CNUDM ont délégué la détermination du droit de tracer les limites extérieures du plateau
continental, et le tracé de ces limites, que les Etats côtiers doivent respecter pour que celles-ci
soient «définitives et de caractère obligatoire», c’est-à-dire opposables à tous les Etats parties, à
l’instar de la partie du plateau située en deçà de 200 milles marins.
8. Les membres de la Commission sont peut-être des «techniciens», comme l’a souligné
M. Argüello Gómez , mais leur rôle n’en est pas moins essentiel dans un processus qui a un effet
juridique important, à savoir l’établissement des limites extérieures du plateau continental.
9. La Colombie s’appuie sur l’affaire Nicaragua c. Honduras, dans laquelle la Cour a déclaré
que la délimitation qu’elle avait tracée, «sans pour autant indiquer de point terminal précis», selon
un certain azimut ne saurait «être interprétée comme se prolongeant à plus de 200 milles marins des
lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale» et que «toute
prétention relative à des droits sur le plateau continental au-delà de 200 milles d[evait] être
80
Paragraphe 8 de l’article 76 de la CNUDM.
81CLCS/11, 13 mai 1999, par 2.2.2.
82CR 2015/27, p. 14, par. 17 (Argüello Gómez). - 27 -
conforme à l’article 76 de la CNUDM et examinée par la Commission des limites du plateau
continental» .83
10. Le conseil du Nicaragua, M. Oude Elferink, rejette cette déclaration de la Cour, affirmant
32 que, en l’espèce, les parties n’avaient pas présenté d’arguments sur le lien entre les fonctions de la
Commission et celles des cours et tribunaux s’agissant de la délimitation du plateau continental et
que «la question de savoir si [la Cour] aurait pu délimiter le plateau continental au-delà des
84
200 milles marins en l’absence de recommandations de la Commission … n’y est pas abordée» .
Le conseil du Nicaragua considère la déclaration de la Cour comme un dictum, et un dictum qui
«peut être qualifié de prudent» . 85
11. Cette référence à la prudence peut être lue en ce sens que la Cour, bien qu’elle n’ait pas à
prendre position, l’a fait pour guider les Etats à l’avenir. Elle peut aussi vouloir dire de manière
respectueuse que la déclaration n’était pas tout à fait réfléchie. En tout état de cause, cette lecture
n’a plus de sens dès lors que la Cour a jugé utile de réitérer sa déclaration en 2012 . Réaffirmé, un
obiter dictum devient une doctrine. Mais, de toute façon, les déclarations de la Cour n’étaient pas
destinées à être des dicta. Ce sont des énoncés du droit.
12. Cet énoncé réaffirmé du droit constitue la position de la Cour et la Colombie fait fond sur
cette position.
13. Le TIDM a, en 2012 (suivi en 2014 par le tribunal arbitral constitué conformément à
88
l’annexe VII) , décidé de délimiter des plateaux continentaux au-delà de 200 milles marins des
côtes des parties concernées. Le Nicaragua voudrait voir la Cour suivre ces précédents en la
présente affaire.
83 Différend territorial et maritime entre le Nicaragua et le Honduras dans la mer des Caraïbes (Nicaragua
c. Honduras), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 759, par. 319, cité par le conseil de la Colombie dans le CR 2015/26,
p. 63, par. 22 (Treves).
84CR 2015/27, p. 47, par. 7 (Oude Elferink).
85
Ibid.
86Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 669, par. 126.
87Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre le Bangladesh et le Myanmar dans le golfe du
Bengale (Bangladesh/Myanmar), TIDM, arrêt du 14 mars 2012.
88Arbitrage entre le Bangladesh et l’Inde concernant la délimitation de la frontière maritime dans le golfe du
Bengale (Bangladesh/Inde), sentence, 7 juillet 2014. - 28 -
14. De l’avis de la Colombie, l’interprétation du droit que fait la Cour, telle qu’elle l’a
exposée dans l’affaire Nicaragua c. Honduras et répétée dans l’affaire Nicaragua c. Colombie, est
correcte, et il n’y a aucune raison de s’en écarter. Si toutefois, quod non, la Cour souhaitait
renoncer à sa position et suivre les deux juridictions susmentionnées en procédant à une
délimitation du plateau continental au-delà de 200 milles en l’absence de recommandation de la
Commission des limites du plateau continental, ce n’est pas en la présente espèce qu’il y aurait lieu
pour elle de le faire.
33 15. Dans l’affaire Bangladesh/Myanmar, le TIDM a reconnu qu’il «aurait hésité à procéder à
la délimitation de la zone au-delà de 200 milles marins s’il avait conclu à une incertitude
89
substantielle quant à l’existence d’une marge continentale dans la zone en question» .
16. Le tribunal a pu surmonter cette hésitation compte tenu de la «situation tout à fait
particulière que présent[ait] le golfe de Bengale, et qui fut reconnue au[] cours des négociations
lors de la troisième Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer» , comme l’a d’ailleurs
91
rappelé la Colombie dans sa plaidoirie de lundi .
17. Nul n’a tenté de prétendre qu’il existerait en l’espèce une «situation tout à fait
particulière» qui rendrait la présente affaire comparable à celle du golfe du Bengale.
18. Le Nicaragua s’obstine toutefois à dire que, en l’occurrence, il serait possible de procéder
à la délimitation même en l’absence de recommandation de la Commission des limites du plateau
continental, puisque «les éléments de preuve …, nombreux et incontestables, démontrent que le
plateau continental du Nicaragua s’étend au-delà des 200 milles [marins] et chevauche le plateau
92
continental de la Colombie situé à 200 milles [marins] de sa côte» . L’agent du Nicaragua a
réitéré cet argument deux fois de suite dans son intervention, alléguant que «les éléments de preuve
démontrent sans conteste que le plateau continental du Nicaragua s’étend au-delà de [200 milles
marins]» .93
89
Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre le Bangladesh et le Myanmar dans le golfe du
Bengale (Bangladesh/Myanmar), TIDM, arrêt du 14 mars 2012, par. 443.
90Ibid., par. 444.
91CR 2015/26, p. 62, par. 20 (Treves).
92
CR 2015/27, p. 14, par. 17 a) (Argüello Gómez).
