Non corrigé Traduction
Uncorrected Translation
CR 2014/10 (traduction)
CR 2014/10 (translation)
Jeudi 6 mars 2014 à 10 heures
Thursday 6 March 2014 at 10 a.m. - 2 -
10 Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Bonjour, l’audience est ouverte. La Cour entendra
ce matin la suite du premier tour de plaidoiries de la Croatie. M. le juge Yusuf, pour des raisons
qu’il m’a communiquées, n’est pas en mesure d’être présent ce matin. Avant d’inviter le premier
intervenant à commencer, je vais donner la parole à Mme Blinne Ní Ghrálaigh, qui, je crois, est
prête à répondre à l’une des questions. Vous avez la parole, Madame.
Mme NÍ GHRÁLAIGH : Monsieur le président, je vous remercie de me donner cette
occasion de répondre brièvement à la question de M. le juge Greenwood concernant la population
de la Slavonie orientale en 1991. Nous sommes en mesure de confirmer que la population totale de
la Slavonie orientale, comme le mentionnent les écritures de la Croatie, s’élevait en 1991 à
598 434 personnes, dont 70,24 % étaient croates et 17,15 % étaient serbes. Nous ajouterons que
celle de la partie de la Slavonie orientale qui allait être intégrée à la SAO SBSO était de
184 921 personnes pour la même année. Ce chiffre ne figure pas dans les écritures de la Croatie,
mais est tiré d’un article universitaire, dont nous préciserons la source dans une note de bas de
page.
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’aimerais saisir cette occasion
pour corriger une erreur qui s’est glissée dans mon exposé d’hier. J’ai mentionné qu’on avait
découvert en Slavonie orientale 510 charniers et fosses communes contenant les restes de près de
2300 personnes. En réalité, j’entendais dire qu’on avait découvert en Slavonie orientale un total de
510 fosses communes et individuelles contenant les restes de près de 2300 personnes. Nous avons
vérifié les données les plus récentes sur le site de la direction chargée des personnes détenues et
disparues, et il s’avère que les nombres exacts sont de 71 fosses communes et de 432 fosses
individuelles, pour un total de 503. Je vous remercie.
Le PRESIDENT : Merci beaucoup. J’invite maintenant M. Davorin Lapaš à prendre la
parole. Vous avez la parole, Monsieur. - 3 -
M. LAPAŠ :
LES MEURTRES COMMIS DANS L INTENTION DE DÉTRUIRE
Introduction
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est pour moi un honneur que
de me présenter devant vous au nom de la République de Croatie.
11 2. Mes collègues ont axé leurs exposés d’hier sur des zones géographiques particulières, se
concentrant sur le génocide commis par la Serbie à l’encontre de Croates vivant dans des régions,
des villes et des villages précis de Croatie. Ils se sont particulièrement intéressés à certains groupes
de Croates de souche que la Serbie a pris pour cible, en vue de les détruire, dans ces régions, villes
et villages. Ils ont relaté le déroulement du génocide dans plusieurs localités bien précisesen
Slavonie orientale, à Vukovar, à Saborsko et à Škabrnja. Les deux dernières interventions du
demandeur sur les faits à savoir la mienne et celle de l’agent de la Croatie,
Mme Crnić-Grotić marquent un changement de perspective. Nous vous proposons en effet de
prendre un peu de recul afin d’envisager de façon plus générale l’ampleur des actes de génocide
commis à l’encontre de la population croate dans l’ensemble des régions de Croatie prises pour
cible par la Serbie.
3. Mon intervention portera spécialement sur les meurtres commis contre des membres du
groupe ethnique croate de Croatie, dans l’intention de détruire une partie de celui-ci, des meurtres
qui sont frappés d’interdiction par l’alinéa a) de l’article II de la Convention sur le génocide.
Premièrement, je donnerai à la Cour une idée générale de l’ampleur des meurtres commis, en me
concentrant sur quelques exemples représentatifs. Deuxièmement, j’examinerai la question des
fosses individuelles et communes mises au jour dans les régions de Croatie où ces meurtres ont eu
lieu, qui témoignent de façon tragique de l’intention génocidaire de la Serbie. Troisièmement,
j’exposerai à la Cour la situation actuelle concernant les centaines de Croates de souche toujours
portés disparus, dont le sort reste à ce jour inconnu des autorités croates.
4. A la suite de mon intervention, Mme Crnić-Grotić se concentrera sur des exemples d’actes
de génocide visés aux alinéas b) à d) de l’article II de la Convention. - 4 -
5. L’ampleur et le caractère systématique de ces atrocités, ainsi que le rôle de la JNA, qui en
est l’auteur ou en a facilité la commission, témoignent de l’intention de la Serbie de détruire la
population croate des régions censées faire partie d’une «Grande Serbie». L’ampleur de ces
atrocités et la longue période pendant laquelle elles ont été perpétrées montrent également que la
Serbie en avait forcément connaissance. Pourtant, elle n’a strictement rien fait pour les empêcher.
I. Le meurtre de membres du groupe ethnique croate
6. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pour commencer, je retracerai
la chronologie de la campagne menée par la Serbie en Croatie à partir du mois d’août 1991. Je
12 reviendrai en particulier sur les meurtres délibérément commis par la JNA et d’autres forces serbes
au cours des deuxième et troisième phases de l’attaque en trois temps qui vous a été décrite dans
des interventions précédentes. Je mettrai en relief les dates clefs auxquelles ont été perpétrés
différents massacres et meurtres isolés, afin d’établir la chronologie et l’étendue des crimes
commis. Je m’arrêterai également sur plusieurs exemples spécifiques de meurtres commis par la
Serbie, qui illustrent particulièrement bien mon propos .
7. Evidemment, ce récit ne fait pas et ne peut faire Etat de chacun des meurtres commis.
Bien trop d’atrocités ont été perpétrées pour que je puisse toutes les passer en revue dans le temps
qui m’est imparti. D’ailleurs, bien souvent, toutes les victimes ont été massacrées et il ne reste
donc plus aucun témoin direct. Et, trop souvent encore, le défendeur s’obstine à refuser de
communiquer la moindre information, notamment au sujet des incidents intervenus dans des camps
d’internement situés sur son propre territoire.
Août 1991
8. Je commencerai mon récit des meurtres génocidaires commis en Croatie à partir du mois
d’août 1991. [Projection.] Hier, mes collègues ont relaté les événements historiques ayant préludé
à ces actes. Ils ont également évoqué la haine ethnique attisée par la Serbie, ainsi que la
catégorisation et la diabolisation de l’ensemble de la population croate hommes, femmes et
enfants en tant qu’«Oustachis». Il vous a également été démontré que les populations serbes
1En l’absence de note de bas de page, il convient de se référer à la chronologie proposée dans le mémoire de la
Croatie (MC), vol. 5, appendice 1, p. 1-35. - 5 -
locales avaient été armées par la Serbie et que celle-ci avait contribué à mettre sur pied et à armer
différents groupes paramilitaires en les aidant à s’établir en Slavonie orientale, en
Slavonie occidentale, en Banovina, au Kordun, en Lika et en Dalmatie. Il vous a aussi été précisé
que les troupes de la JNA avaient connu une augmentation considérable en juillet 1991 et que des
volontaires étaient arrivés de Serbie pour prêter main-forte aux rebelles serbes de Croatie. [Fin de
la projection.]
9. Tout au long du mois d’août 1991, des villages croates de Slavonie orientale et de
Banovina ont été attaqués et détruits par des soldats de la JNA et des Serbes de Croatie. Les
villages de Dalj et d’Erdut ont subi des attaques au cours desquelles de nombreux civils croates ont
été massacrés. Le 26 août, le village de Kijevo, près de Knin, a été détruit après un siège de près de
trois mois dirigé par Milan Martić, criminel de guerre condamné par la suite. Dix civils y ont été
2
tués .
13 Septembre 1991
10. Le 2 septembre, la JNA et des paramilitaires serbes ont occupé le village de Berak en
Slavonie orientale. Tous les civils croates restés dans le village ont été regroupés et détenus.
Quarante-quatre hommes, femmes et enfants ont été emmenés. Les corps de certains d’entre eux
ont été retrouvés dans des charniers à Berak et Šarviz.
11. Les 3 et 4 septembre, des paramilitaires serbes ont attaqué les villages de Četekovac et
Balinci en Slavonie occidentale. Au moins 20 civils croates, dont un nombre important de
personnes âgées, ont été tués. Le rapport d’autopsie établi par l’hôpital général d’Osijek se lit
comme suit : [Projection]
«Les 20 villageois ont été tués dans le cadre d’un massacre délibéré de civils.
Les victimes ont été retrouvées devant chez elles ou dans leur cour, abattues de dos ou
de côté. La moitié d’entre elles étaient des personnes âgées (plus de 59 ans) et cinq
étaient des femmes il n’est guè3e probable que les victimes aient usé d’armes à feu
au moment où elles ont été tuées.» [Fin de la projection.]
12. Entre le 6 et le 14 septembre, près de 176 civils croates ont été enlevés et tués dans le
cadre d’une attaque conjointe de la JNA et de paramilitaires serbes contre Pakrac. Les corps de
2
MC, vol. 1, par. 5.214 et annexes correspondantes ; RC, vol. 1, par. 6.81-6.82.
3MC, vol. 1, par. 5.46, faisant référence à S. Botica, A. Covic, M. Judas, G. Pifat-Mrzljak, V. Sakic (sous la
dir. de), Mass Killing and Genocide in Croatia 1991/2: Book of Evidence, Zagreb, 1992, p. 117. - 6 -
quarante-neuf d’entre eux ont été localisés et exhumés. Ils ont pour la plupart été tués à bout
portant. Parmi eux se trouvaient un enfant âgé de 10 ans et plusieurs femmes, dont une victime qui
avait été violée et torturée avant d’être tuée : elle avait eu les oreilles sectionnées et le crâne
4
fracassé .
13. Moins d’une semaine plus tard, le 22 septembre, le village de Tovarnik a été attaqué.
Quarante-huit (48) civils croates y ont été massacrés. Dix d’entre eux ont été abattus par un
5 6
peloton d’exécution de la JNA . Cinq autres civils ont été alignés, puis poignardés .
Octobre
14. Le mois d’octobre s’est révélé particulièrement meurtrier. Plus de 80 civils ont été
massacrés au cours de ce mois dans la municipalité de Hrvatska Kostajnica . 7
15. Le 2 octobre, des paramilitaires serbes ont attaqué le village de Novo Selo Glinsko.
A une exception près, les 33 civils croates qui n’avaient pas fui le village ont été tués. Le village a
14 été incendié. Les corps de 22 des victimes de ce massacre n’ont jamais été retrouvés . 8
16. Le même jour, des paramilitaires serbes et des réservistes de la JNA ont pénétré dans le
village de Donji Čaglić, fait sortir de force dix civils du sous-sol d’une maison, puis les ont fait
abattre par un peloton d’exécution avant de détruire leurs maisons. Leurs corps ont été enterrés
9
dans une tranchée creusée par un véhicule de la JNA .
17. Les 4 et 5 octobre, 22 Croates ont été tués au cours d’un massacre qui s’est déroulé à
l’intérieur et à proximité du poste de police de Dalj. Le TPIY a établi que cette attaque avait été
10
perpétrée par Arkan et d’autres paramilitaires serbes .
4
MC, vol. 1, par. 5.15-5.21 et annexes correspondantes.
5 MC, vol. 2 (partie I), annexe 79.
6 Ibid., annexe 75.
7 RC, vol. 1, par. 6.32.
8
MC, vol. 1, par. 5.81-5.83, et vol. 2 (partie I), annexes 252-255, 321 ; liste des personnes bannies, tuées ou
portées disparues sur le territoire de la municipalité de Glina, doc. n 511-10-02/02-9545/93 Ks en date du 24 juin 1993 ;
RC, vol. 1, par. 6.22.
9 MC, vol. 1, par. 5.48-5.49, vol 2 (partie II), annexes 213-215 ; RC, vol. 1, par. 6.8.
10 o
Affaire n IT-03-69, Le Procureur c. Stanišić et Simatović, jugement (partie 1), 30 mai 2013 (ci-après le
«jugement Stanišić»), par. 432. - 7 -
18. Le 6 octobre, des paramilitaires serbes ont tué trois habitants croates de la ville agricole
11 e
d’Orlovnjak, près de Tenja, d’une balle dans la nuque . La 12 brigade mécanisée de la garde
prolétarienne de la JNA a couvert leurs agissements.
19. Ainsi qu’il ressort clairement des massacres et des meurtres isolés que je viens de citer à
titre d’exemple, les soldats de la JNA ont directement et activement participé au meurtre de civils
croates ; ils ont couvert les agissements des paramilitaires serbes et ont eux-mêmes perpétré
certains de ces meurtres. En outre, comme le démontrent les faits et ainsi qu’il a été établi par le
TPIY, toutes les opérations militaires étaient conduites sous le commandement effectif de la JNA,
l’armée de l’Etat serbe en voie de constitution . Il est par conséquent évident que la Serbie avait
connaissance de ces meurtres et qu’elle en porte la responsabilité.
20. A supposer qu’il subsiste encore le moindre doute, nous disposons d’éléments de preuve
écrits attestant directement de ce que, à partir de la mi-octobre 1991, les autorités militaires serbes
étaient pleinement informées du génocide que perpétraient alors des paramilitaires placés sous leur
commandement. [Projection.] Cela ressort clairement du rapport du renseignement militaire de la
JNA daté du 13 octobre 1991, qui vous a été présenté pour la première fois mercredi. [Projection
suivante.] Ce document indique précisément que, «dans la région de Vukovar, des troupes de
15 volontaires sous le commandement d’Arkan … [étaient] en train de commettre un génocide et
divers actes de terrorisme incontrôlés» . 13
21. Il est tout aussi évident que le ministre serbe délégué à la défense était au courant de ces
agissements : le rapport indique en effet qu’il en avait été personnellement informé . 14
22. Nonobstant ledit rapport, ce «génocide incontrôl[é]» a continué à être perpétré sans
répit et en toute liberté dans l’ensemble des zones occupées de Croatie. [Fin de la projection.]
23. Le 14 octobre, à Kostajnički Majur, quatre hommes ont été tués par balle après avoir été
forcés à creuser leurs propres tombes. D’autres meurtres et disparitions ont eu lieu au cours du
15
mois suivant .
11MC, vol. 1, par. 4.28-4.29, vol. 2 (partie I), annexe 163, lettre du ministère de la défense de la République de
Croatie.
12Affaire n IT-95-13/1-T, jugement, 27 septembre 2007 (ci-après le «jugement Mrkšić»), par. 89.
13
RC, vol. 1, par. 9.86 et vol. 4, annexe 63, note du colonel Milinko Dokovic en date du 13 octobre 1991.
14Ibid. - 8 -
24. Le «massacre du champ de mines» de Lovas, dont nous vous avons parlé hier, a eu lieu
quatre jours plus tard, le 18 octobre. Là encore, il ressort clairement des éléments de preuve que
les plus hauts fonctionnaires du ministère de la défense et du ministère de l’intérieur serbes, ainsi
que les responsables de la JNA et de la défense territoriale (TO) serbe, ont été informés du
massacre dix jours plus tard . 16
25. Le 20 octobre 1991, 41 civils ont été détenus par l’unité paramilitaire serbe baptisée la
«Milicija Krajine» dans la caserne de pompiers de Hrvatska Dubica. Le lendemain, ils ont été
emmenés dans une prairie voisine, à Krečane, et ont été abattus par un peloton d’exécution . 17
26. Le même jour, ou le lendemain, au moins neuf civils croates originaires de Cerovljani
ont été regroupés et tués . Au même moment ou presque, 29 civils ont également été tués à
Baćin . Dans les deux cas, ces meurtres ont été commis par des membres de la Milicija Krajine,
20
des unités de la JNA ou de la TO, voire par des éléments de ces trois entités .
27. Vingt-neuf (29) Croates ont été tués à Široka Kula au cours du mois d’octobre. Nombre
d’entre eux ont été tués par balle par les forces de la SAO Krajina le 13 octobre, après avoir été
16 regroupés dans le village. Leurs cadavres ont été jetés dans des maisons en feu. Une femme dont
le mari a été tué est parvenue à fuir et a indiqué dans sa déposition qu’un Serbe avait ordonné :
21
«Tuez-les tous, n’en épargnez aucun !»
Novembre
28. Le génocide s’est poursuivi à un rythme soutenu tout au long du mois de novembre. Le
7 novembre 1991, huit civils croates sans armes ont été exécutés par des soldats de la JNA et des
15
MC, vol. 1, par. 5.120 et vol 2 (partie II), annexes 288 et 336 : rapport sur les personnes tuées et portées
disparues dans la municipalité de Hrvatska KostajnicaKostajnički Majur
16
RC, vol. 2, annexe 26.
17 Le Procureur c. Martić, affaire n IT-95-11, jugement, 12 juin 2007 (ci-après le «jugement Martić»),
par. 354-358 (cités dans la réplique, vol. 1, par. 6.36). Voir également Jugement Stanišić et Simatović, par. 56.
18 Jugement Martić, par. 359 (cité dans la réplique, vol. 1, par. 6.35). Voir également jugement Stanišić et
Simatović, par. 64.
19Ibid., par. 364-367 (cités dans la réplique, vol. 1, par. 6.37). Voir également jugement Stanišić et Simatović,
par. 64.
20Ibid., par. 364–365.
21MC, vol. 1, par. 5.165-5.171 et annexes correspondantes. - 9 -
22
paramilitaires serbes à Vukovići . Au cours des deux semaines qui ont suivi, des civils croates
détenus au centre de détention d’Erdut, dont cinq venaient du village de Klisa, ont été exécutés . 23
Leurs cadavres ont par la suite été découverts dans un charnier dans le village de Ćelije. Les forces
serbes ont continué ce carnage dans les villages de Voćin et Hum . 24
29. Le 19 novembre 1991, des soldats serbes ont pénétré dans Kostrići et ont massacré
chacun des 15 Croates qui restaient encore dans le village. Le plus jeune d’entre eux avait 3 ans et
25
le plus vieux, 93 ans .
30. Vous avez déjà entendu hier le récit du massacre de centaines de Croates à Bogdanovci,
Saborsko, Škabrnja et Vukovar, après l’occupation de ces villes.
Décembre
31. Les meurtres se sont poursuivis tout au long du mois de décembre 1991. Onze personnes
qui avaient trouvé refuge dans une maison à Gornje Jame, incendiée le 11 décembre, n’ont plus
jamais été revues . 26
32. À la mi-décembre 1991, une équipe de tournage de la British Broadcasting Corporation
se trouvait aux alentours de Voćin, en Slavonie occidentale. Voici ce qu’elle a filmé. [Projection
de la vidéo.] [Fin de la projection.]
