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CR 2006/2 (traduction)

CR 2006/2 (translation)

Lundi 27 février 2006 à 10 h 30

Monday 27 February 2006 at 10.30 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte.

La Cour se réunit aujourd’hui pour entendre le s Parties en leurs plaidoiries dans l’affaire

relative à l’Application de la convention pour la préven tion et la répression du crime de génocide

(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro).

Je noterai tout d’abord que le juge Buergenthal a informé le président, conformément au

paragraphe1 de l’article24 du St atut, qu’il estimait devoir ne pas participer au jugement de la

présente affaire.

Je rappellerai ensuite que la Cour ne comptant pas sur son siège de juges de la nationalité des

Parties, chacune d’elles a usé de la faculté qui lui est conférée par le paragraphe 2 de l’article 31 du

Statut de désigner un juge ad hoc. La Bosnie-Herzégovine avait initialement désigné

srlihuauterpacht; celui-ci ayant démiss ionné de ses fonctions, elle a désigné

M. Ahmed Mahiou pour siéger à sa place. La Serbie-et-Monténégro a désigné M. Milenko Kreća.

L’article 20 du Statut de la Cour dispose que «[t]out membre de la Cour doit, avant d’entrer

en fonction, prendre l’engagement solennel d’exercer ses attributions en pleine impartialité et en

toute conscience». Cette disposition est applicable aux juges ad hoc , en vertu du paragraphe 6 de

l’article 31 du Statut.

KMre. ća a été dûment investi de ses fonctions en l’affaire le 25août1993, au cours des

audiences consacrées aux nouvelles demandes en indication de mesures conservatoires.

Conformément au paragraphe3 de l’article8 du Règlement de la Cour, il n’a pas à renouveler sa

déclaration dans la présente phase de l’affaire. Bien que M. Mahiou ait siégé en qualité de juge

ad hoc et fait une déclaration solennelle lors d’une a ffaire précédente, le paragraphe 3 de l’article 8

du Règlement de la Cour lui fait obligation d’ en prononcer une nouvelle en l’espèce. Avant

d’inviter M. Mahiou à faire sa déclaration solennelle, je dirai d’abord, selon l’usage, quelques mots

de sa carrière et de ses qualifications.

M. Mahiou, de nationalité algérienne, est docteur d’Etat de la faculté de droit de Nancy et

agrégé de droit public et de science politique. Il a occupé divers postes d’enseignement et de

recherche à l’Université d’Alger et dans d’autres pays, notamment en France. Il a représenté

l’Algérie dans plusieurs conférences internationales et a été membre de plusieurs organes - 3 -

internationaux, dont la Commission du droit intern ational des NationsUnies, qu’il a présidée lors

de la quarante-huitièmesession, en 1996. M. Mahiou est membre de diverses institutions

11 scientifiques et membre associé de l’Institut de droit international. Il a publié de nombreux

ouvrages et articles dans divers domaines du droit in ternational. M. Mahiou a siégé en qualité de

juge ad hoc en l’affaire de la Demande en revision de l’arrêt du 11juillet1996 en l’affaire

relative à l’ Application de la convention pour la pr évention et la répression du crime de

génocide (Bosnie-Herzégovine cY . o ugoslavie), exceptions préliminaires (Yougoslavie c.

Bosnie-Herzégovine).

J’inviterai maintenant M. Mahiou à prendre l’engagement solennel prescrit par le Statut et je

demanderai à toutes les personnes présentes à l’audience de bien vouloir se lever.

M. MAHIOU: «I solemnly decl are that I will perform my duties and exercise my powers as

judge honourably, faithfully, impartially and conscientiously.»

Le PRESIDENT : Je vous remercie. Veuillez vous asseoir. Je prends acte de la déclaration

solennelle faite par M. Mahiou et déclare cel ui-ci dûment installé en qualité de juge ad hoc en

l’affaire relative à l’ Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de

génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro).

*

Au vu de la longueur et de la co mplexité de la présente affaire, je n’entrerai pas ici dans le

détail de son histoire procédurale. Toutefois, pour la commodité du public et des médias, un

communiqué de presse a été publié ce matin qui retrace toute la chronologie de l’affaire. Celui-ci

est disponible en version imprimée à l’entrée de la grande salle de justice et consultable en ligne

sur le site Internet de la Cour.

A ce stade, je me contenterai de rappeler les aspects suivants de la procédure.

La requête introductive d’instance a été déposée par la Bosnie-Herzégovine le 20 mars 1992.

Par des ordonnances en date du 8 avril1993 et du 13 septembre 1993, la Cour a indiqué certaines

mesures conservatoires. La Bosnie-Herzégovine a déposé son mémoire le 15 avril 1994 et, dans le - 4 -

délai fixé pour le dépôt de son contre-mémoire, la République fé dérale de Yougoslavie a présenté

12 des exceptions préliminaires portant sur la compéten ce de la Cour pour connaître de l’affaire et sur

la recevabilité de la requête. Par son arrêt du 11juillet1996, la Cour a rejeté les exceptions

préliminaires et dit qu’elle avait compétence pour st atuer sur le différend sur la base de l’article IX

de la convention sur le génocide et que la requête était receva
ble . La République fédérale de

Yougoslavie a alors déposé son contre-mémoire le 27juillet1997. La réplique de la

Bosnie-Herzégovine a été déposée le 23avril1998, et la duplique de la République fédérale de

Yougoslavie le 20 février 1999.

Le 24avril2001, la République fédérale de Yougoslavie a déposé une requête introductive

d’instance dans laquelle, se référant à l’article 61 du Statut de la Cour, elle priait celle-ci de reviser

l’arrêt rendu sur les exceptions préliminaires le 11juillet1996. Le 4mai2001, la République

fédérale de Yougoslavie a également soumis en la présente espèce un document intitulé «Initiative

présentée à la Cour aux fins d’un réexamen d’office de sa compétence», dans laquelle elle priait la

Cour de dire et juger qu’elle n’était pas compétente ratione personae à son égard, et de surseoir à

statuer sur le fond.

Dans son arrêt du 3 février 2003 en l’affaire de la Demande en revision, la Cour a jugé que la

demande en revision de son arrêt du 11 juillet 1996 sur les exceptions préliminaires, déposée par la

République fédérale de Yougoslavie en vertu de l’article 61 du Statut de la Cour, était irrecevable.

Par une lettre datée du 12 juin 2003, la Serbie-et-Monténégro a été informée que la Cour ne pouvait

accéder à sa demande tendant à ce que la procé dure soit suspendue jusqu’à ce qu’une décision ait

été rendue sur les questions de compétence soulevées dans l’Initiative mais que, si la

Serbie-et-Monténégro le souhaitait, elle serait libre de présenter à la Cour des observations

complémentaires sur les questions de compétence durant la procédure orale sur le fond.

Nous entamons à présent cette phase de la procédure.

*

La Cour, s’étant renseignée auprès des Parties, a décidé, en application du paragraphe2 de

l’article53 de son Règlement, que des exemplaires des pièces de procédure et des documents - 5 -

annexés seraient rendus accessibles au public à compte r de ce jour. En outre, conformément à la

13 pratique de la Cour, l’ensemble de ces documents, sans leurs annexes, sera placé dès aujourd’hui

sur le site Internet de la Cour.

*

Je constate la présence à l’audience des agen ts, conseils et avocats des deux Parties.

Conformément aux dispositions rela tives à l’organisation de la pro cédure arrêtées par la Cour, les

audiences comprendront deux tours de plaidoiries, entre lesquels la Cour entendra les témoins,

experts et témoins-experts cités par les Parties.

*

Le premier tour de plaidoiries débute aujour d’hui. La Bosnie-Herzégovine disposera de

dix séances et son premier tour de plaidoiries s’ach èvera donc le mardi 7 mars 2006. Le mercredi

8mars2006, à 10heures, la Serbie-et-Monténégro entamera son premier tour de plaidoiries et

disposera à cet effet du même nombre de séances que la Bosnie-Herzégovine. Le premier tour de

plaidoiries se terminera ainsi le jeudi 16mars 2006. Le vendredi 17mars, à 10heures, la Cour

entamera l’audition des témoins, experts et té moins-experts, laquelle prendra fin le mardi

28mars2006. Les séances seront ensuite suspendues jusqu’au mardi 18avril2006, à 10heures,

date à laquelle commencera le second tour de plai doiries. La Bosnie-Herzégovine disposera de

huitséances, son second tour de plaidoiries s’achevan t par conséquent le lundi 24avril2006. Le

mardi 2mai2006, à 10heures, la Serbie-et-Montén égro ouvrira son second tour de plaidoiries et

disposera à cet effet du même nombre de séances que la Bosnie-Herzégovine. Le second tour de

plaidoiries et les audiences en l’affaire se termineront donc le mardi 9 mai 2006.

* - 6 -

14 Comme je l’ai déjà mentionné, la Bosnie-Herzé govine, qui est l’Etat demandeur en l’affaire,

sera entendue la première. Je donne main tenant la parole à M.SakibSofti ć, agent de la

Bonsie-Herzégovine. Monsieur Softić, vous avez la parole.

SM F.TI Ć :

1. Madame le président, pe rmettez-moi tout d’abord de vous féliciter, au nom de la

Bosnie-Herzégovine, de mon gouvernement et des autres membres de notre équipe juridique, pour

votre élection à la prestigieuse fonction de président de la Cour internationale de Justice. Je

voudrais également saisir cette occasion pour félic iter les quatre membres nouvellement élus de la

Cour, qui ont prêté serment ce matin. Je n’ai nulleme nt besoin, dans cette gr ande salle de justice,

de m’attarder sur l’importance de la primauté du droit, ni celle de la Cour internationale de Justice,

dont la noble tâche consiste à faire prévaloir cette primauté, aux yeux du monde entier.

2. Madame le président, Messieurs les Membres de la Cour, c’est la deuxième fois que j’ai

l’honneur de me présenter devant votre Cour. C’est en effet un honneur, et des plus grands,

professionnellement parlant, que de représenter mon pays et ses ressortissants dans la procédure

que nous avons entamée en vue d’obtenir justi ce pour le préjudice incommensurable que nous

avons subi.

3. Cette affaire revêt une importance capitale pour mon pays, pour ses ressortissants, ainsi

que pour l’Etat de la Bosnie-Herzégovine que je représente devant vous aujourd’hui ⎯ les

centaines de victimes pacifiquement rassemblées aujourd’hui à La Haye, devant les grilles du

Palais de la Paix, en sont du reste la preuve vivante.

4. Le déferlement de violence ar mée qui a frappé notre pays en1992 ⎯ ce raz-de-marée

d’origine non pas naturelle, mais humaine ⎯, et dans lequel a continué à se débattre la population

non serbe en 1993, 1994 et 1995, a détruit l’essence mê me de la Bosnie-Herzégovine et décimé sa

population non serbe. Il faudra, dans le meilleur des cas, plusieurs générations avant que la

Bosnie-Herzégovine ne renaisse de ses cendr es et parvienne à soigner les nombreuses et

douloureuses blessures infligées par ce s destructions. Toutefois, une grande partie du mal causé

dans la chair et la culture des non-Serbes de Bosn ie, visés en tant que tels, ne pourra jamais être

réparé. - 7 -

5. Madame le président, nous étions 4,3millions de Bosniaques à coexister ⎯ souvent

jusque dans l’intimité de nos foyers, du fait de mariages dits mixtes. Aujourd’hui, la

Bosnie-Herzégovine ne compte plus que quelque 3,5millions de resso rtissants, répartis entre les

15 deux entités constitutives de notre pays. Le territoir e de la Republika Srpska, en particulier, est

aujourd’hui devenu une région monoconfessionnelle et monoethnique à plus de 90 %, dont a de fait

été effacée toute notion de multiethnicité.