93Ibid., par. 17 b) (Argüello Gómez). - 29 -
19. Or, selon nous, les éléments de preuve ne sont ni nombreux ni incontestables. La
situation n’est pas différente de celle qui existait lorsque la Cour a rendu son arrêt de 2012, dans
lequel elle a dit que les informations préliminaires soumises par le Nicaragua étaient «loin de
satisfaire aux exigences requises pour pouvoir être considérées comme des informations que
«[l]’Etat côtier communique … à la Commission» sur les limites de son plateau continental,
94
lorsque celui-ci s’étend au-delà de 200 milles marins» . En l’espèce, le Nicaragua a soumis une
demande à la Commission, mais reconnaît qu’il «ne cherche pas», par cette demande, «à mettre en
avant de nouvelles données géologiques et géomorphologiques» . S’il n’y a pas de nouvelles
34 données géologiques et géomorphologiques, comment les éléments soumis pourraient-ils constituer
des preuves nombreuses et incontestables ?
20. Les arguments que la Colombie, dans ses exposés écrits et oraux, tire du fait que la
présente instance porte sur une délimitation entre des Etats dont les côtes se font face et non pas sur
une délimitation latérale, montrent la difficulté supplémentaire que la Cour rencontrerait si elle
décidait de procéder à la délimitation en l’absence de recommandation de la Commission des
limites du plateau continental. Ces arguments demeurent valables pour ce qui concerne les aspects
(les principaux aspects, semble-t-il) de la présente affaire, dans laquelle c’est une délimitation entre
des côtes se faisant face qui est demandée.
21. En résumé, rien ne justifie en l’espèce que la Cour renonce comme le souhaite le
Nicaragua à l’approche qu’elle a adoptée en 2007 et en 2012, pour suivre celle du TIDM et du
tribunal arbitral dans les affaires du Golfe du Bengale.
22. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il convient d’ajouter que
96
l’argument de «l’impasse» pour reprendre le terme employé par M. Oude Elferink ne
devrait pas être considéré par la Cour comme une raison valable de tenir pour recevable la demande
de délimitation en l’absence de recommandation de la Commission.
23. La Colombie réaffirme que, selon elle, cette «impasse» est
«le résultat recherché d’un régime juridique fondé sur un important principe de droit
international, à savoir que le droit d’un Etat côtier de déterminer la limite extérieure de
94
Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 669, par. 127.
95EEN, par. 4.33.
96
CR 2015/27, p. 45, par. 3 ; p. 51 (Oude Elferink). - 30 -
son plateau continental ne peut pas être exercé s’il empiète sur les droits d’un autre
Etat» .7
Dans certaines circonstances, telles que celles qui prévalaient dans les affaires du Golfe du
Bengale, il peut être possible de sortir de l’impasse, mais ce n’est pas le cas en la présente instance.
24. En l’espèce, l’«impasse» résulte des objections qu’ont soulevées d’autres Etats caribéens
avant que la Colombie elle-même ne le fasse. Le Costa Rica a élevé une objection le
98 99
15 juillet 2013 , et la Jamaïque, le 12 septembre 2013 ; la Colombie n’a donc été que le troisième
Etat à le faire, le 24 septembre 2013 . Quant au Panama, il l’a fait quelques jours plus tard, le
101
35 30 septembre 2013 . Le Nicaragua semble oublier que le processus engagé devant la
Commission des limites du plateau continental aurait été bloqué même en l’absence d’objection de
la part de la Colombie, compte tenu des objections élevées par trois autres Etats des Caraïbes : le
102 103 104 105
Costa Rica , le Panama et la Jamaïque . Ainsi, comme nous l’avons souligné lundi , la
demande du Nicaragua à la Commission et la requête qu’il a présentée en l’espèce suscitent
l’inquiétude dans toute la région, comme en témoignent les notes conjointes du 23 septembre 2013
106
et de février 2014 . Les objections soulevées par les Etats caribéens susmentionnés montrent que,
selon ces derniers, le processus qui devrait aboutir aux recommandations de la Commission et, en
fin du compte, à l’établissement des limites du plateau continental nicaraguayen au-delà de
200 milles marins, perturbe la paix et l’équilibre de la région davantage que le statu quo.
25. M. Argüello Gómez lamente qu’il soit «particulièrement ironique, pour ne pas dire
injuste, que la Colombie, qui n’est pas partie à la CNUDM, puisse créer ce type de situation»,
c’est-à-dire bloquer l’examen, par la Commission des limites du plateau continental, de la demande
97CR 2015/26, p. 62, par. 18 (Treves).
98EPC, vol. II, annexe 19.
99Ibid., annexe 20.
100
Ibid., annexe 22.
101
Ibid., annexe 23.
102
Ibid., annexes 19 et 24.
103Ibid., annexes 23 et 25.
104Ibid., annexe 20.
105CR 2015/26, p. 62, par. 18-19 (Treves).
106
EPC, vol. II, annexes 21 et 26. - 31 -
du Nicaragua . En réalité, cela se justifie davantage de la part d’un Etat non partie que de celle
d’un Etat partie. Pour l’Etat non partie, le processus consistant à déterminer la limite extérieure
d’un plateau continental sur la base des recommandations de la Commission comporte le risque
qu’une limite affectant ses revendications légitimes notamment sa prétention à un plateau de
200 milles marins soit établie à titre définitif et contraignant pour l’ensemble des Etats parties à
la CNUDM. Certes, la limite ne serait assurément pas contraignante pour lui, mais cet Etat non
partie se retrouverait dans une situation difficile, qu’il peut éviter en élevant une objection, tandis
que les Etats parties bénéficieraient, dans tous les cas, de l’effet réciproque des décisions
«définitives et contraignantes» à l’égard de leur propre plateau.
26. Enfin, le Nicaragua n’a pas expliqué en quoi l’exception d’irrecevabilité soulevée par la
Colombie devrait, à défaut d’être rejetée d’emblée, être considérée comme n’ayant pas un caractère
exclusivement préliminaire. Nous avons rappelé lundi que la Cour tend à estimer, en principe à
tout le moins, qu’«une partie qui soulève des exceptions préliminaires a droit à ce qu’il y soit
répondu au stade préliminaire de la procédure» 108et que le «fond» d’une affaire de délimitation
36 porte sur les faits et les principes juridiques relatifs au tracé de la frontière maritime ; autrement dit,
des questions qui n’ont pas besoin d’être examinées pour trancher l’exception préliminaire de la
Colombie . 109 Comme dans l’affaire Bolivie c. Chili, la Cour dispose de «tous les éléments
110
requis» pour statuer sur cette exception.
27. Le conseil du Nicaragua soutient que
«la question de savoir comment l’absence de limites définitives et contraignantes peut
avoir une incidence sur la méthode de délimitation que la Cour doit adopter pour
procéder à une délimitation frontalière entre les côtes continentales du Nicaragua et de
la Colombie devrait faire l’objet d’une argumentation complète lors de la phase du
fond».