33. Plus de 40 civils croates ont été tués à Voćin, des personnes âgées pour la plupart. Ils ont
été sauvagement torturés avant d’être tués. Deux rapports d’autopsie établis par le service de
médecine légale de l’Université de Zagreb rendent compte de la barbarie dont ont été victimes ces
17 habitants croates. Le premier rapport [projection], qui concerne un homme de 77 ans et
s’affiche à présent à l’écran , indique que la victime a été battue à l’aide d’une chaîne, s’est fait
tirer dessus et a été poignardée aux deux jambes . Le second rapport, qui concerne une femme de
22Jugement Martić, par. 371
23Jugement Stanišić, par. 455.
24
MC, par. 5.28-5.41.
25
MC, vol. 1, par. 5.116 ; vol. 2 (partie II), annexe 285 ; voir également annexe 335, rapport sur les personnes
tuées et portées disparues dans la municipalité de Hrvatska KostajniKostrići.
26MC, par. 5.91.
27S. Botica, A. Covic, M. Judas, G. Pifat-Mrzljak, V. Sakic (sous la dir. de), Mass Killing and Genocide in
Croatia 1991/2: Book of Evidence, Zagreb, 1992, p. 119. - 10 -
57 ans [projection suivante], indique que celle-ci a été massacrée à l’arme blanche et a eu le crâne
écrasé . [Fin de la projection.]
34. Le lendemain, le 16 décembre, des paramilitaires serbes sont retournés à Joševica, où ils
avaient déjà brûlé vifs des civils ou leur avaient tiré dessus. Lors de ce deuxième passage, ils sont
allés de maison en maison, en faisant feu. Vingt et un (21) Croates âgés de 14 à 91 ans ont été
tués .
35. Une semaine plus tard, le 21 décembre, neuf civils ont été tués à Bruška par le groupe
30
paramilitaire serbe connu sous le nom de Milicija Krajine .
36. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ces attaques répétées et
impitoyables ont été perpétrées contre les habitants croates des villages et des villes situés dans les
régions convoitées par la Serbie, dans l’intention de les éliminer.
18 37. Etaient pris pour cibles les Croates qui n’avaient pas fui et se trouvaient encore dans
leurs villes et villages lors des attaques de la JNA et d’autres forces contrôlées par les Serbes.
Ainsi qu’il vous a déjà été exposé, en de nombreux endroits, les seuls habitants encore présents
dans les villages étaient les personnes âgées et les handicapés. C’est pour cette raison que les
anciens étaient si souvent les victimes des atrocités commises par les Serbes : ils étaient parfois les
seuls Croates restant à éliminer. Je me bornerai à fournir à la Cour quelques exemples. Citons le
cas des hommes et femmes âgés de Voćin, que vous avez vus tout à l’heure à l’écran et qui ont reçu
une balle en plein visage ou ont été tués à la hache, pour la simple raison qu’ils étaient Croates et
qu’ils se trouvaient toujours à Voćin. Citons aussi le cas de cette femme de 71 ans, à Berak, qui a
31
été entièrement déshabillée devant des soldats, avant d’être démembrée et jetée dans un puits .
Dans le même village, une femme de 81 ans a été quasiment battue à mort, avant d’être finalement
exécutée . A Ilok, on a tiré dans la tête d’une femme âgée avant de la brûler et de la jeter dans le
33 34
canal . Six (6) habitants âgés du village de Jasenice ont été tués par balle à bout portant .
28Ibid., p. 220.
29MC, vol. 1, par. 5.84-5.88 ; vol 2 (partie II) : annexes 256-26 ; RC, vol. 1, par. 6.23 ; vol. 2, annexe 24.
30Jugement Martić, par. 400-403.
31
MC, vol. 1, par. 4.42 ; vol. 2 (partie I), annexes 30 et 33.
32MC, vol. 2 (partie I), annexe 28.
33MC, vol. 1, par. 4.66 ; vol. 2 (partie I), annexe 55. - 11 -
35
Sept (7) personnes âgées, qui avaient entre 80 et 85 ans, ont été tuées à Gornji Vaganac .
[Projection.] On citera également le cas de deux femmes âgées à Četekovac, tuées d’une balle dans
le dos alors qu’elles tentaient en vain de se cacher au pied de leur escalier pour échapper aux
36
forces serbes . Et la liste est encore très longue.
38. Au cours des six mois qu’a duré leur campagne, la JNA et les autres forces serbes ont
pris pour cible, en vue de les détruire, les Croates de souche qui vivaient dans les régions censées
faire partie de la future «Grande Serbie», souvent après s’être livrées aux pires actes de torture et
sévices à caractère ethnique. Nombre des victimes ont été massacrées à l’arme blanche. D’autres
ont été pendues, ou tuées d’une balle dans la tête. Beaucoup ont été battues à mort. Et bien
d’autres encore ont été tuées dans les multiples camps d’internement établis dans les régions
occupées de Croatie, en Serbie et dans d’autres régions de l’ex-Yougoslavie contrôlées par la
Serbie, ou sorties de ces camps pour être exécutées. Mme Crnić-Grotić présentera ces camps de
façon plus détaillée à la Cour dans la suite de la matinée [fin de la projection].
II. Fosses communes et fosses individuelles
39. En 1995, lorsque la Serbie s’est retirée des zones occupées de Croatie, des fosses
communes et des fosses individuelles contenant les dépouilles de victimes croates du génocide ont
commencé à être mises au jour. Ces fosses ont fait l’objet de fouilles minutieuses et d’un
recensement par la direction du demandeur chargée des personnes détenues et des personnes
disparues. Une liste détaillée de ces fouilles est annexée à l’exposé écrit du témoin-expert de la
Croatie, le colonel Ivan Grujić, qui a déposé devant la Cour hier.
40. D’après le recensement effectué par celui-ci, en juillet 2013, 142 charniers [projection]
avaient été découverts en Croatie, contenant les cadavres de 3656 victimes.
Trois mille cent vingt et un (3121) de ces corps ont été identifiés. 27 % étaient des cadavres de
femmes et 38,5 % étaient ceux de personnes de plus de 60 ans. Trente-sept (37) mineurs ont
34
MC, vol. 1, par. 5.217 ; vol. 2 (partie III), annexe 555 : procès-verbal d’enquête, tribunal de district de Zadar,
22 janvier 1997. Un récit de ce meurtre figure dans MC, vol. 4, annexe 152 ; RC, vol. 1, par. 6.87-6.88.
35S. Botica, A. Covic, M. Judas, G. Pifat-Mrzljak, V. Sakic (sous la dir. de), Mass Killing and Genocide in
Croatia 1991/2: Book of Evidence, Zagreb, 1992. Voir également MC, vol. 2 (partie III), annexe 381.
36S. Botica, A. Covic, M. Judas, G. Pifat-Mrzljak, V. Sakic (sous la dir. de), Mass Killing and Genocide in
Croatia 1991/2: Book of Evidence, Zagreb, 1992. - 12 -
également été identifiés. Les triangles noirs sur la carte à l’écran représentent chacun des charniers
découverts. Le tableau annexé à l’exposé du colonel Grujić précise le nombre de cadavres
découverts dans chacun d’entre eux.
19 41. Le défendeur avance que l’expression «fosse commune» et ces découvertes macabres
n’ont «guère de valeur» aux fins d’établir l’existence d’un génocide. Selon lui, ces découvertes
«ne sont que la preuve qu’il a été procédé à des enterrements irréguliers». Le défendeur prétend
qu’il ne s’agit pas de «véritables fosses communes» et réfute l’emploi même de cette expression
par la Croatie. Il préférerait parler de «petits groupes de personnes décédées» pour décrire les
fosses dans lesquelles il a empilé les cadavres des Croates qu’il a tués, et que les victimes
terrorisées avaient souvent dû creuser elles-mêmes . De «petits groupes de personnes décédées» :
telle est l’expression que le défendeur préférerait que la Croatie emploie pour désigner les charniers
mis au jour dans le nouveau cimetière de Vukovar, où gisent les cadavres de 938 victimes
[projection suivante] ; le charnier abritant 200 cadavres, découvert à Ovčara [projection suivante] ;
le charnier de Lovas, où ont été retrouvés 68 cadavres dont beaucoup portaient encore le ruban
blanc qui les identifiait comme étant des Croates à éliminer [projection suivante] ; le charnier
contenant les corps de 56 personnes mis au jour à Baćin ; les 27 cadavres découverts dans une fosse
à Škabrnja ; les 25 corps découverts dans une fosse à Golubnjača ; la fosse contenant 24 cadavres
retrouvée près de Dalj ; ou encore la fosse abritant les corps de 22 personnes mise au jour
à Vojarna et Tordinici [projection suivante]. Et la liste est encore très longue. Il ne s’agit pas là de
«petits groupes de personnes décédées». Il s’agit de fosses communes où gisent les membres de la
population croate pris pour cible par la Serbie dans le cadre de son entreprise génocidaire.
42. Il n’existe pas, en droit international, de définition universellement reconnue de
l’expression «fosse commune». Le demandeur adopte ici la définition employée par le rapporteur
spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, mandaté pour «réunir des
renseignements de première main au sujet de la situation des droits de l’homme sur le territoire de
l’ex-Yougoslavie» . Ce rapport définit comme commune une fosse contenant trois victimes au
37DS, par. 349.
38Rapport sur la situation des droits de l’homme dans le territoire de l’ex-Yougoslavie, soumis en application de
la résolution 1992/S-1/1 de la Commission des droits de l’homme en date du 14 août 1992, Nations Unies
doc. E/CN.4/1993/50 en date du 10 février 1993 ; annexe I, par. 5. - 13 -
moins. Si le défendeur remet en cause cette définition, il ne précise toutefois pas combien de
Croates supplémentaires auraient dû être assassinés et enterrés par les forces serbes pour que l’on
puisse parler selon lui de «véritables» fosses communes.
43. [Projection suivante.] La carte qui s’affiche à présent à l’écran représente chaque fosse
contenant une ou plusieurs victimes du génocide. Les points les plus petits représentent les lieux
où ont été exhumés entre un et dix cadavres et les plus gros, ceux où plus de 101 cadavres ont été
20 exhumés. En décembre 2013, plus de 1100 fosses de ce type avaient été repérées dans l’ensemble
du territoire précédemment occupé de Croatie.
44. Les démarches effectuées par la Croatie en vue de mettre au jour les fosses contenant les
victimes du génocide sont d’autant plus difficiles que la Serbie, pendant son occupation de la
région, avait pour pratique de déterrer les corps et de les enterrer ailleurssouvent sur son propre
territoire afin de tenter, en vain, de dissimuler les atrocités qu’elle avait commises. A ce jour,
103 corps ont été rapatriés de Serbie. [Fin de la projection.]
III. Personnes disparues
45. Bien que le sort de nombre des victimes du génocide ait été élucidé et leurs dépouilles,
localisées, des centaines de Croates restent encore aujourd’hui portés disparus. Vingt-trois ans
après les faits, des familles croates continuent de pleurer plus de 850 personnes disparues. Les
victimes demeurent privées d’un enterrement en bonne et due forme et d’une sépulture où reposer
39
dans la dignité ; leurs familles demeurent privées de la possibilité de leur faire leurs adieux .
46. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre
attention. Monsieur le président, je vous prie de bien vouloir donner la parole à Mme Crnić-Grotić.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Lapaš, et je donne maintenant la parole à
Mme Crnić-Grotić. Madame, vous avez la parole.
Mme CRNIĆ-GROTIĆ :
39Exposé écrit d’Ivan Grujić. - 14 -
V IOLS ,TORTURE ,DÉTENTIONS ET DÉPORTATIONS
DANS L ’INTENTION DE DÉTRUIRE
I. Introduction
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, suite à la présentation de
M. Lapaš, je montrerai dans mon exposé comment les forces placées sous le commandement et le
contrôle du défendeur ont eu systématiquement recours à des violences sexuelles extrêmes, à la
torture, à la détention et à la déportation de masse pour détruire le groupe ethnique croate dans les
régions de Croatie qu’elles ont attaquées. Comme ce fût le cas dans l’exposé précédent, les
preuves que je vais présenter à la Cour démontrent de manière irréfutable que des actes
21 représentant l’actus reus du génocide tel qu’il est défini aux alinéas b) à d) de l’article 2 de la
Convention ont été commis en d’innombrables occasions contre d’innombrables victimes croates
durant la campagne génocidaire menée en Croatie par le défendeur.
II. Le viol et l’entrave aux naissances
2. Les femmes et les filles croates ont souvent été les victimes de violences ethniques, dont
le viol et le viol en réunion, de la part de membres de la JNA, de la TO, de la police serbe et des
paramilitaires serbes. Rappelons qu’en 2008 le Conseil de Sécurité des Nations Unies a adopté la
résolution 1820 qui dispose que [projection] «le viol et d’autres formes de violence sexuelle
peuvent constituer un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un élément constitutif du
40
crime de génocide» . (Le soulignement est de nous.)
3. Les femmes violées ressentent souvent un tel sentiment de honte qu’elles ne dénoncent
pas l’agression dont elles ont été victimes. Ce fut le cas en Croatie aussi où les cas non signalés
sont nettement plus nombreux que ceux qui l’ont été. La peur, le traumatisme et la honte ne
s’estompent pas avec le temps. [Fin de la projection.]
4. Les viols multiples et en réunion de femmes croates étaient fréquents. A Siverić, plusieurs
femmes ont été victimes de viols en réunion de la part de soldats serbes, dont certains avaient
préalablement précisé qu’ils allaient «tuer la graine de la Croatie» . A Lovas, une jeune femme a
été violée pendant plusieurs jours par un soldat de la TO qui lui avait dit qu’elle-même et ses
40«Les femmes, la paix et la sécurité», Nations Unies, doc. SC S/RES/1820 (2008).
41Mémoire de la Croatie (MC), vol. 2 III), annexes 438 à 441. - 15 -
42
parents «disparaîtraient» sans laisser de traces si elle refusait . A Vukovar, une femme a été violée
plusieurs fois par six soldats de la JNA qui lui disaient : «Laisse-toi aller femme Oustacha. Tu vas
voir maintenant comment les Serbes s’y prennent». Les violeurs lui ont inséré une bouteille de
bière dans le rectum avant de recommencer à la violer plusieurs fois. Sa jeune sœur, âgée de
six ans, a également subi de graves violences sexuelles après avoir été contrainte d’assister au viol
43
de son aînée .
5. Les agressions sexuelles avaient souvent lieu chez les victimes et leur famille devait y
assister, ce qui rendait le supplice des femmes encore plus dégradant et humiliant. A Sotin, une
jeune mère a été violée chez elle sous la menace d’une arme par deux soldats de la JNA, alors que
sa belle-mère et son enfant de deux ans étaient dans la maison. Le lendemain, l’un des violeurs,
22
capitaine de la JNA, est revenu violer la jeune femme et a essayé de violer la belle-mère
44
à Negoslavci où elles avaient été transférées de force par les soldats serbes . A Doljani, une
femme a été violée dans sa propre cuisine par trois paramilitaires, sous la menace d’une arme . 45
A Bapska, un combattant serbe a violé une femme chez elle avant de frapper et de violer sa mère de
46
81 ans et de lui déchirer le nombril à la main . A Čakovci, une femme croate s’est vue lier les
mains avec du fil électrique avant d’être déshabillée et violée chez elle par un paramilitaire serbe
47
deux fois plus jeune qu’elle . A Dalj, une jeune victime a subi un viol en réunion en présence de
ses parents et frères et sœurs. Elle s’est retrouvée enceinte et a donné naissance à l’enfant.
Deux des violeurs ont finalement été condamnés en 2013 par un tribunal croate . 48
6. Les viols s’accompagnaient souvent de violences physiques gratuites, de mutilations et
d’injures à caractère ethnique. A Gornji Popovac, des femmes croates ont été violées brutalement à
42MC, vol. 2 I), annexe 108.
43
Ibid., annexe 117. Deux paramilitaires serbes ont été condamnés pour sévices sexuels sur une fillette de six ans
et le viol en réunion répété de sa sœur auquel l’enfant avait été contrainte d’assister.
44
MC, vol. 2 I), annexe 94.
45
MC, vol. 2 II), annexe 226.
46MC, vol. 2 I), annexe 72.
47Ibid., annexe 128.
48
Tribunal du comté d’Osijek, verdict du 4 septembre 2013, http://www.jutarnji.hr/konacno-presuda-za-ratni-
zlocin-u-dalju-osudeni-za-silovanje-hrvatice-pred-njenom-obitelji/1124083/. - 16 -
49
diverses reprises par des paramilitaires serbes , tandis qu’à Tovarnik un soldat a violé deux jeunes
50
filles de 15 ans avant de les tuer, ainsi que leur grand-mère, devant d’autres soldats .
7. Dans plusieurs villes et villages de Slavonie orientale, des femmes ont été contraintes de
«réconforter» les forces serbes . Cet esclavage sexuel systématique visant une ethnie a été le lot
d’un grand nombre de femmes croates dans toute la région, plus particulièrement à Lovas où les
52
femmes étaient emmenées de nuit au quartier général de la TO pour y être violées . A Vukovar,
des femmes étaient emmenées la nuit, menottes aux mains, de leur centre de détention à un café
proche où elles étaient violées par des hommes en uniforme ou en civil après avoir reçu du parfum
53
et du rouge à lèvre pour «se faire belles» .
23 8. De graves violences sexuelles ont également été commises sur des hommes. C’est ainsi
qu’à Tovarnik, trois Croates ont été castrés au couteau, l’un après l’autre, avant de recevoir une
54
balle dans la tête. Un capitaine de la JNA a assisté à la castration sans mot dire . Les violences
sexuelles étaient également fréquentes dans les centres de détention serbes et j’y reviendrai bientôt.
9. Monsieur le président, le demandeur a présenté de nombreuses déclarations de témoins qui
ont été directement victimes de multiples cas de violences sexuelles et de viols , notamment de
viols en réunion, ou qui en ont été témoins ; ces violence ont été commises contre des civils croates
dans les villes, villages et hameaux occupés par la JNA et les forces serbes, comme [projection]
Berše , Brđani , Doljani , Joševica , Korenica , Kostajnički Majur , Kovačevac , Ljubotić et 61 62
49
MC, vol. 2 III), annexe 356.
50
MC, vol. 2 I), annexe 79.
51
MC, p. 189.
52
MC, vol. 2 I), annexe 108.
53
Ibid., annexe 116.
54
Ibid., annexe 81.
55
MC, vol. 2 III), annexe 457.
56 MC, vol. 2 II), annexe 220.
57 Ibid., annexes 226 et 224.
58 Ibid., annexe 263.
59 MC, vol. 2 III), annexe 372.
60 MC, vol. 2 II), annexe 336 : rapport sur les personnes tuées et portées disparues dans la région de la municipalité de
Hrvatska-Kostajrički Majur .