6. Nous ne nourrissons pas, pour autant, de désir de revanche à l’égard des Serbes de Bosnie.

Il est en effet certain qu’ils ont été induits en erreur par leurs dirigeants, qui ont parachevé l’Œuvre

entamée par le défendeur au début des annéesquatre-vingt-dix. Ce n’est donc pas un esprit de

vengeance qui nous anime, ni une quelconque idée de culpabilité collective. Il ne s’agit pas, en

l’espèce, de rejeter sur tous les Serbes de Bosn ie, individuellement, la responsabilité des actes de

génocide commis en Bosnie-Herzégovine à l’encontre des non-Serbes.

7. Non, si nous sommes ici aujourd’hui, c’est parce que les autorités de Belgrade ont, en

connaissance de cause, mené les non- Serbes de Bosnie-Herzégovine sur le chemin de l’enfer. Un

chemin pavé de cadavres, de familles éclatées, de jeunesses perdues, d’avenirs ruinés, de lieux de

culte et de culture saccagés, de biens détruits, de fo yers dévastés, de villes et de villages réduits en

cendres; sur le chemin d’un monde d’où la mémoir e des hommes serait effacée, et le cadre de vie

de chacun anéanti.

8. Madame le président, Messieurs les Membr es de la Cour, de nombreux dirigeants serbes

ont, au fil des années, su exploiter le concept de victime, dont ils ont fait un outil de lecture de

l’histoire serbe et, simultanément, un moyen de m obiliser leur électorat. Nous ne voulons pas

minimiser les souffrances véritablement atro ces qu’a endurées par le passé le peuple serbe,

notamment pendant la seconde guerre mondiale. C es souffrances ne doivent pas être oubliées, et

elles ne doivent être évoquées qu’avec toute la so llicitude que leur mémoire appelle. Ce que nous

ne pouvons admettre, c’est que d’aucuns aient mi s à profit ces blessures séculaires pour inciter les

victimes d’hier à se livrer sur d’autres à des actes de génocide.

9. Cette rhétorique de la victime a été une constante de la propagande mise en Œuvre afin

d’inciter le peuple serbe à laisser les autorités ser bes mener la République fédérale de Yougoslavie

au conflit armé et de rallier son soutien. La notion de victime a, bien évidemment, été définie selon - 8 -

des critères ethniques. Cette propagande visait ainsi à désigner comme l’ ennemi les habitants

nonserbes de l’ex-Yougoslavie ⎯un ennemi auquel ce discours de haine prêtait des desseins

génocides à l’encontre des Serbes de l’ex-Yougoslavie. C’est ainsi que tout a commencé. Dans le

cadre de ces audiences, nous reviendrons su r tous les aspects du génocide qui s’en est

effectivement suivi.

10. Si les images des massacres commis à l’encontre des non-Serbes de Bosnie-Herzégovine

sont encore gravées dans toutes les mémoires, des dénégations s’élèvent dès à présent,

16 publiquement, en Serbie : «Nous n’avons rien à voir avec tout ça, Srebrenica est un mythe, les viols

en masse une invention, nous n’étions pas les agresseurs», etc. C’est ce que beaucoup, beaucoup

en Serbie voudraient faire croire à leurs concitoyens.

11. La position adoptée par le dé fendeur dans ses écritures en l’espèce consti tue d’ailleurs

l’exemple le plus parfait de ce déni. Dans s on contre-mémoire, ainsi que dans sa duplique, le

défendeur affirme exactement ceci: «Ce n’était pas nous, nous n’étions pas responsables, nous

n’avons rien fait de mal.» Dans son contre-mémoire, il va jusqu’à prétendre que ce n’est pas à lui

que doit être imputée la responsabilité d’un génocide, mais à la Bosnie-Herzégovine.

12. Si cette cause a été portée devant la C our, si nous continuons aujourd’hui à la défendre

devant elle, c’est pour démasquer cette grossière fa lsification de l’histoire, pour que lumière soit

faite. Il sera pratiquement impossible de rebâ tir la Bosnie-Herzégovine, pratiquement impossible

de développer des relations de bon voisinage avec la Serbie-et-Montén égro si la vérité continue à

être niée. Il semble peu réaliste que nous puissions un jour siéger côte à côte au sein du Parlement

européen tant que les représentants du défendeur cultiveront des vues complètement erronées sur

les actes commis par celui-ci à l’encontre de ses voisins.

13. Le tribunal ad hoc mis en place par l’Organisation des NationsUnies pour juger les

auteurs de génocide au Rwanda a indiqué, dans l’une de ses décisions, que «la cessation des

atrocités ayant marqué le conflit n’équiva[lait] pas nécessairement au rétablissement de la paix et

de la sécurité internationales, un tel rétablissement ne pouvant être approprié qu’à la condition que

1
justice soit faite».

1TPIR, Le procureur c. Joseph Kanyabashi, affaire n ICTR-96-15-T, décision sur l’exception d’incompétence

de la défense, 18 juin 1997. - 9 -

14. Certes, la vérité pourra paraître douloureuse à nombre de gens en Serbie-et-Monténégro

ainsi, du reste, qu’en Republika Srpska. Mais nul ne contestera que cette douleur est sans

commune mesure avec celle, indescriptible, infligée à la population non serbe de

Bosnie-Herzégovine. C’est aussi dans l’espoir de soigner une blessure qu’on imagine mal se

refermer un jour que nous souhaitons si ardemment obtenir ici gain de cause.

15. Madame le président, le gouvernement de mon pays ne nie pas que, au plus fort du

nettoyage ethnique, des crimes de guerre ont également été commis à l’encontre de Serbes de

17 Bosnie. Nous le déplorons ici sans réserve. Toutefois, ces incidents n’ont jamais, au grand jamais,

relevé d’une politique cautionnée par le gouvernement de mon pays. Celui-ci ne s’est jamais rendu

responsable de crimes, et certainement pas du crime de génocide.

16. Madame le président, nous n’entendons pas, en l’espèce, mettre en cause les

ressortissants de Serbie-et-Monténégro pris individuellement, pas plus que les habitants ⎯ mes

concitoyens bosniaques ⎯ de la Republika Srpska. C’est sur la responsabilité de l’Etat que porte

cette affaire; notre but est d’établir les responsabilités d’un Etat qui, à travers ses dirigeants, à

travers ses organes, a, on ne peut plus brutalem ent, violé l’un des instruments les plus sacrés du

droit international. Cette affaire dépasse de loin le cadre de la responsabilité individuelle, et c’est à

d’autres cours et tribunaux qu’il appartiendra de veiller à ce que les coupables soient dûment

châtiés. Ce ne sont pas des individus que la Bosnie cherch e à voir sanctionnés à l’issue de la

présente affaire.

17. Parallèlement, la dimension cathartique de la présente affaire concerne aussi

expressément les victimes d’un nettoyage et hnique qui, en Bosnie-Herzégovine, a si

indéniablement été synonyme de génocide.

18. Madame le président, cette définition de l’ob jet de l’affaire, et de ce qu’il exclut, semble

trouver un certain écho en Serbie même. Plusieurs organisations de la société civile à Belgrade ont

publiquement déclaré souhaiter que justice soit rendue par la voie d’un arrêt de la Cour

reconnaissant que la Serbie-et-Monténégro s’est rendue responsable de génocide en

Bosnie-Herzégovine.

19. Mais il n’en va pas de même du défendeur, peu attaché à la vérité ⎯ non content de la

nier, il s’ingénie à empêcher la Cour de se prononcer sur le fond de l’affaire. En somme, il cherche - 10 -

à se soustraire à la responsabilité qui lui incombe de rendre compte de ses actes devant cette Cour

indépendante, dont les décisions font autorité. Ce choix, au vu des enjeux de l’affaire, est rien

moins qu’honorable. Aussi nous importe-t-il aujourd’ hui, Madame le président, de clamer haut et

fort devant la Cour notre convic tion que, pour autant que le défendeur s’engage dans cette voie, il

s’engage dans une impasse ou, à tout le moins, ne mérite pas que la Cour l’y suive.

20. Madame le président, près de treizeans après ce drame, le moment est venu pour la

Bosnie-Herzégovine d’en exposer les éléments devant vous. La conclusion s’imposera alors que la

18 Serbie-et-Monténégro a violé l’ensemble des oblig ations qui étaient les siennes en vertu de la

convention sur le génocide. Je ne monopoliserai pas davantage votre attention, mais vous prierai

d’appeler à la barre les membres de l’équipe juri dique de la Bosnie qui, outre leurs remarquables

compétences professionnelles, juridiques et conten tieuses, ont mis au service de cette cause toute

leur énergie et leur détermination.

21. Pour commencer, j’ai l’honneur de prier la Cour de bien vouloir donner la parole à notre

agent adjoint, mon ami et collègue Phon van den Biesen.

Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur Sofit ć. Je donne maintenant la parole à

l’agent adjoint, M. van den Biesen.

INTRODUCTION

Observations générales

1. Madame le président, Messieurs les Membres de la Cour, c’est la troisième fois que je

viens devant vous représenter la Bosnie-Herzé govine. C’est pour moi un honneur de plaider

devant la Cour internationale de Justice et je suis très fierque la Bosnie-Herzégovine m’en donne

l’occasion. A mon sens, s’il est une cause qui vaut d’être défendue, c’est bien celle-ci. De même,

selon moi, s’il est une affaire qui mérite d’être jugée par votre Cour, c’est bien celle-ci.

2. Madame le président, cette semaine de plaidoiries ne sera guère agréable. Nous allons

devoir faire à la Cour le récit d’une agression longue, terrible, extrêmement brutale, génocide

commise contre des personnes dont la seule faute était apparemment de n’être pas nées membres de

la nation serbe. Ce fut une attaque armée qui ne s’est pas accompagnée seulement de crimes de

guerre «ordinaires» mais qui a revêtu, dès la tout e première minute, les caractéristiques extérieures - 11 -

d’une entreprise militaire visant à détruire totaleme nt ou partiellement un gr oupe clairement défini

sur les plans ethnique et religieux.

3. Cette affaire est exceptionnelle pour de nombreuses raisons, dont la principale est que

c’est la première fois que la Cour a été priée de faire application de la convention sur le génocide.

Cette affaire est exceptionnelle aussi parce qu’elle ne concerne pas seulement quelques événements

factuels, quelques violations incidentes des lois de la guerre. Dans cette affaire, la Cour doit

examiner intégralement des faits multiples constituant tout un conflit armé génocide.

19 4. Nous ne doutons pas que la Cour accorder a à chaque disposition de la convention qui est

pertinente en l’espèce toute l’attention requise. N ous apporterons à la Cour tout le concours voulu

en plus de celui que nous lui avons déjà apporté pendant la phase écrite de l’instance.

5. Conformément au paragraphe 1 de l’article 60 du Règlement de la Cour, nous ne

répéterons pas, dans nos plaidoiries, les faits et arguments qui figurent déjà dans nos pièces de

procédure. Mais nous les évoquerons consta mment, non seulement pour nous rafraîchir la

mémoire, mais aussi par souci de cohérence et pour montrer que nous faisons bien preuve de

cohérence dans ce que nous prions la Cour de dire et juger.

Nos écritures

6. Madame le président, nous n’éprouvons aucune gêne à reconnaître que la qualité de nos

pièces de procédure varie beaucoup d’une pièce à l’autre.