107
CR 2015/27, p. 14, par. 17 c) (Argüello Gómez).
108 Différend territorialet maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 852, par. 51.
109
CR 2015/26, p. 64, par. 29 (Treves).
110 Obligation de négocier un accès à l'océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exceptions préliminaires, arrêt du
24 septembre 2015, p. 19, par. 53. - 32 -
111
et qu’«elle ne devrait pas être abordée à ce stade de la procédure» . Ce n’est pas là un argument
propre à étayer l’hypothèse selon laquelle l’exception de la Colombie n’a pas un caractère
exclusivement préliminaire.
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie pour votre
aimable attention et votre patience.
Monsieur le président, puis-je vous demander de bien vouloir appeler à la barre mon
confrère, sir Michael Wood ?
Sir Michael WOOD :
LA SECONDE DEMANDE DU N ICARAGUA
1. Merci, Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour,
je vais à présent aborder la seconde demande du Nicaragua, et je préciserai d’emblée que les
exceptions préliminaires soulevées par la Colombie quant à la compétence de la Cour
ratione temporis, à sa prétendue «compétence continue» et à l’autorité de la chose jugée
s’appliquent à l’ensemble de l’instance, c’est-à-dire aux deux demandes présentées par le
Nicaragua dans sa requête.
112
2. M. Treves a exposé lundi notre position sur la seconde demande et je ne répèterai pas ce
qu’il a dit. Il me revient ici de répondre aux arguments avancés par M. Lowe dans sa brève
intervention d’hier.
37 3. Ainsi que les membres de la Cour l’auront remarqué, la seconde demande est étroitement
liée à la première. De fait, il est difficile de voir comment elle pourrait exister indépendamment de
celle-ci. Dans sa requête, le Nicaragua présente en effet le différend comme «port[ant] sur la
délimitation entre, d’une part, le plateau continental du Nicaragua … et, d’autre part, le plateau
continental de la Colombie».
Il est donc clair que le différend soumis à la Cour est, selon le Nicaragua lui-même, un
différend relatif à la délimitation maritime.
4. La requête se poursuit ainsi :
111CR 2015/27, p. 54, par. 22 (Oude Elferink).
112CR 2015/26, p. 57-67 (Treves). - 33 -
«Le Nicaragua prie la Cour : 1) de délimiter le tracé exact de la limite entre le
plateau continental du Nicaragua et celui de la Colombie … ; et 2) d’énoncer, dans
l’attente d’une délimitation précise de la frontière, les droits et obligations des deux
Etats concernant la zone où leurs revendications se chevauchent et l’utilisation des
ressources qui s’y trouvent.» [Les italiques sont de nous.]
5. Hier, M. Lowe a vaillamment tenté de justifier l’existence concomitante des deux
demandes du Nicaragua, sans vraiment parvenir à convaincre. Il semble évident que, si le
Nicaragua a présenté la seconde demande, c’est uniquement parce qu’il avait conscience de la
faiblesse de la première.
6. L’on peut difficilement soutenir que la seconde demande du Nicaragua coule de source, et
M. Lowe a semblé à deux doigts de déclarer forfait hier, en tentant de faire cette démonstration. Le
Nicaragua considère apparemment que cette demande permettrait de clarifier les droits et
obligations des Parties dans ce qu’il prétend être des zones de chevauchement de leurs droits sur le
plateau continental et ce, indépendamment de la décision que la Cour pourra prendre quant à sa
compétence pour connaître de la première demande du Nicaragua 113
7. Mais, Monsieur le président, quel que soit le scénario que l’on retienne, la position
adoptée par le Nicaragua quant à la compétence de la Cour pour connaître de sa seconde demande
et à la recevabilité de cette dernière présente bien des failles.
8. Supposons tout d’abord que la Cour se déclare incompétente pour connaître de la première
demande du Nicaragua faute de pouvoir se fonder sur le pacte de Bogotá ou sur une prétendue
«compétence continue». En pareil cas, elle sera aussi nécessairement incompétente pour connaître
de la seconde demande.
9. Si la Cour admet que la question de la délimitation au-delà de 200 milles marins de la côte
nicaraguayenne tombe sous le coup de la chose jugée, il en irait alors de même pour la seconde
demande. Cela signifierait en effet que toutes les questions de délimitation maritime soumises à la
Cour ont déjà été tranchées par celle-ci et qu’aucun problème ne reste en suspens. La seconde
demande n’aurait donc pas davantage de raison d’être dans cette hypothèse ; elle serait dépourvue
38 d’objet, le Nicaragua n’ayant pas apporté la preuve qu’il aurait des droits sur le plateau continental
au-delà de 200 milles marins. Cette conclusion vaut également si la Cour déclare irrecevable la
première demande du Nicaragua pour les raisons exposés par M. Treves.
113CR 2015/27, p. 56, 57, par. 4 et 8 (Lowe). - 34 -
10. D’un autre côté, si la Cour devait se déclarer compétente pour connaître de la première
demande, quod non, elle devrait ensuite trancher l’affaire au fond. Ce faisant, elle statuerait sur
toutes les questions de délimitation en suspens entre les Parties, ce qui rendrait, là encore, la
seconde demande sans objet.
11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, tout ce que je viens de dire va
de soi, ce qui n’a pourtant pas empêché hier M. Lowe de tenter d’échapper à ces conclusions
inévitables en s’engageant dans des supputations tout à fait passionnantes certes, mais qui, avec
tout le respect que je lui dois, restent on ne peut plus théoriques.
12. M. Lowe a précisé à la Cour, et à la Colombie, que la seconde demande était destinée à
être prise en considération que la Cour procède ou non à la délimitation des zones du plateau
114
continental relevant respectivement de chacune des Parties au-delà de 200 milles marins . Il a
cherché à vous persuader qu’il pourrait bien demeurer des zones faisant l’objet de revendications
115
concurrentes entre les Parties qui échapperaient à la chose jugée , évoquant à cet effet des
situations dans lesquelles entrent en jeu des droits maritimes concurrents ou dans lesquelles la Cour
s’abstient de déterminer le point terminal de la ligne de délimitation pour tenir compte des droits
116
d’Etats tiers .
