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CR 2014/17 (traduction)

CR 2014/17 (translation)

Jeudi 13 mars 2014 à 10 heures

Thursday 13 March 2014 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Bonjour. Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se

réunit ce matin pour entendre les vues de la Serbie sur la demande reconventionnelle. Pour des

raisons qu’ils m’ont fait connaître, MM. les juges Abraham et Skotnikov ne sont pas en mesure de

siéger ce matin. Monsieur Obradović, vous avez la parole.

M. OBRADOVIĆ : Merci, Monsieur le président.

L’OPÉRATION T EMPÊTE :FAITS ET ÉLÉMENTS DE PREUVE

1. Si vous le permettez, je poursuivrai aujourd’hui la présentation des faits et des éléments de

preuve à l’appui de la demande reconventionnelle, qui porte sur l’opération Tempête et le génocide

commis par l’armée régulière croate à l’encontre du groupe des Serbes de la région de Krajina.

1. Le contexte factuel de l’opération Tempête

1.1. La portée des événements historiques et politiques

2. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l’opération Tempête n’était pas

un événement isolé. Il ne s’agissait pas d’un simple épisode de guerre. L’opération avait été

préparée longtemps à l’avance , ainsi que l’a indiqué le général Janko Bobetko dans son ouvrage, et

s’est révélée l’un des événements majeurs de la profonde tragédie subie par les peuples

yougoslaves lors de l’éclatement de leur pays.

3. Lorsque les juridictions pénales internationales se prononcent sur des crimes de masse tels

que le crime de génocide ou les crimes contre l’humanité, il est courant de débuter l’examen par un

exposé du contexte historique et politique dans lequel pareils crimes ont été commis. A cet égard,

le défendeur a présenté à la Cour un nombre important de documents. Sans une vue d’ensemble

appropriée de ce contexte , une juridiction ne saurait pleinement saisir la manière dont les crimes

commis entre les Croates et les Serbes se sont intensifiés et poursuivis sur une si longue période de

l’histoire, et ce, malgré plusieurs décennies d’une paix de façade sous domination communiste, ni

comment cette escalade a atteint son paroxysme en 1995, avec l’opération Tempête. Si la Cour ne

1Voir l’extrait de l’ouvrage du général croate J. Bobetko, All My Battles, p. 407 ; annexe 50 du contre-mémoire
de la Serbie (CMS).

2Voir contre-mémoire de la Serbie (CMS), par. 397-420 ; ibid., annexes 1-12. - 3 -

savait pas ce qui s’était passé en Yougoslavie pendant la seconde guerre mondiale, en particulier

dans l’Etat indépendant de Croatie, elle ne pourrait comprendre les propos du jeune soldat croate

qui, en pénétrant dans Knin le 5 août 1995, a croisé le chemin du témoin Hill, commandant de la

11 police militaire des Nations Unies du secteur sud, et lui a dit que «depuis 1945 il attendait cette

3
occasion» . Elle ne comprendrait pas non plus comment plus de deux millions de livres ont pu être

détruits, dans le cadre du tristement célèbre processus de censure généralisée mené par la Croatie

dans les années 1990, car ils étaient considérés comme «inappropriés» pour avoir été écrits par des

auteurs serbes, imprimés en alphabet cyrillique, ou tout simplement parce qu’ils traitaient de la

Yougoslavie . 4

4. De même, on ne saurait bien comprendre les propos tenus par le président croate sur l’île

de Brioni sans connaître son parcours idéologique, qualifié de «protofasciste» par

M. Efraim Zuroff, directeur du centre Simon Wiesenthal de Jérusalem, dans son ouvrage

«Operation Last Chance» [l’opération de la dernière chance] . 5

1.2. Les crimes de masse commis à l’encontre des Serbes en Croatie entre 1991 et 1995

5. La situation de la population serbe de Croatie s’est progressivement détériorée à partir

de 1990. Dans son contre-mémoire, le défendeur a ainsi fait état de la discrimination et des

violations systématiques des droits de l’homme subis par les Serbes en Croatie avant et pendant les

6
premières heures du conflit armé , ainsi que des crimes de masse commis dans le cadre des

7 8 9
opérations militaires croates sur le plateau de Miljevci , à Maslenica , dans la poche de Medak et

en Slavonie occidentale (opération Eclair) . Le demandeur a contesté ces crimes dans sa réplique

3 Gotovina et consorts (IT-060-90–I), compte rendu de l’audience du 27 mai 2008, p. 3751 ; annexe 44 à la

duplique de la Serbie (DS).
4Voir Slavic Review, vol. 72, n 2, été 2013, Ante Lešaja : Uništavanje knjige u Hrvatskoj 1990-ih (Destruction

de livres en Croatie dans les années 1990), peut être consulté en anglais sur le site Internet :
http://www.jstor.org/discover/10.5612/slavicreview.72.2.0361?uid=373873…
102533799611.
5
CMS, annexe 9.
6
Ibid., par. 538-559.
7 Ibid., par. 1120.

8 Ibid., par. 1124-25.

9 Ibid., par. 1130-1134.
10
Ibid., par. 1146-1154. - 4 -

en affirmant de façon très générale qu’aucun élément de preuve crédible n’avait été présenté à cet

égard. Aussi la Serbie a–t–elle produit, à l’appui de sa duplique, de très nombreux éléments de

preuve ayant trait aux crimes commis à l’encontre des Serbes dès le début du conflit, en 1991, et

11
jusqu’à l’opération Eclair en mai 1995 . Ces éléments de preuve sont les suivants : i) les

nombreuses déclarations de témoins devant des tribunaux nationaux en Yougoslavie et en

Bosnie-Herzégovine, conformément aux règles de procédure en vigueur à l’époque en RFY, en

Bosnie-Herzégovine et en Croatie ; ii) deux jugements rendus contre le général croate Mirko Norac

12 par des tribunaux croates, à savoir le tribunal de district de Rijeka et celui de Zagreb ; iii) plusieurs

documents de l’Organisation des Nations Unies ; iv) un rapport de l’OSCE ; et v) divers autres

documents établis à l’époque des faits sans lien direct avec la présente instance.

6. La Serbie a ainsi présenté des éléments de preuve convaincants de ce que :

a) des crimes de masse ont été commis à l’encontre de Serbes dans toute la Croatie en

12
1991/1992 ;

b) ces crimes de masse ont été commis par des agents de l’Etat croate ;

c) le Gouvernement croate avait parfaitement connaissance de ces crimes ;

d) le Gouvernement croate de l’époque n’a pas procédé aux enquêtes appropriées ni engagé les

poursuites qu’il aurait dû engager en ce qui concerne ces crimes ; bien au contraire, les

personnes portant la plus lourde responsabilité dans la commission de ces actes ont, par la suite,

été promues aux rangs les plus élevés de la hiérarchie de l’Etat ;

(e) après le déploiement des Forces de protection des Nations Unies (FORPRONU), l’armée

régulière croate a procédé à un nettoyage ethnique contre les Serbes au cours des opérations

Maslenica, de la poche de Medak et Eclair.

7. J’attendais avec impatience la réponse de nos collègues de l’équipe juridique de la Croatie

sur ce point, mais celle-ci s’est révélée décevante et, de fait, symptomatique de la position adoptée

par la partie adverse à l’égard des affirmations qui vont à l’encontre du point de vue historique

11Duplique de la Serbie (DS), par. 609-631 (crimes commis en 1991/1992) ; par. 639 et 643 (Maslenica) ;
par. 645-650 (poche de Medak) ; par. 651-665 (opération Eclair).
12
Des exemples ont été fournis en ce qui concerne les villes de Sisak, Karlovac, Šibenik, Zadar, Split, Zagreb,
Gospić, Petrinja, Daruvar, Virovitica, Osijek, Vukovar, et en ce qui concerne les massacres commis dans les villages de
Mašićka Šagovina, Marino Selo, Trnava, Merdare, Paulin Dvor, Borovo, et les tristement célèbres camps de détention de
Lora et de Kerestinec. - 5 -

particulier qu’elle adopte : en l’occurrence, il nous a été répondu, dans la pièce additionnelle,

en 2012, que les nouveaux éléments de preuve concernant les crimes de masse commis contre les

Serbes en 1991 «ne rel[evaient] pas de l’objet de la demande reconventionnelle et, partant,

[n’étaient] tout simplement pas pertinents en l’espèce» .3

8. Monsieur le président, nous n’avons jamais avancé que les crimes commis à l’encontre

des Serbes de Croatie en 1991 constituaient l’objet de notre demande reconventionnelle, et ce, pour

la simple raison que la Cour n’a pas compétence ratione temporis à l’égard des actes commis avant

le 27 avril 1992 ; la Croatie semble d’ailleurs l’avoir reconnu implicitement, puisqu’elle fait valoir

que les actes commis avant cette date «ne relèvent pas de l’objet de la demande reconventionnelle».

9. Quoiqu’ils aient été commis avant la date en question, ces crimes s’inscrivent toutefois

dans le contexte factuel de l’opération Tempête, qui, elle, est l’objet de notre demande

13 reconventionnelle, ainsi qu’il est clairement indiqué au paragraphe 608 de la duplique. Replacés

dans leur contexte, ces faits permettent tout de même de bien comprendre la question qui est au

cœur du présent différend, puisqu’ils illustrent l’intensification d’une intention criminelle qui

atteindra son paroxysme lors de l’opération Tempête. Nous nous demandons donc simplement

pourquoi nos contradicteurs refusent de reconnaître les crimes de masse commis à l’encontre de la

population serbe en Croatie en 1991, crimes qui sont notoires et, aujourd’hui, connus de tous ceux

qui sont véritablement prêts à affronter le passé et leurs responsabilités.

10. Par ailleurs, il est permis de considérer que, dans sa pièce additionnelle, la Croatie n’a

pas réfuté la description des crimes en question que nous avons faite dans la duplique. De surcroît,

à la note de bas de page 99, en page 22, il est fourni à la Cour une liste des procédures judiciaires

engagées par les tribunaux croates à l’encontre de plusieurs auteurs des crimes de masse dont la

Serbie a fait mention. Cela peut suffire aux fins de notre exposé, puisque la Cour peut en conclure

que les affirmations du défendeur concernant les crimes de masse commis à l’encontre des Serbes

tout au long du conflit armé ne sont pas fausses. Mais, malheureusement, je crains qu’une seule

note de bas de page dans les écritures de la Croatie ne suffise pas à sceller la réconciliation entre

nos deux peuples.

13Pièce additionnelle de la Croatie (PAC), par. 2.7. - 6 -

11. La réponse du demandeur à notre affirmation relative au nettoyage ethnique mené lors

des opérations Maslenica, de la poche de Medak et Eclair est plus décevante encore. Nos confrères

de l’équipe juridique de la Croatie semblent en effet encore plus réticents à reconnaître ces crimes

de masse. Par ailleurs, on peine à comprendre où veut en venir le demandeur dans sa réponse aux

conclusions du rapport établi en 1993 par le Rapporteur spécial de la Commission des droits de

l’homme des Nations Unies concernant les crimes commis dans la poche de Medak. En

l’occurrence, le demandeur a cité une autre conclusion figurant dans le rapport final de la

commission d’experts des Nations Unies datant de 1994, qui indiquait que celle-ci n’avait

découvert aucun élément de preuve attestant de la responsabilité «d’un quelconque individu

particulier» dans «l’un quelconque de ces crimes» . De quels crimes peut-il donc s’agir, je me le

demande, si le demandeur réfute avec autant de force nos allégations quant au nettoyage ethnique

et aux exécutions arbitraires commises dans la poche de Medak, affirmant que celles-ci ne sont

étayées par aucun élément de preuve ? Quant à notre citation extraite dudit rapport final, qui

précise que «[l]a dévastation a été totale», la Croatie n’y répond même pas. Or, dans le paragraphe

suivant de la même pièce de procédure de la Croatie, sont fournies à la Cour des informations

relatives à la condamnation du général croate Mirko Norac par un tribunal national pour «violations

15
14 du droit international humanitaire» à raison des événements survenus dans la poche de Medak .

De quelles violations s’agit-il donc ? Ce malentendu pourrait être dissipé si la Croatie daignait

informer la Cour des actes pour lesquels le général Norac a été condamné, au cas où, comme elle le

prétend, les allégations formulées par la Serbie devant la Cour seraient erronées. L’extrait pertinent

du jugement rendu par le tribunal croate a donc été annexé à la duplique ; il permettra à la Cour

d’appréhender la gravité des crimes commis à l’encontre des Serbes dans la poche de Medak.

12. Malgré cette réponse évasive du demandeur, le nettoyage ethnique mené contre les

Serbes dans le cadre des opérations Maslenica et de la poche de Medak a été reconnu par le

président Tudjman, lors de la séance du 25 novembre 1993 du conseil croate de la défense et de la

sécurité nationale. Un extrait pertinent du procès–verbal confidentiel de cette réunion a été lu au

14
Réplique de la Croatie (RC), par. 10.59 ; voir également PAC, note de bas de page 163, p. 31.
15RC, par. 10.60 ; voir également PAC, par. 2.30.
16
Voir DS, annexe 35. - 7 -

cours d’une audience publique du TPIY le 22 janvier 2004, pendant le contre-interrogatoire de

l’ancien ministre croate des affaires étrangères, Hrvoje Šarinić. Lors de cette séance, l’accusé

Slobodan Milošević, ancien président de la Serbie, a donné lecture des propos de Tudjman

consignés dans le procès-verbal, à savoir qu’il était difficile de contester les arguments de la Serbie

selon lesquels Maslenica et la poche de Medak constituaient un nettoyage ethnique complet, alors

que, dans le cas de la Maslenica, toute la région avait été nettoyée jusqu’aux derniers petits chatons

17
(«do mačeta», selon l’enregistrement original en serbo-croate) .

13. L’opération Eclair. L’intention criminelle a continué de s’intensifier. Pourtant, la

Croatie conteste que le moindre crime ait été commis par son armée régulière lors de cette

opération et, a fortiori, qu’il ait été procédé à un nettoyage ethnique du territoire pris pour cible.

Les déclarations de témoins produites par la Serbie 18ont été réfutées par de vagues objections,

comme celle selon laquelle elles n’auraient pas été faites dans le cadre «d’une procédure judiciaire

en cours» . Monsieur le président, les déclarations en question ont été faites entre 1995 et 1998,

soit bien avant que la Croatie n’introduise sa requête devant la Cour, ce qui, selon nous, ne peut

que renforcer leur crédibilité.

14. Dans sa pièce additionnelle du mois d’août 2012, le demandeur invoque de nombreux

arguments selon lesquels l’opération Eclair aurait été planifiée et exécutée comme une opération

militaire légitime visant à libérer le territoire occupé et à y rétablir l’ordre public. Or, le demandeur

15 n’a pas fourni délibérément, je présume la moindre réponse à un aspect important de notre

présentation de l’opération Eclair, à savoir la conversation entre le président croate

Franjo Tudjman, le ministre de la défense Gojko Šušak et le ministre de l’intérieur Ivan Jarnjak,

telle que retranscrite dans le procès-verbal confidentiel de la séance du 30 avril 1995 du conseil

croate de la défense et de la sécurité nationale, la veille du début de l’opération Eclair . Les 20

extraits de cette conversation, qui établissent clairement l’intention criminelle des autorités croates,

figurent aux paragraphes 661 et 662 de la duplique. Nous saurions gré à la Croatie de nous fournir

17 o
Milošević, affaire n IT-02-54, compte rendu d’audience, p. 31320
http://www.icty.org/x/cases/slobodan_milosevic/trans/fr/040122fe.htm).
18CMS, annexes 48 et 49 ; DS, annexes 37–43.

19PAC, par. 2.41.
20
Voir DS, par. 661 et 662. - 8 -

une explication raisonnable du silence dont elle fait preuve devant le contenu déplaisant de ce

document.

15. La Croatie a également fait valoir que les faits relatifs à l’opération Eclair, tels qu’ils ont

21
été décrits par neuf témoins ayant déposé devant des juges d’instruction en Bosnie-Herzégovine ,

n’étaient pas pertinents en l’espèce, car l’opération Eclair avait eu lieu avant l’opération Tempête,

22
qui fait seule l’objet de la demande reconventionnelle de la Serbie . Là encore, nous ne pouvons

admettre un point de vue aussi simpliste. Il est en effet impossible de bien appréhender le contexte

dans lequel s’est déroulé la réunion de Brioni, ainsi que les propos du président Tudjman et de ses

partisans lors de cette réunion qui sont d’une grande importance en l’espèce sans tenir

compte des événements qui ont eu lieu seulement trois mois plus tôt en Slavonie occidentale, dans

le cadre de l’opération Eclair. L’accord conclu à Brioni le 31 juillet 1995 se fondait principalement

sur l’hypothèse selon laquelle l’opération Eclair constituait une victoire militaire, politique et

internationale pour le Gouvernement croate malgré : a) l’attaque massive de colonnes de réfugiés

23
près du pont de la rivière Sava ; b) l’exécution des Serbes restés sur place, dans plusieurs

villages ; c) la torture de prisonniers de guerre , autant de crimes pour lesquels personne n’a

jamais été condamné. Grâce aux déclarations de témoins faites entre 1995 et 1998 devant les

tribunaux de Bosnie-Herzégovine, nous savons désormais de quelle manière l’opération Eclair a été

réellement menée. Le président Tudjman le savait lui aussi lorsqu’il s’est adressé à ses généraux à

Brioni.

16 16. Enfin, je n’ai pas manqué de relever que, dès que sont abordés les crimes commis par des

organes officiels croates, nos éminents contradicteurs n’omettent jamais de faire état des crimes

commis auparavant sur le même territoire à l’encontre de civils croates. Monsieur le président,

permettez-moi de vous assurer que les regrets que j’ai exprimés au début de nos plaidoiries

21CMS, annexes 48-49 et DS, annexes 37-43.

22PAC, par. 2.41.
23
Rapport périodique soumis par M. Tadeusz Mazowiecki, rapporteur spécial de la Commission des droits de
l’homme, 14 juillet 1995, Nations Unies, doc. A/50/287-S/1995/575, par. 7, 8, 28 et 29 ; déclarations sous serment de
Petar Božić (CMS, annexe 48), de Savo Počuča (CMS, annexe 49), d’Anđelko Đurić (DS, annexe 37), de
Milena Milivojević (DS, annexe 38), de Dušan Bošnjak (DS, annexe 39) et de Dušan Kovač (DS, annexe 40).
24
Déclaration sous serment de Radojica Vuković (DS, annexe 41).
25Déclarations sous serment de Branko Mudrinić (DS, annexe 42) et Zoran Malinić (DS, annexe 43). - 9 -

s’étendent également à ces victimes croates. Mais il ne s’agit pas, si je puis me permettre, d’un

moyen de défense approprié de la part de la Croatie, étant donné que pareils crimes ne sauraient

justifier le nettoyage ethnique mené contre les Serbes. Ces deux épisodes dramatiques ne

s’annulent pas. Les crimes commis à l’encontre des Croates ayant déjà été abordés, nous

souhaiterions à présent aborder librement les crimes dont, selon nous, les Serbes ont été victimes.

1.3. Un contexte de haine nationale, ethnique et religieuse

17. Un autre élément de contexte de l’opération Tempête est la haine nationale, ethnique et

religieuse à l’endroit des Serbes de Croatie. Je suis tout à fait conscient que cette haine a, dans une

certaine mesure, été suscitée par les crimes commis par les Serbes en 1991. Cela ne justifie

cependant pas la façon dont les Serbes, en tant que groupe ethnique, ont été traités publiquement en

Croatie pendant le conflit armé. M. Žarko Puhovski, un philosophe croate, a très clairement décrit

ce contexte au cours d’un entretien accordé dans le cadre du documentaire «Tempête sur la

Krajina». Il a ainsi déclaré :

«Ce dont il est question, c’est d’un grand nombre d’incidents qui ont été
provoqués par l’agitation politique. Mais ces incidents, cette agitation, avaient été

préparés pendant des années par la propagande, la télévision le président du pays et
l’ensemble des éléments de la vie publique en Croatie ayant convaincu la population
et surtout les soldats que les Serbes étaient les coupables et qu’ils devaient être
26
punis» .