7. La requête du 20 mars 1993 a été manifestem ent rédigée sous la pression de la tuerie

massive dont était victime à l’époque la popul ation non serbe de Bosnie-Herzégovine. Cette

requête visait avant tout à servir de base à la de mande en indication de mesures conservatoires,

laquelle a été présentée à la Cour le même jour. Comme chacun sait, la requête a, à cet égard,

rempli son office puisqu’elle a abouti, avec la de mande, à une ordonnance expresse de la Cour en

date du 8avril1993. Une ordonnance dont, soit d it en passant, le défendeur n’a tenu strictement

aucun compte, violant l’ensemble de ses dis positions. Tel fut également le cas de votre

deuxième ordonnance du 13 septembre 1993, laquelle non seulement reprenait littéralement

l’ordonnance précédente mais ajoutait que celle-c i devait être mise en Œuvre «immédiatement et

effectivement». Ainsi, successivement à deux repris es, le défendeur n’a pas seulement fait preuve - 12 -

d’un mépris total pour la Cour, mais il a aussi ⎯en l’espace de sixmois ⎯ violé deuxfois les

2
obligations qui lui incombaient en l’espèce en vertu du droit international . Il va donc de soi qu’à

la fin de la procédure orale, la Bosnie-Herzégovine priera la Cour de juger que par deux fois, le

défendeur n’a tenu aucun compte de ses ordonnances, et qu’il a en outre continué pendant de

nombreuses années à faire précisément ce que la Cour lui avait enjoint de cesser de faire,

engageant, de ce fait également, sa responsabilité.

20 8. Le mémoire du 15 avril 1994 a donné un fondement supplémentaire et solide à notre

thèse. La rédaction de cette pièce de procédure a toutefois été sérieusement entravée par le fait

que, malgré les deux ordonnances que je viens d’év oquer et en dépit de nombreuses résolutions du

Conseil de sécurité des Nations Unies, les atrocités génocides ont persisté, ce qui a rendu

quasiment impossible toute communication avec Sarajevo et aussi à l’intérieur de la capitale

assiégée ou à partir de cette ville. Il va sans dire que le défendeur ne s’est pas heurté à de tels

obstacles lorsqu’il a rédigé son contre-mémoire.

9. Dans notre réplique du 23 avril 1998, nous avons, pour la première fois, été mieux à même

de fournir à la Cour une description plus dé taillée de ce qui s’était exactement passé en

Bosnie-Herzégovine et de lui dire comment il faut appréhender ces événements d’un point de vue

juridique.

Nouveaux éléments de preuve depuis le mois d’avril 1998; le TPIY

10. Près de sept ans se sont écoulés depuis le mo is d’avril 1998. Au cours de cette période,

une masse considérable d’éléments nouveaux et d’ éléments dont ont ignorait jusque là l’existence

ont été révélés au sujet du nettoyage ethnique a ppliqué à la Bosnie-Herzégovine: des centaines

d’articles de presse, plusieurs films documen taires, des ouvrages extrêmement nombreux et ⎯ ce

qui est encore bien plus pertinent aux fins de la présente affaire ⎯ des milliers de documents, des

milliers de rapports qui ont servi de base aux multiples décisions rendues par les différentes

chambres du Tribunal pénal international pour l’ex -Yougoslavie. Nous tenons à éviter les sigles

dans nos plaidoiries, mais nous allons souvent donner le sien à ce tribunal, le TPIY.

2
LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109 et Activités armées
sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt du 19 décembre 2005, par. 263. - 13 -

11. S’il étudie et s’il analy se de façon approfondie les documents du TPIY, le lecteur ne

devra pas seulement subir constamment, péniblement les «scènes tirées de l’enfer» dont parlait le

juge du TPIY Fouad Riad en 1995, dans la décision par laquelle il confirma it les actes d’accusation

3
contre Karadzić et Mladić . En même temps, ces documents ont tous ⎯ du point de vue de notre

thèse ⎯ tous sans exception, corroboré notre analy se des faits, l’analyse que nous avons déjà

présentée à la Cour. En ce qui concerne les faits eux-mêmes, toutes les décisions rendues par le

TPIY dans des affaires pertinentes s’inscrivent dans le droit fil de ce que nous avons déjà dit à la

21 Cour. Il en va exactement de même des faits pr ésentés par le procureur du TPIY dans des affaires

contre des accusés de Serbie-et-Monténégro et leurs suppôts de la Republika Srpska, dont les actes

d’accusation ont chaque fois été confirmés par un juge indépendant.

La méthode du défendeur

12. Que les faits désormais connus depuis le mois d’avril 1998 confortent aussi fermement

notre position explique sans doute que le défendeur n’ait guère contest é la partie factuelle de nos

conclusions ⎯en tout cas, qu’il ne l’ait pas contestée sérieusement. En réalité, le défendeur
n’a

produit aucun moyen de défense digne de ce nom. La Serbie-et-Monténégro a choisi

⎯contrairement à ce que prévoient les paragraphe s2 et 3 de l’article49 du Règlement de la

Cour ⎯ de se fonder sur toutes sortes d’éléments de propagande que le peuple bosniaque entend

depuis trop longtemps.

13. Madame le président, Messieurs les Membr es de la Cour, si le défendeur a la moindre

intention de présenter des arguments plus solides au cours de la procédure orale, il se doit de le

faire savoir dès le premier tour af in de permettre à la Bosnie-Her zégovine de répliquer de manière

appropriée. S’il devait réserver certains moyens de défense pour le deuxième tour de la procédure

orale, cela conduirait sans doute à violer le principe du procès équitable.

14. Madame le président, qu’a donc fait exactement le défendeur ⎯dans le cadre de la

présente instance ⎯ au lieu de répondre comme il aura it fallu aux conclusions de la

Bosnie-Herzégovine ? La Serbie-et-Monténégro s’est avant tout attachée à empêcher la Cour de se

3 TPIY, Le procureur c. Radovan Karadzi ć et Ratko Mladi ć («Srebrenica»), affaire n IT-95-18-I, examen de

l’acte d’accusation, 16 novembre 1995, p. 1. - 14 -

prononcer sur le fond en l’espèce. Ce faisant, le défendeur s’est le plus souvent attaché à construire

un semblant de défense en dehors de l’espèce.

Pas de paix sans justice

15. Notre présence ici aujourd’hui prouve que le défendeur a échoué dans cette tentative, ce

qui est fort bien. La nature particulièrement atroce de ce qui constitue le fond de l’espèce et

l’extrême infamie des violations de la convention sur le génocide dont le défendeur est responsable

exigent tout simplement que justice soit faite, une justice rendue par la Cour la plus haute et la plus

éminente qui fut créée au nom des peuples du monde.

16. Le peuple de Bosnie-Herzégovine, mais au ssi les peuples du monde ont le droit de voir

que le système judiciaire des Nations Unies fonctionne bien et qu’il est à même de rendre la justice.

De rendre la justice à l’égard d’un Etat et à l’égar d d’un peuple qui ont été victimes des violations

22 les plus brutales des règles du droit; de violati ons des règles considérées comme relevant du

jus cogens et qui, ainsi que le défendeur l’a maint es fois indiqué, liaient effectivement la

République fédérale de Yougoslavi e de l’époque. Cette affaire donne par conséquent à la Cour

l’occasion, en fait elle lui impose, de démontrer aux peuples du monde que, oui, l’état de droit

prévaudra. Le monde entier nous regarde. Les Balkans nous regardent, ainsi que les victimes,

celles qui ont survécu au seul génocide qui ait eu lieu en Europe depuis la seconde guerre mondiale

⎯et qui, espérons-le, sera vraiment le dernier ⎯, ces victimes nous regard ent, et sont pleines

d’espoir.

L’historique de la procédure en l’affaire

17. Dans votre introduction, Madame le président, vous avez évoqué les étapes de la

procédure. Certaines d’entre elles méritent quelques observations supplémentaires. Le dossier

public de la présente affaire serait incomplet san s un rappel approprié de l’historique de la

procédure, et ce rappel doit aussi rendre publiqueme nt compte des raisons et de la manière dont

cette affaire a, depuis la requête initiale du 20 ma rs 1993, mis près de treize ans pour être débattue

en public.

18. Certes, la Bosnie-Herzégovine porte, d’ une certaine manière, une partie de la

responsabilité de cet état de fait, même si cette responsabilité est fort limitée: la Bosnie n’a pas - 15 -

respecté la première échéance fixée par la Cour p our le dépôt de son mémoire. Comme la Bosnie

faisait toujours l’objet de nettoyage ethnique, nous avons été contraints de demander que la date

d’expiration du délai initial soit prorogée de six mois, jusqu’au mois d’avril 1994.

19. Pour des raisons liées à l’égalité des parti es, le défendeur s’est ainsi vu accorder un délai

d’un an, c’est-à-dire jusqu’au mois d’avril 1995, pour présenter son contre-mémoire. Le

9 février 1995, le défendeur a cependant prié la Cour de reporter la date d’expiration de ce délai au

15novembre1995. La Bosnie-Herzégovine s’y est déclarée hostile, et la Cour n’a que

partiellement accédé à cette demande, reportant l’ échéance au 30juin1995. A cette date, la

République fédérale de Yougoslavie n’a pas déposé de contre-m émoire, mais elle a soulevé des

exceptions préliminaires dans lesquelles elle a présenté un nombre considérable d’arguments,

certainement exhaustifs, sur la base desquels la Cour était censée déclarer qu’elle n’avait pas

compétence ou que la requête n’était pas recevable. Dans son arrêt du 11 juillet1996, la Cour a

rejeté l’ensemble de ces arguments, déclarant qu’elle avait bel et bien compétence et que la requête

était recevable.

23 20. Un an plus tard, le 22juillet1997, soit deux ans après le massacre de Srebrenica, le

défendeur a déposé son contre-mémoire. Au même moment, il a pris une décision sans précédent

eu égard au fond de la présente affaire : il a in troduit des demandes reconventionnelles, déclarant,

en substance, «ce n’est pas nous qui avons commis le génocide, c’est la Bosnie-Herzégovine». Le

défendeur a tout simplement et sans aucune gêne avancé cela sans toutefois fournir le moindre

élément de preuve à l’appui de cette allégation grotesque et particulièrement insultante.

21. Evidemment, la Bosnie avait tout à fait conscience que les demandes reconventionnelles,

en tant que telles, sont généralement consid érées comme recevables mais elle ne pouvait que

s’opposer aux demandes reconventionnelles en question. Afin de protéger l’honneur des véritables

victimes du génocide, ce qui est l’objet de not re cause, la Bosnie-Herzégovine se devait de

protester vivement contre cette odieuse manŒuvre de la Partie adverse. La Cour n’a cependant pas

partagé notre point de vue et, dans son ordonna nce du17décembre1997, elle a déclaré que les

demandes reconventionnelles étai ent recevables. Ensuite, le 23avril1998, nous avons déposé

notre réplique, après avoir demandé et obtenu une brève prorogation de délai. Puis une duplique a - 16 -

été déposée par le défendeur, le 22février1999, après que le délai, déjà prorogé et fixé au

22 janvier 1999, l’ait été de nouveau à la demande du défendeur.

22. Après quoi, la Bosnie avait, du point de vue procédural, le droit de produire une autre

pièce écrite, une duplique portant sur les demandes reconventionnelles. Elle n’a toutefois cessé,

tout au long de cette affaire, de souligner qu’elle souhaitait mainteni r le rythme et elle a maintes

fois dit que l’affaire avait déjà été par trop retardée. Aussi la Bosnie-Herzégovine a-t-elle renoncé

à son droit de déposer une duplique.

23. Ensuite, le 19 avril 1999 ⎯ il y a donc près de sept ans ⎯ les Parties ont vu le président

de la Cour pour parler de l’organisation de la procédure orale dont la Cour était sur le point de fixer

les dates.