61 MC, vol. 2 I), annexe 368.
62 MC, vol. 2 III), annexe 459. - 17 -
Lisičić , Novo Selo Glinsko , Parčić , Puljane , Šarengrad , Sekulinci , Smilčić , Sotin , 68 69 70
Tenja, ,Vukovar et bien d’autres encore. [Fin de la projection.]
III. La torture
10. Dans toutes les zones occupées de Croatie, les civils croates étaient systématiquement
soumis à des violences brutales et souvent sadiques. Humiliations, mutilations et actes dégradants
prenaient des formes très diverses démontrant une grande inventivité dans le domaine de la cruauté
24 et de la sauvagerie. Le mémoire et la réplique de la Croatie fournissent des récits détaillés, qui sont
loin d’être exhaustifs, de ces actes de torture commis par les forces du défendeur sur l’ensemble
des territoires destinés à faire partie de la «Grande Serbie».
11. Les coups, avec des battes, des fils électriques, des bottes, des chaînes, des bâtons et
autres objets, étaient fréquents et pleuvaient sur les femmes comme sur les hommes, sur les vieux
comme sur les jeunes. Quasiment tous les témoignages contiennent le même récit : «ils nous
battaient partout avec n’importe quoi». Au début de la semaine, vous avez entendu et vu un témoin
qui a été victime de ces tabassages. Il a évoqué dans sa déposition le supplice qui consiste à faire
passer les Croates captifs entre deux rangées de personnes qui les frappent aussi brutalement que
possible afin de les «escorter» de l’autocar au lieu de leur détention. Les coups étaient si brutaux
qu’ils étaient souvent mortels. Les Croates devaient souvent se battre entre eux, ce qui les
humiliait mais amusait leurs geôliers. A Lovas, per exemple, deux hommes ont été menottés à des
73
poteaux d’acier et contraints de se frapper et de cracher l’un sur l’autre après avoir été torturés .
63
Ibid., annexe 500.
64
MC, vol. 2 II), annexe 255.
65
MC, vol. 2 III), annexe 450.
66Ibid., annexe 454.
67MC, vol. 2 I), annexe 51.
68MC, vol. 2 II), annexe 202.
69MC, vol. 2 III), annexes 493 et 494.
70
MC, vol. 2 I), annexe 31.
71
Ibid., annexe 11.
72
Ibid., annexes 127 et 151 ; Sunčica (Marija Slisković, dir.publ. (2012)), p. 100 à 103.
73
Ibid., annexe 96. - 18 -
A Ilok, des Croates ont été conduits au poste de police où ils ont été sauvagement frappés et obligés
de se battre les uns contre les autres avec des bâtons . 74
12. Le but était généralement d’infliger le maximum de douleur tout en terrorisant.
A Bapska, un Croate a été détenu dans une cave avec 15 autres personnes. Il a été menotté,
brutalement frappé et laissé pendu par les mains. Dans un accès typique de sauvagerie sadique, les
gardiens serbes lui ont ensuite arraché les dents avec des tenailles avant de lui verser une tasse de
75
sel dans la bouche . Un autre homme détenu dans les caves de Lovas a également eu les dents
76
cassées et du sel dans sa bouche ensanglantée au cours d’un passage à tabac .
13. A Đulovac, les détenus étaient frappés avec des fils électriques, des bâtons, des
matraques et des tuyaux. Les membres de la Milicija Krajine mettaient des bombes qu’ils
appelaient des «œufs Kinder» dans la bouche des civils croates. Les Croates étaient terrorisés
77
par des simulacres d’exécution .
14. Les véritables exécutions étaient souvent précédées d’actes de torture, de tabassage et de
mutilations sadiques. A Kusonje, un groupe de soldats croates s’était rendu ; les hommes ont été
25 attachés avec des fils électriques puis une balle leur a été tirée dans la tête. Mais avant d’être tués,
ils ont été torturés, certains castrés au moyen de fils enroulés autour des testicules, tandis que
78
d’autres étaient contraints d’entonner des chants serbes sous la menace des armes . Un témoin a
raconté comment un homme a été si violemment battu qu’il en a eu l’œil exorbité. Un soldat serbe
79
a alors coupé l’œil, ainsi que le nez et l’oreille avant de le poignarder dans les épaules et le dos .
15. Les rapports d’autopsie et les récits des Croates contraints d’enterrer leurs camarades
80
font fréquemment état de traces de torture avant l’exécution .
16. Les effets intolérables des traitements infligés par le défendeur à la population croate
sont évidents. A Cicvare, un Croate a été attaché à un poteau, enroulé dans le drapeau croate et
74
MC, vol. 2 I), annexes 68 et 69.
75Ibid., annexe 100.
76Ibid., annexe 96.
77MC, vol. 2 II), annexe 219.
78
Ibid., annexe 183, par. 5.27.
79Ibid., annexe 184.
80Croatian Medical Journal, War Suppl. 1, 1992. - 19 -
frappé avec une canne. Huit jours plus tard, il a été retrouvé pendu chez lui : il s’était suicidé peu
de temps après l’agression . A Bapska, un Croate s’est pendu après avoir été violemment frappé
82
et maltraité par des membres de la JNA . A Vukovar, un Croate s’est suicidé peu de temps après
avoir été témoin de la mort de quatre femmes tuées par un soldat de la JNA qui avait lancé une
bombe dans la cave dans laquelle elles se cachaient . Et à Kusonje, un Croate qui avait été frappé,
poignardé et mutilé dans la rue a supplié qu’on le tue pour ne plus avoir à endurer de nouvelles
tortures . La mort était préférable à la torture infligée par la JNA et les autres forces serbes.
IV. Les camps de détention
17. Pendant la campagne menée par le défendeur en Croatie, la JNA et les forces placées
sous son commandement ont détenu plus de 7700 citoyens croates dans de nombreuses prisons et
camps de fortune dans les régions occupées de Croatie, en Serbie ou dans d’autres parties de
85
l’ex-Yougoslavie . [Projection.] La carte qui apparaît sur votre écran est celle des centres de
détention serbes dans ces régions. [Fin de la projection.]
26 18. Les centres de détention étaient de taille et d’agencement variables. Mais l’incarcération
préludait toujours à des tabassages, violences sexuelles, traitements dégradants et exécutions.
[Projection.] Ainsi que l’a établi le TPIY dans l’affaire Martić, des «traitements particulièrement
inhumains, notamment des tortures, ont été infligés à des Croates … dans les centres de
détention» . [Fin de la projection.]
19. A Lovas, des hommes et des femmes ont été torturés et frappés avec des barres à mine,
des couteaux et des électrodes dans une prison de fortune installée dans la cave d’une maison
particulière. Lorsqu’un prisonnier succombait sous les coups, son corps était laissé à l’intérieur
87
pendant trois jours . Dans une autre région de Slavonie orientale, 104 citoyens croates,
81MC, vol. 2 II), annexes 433 et 543.
82Ibid., annexes 69 et 70.
83
Réplique de la Croatie (RC), annexe 23.
84
MC, vol. 2 II), annexe 184.
85Statistiques fournies par l’Office pour les personnes détenues et portées disparues de la République de Croatie,
(voir appendice 6 du mémoire, par. 1).
86Le Procureur c. Milan Martić, (IT-95-11-T), jugement, 12 juin 2007, par. 491.
87MC, vol. 2 I), annexe 81. - 20 -
essentiellement des femmes et des personnes âgées, ont été détenus dans la cave d’une maison de
Berak gardée par des membres de la TO et du groupe paramilitaire des Aigles Blancs de Šešelj.
Une trentaine des hommes les plus jeunes a été transférée au camp de détention de Begejci le
6 octobre 1991 où ils ont été soumis au travail forcé et à la torture, et contraints à creuser leur
propre tombe. Beaucoup de détenus disparaissaient simplement et personne ne les revoyait
vivants .8
20. Ceux qui ont survécu aux camps ont témoigné de la sauvagerie qu’ils ont endurée
pendant leur détention. Une femme a survécu aux horreurs des caves, pour être retrouvée pendue
peu de temps après sa libération . Les 30 prisonniers détenus à la prison de Tovarnik ont été
90
contraints aux travaux forcés et étaient longuement frappés chaque jour . Un handicapé a dû
assister menotté au tabassage de ses parents âgés avant leur exécution. Il a alors dû rester toute la
nuit auprès des cadavres . 91
21. Les détenus étaient souvent mutilés, torturés à l’électricité et frappés jusqu’à
l’inconscience. Des trous étaient forés à la perceuse dans leurs pieds et leurs genoux . Un Croate 92
détenu dans les camps de Bijela et Miokovićevo a décrit les sévices infligés par ses geôliers : ses
93
27 dents ont été arrachées, il a été frappé avec un fil électrique et a eu le corps et les mains lacérées .
Les détenus restaient sans nourriture pendant plusieurs jours et devaient se tenir debout les mains
94
liées au cou .
22. A Velepromet, à Vukovar, les combattants serbes amputaient les mains des détenus ; ils
ont gravé une croix dans le dos de l’un d’entre eux avant de l’assassiner ; d’autres étaient mutilés et
95
décapités . Plus humiliant encore, les gardes versaient de l’urine et des excréments sur les
96
captifs . Dans la prison de Drniš, les détenus croates étaient également torturés à l’électricité, avec
88MC, vol. 2 I), annexe 34.
89Ibid., annexe 33.
90Ibid., annexe 52.
91
Ibid., annexe 52.
92
Ibid., annexe 96.
93
Ibid., annexe 220.
94Ibid.
95Sunčica (Marija Slisković, dir.publ., 2012), p. 72.
96MC, vol. 2 I), annexe 150. - 21 -
des bâtons, des câbles et des fils électriques, leurs dents étaient cassées et ils étaient contraints de
97
lécher les bottes des soldats . Dans le camp de détention de Korenica, les civils croates étaient
torturés à l’électricité, frappés avec des câbles et des tuyaux, sodomisés avec des matraques,
contrains de violer leurs camarades, et des icônes serbes leur étaient gravées sur le corps . 98
99
A Sekulinci, des détenus croates ont été liés à un arbre et frappés sur tout le corps .
23. Les détenus étaient souvent soumis à d’effroyables sévices sexuels. Les viols étaient
fréquents dans les postes de police, camps de détention et autres prisons improvisées contrôlés par
les Serbes . Par exemple, le viol des détenues était endémique au camp de Velepromet. Une
101
femme a été violée par quatre soldats le lendemain de son arrivée au camp . Une autre a été
victime d’un viol en réunion de la part de 15 hommes qui se sont ensuite vantés de s’être «relayés»
sur elle . Une autre encore a été sortie du camp et emmenée dans une maison proche où elle a été
103
violée par plusieurs Serbes armés . On a dit à une autre qu’elle devait subir un examen pour voir
si elle était enceinte afin de l’empêcher de donner naissance à un «Oustacha» ; un paramilitaire et
un soldat en uniforme de la JNA l’ont alors violée . 104
28 24. Les femmes n’étaient pas à l’abri des brutalités dans les camps ou pendant le trajet qui y
menait. 26 femmes croates de Vukovar ont été emmenées au camp de détention de Begejci, en
105
Serbie. Beaucoup ont été frappées et violées pendant le trajet . Dans le camp de
Sremska Mitrovica, toujours en Serbie, les gardiens serbes ont autorisé les condamnés de droit
106
commun à violer une détenue en réunion et à plusieurs reprises . Elle est alors tombée enceinte et
a ensuite été violée pendant toute sa grossesse, jusqu’à ce qu’elle finisse par faire une fausse
97MC, vol. 2 II), annexes 383 et 458.
98Ibid., annexe 372, 383 et 384.
99
MC, vol. 2 I), annexe 186.
100
RC, annexe 98 ; MC, vol. 2 I), annexe 116.
101
MC, vol. 2 I), annexe 151.
102Ibid.
103Sunčica (Marija Slisković, dir.publ., 2012), p. 69-75.
104Ibid., p. 91-94.
105
MC, vol. 2 I), annexe 31.
106
Ibid., annexe 144. - 22 -
couche . Au camp de Berak, les femmes avaient la tête plongée dans des cages contenant des rats
108
affamés qui leur arrachaient des morceaux du visage .
109
25. Au camp de Begejci, les détenus étaient contraints d’avoir des rapports homosexuels .
A Bapska et Lovas, ils étaient délibérément frappés sur les parties génitales par leurs geôliers
110
serbes . A Tenja, au cours d’un interrogatoire de police, les testicules d’un Croate ont été liés et
111
frappés . A Knin, les détenus subissaient des violences sexuelles, et étaient forcés de pratiquer
des fellations entre eux ou sur des gardiens, ou de se masturber mutuellement, ainsi qu’il a été
établi par le TPIY . 112
26. Les détenus croates étaient invariablement la cible d’injures à caractère ethnique.
A Beli Manastir, les détenus croates étaient traités d’«Oustachi» par leurs geôliers serbes. Un
détenu a raconté comment les Serbes brandissant des mitraillettes se sont approchés des gardiens et
113
leur ont dit de «laisser partir les Oustachi pour qu’on puisse les tuer» . A Begejci, les gardiens
ont offert aux Serbes de la région la possibilité de frapper les détenus croates qu’ils décrivaient
comme les «pires des Oustachi» . Le TPIY a établi qu’à Knin les détenus croates emprisonnés à
la caserne de la JNA étaient «violemment battus», «traités d’Oustachi» et contraints de «prêter
115
29 serment d’allégeance au roi Petar et à la patrie serbe» . Le TPIY a noté que la violence et les
116
mauvais traitements en prison s’accompagnaient d’injures virulentes à caractère ethnique .
27. Plusieurs centaines de Croates ont été emprisonnés et torturés dans les camps de
détention de Knin. Le TPIY a établi divers faits dans l’affaire Martić. Les personnes détenues
dans l’ancien hôpital ont subi de graves sévices et été insultées de diverses manières. Elles étaient
notamment contraintes de boire de l’urine, avaient la tête plongée dans les latrines, étaient privés de
107Sunčica (Marija Slisković, dir.publ., 2012), p. 108-110.
108
MC, vol. 2 I), annexes 30 et 34.
109
«Mass Killing and genocide in Croatia», p. 107-108 ; (MC, par. 4.101).
110
MC, vol. 2 I), annexes 74 (Bapska) et 96 (Lovas).
111Ibid., annexe 14.
112Affaire Martić, jugement, par. 288, note de bas de page 899.
113MC, vol. 2 I), annexe 26.
114
MC, vol. 2 I), annexe 31.
115
Le Procureur c. Jovica Stanišić et Franko Simatović, (IT-03-69-T), jugement, 30 mai 2013, par. 390 ; voir
aussi affaire Martić, jugement, par. 282 et 283.
116
Affaire Martić, jugement, par. 288. - 23 -
sommeil, soumises à des violences sexuelles et «[t]ous les jours, les détenus subissaient des
menaces et des violences, souvent de la part de plusieurs gardiens à la fois utilisant des crosses de
fusil, des matraques et des gourdins» 117 selon la déclaration d’un témoin. Les détenus étaient
également insultés par les gardiens qui leur disaient que «la nation croate [devait] être détruite» et
que «tous les Croates [devaient] être tués» . Le TPIY a établi que les détenus étaient maltraités et
119
torturés .
28. L’une des victimes décrit en termes saisissants comment les prisonniers étaient torturés
de façon répétée à l’électricité par leurs gardiens serbes, comme vous pouvez le constater en lisant
ce témoignage sur l’écran. [Projection.]
«Une nuit, en juillet, ils nous ont emmenés «pour l’électricité»… Cinq ou
six Tchetniks étaient dans le couloir, ils riaient et s’amusaient à regarder. Un Tchetnik
prenait un câble, en reliait un bout à l’électricité et nous devions mettre l’autre dans
notre gros intestin. Avant, nous avions retiré nos vêtements et nous devions nous tenir
sur une couverture mouillée. Nous recevions le choc électrique, les corps
tressautaient, le câble tombait et le Tchetnik criait «Encore !» Cela durait tout le
temps qu’il lui plaisait. Quelquefois ils ne vous emmenaient qu’une fois, d’autres
plusieurs fois. Nous hurlions comme des bêtes, nous tremblions et étions tous en Etat
de choc après… Une fois, ils ont relié un couteau et un fusil à l’électricité et nous ont
ordonné de les prendre en main. Ils ont envoyé l’électricité et nous étions secoués,
secoués, et ils riaient et disaient : «Encore, encore !»… Ils prenaient deux ou même
trois hommes et leur liaient les parties génitales avec un fil et ils tiraient en disant
120
«Vois comme il se redresse.»»
[Fin de la projection.]
29. A Knin, à la caserne du 9 corps de la JNA, fonctionnait un centre de détention du même
121
genre . Le TPIY a établi que de très nombreux détenus y ont été privés de soins médicaux et
30 affamés, qu’il n’y avait pas d’installations sanitaires et que les détenus étaient «tabassés pendant au
122
moins 20 jours» . Monsieur le président, la Serbie ne peut nier ces faits établis qui prouvent sans
aucune équivoque que, parce qu’ils étaient croates, les détenus croates ont été soumis à des
mauvais traitements généralisés et systématiques dans de nombreux centres de détentions contrôlés
par les Serbes.
11Affaire Martić, jugement, par. 288.
118
Ibid., par. 416.
11Ibid., par. 414.
12MC, vol. 2 I), annexe 248.
121
Affaire Martić, jugement, par. 409.
12Stanišić et Simatović, chambre de première instance, par. 384. - 24 -
V. Les déportations et les conditions d’existence visant à
la destruction physique du groupe
30. Je vais maintenant traiter des déportations et conditions de vie visant à la destruction
physique du groupe. Dans l’ensemble des régions occupées, le défendeur a délibérément cherché à
imposer des conditions d’existence qui devaient aboutir à la destruction du groupe ethnique croate
y vivant. Outre la violence physique et la détention, les forces contrôlées par les Serbes ont
systématiquement cherché à priver les Croates de toute dignité humaine en pratiquant le travail
forcé, les restrictions arbitraires à la liberté de circulation, l’expropriation et la destruction de biens,
et autres formes de harcèlement, de discrimination et d’intimidation. Elles y sont parvenues dans
une large mesure. A titre d’exemple, le TPIY a établi dans l’affaire Stanišić et Simatović
qu’entre 80 000 et 100 000 civils avaient fui la SAO de Krajina dans l’année suivant le mois
d’ avril 1991 . Pour les experts, 98 % de ceux qui ont fui certaines régions de la SAO de Krajina
124
étaient des Croates .