18. Dans l’enregistrement vidéo brut qui va suivre, réalisé par les soldats croates de la

142 brigade de la HV le 22 août 1992 pendant l’arrestation d’un soldat serbe sur le plateau de

Miljevci, la Cour peut se rendre compte de la manière dont les propos de ce philosophe croate se

traduisaient dans les faits. Cet enregistrement vidéo a été diffusé à la télévision nationale croate le

1 octobre 2001 . [Projection de la vidéo.]

19. Historiquement, chacun sait que le crime de génocide n’est pas uniquement motivé par la

vengeance, mais procède également d’une dépréciation publique à l’endroit des autres groupes

raciaux, nationaux, ethniques ou religieux. Ainsi que l’histoire nous l’a enseigné, un groupe que

l’on cherche à détruire est généralement traité comme étant inférieur à celui auquel appartiennent

26Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 13 février 2009, p. 15901.
27
Latinica, réalisé par Denis Latin ; o peut être consulté sur le site Internet
http://www.youtube.com/watch?v=45DVwD2P8OI ; onglet n 6 du dossier de plaidoiries. - 10 -

17 les auteurs du crime. Mesdames et Messieurs de la Cour, j’ai la conviction que les Serbes ont été

ainsi traités en Croatie en 1995. Cette conviction résulte des éléments de preuve produits à

l’annexe 51 du contre-mémoire, à savoir les déclarations qui ont pu inciter à la perpétration du

crime de génocide.

20. La Cour verra ainsi que Šime Đodan, envoyé spécial du président croate, a déclaré

publiquement, à l’occasion d’un concours traditionnel, que les Serbes avaient la tête pointue et

28
probablement aussi un petit cerveau , tandis que le président Tudjman lui-même a déclaré à la

télévision croate qu’il était soulagé que sa femme ne soit ni serbe ni juive . En août 1991,

Marjan Jurić, un député au parlement croate, a comparé les Serbes à de la vermine, dans une

déclaration publique en séance . Zvonimir Šekulin, un journaliste, a repris cette comparaison dans

le magazine Globus en 1994, et offensé la population serbe orthodoxe en déclarant, au sujet d’une

photographie du patriarche Pavle, chef de l’Eglise orthodoxe serbe, qu’elle était «plus

31
pornographique que celles des pires putains» . Dans le magazine Danas, Krešimir Dolenčić,

directeur du théâtre Gavella de Zagreb, a traité les Serbes «[d’]animaux de l’Est», les comparant à

des singes, déclaré que leur culture était inférieure aux cultures primitives et recommandé «soit

32
[de] les maintenir en captivité, soit [de] les détruire» .

21. Monsieur le président, il me semble que cette dernière déclaration allait bien au-delà du

simple discours haineux. Elle appelait publiquement et directement l’opinion dans son ensemble à

détruire les Serbes. Il s’agissait là d’une incitation à commettre un génocide. Et pourtant, aucune

des personnes que j’ai citées n’a jamais dû répondre de ces propos discriminatoires en vertu d’une

quelconque disposition du code pénal croate.

33
22. Le demandeur n’a pas nié que ces discours aient effectivement été prononcés . Pour une

raison qui reste quelque peu obscure, il a néanmoins tenté d’en atténuer le contenu en invoquant le

contexte et la chronologie des événements. L’argument de la riposte (tu quoque) ne semble pas

28
DS, par. 634.
29 CMS, par. 431.

30 Ibid., par. 440.
31
DS, par. 637.
32
Ibid., par. 635.
33 PAC, par. 2.12. - 11 -

approprié car, en invoquant des éléments de preuve relatifs à la propagande politique de

34
18 Slobodan Milošević, le demandeur a vainement tenté de mettre sur le même plan deux lignes de

conduite qui n’ont jamais été d’intensité équivalente. Autrement dit, nous n’avons pas eu

connaissance, en la présente instance, d’éléments fiables attestant de déclarations publiques faites

par des Serbes dans lesquelles ceux–ci auraient traité la population croate de la même manière que

les Serbes ont été traités dans les déclarations que je viens de mentionner, à savoir comme des

sous-hommes.

2. Le procès-verbal de la réunion de Brioni comme élément de preuve de l’intention
de détruire le groupe des Serbes de Krajina en tant que tel

23. Monsieur le président, avec votre permission, j’examinerai à présent in medias res

l’événement décisif de l’opération Tempête, à savoir la réunion qui s’est tenue sur l’île de Brioni et

dont le procès-verbal intégral a été soumis à la Cour en tant qu’annexe 52 du contre-mémoire.

Nous en avons cité les passages pertinents dans cette pièce et dans la duplique et avons expliqué le

sens des propos tenus par le président croate ainsi que leurs conséquences criminelles . 35

Quarante-quatre paragraphes de nos écritures ont été consacrées à cette réunion.

24. Personne ne conteste que la réunion de Brioni fut une rencontre entre les «plus hauts

chefs militaires de Croatie», au cours de laquelle «le commandant en chef des forces armées … et

les plus hauts gradés ont discuté de la planification et du déclenchement d’une opération militaire»

appelée Tempête . La réunion a été déterminante pour la conduite, dans les jours suivants, des

soldats croates. Voici ce que le président Tudjman a déclaré au tout début de la réunion :

«Messieurs, j’ai convoqué cette réunion pour faire une évaluation de la situation actuelle et avoir

37
votre avis avant de décider des mesures à prendre ces prochains jours.» Et voici les propos qu’il a

tenus à la fin de la réunion : «[v]euillez conclure un accord de principe, dans l’esprit de ce que nous

38
venons d’examiner» .

34
Voir mémoire de la Croatie (MC), par. 2.62-2.66 ; RC, annexe 106 ; PAC, note de bas de page 114.
35
CMS, par. 1195-1204, 1414-1422 ; DS, par. 692-717.
36RC, par. 11.41.
37
Procès-verbal de Brioni, p. 1 (CMS, annexe 52).
38
Ibid., p. 34. - 12 -

25. L’esprit de la réunion a été exposé dès le propos introductif du président Tudjman.

Voici, en effet, ce qu’il a déclaré : «[p]ar conséquent, nous devrions laisser l’est [il renvoie ici à la

Slavonie orientale] totalement de côté et régler la question du sud et du nord», à savoir les zones de

la Dalmatie et de Lika c’est-à-dire le secteur sud protégé par l’Organisation des

Nations Unies et celles de Kordun et de Banija, soit le secteur nord placé sous la protection de

l’Organisation des Nations Unies. Et le président de poursuivre en ces termes : «Comment

19 allons-nous procéder ? C’est l’objet de notre discussion d’aujourd’hui. Nous devons infliger aux

Serbes des pertes telles que, dans les faits, ils disparaîtront», avant d’ajouter : «autrement dit, les
39
secteurs que nous ne prendrons pas immédiatement devront capituler dans les jours qui suivent» .

26. A cet égard, le demandeur a soulevé la question de savoir si le membre de phrase

«infliger aux Serbes des pertes telles que, dans les faits, ils disparaîtront» se rapportait aux forces

serbes qui devaient «capituler» ou, de manière générale, à la population serbe des secteurs nord et

sud sous protection de l’Organisation des Nations Unies. Or, le défendeur a démontré de manière

convaincante que ces termes ne se rapportaient pas simplement à l’armée serbe de Krajina. Et c’est

ce qui ressort de la déclaration suivante du président Tudjman :

«nous devons prendre ces positions afin de terrasser l’ennemi par la suite et de
l’obliger à capituler. Mais comme je l’ai dit, comme nous l’avons dit, ils doivent
pouvoir s’enfuir … Parce qu’il est important que ces civils s’en aillent ; ensuite,
40
l’armée suivra et cela aura des conséquences psychologiques dans les deux sens.»

27. Ainsi, nul ne saurait raisonnablement considérer que Tudjman ne faisait référence ici

qu’aux forces serbes. En effet, il distingue les civils et les militaires, mais les uns et les autres sont

traités de la même manière : deux colonnes prenant la fuite, avec des conséquences psychologiques

dans les deux sens et, en fin de compte, la disparition des uns et des autres. Le président croate a

donc traité les forces serbes et les civils comme un seul et même ennemi. Ses propos sont clairs et

sans ambiguïté.

28. Et ce paragraphe du procès-verbal n’est pas isolé. Ainsi que nous l’avons précité dans

nos écritures, Tudjman était suffisamment confiant, lors de la réunion, pour concevoir certains

39
Procès-verbal de Brioni, p. 1-2.
40Ibid., p. 15. - 13 -

effets psychologiques en vue de faire partir le plus grand nombre de civils possible . C’est ce qu’a

confirmé le général Ante Gotovina, commandant de l’armée croate du district militaire de Split, en

déclarant que les «civils [étaient] déjà en train de quitter Knin en direction de Banja Luka ou [de]

Belgrade» et que, «si [l’armée croate] maint[enait] cette pression», il n’y aurait probablement plus

beaucoup de civils, et «seuls rester[aie]nt ceux qui ne p[ourraient] faire autrement, ceux qui

42
n’[auraient] pas la possibilité de partir» .

29. Le président Tudjman s’est alors aussitôt inquiété de savoir s’il était possible d’attaquer

Knin sans frapper le camp de l’Opération des Nations Unies pour le rétablissement de la confiance

20 en Croatie (ONURC) . Il a ainsi, premièrement, montré comment il interprétait l’expression

«mainten[ir] cette pression» sur les civils, employée par Gotovina : à savoir, en les pilonnant. Et,

deuxièmement, son inquiétude concernant le risque que pouvait courir le camp de l’ONURC a

dissipé tout doute éventuel quant au point de savoir s’il parlait exclusivement de cibles militaires

légitimes. Tel n’était absolument pas le cas. Quelle raison aurait-il eu, sinon, d’avertir son général

qu’il fallait s’abstenir de bombarder le camp de l’ONURC, puisque ce camp n’avait jamais

constitué une cible militaire légitime ? La conclusion de cette partie de la conversation a été

fournie par la réponse du général Gotovina, qui a déclaré ceci : «[à] l’heure actuelle, nous pouvons

mener des opérations extrêmement précises à Knin, de manière systématique, sans prendre pour

cible les baraquements de l’ONURC» . 44

30. Enfin, Miroslav Tudjman, le fils du président, a dit à la réunion qu’il s’attendait à ce que,

une fois que les forces serbes de Krajina se seraient retirées, les forces gouvernementales

45
«netto[ient] tout le secteur» en dix jours . Or, si les forces de la Krajina s’étaient déjà retirées, qui

devait encore faire l’objet du nettoyage ?

31. En conséquence, il ne fait, selon nous, aucun doute que Franjo Tudjman, son

fils Miroslav, le général Gotovina et d’autres personnes présentes à la réunion projetaient de faire

disparaître de force les Serbes des secteurs sud et nord protégés par l’Organisation des

41
DS, par. 705 ; procès-verbal de Brioni, p. 23.
42 Procès-verbal de Brioni, p. 15.

43 Ibid., p. 15.
44
Ibid.
45 Ibid., p. 19. - 14 -

Nations Unies, en leur infligeant des pertes, en exerçant sur eux une pression constante, et en les

terrassant, quels que soient les termes qu’ils ont utilisés pour exprimer leur intention. Reste à

savoir si ces propos compromettants englobent la destruction physique du groupe, ou s’ils se

limitaient à son expulsion forcée. Autrement dit, il s’agit de savoir si le plan de nettoyage ethnique

élaboré à Brioni comprenait le génocide en tant que moyen pour faire de la Krajina un territoire

ethniquement pur. A la différence de la question précédente, celle-ci n’a pas été soulevée par le

demandeur, car il a refusé d’admettre que l’opération Tempête puisse être considérée comme

criminelle, que ce soit sous la qualification de génocide ou de crime contre l’humanité. Notre

réponse à cette question logique est, en revanche, positive : Tudjman et ses subordonnés ont décidé

de recourir, le cas échéant, au génocide comme moyen pour mettre en œuvre le nettoyage ethnique

planifié à Brioni. Et cette réponse est confirmée par les termes employés par les participants à la

réunion au sujet de certaines actions spécifiques, telles que l’attaque de la ville de Knin. Ainsi, le

président Tudjman a avancé l’hypothèse suivante : «[s]i nous [] avons [assez de munitions]», a-t-il

46
21 dit, «je préconise également de tout détruire par des bombardements avant de progresser» . Les

termes «tout détruire» exprimaient pleinement son état d’esprit. S’il subsistait le moindre doute

concernant le sens de membres de phrases comme «infliger aux Serbes des pertes telles», «dans les

faits, ils disparaîtront» ou encore «terrasser l’ennemi» à supposer que les civils serbes étaient

aussi l’ennemi , ce doute est désormais dissipé.

32. Le général Gotovina a confirmé cette intention en déclarant clairement qu’il était prêt à

détruire Knin ; et voici ce qu’il a dit : «Monsieur le président, au moment où nous parlons, d’un

point de vue matériel, Knin est à notre merci. Si l’ordre était donné de frapper Knin, nous

n’aurions aucune difficulté pour la détruire intégralement en quelques heures.» 47 C’est donc ainsi

que l’un des principaux participants à la réunion de Brioni a interprété les propos de M. Tudjman,

selon lesquels les Serbes devaient, dans les faits, disparaître. Le général Gotovina a interprété les

mots de son commandant en chef comme signifiant une destruction totale.

46Procès-verbal de Brioni, p. 22.

47Ibid., p. 10. - 15 -

33. Au vu de ces déclarations, le défendeur considère que le procès-verbal de la réunion de

Brioni constitue une preuve directe de l’existence d’une intention de détruire les Serbes de Krajina

en tant que tels.

34. Au cas où il subsisterait encore un doute, je poursuivrai cependant en présentant les

autres aspects de la réunion de Brioni et leurs conséquences, afin de convaincre la Cour, à titre

subsidiaire, qu’il ne peut en découler qu’une seule conclusion : l’opération Tempête a été projetée

et menée avec l’intention de détruire le groupe ethnique des Serbes de Krajina.

35. Premièrement, outre les déclarations précitées qui, selon nous, indiquent clairement

l’intention de l’Etat croate et des responsables militaires de l’opération Tempête de détruire les

Serbes de Krajina, j’appellerai votre attention sur les propos que je vais citer que le

président Tudjman a tenus à la réunion de Brioni et par lesquels il a implicitement ordonné aux

forces croates de se venger des Serbes : «En conséquence, certaines forces devront être directement

déployées en direction de Knin. N’oubliez pas, Messieurs, combien de villes et de villages croates

ont été détruits, alors que Knin est encore épargnée.» 48

36. La vengeance est un motif, et non une preuve en soi de génocide. Mais il s’agit
22

également d’un facteur important dans la constitution du dolus specialis du crime de génocide, en

particulier si elle est mise en avant par un chef d’Etat et commandant suprême des forces armées

dans le cadre d’une guerre. Aussitôt après, le général Gotovina a dit qu’il était prêt à détruire Knin

dans son intégralité, propos que j’ai déjà cités. Ces deux déclarations complémentaires figurent sur

la même page du procès-verbal de la réunion de Brioni, à savoir sur la page 10. En répondant ainsi,

le général Gotovina a confirmé ce que signifiait pour lui cet appel à la vengeance, et quelles en

seraient les conséquences «si l’ordre était donné de frapper Knin». Il ne m’a pas semblé que le

président croate ait contredit cette interprétation faite par le général Gotovina. En outre, ce dernier

a poursuivi en décrivant ses forces armées, équipées de systèmes de missiles à moyenne et longue

portée, soulignant que celles qui se dirigeaient vers Knin venaient toutes de la région. Il a

49
ajouté ceci : «[i]ls ont des raisons de vouloir se battre et on a du mal à les tenir» . C’est

48
Procès-verbal de Brioni, p. 10.
49Ibid. - 16 -

parfaitement clair, l’entente entre le commandant suprême cherchant à se venger et son général

était totale, et elle n’a été contestée par aucun des participants à la réunion.

37. Deuxièmement, le destin du peuple serbe de Krajina a aussi été scellé par la déclaration

du président Tudjman selon laquelle il n’y avait pas lieu de respecter les droits de l’homme. Voici

ce qu’il a dit :

«Un tract de ce genre : chaos général, victoire de l’armée croate avec le soutien
de la communauté internationale, etc. Les Serbes sont déjà en train de battre en
retraite mais nous vous demandons de ne pas le faire, nous vous garantissons … Cela
signifie que nous leur accordons une porte de sortie, tout en faisant mine de garantir
leurs droits civils, etc.»0

38. «Tout en faisant mine de garantir leurs droits civils». Voilà une autre expression tirée du

riche arsenal des positions du président en matière de droit humanitaire. Il faudrait vraiment être

très naïf pour penser que M. Tudjman avait à l’esprit des droits de l’homme tels que, par exemple,

les droits électoraux ou la liberté de mouvement du peuple serbe en Croatie. La terrible réalité de

cette guerre indique clairement qu’il s’agissait essentiellement des vies humaines ; «[t]out en

faisant mine de garantir leurs droits civils» est le feu vert donné à l’assassinat de ceux qui

décidaient de rester dans la région.

39. Toutes les déclarations que j’ai citées doivent également être appréciées en tenant

compte de la position de la personne qui les a faites, et c’est là mon troisième argument

additionnel. Dès lors que le chef de l’Etat, qui était également une autorité nationale incontestée en
23

Croatie à l’époque, a invité les participants à la réunion ses subordonnés à se souvenir de ce

qu’avaient subi leurs familles, à infliger des pertes telles aux Serbes que, dans les faits, ils

disparaîtraient, ou à faire mine de garantir les droits de la population civile, les propos en question

n’en sont que plus virulents, et il convient de leur attacher une importance particulière.

40. Dès lors que, de surcroît, ce chef d’Etat prônait la réconciliation avec le mouvement

Oustachi, il n’est guère étonnant que le général Gotovina ait interprété ses propos littéralement,

dans toute leur âpreté. Gotovina a reçu des instructions de la part de son commandant en chef,

lequel était célèbre en Croatie pour son ouvrage scientifique Wastelands of Historical Reality

[Réalités historiques en friche] traduit en anglais sous le nom Horrors of War [Les horreurs de

50Procès-verbal de Brioni, p. 30. - 17 -

la guerre] , dans lequel il avait tenté d’expliquer que, historiquement, le génocide avait

également eu certaines conséquences positives comme

«[de] permett[re] l’homogénéisation ethnique de certains peuples et [de] fini[r] par

créer une harmonisation de la composition nationale de la population et par améliorer
les relations aux frontières de chacun des pays ; l’effet est également positif sur les
évolutions à venir, dans le sens où les motifs pour de nouvelles violences ou les

prétextes pour le déclenchement de nouve51x conflits et nouvelles tensions
internationales se trouvent atténués» .

41. Monsieur le président, d’après mon expérience, toute personne raisonnable ayant lu ce

passage de l’ouvrage de M. Tudjman a dû s’y reprendre à deux fois ; on n’en croit pas ses yeux. A

la réunion de Brioni, en revanche, les participants savaient fort bien qui était leur président et quelle

était son idéologie.