24. Or, avant même que la Cour ait pu fixer ces dates, le défendeur a adopté une façon de

faire pour le moins cavalière d’un point de vue pr océdural. Le 9 juin 1999, le membre bosno-serbe

de la présidence bosniaque, Zivko Radisi ć, a adressé une lettre à la Cour indiquant qu’il avait

désigné un nouveau coagent pour la Bosnie-Herzégovine 4. Le lendemain, ce coagent fraîchement

5
24 «désigné» a écrit à la Cour pour lui dire que la Bosnie-Herzégovine «renon[çait]» à la procédure

en l’affaire. Et, quelques jours plus tard, l’ag ent du défendeur a de nouveau écrit à la Cour en

précisant ceci :

«J’ai l’honneur de vous informer que la République fédérale de Yougoslavie a

accepté la proposition de la Bosnie-Herzégovine de se désister de l’instance relative à
l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c.Yougoslavie) dans les conditions indiquées par la
6
lettre du demandeur.»

25. De toute évidence, Madame le président, tout ceci n’était qu’une vaste supercherie.

Jamais la présidence n’avait décidé de nommer ce M.Mileti ć. Point encore plus important, la

présidence de la Bosnie-Herzégovine n’ava it jamais décidé de renoncer à l’affaire ⎯ et chacun le

savait. Il y avait manifestement là une démarche concertée montée par Belgrade et certaines

autorités bosno-serbes. En soi, ce n’était là qu’ une parfaite illustration de l’étroite coopération qui

4
Lettre adressée par M. Zivko Radisi ć, «président de la présidence» de Bo snie-Herzégovine, au président et aux
membres de la Cour internationale de Justice, Banja Luka, le 9 juin 1999.
5Lettre de Svetozar Miletić dans laquelle il indique, au président et aux membres de la Cour, être «coagent de la

Bosnie-Herzégovine», La Haye, le 10 juin 1999.
6Lettre adressée par Rodoljub Etinski, agent de la publique fédérale de Yougoslavie, au président et aux
membres de la Cour, Belgrade, le 15 juin 1999. - 17 -

unissait Belgrade et la partie bosno-serbe. Bien évidemment, nulle personne agissant de bonne foi

n’aurait envoyé la lettre que Belgrade a adressée à la Cour le 15juin, car on aurait attendu la

réaction de l’agent, désigné précédemment en bonne et due forme. De toute façon, oui, en tout cas,

on aurait, si l’on avait agi de bonne foi, retiré la lettre dès que le véritable agent de la Bosnie eut dit

à la Cour, le 14juin1999, ce qu’il en était vraiment. Dans cette lettre à la Cour, l’agent a

notamment indiqué que :

«la présidence de la Bosnie-Herzégovine n’a pas pris de mesure ni pour désigner un
nouvel agent ou coagent ni pour mettre fin à l’instance actuellement pendante devant
la Cour…En conséquence, les communications que M.Radisi ć vous a adressées

n’ont pas la sanction de la présidence de la Bosnie-Herzégovine et ne sont conformes
ni à la constitution de la Bosnie-Herzégovine, ni aux accords de paix de Dayton et de
Paris, ni au règlement intérieur de la présidence… S’il doit y avoir un changement

concernant ma qualité d’agent, du fait de la désignation d’un coagent, ou concernant la
poursuite par la Bosnie-Herzégovine de la présente instance devant la Cour, la
décision en sera prise par la présidence dans son ensemble et sera communiquée
comme telle à la Cour.» 7

26. Nous savons gré à la Cour d’avoir traité cette question avec beaucoup de précautions,

bien que ⎯comme nous l’avons indiqué à plusieurs re prises lors de réunions tenues avec le

président de la Cour ⎯ sa solution ait été plus longue que nécessaire eu égard aux graves

problèmes en cause en l’espèce. Ainsi a-t-il fallu plus d’un an et demi pour que ce problème n’en

soit plus un et pour que la Cour se remette à organiser la procédure orale.

25 27. Toutefois, peu de temps avant que ne soient effectivement annoncées les dates des

audiences, la Serbie-et-Monténégro a adressé une autre lettre à la Cour. Elle y demandait,

notamment «de suspendre la procédure ou de reporter de douze mois la date de l’ouverture de la

procédure orale». Le défendeur ajoutait :

«L’élection présidentielle et les élections législatives à l’Assemblée fédérale qui
ont eu lieu en Yougoslavie le 24septembre 2000, les immenses manifestations de
centaines de milliers de citoyens réclamant la reconnaissance des résultats des

élections de septembre, de même que les élections législatives à l’Assemblée nationale
serbe du 23décembre2000, ont marqué la fin d’une décennie des plus tragiques et
douloureuses de l’histoire de la Yougoslavie. La conséquence de ces événements ne
se réduit pas à un simple changement de gouvernement, mais se traduit par une

mutation radicale de ce sur quoi reposent l’orientation et la politique de notre pays…»

Et la lettre de poursuivre :

7
Télécopie adressée par M. Muhamed Sacirbey, agent de la Bosnie-Herzégovine près la Cour internationale de
Justice, au greffier, New York, le 14 juin 1999. - 18 -

«La République fédérale de Yougoslavie a déjà pris des mesures décisives pour

améliorer ses relations avec ses voisins, ai nsi qu’avec la communauté internationale
dans son ensemble. En particulier, la Yougoslavie a établi, le 15 décembre 2000, des
relations diplomatiques avec la Bosnie-Herzégovine…

Vu la transformation profonde de no tre politique et la situation qui est
désormais celle de la République fédérale de Yougoslavie sur la scène internationale,
mon gouvernement devra procéder à un ex amen minutieux de la position de la

Yougoslavie dans ses affaires pendantes devant la Cour internationale de Justice…

L’amélioration des relations entre la Yougoslavie et la Bosnie-Herzégovine
pourrait ouvrir la voie à un règlement amia ble de toutes les controverses qui les
8
opposent.»

28. La Bosnie-Herzégovine a, dans la réponse qu’elle a adressée à la Cour, accueilli

favorablement cette attitude et a simplement dit qu’elle espérait voir là une volonté nouvelle et une

marque de bonne foi. Elle a toutefois également indiqué à la Cour :

«[I]l faut prendre en considération le fait que la demande tendant à «figer» cette
affaire pendant un an entraîne effectivem ent des conséquences dommageables pour la
Bosnie-Herzégovine, tant du point de vue du fond que pour des considérations
pratiques. Malgré cela, nous avons fait sa voir que nous étions favorables à l’idée de

résoudre, de façon amiable, les questions qui demeurent à régler avec la République
fédérale de Yougoslavie, sur la base d’ une méthode mutuellement acceptable qui
permette de faire droit a ux demandes de la Bosnie-Her zégovine, et qui comporte

l’engagement de la Républi que fédérale de Yougoslavie de se conformer à l’ordre
juridique international en coopérant avec le Tribunal pénal international pour
l’ex-Yougoslavie.

Malheureusement, les conditions ci-d essus n’ont pas encore été réunies et
certains signes indiquent le contraire, pour ce qui est de la volonté de la République
fédérale de Yougoslavie d’observer ses obligations internationales et de coopérer avec
9
le Tribunal.»

26 A la fin de la lettre, il est demandé à la Cour de poursuivre l’organisation des audiences et de

n’accorder aucun délai.

29. Il n’a jamais, absolument jamais, été sa tisfait à aucune des c onditions proposées par la

Bosnie; et il n’a jamais été adopté d’initiative concrète ou sérieuse en vue d’un «règlement

amiable» ⎯ règlement qui motivait pourtant la demande de suspension de la procédure. En outre,

la Serbie-et-Monténégro a, dans le même te mps, poursuivi sa politique de non-coopération avec

le TPIY.

8
Lettre adressée par M. Goran Svilanović, ministre des affaires étrangède la République fédérale de
Yougoslavie, au président de la Cour internationale de Justice, Belgrade, le 18 janvier 2001.
9Lettre adressée par M. Muhamed Sacirbey, agent de la Bosnie-Herzégovine, au greffier de la Cour

internationale de Justice, New York, le 25 janvier 2001. - 19 -

30. Le prétendu «examen minutieux» de la pos ition de la RFY dans ses affaires pendantes

qui visait à un «règlement amiable» avec la Bosnie-Herzégovine, finalement ne présentait

absolument aucun lien avec les raisons invoquées pa r le défendeur en faveur de sa demande de

report. Une fois encore, la Serbie-et-Monténégro a trompé la Bosnie-Herzégovine et, d’ailleurs,

également la Cour. En définitive, le report accordé par la Cour n’ a servi qu’à permettre

d’introduire une nouvelle affaire, à savoir une demande en revision. Comme chacun sait, la Cour a

10
rejeté cette demande le 3 février 2003 . A partir de ce moment-là, il était de nouveau possible de

fixer la date des présentes audiences.

Les présentes plaidoiries

31. Madame le président, il ne fait aucun doute que les manŒuvres dilatoires du défendeur

sont la marque d’un comportement totalement in justifié vis-à-vis de la Bosnie-Herzégovine et,

d’ailleurs, de la Cour. L’obj ectif du défendeur était claireme nt d’échapper à l’obligation de

répondre, sur le plan factuel et juridique, des pires atrocités commises en Europe depuis la

secondeguerre mondiale. L’attitude la Serbie-et-Monténégro au cours de cette instance constitue

un nouveau et douloureux affront porté au visage même des victimes, un affront qui s’ajoute à

toutes les souffrances qu’elles ont déjà subies. Le seul aspect positif de ce comportement est qu’au

cours de ces quelques dernières années, de très nombreux éléments de pr euve supplémentaires

étayant notre thèse ont été ajoutés au dossier, notamment par le biais du TPIY. Lors de nos

plaidoiries, nous évoquerons fréquemment ces documents. A chaque fois, des références détaillées

figureront en notes de bas de page, mais nous ne les lirons pas à haute voix. Nous remercions

toutefois le Greffe de les insérer dans les co mptes rendus d’audience. En outre, par souci de

27 commodité, nous transmettrons à la Cour et au défendeur, à la fin de notre premier tour de

plaidoiries, un CD-rom contenant la version élect ronique de tous les documents du TPIY que nous

aurons évoqués jusqu’alors.

32. En outre, il va de soi, Madame le prési dent, que, lors de nos plaidoiries, nous répondrons

aux arguments contenus dans la duplique. Nous ne nous arrêterons toutefois pas du tout sur les

10
Demande en revision de l’arrêt du 11 juillet 1996 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosne-Herzégovine c.Yougoslavie), exceptions préliminaires
(Yougoslavie c. Bosnie-Herzégovine), arrêt, C.I.J. Recueil 2003. - 20 -

passages des écritures que le défendeur a exclusivement consacrés à ses demandes

reconventionnelles. Comme chacun sait, le défe ndeur a retiré ses demandes reconventionnelles au

motif qu’elles ne sont plus adaptées à la stratégie qu’il a adoptée et qui consiste désormais à

s’attacher à la question de la revision de l’ arrêt que la Cour a rendu sur sa compétence. Le

10 septembre 2001, le président de la Cour a pr is acte du retrait par la Yougoslavie des demandes

reconventionnelles et de l’absence d’objections à cet égard de la part de la Bosnie-Herzégovine.

33. Lors de nos plaidoiries, nous suivrons pl us ou moins fidèlement le plan que nous avons

adopté dans notre réplique. Nous ne répéterons pas les points que nous avons déjà exposés, mais

nous les développerons et les préciserons.

34. Aujourd’hui, après la pause, nous présenterons à la Cour une vue d’ensemble des années

de génocide qui ont frappé la Bosnie-Herzégovine , y compris des années ayant conduit à cette

situation.