13. M. Lowe a notamment cité l’exemple d’une délimitation qui ne serait pas finale parce
117
que le rebord de la marge continentale n’a pas encore été défini . Or, pareille suggestion va à
l’encontre du besoin de certitude et de stabilité en matière de délimitation maritime. D’ailleurs,
Monsieur le président, le Nicaragua est peut-être d’ores et déjà en train de signaler à la Cour que,
s’il obtient gain de cause sur la question de la compétence et qu’il est fait droit à sa demande
tendant à une nouvelle délimitation, il pourrait encore introduire les affaires NICOL IV, NICOL V,
etc. Quand cela s’arrêtera-t-il ? Cela n’aurait même pas dû commencer, puisque la procédure s’est
achevée le 19 novembre 2012, le jour où ayant «exerc[é] toute [votre] compétence», vous avez
rendu votre arrêt.
114
CR 2015/27, p. 56, par. 4, 8, 10-11, 18 (Lowe).
115Ibid., p. 56-57, par. 4-8 (Lowe).
116
Ibid., p. 56, par. 5-6 (Lowe).
117
Ibid., p. 56, par. 5 (Lowe). - 35 -
39 14. Dans cet arrêt, comme dans d’autres portant sur des délimitations maritimes, la Cour a
fixé la frontière maritime de manière à régler définitivement et dans sa totalité le différend entre les
parties.
15. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, lorsque vous fixez une
frontière maritime, vous faites exactement cela : vous fixez une frontière. Contrairement à ce qui
se passe dans le cas d’un régime temporaire, tel que celui que vous établissez lorsque vous indiquez
des mesures conservatoires, aucune question ne demeure en suspens une fois que la Cour a fixé la
frontière.
16. Les diverses possibilités évoquées par M. Lowe restent ainsi, et je le dis très
respectueusement, confinées au domaine de la théorie. La seconde demande ne renvoie pas à un
différend actuel et réel entre les Parties et elle est, dès lors, dépourvue d’objet. Si je puis me
permettre, vous n’avez pas pour mission, dans la présente affaire opposant deux parties données,
d’établir de façon abstraite les droits et obligations de tous les Etats de la planète qui pourraient
estimer que leurs droits ou prétentions à des espaces maritimes entrent en concurrence avec ceux
d’autres Etats.
17. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme vous le savez,
d’autres Etats caribéens se sont opposés à la demande présentée par le Nicaragua à la Commission
des limites du plateau continental. Par sa seconde demande, le Nicaragua invite la Cour à définir
des droits et obligations dans des zones maritimes où des tiers ont indiqué avoir un intérêt.
118
18. M. Lowe a admis que bien des questions qu’il posait relevaient «du stade du fond» . Il
en va de même de sa référence aux mesures conservatoires prescrites par la Chambre spéciale du
Tribunal international du droit de la mer en l’affaire Ghana/Côte d’Ivoire . Cette affaire était,
bien entendu, totalement différente de la présente instance. Les Etats en litige étaient tous deux
parties à la CNUDM. Ils avaient expressément consenti à la compétence de la Chambre et le
caractère concurrent de leurs revendications était patent. La Chambre agissait en vertu de son
pouvoir incontesté de prescrire des mesures conservatoires dans l’attente d’un arrêt sur le fond,
dans des circonstances où les conditions d’un tel prescrit étaient clairement réunies. L’ordonnance
118
CR 2015/27, p. 58, par. 13 (Lowe).
11Ibid., par. 14 (Lowe). - 36 -
rendue par la Chambre du TIDM n’est tout simplement pas pertinente aux fins de la présente
affaire. La question qui se pose à la Cour aujourd’hui est celle de sa compétence et de la
recevabilité de la requête, rien d’autre. La Cour n’a manifestement pas compétence pour connaître
de la seconde demande du Nicaragua, ou doit la déclarer irrecevable pour les raisons que nous
avons exposées. Il est également tout à fait clair, Monsieur le président, que ces questions peuvent
être tranchées à ce stade de la procédure, puisque la Cour dispose de toutes les informations dont
elle a besoin à cet effet.
40 19. Monsieur le président, avant de conclure, j’aimerais faire une dernière observation.
Mardi, l’agent du Nicaragua a montré à l’écran un extrait d’une carte que l’on peut trouver sur le
site Internet de l’Agence nationale colombienne des hydrocarbures (ANH) . Il n’a pas montré la
carte dans son intégralité à l’écran, et les légendes étaient illisibles dans la version jointe au dossier
121
de plaidoiries . La version de cette carte actuellement publiée sur le site Internet est datée du
30 juillet 2015, mais les zones sur lesquelles l’agent du Nicaragua a appelé l’attention
apparaissaient en fait sur de précédentes versions, remontant pour la plus ancienne à mars 2009,
soit bien avant l’arrêt de 2012. Quoi qu’il en soit, il n’existe actuellement aucune licence en
vigueur dans les zones concernées. De fait, comme l’indique la légende, les deux seules licences
d’exploration accordées dans la région à des entrepreneurs en 2010 CAYOS 1 et CAYOS 5
ont été suspendues en 2011 avant la signature du moindre contrat. De surcroît, le 1 octobre 2011,
le président Santos a déclaré qu’aucune activité d’exploration ou d’exploitation de pétrole et de gaz
ne serait menée autour de San Andrés. Les zones autour de San Andrés ne sont intégrées dans
aucune offre publique aux fins de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures.
20. En résumé, Monsieur le président, en fixant la frontière délimitant les espaces maritimes
entre les Parties en 2012, la Cour s’est acquittée de son rôle au regard du différend opposant
celles-ci. Et cela restera vrai quel que soit le scénario : qu’elle se déclare incompétente pour
connaître de la première demande, ou qu’elle décide, rejetant nos arguments, de procéder à une
nouvelle délimitation. Dans tous les cas, la seconde demande est d’ordre spéculatif et sans objet.
120CR 2015/27, p. 16-17, par. 22. La carte peut être consultée sur le site Internet de l’ANH, à l’adresse suivante :
http://www.anh.gov.co/Paginas/PageNotFoundError.aspx?requestUrl=http://…
Documents/2m_tierras_Ingles_300715.pdf (dernière consultation le 6 octobre 2015).
121 o
Onglet n 5 du dossier de plaidoiries du Nicaragua (6 octobre 2015). - 37 -
21. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voilà qui vient clore mon
propos et je vous prie de bien vouloir appeler M. Bundy à la barre.
The PRESIDENT: Thank you Professor. I now give the floor to Mr. Bundy
M. BUNDY: Thank you Mr. président.
ULTIMES OBSERVATIONS DE LA COLOMBIE
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les membres de la Cour, me voici de
nouveau devant vous pour formuler quelques dernières observations au sujet des exceptions
préliminaires soulevées par la Colombie, avant que son agent ne présente ses conclusions finales.