31. La chambre de première instance a déclaré que ces personnes avaient fui [projection]
«du fait de la situation régnant dans cette région ... qui était le résultat d’un ensemble
de divers facteurs : attaques contre les villes et les villages peuplés essentiellement ou
exclusivement de Croates, meurtres, utilisation de boucliers humains, détentions,
tabassages, travail forcé, violences sexuelles et autres formes de harcèlement
(y compris des mesures coercitives) infligés aux Croates auxquels il faut ajouter
125
pillages et destructions de biens» .
Afin qu’il ne subsiste aucun doute sur l’identité des responsables de cette intolérable situation, la
chambre de première instance a ajouté [graphique suivant] :
«Ces actes ont été commis par les autorités locales serbes et les membres des
unités de la JNA (y compris ses réservistes), la TO de la SAO de Krajina, la police de
31 la SAO de Krajina (notamment Milan126rtić) et les unités paramilitaires serbes, ainsi
que les Serbes de la région…» [Fin de la projection.]
32. La chambre de première instance du TPIY a ensuite constaté que les agissements du
défendeur avaient «été la cause des sentiments de détresse et de crainte», qui n’avaient laissé
d’autre choix aux civils que de quitter la SAO de Krajina 127 et la SAO de Slavonie orientale . 128
123Stanišić et Simatović, chambre de première instance, par. 403
124
Ibid., par. 159.
125Ibid., par. 404.
126Ibid., par. 404.
127
Ibid., par. 998.
128Ibid., par. 1050. - 25 -
Elle a par ailleurs établi qu’outre les mauvais traitements généralisés et les nombreux meurtres, des
dizaines de milliers de civils croates avaient été déportés de force des villes et villages de ces
129 130 131 132
régions, notamment Saborsko, Škabrnja, Knin , Erdut , Dalj et Vukovar .
VI. Conclusion
33. L’impact des meurtres, violences, sévices graves et détentions brièvement présentés dans
ces deux derniers exposés ne peut être nié. Le grand nombre de Croates décédés ou disparus, les
exécutions de sang froid de civils terrifiés, les récits atroces d’indicibles violences sexuelles,
tortures, tabassages et mutilations, les milliers de cadavres jetés comme des détritus dans les
charniers, les traumatismes durables que font apparaître les dépositions des témoins devant la Cour,
parlent d’eux-mêmes.
34. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie a présenté des
preuves nombreuses et irréfutables du caractère endémique des meurtres, mauvais traitements,
viols, tortures et détentions de Croates tout au long de la campagne du défendeur. Le but n’était
pas, comme ce dernier l’a parfois laissé entendre, de noyer la Cour sous des détails sans intérêt. Il
ne s’agissait pas non plus de la bombarder de preuves des crimes les plus effroyables, croyant ainsi
à tort, établir que la violence sadique et gratuite contre des civils croates innocents était en soi un
génocide. Au contraire, il s’agit seulement d’établir que des actes entrant dans le champ
d’application des alinéas a) à d) de l’article 2 de la Convention ont été commis de manière
systématique pendant la campagne du défendeur en Croatie, et de faire la lumière sur les intentions
de leurs auteurs.
32 35. Ces actes destructeurs étaient commis à l’aveugle, sauf en ce qui concerne un point
essentiel : ils ciblaient toujours délibérément des membres innocents de la population croate. Leur
utilité militaire était nulle. Le sadisme barbare et calculé s’accompagnait fréquemment d’injures
anti-croates haineuses, ce qui ne concorde pas avec la simple volonté de «nettoyer» le territoire
croate de sa population non serbe. Ces actes ne s’expliquent que par la conviction, encouragée par
129
Stanišić et Simatović, chambre de première instance, par. 1004-1009.
130Ibid., par. 1019-1024.
131Ibid., par. 1033-1038.
132
Ibid., par. 1041-1046. - 26 -
de virulents discours de haine, que les Croates étaient des sous-hommes qui ne méritaient même
pas de bénéficier des droits humains les plus fondamentaux à la vie, à la dignité et à la coexistence
pacifique. Considérés dans leur ensemble ou isolément, ces actes prouvent une seule intention,
celle de détruire le groupe ethnique croate dans les régions concernées de Croatie.
36. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre
attention. Cet exposé clôt la présentation des faits par la Croatie. Je cède la place à
M. James Crawford qui traitera de la question de l’attribution, probablement après la pause. Je
vous remercie.
Le PRESIDENT : Merci beaucoup Monsieur. Je pense que M. James Crawford peut
commencer et nous ferons une pause pendant son exposé. La parole est à vous,
Monsieur Crawford.
M. CRAWFORD :
ATTRIBUTION
I. Introduction
1. Merci, Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour,
la Croatie considère que les actes accomplis par la JNA et sous son commandement ou son contrôle
par les forces serbes sont attribuables à la Serbie pour la totalité de la période pendant laquelle la
133
JNA constituait de facto un organe de l’Etat serbe . Je vais maintenant expliquer en quoi cette
conclusion juridique découle directement des faits qui vous ont été présentés. Au nombre de ces
faits figure le processus qui a transformé la JNA, organe fédéral de la RFSY dont le rôle
constitutionnel consistait à protéger les six républiques constitutives et deux provinces autonomes
en tant qu’entité, en un outil au service de la politique de l’Etat serbe, au mépris de la Constitution.
Vous n’êtes pas non plus sans savoir comment, en octobre 1991, la JNA a attaqué un bâtiment de
33 Zagreb alors que s’y trouvaient réunis le chef d’Etat et de gouvernement de la RFSY et le président
de la Croatie. Cela rend parfaitement fantaisiste l’affirmation de la Serbie selon laquelle la JNA
serait restée un organe de la RFSY échappant à sa responsabilité. A cette date, la RFSY avait,
133MC, par. 8.32–8.55 ; RC, par. 9.58–9.81. - 27 -
depuis longtemps déjà, cessé de fonctionner en tant qu’Etat. Vous connaissez à présent le détail
des faits relatifs à la campagne menée contre la population croate. Permettez-moi de récapituler
quelques-uns des points qui, de l’avis de la Croatie, sont établis par ces faits.
2. Ils démontrent tout d’abord que, bien qu’ils aient été avertis qu’un génocide était en cours,
les hauts responsables serbes n’en ont pas empêché la perpétration. Dans ce cas précis, la question
de l’attribution ne pose aucune difficulté. Il ne faut cependant pas perdre de vue que,
indépendamment de toute autre question, le manquement par la Serbie aux obligations qui lui
étaient faites de prévenir et de sanctionner les actes de génocide emporte, en soi, violation de la
Convention sur le génocide , d’autant plus que la Serbie a, par la suite, entériné et adopté un
135
comportement contrevenant à la convention, ainsi qu’il a été exposé dans les pièces .
3. Deuxièmement, les faits démontrent que la JNA a directement participé à des actes de
génocide, et qu’elle a sciemment ordonné, facilité, aidé, encouragé et soutenu de façon générale la
mise en œuvre, du génocide par d’autres forces serbes, notamment des actes commis par les forces
des entités serbes autoproclamées de Croatie, ainsi que par les paramilitaires. Dans la mesure où
ces agissements de la JNA sont constitutifs d’actes de génocide ou de complicité dans le génocide,
tout ce que la Croatie est tenue d’établir, c’est que les agissements de la JNA sont attribuables à la
Serbie. Ce point sera traité dans mon exposé. Je ferai par ailleurs valoir que les agissements
attribuables à la Serbie comprennent notamment les agissements de la JNA antérieurs au
27 avril 1992, alors que la RFY, devenue aujourd’hui Serbie, avait été officiellement proclamée.
4. Troisièmement, les agissements imputables à d’autres forces serbes ne permettent pas
seulement de démontrer la complicité de la JNA. Les agissements des autres forces serbes
constituaient des violations directes de la Convention. Le dernier point que je démontrerai dans
mon exposé est donc qu’il y a lieu d’attribuer à la Serbie les agissements des autres forces que cette
dernière, par l’intermédiaire de la JNA, commandait ou contrôlait, notamment les forces des entités
serbes autoproclamées et les paramilitaires.
134MC, par. 8.56–8.70 ; RC, par. 9.82–9.94.
135Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, Annuaire de la Commission du droit
international (ACDI), 2001, vol. II, partie 2, art. 11. Voir aussi MC, par. 8.53–8.55. - 28 -
II. La JNA était un organe de facto de la Serbie
34 5. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’aborderai pour commencer la
136
question de l’attribution à la Serbie des agissements de la JNA . La responsabilité internationale
de la Serbie au regard des actes de la JNA découle en partie du principe de droit international
énoncé à l’article 4 1) du projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat, selon lequel «[l]e
137
comportement de tout organe de l’Etat est considéré comme un fait de l’état» .
6. Le paragraphe 2 de l’article 4 précise qu’«[u]n organe comprend toute personne ou entité
138
qui a ce statut d’après le droit interne de l’état» . Le 27 avril 1992, la JNA a été rebaptisée
«armée yougoslave» (VJ) et est devenue, d’après le droit interne de la Serbie, organe de jure de
celle-ci . Avant cela, il s’agissait en théorie d’un organe de la RFSY. Le paragraphe 2 de
l’article 4 n’est toutefois pas exhaustif : le verbe «comprend» a été soigneusement et délibérément
choisi par la CDI, ainsi que l’a expliqué en 1998 M. Simma, alors président du Comité de
rédaction , et ainsi qu’il a été confirmé dans le commentaire de l’article . De même, dans l’arrêt
rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, la Cour a conclu qu’il pouvait être envisagé
de se détacher du statut de certains organes en droit interne dans le cas où ces organes agiraient
«sous un contrôle tellement étroit de ce dernier qu’ils devraient être assimilés à des organes de
celui-ci aux fins de l’attribution nécessaire à l’engagement de la responsabilité de l’Etat pour fait
internationalement illicite» . Elle a entériné le critère tiré de l’affaire concernant le Nicaragua sur
la question de l’attribution de la responsabilité à un Etat pour les actes commis par des entités qui,
136
MC, par. 8.47–8.48 ; RC, par. 9.67–9.70.
137
Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 4,
par. 1 :
«Le comportement de tout organe de l’Etat est considéré comme un fait de l’Etat d’après le droit
international, que cet organe exerce des fonctions législative, exécutive, judiciaire ou autres, quelle que
soit la position qu’il occupe dans l’organisation de l’Etat, et quelle que soit sa nature en tant qu’organe du
gouvernement central ou d’une collectivité territoriale de l’Etat.»
138
Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 4,
par. 2).
139
Constitution de la RFY, sect.VIII, en particulier, art. 135.
140ACDI, 1998, vol. I, p. 289, par. 77.
141ACDI, 2001, vol. II, partie 2, p. 42, par. 11.
142
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 204, par. 391. - 29 -
selon le droit interne de celui-ci, ne sont pas considérés comme ses organes . Comme elle l’a dit
dans l’arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, le critère est le suivant
«une personne, un groupe de personnes ou une entité quelconque peuvent être
assimilés — aux fins de la mise en œuvre de la responsabilité internationale — à un
organe de l’Etat même si une telle qualification ne résulte pas du droit interne, lorsque
cette personne, ce groupe ou cette entité agit en fait sous la «totale dépendance» de
144
l’Etat, dont il n’est, en somme, qu’un simple instrument» .
35 La Cour doit aller au-delà du formalisme juridique et je cite une fois encore l’arrêt rendu en
l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, «appréhender la réalité des rapports entre la personne
qui agit et l’Etat auquel elle se rattache si étroitement qu’elle en apparaît comme le simple
agent» . En dernière analyse, le droit international s’en tient aux faits ; c’est ce qui le rattache à la
vie réelle.
7. Dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, vous avez averti que ce principe, que
146
vous avez qualifié de «règle bien établie» , visait à empêcher les Etats de se soustraire à leur
responsabilité internationale en choisissant d’agir «par le truchement de personnes ou d’entités dont
147
l’autonomie à leur égard serait une pure fiction» . C’est précisément le cas de la démarche
choisie par la Serbie.
8. A l’aune du critère que vous avez énoncé dans l’arrêt rendu en l’affaire concernant
la Bosnie-Herzégovine, la JNA était, au 27 avril 1992 et depuis un certain temps déjà, un organe
de facto de l’Etat serbe naissant. Elle dépendait totalement de l’Etat serbe naissant. Elle était à la
fois l’instrument et l’agent de la Serbie. Elle se trouvait sous le contrôle absolu de la Serbie.
Certes, les conclusions de fait auxquelles la Cour est parvenue dans l’affaire concernant la
Bosnie-Herzégovine concernaient la «Republika Srpska», qui bien évidemment se trouve en
Bosnie-Herzégovine, et ces conclusions ne sauraient être transposées directement pour résoudre la
question en litige aujourd’hui. La Croatie a toutefois fait référence à certains jugements, arrêts et
constatations du TPIY qui se rapportent directement à cette question. Nous nous sommes, en outre,
143
Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique),
fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 62-64.
144Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 205, par. 392.
145Ibid.
146
Ibid., p. 202, par. 385.
147Ibid., p. 205, par. 392. - 30 -
appuyés sur des éléments de preuve qui démontrent avec force ces propositions, sur lesquels je ne
compte pas revenir. On se souviendra toutefois, par exemple, de la conclusion du
rapport Balkan Battlegrounds, qui disait que, au milieu de l’été 1991, Milošević et Jović étaient
devenus les dirigeants politiques de facto de la JNA dans la Yougoslavie croupion . Rappelons8
aussi que le TPIY a conclu que la JNA opérait sous la direction et le contrôle de Milošević et des
autres dirigeants serbes. Le Tribunal a conclu qu’ils avaient pris part à une entreprise criminelle
commune, dont «l’objectif ... était de créer un territoire ethniquement serbe en en chassant la
149
population croate et non-serbe» .
9. A ces faits, j’ajouterai un point. Mardi, le juge Greenwood s’est interrogé sur la remarque
que j’avais formulée à propos du fait que la présidence ne s’était pas réunie pendant la période de
36 crise constitutionnelle. Permettez-moi de rectifier mon propos. Ce que j’aurais dû dire, c’est que,
sauf à une exceptionnelle occasion, la présidence fédérale de la RFSY ne s’était pas réunie entre le
15 mai et le 12 juillet 1991. Voici ce qui s’est passé. Conformément à la rotation prescrite par la
Constitution de la RFSY, le représentant de la Croatie, Stjepan Mesić, aurait dû devenir président le
15 mai. Mais la Serbie ainsi que le Monténégro et les deux provinces (anciennement) autonomes,
ont empêché son élection. Mesić a dû attendre une réunion extraordinaire de la présidence, tenue
dans la nuit du 30 juin au 1 juillet et à laquelle assistaient des représentants de la Communauté
150
européenne, pour être élu . La première réunion de la présidence de la RFSY avec Mesić à sa tête
n’a eu lieu que le 12 juillet.
10. A quel titre agissait donc la JNA à cette époque ? Dans une entrée de son journal datée
du 5
projection à l’écran] :
«[N]ous avons «franchi le Rubicon». Nous ne sollicitons plus de décisions de
tel ou tel organe, nous prenons les mesures requises pour protéger la nation serbe,
nous informerons la présidence de tout événement notable et si cela ne convient pas à
quelqu’un l’intéressé peut rentrer chez lui. Il est stupide de rencontrer les dirigeants
148Balkan Battlegrounds: A Military History of the Yugoslav Conflict, 1990–1995, Central Intelligence Agency,
Office of Russian and European Analysis, mai 2002, p. 96, cité dans RC, par. 4.71.
149Le Procureur c. Martić, IT-95-11, jugement, 12 juin 2007 (jugement Martić), par. 445.
150
MC, par. 2.105–2.106. - 31 -
d’un Etat auquel on a déclaré la guerre. L’armée n’attaquera personne, mais elle
défendra ses hommes ainsi que la nation serbe de Krajina.» 151
11. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le Rubicon avait
effectivement été franchi. Les dés avaient été jetés. [Fin de la projection.] La JNA allait donc
«défendre» la définition du mot «défendre» mériterait d’être précisée la soi-disant «nation
serbe de Krajina», où une entité inconstitutionnelle avait été proclamée dans la perspective de
l’établissement de la «Grande Serbie». Tout du moins à partir de ce moment, il serait fantaisiste
d’évoquer la JNA autrement que comme une armée serbe. Le 1 juillet, à l’heure où Mesić
devenait président de la RFSY, il était trop tard. Le général Kadijević en personne raconte dans ses
mémoires que, quand Mesić a donné des ordres, «l’Etat-major du commandement suprême n’en
tenait tout simplement aucun compte et faisait comme s’ils n’existaient pas» . La fin de la 152
153
présidence de la RFSY est expliquée dans nos pièces . Dès novembre, selon les propres mots de
Mesić, parler de présidence fédérale n’avait aucun sens, car celle-ci ne fonctionnait plus . Point 154
37
révélateur, les mémoires de Kadijević portent un titre secondaire signifiant : «une armée sans Etat».
Il se souvient : «Les derniers événements ayant provoqué la disparition progressive de l’Etat de
Yougoslavie, l’administration militaire plaide pour la création rapide d’une nouvelle
155 156
Yougoslavie» , qu’il appelle également «nouvel Etat yougoslave» . Lui, le commandant de la
JNA, estimait que cette dernière devait rendre des comptes à cet Etat naissant [projection] :
«le peuple serbe et monténégrin considère la JNA comme son armée, de même qu’il
considère l’Etat yougoslave comme son pays. Dans ces conditions, la responsabilité
de la JNA consistait à garantir sa propre armée à la nouvelle Yougoslavie et à
l’intégralité de la population serbe.» 157
Tout cela est limpide.
151B. Jović, Poslednji dani SFRJ (les derniers jours de la RFSY), 1996, 317 ; MC, vol. 5, appendice 4.3.
152
V. Kadijević, My View of the Collapse: An Army without a State, Belgrade, 1993, p. 37 ; MC, vol. 5,
appendice 4.1.
153
MC, chap. 2, en particulier, par. 2.105–2.112.
154
MC, par. 2.110–2.111, renvoyant à S. Mesić, «Kako je srušena Jugoslavija» (Comment la Yougoslavie a été
dissolue), Mislav Press, Zagreb, 1994, p. 312–314 ; MC, vol. 5, appendice 4.2.
155V. Kadijević, My View of the Collapse: An Army without a State, Belgrade, 1993 (MC, vol. 5, appendice 4.1),
p. 90.
156Ibid., p. 131.
157Ibid., p. 163–164. - 32 -
12. Et parfaitement résumé. La JNA était, se considérait et était considérée par tous comme
un organe de facto de l’Etat serbe naissant. Ses agissements pendant toute la durée des faits visés
par notre demande peuvent donc être considérés comme ceux de cet Etat serbe naissant. [Fin de la
projection.]