42. Le quatrième argument additionnel se rapporte au contexte général dans lequel s’est

tenue la réunion de Brioni. C’est M. Puhovski, que j’ai déjà cité, qui a le mieux décrit ce contexte,

dans lequel la propagande d’Etat a convaincu une majorité de Croates que «les Serbes étaient les

coupables et qu’ils devaient être punis» . Un autre élément du contexte de la réunion qui doit être

pris en compte est que l’opération Eclair, qui avait été menée trois mois plus tôt, avait été, pour le

Gouvernement croate, un succès militaire, politique et international, et ce, malgré le nettoyage

ethnique commis à cette occasion. Il conviendrait aussi d’y ajouter «les chatons» de Maslenica,

que j’ai mentionnés au début de ma plaidoirie , ainsi que la promotion, au rang de général et de

commandant du district militaire de Gospić, de M. Mirko Norac, un héros de la guerre de Croatie,

24 mais aussi le principal responsable des crimes de guerre commis en 1991 dans la région de

Gospić 54 et du nettoyage ethnique auquel les Croates se sont livrés en 1993 dans la poche de

55
Medak , M. Norac ayant directement pris part à l’opération Tempête.

43. Cinquièmement, si l’on songe au contexte dans lequel l’opération Tempête a été

préparée, le fait que ni le président Tudjman, ni aucun autre participant à la réunion de Brioni n’ait

51
Franjo Tudjman, Nakladni zavod Matice Hrvatske, Wastelands of Historical Reality [Réalités historiques en
friche], Zagreb, p. 163, in Viktor Ivančić, Točka na U ; CMS, annexe 11.
52
Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 13 février 2009, p. 15901.
53Voir par. 12 ci-dessus.
54
Voir CMS, annexe 41.
55
Voir DS, annexe 35. - 18 -

appelé à respecter le droit international humanitaire apparaît également pertinent en ce qui

concerne le poids à accorder aux déclarations discriminatoires en question.

44. Monsieur le président, j’ai examiné jusqu’à présent l’intention qui ressort nettement du

texte même du procès-verbal de la réunion de Brioni qui s’est tenue le 31 juillet 1995 ou, à tout le

moins, peut en être déduite de manière convaincante. Je m’intéresserai maintenant aux

circonstances de l’opération Tempête et à ses suites. J’exposerai ainsi à la Cour, par ordre

chronologique, d’autres faits et éléments de preuve qui confirmeront nettement le sens des

déclarations faites par le président de la Croatie à Brioni.

45. L’intention de détruire le groupe des Serbes de Krajina sera confirmée par :

a) le meurtre des Serbes de Krajina perpétré de façon massive, généralisée et systématique par les

forces gouvernementales croates au cours de l’opération Tempête et après celle-ci ;

b) des déclarations de soldats et officiers croates ;

c) plusieurs déclarations faites ex post facto par de hauts responsables croates et reflétant leur

intention criminelle ;

d) les mesures juridiques imposées immédiatement après l’opération pour empêcher le retour des

réfugiés serbes, qui, même si elles ne sauraient, en elles-mêmes, constituer une preuve de

génocide, permettent, si elles sont considérées dans leur contexte, de montrer que la cible de

l’opération Tempête n’était pas seulement l’armée serbe ou la police de Krajina, mais bien le

peuple serbe en tant que tel et, partant, que les déclarations faites à Brioni ne pouvaient se

rapporter aux seules forces serbes.

46. Monsieur le président, à ce stade, il est de mon devoir de souligner que le TPIY, dans

l’affaire Gotovina, a totalement sous-estimé le sens et l’importance de la réunion de Brioni en ce

qui concerne les crimes commis au cours de l’opération Tempête et après celle-ci. Aussi le

25 Gouvernement de la République de Serbie compte-t-il sur l’organe judiciaire principal de

l’Organisation des Nations Unies pour remédier enfin à cette situation insupportable en permettant

aux victimes de cette opération et à leurs familles d’éprouver le sentiment que, dans une certaine

mesure, justice a été rendue. - 19 -

3. Les négociations de Genève

47. La Cour a relevé que, pendant la phase écrite de la présente instance, les Parties s’étaient

efforcées d’exposer ce qui s’était passé lors de la réunion de Genève, tenue le 3 août 1995, soit trois

jours après la réunion de Brioni, et de démontrer qui, de la République de Srpska Krajina ou de la

République de Croatie, de Knin ou de Zagreb, n’avait pas participé de bonne foi aux négociations.

48. Le contexte de Genève revêt une grande importance pour comprendre ce qui s’y est

produit, à savoir que ces négociations internationales ont eu lieu après la rencontre organisée sur

l’île de Brioni et qu’à ce moment–là, le président Tudjman avait déjà échafaudé son plan criminel.

A Brioni, le président de la Croatie a d’ailleurs clairement dit que les futures négociations de

Genève ne serviraient qu’à «cacher» ce qu’il avait prévu pour le lendemain . 56

49. A la lumière de cette déclaration faite à Brioni, il n’y a aucun doute que le Gouvernement

croate a conduit les négociations de Genève de sorte à mener à bien le plan criminel connu sous le

nom d’opération Tempête. C’est donc bien la Croatie qui n’a pas négocié de bonne foi à Genève.

Le lendemain, son gouvernement a lancé l’attaque sur les zones protégées par les Nations Unies, en

violation de la résolution 981 de 1995 du Conseil de sécurité et du régime de maintien de la paix

57
établi par celle–ci .

50. Il est important de rappeler que le demandeur n’a, là encore, toujours pas fait la moindre

observation, pas dit le moindre mot, concernant la déclaration précitée selon laquelle les

négociations de Genève lui permettraient simplement de «cacher» sa véritable intention. Nos

confrères de la partie adverse ont rédigé de nombreux contre–arguments visant à démontrer que les

Serbes de Krajina n’avaient pas négocié de bonne foi, allant même jusqu’à citer des propos que

Milan Martić, président de la république de Krajina serbe, avait tenus le 2 août 1995 . Certes, il se

peut que M. Martić n’ait pas non plus été un négociateur de bonne foi, mais toujours est–il qu’il n’a

attaqué personne le 4 août. C’est lui qui a été attaqué. Nous saurions donc gré à la Croatie de nous

faire connaître sa position officielle sur la déclaration précitée de son ancien président, dont il

ressort que c’est bien lui qui projetait de tromper la communauté internationale.

56Procès–verbal de Brioni, p. 2 et 32 (CMS, annexe 52).

57 Voir lettre datée du 7 août 1995 adressée au président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général,
Nations Unies, doc. S/1995/666 (RC, annexe 151).
58
RC, annexe 161. - 20 -

26 4. Aspects militaires de l’opération Tempête

51. L’opération Tempête a débuté le 4 août 1995 à 5 heures du matin et s’est achevée le

59
8 août . Sur le plan militaire, l’issue de cette opération n’a jamais fait l’ombre d’un doute. D’un

côté, les forces combattantes se composaient de 150 000 soldats, parmi lesquels 135 000 membres

de l’armée et de la police croates et 15 000 membres de l’armée de la Bosnie–Herzégovine, tandis

60
que, de l’autre, l’armée serbe de Krajina ne comptait que quelque 30 000 soldats . Selon un

rapport public de la Central Intelligence Agency des Etats–Unis d’Amérique, disponible à la

bibliothèque du Palais de la Paix, les succès militaires remportés par les armées de la Croatie et de

la Bosnie–Herzégovine, qui avaient respecté à la lettre le plan mis au point à Brioni, ont été

facilités par les faiblesses structurelles de l’armée serbe de Krajina, dont le nombre de formations

de combat ne lui permettait pas de conserver la profondeur et la mobilité nécessaires pour contenir

61
l’avancée de l’ennemi .

52. L’opération croate a été lancée à partir de quatre points différents : l’offensive venant du

nord, menée à partir de Sisak, était dirigée contre Petrinja et Kostajnica ; celle du nord–ouest

63
visait la région s’étendant entre Karlovci et Vojnić ; celle en provenance de l’ouest, soutenue à

l’est par l’armée de la Bosnie-Herzégovine, est partie de Gospić pour atteindre Gračac, Udbine et

les lacs de Plitvica ; enfin, l’offensive du sud, lancée à partir du territoire de l’Herzégovine et de

65
la Dalmatie, était dirigée contre la ville de Knin et les secteurs de Benkovac et d’Obrovac .

53. L’une des principales mesures prises par l’armée croate a été de lancer et de coordonner

immédiatement des frappes aériennes ainsi que des missions de sabotage, menées par des forces

terrestres, contre les centres de commandement et de contrôle dans l’ensemble de la république de

Krajina serbe. Un autre événement majeur a été la prise rapide de Knin, capitale de la Krajina et

symbole de la rébellion des Serbes de cette région contre Zagreb, qui était quasiment

59 o
Dossier de plaidoiries, point n 7.
60
CMS, par. 1213.
61 Central Intelligence Agency (CIA), Balkan Battlegrounds: A Military History of the Yugoslav Conflict

1990-1995 (Washington, 2002), vol. I, p. 375 ; pour plus d’informations, voir p. 367-376 (ci-après «rapport de la CIA» ;
disponible à la bibliothèque du Palais de la Paix).
62 o
Dossier de plaidoiries, point n 8 a).
63Ibid., point n 8 b).

64Ibid., point n° 8 c).

65Ibid., point n° 8 d). Voir également rapport de la CIA, p. 368-370. - 21 -

indéfendable . D’après le rapport de la CIA, l’opération précédente de l’armée croate, Ete 95, qui

27 avait permis à celle-ci de s’emparer de la ville de Grahovo en Herzégovine occidentale, «avait en

67
réalité scellé le destin de Knin avant même le début de l’opération Tempête» . Dès l’aube du

4 août, la ville de Knin a été soumise à un pilonnage intensif et, la nuit suivante, le Gouvernement

de Krajina ainsi que l’état–major de l’armée se sont repliés vers Srb, un village situé à environ

68
35 km au nord-ouest . Knin est tombée dans la matinée du 5 août, lorsque l’armée croate est

entrée dans la ville, qui avait été quasiment désertée par la population. C’est cela, principalement,

qui explique que la capitale de la Krajina n’ait pas été détruite dans son intégralité, alors même

69
qu’à Brioni, le général Gotovina avait clairement indiqué qu’il était prêt à le faire . En revanche,

70
la chute du point stratégique de Gračac , survenue le même jour, s’est quant à elle inscrite dans la

stratégie d’encerclement de l’ensemble de la position militaire serbe . 71

54. Les Serbes de Krajina n’avaient d’autre choix que de fuir devant les forces croates, en

laissant quasiment tout derrière eux. Comme le général Mile Mrkšić, commandant de l’armée

serbe de Krajina, l’a déclaré dans sa déposition devant le TPIY, les unités se sont effondrées parce

que de nombreux soldats de Krajina les ont quittées pour aider leur famille à s’en aller . Les 72

colonnes qui avaient commencé à se former dans les régions les plus menacées par les forces

croates ont rapidement laissé place à une retraite désordonnée de toute la population serbe de

Krajina .73

55. Gojko Šušak, ministre croate de la défense, a annoncé la fin de l’opération le 7 août à

18 heures, alors que l’armée de la Croatie avait atteint ses frontières orientales avec la

Bosnie-Herzégovine . 74 Cependant, le 8 août, le général Bulat, de la Krajina, a ordonné à ses

hommes, restés encerclés dans la région de Banija, de se rendre à l’armée croate. Les soldats

66 Dossier de plaidoiries, points n 9 a) et 9 b).
67
Rapport de la CIA, p. 374-75. Voir également CMS, par. 1184-85.
68 o
Rapport de la CIA, vol. I, p. 371 ; dossier de plaidoiries, point n 10.
69
Voir procès-verbal de Brioni, p. 10.
70 Dossier de plaidoiries, point n 11.

71 Rapport de la CIA, vol. I, p. 371.

72 Voir Gotovina et consorts, jugement du 15 avril 2011, par. 1539.
73
Voir CMS, par. 1229-1236 ; DS, par. 729-744.
74
Rapport de la CIA, vol. I, p. 374. - 22 -

vaincus et pas moins de 20 000 réfugiés de Kordun, région du nord–ouest de la Krajina, ont été

autorisés à quitter la Croatie, sous l’escorte des troupes des Nations Unies et de M. Galbraith,

ambassadeur des Etats–Unis. Ainsi que l’indique la CIA, ils sont partis «dans des voitures, des

cars, des camions et des tracteurs surchargés, en empruntant un itinéraire tortueux qui passait par la
75
28 Slavonie occidentale et orientale pour rejoindre la République fédérale de Yougoslavie» . Les

images de cette colonne du désespoir sont devenues un symbole du nettoyage ethnique des Serbes

76
en Croatie .

56. Monsieur le président, le défendeur a relevé que le demandeur avait insisté à plusieurs

reprises au cours de la présente instance de la phase écrite sur le sort de ce dernier groupe de

réfugiés, dont une seule personne a été tuée dans la ville de Sisak . Pour éviter toute ambiguïté, je

tiens à déclarer que le défendeur ne considère pas que le général Petar Stipetić de l’armée croate,

qui a négocié, le 8 août, la reddition du 21 corps de l’armée serbe de Krajina dirigé par le

général Bulat, partageait la mens rea du président Tudjman et d’autres généraux présents à la

réunion de Brioni. Premièrement, le général Stipetić n’avait pas pris part aux discussions de Brioni

et, deuxièmement, il est de notoriété publique qu’il n’a été appelé qu’ultérieurement à intervenir
78
dans la bataille et à réorganiser l’attaque défaillante en provenance du nord . S’il est vrai que la

plupart des réfugiés de ce dernier groupe sont arrivés sains et saufs en Serbie, il n’en demeure pas

moins que le terrible sort de ceux qui avaient été attaqués les jours précédents, alors qu’ils se

déplaçaient en colonnes dans le secteur nord et en Bosnie occidentale, n’a jamais été examiné par

une quelconque juridiction internationale.

57. Selon le procès–verbal de Brioni, les dirigeants croates s’attendaient à ce que le

Gouvernement de la République fédérale de Yougoslavie réagisse à la provocation que constituait

l’attaque lancée contre son peuple frère en ordonnant une offensive vers la Slavonie orientale. Les

Serbes de Krajina s’attendaient, eux aussi, à bénéficier d’une protection militaire de Belgrade. Or,

rien de tout cela ne s’est produit, et c’est la raison principale qui a conduit certains auteurs à

75
Rapport de la CIA, vol. I, p. 374.
76 Dossier de plaidoiries, point n 12 a).
77
RC, par. 11.90 ; PAC, par. 3.73.
78
Rapport de la CIA, vol. I, p. 372. - 23 -

affirmer que Knin était tombée à Belgrade. Selon eux, les forces gouvernementales croates

n’auraient en effet jamais remporté la victoire si l’armée yougoslave était intervenue. Le

5 août 1995, le Conseil suprême de la défense de la RFY a tenu une réunion d’urgence, dont le

procès–verbal confidentiel, que le Tribunal a, entre–temps, rendu public en l’affaire Perišić et qui a

également été fourni à la Cour à la demande de la Croatie, reflète la position de Belgrade au

moment critique, à savoir que la République fédérale de Yougoslavie ne devait «en aucune

circonstance ... se laisser entraîner dans la guerre» .79

29
5. Les bombardements

58. Les meurtres perpétrés à l’encontre de membres du groupe des Serbes de Krajina au

cours de l’opération Tempête ont commencé à l’aube du 4 août 1995 avec le pilonnage de Knin et

d’autres localités. Dans l’opinion dissidente qu’il a présentée en l’affaire Gotovina, le juge Agius a

fait observer qu’au moins 900 projectiles s’étaient abattus sur la ville de Knin en tout juste un jour

80
et demi, alors que cette ville n’opposait pas la moindre résistance . Tous les témoins oculaires

appelés à déposer par le procureur du TPIY dans l’affaire Gotovina ont déclaré que les cibles

étaient aussi bien civiles que militaires.

59. Dans la duplique, nous avons employé, dans un sous–titre, l’expression «bombardements

aveugles contre les Serbes de Krajina», nous fondant sur les conclusions de la chambre de première

instance du TPIY en l’affaire Gotovina . La Croatie y a répondu dans sa pièce additionnelle en

adoptant la ligne suivie par la défense du général Gotovina et non le point de vue d’un Etat accusé

de génocide . La signification qu’il convient de donner à ce bombardement en la présente espèce

doit être appréciée à la lumière de l’existence de l’intention de détruire le groupe des Serbes de

Krajina en tant que tel, qui avait été exprimée à la réunion de Brioni par le président Tudjman et le

83
général Gotovina, lesquels avaient plaidé pour la destruction totale des Serbes de Krajina . Aux

fins de cette analyse, la seule qui compte au regard de l’objet de la présente espèce, ce

79 Note strictement confidentielle n° 10-1 de la 40 séance élargie du Conseil suprême de la défense tenue le

5 août 1995, adressée à la Cour par la lettre en date du 18 mai 2011 de l’agent de la Serbie.
80Gotovina et Markač, arrêt du 16 novembre 2012, opinion dissidente du juge Carmel Aigus, par. 21.

81Voir Gotovina et consorts, jugement du 15 avril 2011, par. 1906-1911.
82
PAC, par. 3.28–3.45.
83Voir par. 32 (plus haut). - 24 -

bombardement sera examiné en tant qu’élément du meurtre généralisé qui a été perpétré pendant

l’opération Tempête. Le pilonnage faisait partie du plan visant à amener les civils à former des

colonnes avec les militaires, lesquelles seraient ensuite attaquées. Si nous parvenons à démontrer

de manière convaincante l’existence de l’intention spécifique (dolus specialis) du crime de

génocide — et nous avons le sentiment d’y être parvenus en rappelant quelles ont été les

déclarations des dirigeants croates à Brioni et quelles en ont été les conséquences —, les arguments

avancés la Croatie en ce qui concerne certaines questions telles que les cibles militaires légitimes,

les tirs d’artillerie ou la marge d’erreur, qui sont calqués sur ceux avancés en l’affaire Gotovina

devant le TPIY, ne tiendront pas.

60. Le défendeur a relevé non sans regret que, dans son arrêt du 16 novembre 2012, la

chambre du TPIY avait accepté à la majorité de ses membres les arguments présentés par la

défense de M. Gotovina, annulé le jugement du 15 avril 2011 et acquitté les généraux qui avaient
84
30 mené l’opération Tempête . Bien que cette décision soit sans rapport direct avec l’objet de

l’affaire dont est saisie la Cour, il faut préciser que la Serbie ne saurait souscrire à la décision des

trois juges de la chambre d’appel. En revanche, elle abonde dans le sens des cinq autres juges du

TPIY (c’est-à-dire tous les membres de la chambre de première instance et les juges dissidents de

la chambre d’appel) qui ont considéré que MM. Gotovina et Markač devaient répondre de leur

participation à l’entreprise criminelle commune qui avait eu pour but l’expulsion forcée de la

population civile au moyen de bombardements aveugles de cibles civiles.

61. Je citerai simplement un extrait de la déposition de M. Andries Dreyer, coordinateur des

Nations Unies chargé de la sécurité pour le secteur sud, l’un des trois témoins oculaires entendus en

l’affaire Gotovina, qui a déclaré ce qui suit :

«Quant à savoir s’il y avait un endroit sûr à Knin, alors que je me déplaçais dans
la ville le 4 août, ma réponse à votre question est non. En l’occurrence, j’ai essayé
d’être aussi précis que possible, mais j’aurais pu me contenter de prendre un feutre

épais, de tracer un cercle tout autour de Knin, sans plus de précision, et de dire : voilà
la zone touchée. En effet, toute la ville était touchée. Peu importent les itinéraires que
j’ai pu suivre à Knin à un moment ou un autre de la journée du 4 août, ma vie et celle
de mon équipe étaient constamment en danger.» 85

84
Gotovina et Markač, arrêt du 16 novembre 2012.
85Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 17 avril 2008, p. 1740-1741. - 25 -

Quoique la majorité de la chambre d’appel du TPIY n’ait pas tenu compte de cette déclaration, ni

des nombreux autres témoignages décrivant de manière semblable la situation qui régnait à Knin le

4 août, la Cour saura se forger sa propre opinion sur ce point, et ce dans toute la mesure qu’elle

jugera nécessaire au regard de l’objet de l’affaire relative à la Convention sur le génocide. Quant à

moi, j’examinerai à présent une question factuelle plus importante : celle des conséquences du

bombardement, autrement dit, la question des victimes.