Le pacte de Bogotá
41 2. Je traiterai d’abord de l’exception d’incompétence ratione temporis soulevée par la
Colombie en invoquant l’inapplicabilité du pacte de Bogotá. Je sais que cette question a déjà été
longuement débattue, et je n’y reviens que pour appeler l’attention de la Cour sur l’un de ses
aspects, au sujet duquel j’entends répondre aux arguments avancés hier par le Nicaragua.
3. M. Remiro est allé jusqu’à affirmer que le préavis de dénonciation du pacte adressé au
Secrétaire général de l’Organisation des Etats américains par la ministre colombienne des affaires
étrangères était «une absurdité» parce qu’il y était fait référence uniquement au second alinéa de
l’article LVI du pacte et que le premier alinéa était passé sous silence . L’agent du Nicaragua a
de son côté soutenu qu’« il serait certainement très utile aux Etats parties que la Cour élimine toute
123
interprétation possible de cet article qui viderait l’alinéa 1 de son sens réel.» .
4. Eh bien, outre le fait que contrairement à ce qu’a affirmé M. Remiro, la lettre de la
ministre des affaires étrangères, en son premier paragraphe, faisait référence à la totalité de
l’article LVI, il y a un autre fait essentiel qui contredit ce que prétend le Nicaragua. Il s’agit du
comportement des parties au pacte dans les deux cas de dénonciation qui se sont présentés
jusqu’ici.
122CR 2015/27, p. 20, par. 5 (Remiro Brotóns).
123Ibid., p. 11-12, par. 8 (Argüello Gómez). - 38 -
5. Vous vous souviendrez qu’El Salvador a dénoncé le pacte le 24 novembre 1973, en
indiquant que sa dénonciation prendrait effet à la date de sa notification. Or, aucune des parties au
pacte n’a alors soulevé la moindre objection sur ce point. De même, aucune des parties n’a
contesté les termes dans lesquels était couchée la notification de dénonciation de 2012. Seul le
Nicaragua a réagi, à retardement, dans sa requête.
6. Cette pratique des Etats parties est un fait important. M. Remiro soutient que ni le
Nicaragua, ni aucun autre Etat partie au pacte n’était tenu de réagir, mais s’abstient de citer quoi
124
que ce soit qui puisse donner crédit à son assertion . Or, le silence des Etats parties au pacte
importe, parce qu’il montre qu’ils n’ont vu aucun inconvénient à l’interprétation retenue par
El Salvador et par la Colombie. Pour reprendre ce que la Cour a dit dans son arrêt en l’affaire du
Temple de Préah Vihéar, «les circonstances étaient de nature à appeler dans un délai raisonnable
une réaction» . Dans le cas qui nous occupe, il n’y a pas eu de réaction. Cela ne vient guère
étayer la thèse selon laquelle la Cour rendrait service aux Etats parties au pacte si elle écartait une
42
interprétation celle de la Colombie à laquelle ces mêmes Etats n’ont jamais soulevé
d’objection.
L’argument fondé sur la compétence continue et le défaut de chose jugée
7. J’aborde maintenant la question de savoir si la Cour retient la compétence qu’elle s’était
reconnue en l’affaire précédente et la question de l’autorité de la chose jugée.
8. Au sujet de la thèse de la «compétence continue» soutenue par le Nicaragua, je serai bref.
Il n’y a rien, dans le Statut de la Cour, dans sa jurisprudence ou dans l’arrêt de 2012 qui puisse,
d’une manière ou d’une autre, conférer à la Cour une compétence continue pour connaître de l’une
ou l’autre des demandes du Nicaragua.
9. Il ne s’agit pas ici d’une situation semblable à celle où s’et trouvée la Cour en l’affaire du
Projet Gabčíkovo-Nagymaros : dans son arrêt de 2012, elle n’a nullement réservé sa compétence
pour une phase ultérieure de l’affaire, et rien ne permet d’établir en l’espèce un parallèle avec les
124CR 2015/27, p. 22, par. 13 (Remiro Brotóns).
125Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 23. - 39 -
circonstances absolument uniques dont la Cour a tenu compte dans son arrêt en l’affaire des Essais
nucléaires.
10. M. Pellet a admis hier que le Nicaragua demandait dans la présente affaire une
délimitation dans les zones se trouvant à plus de 200 milles de ses côtes analogue à celle qu’il avait
demandée en l’affaire tranchée par la Cour en 2012. Selon la Partie adverse, cela suffit à établir
que la présente instance n’est que la reprise et la continuation de celle introduite en 2001 . 126
11. Pour étayer cet argument, le conseil du Nicaragua s’est appuyé sur un croquis extrait de
l’arrêt qui représente la délimitation. Il s’agit du croquis n 11, qui s’affiche actuellement et que
vous trouverez sous l’onglet n 21 de votre dossier.
12. Le conseil du Nicaragua a appelé l’attention de la Cour sur la ligne jaune tracée en
pointillés qui indique, selon la légende, la « limite orientale approximative de la zone pertinente».
127
Il a comparé cette ligne à la ligne rouge figurant la frontière fixée par la Cour, cherchant par là à
donner l’impression que le fait que cette ligne jaune ait été tracée par la Cour montre que la zone
située au-delà de celle-ci reste à délimiter.
13. Permettez-moi de vous dire que c’est là une interprétation complètement fausse de la
nature de cette ligne jaune. En effet, la Cour a bien expliqué au paragraphe 237 de son arrêt
pourquoi la ligne jaune est ainsi tracée ; je cite : «Comme la Cour l’a déjà précisé (paragraphe 159
43 ci-dessus), le Nicaragua n’ayant pas encore notifié les lignes de base à partir desquelles sera
mesurée sa mer territoriale, la position du point terminal A ne peut être déterminée avec précision
et l’emplacement du point représenté sur le croquis n 11 n’est donc qu’approximatif.» 128
14. Il en va de même du point terminal B. Si la ligne jaune qui joint les deux points est
tracée en pointillés, c’est parce que le Nicaragua n’a jamais communiqué les coordonnées de ses
lignes de base. La présence de cette ligne jaune ne signifie aucunement que la zone située au-delà
resterait à délimiter lors d’une phase ultérieure de la même affaire, et encore moins dans le cadre
d’une nouvelle affaire.
126CR 2015/27, p. 29, par. 6 (Pellet).
127Ibid., p. 41-42, par. 31 (Pellet).