13. On a déposé devant la Cour que, conformément à une ordonnance datée de
septembre 1991, des groupes paramilitaires serbes (de Serbie et de Croatie) avaient été
officiellement intégrés à la JNA en tant que «volontaires» . Le texte prévoyait que ceux-ci
159
allaient être «sur un pied d’égalité avec le personnel militaire et les conscrits» . Dans la mesure
où ces groupes paramilitaires ont opéré au sein de la JNA, leurs agissements sont attribuables à la
Serbie, au même titre que ceux de la JNA elle-même.
14. Dans la duplique, la Serbie affirme que la Croatie «n’a pas produit l’ombre d’un élément
de preuve tendant à établir qu’un quelconque crime commis par les membres de la JNA l’avait été
160
sur les instructions des dirigeants serbes de l’époque» . Pourtant, le paragraphe 2 de l’article 4 ne
fait pas obligation à la Croatie de rapporter la preuve des instructions données à la JNA et lui
enjoignant de commettre des crimes en particulier. Si une entité peut être assimilée à un organe de
38 l’Etat, la responsabilité de celui-ci en question est engagée au regard de tous les agissements de
161
cette entité, au même titre que tout autre agissement dudit Etat . En d’autres termes, l’attribution
n’a pas à être établie séparément pour chacun des actes commis. Selon l’article 7, d’ailleurs, le fait
que l’organe, la personne ou l’entité en question ait «dépassé son pouvoir ou contrevenu aux
instructions reçues» 162 importe peu. Et il n’existe ici aucune preuve pas même l’ombre d’une
preuve que les dirigeants serbes aient donné pour instruction à la JNA ou aux forces placées
158Voir MC, par. 8.48, ainsi que l’exposé de la Croatie sur la question du contrôle de la JNA par la Serbie et du
contrôle par la JNA des forces serbes en Croatie, renvoyant au rapport d’expert de R. Theunens, 16 décembre 2003,
présenté par l’accusation dans l’affaire Le Procureur c. Milošević, IT0254, partie I : «Structure, command & control and
discipline of the SFRY Armed Forces», p. 6 (par. 7) ; partie II : «The SFRY Armed Forces and the conflict in Croatia»,
p. 34–46.
159Rapport d’expert de R. Theunens, 16 décembre 2003, présenté par l’accusation dans l’affaire Milošević,
partie II : «The SFRY Armed Forces and the conflict in Croatia», p. 34–35.
160Duplique de la Serbie (DS), par. 4.70.
161
Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, par. 397.
162Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 7 :
«Le comportement d’un organe de l’Etat ou d’une personne ou entité habilitée à l’exercice de
prérogatives de puissance publique est considéré comme un fait de l’Etat d’après le droit international
si cet organe, cette personne ou cette entité agit en cette qualité, même s’il outrepasse sa compétence
ou contrevient à ses instructions.» - 33 -
sous son contrôle de ne pas commettre les actes en question. Si tant est que de tels éléments de
preuve existent, ils seraient aux mains de la Serbie.
15. Deux autres points doivent être précisés. Premièrement, il ne s’agit pas là du seul critère
d’attribution. L’article 8 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat dispose que le
comportement d’une personne ou d’un groupe doit être considéré comme le fait de l’Etat «si cette
personne ou ce groupe de personnes, en adoptant ce comportement, agit en fait sur les instructions
163
ou les directives ou sous le contrôle de l’état» . Je reviendrai sur ce point quand j’aborderai la
question de l’attribution des agissements des paramilitaires, mais cela vaudrait également pour la
JNA si, pour une raison ou pour une autre, elle devait être considérée comme n’ayant pas été un
organe de l’Etat serbe. Deuxièmement, des agissements peuvent être attribuables à un Etat même
lorsqu’ils se produisent en dehors du territoire national. Comme la Cour l’a dit dans l’affaire
concernant la Namibie, «[c’]est l’autorité effective sur un territoire, et non la souveraineté ou la
légitimité du titre, qui constitue le fondement de la responsabilité de l’Etat en raison d’actes
concernant d’autres Etats» . En d’autres termes, le fait que les agissements reprochés à la JNA se
soient produits sur le territoire de la Croatie et non sur le territoire de la Serbie est sans importance.
III. La qualité d’Etat in statu nascendi de la Serbie
avant le 27 avril 1992
16. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il ne reste qu’une seule
question : la Serbie peut-elle être exonérée de sa responsabilité pour les agissements de la JNA
antérieurs au 27 avril 1992, au motif que la RFY n’a été officiellement proclamée qu’à cette
date ? 165 Permettez-moi de rappeler que, par souci de commodité, je désigne la RFY sous
166
39 l’appellation «Serbie», celle-ci ayant été reconnue comme l’Etat continuateur . La réponse à cette
question est négative. La proclamation n’a fait que formaliser une situation factuelle déjà
163Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 8 :
«Le comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes est considéré comme un fait de l’Etat d’après le droit
international si cette personne ou ce groupe de personnes, en adoptant ce comportement, agit en fait sur les instructions
ou les directives ou sous le contrôle de cet Etat.»
164 Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie
(Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, Avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971,
p. 54, par. 118.
165
MC, par. 8.37-8.45 ; RC, par. 9.80-9.81.
166 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 412, par. 23-34. - 34 -
constituée : aucun autre Etat ne revendiquait le territoire serbe ni ne contestait l’indépendance
serbe, à distinguer de son droit de représenter l’ex-RFSY. Cela ne saurait exclure la responsabilité
de la Serbie à l’égard des agissements antérieurs au 27 avril 1992, et ce, pour deux raisons.
17. La première tient au principe largement accepté selon lequel l’Etat peut être responsable
du fait de personnes agissant en son nom avant la date de sa proclamation formelle. Les dates
précises ne sont pas déterminantes. Les Etats ne sont pas des sociétés inscrites au registre de
New York ou d’ailleurs. Ian Brownlie l’a très clairement exprimé en observant que «la distinction
entre la situation de l’Etat in statu nascendi et la qualité d’Etat est difficilement défendable» et que,
par conséquent, «[u]ne fois la qualité d’Etat bien établie, il est légitime, tant sur le plan juridique
que sur le plan pratique, de présumer la validation rétroactive de l’ordre juridique qui a précédé
pendant un certain temps la reconnaissance générale de l’entité en question en tant qu’Etat, dès lors
167
qu’un gouvernement était effectivement plus ou moins en place» . Ce commentaire est tiré de la
5 édition de l’ouvrage de Brownlie, celle qui était en vigueur à l’époque en question «en
vigueur» n’est peut-être pas l’expression la mieux choisie et la dernière édition va dans le même
168
sens .
18. Ce principe est confirmé par le paragraphe 2 de l’article 10 des articles sur la
responsabilité de l’Etat [projection à l’écran] : «2) Le comportement d’un mouvement
insurrectionnel ou autre qui parvient à créer un nouvel Etat sur une partie du territoire d’un Etat
préexistant ou sur un territoire sous son administration est considéré comme un fait de ce nouvel
Etat d’après le droit international.» 169
19. Au stade des exceptions préliminaires, la Serbie a soutenu que le paragraphe 2 de
l’article 10 ne couvrait que les «cas de sécession ou de décolonisation, dans lesquels un
«mouvement insurrectionnel ou autre» parvient à créer un nouvel Etat», ajoutant que la Serbie ne
170 171
souhaitait pas faire sécession . Comme je l’avais alors souligné , si le paragraphe premier de
167 e
I. Brownlie, Principles of Public International Law, 5 éd., Clarendon Press, 1988, p. 77-78.
168 e
Voir la 8 édition, OUP, 2012, p. 135-136.
169
Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement ill,cACDI, 2001, vol. II, partie 2,
art. 10, par. 2.
170CR 2008/8, p. 55, par. 3, (Djerić).
171CR 2008/11, p. 13-15, par. 19-24, (Crawford). Voir également RC, par. 7.52-7.57. - 35 -
40 l’article 10 ne vise que le «mouvement insurrectionnel», le paragraphe 2 celui qui nous intéresse
aujourd’hui a pour objet le «mouvement insurrectionnel ou autre» (les italiques sont de moi).
Le commentaire de la CDI confirme que les mots « ou autre» étendent la portée du paragraphe 2
pour «refl[éter] l’existence d’une plus grande variété de mouvements dont l’action peut aboutir à la
172
formation d’un nouvel Etat» .
20. Dans sa duplique, la Serbie a recours à une série d’arguments tous plus fallacieux les uns
173
que les autres . Premièrement, elle prétend que le contenu du paragraphe 2 de l’article 10 du
projet d’articles de la CDI ne reflétait pas le droit international coutumier à l’époque des
agissements en question, en 1991-1992 , précisant qu’il n’existe pas «la moindre pratique
antérieure à 1992 susceptible de confirmer l’existence de la règle de droit coutumier prétendument
énoncée [dans cet article]» . Les conseils de la Serbie n’ont, semble-t-il, pas lu le commentaire
de la CDI. Celle-ci cite les décisions rendues par des commissions mixtes de réclamations,
176
notamment dans l’affaire de la French Company of Venezuela Railroads en 1902 , l’affaire de la
Bolivar Railway Company en 1903 177 et l’affaire Pinson en 1928 . Elle se réfère également à une
proposition tendant à codifier la règle, formulée lors de la conférence de codification qui s’est tenue
179
à La Haye en 1930 . La règle est pourtant reconnue dans la doctrine au moins depuis le début du
172 Commentaires relatifs aux articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI,
2001, vol. II, partie 2, art. 10, par. 10.
173DS, par. 160.
174
Ibid., par. 161-166.
175
Ibid., par. 162.
176
Nations Unies, RSA, vol. X (1902), p. 354, cité dans les commentaires relatifs aux articles sur la responsabilité
de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 10, par. 12.
177 Nations Unies, RSA, vol. IX (1903), p. 453 (traduction française de l’original anglais), cité dans les
commentaires relatifs aux articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II,
partie 2, art. 10, par. 12.
178
Nations Unies, RSA, vol. V (1928), p. 353, cité dans les commentaires relatifs aux articles sur la responsabilité
de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 10, par. 12.
179
Société des Nations, conférence pour la codification du droit international, vol. III, bases de discussion établies
par le comité préparatoire à l’intention de la conférence (doc. C.75.M.69.1929.V), p. 108, 116 et 118, reproduit dans
l’Annuaire de la Commission du droit international, 1956, vol. II, p. 223-224, cité dans les commentaires relatifs aux
articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 10, par. 13. - 36 -
e 180
XX siècle et la Serbie est, de fait, bien incapable, dans sa duplique, de citer le moindre auteur à
l’appui de sa position selon laquelle il s’agirait d’une règle nouvelle.
21. Deuxièmement, la Serbie affirme qu’«il n’existait «aucun «mouvement» ayant pour
181
objectif d’établir la RFY» . Or, indépendamment de la question de savoir s’il s’agit là d’une
41 formulation trop étroite de l’objectif nécessaire, la Croatie a déjà répondu sur ce point. Le TPIY a
jugé dans l’affaire Martić que, au moins à partir d’août 1991, les dirigeants serbes poursuivaient un
objectif politique commun, celui de rattacher les zones serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine
182
à la Serbie afin de créer un Etat serbe unifié . Voilà le mouvement dont il est question. Le TPIY
a ainsi observé ceci [projection suivante] :
«Milošević … soutenait publiquement le maintien de la Yougoslavie au sein
d’une fédération qui comprendrait notamment la SAO de Krajina, mais il avait
l’intention secrète de créer un Etat serbe. Milan Babić a déclaré que
Slobodan Milošević entendait le faire en créant une force paramilitaire et en
provoquant des incidents qui permettraient à la JNA d’intervenir, dans un premier
temps pour séparer les belligérants, mais à terme pour s’emparer des territoires qui
183
constitueraient le futur Etat serbe.» [Fin de la projection.]
22. J’ai par ailleurs déjà cité le général Kadijević qui indiquait dans ses mémoires avoir la
184
conviction que la JNA devait être l’armée d’un «nouvel Etat yougoslave» .
23. Troisièmement, la Serbie invoque le commentaire de la CDI selon lequel le paragraphe 2
de l’article 10 ne s’applique pas «aux actions d’un groupe de citoyens préconisant la séparation ou
la révolution lorsqu’elles s’inscrivent dans le cadre de l’Etat prédécesseur» . Or cette formule
n’avait d’autre but que d’exclure l’action constitutionnelle, au sein de l’Etat prédécesseur, en vue
186
du changement revendiqué . S’appuyant sur la référence à cette notion de «révolution»,
180
Par exemple, H. Silvanie, «Responsibility of States for Acts of Insurgent Governments» (1939), vol. 33,
AJ 78, p. 1 ; J. B. de Beus, The Jurisprudence of the General Claims Commission, United States and Mexico, under the
Convention of September 8, 1923, Nijhoff, 1938, p. 108-109 ; J. H. Ralston, International Arbitral Law and Procedure,
Ginn & Co., 1910, p. 232-233 ; T. C. Chen, The International Law of Recognition: With Special Reference to Practice in
Great Britain and the United States, Stevens, 1951, p. 326-327. Voir également J. Crawford, The Creation of States in
International Law, 2 éd., Clarendon Press, 2006, p. 658-664.
181DS, par. 167-173.
182
Jugement Martić, par. 329-336.
183
Ibid., par. 329.
184V. Kadijević, My View of the Collapse : An Army without a State, Belgrade, 1993, p. 90, 131, 163-164 ; MC,
vol. V, appendice 4.1.
185Commentaires relatifs aux articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI,
2001, vol. II, partie 2, art. 10, par. 10.
186RC, par. 7.60. - 37 -
mentionnée dans un commentaire qui porte sur les éléments exclus du champ du paragraphe 2 de
l’article 10, la Serbie avance la condition, fabriquée de toutes pièces, que le mouvement doit
constituer une «force révolutionnaire». Elle va jusqu’à mettre l’expression entre guillemets, sans
toutefois fournir la moindre référence. De même, elle renvoie à un commentaire de la CDI
187
évoquant les mouvements «en lutte avec les autorités constituées» . Or, là encore, le défendeur
fait totalement abstraction du contexte de ce commentaire, qui visait à distinguer, de manière
188
générale, ce type de mouvements des cas prévus à l’article 10 , et notamment en son
paragraphe 2.
24. Quatrièmement, la Serbie soutient que, étant donné que les zones prétendument serbes de
42
Croatie et de Bosnie-Herzégovine n’ont finalement pas été intégrées à la Serbie, l’objectif du
mouvement visant à la création d’un nouvel Etat n’a pas été «couronné de succès» . Là encore,189
cette lecture est totalement contraire aux faits. La Cour doit s’appuyer sur la réalité, et non sur des
représentations fictives de celle-ci ; la Cour fait partie du monde réel. La Serbie était bien un
nouvel Etat, né de la transformation des organes de la RFSY, notamment la JNA, en organes de la
Serbie et en instruments de la politique serbe. Le fait que la Serbie n’ait pas pleinement réalisé ses
ambitions territoriales ne saurait la soustraire à sa responsabilité pour ce qu’elle a effectivement
fait.
25. Cinquièmement, la Serbie soutient que le paragraphe 2 de l’article 10 établit une règle
190
d’attribution qui ne saurait étendre la portée temporelle d’obligations conventionnelles . La
Croatie convient qu’il s’agit de questions distinctes, et j’examinerai donc séparément, demain, la
question de la compétence ratione temporis. Il n’en demeure pas moins que l’argument de la
Serbie est dépourvu de pertinence en ce qui concerne les questions d’attribution.
26. Enfin, la Serbie prétend que le paragraphe 2 de l’article 10 ne s’applique pas «dans le cas
où la responsabilité de l’Etat prédécesseur peut être engagée», soulignant que cette disposition est
187
DS, par. 175.
188Commentaires relatifs aux articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI,
2001, vol. II, partie 2, art. 10, par. 2.
189DS, par. 178-179.
190
Ibid., par. 180-184. - 38 -
destinée à remédier à la «rupture de la chaîne de responsabilité» . Or on ne saurait sérieusement
nier l’existence d’une telle rupture. La RFSY avait cessé de fonctionner en tant qu’entité distincte
et indépendante des dirigeants serbes, lesquels avaient pris le contrôle de ses organes étatiques.
Ainsi qu’il est exposé dans la réplique, il n’est absolument pas certain que la RFSY aurait même pu
être rendue responsable des agissements de ses républiques constitutives au moment de sa
192
dissolution . [Projection à l’écran.] En tout Etat de cause, ce point est traité au paragraphe 3 de
l’article 10, ainsi libellé : «3) Le présent article est sans préjudice de l’attribution à l’Etat de tout
comportement, lié de quelque façon que ce soit à celui du mouvement concerné, qui doit être
considéré comme un fait de cet Etat en vertu des articles 4 à 9.» 193
27. Autrement dit, le fait que l’Etat prédécesseur puisse lui aussi, d’un certain point de vue,
être théoriquement tenu pour responsable du comportement en question ne signifie pas que l’Etat
naissant puisse échapper à sa propre responsabilité. Deux Etats peuvent être responsables du même
43 comportement sur des fondements différents. Le commentaire de la CDI confirme ce point qui,
194
suis-je tenté de dire, va de soi . [Fin de la projection.] Monsieur le président, le moment est
peut-être bien choisi pour faire une pause.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Crawford. L’audience est suspendue pour
quinze minutes.
L’audience est suspendue de 11 h 35 à 11 h 50.
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Je donne la parole à Monsieur Crawford et lui
demande de bien vouloir laisser suffisamment de temps pour l’interprétation en français, les
interprètes ayant une charge de travail importante dans le cadre de ces audiences, puisque, en
principe, les plaidoiries se déroulent entièrement en anglais. Vous avez la parole.
19Ibid., par. 187-188.
19RC, par. 7.66-7.69.
193
Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 10,
par. 3.
194Commentaires relatifs aux articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI,
2001, vol. II, 2 partie, article 10, par. 15. - 39 -
M. CRAWFORD : Cela n’est pas une décision de principe, mais le fait du hasard, et je vous
prie de m’excuser.