35. La matinée de demain sera consacrée à quelques remarques sur la situation

juridictionnelle actuelle, dont nous estimons qu’elle a clai rement l’autorité de la chose jugée, et

nous aborderons des questions de preuve. N ous présenterons notamment à la Cour une vue

d’ensemble des différents types de documents du TPIY que nous évoquerons au cours des

audiences.

36. A partir de demain après-midi et jusqu’ au jeudi 2mars, nous parlerons des actes de

génocide. Du vendredi matin 3mars jusqu’au mardi matin 7mars nous nous intéresserons à la

question de la responsabilité de l’Etat, c’est-à-d ire à la question de l’attribution des actes de

génocide au défendeur. L’audience du mardi ma tin s’achèvera sur des observations finales de

caractère général. Il va sans dire que le plan que nous suivons ne saurait être considéré comme

marquant une séparation stricte entre les deux principales questions en jeu ⎯le génocide et la

responsabilité de l’Etat ⎯, celles-ci étant toujours très étroitement liées, ce que nous démontrerons

à la Cour.

37. Madame le président, ainsi que nous l’a vons fait tout au long de la procédure en

présentant les faits, nous ne nous appuierons que sur des faits établis par des sources indépendantes

28 et faisant autorité. Un tel choix est avant tout question de principe; en même temps, nous ne

pouvons manquer de reconnaître que ce choix était également facile et tombait sous le sens. Les - 21 -

très nombreux documents disponibles sur le nett oyage ethnique d’une grande partie de la

Bosnie-Herzégovine indiquent tous, à quiconque prend la peine de les assimiler et de les

comprendre, une seule et même chose : le défende ur, ses autorités et ses organes ont participé, de

manière continue, intense et totale, à l’élaboration, à la mise en Œuvre et à l’exécution de cette

guerre à caractère de génocide.

38. Dans le contexte actuel, le fait de mettre en lumière la pertinence de la convention sur le

génocide sera de la plus haute importance pour le monde entier. Avant tout, il sera d’une

importance primordiale pour la Bosnie-Herzégovi ne et pour toutes les populations des Balkans

qu’il soit rendu compte avec exactitude de cette épouvantable période de la manière la plus

autorisée qui soit dans le monde civilisé : c’est-à-dire par l’arrêt que nous prions la Cour de rendre.

Je vous remercie.

Le PRESIDENT: Merci, Monsieur van den Bi esen. La Cour va marquer une très courte

pause, après quoi l’audience reprendra.

L’audience est suspendue de 11 h 40 à 11 h 55.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Je vous remercie. M. van den Biesen, vous avez la

parole.

M. van den BIESEN : Je vous remercie, Madame le président.

VUE D ’ENSEMBLE DU GENOCIDE PERPETRE EN B OSNIE -HERZEGOVINE DE 1992 A 1995

Politique et propagande

1. Madame le président, Messieurs de la Cour, comme nous l’avons démontré dans nos

écritures, les atrocités commises en Bosnie-Herzégovine ont peut-être véritablement commencé au

mois de mars1992 mais la préparation de ce tte campagne de nettoyage ethnique a débuté

longtemps avant cette date.

2. Si la fin de la guerre froide et la dissol ution du parti communiste yougoslave lors de son

quatorzième congrès de janvier 1990 qui est liée à la fi n de la guerre froide ont pu jouer le rôle de

facteurs «extérieurs», ce sont toutefois des facteurs «intérieurs» qui ont activé le processus. - 22 -

29 3. Tout d’abord, nécessairement, la politique a joué son rôle, et, ensuite , la propagande. Le

projet de mémorandum de l’Acad émie serbe de1986 donne le mes sage de cette politique et de

cette propagande: «nous sommes des victimes». La population serbe est constamment présentée

comme la victime : victime de la structure même de l’ex-Yougoslavie, victime de génocide pendant

plus d’un siècle et ce qui compte beaucoup dans cette propagande ⎯

victime-de-génocide-à-venir; vi ctime-de-génocide-à-venir si l’on ne prend pas de mesures

énergiques. La stratégie de la victime-de-génoc ide-à-venir est un thème récurrent de ce type de

propagande et le sujet est repris par un grand nombre des protagonistes en l’espèce.

4. Cette propagande s’est transformée en programme d’action politique reposant sur

l’idéologie de la Grande Serbie. Ce programme politique tient en quelques mots seulement : «tous

les Serbes dans un seul Etat». Avec le temps, ce ne fut pas seulement un programme politique,

mais aussi, dès le début, une campagne militaire ayant pour but de pratiquer un nettoyage ethnique.

5. L’objet de la propagande était on ne peut plus clair : renforcer la République serbe, donner

la priorité au peuple serbe, rappeler en perman ence l’importance historique de Kosovo Polje ⎯ le

site où fut livrée la célèbre bataille de Kosovo perdue par les Serbes il y a six cents ans, en 1389. A

tous les enfants serbes on enseigne déjà depuis longtemps qu’un jour ils devront venger cette

défaite du prince Lazar face aux Ottomans. Voilà quelle tournure ont commencé à prendre les

discours publics des autorités à la fin des années quatre-vingt en Serbie.
Milosevć, qui devint

président du parti communiste serbe en1987, fut vite promu héros de tous les Serbes. Avec le

déclin du communisme dans l’ex-Yougoslavie, la rhétorique pro-serbe gagna en importance,

constituant un élément qui allait permettre d’édifier et de consolider le pouvoir politique. Un demi

million de Serbes ⎯le chiffre était sans précédent, partic ipèrent au célèbre rassemblement de

e
Kosovo Polje, le 28 juin1989, à l’occasion du 600 anniversaire de la bataille perdue. Et ce n’est

pas tout : des portraits du prince Lazar et de Milosevi ć avaient été largement distribués à l’avance

⎯et ces deux portraits ont donné son visage à cette foule. La métaphore ne pouvait être plus

claire : Milosević s’était fait représenter en «vengeur» et «sauveur» de la nation serbe. C’est à cette

occasion que Milosevi ć annonça que le conflit armé aurait sa place dans la reprise de la lutte à

mener au nom de la nation serbe ⎯ c’est ce que nous évoquons dans nos écritures. - 23 -

30 6. C’est précisément l’écho de ce message qui retentit très nettement six ans plus tard, en

juillet1995, à Srebrenica: Mladi ć, à son arrivée à Srebrenica lorsqu’il prend le contrôle de cette

«zone de sécurité» de l’ONU, déclara devant les caméras de la télévision serbe que c’était le

11
moment de la revanche sur les Turcs .

7. Dès le début, les autorités serbes définirent clairement ce qu’elles allaient bientôt appeler

«l’ennemi». Il en fut de même pour l’aspect matériel des problèmes en jeu. Milosević déclara, le

15 janvier 1991, qu’il «serait inacceptable que les Serbes vivent dans des Etats séparés»; et il ajouta

que la nation serbe allait effectivement vivre dans un Etat ⎯un seul et même Etat ⎯, répétant

ainsi le message du mémorandum de 1986. Il exposa sa vision de la future Yougoslavie : ce n’était

pas les frontières des républiques constitutives de l’ex-Yougoslavie qui délimite raient cette future

Yougoslavie; elle serait délimitée par des frontières qui garantiraient que la nation serbe ⎯ à ne
12
pas confondre avec l’Etat serbe ⎯ serait réunie au sein d’un seul et même Etat . Le vice-président

du parti socialiste serbe de Milosevi ć le dit de cette façon le 9octobre1991; MichaeloMarkovi ć

évoqua le nouvel Etat yougoslave et indiqua qu’il co mprendrait au moins trois unités fédérales : la

13
Serbie, le Monténégro et une région unie de Bosnie et Knin .

8. Cette stratégie des autorités de Belgrade, Madame le président, est précisément la raison

pour laquelle nous allons très régulièrement, au cours de ces audiences, inclure la Republika Srpska

de Kraïna, de l’autre côté de la frontière, dans nos exposés et notre analyse. C’est la région de

Croatie située juste au nord-ouest de la Bosnie dont le pendant en Bosnie porte le nom de «Kraïna

bosniaque». Les événements qui eurent lieu en Bosnie-Herzégovine ⎯sur le territoire de la

Bosnie-Herzégovine ⎯ n’ont représenté uniquement qu’un aspect du projet de la Grande Serbie;

dès le tout début, les autorités de Belgrade avaient une vue d’ensemble et agissaient en

conséquence. Nous ferons de même. Nous ferons de même , pour permettre à la Cour de

comprendre le mieux possible ce qui s’est passé exactement.

11
Extrait figurant entre autres, dans le film documentaire «Triumph of Evil», SENSE Tribunal, 2003.
12
Mémoire, 15 avril 1994, par. 2.3.1.4; Tanjug, 1939 T. U., 15 janvier 1991; source : BBC, «Summary of World
Broadcasts».
13Réplique, 23 avril 1998, chap. 4, sect. 1, par. 12; Tanjug, 1746 T.U., 9 octobre 1991. - 24 -

Un Etat pour tous les Serbes
31
9. A l’évidence, c’est en Bosnie-Herzégovine que la stratégie relative à la création d’un Etat

pour tous les Serbes devait avoir le plus de répercussions: plus que dans n’importe quelle autre

république de l’ex-Yougoslavie, la population y était extrêmement mélangée. Après décompte

14
officiel, c'est-à-dire d’après le recensement du 31mars1991 , les chiffres sont les suivants. La

population totale de la Bosnie comptait à l’époque un peu plus de quatre millions trois cents mille

habitants répartis comme suit :

⎯ un peu plus de 43 % de Musulmans bosniaques,

⎯ 31 % de Serbes bosniaques,

⎯ 17 % de Croates bosniaques,

⎯ près de 8 % pour les autres catégories.

Dans la plupart des municipalités la population éta it véritablement mixte, mais il y avait, dans

certaines régions, une nette prédominance de l’un ou l’autre de ces groupes.

10. Ainsi, les autorités de Serbie avaient pour objectif de créer un Etat pour toute la nation

serbe, un Etat dans lequel tous les Serbes vivant sur le territoire de l’ex-Yougoslavie seraient

réunis, que ce soit sous la forme d’un seul Etat ou sous la forme d’un Etat fédéral composé de

plusieurs républiques plus petites. La nouve lle entité devait englober toutes les régions

effectivement habitées par des Serbes à l’époque. Il était, dès le tout début, évident pour les

artisans de cette idée, que la création de cette nouvelle Yougoslavie ⎯ cette nouvelle

Grande Serbie ⎯ ne consisterait pas simplement à donne r un nouveau tracé aux frontières et à

mener des négociations connexes. Et c’est pourquoi cette entreprise s’est transformée en une triple

opération bien préparée: une opération militaire, une opération politique et une opération de

propagande.

11. La première chose à faire consistait à renf orcer la position de la Serbie proprement dite.

A cet effet, il a été mis fin au statut relativement autonome des deux provinces serbes du Kosovo et

de la Voïvodine. Il est généralement admis que cet objectif a été réalisé en toute illégalité. Dans

l’une des affaires dont le TPIY a été saisi, le pr ocureur a décrit comme suit le processus en ce qui

concerne le Kosovo :

14
Recensement de la population de Bosnie-Herzégovine de 1991, Institut de statistiques de la République de
Bosnie-Herzégovine, Sarajevo, décembre 1993. - 25 -

«Au début de 1989, l’Assemblée serbe a proposé des amendements à la
Constitution de la Serbie qui devaient priver le Kosovo d’une grande partie de son
autonomie… Les Albanais du Kosovo ont manifesté en masse contre les
32 15
amendements proposés ... Le 23mars1989, l’Assemblée du Kosovo s’est réunie à
Pristina/Prishtinë et a approuvé les ame ndements constitutionnels proposés alors que
la majorité des délégués alba nais du Kosovo s’abstenait. Bien que la majorité des

deuxtiers, requise en pareil cas, n’ait pas été réunie, le président de l’Assemblée a
néanmoins déclaré que les amendements étaient adoptés. Le 28 mars 1989,
l’Assemblée de la Serbie adoptait à s on tour les amendements constitutionnels,

mettant ai16i un terme au statut d’autonomie accordé à la province par la Constitution
de 1974.»