128
Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 713, par. 237. - 40 -
15. Cependant, la pièce centrale de l’argument du Nicaragua est que la Cour ne disposait pas
en 2012 d’informations suffisantes pour pouvoir délimiter la zone située à plus de 200 milles de ses
lignes de base, que la question de la délimitation est donc restée ouverte, et que le Nicaragua est
maintenant capable de «démontrer» qu’il a droit à un plateau continental étendu, en se fondant sur
la demande qu’il a déposée auprès de la commission des limites du plateau continental, ce qui
justifierait qu’il se voie accorder une nouvelle chance d’obtenir la délimitation de cette zone.
16. Cet argumentation est une voie sans issue. Comme le conseil du Nicaragua l’a dit hier,
la Cour, en l’affaire précédente, a considéré que le Nicaragua n’avait pas fourni tous les éléments
de preuve nécessaires pour étayer suffisamment sa revendication d’une marge continentale
s’étendant au-delà de 200 milles . Selon M. Pellet, c’est parce qu’elle s’estimait insuffisamment
130
informée que la Cour a délibérément évité de prendre une décision .
17. Monsieur le président, le Nicaragua ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il a été
incapable d’apporter les preuves nécessaires pour justifier ses prétentions et la demande qu’il avait
formulée au point I 3) de ses conclusions finales. Comment la Colombie pourrait-elle être forcée
de revenir défendre ses droits dans une seconde affaire portant sur la même demande pour la seule
raison que le Nicaragua a été incapable de prouver le bien-fondé de sa cause lors de la première ?
18. Nous savons que c’est en 2001 que le Nicaragua a déposé sa requête en l’affaire du
Différend territorial et maritime. Pendant les onze années qui ont suivi, il a manifestement eu tout
loisir de produire des preuves à l’appui de ses prétentions. Or, qu’a-t-il fait ?
19. En 2003, il a déposé son mémoire. On y trouve le passage suivant, qui s’affiche
maintenant sur votre écran et que vous trouverez également sous l’onglet n 22 de votre dossier :
44 «Pertinence de la géologie et de la géomorphologie. Du point de vue du Gouvernement du
Nicaragua, les facteurs géologiques et géomorphologiques ne présentent pas d’intérêt pour la
délimitation d’une frontière maritime unique à l’intérieur de l’aire de délimitation.» 131 Voilà tout
ce que le Nicaragua a trouvé à dire au sujet de la pertinence de la géologie et de la géomorphologie
dans un mémoire comptant des centaines de pages et une multitude d’annexes.
129
CR 2015/27, p. 31, par. 10 (Pellet).
130Ibid., p. 30, par. 9 (Pellet).
131
Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), mémoire, vol. I, p. 215, par. 3.58. - 41 -
20. Telle est restée la position du Nicaragua jusqu’à ce qu’il dépose sa réplique six ans plus
tard, en 2009. Sur le point de savoir s’il y avait défaut de preuve du bien-fondé de sa revendication
d’un plateau continental s’étendant au-delà de 200 milles marins de ses côtes, le Nicaragua n’a qu’à
se reporter à la position qui a été la sienne pendant les huit premières années de l’affaire.
21. Nous savons tous que le Nicaragua a modifié sa demande dans sa réplique. Le fait
essentiel, comme je l’ai expliqué lundi, est que le Nicaragua a produit dans sa réplique des
éléments de preuve techniques à l’appui de sa nouvelle revendication d’un plateau continental
étendu, éléments dont il a soutenu, non seulement dans sa réplique, mais aussi lors de la procédure
orale, qu’ils démontraient qu’il avait droit à un tel plateau.
22. Hier, M. Oude Elferink a repris l’assertion selon laquelle la Colombie n’aurait jamais
contesté les preuves factuelles et géomorphologiques attestant la continuité des fonds marins du
glacis continental du Nicaragua en tant que prolongement naturel du territoire nicaraguayen . 132
Monsieur le président, j’ai déjà traité de ce point lundi ; cette assertion est inexacte. Lorsqu’elle a
déclaré en 2012 qu’elle rejetait dans son intégralité la nouvelle revendication par le Nicaragua d’un
plateau continental étendu, la Colombie a dit exactement ce qu’elle voulait dire. Tout simplement,
le Nicaragua n’avait pas prouvé qu’il avait les droits auxquels il prétendait.
23. La Cour n’a pas, d’ailleurs, à s’en remettre à ce que j’affirme. Elle-même, au
paragraphe 129 de son arrêt, a dit que le Nicaragua n’avait pas apporté la preuve que sa marge
continentale s’étendait suffisamment loin pour chevaucher le plateau continental dont la Colombie
pouvait se prévaloir. Cette constatation est la raison essentielle pour laquelle la Cour, dans le
dispositif de son arrêt, a considéré qu’elle ne pouvait pas accueillir la demande faisant l’objet du
point I 3) des conclusions finales du Nicaragua. Cela étant, pourquoi donc, encore une fois, le
Nicaragua se verrait-il accorder une nouvelle chance de tenter d’établir ce qu’il a été incapable de
prouver dans l’affaire précédente ?
24. La réponse, affirme la Partie adverse, est qu’il y a eu un changement depuis le prononcé
de l’arrêt, à savoir que le Nicaragua a déposé une demande auprès de la commission des limites du
plateau continental. Mais là, le Nicaragua s’engage dans un imbroglio inextricable.
13CR 2015/27, p. 50, par. 14 (Oude Elferink). - 42 -
45 25. D’une part, M. Oude Elferink déclare que le Nicaragua a maintenant établi
l’emplacement des limites extérieures de son plateau continental au-delà de 200 milles sur la base
de sa demande adressée à la commission . D’autre part, dans son exposé écrit, le Nicaragua vous
dit qu’il «ne cherche pas en soi à mettre en avant de nouvelles données géologiques ou
134
géomorphologiques» . Si le Nicaragua n’entend pas invoquer des faits nouveaux, en quoi la
situation a-t-elle changé depuis qu’en 2012, la Cour a dit qu’il n’avait pas établi les droits auxquels
il prétendait ? La réponse à cette question peut être rangée dans la catégorie des «bruits du silence»
évoqués par M. Pellet, puisque le Nicaragua est resté muet sur ce point.
26. Si, en revanche, le Nicaragua s’appuie ou entend s’appuyer sur des faits nouveaux, sa
démarche, je le répète, reviens à demander la revision de l’arrêt sans remplir les conditions de
recevabilité d’une telle demande. Admettre qu’un demandeur qui, dans une affaire, n’a pas réussi à
s’acquitter de la charge de la preuve qui lui incombait, puisse tout simplement se représenter devant
la Cour pour obtenir une deuxième chance de prouver le bien-fondé de ce qu’il demande aurait
pour effet de rendre superfétatoires les conditions extrêmement strictes de recevabilité d’une
demande en revision que pose l’article 61 du Statut, conditions si rigoureuses qu’elles n’ont
d’ailleurs jamais été remplies.
27. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les membres de la Cour, la décision prise
par la Cour dans son arrêt de 2012 de ne pas accueillir la demande du Nicaragua tendant à ce que
lui soit reconnu un plateau continental étendu est et doit rester revêtue de l’autorité de la chose
jugée, qu’elle soit considérée ou non sous l’angle des demandes du Nicaragua en la présente
instance. La Colombie ne saurait être forcée de faire à nouveau valoir ses droits devant la Cour
pour faire pièce à la même demande.
28. Permettez-moi de rappeler également que le Nicaragua, dans le résumé de la demande
qu’il a déposée en 2013 auprès de la commission des limites du plateau continental, a lui-même
dit — je cite un passage qui s’affiche maintenant sur votre écran et que vous trouverez également
sous l’onglet n 23 de votre dossier — : «il n’existe aucun différend terrestre ou maritime non
résolu en rapport avec la présente demande». Or, l’agent du Nicaragua a tenté hier une esquive en
133CR 2015/27, p. 14, par. 17 a) et p. 50, par. 14 (Oude Elferink).
134EEN, par. 4.33. - 43 -
affirmant que le Nicaragua considérait qu’il n’y avait pas de différend maritime parce que sa
135
demande était présentée à la commission sans préjudice de la question de la délimitation . Avec
tout le respect que je porte au distingué agent, je me permets de dire qu’il s’agit là d’une
affirmation qui procède d’un raisonnement contraire non seulement à la logique, mais aussi au
règlement intérieur de la commission. Voyons ce que dit ce règlement.
29. Le paragraphe 2 a) de l’annexe I au règlement intérieur de la commission —je souligne
__
que cette annexe énonce des règles, et non de simples directives dispose ce qui suit :
«En cas de différend relatif à la délimitation du plateau continental entre des
Etats dont les côtes sont adjacentes ou se font face, ou en cas d’autres différends
46 maritimes ou terrestres non résolus, la Commission doit : a) être informée de ce
différend par les États côtiers qui présentent la demande.»
30. Il suit que le Nicaragua était tenu d’informer la commission qu’il existait un différend
maritime non résolu ayant un rapport avec sa demande. Le Nicaragua était conscient de cette
obligation. Au paragraphe 8 du résumé de sa demande, il dit informer la commission,
conformément au paragraphe 2 a) de l’annexe 1 à son règlement intérieur, qu’il n’existe aucun
différend terrestre ou maritime non résolu. Il s’agit là de ce que le Nicaragua a dit officiellement à
la commission et à la communauté internationale tout entière. Le Nicaragua devrait être pris au
mot ; après tout, du moins du point de vue de la Colombie, ce qu’il a dit est exact. La frontière
maritime a été intégralement et définitivement délimitée par la Cour dans son arrêt de 2012, qui est
revêtu de l’autorité de la chose jugée, et il ne devrait pas être permis au Nicaragua de souffler
maintenant à la fois le froid et le chaud.
31. Monsieur le président, il ne me reste plus qu’à dire quelques mots de la seconde demande
du Nicaragua, dont Sir Michael a traité tout à l’heure.
32. Il est évident que pour ce qui concerne cette seconde demande, le Nicaragua doit établir
que la Cour a compétence pour en connaître soit sur la base du pacte de Bogotá, soit en vertu de sa
théorie de la «compétence continue». Pour des raisons que nous avons déjà exposées, ces bases de
compétence ne sont ni l’une ni l’autre valides. Cela vaut d’ailleurs pour les deux demandes.
33. Si la Cour considère qu’elle n’a pas compétence ratione temporis en vertu du pacte et
que la thèse de la «compétence continue» avancée par le Nicaragua est dénuée de fondement, la
135CR 2015/27, p. 17, par. 25 (Argüello Gómez). - 44 -
deuxième demande du Nicaragua tombera. La Cour n’aura même pas à aborder les autres
exceptions préliminaires soulevées par la Colombie ; elle se déclarera incompétente, un point, c’est
tout.
34. Si, en revanche, la Cour venait à décider que la dénonciation du pacte par la Colombie ne
fait pas obstacle à l’exercice de sa compétence, elle n’en resterait pas moins incompétente parce
que la décision qu’elle a prise dans son arrêt de ne pas accueillir la demande faite par le Nicaragua
au point I 3) de ses conclusions finales est revêtue de l’autorité de la chose jugée, ce qui entraîne
des conséquences pour le sort à réserver aux demandes qu’il a présentées en la présente instance.
Bref, le Nicaragua aura eu la satisfaction de s’exprimer devant la Cour, mais il se verra refuser le
droit de remettre sur le tapis sa revendication d’un plateau continental s’étendant au-delà de
200 milles marins de ses côtes et d’obtenir la délimitation de ce plateau entre lui-même et la
Colombie.
35. Avec tout le respect que je dois à M. Lowe, je me permets de dire que son assertion selon
laquelle la Cour, même si elle n’est pas compétente pour connaître de la première demande du
Nicaragua, le serait pour connaître de la seconde, ne tient pas. Son argument est que les Parties
47 continueraient sinon de rester dans l’incertitude et que le sort de la zone située à l’est de la ligne
136
des 200 milles demeurerait en suspens . Il n’en est pas ainsi, et ce point est d’ailleurs à côté de la
question. Le Nicaragua n’aurait toujours pas établi avoir un droit quelconque à un plateau
s’étendant au-delà de 200 milles. Cela étant, il serait incapable de justifier juridiquement une
demande tendant à établir un régime provisoire applicable aux deux Parties. Il ne suffit pas que le
conseil du Nicaragua dise que celui-ci peut se prévaloir de droits sur la zone. N’importe quel Etat
peut, sur le papier , revendiquer des zones maritimes. Cependant, pareille revendication n’est que
du vent, sauf si l’Etat qui la formule est capable d’établir qu’il peut se prévaloir d’une zone qui
chevauche celle sur laquelle un autre Etat estime également avoir des droits. Cette condition ne
serait pas remplie si la Cour se déclarait incompétente pour connaître de la première demande du
Nicaragua.