28. J’en étais à la question de savoir si des agissements peuvent être attribués à la Serbie,
même s’ils sont antérieurs à la proclamation officielle de l’Etat serbe. Le second aspect de cette
question est d’ordre factuel. Parmi les situations susceptibles de conduire à la formation d’un
nouvel Etat au sens de l’article 10 des articles de la CDI figure le cas où une entité prend le
commandement des institutions d’un Etat préexistant en voie de dissolution. C’est ce qu’ont fait
les dirigeants serbes, et ils l’ont fait au nom de la continuité. Il est assez ironique de les voir plaider
aujourd’hui la rupture, après avoir, à l’époque, revendiqué le contraire. Comme vous l’avez
entendu, au milieu de l’année 1991, les seules autorités organisées et en Etat de fonctionner étaient
celles des six républiques constitutives. Ces républiques, notamment celle de la Croatie, avaient
alors pris la responsabilité de leurs actes, ainsi que de ceux de leurs organes et agents et des autres
fonctionnaires placés sous leur direction et leur contrôle . Les organes fédéraux de jure de la
RFSY, notamment la JNA, sont ainsi devenus des organes de facto de l’Etat serbe naissant, qui se
trouvait sous la domination et le contrôle du président Milošević et des autres dirigeants serbes. La
dissolution de la RFSY et l’émergence des républiques en tant qu’entités dotées d’une personnalité
juridique internationale propre lesquelles allaient finalement être reconnues comme de
44 nouveaux Etats ont eu lieu de manière concomitante mais, comme je l’ai dit, pas à un moment
précis. On ne saurait, en effet, s’attendre à ce que la dissolution d’un Etat intervienne de manière
aussi ordonnée. Shabtai Rosenne a observé que le lien unissant l’ancien mouvement et le nouvel
Etat tient aux hommes et aux femmes qui sont restés les mêmes au cours du passage de l’un à
196
l’autre, et à l’élément de continuité particulièrement marqué de la politique sous-jacente .
S’agissant de la Serbie, une continuité parfaite a été assurée, en théorie comme en pratique. Cela
195Décision constitutionnelle relative à la souveraineté et à l’indépendance de la République de Croatie,
25 juin 1991, MC, vol. IV, annexe 9 ; déclaration relative à la proclamation de souveraineté et d’indépendance de la
République de Croatie, 25 juin 1991, MC, vol. IV, annexe 8 ; décision sur la souveraineté et l’indépendance de la
République de Croatie, 8 octobre 1991, MC, vol. IV, annexe 10.
196 e
S. Rosenne, The Law and Practice of the International Court 1920-2005, vol. II, «Jurisdiction», 4 éd., Brill,
2006, p. 919. - 40 -
est également vrai des personnes : ce sont les mêmes dirigeants politiques et militaires serbes qui
contrôlaient la JNA avant et après la date du 27 avril 1992 . 197
29. En d’autres termes, la Serbie était un Etat in statu nascendi bien avant le 27 avril 1992.
Il s’ensuit que les agissements de la JNA lui sont attribuables pour toute la période au cours de
laquelle cette dernière était un organe de facto de l’Etat serbe naissant, avant et après cette date.
IV. Le comportement d’autres forces serbes en Croatie
30. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à présent à
l’attribution des agissements des forces serbes autres que celles qui étaient officiellement intégrées
à la JNA . [Projection à l’écran.] Les actes commis par ces groupes, que nous avons qualifiés
d’actes de génocide, relèvent du champ d’application de l’article 8 des articles de la CDI sur la
responsabilité de l’Etat, dont voici le texte :
«Le comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes est considéré
comme un fait de l’Etat d’après le droit international si cette personne ou ce groupe de
personnes, en adoptant ce comportement, agit en fait sur les instructions ou les
directives ou sous le contrôle de cet Etat.» 199
31. Dans le texte de l’article 8, les termes «instructions», «directives» et «contrôle» sont
disjonctifs. Le commentaire relatif à cette disposition confirme qu’«il suffit d’établir la réalité de
l’un d’entre eux» . Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire relative à la Bosnie-Herzégovine, la
Cour a fait observer qu’il s’agissait d’«une question d’une toute autre nature» que celle de savoir si
201
une entité constituait un organe de facto de l’Etat . La responsabilité de l’Etat est, a dit la Cour,
«engagée à raison du comportement de ceux de ses propres organes qui ont donné les instructions
45 ou exercé le contrôle ayant entraîné la commission d’actes contraires à ses obligations
internationales» . En l’espèce, la Cour doit examiner séparément les circonstances propres à
chaque acte de génocide présumé. [Fin de la projection.]
197MC, vol. V, appendice 8.
198MC, par. 8.49-8.52 ; RC, par. 9.71-9.79.
199
Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, ACDI, 2001, vol. II, partie 2, art. 8,
par. 7.
200
Commentaires relatifs aux projets d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite,
ACDI, 2001, vol. II 2), art. 8, par. 7.
201
Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 207, par. 397.
202Ibid. - 41 -
32. La Croatie a démontré l’existence d’instructions, de directives ou d’un contrôle en ce qui
concerne divers agissements. Elle a présenté des témoignages, des rapports indépendants et
d’autres éléments de preuve attestant que la JNA a armé des groupes paramilitaires et d’autres
forces serbes, leur a apporté un appui logistique supplémentaire et un soutien militaire direct, a
planifié des opérations avec eux et en a menées à leurs côtés. Ainsi, pour ne répéter que quelques
exemples tirés des éléments de preuve factuels, prenons la formation des groupes paramilitaires
203
dans les bases de la JNA établies à Pančevo et Knin ; la participation de la JNA au massacre
perpétré à Orlovnjak, ferme villageoise proche de Tenja, notamment par l’établissement de
barrages sur les routes 204; et sa coopération aux opérations qui se sont déroulées à Bogdanovci, où
205
des groupes paramilitaires ont mené des attaques munis d’armes de la JNA . Il s’agit d’une
collaboration et d’une coopération directes sous un commandement unique. Vous avez entendu
que le schéma d’attaque suivi par la JNA consistait à couvrir les groupes paramilitaires serbes qui
effectuaient ce qui était appelé des opérations de «nettoyage» visant à détruire ce qui restait de la
206
population croate dans les villages .
33. Dans mon exposé précédent, j’ai évoqué de façon détaillée la direction et le contrôle
exercés par la JNA sur les autres forces présentes en Croatie. J’ai cité des extraits de plusieurs
décisions rendues par le TPIY qui étayent ces conclusions factuelles. Vous vous souviendrez que,
dans les affaires Martić et Mrkšić, la chambre de première instance a jugé que la théorie du
«commandement unifié et de la subordination» signifiait en pratique que la JNA exerçait un
commandement et un contrôle effectifs sur toutes les opérations militaires communes menées par
les forces serbes en Croatie. [Projection à l’écran.] Le jugement rendu en l’affaire Mrkšić énonce
clairement les conclusions qu’il convient de tirer de ces éléments de preuve. La chambre a déclaré
qu’un ensemble d’ordres militaires
«confirm[ai]ent ce qui a[vait] été établi comme étant la réalité de fait, non seulement
dans la zone d’opérations du GO Sud, mais plus généralement, dans le cadre des
opérations militaires serbes en Croatie : à savoir que la JNA avait la maîtrise totale des
opérations militaires. De l’avis de la chambre, cela montr[ait] la réalité de ce qui
203
MC, par. 5.129.
204Ibid., par. 4.29.
205Ibid., par. 4.48, 4.53.
206
Voir également ibid., par. 3.57 ; RC, par. 5.10. - 42 -
a[vait] été établi. Il [était] de fait que la JNA avait les moyens de contraindre les
46 unités de la TO, de paramilitaires et de volontaires combattant pour la cause serbe,
même si elle a[vait] pu renâcler à sévir trop durement.» 207
34. La phrase employée ici par le TPIY est «la JNA avait la maîtrise totale des opérations
militaires». J’ai déjà démontré que la JNA était de fait un organe de l’Etat serbe. Il s’ensuit que les
agissements de ceux qui ont participé à ces opérations entrent précisément dans le champ
d’application de l’article 8 et doivent être attribués à la Serbie du fait de la maîtrise totale que
celle-ci exerçait. Et cela vaut pour la JNA elle-même, pour les forces de la défense territoriale, en
particulier celles de la Serbie, pour les forces des entités serbes autoproclamées en Croatie et pour
les groupes paramilitaires et de volontaires. C’est ce que Reynaud Theunens a confirmé dans son
analyse du principe du «commandement et du contrôle unifiés et uniques» dans l’affaire
208
Milošević . [Fin de la projection.]
35. J’ai mentionné précédemment qu’environ 32 groupes de «volontaires» différents étaient
209
actifs dans diverses parties de la Croatie . Il s’agissait de forces spéciales, de milices constituées
d’anciens membres des forces de défense territoriale, d’unités paramilitaires placées sous le
210
commandement d’un chef local et de policiers auxquels s’étaient joint des civils armés . La
Serbie soutient que, la Croatie n’ayant opéré aucune distinction entre ces groupes, elle n’a, par
conséquent, pas prouvé qu’ils agissaient sous la direction ou le contrôle des dirigeants serbes et de
211
la JNA . Mais, bien au contraire, la Croatie a, dans toute la mesure du possible, cherché à
déterminer quels étaient les groupes en cause pour les faits qu’elle dénonçait, et ce, encore cette
semaine. Des exemples des éléments de preuve fournis pour des groupes bien précis figurent dans
la réplique .12
36. Il est vrai qu’il n’est pas toujours possible d’opérer une distinction précise entre les actes
commis par chacun des groupes spécifiques impliqués. Toutefois, cela n’est pas non plus
207Le procureur c. Mrkšić et consorts, affaire n IT-95-13, jugement (jugement Mrkšić), 27 septembre 2007,
par. 89.
208Rapport d’expert de R. Theunens, 16 décembre 2003, présenté par l’accusation dans l’affaire Milošević,
partie I : «Structure, command & control and discipline of the SFRY Armed Forces», p. 7, par. 9, cité dans RC, par. 4.77.
209MC, par. 3.47-3.49.
210
«Final Report of the United Nations Commission of Experts established pursuant to SC res. 780 (1992)»,
Nations Unies, doc. S/1994/674/Add.2 (vol. I), 28 décembre 1994, annex IIIA, Special Forces.
211
CMS, par. 572-573, 607-608.
212RC, par. 9.78. - 43 -
nécessaire, à ce stade, pour l’attribution de la responsabilité en découlant. La JNA exerçait un
commandement et un contrôle effectifs sur les opérations militaires communes de toutes les forces
qui combattaient à ses côtés. C’est le «principe de l’unité ou de l’unicité du commandement» dont
213
la chambre de première instance a estimé que la preuve avait été apportée en l’affaire Mrkšić .
Naturellement, la Cour formulera ses propres constatations, et nous avons présenté d’autres
47 éléments de preuve, indépendants des décisions du TPIY, pour étayer celles-ci, mais il convient
d’accorder un poids très important aux décisions d’une juridiction internationale chargée de
déterminer les faits en respectant le critère d’établissement de la preuve applicable en matière
pénale et au terme d’un débat contradictoire. De fait, ces décisions concordent avec une allégation
faite par la Serbie elle-même dans le cadre de poursuites engagées devant sa propre juridiction
interne à raison de crimes de guerre commis à Lovas, en Slavonie orientale, poursuites à l’occasion
desquelles il a été dit que «les parties au conflit étaient les forces de la JNA et d’autres groupes
214
armés sous leur direction et commandement» .
37. Je tiens à souligner que, en tirant cette conclusion générale selon laquelle la JNA exerçait
un contrôle effectif sur les opérations militaires communes, la Croatie n’invoque pas le critère du
«contrôle global» appliqué par la chambre d’appel du TPIY dans l’affaire Tadić dans un but
totalement différent. Ce critère, qui constituait le droit applicable dans l’affaire Tadić, exigeait que
l’Etat ait eu «un rôle dans l’organisation, la coordination ou la planification des actions militaires
du groupe militaire, en sus du financement, de la formation et de l’équipement ou du soutien
opérationnel» 215 de ce groupe. Vous avez rejeté ce critère dans l’affaire concernant la
216
Bosnie-Herzégovine , à juste titre, selon nous. Toutefois, les éléments de preuve présentés en
l’espèce montrent que l’implication de la Serbie allait bien au-delà du simple contrôle global
découlant de l’organisation et du financement. Dans l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine,
vous avez ensuite réaffirmé la règle coutumière dont l’article 8 est l’expression : «lorsqu’un organe
de l’Etat a fourni les instructions, ou donné les directives, sur la base desquelles les auteurs de
213Jugement Mrkšić, par. 84-85.
214 o o o
Affaires Vujović et consorts (n KV 4/2006), Sirota et consorts (n KV 9/2008) et Pašić (n KV 4/2007) ; et la
décision de la Cour suprême de Serbie dans la même affaire (n KzIrz 2/08), citée dans RC, par. 9.79.
215
Affaire Tadić, appel interjeté contre la déclaration de culpabilité (1999), International Law Reports, vol. 214,
p. 100 ; les italiques figurent dans le texte original.
216Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 130, par. 210. - 44 -
l’acte illicite ont agi ou lorsqu’il a exercé un contrôle effectif sur l’action au cours de laquelle
l’illicéité a été commise», l’Etat en question est responsable . Tel est le cas en l’espèce pour
chacun des actes dont la Croatie soutient qu’ils ont été commis par des groupes paramilitaires ou
d’autres forces qui n’étaient pas intégrés à la JNA. C’est un organe de facto de l’Etat serbe, la
JNA, qui a fourni les instructions ou donné les directives sur la base desquelles ces forces ont agi,
ou a exercé un contrôle effectif sur les actions militaires au cours desquelles les forces ont commis
les actes en question. Et la JNA a exercé un contrôle précis, non une sorte de contrôle global.
Voilà la seule conclusion que l’on peut tirer du «principe de l’unité ou de l’unicité du
commandement» et de chacun des épisodes dont vous avez entendu parler cette semaine. Il
s’agissait d’une campagne dans laquelle la JNA exerçait la direction et le commandement
48 d’opérations qui, selon nous, constituaient une campagne de destruction d’une partie de la
population croate. Cela suffit pour les besoins de l’attribution.
38. Enfin, je saisis cette occasion pour répondre à la question posée par M. le juge
Greenwood au sujet de la fonction officielle éventuellement occupée par M. Šešelij, lorsqu’il a tenu
les propos cités précédemment concernant la création de la «Grande Serbie». M. Šešelij était un
important homme politique nationaliste serbe, fondateur du parti radical serbe et, à partir de
juin 1991, membre de l’Assemblée nationale de Serbie. Toutefois, si nous affirmons que le
comportement de M. Šešelij et de ses forces doit être attribué à la Serbie, ce n’est pas en raison de
la fonction officielle qu’il occupait. Un député n’est, en général, pas un agent de l’Etat à cette fin ;
il représente sa circonscription et non l’Etat. Mais M. Šešelij et ses forces ont agi sous la direction
et le contrôle de la JNA, de la manière que j’ai décrite . De surcroît, ses propos sur la création de
la «Grande Serbie» sont également pertinents dans la mesure où ils témoignent de l’intention
partagée par les membres de l’entreprise criminelle commune, conspiration dont l’existence a été
constatée judiciairement et qui mettait en cause MM. Šešelij, Milošević et autres, le second se
servant du premier, un proche confident, pour dire publiquement ce que lui et la JNA envisageaient
plus discrètement de faire 219 ; je vous laisse tirer vos propres conclusions de ce fait.
217
Arrêt rendu en l’affaire concernant la Bosnie-Herzégovine, p. 130, par. 210.
218RC, par. 4.104-4.106 et sources citées.
219
RC, par. 3.37. - 45 -
V. Conclusion
39. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, mes conclusions peuvent être
exposées simplement. La JNA, qui était elle-même directement responsable de certains actes de
génocide et complice d’autres, était de facto un organe de l’Etat serbe, et ce, même en ce qui
concerne la période antérieure au 27 avril 1992, alors que la Serbie était un Etat in statu nascendi et
que ses autorités avaient pris le contrôle des organes fédéraux d’une RFSY qui ne fonctionnait plus,
y compris la JNA. Dans la mesure où on ne saurait affirmer que les forces faisaient partie de la
JNA, qu’il s’agisse de celles des entités autoproclamées ou des paramilitaires non enrôlés, les
décisions et constations du TPIY et les éléments de preuve présentés par la Croatie démontrent que
ces forces agissaient néanmoins sous la direction et le contrôle effectif de la JNA. Sur cette base,
les agissements de la JNA et de ces autres forces sont manifestement attribuables à la Serbie. Mais,
49 quand bien même ce ne serait pas le cas, la Serbie resterait responsable dans la mesure où elle n’a
pas prévenu ou puni les actes de génocide, ou dans la mesure où elle a par la suite reconnu et
avalisé ces agissements.
40. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, voilà qui vient clore l’exposé
des moyens relatifs à l’attribution. Demain, j’aborderai la question distincte, mais connexe de la
compétence de la Cour à l’égard des événements antérieurs au 27 avril 1992. Monsieur le
président, je vous prie de bien vouloir céder à présent la parole à sir Keir Starmer.
Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur Crawford. Je donne la parole à
sir Keir Starmer.
Sir Keir STARMER :
FONDEMENT JURIDIQUE DE LA RESPONSABILITÉ DU DÉFENDEUR À RAISON DE
VIOLATIONS DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE (À SUIVRE )
I. Introduction
1. Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je suis chargé de vous exposer
les moyens du demandeur qui établissent la responsabilité de la Serbie au regard du droit
international à raison de violations de la Convention sur le génocide, ce qui est l’objet de la
présente procédure. - 46 -
2. Le demandeur fonde son argumentation sur trois bases interchangeables. La première est
que les actes de la JNA (qui était de facto l’armée serbe) et/ou des forces serbes (y compris la
milice, les forces spéciales, la défense territoriale («TO») et toutes les formations de volontaires et
de paramilitaires) constituaient une participation directe à des actes de génocide au sens de
l’alinéa a) de l’article III de la Convention sur le génocide et peuvent être attribués à la Serbie, qui
est responsable en droit international. Tel est le premier élément sur lequel le demandeur se fonde.
3. Le demandeur fait par ailleurs valoir que, si la Cour n’est pas convaincue par ce premier
moyen, la Serbie est également responsable de n’avoir pas prévenu le génocide, en violation de
l’article premier de la Convention. La Serbie aurait dû prendre toutes les mesures en son pouvoir
pour que des actes de génocide notamment, mais pas exclusivement, ceux dont la réalité a été
établie de façon certaine ne soient pas commis par toute personne relevant de sa compétence ou
sous ses ordres, y compris les dirigeants serbes, les membres de la JNA et de la TO, les forces
spéciales, les unités paramilitaires, les volontaires et les Serbes de la région qui ont participé à ces
actes. Le demandeur affirme que la Serbie avait les moyens de prendre des mesures pour empêcher
50 les actes de génocide, ce qu’elle n’a manifestement pas fait. En réalité, lorsqu’elle a eu
connaissance d’actes, qualifiés de «génocide» par la JNA elle-même, ainsi qu’il vous a déjà été dit,
elle a continué de fournir une aide financière et militaire à leurs auteurs. Tel est le deuxième
élément sur lequel se fonde notre argumentation.