Là encore, il ne s’agissait que du Kosovo, mais, parallèlement, la même procédure et les mêmes

manŒuvres électorales furent appliquées au statut autonome de la Voïvodine. Peu après, Milosević

a prononcé son discours de 1989 que j’évoquais il y a une minute.

12. Au début des années quatre-vingt-dix, cette réorganisation grossière de la Serbie

proprement dite fut suivie de véritables mesures militaires, politiques et économiques, élaborées à

Belgrade, visant à jeter les fondations de la nouvelle Yougoslavie que l’on envisageait de créer.

Les préparatifs militaires

13. Il y eu en premier lieu les mesures militaires. Nous avons examiné le rôle de

17
Mihalj Kertes dans le mémoire et la réplique . Mihalj Kertes, qui était à l’époque ministre adjoint

de l’intérieur à Belgrade, a joué un rôle crucial dans l’armement des Serbes de Bosnie. Cette

opération était en soi une entreprise complexe et de grande envergure, incontestablement différente

de ce que le défendeur a affirmé dans son contre-mémoire, quand il disait :

«[l]a population serbe de Croatie et de Bosnie-Herzégovine s’[était] toujours

spontanément armée lorsqu’elle s’[était] sentie menacée. Les armes provenaient pour
la plupart de dépôts de la défense territoriale qui était sous le contrôle de la population
locale. Une partie des armes…appartenant aux unités de défense territoriale, se

trouvaient dans les logements des membres de la défense territoriale conformément à
la réglementation en vigueur à cette époque. La population serbe de ces zones s’[était]
procuré une partie des armes en les achetant légalement ou illégalement.» 18

Passons à présent aux faits, Madame le président. Comme les faits le montrent ainsi que l’ampleur

de la participation de l’armée nationale yougoslave ⎯ la JNA ⎯ et de Belgrade, l’armement de la

15TPIY, Le procureur c. Nebojsa Pavkov ic, Vladimir Lazarevic, Vlastimir Djordjevic, Sreten L, affaire
noIT-03-70, acte d’accusation, 22 septembre 2003, par. 49.
16
Ibid., par. 51.
17
Mémoire, 15 avril 1994, par. 2.3.4.1-2.3.5.2; réplique, 23 avril 1998, chap. 8, sect. 2, par. 24 et sect. 6.
18Contre-mémoire, 23 juillet 1997, p. 102, par. 1.3.17.2. - 26 -

population serbe n’avait vraiment rien de spontané. Si le défendeur déclare que les dépôts de la

33 défense territoriale se trouvaient sous le contrôle de la population locale, c’est exact jusqu’à un

certain point. Pourtant, à l’époque, la «population lo cale» était ethniquement mixte. Une partie de

cette opération ⎯qui n’était pas si spontanée ⎯ était, précisément, de soustraire les armes au

contrôle de non-Serbes et de les réserver exclusivement à l’usage des Serbes de

Bosnie-Herzégovine.

14. C’est à peu près à la même époque, alors que les armes étaient distribuées et redistribuées

exclusivement aux Serbes, que les structures politiq ues furent adaptées. Nous disposons de la

déposition d’une personne qui était alors complètement impliquée, MmePlavsi ć ⎯ déposition que

cette dernière a faite devant le TPIY lorsqu’elle plaida coupable de crim es contre l’humanité.

Mme Plavsić faisait à l’époque partie de la présidence serbe de Bosnie. Elle déclara :

«De plus, le SDS [parti démocratique serbe de Bosnie-Herzégovine] a élaboré

et distribué des instructions aux dirig eants municipaux du SDS [c’est le parti
politique] pour constituer des cellules de crise [nous reviendrons plus tard sur les
cellules de crise], instituer des assemblées municipales serbes et préparer la

constitution d’organes municipa ux relevant du gouvernement et mobiliser les forces
de la police et de la défense territoriale serbes de Bosnie et [les placer] sous le
commandement de la JNA. Les cellules de crise municipales ont traduit en actes ces

objectifs et ces direct19es sur le terrain, atteignant, y compris en définitive l’objectif de
la séparation forcée.» [Traduction du Greffe.]

Et, en l’espèce, nous parlons de personnes «séparées de force». Cela correspond, une fois encore,

Madame le président, exactement à ce quenous avons déjà déclaré dans nos écritures 20. Et j’aimerais

souligner que Mme Plavsić reconnaît ici, expressément et littéralement, que les forces de la police et

de la défense territoriale serbes de Bosnie agissaient sous l’autorité de la JNA, l’armée nationale

yougoslave.

Examen des structures politiques

15. Après la réorganisation structurelle de la Serbie proprement dite, il fallait créer les

structures politiques hors de Serbie pour perme ttre le moment venu aux Serbes de prendre le

pouvoir. Le 19 décembre 1991, le bureau principal du Parti démocratique serbe (SDS ⎯ le parti de

Karadzić) publia un document intitulé «Directive relative à l’organisation et à l’activité des

19
TPIY, Le procureur c. Biljana Plavsic , affaire n° IT-00-39&40-PT, base fa ctuelle du plaidoyer de culpabilité,
30 septembre 2002, par. 12.
20
Réplique, 23 avril 1998, chap. 4, sect. 1, par. 14-15. - 27 -

institutions du peuple serbe de Bosnie-Herzégovi ne dans des circonstances exceptionnelles». En

général, on parle de ce document en lui donnant l’ intitulé de «Directive relative aux variantesA

et B». Ce document avait principalement pour ob jet de planifier la prise du pouvoir par les Serbes

34 de Bosnie 1)dans les municipalités où ils étaient majoritaires, c’est à dire les communautés de la

«varianteA», et2)dans les municipalités où ils étaient minoritaires, c’est-à-dire celles de la

«varianteB». Le document indiquait aussi que l es conseils municipaux du SDS devraient, dans

leurs municipalités respectives, former des cellu les de crise composées de Serbes, dont la

principale tâche consisterait à établir la coopération entre ⎯suit une liste ⎯ les autorités

politiques, la JNA (l’armée yougoslave), la défense territoriale et la police au sein de leurs secteurs

21
de compétence respectifs .

Le réaménagement des structures financières

16. Parallèlement à ce processus, il fut créé de s structures financières. En automne1991,

encouragées par les déclarations d’indépendance prononcées auparavant par la Croatie et la

Slovénie, les autorités serbes de Belgrade pr irent entièrement le contrôle du conseil des

gouverneurs de la banque nationale de Yougoslavie et, par voie de conséquence, de la politique

monétaire yougoslave. Elles disposèrent ainsi de la marge de manŒuvre souhaitée, notamment

pour assurer, sans discrétion, le financement de la JNA, ce qui était essentiel à la réalisation du

plan.

17. Il ne faudrait pas sous-estimer trop vite l’importance de cette restructuration des finances

⎯nous en avions déjà fait état dans notre réplique et avons c onstaté, avec surprise, que le

22
défendeur, dans sa duplique, a comp lètement éludé cette question . Cette opération allait aboutir,

au cours des années suivantes, à l’intégrati on des économies de la République fédérale de

Yougoslavie, de la Republika Srpska et de la Republika Srpska Kra jina. Dans le courant de la

semaine, l’un d’entre nous développera davantage cette question particulière.

21«Directive relative à l’organisation et à l’activité de s institutions du peuple serbe de Bosnie-Herzégovine dans

des circonstances exceptioonelles» (Directiv e relative aux variantes A et B), TPIY, Le procureur c.RadoslavBrdjanin ,
affaire n IT-99-36-T, pièce n P25. [Traduction du Greffe.]
22Réplique, 23 avril 1998, chap. 8, sec. 9, par. 346-368. - 28 -

La désintégration de la RFSY

18. Les effets conjugués de ces préparatifs alla ient bientôt apparaître aux yeux de tous. Si

Milosevic avait indiqué dans un premier temps ⎯ dès 1989 ⎯ qu’il fallait s’attendre à un conflit

armé, Karadzić mâchait beaucoup moins ses mots. Le 14 octobre 1991, lors d’une réunion de

l’assemblée de Bosnie-Herzégovine, il menaça d’anéantissement ⎯en employant exactement ces

mots ⎯ les Musulmans de Bosnie. Les préparatifs accomplis entre ces deux discours montrent

35 effectivement que, dans leurs propos, ni Milosevi ć en 1989, ni Karadzić en 1991 ne s’en tenait aux

conjectures.

19. Il est évident que la propagande serbe, asso ciée aux préparatifs que j’ai décrits, n’est pas

passée inaperçue aux yeux des autr es républiques yougoslaves. M.de la Brosse, un expert en

questions de propagande de l’Univ ersité de Reims (France), dans le rapport qu’il a établi pour le

TPIY en l’affaire Milosević, expose ainsi la situation : «A la propagande anti-albanaise des débuts

va succéder ensuite une propagande anti- slovène, anti-croate puis anti-bosniaque ⎯ propagande

multiforme au service d’un seul et même objectif politique: la création d’un Etat pour tous les

23
Serbes.» Il ne fait aucun doute que ces initiatives ser bes conjuguées accélérèrent le processus de

désintégration de l’ex-Yougoslavie.

20. Lorsque la Slovénie se déclara indépendante le 25juin1991, Belgrade, c’est-à-dire la

Serbie, commença par riposter en employant la force militaire, mais décida peu après de ne pas trop

s’en inquiéter puisque l’événement ne touchait aucun élément important de la nation serbe.

21. En revanche, la déclaration d’indépendance de la Croatie, prononcée elle aussi le

25 juin 1991, fit énergiquement réagir Belgrade : la JNA, restructurée et dirigée par une écrasante

majorité de généraux serbes, riposta bel et bien et ce, en coopération étroite avec des unités

paramilitaires originaires de la Serbie elle-même. L’histoire se déroula comme suit : la ville croate

de Vukovar fut prise. Elle fut tout d’abord écrasée sous les obus par la JNA, puis les unités

paramilitaires furent appelées pour procéder au massacre et des centaines, oui, des centaines

d’hommes non serbes furent bel et bien tués. Et après une opération de nettoyage qui prit trois

mois, tous les hommes non serbes qui restaient et avaient survécu furent chassés de la ville.

23Renaud de la Brosse, «Propagande politique et projed’«Etat pour tous les Serbes»: conséquences de
l’instrumentalisation des médias à des fins ultranationalistes», rapport rédigé à la demande du bureau du procureur du
TPIY, le procureur c. Slobodan Milosević, affaire n IT-02-54-T, p. 55, par. 58, pièce n P446.2. - 29 -

Un système se met en place

22. Vukovar ne fut pas la seule à avoir été «sélectionnée» par les Serbes aux fins de

destruction. La même méthode fut appliquée à beaucoup d’autres endroits de Croatie de sorte

qu’environ un tiers du territoire croate put être ains i occupé par la JNA et les Serbes de la région.