62. L’un des témoins civils entendus par le TPIY, Mme Mira Grubor, a déclaré qu’un convoi

de réfugiés avait été directement touché par une bombe à proximité du camp des Nations Unies.

Voici ce qu’elle a dit :

«Alors que nous étions presque arrivés au camp des Nations Unies, juste après
avoir franchi la Krka, j’ai vu un obus tomber sur un convoi de véhicules et de

tracteurs, à l’endroit même où, manifestement, leurs 86nducteurs attendaient que les
bombardements cessent pour traverser la ville.»

Sa déclaration a été corroborée par celle de M. Hill . Il s’agissait bien du camp des Nations Unies

dont s’était soucié le président Tudjman, qui avait reçu du général Gotovina l’assurance que ses

31 unités «pou[rraient] mener des opérations extrêmement précises à Knin, de manière systématique,

88
sans prendre pour cible les baraquements de l’ONURC» . C’est donc la preuve que la colonne de

réfugiés a été touchée délibérément.

63. Lorsqu’il a été entendu dans le cadre de l’affaire Gotovina, le général canadien

Andrew Leslie, chef d’état-major du secteur sud de l’ONURC, a déclaré avoir vu, le 5 août, 15 à

20 corps sans vie sur la route qui le menait à l’hôpital de Knin, et vu ensuite, «à l’hôpital, un grand

89
nombre de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, entassés dans les couloirs» . Le témoin a

précisé qu’il y avait entre 30 et 60 cadavres et quelque 25 patients «dans un état absolument

90
critique» .

86
Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 14 avril 2008, p. 1397.
87 Ibid., compte rendu de l’audience du 27 mai 2008, p. 3748 ; DS, annexe 44.

88 Procès-verbal de Brioni, p. 15.
89
Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 22 avril 2008, p. 1967.
90 Ibid., p. 1967. - 26 -

64. Sa déclaration a été corroborée par celle de M. Hill, le commandant de la police militaire

91
des Nations Unies , et par celle de M. Dreyer, coordinateur des Nations Unies chargé de la

sécurité , qui avaient, tous deux, vu des cadavres dans les rues de Knin.

65. Dans sa pièce additionnelle, la Croatie a répondu que les déclarations de Mme Grubor,

de M. Hill et du général Leslie étaient «de toute évidence inexactes», parce que «[l]e jugement

rendu en l’affaire Gotovina n’a[vait] pas permis d’établir qu’une ou plusieurs personnes a[va]ient

93
été tuées ou blessées dans le cadre du pilonnage de Knin» .

66. Le fait que la chambre de première instance du TPIY n’ait pas été en mesure d’établir

qu’une ou plusieurs personnes avaient été tuées dans le cadre du pilonnage de Knin ne signifie pas

nécessairement que la déclaration du général Leslie est inexacte, voire fausse, comme l’a insinué le

demandeur. Etant donné que la Cour aura la possibilité d’en apprécier elle–même la teneur, je me

contenterai de faire observer que le TPIY n’a pu identifier, ni par leur nom, ni par d’autres

éléments, les victimes de Srebrenica en l’affaire Krstić, et que la Cour ne s’est pas non plus

penchée sur la question de l’identification des victimes dans la précédente affaire relative à

l’application de la Convention sur le génocide.

67. Le général Leslie, dont l’impartialité n’est pas mise en doute, a pu lui-même voir de

nombreux morts à Knin et en témoigner devant le Tribunal. Il n’était cependant pas en mesure de

les identifier, se déplaçant lui aussi sous les bombes. Cela signifie-t-il vraiment, comme la Croatie

l’a laissé entendre, qu’il n’y a pas eu la moindre victime ? Pareille conclusion serait bien étrange,

sachant que des victimes, même non identifiées, restent des victimes. Quoi qu’il en soit, les efforts

considérables déployés depuis de nombreuses années par le centre de collecte de documents et

32 d’information Veritas ont permis d’identifier 70 personnes, tuées précisément dans la ville de Knin

au cours de l’opération Tempête (36 civils, 31 soldats et 3 policiers) , qui ont donc, pour la

plupart, forcément succombé au bombardement. Ces deux déclarations, celle de M. Leslie et celle

de M. Štrbac, sont par conséquent concordantes et complémentaires. Elles sont en outre étayées

91
Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 27 mai 2008, p. 3748 ; DS, annexe 44.
92Ibid., compte rendu de l’audience du 17 avril 2008, p. 1739-1740.
93
PAC, par. 3.32 i).
94 er
Déclaration de M. Savo Štrbac, témoin-expert, soumise à la Cour le 1 octobre 2013 (6.9). - 27 -

par les déclarations des témoins entendus par le TPIY (Mme Grubor, M. Hill et M. Dreyer) et celle

du témoin protégé n 136 du TPIY, qui travaillait en tant qu’interprète pour l’ONU à l’époque

critique. Ce témoin a décrit des alignements de tombes anonymes, rangée par rangée, dans le

95
cimetière de Knin .

68. Outre sa position sur ces témoignages, il serait très intéressant que le demandeur nous

explique comment il peut prétendre que, selon la chambre de première instance du TPIY, 94,5 %

96
des obus tirés l’avaient été en direction de cibles militaires légitimes . Nous n’en avons pas trouvé

la moindre trace de ce chiffre dans le jugement. Cette explication ne serait certes guère utile en ce

qui concerne l’objet du différend qui nous oppose, mais elle donnerait une bonne indication de la

manière dont le demandeur entend appliquer le principe de bonne foi dans sa présentation de

l’affaire devant l’organe judiciaire principal des Nations Unies.

69. D’autres localités de la République serbe de Krajina ont également essuyé des attaques à

l’artillerie lourde. Selon les éléments de preuve concernant le seul secteur sud de l’ONURC qui

ont été présentés en l’affaire Gotovina et consorts, cela a été le cas des petites villes de Benkovac,

Obrovac, Gračac, Kistanje, Uzdolje, Kovačić, Plavno, Polača et Buković, ainsi que de nombreux

villages . Dans cette même affaire, la chambre de première instance du TPIY a estimé qu’au

98
moins 150 projectiles avaient atteint Benkovac et ses environs immédiats les 4 et 5 août , et que

pas moins de 150 étaient tombés sur Gračac et ses environs immédiats le 4 août 1995 . Par 99

ailleurs, la chambre de première instance n’a fait état d’aucune résistance de la part des villes de

100
Benkovac, Gračac et Obrovac .

95
Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 13 mars 2008, p. 644 ; DS, annexe 49.
96 PAC, par. 3.32 ii) et 3.40.

97 Gotovina et consorts, déclarations des témoins suivants : Jovan Dopudj, compte rendu de l’audience du
8 juillet 2008, p. 5980–5981, 6000–6001 ; Sava Mirković, compte rendu de l’audience du 25 août 2008, p. 7417 ;
Vida Gaćeša, compte rendu de l’audience du 15 mai 2008, p. 2886 et 2898–2899 ; Herman Steenbergen, compte rendu de

l’audience du 30 juin 2008, p. 5416 ; voir aussi Reynaud Theunens, rapport d’expert intitulé Croatian Armed Forces and
Operation Storm, partie II, p. 188 ; CMS, annexe 64.
98 Gotovina et consorts, jugement du 15 avril 2011, par. 1916 ; voir aussi par. 1914–1945.

99 Ibid., par. 1928.

100Ibid., par. 1914-1945. - 28 -

33
6. Les attaques de colonnes de réfugiés

70. L’exode de la population de Krajina a débuté avec les pilonnages sans discrimination qui

ont contraint les civils à fuir la ligne de feu qui se rapprochait lentement. D’après le rapport du

Comité Helsinki de Croatie pour les droits de l’homme, la population serbe avait presque déserté le

101
secteur sud des Nations Unies le soir du samedi 5 août , tandis que les habitants du secteur nord

avaient commencé à évacuer la zone entre les 6 et 8 août . Les cartes qui apparaissent à l’écran,

établies par l’ONG Veritas, montrent les directions prises par les colonnes de réfugiés et leur

103
progression quotidienne vers l’est .

71. La formation de ces colonnes et les attaques qu’elles ont subies ont été rapportées avec

précision par le témoin Boris Martinović, qui a déposé en 1997 devant le tribunal national de

Banja Luka, en Bosnie-Herzégovine. Sa déclaration a été présentée par la Serbie en tant que

déclaration sous serment («affidavit» ), et citée dans la duplique . Je souhaiterais de nouveau

appeler votre attention, Mesdames et Messieurs de la Cour, sur ses principaux aspects.

106
72. M. Martinović a déclaré que l’attaque de l’armée croate contre la ville de Glina, située

dans la région de Banija , dans le secteur nord des Nations Unies, avait été précédée d’intenses

bombardements de la ville et de ses environs, obligeant les habitants à quitter leurs foyers et à

108
chercher refuge vers Dvor na Uni , à la frontière entre la Krajina et la Bosnie–Herzégovine. Le

témoin a précisé que les obus pleuvaient et qu’il y avait eu des victimes avant même que la

population ait pu fuir. Les bombardements étaient le signe que l’infanterie croate s’apprêtait à

lancer une attaque, raison pour laquelle la population fuyait la zone en convois. Le témoin a

souligné que la population civile ne fuyait pas, mais se retirait. Les habitants partaient en voitures

particulières, en véhicules de transport de marchandises, en tracteurs ou en charrettes tirées par des

101
Comité Helsinki de Croatie pour les droits de l’homme, Military Operation Storm and It’s Aftermath (sic)
[«L’opération militaire Tempête et ses conséquences»], Zagreb, 2001, p. 20 (ci–après, le «rapport CHC» ; disponible à
l’adresse suivante : http://icr.icty.org/LegalRef/CMSDocStore/Public/English/Exhibit/NotInde…-
90/ACE81106R0000326368.pdf).
102
Ibid., p. 5.
103 os
Dossier de plaidoiries, onglets n 13 a), b), c), d), e), f).
104
DS, annexe 53, par. 733.
105Ibid.

106DS, annexe 53.

107Dossier de plaidoiries, onglet n 14 a).
108 o
Ibid., onglet n 14 b). - 29 -

34 chevaux, beaucoup allant également à pied faute de moyen de transport. Les convois de réfugiés

fuyant Knin et Kordun s’étaient rejoints pour n’en former qu’un seul, considérablement allongé.

Les avions de guerre croates survolaient la zone, semant la panique au sol. Le convoi a été

bombardé par l’armée croate à Brezovo Polje, à une vingtaine de kilomètres de Glina. Le témoin a

vu de ses propres yeux les corps de six civils. Le deuxième bombardement du convoi est intervenu

alors que celui–ci approchait de la localité de Žirovac . 109

73. Il ne s’agit pas là d’une déclaration isolée. De multiples détails sur les nombreuses

attaques dirigées contre les colonnes de réfugiés dans la région de Banija, sur la route entre Glina et

Dvor, les 7 et 8 août, sont en effet contenus dans d’autres déclarations sous serment produites par le

110 111 112
défendeur, notamment celles de Mirko Mrkobrad , de Božo Ivanović , de Dušanka Mraović et

de quatre autres témoins , dont ceux à qui la police croate a rendu visite en 2012 pour les

interroger sur les déclarations présentées par la Serbie. Ces témoins ont fourni aux juridictions

nationales des informations sur les attaques visant les colonnes de réfugiés, ainsi que sur les

exécutions perpétrées par l’armée croate et le cinquième corps de l’armée de Bosnie–Herzégovine.

Ces déclarations, qui constituent des témoignages directs et marquants, ont été faites en pleine

conformité avec les règles de procédure nationales en vigueur à l’époque dans les pays de

l’ex-Yougoslavie, un an ou deux après l’horrible massacre auquel les intéressés avaient survécu.

J’invite respectueusement la Cour à les considérer comme crédibles et fiables. L’un des témoins

cités, M. Mrkobrad, a d’ailleurs été appelé par la Serbie à déposer dans le cadre de la présente

instance.

74. Le rapport de situation de la cellule de crise humanitaire (recueil de rapports relatifs aux

114
droits de l’homme, entrées correspondant aux 7 et 8 août ) et de nombreuses organisations non

109Dossier de plaidoiries, onglet n 14 c).

110DS, annexe 52.

111Ibid., annexe 55.
112
Ibid., annexe 60.
113Ibid., annexes 54, 56, 58 et 59.

114CMS, annexe 55. - 30 -

115
gouvernementales, dont Human Rights Watch , ont également fait état des attaques menées contre

les civils et les soldats se repliant sur la route entre Glina et Dvor.

35 75. Dans son rapport public portant sur l’opération militaire Tempête et ses conséquences,

publié à Zagreb en 2001, le Comité Helsinki de Croatie pour les droits de l’homme (CHC) a signalé

ce qui suit :

«On a déploré de nombreuses victimes dans la colonne de réfugiés dans la
région de Banija, qui a été dispersée à de nombreuses reprises par les
bombardements … Les habitants de certains secteurs de Kordun ont commencé à fuir

entre le 6 et le 8 août. C’est donc sur ce territoire qu’on a enregistré le plus de
personnes blessées dans une colonne de réfugiés. Entre le 6 et le 9 août 1995, la

colonne a été la cible d’avions et de chars,eet a subi des attaques de la part de certains
membres de l’armée croate et du 5 corps de l’armée de BH. De nombreuses
personnes ont été blessées et tuées au cours de ces attaques. Des civils ont également
116
été exécutés au cours du déplacement de ces colonnes.»

76. Ce comité a rapporté quatre attaques majeures contre les civils, qui se sont produites dans

le secteur nord des Nations Unies, à proximité des localités de Glina, Žirovac, Maje et Cetingrad.

Les membres du CHC ont interrogé de nombreux survivants, dont les déclarations figurent dans le

117
rapport, et le défendeur y a largement fait référence dans son contre–mémoire . Elles étayent les

autres éléments de preuve et, avec les «affidavits», constituent un compte rendu dramatique des

actes criminels commis entre Glina et Dvor.

77. D’après les données recueillies par l’ONG Veritas, au moins 189 personnes ont été tuées

118
dans plusieurs attaques contre les convois sur la route Glina-Dvor . Leurs noms sont inscrits sur

la liste des victimes de l’opération Tempête, disponible en anglais sur le site Internet de Veritas . 119

Deux tiers de ces personnes étaient des civils. Dans la localité de Žirovac, Veritas a recensé

67 victimes, dont 43 civils (21 femmes), 23 soldats et un policier de la Krajina. A ce jour, seules

les dépouilles de 17 d’entre elles ont été exhumées et identifiées par les autorités croates ; les autres

120
victimes sont toujours portées disparues .

115Rapport du Human Rights Watch, Impunity for abuses committed during Operation Storm, and the denial of
the right of refugees to return to the Krajina, août 1996, vol. 8, n 13 (D), p. 11–12 ; disponible à l’adresse suivante :
www.hrw.org/legacy/reports/1996/Croatia.htm.

116Rapport CHC, p. 215–216.

117CMS, par. 1244–1246, 1248–1256.
118 er
Déclaration du témoin-expert Savo Štrbac, présentée à la Cour le 1 octobre 2013 (6.8).
119http://www.veritas.org.rs/wp-content/uploads/2013/02/Oluja-spisak-direk….

120Déclaration du témoin–expert Savo Štrbac (6.8). - 31 -

78. Mesdames et Messieurs de la Cour, personne n’a jamais été condamné pour le massacre

des réfugiés sur la route entre Glina et Dvor, alors que l’on sait pertinemment quelles étaient les

unités croates présentes dans la région . Le TPIY n’a jamais accusé quiconque de ce massacre.
36

79. Des attaques contre les colonnes de réfugiés ont aussi été systématiquement menées dans

d’autres endroits. En tant que témoin oculaire, M. Božo Šuša, dont la déclaration fait également

partie intégrante de la procédure orale, a déposé sur l’exécution de 15 réfugiés dans la ville de

Knin, à proximité de l’église catholique locale le 5 août 1995. Il s’agissait de personnes âgées

égarées qui ont croisé l’infanterie croate entrant à Knin. Elles ont été exécutées immédiatement et

sans pitié .22

80. Le témoin Sava Utržen a fait sa déposition devant le tribunal national de Prijedor, en

Bosnie–Herzégovine, en 1997. Elle dit avoir vu des soldats croates intercepter un convoi de civils

fuyant Knin sur leurs tracteurs, le 5 août. Quatre des conducteurs ont été tués et leurs corps, jetés

dans la rivière. Elle déclare aussi avoir vu, par la suite, des soldats croates emmener à la caserne un

groupe de soldats serbes qu’ils brutalisaient. Près de la caserne, elle a vu de nombreux cadavres de

123
civils .

81. Marija Večerina, qui a témoigné dans l’affaire Gotovina, a indiqué qu’un groupe de

réfugiés avait été attaqué dans le village d’Oćestovo, de la municipalité de Knin, le 5 août. Après

une brève détention, son fils, Stevo Večerina, et cinq autres hommes ont été exécutés . Les noms24

de ces victimes ont été répertoriés par Veritas.

82. Trois autres témoins cités à comparaître devant le TPIY dans l’affaire Gotovina

Dusan Dragićević et les témoins protégés P-001 et P-013 ont rapporté que, le même jour, un

groupe comprenant au moins 20 réfugiés du village de Polača avait été attaqué par des soldats

croates dans la localité de Kovačić. Trois Serbes ont été tués et au moins trois autres blessés ; le

reste du groupe a réussi à s’enfuir dans la forêt voisine . Aucune condamnation n’a été prononcée

pour ces crimes.

121
Déclaration du témoin–expert Savo Štrbac (6.8).
122Déclaration du témoin Božo Šuša, présentée à la Cour le 1 octobre 2013.

123DS, annexe 61.
124
Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 17 juillet 2008, p. 6716-6722 ; DS, annexe 47.
125Gotovina et consorts, jugement du 15 avril 2011, par. 313–333. - 32 -

83. Les attaques contre les colonnes de réfugiés n’ont pas cessé, même après que ces derniers
126
eurent passé la frontière croate. Le témoin protégé P-056 du TPIY, ainsi que deux témoins dont

37 la Serbie a présenté les déclarations sous serment («affidavits» ) à la Cour, ont fait le récit de

l’attaque aérienne qui a visé la colonne de réfugiés près de Petrovac, en Bosnie–Herzégovine, dans

la localité de Bravsko, zone aussi appelée Medeno Polje. D’après leur déclaration et les données

recueillies par Veritas, neuf Serbes ont trouvé la mort au cours de cette attaque, dont quatre enfants,

et dix ont été blessés. Je reviendrai tout à l’heure aux attaques contre les colonnes de réfugiés que

l’armée croate a conduites sur le territoire de la Bosnie–Herzégovine.

84. Monsieur le président, ces massacres confirment la signification réelle des propos

tristement célèbres du président croate sur l’île de Brioni : «Nous devons infliger aux Serbes des

pertes telles que, dans les faits, ils disparaîtront». L’attaque des colonnes de soldats hors de combat

et de civils en fuite ne répondait à aucune nécessité d’ordre militaire. Comme nous l’avons indiqué

dans la duplique, ces colonnes ont été attaquées pour une seule raison : détruire le groupe ethnique

peuplant la Krajina. Ces actions indiquaient clairement aux survivants qu’il leur serait impossible

de revenir.