4. Notre troisième base renvoie aux notions d’entente, de complicité ou de tentative de
commettre un génocide au sens des alinéas b), d) et/ou e) de l’article III de la Convention. Les
220 221
constatations du TPIY dans les affaires Martić et Babić établissent sans ambiguïté l’existence
d’une entreprise criminelle des dirigeants serbes agissant ensemble pour commettre des crimes
contre la population croate dans les régions revendiquées comme faisant partie de la «Grande
Serbie». Cette entreprise visait à détruire des parties de groupes croates afin de créer un Etat serbe
ethniquement homogène. Par ailleurs, la JNA a ordonné à la TO, aux milices, aux paramilitaires et
aux volontaires de commettre des actes de génocide ou les a aidés et soutenus dans cette entreprise.
Ce sont là les trois éléments distincts sur lesquels nous nous fondons.
22Affaire n IT-95-11-T, jugement, 12 juin 2007.
22Le Procureur c. Babić, affaire n IT-03-72-S, jugement portant condamnation, 29 juin 2004. - 47 -
5. Les éléments de preuve sur lesquels je vais insister et qui ont été mis en avant tout au
long de la semaine et les arguments que je vais développer s’appliquent pareillement aux trois
moyens du demandeur. Le présent litige porte moins en l’espèce sur l’élément matériel,
l’actus reus, ainsi qu’il vous l’a été dit, que sur l’élément moral, le mens rea. En conséquence, je
vais d’abord traiter assez brièvement du premier puis j’exposerai les arguments du défendeur
concernant l’intention pour montrer qu’ils n’étayent en rien sa thèse, avant d’exposer en détail les
moyens du demandeur sur la question centrale de l’intention et, en particulier, sur la manière dont
celle-ci ressort d’une ligne de conduite systématique. Je traiterai enfin brièvement des autres
éléments fondant la responsabilité. Mais je voudrais commencer en rappelant brièvement la
jurisprudence du TPIY qui vient indéniablement étayer la cause du demandeur.
II. La portée des conclusions du TPIY
6. La présente Cour se trouve dans une situation inhabituelle et sans doute avantageuse dans
la mesure où pendant les 15 années qui se sont écoulées depuis que la Croatie a déposé sa requête,
nombre des atrocités sur lesquelles le demandeur s’appuie ont été établies par le TPIY. Ainsi qu’il
a été jugé par la Cour dans l’affaire Bosnie, ces conclusions sont «hautement convaincantes» et
l’aident à juger les questions portées aujourd’hui devant elle. Les constatations du TPIY dans les
222 223
51 affaires Martić et consorts , Mrkšić et Babić, qui concernent les crimes généralisés et
systématiques commis contre des groupes croates en vue de mettre à exécution le projet des
dirigeants serbes revêtent une importance particulière.
7. Bien évidemment, il n’était pas demandé au TPIY de se prononcer sur le génocide et
celui-ci n’a donc pas statué dans un sens ou dans l’autre. Toutefois, Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs de la Cour, je tiens à résumer les conclusions du TPIY et à montrer en quoi
elles confortent nos arguments sur la responsabilité.
8. Le TPIY a établi l’existence d’une entreprise criminelle rassemblant les dirigeants
224
politiques et militaires serbes à toutes les périodes considérées. C’est ce qui ressort du
paragraphe 446 du jugement Martić. Cette entreprise avait pour objectif de détruire la population
222 o
Affaire n IT-03-69-T, jugement, 30 mai 2013.
22Le Procureur c. Mrkšić, Radić et Šljivančanin, affaire n IT-95-13/1-T, jugement, 27 septembre 2007.
224
Jugement Ma par. 446 ; RC, par. 1.6. - 48 -
civile croate en la tuant ou en l’éliminant d’environ un tiers du territoire de la Croatie afin d’en
faire une zone ethniquement homogène sous domination serbe. Le TPIY a établi que cet objectif
devait être atteint par le biais de crimes généralisés et systématiques contre des groupes de Croates
sur l’ensemble du territoire. Ont été utilisés entre autres l’extermination, le meurtre systématique,
la torture, les traitements cruels, les violences sexuelles, la détention dans des conditions
inhumaines, les expulsions forcées, la destruction de biens publics ou privés croates en visant les
édifices culturels ou religieux d’importance pour la population croate, ainsi qu’un régime
discriminatoire de persécutions de groupes de Croates. Ce sont là les premières constatations sur
lesquelles s’appuie le demandeur.
9. Le TPIY a également considéré comme un fait établi que les forces participant aux
opérations militaires en Croatie qui font l’objet de la requête en l’instance (y compris la milice
serbe, les forces spéciales, la TO et toutes les formations de volontaires et de paramilitaires)
225
opéraient sous le contrôle et les ordres effectifs de la JNA . C’est ce qui ressort du jugement en
l’affaire Mrkšić, au paragraphe 89. Le Tribunal a par ailleurs établi que la JNA (et toutes les forces
combattant pour la cause serbe) était placée sous le commandement des dirigeants serbes membres
226
de l’entreprise criminelle commune . Il a jugé que toutes ces forces étaient l’instrument utilisé
par les membres de l’entreprise criminelle commune pour s’attaquer à des groupes de Croates à
52 raison de leur appartenance ethnique. Le demandeur fait valoir que dans la présente procédure, la
Serbie porte au regard du droit international la responsabilité première, ou au moins secondaire, du
génocide.
10. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ces constatations telles
qu’elles ont été effectuées par le tribunal saisi des faits, revêtent à notre sens une importance
considérable et donnent une base solide à l’argumentation du demandeur. Mais ainsi que nous
l’avons clairement dit tout au long de la semaine, les moyens du demandeur ne reposent pas
uniquement sur les constatations du TPIY. Il présente d’autres éléments de preuve provenant de
nombreux autres témoins, de documents et autres matériels qui, tous ensemble, viennent étayer sa
cause.
225
Jugement Mrkšić, par. 89.
226Ibid., par. 84 à 86. - 49 -
11. Dans ses pièces de procédure, le défendeur s’élève contre certains des éléments de
preuve présentés à la Cour qui n’émanent pas du TPIY. Ses arguments peuvent être réfutés de
deux manières.
12. Tout d’abord, la majorité des éléments de preuve n’émanant pas du TPIY sont si
semblables aux constatations de celui-ci qu’ils en deviennent incontestables. Vous avez entendu le
récit des événements survenus dans les villages de Škabrnja et Saborsko qui illustrent bien cette
étonnante similitude. Le TPIY a établi dans deux jugements qu’à Škabrnja des soldats avaient
menacé les villageois de les massacrer et que les femmes comme les hommes étaient traités
d’«Oustachi» .227 De même, selon un témoin vivant dans le village et cité dans la présente
procédure par le demandeur, «des Tchetniks armés et en uniforme, la face noircie … sont venus
devant la cave et ont commencé à nous crier de sortir» avant de proférer des obscénités sur leurs
228 229
mères . A Saborsko, le TPIY a établi que des meurtres avaient ciblé des villageois croates .
Ces faits confirment ceux rapportés dans les premières pièces de procédure 230il y a des années,
lorsque le demandeur s’appuyait sur des témoignages dont le TPIY n’avait pas eu connaissance.
Nous pouvons répéter l’opération avec de très nombreux témoins dont les déclarations portent sur
des faits examinés par le Tribunal et aboutir au même résultat. Je m’arrête un instant pour relever
que c’est l’étonnante similitude des déclarations des témoins non cités à comparaître devant le
TPIY qui saute aux yeux dans la déclaration du demandeur. Elle concorde avec les conclusions du
TPIY. Je tiens également à souligner à ce stade que ces déclarations ont bien entendu été
53 présentées bien des années avant que le TPIY ne rende ses conclusions. En un sens, le Tribunal
confirme la justesse des arguments avancés par le demandeur des années auparavant.
13. Dans ces conditions, et en tant que principe général, le demandeur invite la Cour à
accepter tous les éléments de preuve qu’il invoque, même lorsqu’ils n’ont pas été présentés au
TPIY, sauf lorsque le défendeur peut démontrer qu’ils sont si manifestement contredits par les
constatations du Tribunal qu’ils doivent être écartés. Ce qui est loin d’être le cas jusqu’ici. Au
227
Jugement Martić, par. 398 ; jugement Stanišić et Simatović, par. 109.
22MC, vol. 2 II), appendice 504.
22Jugement Martić par. 379.
230
MC, par. 4.24, 4.52, 4.77 et 8.16 7). - 50 -
contraire, comme je vais le démontrer plus loin, les moyens invoqués par le défendeur vont
manifestement à l’encontre des constatations du TPIY.
14. En second lieu, et avec tout le respect dû au défendeur, nous affirmons que les arguments
qu’il avance pour contester certains détails des éléments de preuve sont pour l’essentiel sans
rapport avec la question Ce n’est pas en relevant quelques contradictions mineures dans le récit des
témoins qu’il peut espérer défendre sa cause face aux constatations irréfutables du TPIY en faveur
du demandeur. Les preuves contre lui sont accablantes. Et je vous le dis, même si le défendeur
l’emportait chaque fois qu’il ergote sur un élément de preuve, il n’en résulterait de changement ni
dans l’ensemble des preuves, ni dans le règlement de l’affaire.
15. Tout cela se rapporte à la question de l’élément matériel. A notre avis, il est indubitable
dans ce contexte que des actes constitutifs du crime de génocide ont été commis par les forces
conjointes serbes sur le territoire de la Croatie, en exécution de l’entreprise criminelle commune.
Des preuves vous ont été données du nombre de personnes tuées, de l’existence de sépultures, du
nombre de personnes portées disparues ou dont on est sans nouvelles. Ces derniers jours, le
demandeur a présenté à la Cour ses éléments de preuve de diverses manières, en partie à partir de
données géographiques, en lui décrivant par ordre chronologique les événements région par région.
Il a également donné des exemples précis, de sorte qu’après avoir brossé une vue générale d’une
région, nous avons pour ainsi dire zoomé sur un détail, un village ou une ville, du petit hameau à la
ville de Vukovar. Enfin, ce matin, vous avez entendu la liste des faits, jour par jour, liste répétitive,
impitoyable, de meurtres, de violences sexuelles et de sévices. Dans ces conditions, nous pouvons
dire que l’élément matériel du crime de génocide est constitué.
54 16. Les éléments de preuve présentés par le demandeur ont révélé l’échelle et le caractère
systématique des meurtres, tortures et viols qui constituent à notre sens l’élément matériel du
génocide au sens des alinéas a) et b) de l’article II de la Convention sur le génocide. Soutenir le
contraire serait ne pas être crédible.
17. Qui plus est, les conditions d’existence imposées à la population croate demeurée sur le
territoire occupé par les Serbes, notamment les expulsions systématiques des foyers, les tortures,
les viols et les privations de nourriture, d’eau, d’installations sanitaires et de soins médicaux - 51 -
visaient à détruire cette population en tant que groupe. Ces actes constituent également un
génocide au sens de l’alinéa c) de l’article II de la Convention
18. Enfin, ce matin, vous avez entendu des témoignages détaillés sur les viols dont les
Croates, femmes et hommes, ont été systématiquement victimes, les mutilations sexuelles, la
castration d’hommes croates et d’autres sévices sexuels qui, dans le contexte plus vaste de la
politique de génocide pratiquée par les forces serbes, sont assimilables à des mesures visant à
entraver les naissances au sein de la population croate. Pour nous, pareils actes relèvent clairement
des dispositions de l’alinéa d) de l’article II.
19. Dans ce contexte, à la lumière des conclusions du TPIY, de la masse des éléments de
preuve figurant dans les pièces de procédure et de la manière dont le demandeur les a portés à la
connaissance de la Cour cette semaine, il est sans doute compréhensible que le défendeur se trouve
contraint d’admettre, comme il le fait dans sa duplique, qu’il serait «impossible de nier» 231que des
atrocités ont été commises contre la population civile croate. Il laisse entendre dans la duplique
que telle a toujours été sa position ; il affirme qu’«une lecture attentive» du contre-mémoire révèle
que «le défendeur ne nie pas que des homicides ont été commis, que ceux-ci ont été méthodiques,
232
ont visé des civils et ont été motivés par l’origine ethnique des victimes» comme il est écrit au
paragraphe 392. Il ne nie donc pas que «des homicides ont été commis», qu’ils étaient
«méthodiques», qu’ils ont «visé des civils» et qu’ils étaient «motivés par l’origine ethnique des
victimes».
20. Savoir si le défendeur a toujours reconnu que les faits présentés en l’espèce constituent
l’élément matériel du génocide est une question que la Cour n’a pas à résoudre. Mais il y a lieu de
souligner que dans sa duplique le défendeur admet que les actes invoqués par le demandeur
55 peuvent «théoriquement … correspondre à l’élément matériel du crime de génocide» . M. Sands233
l’a déjà évoqué. L’utilisation dans ce contexte du terme «théoriquement» est à notre avis dénuée
de sens. Le défendeur en use apparemment pour signifier que l’existence d’actes constituant
l’élément matériel du génocide reste théorique à moins de prouver aussi l’intention. Mais c’est
231
DS, par. 354.
23Ibid., par. 392.
23Ibid., par. 381. - 52 -
mélanger deux points distincts, l’élément matériel et l’élément moral. Le TPIY a statué sur un
grand nombre de faits et le demandeur en invoque manifestement beaucoup d’autres. Le défendeur
ne nie pas l’immense majorité des actes présentés à la Cour comme éléments de preuve. Il ne
l’invite pas non plus à écarter les conclusions du TPIY. Nous faisons valoir que la concession du
défendeur doit être prise pour ce qu’elle est : le défendeur concède que les faits qui étayent
l’argumentation du demandeur «correspondent à», ou en fait constituent, «l’élément matériel du
génocide». En vérité, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il n’y a plus de
différend sur les faits entre les Parties pour ce qui concerne la réalité des atrocités ou l’existence de
l’élément matériel du génocide.
21. Dans ces conditions, la principale question sur laquelle la Cour est appelée à statuer est
de savoir si le caractère systématique et l’ampleur des crimes commis sont tels qu’ils amènent
inévitablement à conclure que les auteurs avaient l’intention de réaliser leur objectif créer un
Etat serbe racialement homogène sur environ un tiers de la Croatie, soit les régions occupées
non seulement en commettant contre la population civile des crimes contre l’humanité généralisés
et systématiques motivés par l’appartenance ethnique, mais aussi en détruisant une partie du groupe
des Croates habitant ces régions qui devaient être incluses dans la «Grande Serbie».
22. Telle est, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la question centrale,
celle de l’intention derrière ces atrocités si clairement démontrées par les éléments de preuve. Je
voudrais, avant d’aborder la question, analyser minutieusement les moyens du défendeur pour
démontrer, premièrement qu’ils sont en contradiction flagrante avec les conclusions sans appel
du TPIY et, deuxièmement, pour révéler que le défendeur n’a pas d’arguments propres à étayer sa
position sur la question fondamentale de l’«intention».
III. L’analyse minutieuse des moyens du défendeur
23. Commençons donc cette analyse. Avant de procéder à une évaluation sérieuse de
l’intention spécifique sous-tendant les actes qui constituent l’élément matériel du génocide, il faut
56
examiner quatre aspects de l’argumentation du défendeur.
24. Les voici :
a) Premièrement, la JNA n’était pas de facto un organe d’Etat de la Serbie. - 53 -
b) Deuxièmement, la JNA a joué un rôle neutre et (à partir de septembre 1991) défensif pour
assurer la continuation de la RFSY.
c) Troisièmement, la JNA ne dirigeait pas les forces serbes irrégulières ni les groupes
paramilitaires.
d) Quatrièmement, les atrocités commises par les forces serbes contre la population civile croate
ne représentaient que des excès, commis au hasard ou pas, dans le cadre d’un conflit armé par
ailleurs légitime et ne peuvent en aucun cas constituer un génocide.
25. Je vais traiter de chacun de ces points l’un après l’autre.
a) La JNA était-elle de facto un organe d’Etat de la Serbie ?
26. La question vient d’être traitée par M. Crawford. Il a démontré que pendant la période
considérée la JNA était de facto un organe de l’Etat émergent de Serbie et que son comportement
est donc imputable à la Serbie suivant les principes énoncés dans les articles sur la responsabilité de
l’Etat.
27. Ces constatations et conclusions sont exposées dans les plaidoiries du demandeur.
M. Crawford a notamment mis en lumière les constatations du TPIY montrant que la JNA était
placée sous le commandement de Milošević et d’autres dirigeants serbes membres de l’entreprise
criminelle commune. Ainsi qu’il vous a été exposé, Milošević était mis en cause dans l’acte
d’accusation le concernant pour avoir, avec d’autres membres de l’entreprise criminelle commune,
pris part à celle-ci «en dirigeant, en commandant, en contrôlant, ou de toute autre manière en
fournissant une assistance ou un soutien appréciables à la JNA, aux effectifs de la TO sous contrôle
serbe et aux forces de volontaires» . Fin de la citation. L’existence de cette entreprise criminelle
commune a été prouvée dans l’affaire Martić . 235
57 28. Nous faisons maintenant valoir, s’agissant de la responsabilité, que cette conclusion
constitue un obstacle incontournable pour le défendeur. Elle suffit en elle-même à établir que les
dirigeants serbes sont responsables en vertu de la Convention sur le génocide de toutes les
234Le Procureur c. Slobodan Milošević, deuxième acte d’accusation modifié (Croatie), 23 octobre 2002,
par. 26 j).
23Jugement Martić, par. 445. - 54 -
opérations militaires menées en Croatie pendant lesquelles les membres de l’entreprise criminelle
commune ont commis des crimes systématiques et généralisés contre la population civile croate.
29. A moins que le défendeur ne cherche maintenant à plaider devant la Cour que le TPIY
s’est trompé et que les éléments de preuve présentés à celle-ci conduisent à des conclusions
différentes, ce qu’il n’a pas cherché à faire dans ses plaidoiries, l’argument selon lequel la JNA
n’était pas de facto un organe d’Etat de la Serbie est dénué de fondement.
b) Le rôle de la JNA dans la campagne
30. Qu’en est-il du rôle de la JNA dans la campagne ? C’est le deuxième aspect des
arguments du défendeur que je voudrais démonter avant de passer à la question de l’intention.
Comme je l’ai dit, le défendeur affirme que la JNA a joué un rôle neutre ou défensif dans la
campagne. Outre que l’argument est contredit par les preuves apportées par le demandeur dans ses
pièces de procédure, il l’est aussi par les constatations sans appel du TPIY sur la question.
31. [Projection.] Dans l’affaire Mrkšić, le TPIY n’aurait pas pu être plus direct et vous
pouvez lire la citation sur votre écran : «A partir de juillet 1991, … la JNA ne s’est plus seulement
interposée entre les rebelles serbes et les autorités croates locales … mais elle s’est lancée dans des
236
conquêtes territoriales» . [Projection suivante.] Il n’a pas été moins clair dans le jugement
Martić ; la citation apparaît également sur votre écran :
«dès l’attaque armée lancée contre le village majoritairement croate de Kijevo en
août 1991 … la JNA appuyait fermement les autorités de la SAO de Krajina dans leur
lutte pour le contrôle des territoires nécessaires afin d’unifier les régions à majorité
serbe» .37
[Fin de la projection.]