Le mot «occupation», Madame le président, est bi en trop faible dans ce contexte pour décrire ce

36 qui s’est réellement produit. C’est ce qu’a établi l’une des chambres de première instance du TPIY

dans le jugement du 29 juin 2004 qu’elle a rendu en l’affaire Milan Babić, l’individu qui est devenu

président de la République Serbe de Krajina en décembre 1991, le jour où la région autonome serbe

de Krajina (SAO) s’est autoproclamée république. Voici ce qu’a constaté la Chambre de première

instance :

«Durant la période comprise environ entre le 1 eraoût 1991 et le

15 février 1992, … les forces serbes, composées d’unités de la JNA, de la défense
territoriale (la «TO») serbe locale et de la TO de la Serbie-et-Monténégro, d’unités de
police du MUP local et du MUP serbe, et d’unités paramilitaires, ont attaqué des
villes, des villages et des localités de la SAO de Krajina et en ont pris le

contrôle… Ensuite, en collaboration avec les autorités locales serbes, les forces serbes
ont institué un système de persécutions visant à chasser de ces territoires la population
civile croate et les autres populations civiles non serbes. Ces persécutions … ont pris

diverses formes: extermination ou meurtre de centaines de civils croates et d’autres
civils non serbes à Dubica, Cerovljani, Baci n, Saborsko, Poljanak, Lipovaca et dans
les hameaux avoisinants, Skabrnja, Nadin et Bruska, en Croatie; emprisonnement et

détention prolongés et systématiques de pl usieurs centaines de civils croates et
d’autres civils non serbes dans des conditions inhumaines, à l’ancien hôpital et à la
caserne de la JNA à Knin, transformés en cen tres de détention; expulsion ou transfert

forcé de milliers de civils croates et d’autres civils non serbes de la SAO de Krajina; et
destruction délibérée de logements, d’autr es biens publics et privés, d’institutions
culturelles, de monuments historiques et de lieux de culte de la population croate et
des autres populations non serbes à Dubica, Cerovljani, Bacin, Saborsko, Poljanak,
24
Lipovaca et dans les hameaux avoisinants, Vaganac, Skabrnja, Nadin et Bruska.»
25
23. Il s’agit précisément du système dont no us avons déjà fait état dans notre réplique et

qui allait effectivement apparaître aux yeux de tous en Bosnie tout au long de la période de

nettoyage ethnique, notamment lors du massacre de Srebrenica.

24. En outre, c’est ce même système qui va se révéler une nouvelle fois en1998 et1999

lorsque la crise gagna le Kosovo. En l’affaire Milosević, le procureur constate exactement la même

chose :

24 o
TPIY, Le procureur c. Milan Babić, affaire n IT-03-72-S, jugement du 29 juin 2004, par. 14-15.
25Réplique, 23 avril 1998, chap. 4, sect. 2, par. 19-27. - 30 -

«L’expulsion illégale et le transfert par la force de milliers d’Albanais

du Kosovo contraints d’abandonner leur foyer sont le résultat d’actions soigneusement
planifiées et coordonnées de la part des dirigeants et des forces de la RFY et de la
Serbie agissant de concert. Des opéra tions analogues avaient eu lieu durant les

guerres menées en Croatie et en Bosnie-Herzégovine entre 1991 et 1995. L’armée, les
éléments paramilitaires et les forces de police serbes avaient alors expulsé par la force
et déporté les non-Serbes vivant dans les zon es sous contrôle serbe en Croatie et en

Bosnie-Herzégovine, en ayant recours aux mêmes méthodes qu’au Kosovo en1999:
pilonnages intensifs et attaque armée de villages, massacres et destruction des zones
d’habitation et des sites culturels et religieux non serbes, et transfert forcé et expulsion
des populations non serbes.» 26

37 Il va sans dire que le procureur, pour parachever le tout, a mis en évidence les similitudes entre les

prises de contrôle au Kosovo et celles qui eurent lieu en Bosnie, notamment l’élimination des élites

27
et la séparation des hommes et des femmes, les premiers étant tués et le secondes expulsées .

25. A vrai dire, il n’est pas surprenant que les prises de contrôle, ainsi que les pertes en vies

humaines et les destructions de biens culturels qui suivirent, présentent les mêmes caractéristiques

de 1991à1999. Ces actes s’inscrivent dans le cadre d’un seul et même projet qui consiste

simplement et concrètement à détruire en totalité ou en partie le groupe non serbe, dès lors que ce

groupe, qui se caractérise par son origine ethnique et sa religion, pourrait être considéré comme un

obstacle à l’idée d’un Etat unique pour tous les Serbes.

26. Revenons en 1991 : Madame le président, beaucoup de gens en Bosnie critiquèrent assez

vivement le président Izetbegovic pour avoir été trop naïf face à ces événements. En effet,

Izetbegovic ne s’était pas sérieusement préparé à un conflit armé, puisqu’il ne pensait tout

simplement pas que cela fût envisageable, que la confrontation aurait lieu, et qu’il s’attendait

encore moins à un génocide.

K2ar.adzić, qui à l’époque ⎯et pas seulement alors ⎯ était en liaison étroite avec les

autorités de Belgrade, a dit ouvertement, et pas si mplement sur le ton de l’ironie, ce que tout le

monde savait, c’est-à-dire que les Bosniaques n’avaient pas d’armes ⎯ quand je dis Bosniaques, je

veux dire les Musulmans de Bosnie, puisque c’est l’appellation retenue depuis 1993. Voici ce que

Karadzić déclara lorsqu’il prit pour la dernière fois la parole devant le Parlement bosniaque le

14octobre1991 (il s’adressait aux Bosnia ques, et directement à M. Izetbegovi ć, c’est-à-dire le

président) :

26 o
TPIY, Le procureur c. Slobodan Milosevi ć, affaire n IT-99-37-T, deuxième acte d’accusation modifié déposé
le 29 octobre 2001, par. 103.
27Ibid, par. 66 b), c), d), e), g), i) et 87. - 31 -

«Vous voulez emmener la Bosnie-Herzégovine sur la même route d’enfer et de

souffrance que la Slovénie et la Croatie ont empruntée. Attention, ne faites rien qui
conduirait la Bosnie vers l’enfer et risque rait de mener le peuple musulman vers son
anéantissement car les Musulman s sont incapables de se défendre en cas de guerre.
Comment allez-vous empêcher que tout le monde soit tué en Bosnie ?» 28 [Traduction

du Greffe.]

28. Le fait que les «Musulmans» ne pouvaient se défendre en cas de guerre était en effet

exact et était aussi de notoriété publique. Pendant l’année qui suivit ces propos inquiétants

de Karadzić, on a effectivement pu voir de quelle manière la JNA, les milices et les dirigeants

serbes de Bosnie et de Serbie agissaient concrètement en sachant que l’adversaire, en face d’eux,

38 était incapable de se défendre. En un rien de temps, 70 % du territoire de la Bosnie-Herzégovine

fut capturé, et ce fut suivi par ce qui est réellement le pire de tous les crimes, le nettoyage ethnique

de ce territoire qui avait pour objet de créer un seu l et même Etat ethniquement pur pour tous les

Serbes.

29. Alors même que la tuerie avait déjà commencé en Croatie et que les Serbes de Bosnie

avaient d’ores et déjà décidé de quitter les institutions publiques bosniaques, la présidence

bosniaque ne semblait toujours pas croire qu’un conflit armé fût une réalité à envisager.

30. Les atrocités commises par la JNA et les m ilices de Belgrade en Croatie incitèrent la

communauté internationale à intervenir plus activ ement. L’action diplomatique internationale

visant à trouver une solution aux diverses crises en ex-Yougoslavie fut menée officiellement pour

la première fois au début du mois de septembre1991 et des discussions eurent lieu à LaHaye,

Bruxelles, Lisbonne et Sarajevo. Le 2 janvier 1992 , la JNA et la Croatie parvinrent à un accord à

Sarajevo qui mit fin à la guerre en Croatie, bien qu’une solution politique fût différée.

31. En même temps, la JNA (l’armée nationa le yougoslave) fut profondément restructurée.

Le 1 erjanvier1992, Sarajevo passa du statut de qu artier général de corps d’armée à celui de

quartier général du deuxième district militaire, duquel dépendaient cinq corps d’armée. Avant cette

réorganisation, le territoire de la Bosnie relevait de plusieurs districts milita ires: le premier, qui

couvrait également une partie de la Serbie, et le quatrième, qui couvr ait également une partie de la

Croatie. A la suite de cette réorganisation, le territoire de Bosnie-Herzé govine releva finalement

28Allocution de Radovan Karadzić devant le Parlement de Bosnie-Herzégovine prononcée le 14 octobre 1991 et
citée par le TPIY, Le procureur c.Slobodan Milosevi ć, affaire nT-02-54-T, décision relative à la demande

d’acquittement, 16 juin 2004, par. 241. - 32 -

d’un district militaire unique, c’est-à-dire d’une unité de commandement unique, le

deuxièmedistrict. Le premier général nommé à la tête de ce deuxième district militaire fut

MilutinKukanjac. Au même moment, les recrues serbes de Bosnie postées dans d’autres

républiques de Yougoslavie furent transférées en Bosnie-Herzégovine, tandis que les soldats

nonserbes affectés en Bosnie-Herzégovine furent envoyés plus près de leur lieu d’origine ⎯ il y

eut un remaniement des éléments serbes au sein des différentes armées et du corps des officiers.

De ce fait, vers le mois de mars 1992, environ 90 % des quatre-vingt-dix mille soldats de la JNA en

Bosnie-Herzégovine étaient d’origine bosno-serbe. Il s’agit, si l’on veut, d’une sorte de processus

de nettoyage au sein de l’armée, si ce n’est que les moyens employés et les buts poursuivis étaient

totalement différents.

32. La JNA porta ensuite son attention su r la Bosnie-Herzégovine, et la communauté

internationale fit de même. La Communauté européenne organisa des négociations à Lisbonne.

39 JoséCutileiro (au nom de l’UE) réussit à mettre les parties d’accord sur une «déclaration de

principe», qui prévoyait pour la Bosnie-Herzégovine un Etat composé de trois éléments constitutifs

fondés sur des caractéristiques ethno-nationales.

33. En fait, ces négociations n’ont pas pris fin à Lisbonne et se sont poursuivies à Sarajevo, à

Bruxelles puis une nouvelle fois à Sarajevo enmars. Pourtant, avant même que n’aient lieu les

deuxièmes entretiens à Saraje vo, le président Itzebegovi ć adressa à M.Cutileiro une lettre

indiquant que le parti des Serbes de Bosnie, le SD S, projetait de proclamer une constitution pour la

Republika Srpska en violation de la Constitutio n de Bosnie-Herzégovine et prenait donc des

mesures unilatérales, ce qui était contraire à l’accord de Lisbonne. Autrement dit, Itzebegović finit

par être convaincu qu’il serait vain de se réunir à nouveau si les Serbes n’adoptaient pas une autre

voie. Compte tenu de la campa gne de propagande en faveur de la Grande Serbie qui avait été

menée au cours des années précédentes et des prép aratifs accomplis auparavant en vue de créer

concrètement une nouvelle entité serbe, voire plus ieurs entités serbes, il ne fallait pas vraiment

s’attendre à ce que la partie serbe renonce à ses plans et accepte l’accord de Lisbonne.

34. Au contraire, les méthodes violentes pra tiquées par la partie ser be, que nous avons déjà

constatées en Croatie en1991, commencèrent bi entôt à envahir tout le tableau. Quelle

physionomie ces actions revêtaient-elles exactement en Serbie ? - 33 -

35. Nous avons déjà vu quelle physionomie ces actions ont revêtue à Vukovar et ce que le

procureur du TPIY en a dit. Mais ce n’est pas seulement à Vukovar que ces méthodes furent

er
employées. A la suite du résultat du referendum organisé le 29février et le 1 mars 1992, la

République de Bosnie-Herzégovine se déclara offi ciellement indépendante le 6mars1992. Le

nouvel Etat fut ensuite reconnu par la Communauté européenne et les Etats-Unis les 6 et

7 avril 1992. A l’évidence, ce fut d’abord cette déclaration d’indépendance puis la reconnaissance

internationale de la Bosnie qui incitèrent les au torités de Belgrade à enga ger en Bosnie une guerre

totale et bel et bien une guerre génocide.