Monsieur le président, serait-il possible de faire une courte pause ?

Le PRESIDENT : Oui, naturellement. Vous méritez bien une pause, encore davantage que

les Membres de la Cour ce matin, car vous devez encore plaider pendant environ 85 minutes.

L’audience est suspendue pendant 15 minutes.

M. OBRADOVIĆ : Merci, Monsieur le président.

L’audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 40.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend ; Monsieur Obradović, vous

pouvez poursuivre.

M. OBRADOVIĆ : Merci, Monsieur le président.

126DS, annexe 51.

127Ibid., annexes 65 et 66. - 33 -

7. Les massacres de Serbes restés en Krajina

85. Les craintes des personnes fuyant la Krajina étaient parfaitement justifiées par le sort

horrible qui a été réservé à ceux qui avaient décidé de rester sur place en attendant les troupes

38 gouvernementales croates. Comme le rapport du Secrétaire général des Nations Unies du

18 octobre 1995 l’indique, les Serbes de Krajina qui avaient fait ce choix étaient très peu

nombreux . La plupart étaient des personnes âgées ou handicapées qui n’étaient pas en mesure de

s’échapper avec les autres. Selon de nombreuses sources, ces personnes ont néanmoins été

massacrées en masse par les forces croates.

86. Plusieurs Serbes du village de Golubić, à proximité de Knin, qui avaient décidé de cesser

de fuir et de regagner leur village, se sont arrêtés dans un endroit appelé Radljevac pour prendre de

l’essence. Ils sont tombés sur des soldats croates qui ont ouvert le feu sans autre forme de procès,

tuant sept d’entre eux. Le Comité Helsinki de Croatie pour les droits de l’homme a fait état de cet

incident . Les exécutions se sont poursuivies le lendemain en ce même lieu. Veritas a rapporté

que, les 4 et 5 août, dix civils et trois prisonniers avaient été exécutés dans le village de Radljevac.

Leurs noms, tout comme ceux d’autres victimes que je mentionnerai tout à l’heure, sont cités dans

la liste dressée dans l’exposé du témoin-expert Savo Štrbac . 130

87. Quoi qu’il en soit, même si les victimes de Radljevac avaient réussi à atteindre Golubić,

leur village, elles auraient subi le même sort. Selon Veritas, le 6 août, l’armée croate avait en effet

e
nettoyé le village. Au moins 15 Serbes ont été tués ce jour-là à Golubić ; quant au 16 habitant, il

s’est suicidé. Voilà ce qu’il est advenu de la totalité littéralement de ceux que les soldats

croates ont trouvé dans le village . Et voici comment le Comité Helsinki de Croatie pour les

droits de l’homme a décrit le sort de ces personnes dans son rapport de 2001 :

«Nikola Panić, né en 1935, handicapé, a été tué le 6 août 1995 à Golubić. Sa
tête a été retrouvée à 50 mètres du lieu de son assassinat. On raconte que des soldats
ont joué au football avec. Le corps de Marija Banjanin, 89 ans, originaire de Gračac, a
été trouvé décapité. Sa tête a été retrouvée, sans les yeux. NN(f), 74 ans environ, a

été retrouvée ficelée avec un filet de pêche. Elle avait un pneu de voiture autour du
cou, qui, semble-t-il, avait été brûlé. Dans les environs de Golubić, les Nations Unies

128
La situation dans les territoires occupés de la Croatie, Rapport du Secrétaire général, 18 octobre 1995,
Nations Unies, doc. A/50/648, par. 27.
129Rapport du CHC, p. 53.

130Exposé du témoin-expert Savo Štrbac présenté à la Cour le 1 octobre 2013 (6.11.7).
131
Ibid. (6.11.6). - 34 -

ont trouvé un homme et une femme morts. Le nez et les oreilles de l’homme avaient
132
été tranchés.»

Le procureur du TPIY n’a pas examiné ces incidents. Personne n’a jamais été reconnu coupable de

ces crimes devant les tribunaux de Croatie.

39 88. D’un autre côté, trois témoins cités dans l’affaire Gotovina ont déclaré que les habitants

qui étaient restés dans le village d’Uzdolje, également situé dans la municipalité de Knin, avaient

été brutalement exécutés le 6 août. La chambre de première instance a considéré que ces

déclarations étaient crédibles et dignes de foi. Selon ces témoins, sept personnes ont été tuées et

200 maisons, brûlées par les soldats de l’armée croate. Deux témoins oculaires de cette

exécution — le témoin protégé P067, qui a été blessé lors de ce massacre et le témoin

Dragutin Junjga, qui a réussi à s’échapper avant que l’exécution n’ait lieu avaient trouvé refuge

dans les montagnes derrière le village. Toutes les victimes du massacre d’Uzdolje étaient des

personnes âgées ; elles ont été retrouvées sur la route. Ces personnes n’avaient pas opposé la

133
moindre résistance aux soldats croates .

89. Dans le village de Mokro Polje, près de Knin, les soldats croates ont également tué

six Serbes le 6 août 1995 : quatre réfugiés rencontrés dans le village, ainsi que deux vieilles

femmes .134 Le témoin Ilija Babić, que la Croatie n’a pas souhaité soumettre à un

contre-interrogatoire, a survécu au massacre, caché sur le terrain de sa maison. Les soldats croates

ont tué tous ceux qu’ils ont trouvés dans le village. Personne n’a jamais été poursuivi pour ce

massacre.

90. Selon le Comité Helsinki de Croatie pour les droits de l’homme, des massacres de Serbes

ont également été perpétrés dans les villages suivants de Dalmatie : Strmica (15 victimes) 135;

132Rapport du CHC, p. 47.

133Gotovina et consorts, jugement du 15 avril 2011, par. 489-505.
134 er
Déclaration du témoin Ilija Babić, présentée à la Cour le 1 octobre 2013. Voir aussi, exposé du
témoin-expert Savo Štrbac (6.11.8).
135
Rapport du CHC, p. 38. - 35 -

Oton (8 victimes) 136; Vrbnik (9 victimes) 137 ; Žagrović (16 victimes) 138; Ivoševci (14 tués et

139
10 disparus) ; et de nombreux autres encore.

91. L’armée croate a adopté la même ligne de conduite dans la région de la Lika. Le

4 août 1995, 14 habitants du village de Kijani, près de Gračac, avaient décidé de rester chez eux

dans l’attente des troupes croates, tandis que tous les autres avaient quitté le village. Ceux qui

étaient restés sur place ont tous été tués. Mile Sovilj, qui a témoigné devant le TPIY, a déclaré

devant la chambre de première instance saisie de l’affaire Gotovina que son père, Vlade, n’avait

pas voulu quitter le village car il avait entendu l’annonce faite à la radio par le président Tudjman

selon laquelle les gens devaient rester chez eux et que rien ne leur arriverait. Dix jours plus tard,
40

Mile Sovilj, son fils, a fait part à la Croix-Rouge serbe, à la FORPRONU et à Veritas de la

disparition de son père. Ce témoin a appris plus tard que son père avait été tué le 8 août 1995 par
140
les forces croates, avec tous ceux qui étaient restés à Kijani .

92. Selon une fiche d’identification croate, un corps complètement calciné portant le

numéro 302 a été retrouvé à Bruvno, dans la municipalité de Gračac, le 12 août 1995, puis inhumé

dans un cimetière proche, à Gračac. Le corps G04/014B, exhumé le 3 juin 2002 dans un cimetière

situé à proximité de Gračac et qui portait une plaque métallique avec le numéro 302 présentait,

entre autres, une blessure par balle au torse dont le médecin légiste a établi qu’elle avait causé sa

mort. En 2004, les analyses ADN effectuées par les autorités croates de Zagreb ont permis

d’établir que le corps G04/014B, exhumé dans le cimetière de Gračac, était celui de Vlade Sovilj,

né en 1931 . 141

93. Bien qu’ayant conclu qu’il ressortait des éléments de preuve que Vlade Sovilj était mort

d’une blessure par balle au tronc aux environs du 8 août 1995 dans la municipalité de Gračac, la

chambre de première instance du TPIY a estimé que ces éléments ne permettaient de déterminer ni

les circonstances de la mort de l’intéressé, ni les responsables de sa mort. Comme cela a été le cas

136
Rapport du CHC, p. 40.
13Ibid.

13Ibid., p. 45-47.
139
Ibid., p. 45, 150-151.
140
Gotovina et consorts, jugement du 15 avril 2011erpar. 257. Voir aussi, déclaration de témoin de Mile Sovilj et
exposé du témoin-expert Savo Štrbac, présentés à la Cour le 1 octobre 2013.
14Gotovina et consorts, jugement du 15 avril 2011, par. 258. - 36 -

en de nombreux autres endroits de Krajina durant l’opération Tempête, personne n’a survécu au

massacre de Kijani. La chambre de première instance n’a pas été en mesure de tirer de conclusion

quant à l’identité de l’auteur du massacre ou à son appartenance à tel ou tel groupe et, dès lors, n’a

pas examiné davantage cet incident dans le cadre des accusations portées contre les généraux

142
croates . Le massacre de 13 autres habitants de Kijani n’a pas même été examiné par le procureur

du TPIY.

94. Cela signifie-t-il que ce massacre n’a pas eu lieu ? Selon moi, aucune personne sérieuse

et raisonnable ne saurait tirer une telle conclusion. Faute de renseignements en ce qui concerne

l’appartenance des auteurs de ces actes à tel ou tel groupe, le Tribunal n’a pas pu établir au-delà de

tout doute raisonnable la responsabilité d’un officier de l’armée (Gotovina) et d’un officier de

police (Markač) pour cet acte criminel en particulier. Néanmoins, la présente espèce n’est pas une

affaire de responsabilité pénale individuelle, mais une affaire, Mesdames et Messieurs de la Cour,

ayant trait à la responsabilité d’un Etat. Or, il ne fait aucun doute que ce crime a été commis sur le

41 territoire croate après la chute de la Krajina. Il ne fait aucun doute qu’il n’y a eu aucun

143
affrontement militaire à compter du 8 août dans la région de la Lika . A l’époque des faits, le

village de Kijane se trouvait sous le contrôle effectif et exclusif des forces armées

croates 144 armée ou police. Cela conduit à la seule et unique conclusion possible, à savoir que la

Croatie est responsable de cette violation du droit humanitaire international commise dans le

village de Kijane.

95. Par ailleurs, l’exécution par l’armée croate des habitants restés dans le village d’Oraovac,

dans la municipalité de Donji Lapac, a été établie au-delà de tout doute raisonnable dans l’affaire

Gotovina et consorts. Quand l’armée croate est entrée dans le village, le 7 août, cinq des

six habitants qui étaient restés ont été arrêtés. L’un d’entre eux, Milan Ilić, a réussi à s’échapper ;

les quatre autres, dont son frère, Marko, ont été exécutés. Caché dans des buissons, Milan a

entendu huit coups de feu : deux balles pour chacune des victimes . 145 Le sixième habitant

142
Gotovina et consorts, jugement du 15 avril 2011, par. 259.
143Voir ci-dessus, par. 55.

144Gotovina et consorts, déposition du témoin Peter W. Galbraith, compte rendu de l’audience du 23 juin 2008,
p. 4947, lignes 19-25.
145
Gotovina et consorts, jugement du 15 avril 2011, par. 210-218. - 37 -

d’Oraovac était une vieille femme grabataire. Son nom figure lui aussi désormais sur la liste des

victimes de l’opération Tempête établie par Veritas.

96. Aux fins de la présente affaire, j’ai parfaitement conscience que l’on pourra dire qu’il y a

eu peu de victimes dans le village d’Oraovac : seulement quatre ou cinq. Ce genre de remarque n’a

cependant pas grande pertinence. Premièrement, si l’on regarde de plus près ces événements, on

constatera que, pour tous les villages que je viens de mentionner comme pour bien d’autres encore,

les meurtres ont été commis sur la route empruntée par les forces croates, dans le cadre d’une

même opération de meurtre. Tout cela s’est déroulé sur une période de quelques jours. Les

exécutions ne sauraient donc être considérées comme des incidents isolés.

97. Deuxièmement, il ne fait aucun doute que les auteurs du massacre d’Oraovac avaient

l’intention de tuer tous les habitants serbes du village qui étaient restés sur place. Ils ont exécuté

quatre de leurs victimes, tandis que la cinquième, Milan Ilić, réussissait habilement à échapper à

ses bourreaux. Y a-t-il le moindre doute sur ce qui se serait passé si 15 Serbes étaient restés dans le

village ? Ou s’ils avaient été 115 ? Dans ce dernier cas, certaines questions d’ordre pratique se

seraient nécessairement posées, et nul ne peut dire comment ce problème aurait été résolu, mais

quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que les auteurs des crimes d’Oraovac, comme dans nombre

d’autres endroits, ont clairement démontré que leur intention était de tuer tous les Serbes qu’ils

trouveraient dans les villages.

42 98. Ce nonobstant, la chambre d’appel du TPIY a infirmé le jugement rendu en première

instance en l’affaire Gotovina et consorts : personne n’a été déclaré coupable du massacre des

civils innocents d’Oraovac, de même que personne n’a été reconnu coupable à titre individuel du

massacre de Kijani.

99. Quant à l’exécution de masse de civils dans le village de montagne de Komić, dans la

municipalité de Titova Korenica, là encore dans la région de la Lika, elle ne figure dans aucun acte

d’accusation d’une juridiction internationale ou nationale. Sept paysans serbes pacifiques, qui

étaient restés chez eux, y ont été tués brutalement. Certains ont brûlé avec leur maison. Les autres
146
ont réussi à s’échapper dans les collines situées aux abords du village . Sur ces faits également, il

146Déclaration du témoin Jela Ugarković, présentée à la Cour le 1 octobre 201Voir aussi, exposé du
témoin-expert Savo Štrbac (6.11.2). - 38 -

est de mon devoir d’appeler l’attention de la Cour. Les caractéristiques topographiques de la

Krajina sont particulières : c’est une zone montagneuse où de nombreux hameaux sont difficiles

d’accès et les maisons, éloignées les unes des autres. Quand ils entendaient des coups de feu

provenant d’un autre hameau, les habitants d’un hameau avaient suffisamment de temps pour
147
s’échapper vers les collines et les forêts. Ces images de la région de la Krajina expliquent

pourquoi l’opération de nettoyage menée par l’armée croate n’a pas fait davantage de victimes.

Mme Jela Ugarković, qui compte parmi les rescapés de Komić, a témoigné à l’audience au sujet de

cet horrible épisode.

100. Quoi qu’il en soit, bien que la municipalité de Gračac fasse partie des endroits

considérés dans l’Acte d’accusation du TPIY en l’affaire Gotovina et consorts comme ayant été le

théâtre de meurtres de masse systématiques, l’exécution de quatre habitants du village de Glogovo,

qui se trouve dans cette même municipalité, n’a pas été pris en compte par le procureur lors du

procès intenté contre les trois généraux croates. Lorsque, le 7 août 1995, Boris Jakšić est descendu

des pâturages situés à flanc de montagne pour se rendre au village, des soldats croates lui ont dit

d’inviter les autres bergers à le rejoindre afin d’obtenir de nouveaux documents d’identité. Ceux

qui ont accepté et se sont rendus à Glogovo ont été tués. Dragica Petrović, témoin de cet

événement et femme de Rade Petrović, l’une des victimes, est décédée en 2001. Entre-temps,

148
l’ONG Veritas avait consigné sa déclaration .

101. Toujours selon Veritas, douze civils étaient restés dans le village de Doljani, dans la

municipalité de Vrhovine. Il s’agissait de personnes âgées, dont beaucoup étaient malades ou

43 handicapées. En août 1995, les forces armées croates les ont toutes tuées, dans leur maison ou à

149
proximité. Nombreux sont ceux qui ont trouvé la mort dans l’incendie de leur maison .

102. Dans le rapport qu’il a publié en 2001, le Comité Helsinki de Croatie pour les droits de

l’Homme a également fait état de ces crimes perpétrés dans la région de la Lika. En outre, le CHC

a indiqué que huit Serbes avaient été tués dans le village de Zalužnice en août 1995 . Si l’on en

147 o
Dossier de plaidoiries, pièce n 15 a), b) et c).
148Exposé du témoin-expert Savo Štrbac (6.11.3).
149
Ibid. (6.11.4).
150
Rapport du CHC, p. 51. - 39 -

croit les données recueillies par Veritas, 12 autres personnes, des Serbes âgés, ont été exécutées

151
dans le village de Zrmanja, dans des hameaux du nom de Gudura, Nadvrelo et Palanka . A

Zrmanja, les victimes avaient en moyenne 71 ans et à Doljani, 67.

103. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans cet exposé consacré

aux massacres de Serbes qui avaient décidé de rester en Krajina, je me suis contenté, jusqu’à

présent, d’évoquer le sort de ceux qui étaient restés dans le secteur sud sous protection des

Nations Unies. La carte qui s’affiche maintenant à l’écran a été établie par le procureur du

152
TPIY . Elle montre les lieux des massacres les points rouges qui ont été considérés dans le

cadre du procès Gotovina et consorts. La carte suivante, en revanche, que l’on doit à notre équipe

153
juridique , représente les lieux d’exécution que j’ai mentionnés ou que je mentionnerai

aujourd’hui. La différence flagrante entre ces deux cartes vous donnera une idée du fossé qui

sépare ces deux affaires.

104. Comme vous pouvez le constater sur la deuxième carte, des massacres d’habitants qui

ne se sont pas joints aux colonnes de réfugiés ont également été commis dans le secteur nord sous

protection des Nations Unies. Ainsi, le rapport du CHC daté de 2001 fait état, entre autres,

d’exécutions de civils perpétrées entre les 4 et 6 août dans la municipalité de Duga Resa, dans le

Kordun. Le 5 août, six membres de l’armée croate ont tué cinq personnes dans la maison de

Nikola Dmitrović, dans le village de Donji Skrad. Quatre de ces victimes étaient des femmes. Une

autre femme, née en 1931, qui avait échappé au massacre le 5 août, a été retrouvée le lendemain

par les soldats croates. Elle a été violée, puis jetée dans un puits où elle est morte 154; la sixième

155
victime, une femme née en 1905, a elle aussi été tuée à Donji Skrad le 5 août . Le CHC précise

44 en outre que, le 8 ou le 9 août, cinq civils ont été tués dans le village de Čremušnica (municipalité

de Vrginmost), et que cinq corps calcinés ont été retrouvés dans le village de Bijeli Klanac.

105. Selon la liste des victimes établie par Veritas, dans la région de la Banija,

les 6 et 7 août 1995, l’armée croate est entrée dans le village de Luščani, non loin de Petrinja, et a

151
Exposé du témoin–expert Savo Štrbac (6.11.4).
152Dossier de plaidoiries, pièce n 16.

153Ibid., pièce n 17.
154
Rapport du CHC, p. 236-237.
155Ibid. ; voir aussi, exposé du témoin-expert Savo Štrbac (6.11.1). - 40 -

tué au moins 11 Serbes, tous ceux qu’elle y a trouvés , et les 7 et 8 août, à Šaš (municipalité de

157
Kostajnica), six civils qui étaient restés chez eux ont été tués .

106. Les massacres de Serbes se sont poursuivis bien après la fin de l’opération Tempête. Le

rapport établi en 1996 par Human Rights Watch indique ainsi ce qui suit :

«selon les observateurs des droits de l’homme dans la région, environ quatre-vingt
civils serbes ont été exécutés entre novembre 1995 et avril 1996, longtemps après que
le gouvernement croate eut pris le contrôle de la région et donné sa promesse qu’il
158
assurerait la sécurité des Serbes vivant en Krajina» .