32. Que dit le défendeur à propos de ces conclusions et peut-il sérieusement continuer à
affirmer que la JNA était neutre et qu’elle a joué un rôle défensif pendant la période considérée ?
Cette fois encore, à moins que le défendeur ne cherche maintenant à plaider que le TPIY s’est
58 trompé et que ses conclusions ne devraient pas être prises en compte ou que la Cour ne devrait pas
les suivre, l’argument de la neutralité de la JNA ou de son rôle défensif n’est pas fondé. Ces
236
Jugement Mrkšić, par. 31.
237Jugement Martić, par. 443. - 55 -
deux derniers jours, de nombreux éléments de preuve concernant la JNA vous ont été présentés, en
plus, bien entendu, des conclusions du TPIY.
c) La JNA dirigeait-elle et contrôlait-elle les forces serbes et les groupes paramilitaires ?
33. S’agissant des forces paramilitaires et autres forces serbes, vous l’avez entendu,
l’attribution est régie par deux principes. Le premier est simple. Dans la mesure où certains
groupes paramilitaires serbes étaient officiellement intégrés à la JNA en tant que «volontaires», ils
en faisaient partie et leur comportement peut être imputé à la Serbie comme tout comportement de
la JNA.
34. Le demandeur fait valoir que là où les forces serbes et les groupes paramilitaires
n’étaient pas officiellement intégrés à la JNA, leurs actes sont imputables à la Serbie en vertu de
l’article 8 des articles sur la responsabilité de l’Etat adoptés par la CDI pour les raisons exposées ce
matin par M. Crawford. Ainsi qu’il vous l’a été indiqué ce matin, plusieurs constatations du TPIY
238
viennent solidement étayer la cause du demandeur sur la question du contrôle effectif , en
particulier dans l’affaire Mrkšić, la chambre de première instance ayant jugé qu’il y avait «unicité
du commandement» . 239
35. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je dois me répéter. A moins
que le défendeur ne cherche à vous démontrer que ces constatations catégoriques doivent être
écartées, rien ne lui permet d’affirmer que la JNA ne dirigeait pas les forces serbes. Ces questions
ont été jugées par le TPIY.
d) Les atrocités étaient-elles simplement des excès commis au cours d’un conflit armé par
ailleurs légitime ?
36. Voyons le quatrième point : les atrocités étaient-elles simplement des excès commis au
cours d’un conflit armé par ailleurs légitime ? Sur cette question, les éléments de preuve vont tous
dans le même sens. Les conclusions du TPIY concernant l’entreprise criminelle commune sont
solides. Ces trois mots ont été souvent prononcés ces trois derniers jours mais il n’est pas inutile de
les répéter. L’«entreprise criminelle commune». La portée de cette entreprise, sa durée et les actes
238Jugement Mrkšić,par 89.
239Ibid., par. 84 à 86. - 56 -
commis à ce titre ne sauraient s’inscrire dans le cadre d’un conflit armé légitime ou d’excès
59 commis au cours d’un conflit par ailleurs légitime. Ces mots ne peuvent qu’évoquer une agression
illicite contre des civils. Une «entreprise criminelle commune» comment, à la lumière de ces
conclusions sans appel, peut-on imaginer un conflit armé légitime au cours duquel quelques
individus se seraient livrés à des excès ? Les personnes impliquées, la durée de l’entreprise et les
actes commis à ce titre parlent d’eux-mêmes. Qui plus est, ainsi qu’en a jugé le TPIY, la présence
de défenseurs ou de soldats ne fait pas d’un village une cible militaire légitime .40
37. S’il fallait donner des détails sur la question de savoir si les atrocités étaient des excès
commis au cours d’un conflit armé par ailleurs légitime, ceux-ci existent. Hier, je vous ai lu les
passages pertinents des conclusions du TPIY ayant trait à Vukovar et dit ce qui avait été plaidé
devant ce tribunal, à savoir que la bataille opposait deux armées, l’une essayant de prendre la ville
et l’autre de l’en empêcher.
38. Avant d’en terminer avec ce quatrième aspect de l’argumentation du défendeur, je
voudrais juste aborder une question soulevée hier au cours d’un contre-interrogatoire, celle de
savoir si des villageois ont riposté quand les chars, la JNA et les paramilitaires sont entrés dans leur
village. Le juge Greenwood, je crois, a posé une question précise sur la destruction d’un char
à Bogdanovci. Je dirais juste ceci : premièrement, que prouve le fait que quelques villageois aient
pu riposter lors de quelques incidents isolés ? Il n’est certainement pas possible de prétendre que la
JNA ou les paramilitaires qui avançaient vers ces villages se seraient trouvés en situation de
légitime défense et n’ont fait que riposter à une attaque. Rien ne vient étayer cette thèse qui est en
contradiction avec celle de l’entreprise criminelle commune énoncée par le TPIY. Comme je l’ai
déjà dit, lorsque l’argument du conflit armé légitime a été soulevé devant le TPIY, celui-ci l’a
241
rejeté .
39. Je l’ai dit dans les plaidoiries, le défendeur a admis que les atrocités étaient motivées par
l’origine ethnique des victimes et donc, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour,
je vous demande de revenir en arrière et de vous demander ce que prouvent les éléments indiquant
que certains villageois ont riposté. En cas d’incidents isolés de cet ordre, il faut d’abord se
240
Jugement Martić, par. 350.
24Ibid., par. 472. - 57 -
demander à quel moment ils ont eu lieu. Existe-t-il des preuves que des villageois auraient attaqué
la JNA ou les paramilitaires en premier et que ces derniers auraient alors été contraints de prendre
les villages pour mettre fin à la menace qui pesait sur eux ? Je pense qu’il n’y en a pas. Revenons
à Bogdanovci dont il a été question hier : c’est en août qu’ont commencé l’attaque aérienne, les tirs
60 d’artillerie et de missiles. Le char a été détruit en septembre, deux mois plus tard. On ne peut
raisonnablement avancer que ces chars étaient venus pour mettre fin à la menace que le village
représentait pour eux.
40. Deuxièmement, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, vous êtes en
droit d’examiner l’ensemble des éléments de preuve qui vous ont été présentés et de vous
demander si le mode de comportement a varié. Est-ce seulement dans les villages où quelques-uns
ont riposté que tous les autres ont été tués ? Ou bien ce comportement s’est-il manifesté dans
toutes les villes et tous les villages, quoi qu’aient fait les villageois ? Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs de la Cour, je suis d’avis qu’il n’y a qu’une réponse à cette question.
41. Enfin, pour en terminer avec cette question, je demande simplement, raisonnablement,
que nous fassions le point avec réalisme. Dans les régions considérées, les villageois étaient
terrifiés. Il est presque certain que leur seule préoccupation à l’époque était de savoir ce qui se
passait ailleurs, dans les autres villages. Les discussions et les rumeurs au sujet de la JNA et des
paramilitaires occupaient sans cesse les esprits. Les habitants étaient vraiment terrifiés et parlaient
entre eux : «Qu’allons-nous faire si l’armée et les paramilitaires viennent dans notre village ?»
«Nous savons ce qu’ils ont fait ailleurs». Et ainsi, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs
de la Cour, quand les chars sont arrivés, quand les paramilitaires sont arrivés, il sera pardonné aux
villageois d’avoir pensé que leur dernière heure était venue puisqu’ils savaient ce qui s’était passé
ailleurs. Il n’est pas surprenant qu’ils aient fait leur possible pour se protéger et protéger leur
famille. Et je vous le dis en plaisantant à moitié mais surtout pour bien me faire comprendre : que
pouvaient dire les villageois de Bogdanovci lorsque ce char a atteint le calvaire, sachant ce qui
s’était passé ailleurs ? «Venez, c’est par ici» ? Revenons à la réalité. Qu’apporte au débat sur
l’intention le fait que quelques villageois ont réagi (et c’est bien compréhensible) contre ce qui
arrivait à eux-mêmes, à leur famille et à leur communauté ? - 58 -
e) Conclusion sur ces aspects de l’affaire
42. Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il est évident qu’il vous
appartient de faire vos propres constatations, et la Croatie a présenté les éléments de preuve
distincts qui étayent sa cause. Quel que soit le point de vue adopté, les conclusions du TPIY sur
ces aspects de l’affaire restent désastreuses pour la cause du défendeur. En élaborant ses propres
61 constatations factuelles, la Cour devra se demander comment elle conçoit celles du TPIY. Ce sont
des constatations solides qui vont dans le sens du demandeur et nous invitons la Cour à leur
accorder un grand poids.
43. Si, comme le laisse penser la jurisprudence, ces constatations se voient accorder le poids
approprié et si le défendeur ne parvient pas à les écarter, nous sommes d’avis que la Cour pourra
alors passer à l’analyse de l’intention en considérant les points suivants : [projection à l’écran.]
i) L’élément matériel du crime de génocide est clairement établi. C’est le point de départ de cette
analyse pour les raisons que j’ai résumées au début de ma plaidoirie.
ii) Sauf à écarter les conclusions du TPIY, la JNA était de facto un organe d’Etat de la Serbie.
iii) La JNA ne jouait pas un rôle neutre ou défensif dans la campagne au cours de laquelle ont été
commises les atrocités constituant l’élément matériel du crime.
iv) La JNA dirigeait et contrôlait les forces irrégulières serbes et les groupes paramilitaires serbes.
v) Les atrocités en question n’étaient pas des excès commis dans le cadre d’un conflit armé par
ailleurs légitime. [Fin de la projection.]
Tous ces points découlent à notre avis des conclusions du TPIY et sont étayés par les preuves
présentées en l’espèce et, sauf si ces conclusions sont écartées ou ne sont pas suivies, elles forment
le fondement de la présente instance.
44. Les arguments du défendeur concernant la question de l’intention méritent donc la plus
grande attention.
45. Sur la base de cette analyse et si les conclusions du TPIY sont retenues, le défendeur est
dans l’impossibilité de prendre ses distances par rapport à la JNA, de laisser entendre qu’elle était
neutre ou se défendait, de présenter les atrocités comme de simples excès qu’est-ce donc alors
selon lui ce qui les a motivées ? C’est bien beau de prendre ses distances, de dire que la JNA ne
relève pas de vous, qu’elle ne dirigeait ni ne contrôlait les paramilitaires, mais si vous vous - 59 -
trompez, quels sont vos arguments concernant l’intention ? Qu’avez-vous à dire maintenant sur les
véritables motivations de ces atrocités ?
46. A notre avis, le défendeur n’a pas d’arguments étayant sa thèse. A l’examen il semble se
contenter de s’accrocher à son seul argument, à savoir que le TPIY n’a à ce jour prononcé aucune
62 condamnation pour génocide à raison des événements considérés . Il est acculé. J’ai traité des
faiblesses de cet argument dans mon exposé sur les éléments de preuve et à propos de la question
de la preuve et j’y reviendrai plus loin.
47. Dans ces conditions, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le
demandeur fait respectueusement valoir que si le défendeur ne peut apporter d’argument étayant sa
thèse sur la question de l’intention en supposant qu’il ne parvienne pas à se distancier la Cour
ne devrait pas pour autant conclure sans réserve que si le défendeur porte bien l’entière
responsabilité des atrocités en cause, l’intention qui l’animait était seulement de persuader un
groupe de Croates réticents des villes et villages de certaines régions de partir, et non pas de les
détruire.
48. Les arguments qui étayent la thèse du demandeur sont beaucoup plus convaincants : la
seule conclusion possible à la lumière des faits est l’intention génocidaire. Je vais à présent
présenter ces arguments .
IV. L’intention génocidaire
a) La présentation de ses moyens par le demandeur
49. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, La façon dont le demandeur
présente ses moyens sur la question de l’intention est exposée au chapitre 7 du mémoire et au
chapitre 8 de la réplique et M. Sands en a clairement exposée le cadre juridique.
50. Comme la Cour le sait, l’intention spécifique doit être prouvée et le demandeur reconnaît
qu’il ne suffit pas de prouver que des individus ont été visés parce qu’ils ont été identifiés comme
appartenant à un groupe national ou ethnique distinct. Il faut qu’il y ait eu intention de détruire le
groupe visé, en tout ou en partie.
242DS, par. 420. - 60 -
51. Il est rarement simple de prouver l’intention spécifique. La Convention sur le génocide
elle-même ne précise pas comment elle se démontre. De par la nature même du crime de génocide,
il est peu probable qu’un Etat adopte officiellement puis affiche un plan ou tout autre projet visant
à commettre ou favoriser un génocide, ou laisse des traces écrites qui pourraient ensuite prouver
63 qu’il est responsable de ne pas avoir prévenu des actes de génocide commis par d’autres. Pour
reprendre les termes de la chambre d’appel du TPIY/TPIR : [projection à l’écran]
«Par nature, l’intention ne peut normalement pas être prouvée directement. Seul
l’accusé est bien placé pour connaître son Etat mental et il est peu probable qu’il
243
témoigne de sa propre intention génocidaire. L’intention doit être ... déduite.»
Ceci est parfaitement cohérent avec d’autres déclarations approuvées par le TPIY et la chambre
d’appel. [Fin de la projection.]
52. Ainsi, en l’absence de documents ou autres éléments prouvant expressément l’intention
génocidaire, l’intention spécifique ne peut être démontrée que par déduction, en particulier par
l’existence d’une ligne de conduite systématique impliquant des actes proscrits et visant un groupe
protégé. Voici comment le TPIR l’a exprimé dans l’affaire Kayishema et Ruzindana et j’espère
que cela apparaît sur votre écran je vais le lire assez lentement : [projection à l’écran]
«l’intention peut être déduite soit des propos soit des actes de l’auteur et peut être
établie par la mise en évidence de l’existence d’une ligne de conduite délibérée [et je
souligne bien le mot délibéré]. De manière plus concrète, la chambre considère
comme preuve d’une telle intention [1)] le fait de s’attaquer physiquement au groupe
ou à ses biens ; [2)] l’usage de termes insultants à l’égard des membres du groupe
visé ; [3)] les armes utilisées et la gravité des blessures subies par les victimes; le
caractère méthodique de la planification et [5)] le caractère systématique du crime, [et]
non moins important, [6)] le nombre des membres du groupe victimes de l’acte
incriminé.» 244 [Fin de la projection.]
Je suis certain, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, qu’alors que je
parcourais cette liste, il vous est immédiatement revenu à l’esprit certains des éléments de preuve
qui vous ont été présentés ces derniers jours sur ces questions, ces caractéristiques-mêmes qui
peuvent permettre de déduire l’intention.
243Le Procureur c. Gacumbitsi, affaire n° ICTR-2001-64-A, arrêt, 7 juillet 2006, par 40.
244Le Procureur c. Kayishema et Ruzindana, affaire n ICTR-95-1-T, jugement, 21 mai 1999, par. 93 ; confirmé
par le TPIY/TPIR dans l’arrêt du 1 juin 2001, par.159 ; les italiques sont de nous. - 61 -
245
53. Dans ses pièces de procédure , le défendeur admet qu’il est peu plausible qu’un Etat
prépare officiellement et publiquement un plan proclamant son intention de détruire tout ou partie
d’un groupe protégé en vertu de la Convention sur le génocide. Pourtant, en même temps et
contrairement à la pratique internationale très majoritaire, le défendeur cherche à démontrer que
l’intention génocidaire ne peut pas ou ne doit pas être déduite d’«une ligne de conduite
246
relativement constante impliquant des actes proscrits et visant un groupe protégé» . Comme le
64 demandeur l’a exposé au chapitre 8 de la réplique , le défendeur fonde sa position sur une lecture
biaisée et sélective des textes faisant autorité. Qui plus est, sa duplique n’oppose aucun
argumentaire à celui du demandeur sur la déduction de l’intention à partir d’une ligne de conduite.
54. Dans l’affaire Bosnie, la présente Cour n’a pas rejeté par principe l’approche par
déduction pour établir les faits démontrant l’intention génocidaire ; au contraire, elle a jugé que
pour qu’une «ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve» d’une intention spécifique
de détruire le groupe en tout ou en partie, «elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter
l’existence» . Il en ressort clairement que, pour la Cour, considérée dans son ensemble, une ligne
de conduite relativement constante et généralisée impliquant des actes proscrits visant un groupe
protégé peut constituer la preuve de l’intention spécifique de détruire le groupe en tant que tel, en
tout ou en partie.
55. Les lignes de conduite invoquées par le demandeur en l’espèce sont exposées dans les
pièces de procédures et ont été mises en lumière tout au long des plaidoiries sur les faits. Le
demandeur fait valoir que la seule conclusion pouvant être tirée de ces lignes de
conduite constatées dans des régions situées à des centaines de kilomètres les unes des autres,
touchant des dizaines et des dizaines de groupes divers de Croates de souche dans de nombreux
villages et villes est qu’elles étaient motivées par une intention génocidaire. Cette conclusion
exige un examen minutieux des lignes de conduite en question dans leur contexte historique et
politique. Lorsque la question est examinée globalement, il apparaît avec une extraordinaire clarté
245
CMS, par. 48.
246MC, par. 7.33.
247RC, par. 8.51.
248
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 197, par. 373. - 62 -
que les éléments de preuve qui vous ont été présentés ces derniers jours décrivent des événements
très semblables qui sont survenus dans une zone très vaste à peu près à la même période. Ce qui
arrive dans un village un jour se produit le lendemain dans un autre situé à des centaines de
kilomètres du premier. Même ligne de conduite, même résultat. Ces lignes de conduite, Monsieur
le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, sont très nettes. Ce matin, M. Lapaš vous a
présenté ce qu’il a appelé le ciblage répété et impitoyable de la population croate. Avant de passer
aux éléments prouvant l’existence de ces lignes de conduite et aux déductions qui peuvent en être
tirées, il me faut «déblayer le terrain» et résumer brièvement les arguments du demandeur sur 1) la
signification des mots «détruire» et «en tout ou en partie», 2) le rapport entre «nettoyage ethnique»
65 et génocide, et 3) la distinction entre motif et intention. Monsieur le président il serait peut-être
préférable que je reprenne cette partie de ma plaidoirie demain matin.
Le PRESIDENT: En effet, comme il ne vous reste que deux ou trois minutes, je ne suis pas
certain que vous pourriez résumer brièvement en deux ou trois minutes.
Sir Keir STARMER: Je crois qu’il serait préférable de reprendre demain.
Le PRESIDENT: Je vous remercie. L’audience de ce matin est terminée.
L’audience est levée.
L’audience est levée à 13 heures.
___________
Translation