136CR 2015/27, p. 56, par. 7 (Lowe). - 45 -
36. Quant au statut de la demande déposée par le Nicaragua auprès de la commission des
limites du plateau continental, il ne change rien aux termes de l’équation. Le Nicaragua prétend
que la Colombie, n’étant pas partie à la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, n’a pas
le droit de bloquer l’examen de cette demande . Or, à supposer même que cette affirmation soit
exacte, ce qui n’est pas le cas, cela ne changerait rien à l’affaire. En effet, comme M. Treves l’a
expliqué tout à l’heure, le fait demeure que la Jamaïque, le Panama et le Costa Rica, qui tous sont
parties à la convention, n’ont pas consenti à ce que la commission examine la demande du
Nicaragua. Donc, si «impasse» il y a, la responsabilité ne saurait en être imputée à la Colombie.
37. Pour résumer, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les membres de la Cour, la
Colombie estime avoir montré pourquoi la Cour n’a pas compétence pour connaître des deux
demandes du Nicaragua, et pourquoi aussi les assertions contraires du Nicaragua s’avèrent en fin
de compte indéfendables.
38. Monsieur le président, me voici parvenu au terme de mon intervention ; je remercie la
Cour de sa patiente attention et vous prie de bien vouloir appeler à la barre l’agent de la Colombie.
Merci beaucoup.
Le PRESIDENT : Merci. Je donne à présent la parole à l’agent de la Colombie,
S. Exc. M. Carlos Gustavo Arrieta. Excellence, vous avez la parole.
ARRIETA : Thank you, Mr. President.
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les arguments que le Nicaragua
48 a tenté d’opposer à ceux que la Colombie avait exposés dans ses exceptions préliminaires, ou que
son coagent et ses conseils ont développés à l’audience, ont à présent été réfutés de manière claire
et convaincante.
2. Je me contenterai donc de revenir très brièvement sur quelques-uns des propos tenus hier
par notre estimé collègue M. Carlos Argüello Gómez.
3. Premièrement, et avant toutes choses, nous ne pouvons laisser l’agent du Nicaragua
affirmer qu’en
13CR 2015/27, p. 10, par. 4 (Argüello Gómez). - 46 -
«se présent[ant] devant la Cour pour lui dire de renoncer à trancher les affaires dont
elle est actuellement saisie[, la Colombie] ne [lui] témoigne pas un respect particulier,
surtout si l’on tient compte des déclarations les plus tonitruantes des plus hautes
autorités colombiennes à propos de l’arrêt de 2012» . 138
C’est tout simplement faux. Au contraire, quels qu’aient pu être les propos tenus immédiatement
après la décision de novembre 2012 qui, comme nous l’avons déjà expliqué, était et demeure
une source d’inquiétude majeure dans notre pays, pour l’ensemble de notre peuple, mais surtout
pour les communautés raizales qui ont été coupées de leur habitat ancestral , si la Colombie s’est
présentée devant la Cour c’est bien parce qu’elle la respecte. Et nous avons demandé à la Cour de
se déclarer incompétente, car c’est à cette conclusion que le droit international et votre propre
jurisprudence conduisent inévitablement ; et nous croyons en votre sagesse.
4. Deuxièmement, même si nos conseils et avocats, en particulier MM. Reisman et Bundy,
l’ont déjà souligné, je voudrais rappeler que la Colombie n’est en rien responsable de la prétendue
impasse qui inquiète tant nos amis nicaraguayens. N’oublions pas que c’est le Nicaragua qui, de
par son comportement, est seul à l’origine de cette situation. Son agent, M. Argüello Gómez, l’a
même reconnu sans réserve, sincèrement et, ajouterai-je, non sans courage, lorsque, dans son
discours d’ouverture, il a déclaré que le Nicaragua
«n’a[vait] pris conscience qu’à la lecture du jugement, le 19 novembre 2012, que la
Cour attendait de lui qu’il suive la procédure et présente sa demande à la Commission
[des limites du plateau continental] bien que la Colombie139 fût pas partie à la
Convention [des Nations Unies sur le droit de la mer]» .
M. Argüello Gómez n’aurait pu être plus explicite : le Nicaragua n’avait pas conscience des
obligations qui lui incombaient à cet égard au titre de la convention et qui, toutes, pourtant, étaient
parfaitement claires avant qu’il n’introduise une procédure contre la Colombie et a fortiori avant
qu’il ne formule sa demande de plateau continental étendu. Et cela, Monsieur le président, ainsi
que l’impasse qui en est résulté, ne saurait, de l’aveu même du Nicaragua, être imputé à grief à la
Colombie.
49 5. Enfin, Monsieur le président, en ce qui concerne le discours du président Santos quant au
plateau continental, qui semble tant préoccuper nos contradicteurs, la Colombie souhaite
simplement rappeler que si, comme cela a déjà été démontré, les propos du président ont été
138
CR 2015/27, p. 10, par. 3 (Argüello Gómez).
139Ibid., p. 11, par. 6 (Argüello Gómez). - 47 -
dénaturés, il s’agit là en tout état de cause d’une question qui relève du fond et qui dès lors ne doit
ni ne peut pas être abordée à ce stade.
6. Sur la base de ces considérations, j’ai l’honneur de donner formellement lecture des
conclusions finales de la Colombie, qui sont les suivantes :
«Pour les raisons exposées dans ses écritures et ses plaidoiries relatives aux
exceptions préliminaires, la République de Colombie prie la Cour de dire et juger
1. qu’elle n’a pas compétence pour connaître de l’instance introduite par la
requête du Nicaragua du 16 septembre 2013 ou, à titre subsidiaire,
2. que les demandes formulées à l’encontre de la Colombie dans la requête du
16 septembre 2013 sont irrecevables.»
7. Une copie du texte des conclusions finales de la Colombie est à présent communiquée à la
Cour et transmise à l’agent du Nicaragua.
8. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi avant de
conclure d’exprimer, au nom de tous les membres de la délégation colombienne, nos
remerciements à vous-même Monsieur le président, et à Mesdames et Messieurs les juges, pour
l’attention que vous nous avez accordée et l’efficacité avec laquelle les travaux ont été préparés et
conduits. Nous sommes extrêmement reconnaissants à tous les intéressés, au greffier et à son
personnel, aux interprètes, aux traducteurs et à tous ceux qui ont travaillé si dur dans les coulisses
pour que ces audiences aient lieu. Et, bien évidemment, nous voulons remercier l’agent du
Nicaragua et sa délégation pour la courtoisie dont ils ont fait montre en leurs plaidoiries.
9. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voilà qui conclut
l’argumentation de la Colombie. Je vous remercie.
The PRESIDENT : Thank you, Excellency.
The Court takes note of the final submissions which you have just read out on behalf of
Colombia. Nicaragua will present its second round of oral argument on Friday 9 October, at
10 a.m.
The Court is adjourned.
The Court rose at 6 p.m.
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