107. La lumière a également été faite sur d’autres crimes postérieurs à l’opération Tempête,

notamment les massacres perpétrés dans le secteur sud, dans les villages de Grubori hameau de

159
Plavno , Gošići, et Varivode , principalement grâce au rétablissement de la libre circulation des

troupes des Nations Unies le 9 août 1995, du fait de la pression exercée par la communauté
160
internationale . Les équipes d’enquêteurs de l’UNCRO ont ainsi pu enregistrer sur cassettes

vidéo certaines conséquences des crimes commis. Ces vidéos des Nations Unies ont été ensuite

reprises dans le documentaire intitulé «Tempête sur Krajina», qui a été examiné en tant qu’élément

161
de preuve dans l’affaire Gotovina . Mesdames et Messieurs de la Cour, j’aimerais maintenant

vous inviter à prendre vos écouteurs. [Vidéo.]

Transcription :

«Nous nous sommes rendus hier dans la vallée de Plavno, pour y rencontrer un

groupe de personnes vivant là-bas, et nous avons vu que de l’autre côté de la vallée,
une autre localité était apparemment en flammes. Une énorme colonne de fumée
s’élevait, aussi nous y sommes-nous rendus dans l’après-midi, et nous avons constaté

45 qu’en fait, la quasi-totalité des bâtiments de ce village à flanc de colline étaient en
flammes.

Le soir du 25, nous sommes retournés au village, où nous avons trouvé deux
autres personnes, en plus de celle que nous avions déjà rencontrée. Elles se
lamentaient et [frappées de chagrin] parce que [entre-temps] elles avaient trouvé deux

156Exposé du témoin-expert Savo Štrbac (6.11.10).

157Ibid. (6.11.9).
158
Human Rights Watch Report, Croatia: Impunity for abuses committed during Operation Storm, and the denial
of the right of refugees to return to the Krajina, août 1996, vol. 8, n° 13 d), p. 2, disponible à l’adresse suivante :
www.hrw.org/legacy/reports/1996/Croatia.htm ; le rapport du CHC, p. 166–169, dresse également une liste de 24 civils
tués dans le secteur sud entre 1996 et 1999, disponible à l’adresse suivante : http://icr.icty.org/LegalRef/CMSDocStore/
Public/English/Exhibit/NotIndexable/IT-06-90/ACE81106R0000326368.pdf.
159
Voir CMS, par. 1281-1283.
160
Voir déposition devant le TPIY du général Andrew Brook Leslie, Gotovina et consorts, compte rendu de
l’audience du 22 avril 2008, p. 1972-1973.
161Dossier de plaidoiries, pièce n 18. - 41 -

cadavres, des gens qui, à l’évidence, avaient été tués plus tôt dans la journée. Alors,
on a vu les corps ... ces deux personnes avaient apparemment … une personne avait
une balle dans la tête. Une autre personne tous deux étaient des hommes âgés

avait la gorge tranchée.» [Fin de la vidéo.]

108. Ces exécutions ont été examinées lors du procès Gotovina et des observateurs des
162
Nations Unies ont fait des déclarations dignes de foi devant le tribunal local . De plus, quelques

procédures ont été engagées en Croatie. Malheureusement, compte tenu de la position adoptée par

la majorité des membres de la chambre d’appel du TPIY, ces crimes sont restés impunis. Aucun

tribunal de Croatie n’a jamais déclaré coupable un quelconque auteur des massacres de personnes

âgées innocentes perpétrés à Grubori, Gošići ou Varivode.

109. Dans le documentaire, on a pu entendre une femme de Varivode, du nom de Jelka,

déclarer : «Alors, ils sont passés de maison en maison. Quand ils trouvaient quelqu’un, ils le

tuaient.» Le journaliste lui a alors demandé : «Vous n’étiez pas là-bas ?», et elle a répondu : «Non,

on n’y était pas. Si on y avait été, on ne serait pas là aujourd’hui.»163

110. Certes, en soi, la valeur probante de cette déclaration et de la vidéo elle-même pourrait

difficilement suffire à mettre en cause une responsabilité pénale individuelle. Cette déclaration

soulève néanmoins la question de savoir qui peut aujourd’hui témoigner des massacres commis

durant l’opération Tempête. Et 19 ans après les faits, les témoins oculaires ne sont pas si

nombreux. M. Babić et Mme Ugarković sont les personnes qui ont réussi à échapper au massacre

en se cachant. Les témoins du TPIY Ilić et Junjga ont été assez habiles pour échapper aux

escadrons de la mort. M. Šuša estime que, s’il a survécu, c’est uniquement parce qu’il a eu la

chance d’être enregistré auprès de la Croix-Rouge de Knin avant d’être amené à la police militaire

croate ; M. Mrkobrad, quant à lui, doit sa survie au fait qu’il s’est rendu, à Glina, à un jeune soldat

croate qui n’a pas eu le courage de le tuer. Mirko Mrkobrad a effectivement eu beaucoup de

chance. Ce qui n’a pas été le cas de beaucoup d’autres. Ces faits atroces, selon moi, devraient être

pris en compte par les membres de la Cour lors de leur délibération concernant la demande

reconventionnelle.

16Voir CMS, p. 411, note n° 1229.

16Božidar Knežević, «Tempête sur Krajina», documentaire ; le dialogue cité est disponible à l’adresse suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=YJWGgb3YAp4. - 42 -

46 111. Enfin la situation désespérée des Serbes restés en Krajina après l’opération Tempête

ressort de la déclaration du témoin Peter Marti, un fonctionnaire des Nations Unies qui a déclaré

devant le TPIY avoir été très surpris en voyant que le Serbe Milan Marčetić était toujours vivant

chez lui. M. Marti lui aurait même demandé comment il était possible qu’il soit encore en vie dans

son village de Krajina. Peu de temps après, le 12 octobre 1995, on a appris que Milan Marčetić
164
avait été tué .

8. Informations générales concernant les victimes tuées pendant et après l’opération Tempête

112. Nous ne connaîtrons jamais le nombre exact de victimes tuées par les forces croates

pendant et après l’opération Tempête. Selon Mladen Bajić, le procureur croate chargé des crimes

de guerre, qui a déposé devant le TPIY, la plupart des corps ont été enterrés dans des fosses

communes «sans qu’il y ait eu d’investigations sur le terrain et en l’absence de rapport d’enquête

165
criminelle» . Il nous semble néanmoins que le rôle de la Serbie n’est pas d’établir le nombre

exact de Serbes tués au cours de l’opération. En revanche, nous présentons des éléments de preuve

attestant sans l’ombre d’un doute que les forces armées croates ont, pendant et juste après

l’opération Tempête, massacré les membres du groupe des Serbes de Krajina avec l’intention de

détruire ce groupe en tant que tel. Selon nous, c’est l’élément factuel le plus important de notre

argumentation. Je citerai à cet égard plusieurs sources.

113. La première d’entre elles est la liste des victimes directes de l’opération Tempête établie

par Veritas , extraite de la liste générale des victimes serbes tuées sur le territoire de la Croatie,

produite en tant qu’annexe 66 du contre-mémoire. Selon Veritas, quelque 1719 Serbes ont été tués

pendant et après l’opération. Cette liste n’est ni exhaustive, ni définitive. De plus, dans de

nombreuses fosses communes croates, les corps attendent toujours d’être exhumés, tandis que de

nombreuses dépouilles doivent encore être identifiées. La Serbie estime toutefois que la liste

établie par Veritas est la plus fiable à ce jour.

164Voir Gotovina et consorts, déposition de Peter Marti, , compte rendu de l’audience du 9 juin 2008, p. 4628.

165Voir DS, par. 767.
166
Disponible à l’adresse suivante : http://www.veritas.org.rs/wp-content/uploads/2013/02/Oluja-spisak-
direktnih-zrtava2.pdf. - 43 -

114. Par ailleurs, les massacres de Serbes ont également été confirmés par les premières

recherches du Comité Helsinki de Croatie pour les droits de l’homme, publiées dans son rapport

47 de 2001. Selon ce rapport, 677 civils serbes ont été assassinés et portés disparus. Le CHC a en

outre relevé que des éléments donnaient à penser qu’un certain nombre de soldats serbes avaient
167
été tués après s’être rendus aux forces croates .

115. La troisième source pour ce qui concerne les meurtres est le rapport de

Mme Elisabeth Rehn, rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des

Nations Unies, en date du 7 novembre 1995. Ce rapport a été présenté à la Cour en tant

qu’annexe 59 du contre-mémoire. On y lit, au paragraphe 24, que «[l]e personnel de l’ONU a

découvert plus de 120 cadavres … [Une] méthode courante d’exécution consistait à tirer une balle

168
dans la nuque.»

116. Enfin, dans un document publié en février 1996, six mois après l’opération, la Croatie a

publiquement reconnu, sans ambiguïté, que des massacres avaient été perpétrés. Il s’agit du

rapport du Gouvernement de la République de Croatie sur l’application de la résolution 1019 du

o
Conseil de sécurité (1995), qui a été diffusé avec la note verbale n PC/105/96 en date du

9 février 1996, adressée aux délégations de l’OSCE, par la mission permanente de la République de

Croatie auprès de cette organisation, à Vienne . Dans ce rapport, qui était joint à la note, la

Croatie reconnaissait officiellement ce qui suit :

«les manœuvres militaires effectuées dans le cadre de l’opération Tempête ont infligé
à la partie adverse les pertes ci-après : 404 soldats appartenant à des formations
paramilitaires, 462 civils et 45 personnes dont l’état de civil ou de militaire n’a pu être
établi. Un total de 911 personnes ont été tuées. De ce nombre, la proportion de civils

est relativement élevée parce que, à l’encontre des règles du droit international, les
formations militaires ennemies se sont mêlées aux civils, se servant d’eux comme
boucliers.» 170

117. Lorsque la Croatie a fait état de ces éléments, rien ne laissait supposer que des généraux

croates seraient poursuivis devant le TPIY, ou que la Serbie pourrait soumettre à la Cour

167Voir CMS, par. 1239.

168Voir DS, par. 762.
169
Le rapport a été soumis à la Cour le 8 août 2013. Le document a éoalement été communiqué aux missions
diplomatiques accréditées auprès de la République de Croatie par la note verbale n 385/96IP en date du 8 février 1996,
ainsi qu’aux missions permanentes auprès de l’Organisation des Nations Unies à New York. Il est également fait
référence à ce rapport au paragraphe 7 du rapport complémentaire sur la situation relative aux droits de l’homme en
Croatie, présenté en application de la résolution 1019 (1995), S/1996/109, en date du 14 février 1996.
170
Rapport, p. 4. - 44 -

internationale de Justice une demande concernant les crimes commis dans le cadre de

l’opération Tempête. La déclaration officielle faite par la Croatie en février 1996 va à l’encontre

de ce que le demandeur fait valoir dans ses exposés écrits, à savoir qu’il n’a jamais reconnu que de

tels massacres avaient été perpétrés pendant l’opération Tempête, ni déclaré que des civils avaient

été tués en servant de boucliers humains. En revanche, la Croatie a soutenu dans sa réplique que

«certaines de ces morts [étaient] imputables aux actes individuels de membres de la HV et du MUP

48 de Croatie, et [qu’]il [était] possible que certains de ces actes soient des meurtres constitutifs de

171
crimes de guerre» . Dans le même ordre d’idées, dans une déclaration faite le 7 décembre 2012 à

la chaîne de télévision serbe B92, le président de la Croatie, S. Exc. M. Ivo Josipović, a minoré les

172
pertes civiles dues à l’opération Tempête, parlant de «200 à 300 victimes» .

118. Selon les recherches effectuées par Veritas, le nombre total de personnes tuées entre

le 4 et le 12 août 1995, c’est-à-dire pendant la première semaine de l’opération, s’élève à

1513 victimes, dont 887 civils, 616 soldats et 10 policiers . Ce chiffre témoigne de la violence de

l’attaque menée contre le groupe ethnique des Serbes dans la République serbe de Krajina.

119. Comme nous l’avons démontré sans équivoque dans la présente procédure, les meurtres

commis dans le cadre de l’opération Tempête ont été massifs, systématiques et généralisés. Le

groupe des Serbes de Krajina a été pris pour cible en tant que tel. Quant au nombre de victimes, il

a été, dans une large mesure, fonction des circonstances. Pour déterminer cet élément essentiel, la

Cour devrait tenir compte de certains faits incontestés :

a) Le nombre considérable des personnes ayant décidé de fuir avant l’arrivée des forces croates :

174
on estime que quelque 200 000 Serbes ont fui la région ;

b) Le nombre extrêmement faible de personnes restées sur place, estimé à 3000 dans le secteur

175
nord et 2000 dans le secteur sud ;

171
RC, par. 12.50.
17Disponible à l’adresse suivante :http://www.b92.net/info/vesti/index.php?yyyy=2012&mm=12&dd=07&nav_c
ategory=11&nav_id=667053, en serbe; traduction soumise à la Cour le 8 août 2013.

173Déclaration du témoin-expert Savo Štrbac (6.7).
174
La situation dans les territoires occupés de Croatie, rapport du Secrétaire général, 18 octobre 1995,
Nations Unies, doc. A/50/648, par. 27.
175Ibid. Voir aussi DS, par. 729 et note de bas de page 771. - 45 -

c) Les caractéristiques du territoire de la Krajina, qui ont permis à de nombreux civils de trouver

refuge dans les collines et les forêts176;

d) Le fait qu’un nombre important de Serbes ont trouvé refuge dans les camps des Nations Unies,

ou ont été escortés par le personnel de l’ONU, sous le contrôle des observateurs internationaux

49 et des journalistes, comme ce fut le cas des derniers soldats et civils à s’être rendus, près de

177
Topusko, dans la région de Banija, le 8 août .

Compte tenu de tous ces éléments, il est permis de conclure que le nombre de victimes

représente certainement une forte proportion des personnes qui se trouvaient à la merci de l’armée

et de la police qui avaient pris le contrôle de la région.

120. Par ailleurs, ces faits indiquent que l’opération Tempête, qui était une attaque

criminelle, ne saurait être mise sur le même pied qu’une quelconque opération ou un quelconque

épisode ayant fait des victimes croates, pas même l’ensemble des événements survenus en Slavonie

orientale en 1991. Dans le mémoire, il est indiqué que de nombreuses attaques ont été menées par

la JNA et des unités paramilitaires contre des villages de Slavonie orientale, ce qui a parfois donné

lieu à des combats soutenus, comme à Vukovar. Des massacres sporadiques ont ensuite été

rapportés, ainsi que de nombreux cas de torture, d’humiliation et de discrimination à l’égard des

civils croates. Néanmoins, selon le demandeur, les civils croates restés sur place ont été exilés du

mois de mars au mois de mai 1992, six mois environ après avoir été chassés de chez eux . Est-ce 178

que tout a été fait, pendant ces six mois, pour entraîner leur destruction physique, si telle était

l’intention ? Il est avéré que cela n’a pas été le cas.

9. Les faits concernant les meurtres confirment l’intention de détruire le groupe des Serbes
de Krajina en tant que tel

121. Monsieur le président, comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner ce matin,

l’intention, de la part des autorités croates, de détruire les Serbes de Krajina en tant que groupe

ethnique appert du compte rendu de la réunion de Brioni. Mais si ce document n’est pas assez

convainquant, je vous assure que le comportement des soldats croates pendant et après

176
Voir par. 99 ci-dessus.
177Voir par. 55 et 56 ci-dessus.
178
Voir MC, par. 4.30, 4.37, 4.46, 4.61, 4.80, 4.93. - 46 -

l’opération Tempête permet de confirmer cette intention. Le meurtre est l’un des éléments de

l’actus reus du crime de génocide, mais il peut aussi permettre d’établir, par son caractère massif et

permanent, l’intention des auteurs des crimes.

122. Pour résumer, premièrement, j’ai déjà montré que les meurtres étaient massifs,

systématiques et généralisés. Deuxièmement, j’ai expliqué que les possibilités, somme toutes

limitées, de commettre ces crimes avaient été pleinement exploitées par leurs auteurs.

Troisièmement, j’ai fait référence aujourd’hui à de nombreux villages dans lesquels toutes les

50 personnes débusquées par les forces croates avaient été exécutées. La conclusion qui s’impose est

donc celle-ci : si d’autres Serbes avaient décidé de rester chez eux en attendant l’arrivée des unités

croates, ils auraient été tués eux aussi.

10. Atteintes graves à l’intégrité physique et mentale de
membres du groupe des Serbes de Krajina

123. Du fait de leur ampleur et de leur caractère généralisé, les attaques menées contre les

membres du groupe des Serbes de Krajina ne pouvaient qu’entraîner des atteintes graves à

l’intégrité physique et mentale d’un nombre important de personnes, qu’il s’agisse de celles qui

sont parvenues à fuir de Krajina ou de celles qui y sont restées et ont réussi à échapper, d’une

manière ou d’une autre, aux exécutions.

124. Nos exposés et les éléments de preuve que nous avons produits contiennent plusieurs

exemples confirmant cette conclusion. Ainsi, le témoin Mirko Mrkobrad a, en 1997, déclaré dans

sa déposition devant le tribunal de district de Požarevac, en Serbie, qu’après avoir été arrêté à

Glina, de graves tortures lui avaient été infligées dans un centre collectif de Sisak : il avait perdu

six dents ; les gardes avaient fracturé deux de ses côtes gauches et brisé les articulations de ses

deux majeurs .79

125. Un autre témoin, dont la déclaration a été présentée en tant qu’annexe 54 de la duplique,

a décrit l’interrogatoire auquel il avait été soumis dans une prison de Glina, et je cite :

«Ils m’ont pris tous mes papiers et les ont brûlés devant moi. Ils m’ont donné
des coups de poing et m’ont frappé avec des matraques. Ils m’ont fait faire des

pompes malgré mes blessures. Ils m’ont marché sur les doigts et mis un bâillon dans

179DS, annexe 52. - 47 -

la bouche. Je ne connaissais pas les hommes qui m’ont passé à tabac. Ils portaient
tous des uniformes.» 180

126. Le témoin Dušanka Mraović avait son bébé avec elle au moment de son arrestation par

les soldats croates, à Dvor, alors qu’elle avait rejoint le convoi de réfugiés. Deux soldats, Ivan et

Zlatko, lui ont demandé où était son mari avant de lui donner des coups de pied dans la région des

reins, ce qui lui a valu par la suite d’uriner du sang. Lorsqu’elle a reconnu que son époux faisait

partie de l’armée ennemie, ils lui ont demandé si elle serait prête à manger les testicules de son

enfant s’ils les lui coupaient. Toutefois, leur ami Josip est intervenu pour la protéger et lui a donné

de la nourriture pour son bébé ainsi qu’une couverture. Elle a ensuite été transportée à l’école du

«22 juillet» à Sisak.

«J’ai passé 21 jours dans ce camp», a-t-elle déclaré, «où j’ai été battue comme
les autres, une à deux fois par jour. Les passages à tabac avaient surtout lieu la nuit.

Les gardes du camp qui nous rouaient de coups portaient des uniformes de policiers.
Ils nous battaient en nous ordonnant de nous lever, de mettre les mains derrière la
nuque et de marcher en rond en criant «pour la patrie !». Certains des gardes nous
donnaient des coups de pied avec leurs bottes, tandis que les autres nous frappaient

51 avec des matraques181r tout le corps ou nous lançaient des balles en cuir sur toutes les
parties du corps.»

127. L’organisation Veritas a également recueilli certaines déclarations de survivants et les a

citées dans le rapport bilingue, en serbe et en anglais, qu’elle a publié en 1998 et qui est disponible

à la bibliothèque du Palais de la Paix. A titre d’exemple, M. Davor Radić a relaté son arrestation

dans les termes suivants :

«Avant de monter dans l’autobus, ils nous ont passé les menottes, deux par
deux, avant de nous asséner des coups de matraque, de poing, de pied... Ils nous ont
frappés avec tout ce qu’ils avaient sous la main. Nous avons également été passés à
tabac dans le bus ; ils se relayaient lorsqu’ils fatiguaient. Ils nous ont frappés à la tête

et au dos. Nous devions chanter les chants oustachis et leur hymne. Après chaque
chant, nous devions dire «nous sommes serbes, nous sommes de la merde». Ils nous
ont obligés à embrasser le sol à notre arrivée à Zadar. Pendant que nous étions
agenouillés, ils nous ont donné des coups de pied dans la poitrine et dans
l’estomac.» 182

128. La déclaration de M. Manojlović porte sur le traitement réservé aux détenus à

Benkovac : «Ils nous frappaient avec des bâtons, avec leurs bottes ; ils nous forçaient à lécher le sol

180
DS, annexe 54.
18Ibid., annexe 60.
182
Rapport du centre de collecte de documents et d’information Veritas : «Serb Krayina, August
1995 Exodus», 1998, p. 33 (en anglais) et p. 95 (en serbe), disponible à la bibliothèque du Palais de la Paix. - 48 -

maculé de sang ; ils nous obligeaient à avaler des cigarettes ; ils nous faisaient également avaler des

poignées de sel sans nous donner d’eau.» 183

129. M. Mile Karapandža a, quant à lui, décrit son arrestation dans la région de Brodjani, le

4 août, au cours de laquelle il a été frappé à coups de botte, de poing et de matraque, et a eu deux

dents cassées. Par la suite, il a été emprisonné à Karlovac, où il a été contraint de se battre avec

d’autres prisonniers dans sa cellule. Il a également été forcé à revêtir des vêtements de femme et à

parader ainsi habillé dans la ville . 184

130. Le témoin Božo Šuša a rapporté les tortures que lui avaient infligées les soldats croates

alors qu’il s’était rendu, à Knin : «Ils nous ont frappés avec leurs bottes et des battes de base-ball.

Ils m’ont cassé un manche à balai sur la tête. Ils m’ont également attaché une cloche et forcé à

185
imiter un mouton et un âne. Ils m’ont pris en photo avec cette cloche» . Le témoin a ensuite été

transféré à la prison de Katalinić Brig, à Split, où il a été torturé à l’électricité pendant son

186
interrogatoire .

131. Victime de tortures physiques et mentales à la prison de Zadar, le détenu Milan Jović

s’est suicidé le 4 septembre 1995 . 187

52 11. Conditions de vie imposées aux Serbes restés en Krajina

132. Les meurtres systématiques de Serbes ont été suivis d’autres exactions visant à éliminer

toute possibilité, pour ceux d’entre eux qui n’avaient pas été tués, de vivre en Krajina. Dans son

188
contre-mémoire , la Serbie a présenté l’ampleur et le caractère systématique de la mise à feu, de

la destruction et du pillage des biens appartenant aux Serbes de Krajina après l’opération Tempête.

183 Rapport du centre de collecte de documents et d’information Veritas : «Serb Krayina, August
1995 Exodus», 1998, p. 35 (en anglais) et p. 98 (en serbe).

184Ibid., p. 41 (en anglais) et p. 104 (en serbe).
185
Ibid., p. 38 (en anglais) et p. 101 (en serbe).
186 er
Déclaration du témoin Bozo Šuša, soumise à la Cour le 1 octobre 2013.
187Ibid.

188Par. 1312-1325. - 49 -

Je souhaiterais appeler votre attention sur les faits et les éléments de preuve présentés dans cette

189
pièce .

133. Le témoin sud-africain Andries Dreyer, qui était le coordinateur des Nations Unies

chargé de la sécurité pour le secteur sud, a déclaré que, le 9 août 1995, outre des dizaines de

cadavres humains, lui et ses collègues avaient remarqué que la quasi-totalité du bétail, des chiens et

190
des cochons avait été abattue dans la ville de Knin et ses environs . Le témoin canadien John Hill

a relaté la même situation à Otrić, où il a vu des maisons en flammes et constaté que «tous les

191
animaux domestiques, des cochons, des moutons, des vaches, avaient été tués» .

134. Jela Ugarković a, elle aussi, décrit l’expérience qu’elle a vécue en tant que témoin

oculaire. Elle a vu des carcasses d’animaux partout dans le village de Komić, ainsi que beaucoup

de volaille et de chevaux morts. D’après son témoignage, l’élevage était la principale source de

192
revenus du village et certaines familles avaient jusqu’à 20 vaches .

135. Le général Forand, commandant du secteur sud des Nations Unies, a on ne peut mieux

exposé les conséquences de ce comportement. Sa déclaration a été enregistrée dans un

documentaire intitulé «Tempête sur Krajina» . Je vous invite donc à bien vouloir remettre vos

casques. [Projection vidéo.]

Compte rendu :

«1. La guerre proprement dite n’avait occasionné quasiment aucun dégât,
hormis aux maisons qui se trouvaient non, pas aux maisons, mais aux villages

qui se trouvaient à proximité de la zone de séparation. Ici, à Knin, même si quelque
53 deux mille obus sont tombés, les dommages sont minimes. Les maisons que vous
voyez ont, pour la plupart, été incendiées et pillées par les forces croates. Ces

exactions se poursuivent encore aujourd’hui, vous savez, près d’un mois après la fin
de la guerre, et on se demande pourquoi les Croates agissent de la sorte. En même
temps, leur gouvernement nie les faits, alors que nous pouvons les voir de nos propres

189 Gotovina et consorts, comptes rendus d’audience, 9 avril 2008, p. 1501 (Edward Flynn, témoin) ;
15 avril 2008, p. 1501 (Ton Minkuielien, témoin) ; 16 avril 2008, p. 1739-40 et 1760 (Roland Dangerfield, témoin) ;
2 juin 2008, p. 4047 (Edmond Vanderstyne, témoin) ; 3 juin 2008, p. 4126 (Alain Robert Forand, témoin) ; 30 juin 2008,

p. 5416, 5429 et 5431 (Herman Steenbergen, témoin) ; voir également CMS, annexes 54, 55, 57 et 58 ; CMS, par. 1407 et
1408, et DS, par. 773 et 774.
190Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 17 avril 2008, p. 1740.

191Ibid., compte rendu de l’audience du 28 mai 2008, p. 3776 ; DS, annexe 44.
192
Déclaration du témoin Jela Ugarković, par. 13.
193Disponible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=IulcmlI1DC0 ; dossier de plaidoiries,
point n° 19. - 50 -

yeux, et nous avons prouvé que ce sont bien les forces croates qui en sont
responsables ; nous le constatons quotidiennement.

2. Tous les jours, lorsque nous nous rendons dans de petits villages, nous
trouvons également des cadavres de personnes abattues ou, comment dire, décapitées.
Alors que pourraient espérer ceux qui resteraient ici ?

3. C’est une forme de nettoyage ethnique, voyez-vous, pour garantir que les

Serbes qui ont fui [cette région] ne reviennent pas. D’ailleurs, même s’ils le faisaient,
ils n’auraient plus de maison ni d’animaux, puisqu’ils ont tous été tués ou volés, et
l’ensemble des cultures ont été brûlées. Rien ne les attendrait plus à leur retour, vous
savez. Je pense donc que c’est un moyen de garantir qu’ils ne reviennent pas.» [Fin

de projection.]

136. A la fin du mois de septembre 1995, la Mission de vérification de la Communauté

européenne indiquait que 73 % des maisons serbes avaient été brûlées et pillées dans les

243 villages sur lesquels avaient porté ses investigations . 194 Dans leur rapport du

4 novembre 1995, les observateurs militaires des Nations Unies ont, quant à eux, précisé que

17 270 habitations avaient été détruites ou endommagées après le lancement de

l’opération Tempête dans le secteur sud .195

12. Les déclarations exprimant la mens rea du crime de génocide

137. Afin d’éliminer tout doute qui pourrait encore subsister quant à l’intention des forces

armées croates, j’examinerai à présent plusieurs déclarations qui expriment l’élément moral du

crime de génocide (mens rea).

138. Premièrement, je me référerai à la déposition du témoin John Hill, commandant de la

police militaire des Nations Unies du secteur sud, qui a déposé en l’affaire Gotovina. Lors de sa

première rencontre avec les soldats croates pénétrant dans Knin le 5 août, M. Hill leur a demandé

ce qu’ils comptaient faire. Un des soldats, perché sur un char, lui a répondu qu’ils allaient «tuer

196
tous les Serbes» .

139. Deuxièmement, lorsque le capitaine Hill a tenté de faire libérer un des interprètes des

Nations Unies, un Serbe de souche, un officier de l’armée croate qui voulait tuer celui–ci lui a dit

que «tous les hommes [serbes] aptes à porter des armes, âgés de 19 à 60 ans, qui quitt[ai]ent [la]

194
La situation dans les territoires occupés de la Croatie : rapport du Secrétaire général, daté du 18 octobre 1995,
Nations Unies, doc. A/50/648, par. 33.
19CMS, annexe 58.

19Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 27 mai 2008, p. 3750 et 3751 ; DS, annexe 44. - 51 -

197
base [des Nations Unies] allaient être tués» . M. Hill a réussi à sauver l’interprète, mais il reste

54 convaincu que, s’il n’était pas arrivé à temps, le commandant croate aurait ordonné que l’homme

soit exécuté sur–le–champ. Dans sa déposition, consignée lors de son entretien avec l’enquêteur du

TPIY, M. Thomas Elfgren, les 28 et 29 mai 1997, puis versée au dossier de l’affaire Gotovina en

o
tant que pièce n P.00292 et présentée par le défendeur à la Cour le 14 janvier 2014, M. Hill a

souligné que, si les soldats croates tombaient sur un «Chetnik», ils le fusillaient. L’enquêteur lui a

198
alors demandé : «Il n’a pas été question de le garder prisonnier ? Sa réponse a été la suivante :

199
«Non. Il n’en a jamais été question. Soit je le prenais avec moi, soit ils le fusillaient» .

140. Troisièmement, le témoin Božo Šuša a déclaré avoir vu et entendu un officier croate,

pénétrant dans Knin le 5 août par la rue principale, ordonner à ses soldats «Tirez–leur dessus à

tous, au hasard !». Aussitôt après, des réfugiés serbes qui se trouvaient à bord de deux camions ont

200
été exécutés .

141. Ces éléments de preuve sont corroborés par un ancien combattant croate. Dans un

entretien qu’il a accordé au quotidien croate Jutarnji list en 1998, celui-ci a déclaré ceci :

«Le plan était de tout nettoyer aussi vite que possible. Certains s’échapperaient,
mais les autres seraient tués. Pour nous, il n’y avait pas de civils ; tous étaient des

ennemis ... Il y avait un ordre non écrit de ne pas faire de prisonniers mais, pour
préserver les apparences devant l’opinion publique mondiale, un petit nombre de
prisonniers de guerre a eu la vie sauve» . 201

142. De surcroît, plusieurs déclarations ex post facto des dirigeants de l’Etat croate ont

confirmé l’intention qui était la leur pendant l’opération Tempête. Dans un discours euphorique

prononcé à Knin le 26 août 1995, le président Tudjman a déclaré ce qui suit :

«Il ne saurait y avoir de retour au passé, au temps où les Serbes répandaient le
cancer au cœur de la Croatie, cancer qui détruisait l’identité nationale croate et ne
permettait pas au peuple croate d’être maître chez lui ...» 202

197Gotovina et consorts, compte rendu de l’audience du 27 mai 2008, p. 3767.
198 o
Ibid., pièce n P.00292, p. 00577677, présentée par le défendeur à la Cour le 14 janvier 2014 à la demande de
la Cour.
199
Ibid.
200Déclaration du témoin Božo Šuša.

201DS, par. 720.
202
BBC Summary of World Broadcasts [Résumé des communiqués de presse du BBC World Service],
lundi 28 août 1995, 2 partie, Central Europe, the Balkans; Former Yugoslavia; Croatia ; EE/D2393/C.
L’enregistrement audio peut être consulté sur le site Internet : http://emperors-clothes.com/docs/tudj.htm ;
l’enregistrement vidéo peut être consulté sur le site Internet : http://www.youtube.com/watch?v=OOqB4sQ5am4. - 52 -

55 143. Cette déclaration du président Tudjman est proche de celle de Mladen Lorković,

ministre des affaires étrangères, qui a déclaré ceci :

«Le peuple croate doit se laver de tous les éléments qui font son malheur ; qui
sont étrangers à ce peuple ; qui le précipitent d’un mal à un autre depuis des décennies
et des siècles. Ce sont nos Serbes et nos Juifs».

La seule différence entre ces deux déclarations est que la seconde a été publiée dans le journal

Le peuple croate il y a 50 ans, le 28 juin 1941, au début du génocide commis pendant la Seconde

Guerre mondiale à l’encontre des Serbes, des Juifs et des Roms dans l’Etat indépendant de Croatie.

144. Comme nous l’avons vu, le chef de l’Etat croate considérait que «les Serbes répandaient

le cancer au cœur de la Croatie». Cette métaphore a été reprise par le ministre croate des affaires

étrangères, Hrvoje Šarinić, lorsqu’il a évoqué, avec l’ambassadeur américain Peter Galbraith, après

l’opération Tempête, l’éventualité que les Serbes regagnent leurs foyers en Krajina. Selon

M. Galbraith, qui a déposé en l’affaire Gotovina, Šarinić a dit : «Nous ne pouvons accepter qu’ils

203
reviennent. Ils sont un cancer dans le ventre de la Croatie» . Ce qui différencie surtout ces deux

déclarations, c’est l’organe auquel il est fait référence pour évoquer la position de la Krajina au sein

de la Croatie, et non l’attitude de ces deux responsables croates vis-à-vis des Serbes en tant que

tels.

145. Dans la duplique, M. Schabas a expliqué le choix de cette métaphore, sa signification et

le langage fielleux qui vise à l’élimination du groupe concerné . 204

146. Il est difficile d’avancer aujourd’hui comme argument que ces attitudes du président et

du ministre des affaires étrangères croates ne se sont manifestées qu’après la fin de

l’opération Tempête. Non, Monsieur le Président, il ne fait aucun doute que ces déclarations faites

ex post facto traduisaient une attitude générale vis-à-vis des Serbes de Croatie, déjà présente lors de

la planification de l’opération à Brioni. Le défendeur fait observer que, jusqu’à présent, le

demandeur n’a rien dit pour expliquer pareilles déclarations de la part de ses plus hauts dirigeants.

Cela en dit long.

203Gotovina et consorts, déposition du témoin Peter Galbraith, compte rendu de l’audience du 23 juin 2008,
p. 4939.

20DS, par. 786. - 53 -

56
13. Les obstacles juridiques posés par la Croatie au retour des réfugiés serbes
205
147. Dans le cadre de la procédure écrite , la Serbie a produit plusieurs documents fiables

attestant de façon convaincante que, au lendemain de l’opération Tempête, le Gouvernement

croate :

a) confisquait les biens appartenant aux Serbes de la Krajina si leurs propriétaires n’étaient pas

revenus dans un délai de 30 jours (ce délai sera ultérieurement porté à 90 jours, sous la pression

206
du Gouvernement américain, mais produira les mêmes effets) ;

b) avait pris des mesures tendant à faire coloniser par des Croates les terres et les maisons

207
appartenant aux Serbes qui n’avaient pas été détruites ;

c) avait apporté des modifications à la loi électorale afin de réduire le nombre de représentants

208
serbes au Parlement croate .

148. Nous avons cité les propos tenus par le président Tudjman lors d’une réunion avec son

ministre Jure Radić le 11 août 1995, soit deux jours après la fin de l’opération ; le président de la

Croatie y a confirmé son intention de ne laisser «pas même 10 %» de Serbes se réinstaller en

209
Croatie . Pareils propos traduisent parfaitement l’état d’esprit qui était celui de Tudjman dès la

réunion organisée sur l’île de Brioni, trois semaines auparavant. Bien que sa déclaration ne

constitue pas à proprement parler un élément de preuve de l’intention de détruire les Serbes en tant

que groupe ethnique, elle permet néanmoins de confirmer que l’opération Tempête visait bien ce

groupe en tant que tel, et non les forces armées de la Krajina. C’est à la lumière de ces propos qu’il

convient d’interpréter les instructions formulées par Tudjman lors de la réunion de Brioni.

149. Bien que le demandeur s’obstine à dire que «[l]a Croatie n’a mis aucun obstacle

210
juridique au retour des réfugiés serbes» et qu’il ait même tenté d’atténuer la portée des mesures

205CMS, par. 1338-1346 ; DS, par. 775-780.
206
Voir «La situation dans les territoires occupés de la Croatie : rapport du Secrétaire général», 18 octobre 1995,
Nations Unies, doc. A/50/648, par. 28 ; rapport sur la situation relative aux droits de l’homme dans le territoire de
l’ex-Yougoslavie présenté par Mme Elisabeth Rehn, rapporteuse spéciale de la Commission des droits de l’homme,
Nations Unies, doc. S/1995/933, par. 36-42, CMS, annexe 59 ; procès–verbal de la séance de la présidence de l’union
démocratique croate (HDZ), 11 août 1995, DS, annexe 67 ; Gotovina et consorts, déposition de
S. Exc. M. Peter Galbraith, compte rendu de l’audience du 25 juin 2008, p. 5115 et 5125.
207
Voir «Enregistrement d’une réunion entre le président de la République de Croatie, M. Franjo Tudjman, et le
ministre, M. Jure Radić», 23 août 1995 ; DS, annexe 68.
208
«La situation dans les territoires occupés de la Croatie : rapport du Secrétaire général», 18 octobre 1995,
Nations Unies, doc. A/50/648, par. 38.
209
DS, par. 778.
210PAC, par. 3.89. - 54 -

57 juridiques prises suite à l’opération Tempête, il n’a jamais contesté les propos de Tudjman ou l’état

d’esprit qui l’animait quant au sort des réfugiés, et dont nous avons fait état dans la duplique. Or,

cet état d’esprit contredit totalement l’interprétation historique que les conseils de la Croatie

souhaiteraient voir prise en compte dans la présente instance.

150. Par ailleurs, la Cour jugera peut-être intéressante la description de l’attitude de Tudjman

faite par l’ancien ambassadeur des Etats–Unis auprès de la Croatie, M. Peter Galbraith :

«Selon M. Galbraith, la préférence de Franjo Tudjman allait à une Croatie
raisonnablement ou fondamentalement homogène. Il croyait et disait que les Serbes

de Croatie étaient trop nombreux et qu’ils représentaient une menace stratégique pour
l’Etat. Il approuvait l’idée du transfert de populations et croyait également que les
Croates devaient quitter les zones qui, à son avis, ne pourraient pas être conservées. Il
pensait que les Musulmans et les Serbes appartenaient à une civilisation différente de
celle des Croates. Tudjman avait foi en la «Grande Croatie».

Après le départ des Serbes de Krajina en août 1995, Tudjman a informé
M. Galbraith que ces Serbes ne pourraient pas revenir. Selon un télégramme de
l’ambassade des Etats–Unis daté du 11 décembre 1995, Tudjman a dit à un membre

du Congrès américain de passage qu’il serait «impossible pour ces Serbes de revenir à
l’endroit où leurs familles avaient vécu pendant des siècles». M Galbraith a déclaré
que si telle était la position de Tudjman, c’était également celle de la Croatie» .11

14. Les Serbes de la Krajina constituaient une partie substantielle du groupe
national et ethnique serbe en Croatie

151. Monsieur le président, je souhaiterais maintenant faire la synthèse des faits qui se

rapportent à l’appartenance des Serbes de la Krajina à un groupe plus large, celui des Serbes vivant

en Croatie. Il n’est pas contesté que les Serbes de Croatie constituent un groupe national ou

ethnique particulier et que la population serbe résidant en Krajina en représentait une portion

importante .12

152. Le défendeur précise par ailleurs que la population serbe de Krajina était une

communauté géographiquement distincte dans une région extrêmement importante pour les Serbes

de Croatie. La Krajina terme ayant la même signification qu’«Ukraine» constituait, depuis

plusieurs siècles, un centre particulier de la vie serbe en Croatie, ainsi que nous l’avons démontré

dans le contre-mémoire . Le membre le plus célèbre de cette communauté était Nikola Tesla,

211
Gotovina et consorts, jugement du 15 avril 2011, par. 1999–2000.
212RC, par. 12.2.

213CMS, par. 1381–1384. - 55 -

inventeur américain de la première moitié du XX siècle, né dans la région de Lika, sous l’empire

austro-hongrois.

153. Pendant le conflit armé, la Krajina est également devenue une zone emblématique pour

le groupe des Serbes de Croatie dans son ensemble. En effet, ainsi que le défendeur l’a exposé

dans le contre-mémoire, la Krajina, zone protégée des Nations Unies et Etat in statu nascendi,

58 revêtait une importance considérable aux yeux des Serbes de Croatie dans la résistance qu’ils

opposaient au Gouvernement croate . Selon le général Gotovina, Knin avait, «pour les rebelles,

215
une importance psychologique et politique cruciale» .

154. Comme je l’ai démontré aujourd’hui, l’opération Tempête était une offensive visant

l’ensemble de la population de la Krajina. Les forces armées croates ont saisi toutes les occasions

qui se sont présentées à elles de tuer tous les Serbes présents dans cette zone. La population serbe

ayant rapidement pris la fuite, ces occasions sont, fort heureusement, restées limitées.

155. Aujourd’hui, les Serbes de la Krajina n’existent plus en tant que tels. Ils n’existent plus

nulle part en tant que groupe distinct des Serbes de Croatie, y compris en Serbie, où la majeure

partie des réfugiés a pourtant trouvé refuge : des brassages avec d’autres Serbes ont eu lieu,

entraînant la disparition de leur culture bien particulière et identifiée comme telle, et de leurs

caractéristiques traditionnelles.

156. Enfin, si l’on compare les chiffres du recensement effectué en Croatie en 1991 pour les

216
localités dont j’ai indiqué aujourd’hui qu’elles avaient été le théâtre d’exécutions de masse aux

chiffres de 2011 , une conclusion s’impose : le groupe des Serbes de Krajina, en tant que tel, a été

physiquement détruit.

214CMS, par. 1385–1389.
215
e Gotovina et consorts, rapport d’expert de M. Reynaud Theunens : Croatian Armed Forces and Operation
Storm, (2 partie), p. 67 ; CMS, annexe 64.
216
Donji Skrad, Komić, Glogovo, Doljani, Zrmanja, Nadvrelo, Palanka, Golubić, Radljevac, Mokro Polje, Šaš,
Luščani et Kijani.
217Voir l’exposé du témoin-expert Savo Štrbac (6.11). - 56 -

15. Réfutation des contre-arguments de la Croatie

157. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, si vous le permettez, je vais

à présent répondre à certaines des allégations factuelles particulières au moyen desquelles le

demandeur conteste la demande reconventionnelle.

15.1. Les meurtres qui auraient été commis par l’armée des Serbes de Bosnie

158. La Croatie fait valoir que, selon un journal slovène daté du 7 août 1995, l’armée des

Serbes de Bosnie aurait bombardé un convoi de soldats et de civils serbes fuyant la Croatie. Ces

218
trois attaques présumées auraient fait plus de 20 morts et plus de 100 blessés . Cette allégation,

qui est dans la même veine que la thèse honteuse de l’autogénocide, formulée au paragraphe 2 de la

requête introductive d’instance, n’est étayée par aucun élément de preuve. L’équipe juridique de la

Croatie persiste à oublier que la charge de la preuve incombe à la partie qui entend établir un fait
59

donné.

159. La même observation peut être faite au sujet d’un autre contre-argument peu

vraisemblable formulé par le demandeur, à savoir que les colonnes de réfugiés serbes «ont pu

occasionnellement se trouver prises dans des tirs croisés» 219ou que les chars de l’armée serbe de

220
Krajina coupaient les colonnes de réfugiés . Le demandeur n’a produit aucun élément de preuve

à l’appui de cette allégation.

15.2. L’objection concernant les meurtres commis par l’armée de Bosnie-Herzégovine

160. En la présente espèce, la Croatie apparaît plus réticente à reconnaître qu’elle a fait des

victimes parmi les réfugiés serbes qu’elle ne l’était dans son rapport de février 1996. Elle formule

ainsi l’objection «qu’elle ne peut être tenue pour responsable du fait que les actes du 5 corps de e

l’armée bosniaque, qui prenait également part aux combats, aient fait d’éventuelles victimes ou que

des colonnes aient été prises pour cibles en [Bosnie-Herzégovine]» . 221

e
161. Or, le 5 corps n’a pas envahi le territoire croate de son propre chef. En effet, c’est le

Gouvernement croate qui a invité l’armée bosniaque à prendre part à l’opération Tempête pour

218PAC, par. 3.69 ; voir également RC, par. 11.87.

219PAC, par. 3.68.
220
Ibid., par. 3.69.
221Ibid., par. 3.68 ; voir également RC, par. 11.87. - 57 -

combattre ensemble l’ennemi commun. Une fois de plus, nos éminents contradicteurs oublient le

procès-verbal de la réunion de Brioni, qui atteste que le président Tudjman a mentionné avec les

e
plus hauts gradés le déploiement du 5 corps de l’armée bosniaque et la mise en œuvre, par celui-ci,

d’opérations militaires . Leurs actions communes étaient parfaitement conformes à l’accord de

Split du 22 juillet 1995, conclu entre le président croate Tudjman, le président

bosniaque Izetbegović et le représentant des Croates de Bosnie, Krešimir Zubak. Selon le rapport

de la CIA, l’objectif politique de cet accord était, en dernière analyse, la destruction de la

223
république serbe de Krajina . Par ailleurs, la Croatie ne conteste nullement avoir dirigé

l’opération en question et rien dans les documents se rapportant à ces événements, y compris ceux

qui émanent de la Croatie et célèbrent cette grande victoire nationale, ne le dément.

162. En soulevant cette objection, la Croatie semble vouloir se soustraire à sa responsabilité

en tant qu’Etat en donnant à penser que c’est une autre entité qui a mis à exécution le plan formé à

60 Brioni, étant donné que le défendeur n’a pas fait mention du chef de complicité, l’une des formes

de responsabilité prévues au litt. e) de l’article III de la Convention sur le génocide. Je fais ainsi

respectueusement connaître au demandeur que la Serbie, compte tenu de cette objection, fera valoir

son droit de modifier ses conclusions finales pour y ajouter, à titre subsidiaire, le chef de complicité

dans le génocide.

163. Les crimes commis pendant et après l’opération Tempête sont une conséquence directe

du plan génocidaire conçu lors de la réunion de Brioni. Le défendeur a soumis à la Cour trois

déclarations sous serment de témoins oculaires décrivant l’attaque de la colonne de réfugiés serbes

sur la route menant à Glina-Dvor, attaque menée par les troupes croates et bosniaques de part et

d’autre de ladite route . 224 Afin d’éviter tout malentendu, je rappellerai à la Cour que les

déclarations sous serment de quatre autres témoins oculaires font état de ce que leurs colonnes de

réfugiés ont été attaquées dans ce même secteur, uniquement par des unités croates . L’un de ces

222
Procès-verbal de la réunion de Brioni, p. 4, 9, 16-18.
223Rapport de la CIA, vol. I, p. 364.

224DS, annexes 53, 56 et 58.
225
Ibid., annexes 52, 54, 59 et 60. - 58 -

témoins, M. Mrkobrad, s’est tenu à la disposition de la Croatie pour être soumis à un

contre-interrogatoire, ce à quoi le demandeur a renoncé.

164. Enfin, il convient de noter que les troupes bosniaques n’étaient présentes en aucun des

lieux dont j’ai indiqué aujourd’hui qu’ils avaient été le théâtre d’exécutions de masse en Dalmatie,

en Lika et à Kordun. Sur la carte n 9, annexée au contre-mémoire, figure le plan de

l’opération Tempête tel qu’établi par les experts de la CIA. Les flèches vertes indiquent la position

et les mouvements du 5 corps de l’armée bosniaque dans une zone frontalière très restreinte . Le 226

plan conçu à Brioni a donc bel et bien été mis à exécution par les forces armées croates avec l’aide

de l’armée bosniaque, à la demande de la Croatie.

15.3. L’objection concernant les meurtres commis sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine

165. Je n’ai bien évidemment pas oublié le second volet de l’affirmation du demandeur, qui

énonce une autre objection, à savoir que la Croatie ne peut être tenue pour responsable des

227
meurtres commis en Bosnie-Herzégovine par des personnes inconnues .

166. Nous savons pourtant bien qui a commis les meurtres de réfugiés serbes et de soldats

hors de combat en Bosnie-Herzégovine : il s’agit de l’armée croate. Ainsi, le registre des

opérations de la 4 brigade de la garde, qui a été versé au dossier de l’affaire Gotovina et consorts

devant le TPIY, contient, à la date du 7 août 1995, le rapport d’un officier croate, qui se lit comme

61 suit : «Entre 12 h 05 et 12 h 10, notre artillerie a tiré sur la colonne qui se retirait de Petrovac pour

228
rejoindre Grahovo ; excellent score, beaucoup de morts et de blessés parmi les Chetniks ...»

Petrovac et Grahovo sont deux villes situées sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine.

167. Par ailleurs, le 8 août 2013, le défendeur a présenté à la Cour la traduction anglaise de

l’article «Opération Tempête : manœuvres des forces aériennes croates» de M. Mario Werhas, paru

en août 2012 dans une revue d’histoire militaire croate. Cet article dresse la liste de toutes les

actions menées par les forces aériennes de l’armée croate au cours de l’opération Tempête. Aux

os
entrées n 24 et 27, la Cour trouvera des renseignements concernant les attaques lancées contre les

226 o
Voir dossier de plaidoiries, onglet n 7.
227
PAC, par. 3.68, et RC, par. 11.87.
228 Gotovina et consorts, rapport d’expert de M. Reynaud Theunens : Croatian Armed Forces and Operation
Storm, 18 décembre 2007 (2 partie), p. 189 ; CMS, annexe 64. - 59 -

colonnes dans des localités de Medeno Polje et de Svodna. Ces deux localités se trouvent sur le

territoire de la Bosnie-Herzégovine, ainsi que l’a confirmé l’agent de la Croatie dans une lettre en

date du 10 septembre 2013 qu’il a adressée à la Cour.

168. L’attaque des forces aériennes croates sur Medeno Polje, à hauteur du hameau de

Bravsko, entre Petrovac et Sanski Most, a été menée le 7 août. Le rapport de Human Rights

Watch, qui se fonde sur les déclarations de rescapés de cette offensive, indique que la colonne de

229
civils a été touchée par quatre bombes . Devant le TPIY, en l’affaire Gotovina et consorts, le

témoin protégé P-056 a déposé sur le déroulement de cette attaque et confirmé que, outre les deux

230
camions incendiés, plusieurs véhicules civils avaient été touchés . Neuf Serbes ont été tués, dont

quatre enfants, et plusieurs dizaines de personnes, blessées. Ces éléments sont par ailleurs

corroborés par deux déclarations sous serment annexées à la duplique , ainsi que par l’exposé du

232
témoin–expert Savo Štrbac . Toutes ces déclarations sont cohérentes et dignes de foi.

169. Veritas précise en outre qu’un soldat et deux civils ont été tués dans l’attaque aérienne

du village de Svodna menée aux environs de 18 heures le 8 août 1995, qui a également fait de

233
62 nombreux blessés, dont des enfants . Ce point a été confirmé par M. Boris Martinović, témoin

oculaire de l’attaque, qui a déposé devant le tribunal de Banja Luka . 234

170. Enfin, je tiens à souligner que, selon les données de l’organisation Veritas, le nombre de

Serbes tués sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine n’était pas si élevé, au moins au regard de

l’objet de la présente instance : au total, 37 personnes ont été tuées, dont 14 soldats et 23 civils . 235

Il s’ensuit que, en formulant l’objection simpliste selon laquelle la Croatie ne saurait être tenue

pour responsable des meurtres commis sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine, le demandeur

passe à côté de l’essentiel : cela ne saurait constituer une réponse satisfaisante aux éléments de

229
Rapport de Human Rights Watch, Impunity for abuses committed during Operation Storm, and the denial of
the right of refugees to return to the Krajina [Impunité pour les violences commises pendant l’opération Tempête et le
refus du droit au retour des réfugiés en Krajina], août 1996, vol. 8, n 13 d), p. 11–12, peut être consulté sur le site
Internet : http://www.hrw.org/legacy/reports/1996/Croatia.htm.

230Gotovina et consorts, déposition du témoin n 56, compte rendu de l’audience du 23 mai 2008, p. 3546.
231
DS, annexes 65 et 66.
232
Exposé du témoin-expert Savo Štrbac (6.6.2).
233Ibid.

234DS, annexe 53.

235Exposé du témoin-expert Savo Štrbac (6.6.1). - 60 -

preuve accablants produits par la Serbie en la présente instance qui attestent que des meurtres de

masse ont été commis.

15.4. La question de l’évacuation

171. Le demandeur a formulé une autre série de contre-arguments portant sur les raisons qui

ont poussé les Serbes de Krajina à fuir en si grand nombre. Dans le cadre de la procédure écrite, la

Croatie s’est évertuée à convaincre la Cour de ce que, au cours de l’opération Tempête,

200 000 Serbes avaient fui la Krajina pour rejoindre la Bosnie-Herzégovine et la Serbie , et ce, 236

pour «divers motifs, parmi lesquels des conditions de vie difficiles, la pauvreté et l’insécurité

généralisée qui régnait en RSK [république de Krajina serbe]» . 237

172. La Serbie a exposé dans le contre-mémoire les raisons pour lesquelles ces habitants

n’avaient, en réalité, pas eu d’autre choix que de fuir la Krajina . S’ils ont abandonné leurs

foyers, c’est parce qu’ils avaient peur d’être attaqués et exterminés. Le sort qu’ont connu ceux qui

ont décidé de rester montre combien leurs craintes étaient justifiées. Le défendeur a déjà répondu

aux contre-arguments du demandeur dans la duplique en démontrant que la Croatie avait chassé les

Serbes de la Krajina par la force . Il maintient fermement cette position et laisse à la Cour le soin

d’apprécier l’importance qu’il convient d’accorder, aux fins de la présente instance, aux

déclarations de quelques malheureux réfugiés qui ont demandé à regagner leurs foyers en toute

240
63 sécurité dans les années qui ont suivi l’opération Tempête . Il s’agit là d’un nouvel argument

fallacieux, que le demandeur a formulé dans sa dernière pièce de procédure ; ceci étant, la fiabilité

et la valeur probante des déclarations des réfugiés qui ont dû supplier leur propre Etat de les

autoriser à revenir sont du même acabit que l’argument hors de propos selon lequel, dans l’affaire

Gotovina et consorts, le TPIY «n’a identifié nommément aucun civil serbe revendiquant avoir fui

241
[en] raison [des pilonnages]» .

236
«La situation dans les territoires occupés de la Croatie : rapport du Secrétaire général», 18 octobre 1995,
Nations Unies, doc. A/50/648, par. 27.
23PAC, par. 3.47.

23CMS, par. 1443–1447.
239
DS, par. 729–744.
240
Voir PAC, par. 3.51.
24Ibid., par. 3.53 ; les italiques sont de nous. - 61 -

173. Ayant du mal à bien cerner l’objet de la présente affaire, la Croatie s’évertue, de

manière aussi vaine qu’insistante, à prouver l’existence de plans d’évacuation en république de

Krajina serbe , comme si cela pouvait faire la moindre différence. Ce faisant, le demandeur

oublie que la présente espèce n’est pas une affaire pénale fondée sur une accusation de transfert

forcé de la population civile, mais bien un différend international à l’égard duquel la Cour a

compétence sur la seule base de la Convention sur le génocide. Effectivement, il existait en

république serbe de Krajina des plans d’évacuation, comme il en existait dans toutes les

243
républiques de l’ex-Yougoslavie, y compris en Croatie . Qu’est-ce que cela est censé prouver ?

Le conseil suprême de la défense de la Krajina a pris une décision d’évacuation dans la soirée du

4 août 1995, ordonnant aux personnes inaptes au combat de cinq municipalités du sud de se rendre

dans les villes de Srb et Lapac, elles aussi situées sur le territoire contrôlé par les Serbes de Krajina.

C’est vrai. Qu’aurait dû faire le conseil ? Ordonner à la population de rester en attendant de se

faire tuer ? Lorsque je vous ai exposé les crimes commis pendant et après l’opération Tempête, j’ai

démontré que la décision prise par le gouvernement de la Krajina d’évacuer les femmes, les enfants

et les personnes âgées était totalement justifiée. Si davantage de Serbes étaient restés, davantage

auraient été tués.

174. Mais peut-être que, par cette objection, le demandeur entend suggérer que le plan conçu

à Brioni en vue de la destruction des Serbes de la Krajina n’a pu être mené à bien parce que ce

groupe avait pris la fuite à temps. Si tel est le cas, le crime planifié à Brioni devrait alors être

qualifié de tentative de génocide, autre forme de responsabilité prévue au litt. d) de l’article III de

la Convention sur le génocide. Quoi qu’il en soit, le demandeur est au pied du mur, puisque nous

ajouterons dans nos conclusions finales, à titre subsidiaire, la tentative de génocide en tant que
64

mode de responsabilité.

175. Et pourtant, le plan formé à Brioni a bien été mené à son terme. La tragédie du peuple

serbe de Krajina n’a pu être évitée. Les Serbes ont été tués en masse, il a été porté gravement

atteinte à leur intégrité, et ils ont finalement été détruits en tant que partie substantielle ou

importante du groupe plus large des Serbes de Croatie. Selon nous, la question de l’évacuation n’a

242
PAC, par. 3.57-3.65.
24Voir DS, par. 734. - 62 -

de pertinence qu’aux fins d’apprécier les possibilités qu’ont eues les auteurs de ces crimes de tuer

autant de membres du groupe que possible.

176. Monsieur le président, ainsi s’achève ma présentation des faits et des éléments de

preuve à l’appui de la demande reconventionnelle formulée par la Serbie. Je suis impatient

d’entendre la réponse de nos éminents contradicteurs, et espère sincèrement que celle–ci portera

effectivement sur les faits pertinents pour établir l’élément moral et l’élément matériel du crime de

génocide, et non sur des questions sans intérêt telles que l’existence de plans d’évacuation, les

prétendues raisons économiques qui auraient motivé le départ «soudain» de 200 000 Serbes,

l’examen tout à fait hors de propos des marges d’erreur en matière de bombardements, ou encore

les allégations infondées selon lesquelles les Serbes auraient été attaqués et tués en Bosnie-

Herzégovine par d’autres Serbes ou par des personnes inconnues. Je vous remercie de votre

attention.

Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur Obradović. Ainsi s’achève l’audience

d’aujourd’hui. La Cour se réunira demain à 10 heures pour entendre la fin du premier tour de

plaidoiries de la Serbie. L’audience est levée.

L’audience est levée à 12 h 55.

___________

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