36. Cette agression armée, qui dégénéra immédiatement en nettoyage ethnique, rencontra un

certain succès étant donné que, comme je l’ai déjà dit, la population non serbe avait été laissée

quasiment sans armes après la réorganisation de la défense territo riale (TO). Ce fut une guerre

éclair, une guerre éclair qui permit d’accomplir ce qui était à l’évidence son objectif principal:

détruire, en totalité ou en partie, la popula tion non serbe de la meilleure partie de la

Bosnie-Herzégovine, conformément aux objectifs politiques annoncés par voie de propagande au

40 cours des années précédentes. Ce s initiatives étaient censées se solder par la création de plusieurs

entités serbes qui formeraient finalement un seul et même Etat, un Etat qui hébergerait la nation

serbe, l’ensemble de la nation serbe, à l’intérieur de ses frontières.

Rebaptiser la JNA

37. Le 25avril1992, à l’époque où la Bosn ie était déjà reconnue par la communauté

internationale comme un Etat indépendant, le général Mladi ć fut nommé commandant du

deuxième district militaire de la JNA ⎯ l’armée yougoslave ⎯ et ce furent les autorités politiques

de Belgrade qui lui ont conféré cette fonction. C’est ainsi que fut confiée à Mladić la responsabilité

du commandement de toutes les forces de la JNA, de toutes les forces de l’armée yougoslave, en

Bosnie-Herzégovine. Madame le président, Mladi ć ne fut assurément pas choisi pour conduire le

retrait total des forces armées de la JNA, bien au c ontraire. Il devait rester en Bosnie, rester en

fonction et diriger l’armée yougoslave reconstru ite. Et dès que la JNA changea de nom pour

devenir la VRS, l’armée de la Republika Srpska, Mladi ć, au lieu d’être rappelé à Belgrade, devint

commandant en chef de cette armée. C’est-à-dire qu’en fait il avait conservé les mêmes - 34 -

responsabilités (exactement le même territoire, les mêmes troupes, etc.) que lorsqu’il était

commandant du deuxième district militaire de la JNA. Rien ne changea non plus sur le plan

hiérarchique pour le général Mladi ć: il garda pendant très longtemps, jusqu’en2002 au moins, le

grade de général de corps d’armée de l’armée yougo slave. Il ne s’agissait pas là d’une question

bureaucratique. Ce fut même le conseil suprême de la défense ⎯la plus haute autorité militaire

29
politique à Belgrade ⎯ qui le promut à ce grade, une promotion qui eut lieu le 24 juin 1994 .

38. A Belgrade, au sein de l’armée yougoslave rebaptisée (la VJ), un nouveau service allait

e
être créé pour tous les officiers de l’armée de la Republika Srpska : le 30 centre du personnel. Par

l’intermédiaire de ce service, le traitement des officiers accomplissant leur mission sur le territoire

de la Republika Srpska put leur être versé sans interruption. En outre, toutes les questions de

personnel visant ces officiers ont été prises en charge par ce service de la VJ, manifestement sous

les ordres des dirigeants serbes. Ce n’est pas seule ment pour la Bosnie qu’une structure de ce type

41 fut utilisée. Un système similaire, voire quasi ment identique, fut mis en place pour chapeauter

e
l’armée de ladite République de Krajina serbe : le 40 centre du personnel.

39. Donc, suivant ce système, tous les officier s de l’armée de la République serbe de Bosnie

(RS) demeuraient en même temps officiers de l’armée yougoslave et ils recevaient leur solde, leur

retraite et leurs promotions directement de Belg rade, tandis que le reste de l’armée de la RS ⎯ on

donne le chiffre de deux cent mille hommes ⎯ était payé par Pale sur le budget de la République

serbe de Bosnie, budget qui était lui-même entièrement assuré par Belgrade.

40. Autrement dit, si Belgrade n’avait pas payé le 30 e centre du personnel des officiers et

n’avait pas parallèlement financé le reste de l’arm ée, l’attaque armée n’aurait, tout d’abord, jamais

pu commencer et la campagne de nettoyage ethni que n’aurait certainement pas pu se poursuivre.

Cela paraît encore plus évident si l’on compre nd que c’est l’armée yougoslave, la JNA sous son

ancienne appellation, ⎯avec les Serbes et les paramilitaires serbes locaux ⎯, qui a déclenché la

violence militaire en Bosnie-Herzégovine. Le pr étendu retrait de la JNA le 19mai1992 n’a pas

empêché la partie serbe de continuer ce qu’elle fai sait avant ce prétendu retrait. Tout l’équipement

militaire ainsi que les officiers avaient été la issés en Bosnie-Herzégovine à la disposition de

29TPIY, Le procureur c.Momcilo Perisi ć, affaire n IT-04-81, acte d’accusatio n modifiée, 26septembre2005,
par. 39. - 35 -

l’armée de la RS. De cette manière, les Se rbes ont pu en effet poursuivre la guerre éclair

déclenchée par la JNA en mars 1992. «Poursuivre» est exactement le terme approprié en l’espèce,

puisque la campagne militaire avait été commencée par la JNA et qu’elle a, en fait, été poursuivie

sans interruption d’aucune sorte par exactement l’armée même qui l’avait déclenchée. Seule

l’appellation de cette armée avait changé.

41. Bien entendu, il arrive que l’essence, l es munitions et les armes fassent défaut aux

soldats, que les armements soient détruits ou qu’ils aient besoin de pièces détachées et les recrues

ainsi que les officiers doivent suivre des entraî nements. Tout cela fut activement fourni par

Belgrade dans le cadre des mesure s que Belgrade prenait en temps normal en faveur de l’armée.

Cet approvisionnement s’est poursuivi sans relâche durant toute la période de nettoyage ethnique.

42. La République serbe de Bosnie n’était pas seule à recevoir cette sorte de financement, il

en allait exactement de même pour la République de Krajina serbe. Ses dirigeants envoyaient

simplement des lettres à Belgrade; ils envoyaient la facture des dépenses encourues et ils étaient

remboursés. Les sommes d’argent sont devenues rapidement si élevées que les impôts versés par

les contribuables en Serbie-et-Monténégro ne suffire nt plus. Les autorités de Belgrade ne virent

42 pas là de raison d’arrêter, de réduire ou de limite r leurs dépenses. Elles ordonnèrent simplement à

leurs institutions financières d’imprimer autant de dinars supplémenta ires qu’il le fallait pour

couvrir les dépenses de l’effort de guerre en cours.

43. Mais tous les soldats serbes de Bosnie appartenant à l’ancienne JNA voulaient-ils faire la

guerre à leurs propres concitoyens? Non, Madame le président, absolument pas. Plusieurs

dizaines de milliers d’entre eux refusèrent et fuirent le pays. Ceux qui s’enfuirent en République

fédérale de Yougoslavie firent une grave erreur: les autorités de Be lgrade les firent arrêter et ils

furent simplement renvoyés chez eux et remis aux autorités serbes de Bosnie.

44. Encore une fois, toutes ces formes de soutie n ont existé du début à la fin. Etant donné la

teneur et l’ampleur de ce soutien, le terme de «soutien» n’est en fait pas celui qu’il convient

d’employer, puisque la contribution apportée en permanence par Belgrade est manifestement très

supérieure au seuil de ce qui est considéré comme un «soutien» apporté par une partie à une autre.

Il y a lieu de définir plutôt la situation par l’expression «effort collectif», le «partenariat» ou

l’«entreprise unique» et dire que Belgrade appor tait un «soutien» à Pale ne rend certainement pas - 36 -

compte avec exactitude de la situation. Cela est particulièrement vrai puisque, comme nous le

démontrons en l’espèce, le rôle de Belgrade au sein de l’alliance a toujours été celui de partenaire

principal au sein de l’entreprise collective.

Le système appliqué en Bosnie

45. C’est ce partenariat continu qui a permis à la partie serbe de mener effectivement et avec

succès cette guerre éclair, de s’emparer de plus de 70% environ du territoire de la

Bosnie-Herzégovine à la fin de 1992 et de mettre en place le régime le plus brutal, j’entends pour

les non-Serbes, que l’Europe ait connu depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

46. En gros, le système adopté pour la prise du pouvoir apparaît identique dans toutes les

municipalités sans exception ⎯ et je renvoie simplement à ce que j’ai dit plus tôt à ce sujet.

47. Un aspect du système consistait de toute façon à mettre les gens dans des camps et, en

règle générale, à séparer les hommes des femmes. Si la mesure était éventuellement motivée, les

Serbes avaient toujours le même argument: «nous allons procéder à des interrogatoires, nous

recherchons des criminels de guerre» ou bien ils disaient: «nous allons les échanger comme

prisonniers de guerre».

48. Il a fallu attendre un certain temps pour que l’existence des camps soit connue du monde

entier. Les reportages célèbres de Roy Gutman et les images également célèbres d’ITV sont gravés

43 dans la mémoire des peuples civilisés. Ces reportages ont fait comprendre ce qui se passait

vraiment en Bosnie-Herzégovine.

49. Dans chaque municipalité, il était mis en place au moins un camp, et en général bien

plus. C’est ainsi que, cinq cent vingt camps et centr es de détention contrôlés par les Serbes ont été

organisés dans une cinquantaine de municipalités 30. Dans ces camps, ce sont au moins cent mille

personnes au total, appartenant à toutes les ethnies ⎯non compris l’ethnie serbe évidemment ⎯,

qui ont été placées en détention entre 1992 et 1995 31.

30 Liste établie par l’Alliance des détenus de Bosnieerzégovine et présentée par le bureau du procureur du
TPIY, Le procureur c. Slobodan Milosević, affaire n IT-02-54-T, annexe P404.7a.

31 TPIY, Le procureur c. Slobodan Milosevi ć, affaire nIT-02-54-T, témoignage de Melike Malesevi ć,
10 mars 2003, p. 17428. - 37 -

50. Ces camps ont souvent été réservés aux fe mmes et sont devenus les lieux horribles de

viols collectifs systématisés. Comme il hébergea it le plus grand nombre de femmes et de jeunes

filles, le camp de Trnopolje est devenu ainsi tristement célèbre pour les viols collectifs qui y étaient

perpétrés. Mais on sait que le viol et l’agressi on sexuelle ont été pratiqués dans toute la Bosnie

parce qu’ils faisaient partie intégrante et odieu se d’un système récurrent de nettoyage ethnique

appliqué par les Serbes; le TPIY l’a confirmé dans de nombreux jugements et nous examinerons ce

point de manière approfondie plus tard dans la semaine.

51. Madame le président, si le massacre de Srebrenica est généralement défini comme un

génocide, les meurtres, actes de torture et viols, perpétrés systématiquement, de manière organisée,

à grande échelle aux dépens de la population ci vile non serbe pendant la première année de la

campagne de nettoyage ethnique remplissent très certainement les critères de cette définition.

52. Cela apparaît encore plus clairement lorsqu’on comprend comment la partie serbe a

choisi de traiter le patrimoine culturel des pers onnes qu’elle a tuées, torturées, enfermées dans des

camps, violées ou expulsées. Le récit de cette destruction particulière interdit toute erreur

d’interprétation quant aux objectifs de la partie serbe.

53. L’aspect le plus frappant en l’espèce est que la destruction des mosquées, des églises

catholiques, des cimetières et au tres sanctuaires a généralement eu lieu après la prise du pouvoir

proprement dite au sein d’une municipalité. En d’ autres termes, la destruction ne relevait pas d’un

quelconque combat armé (encore une fois, il n’y eut que peu de comb ats armés, puisque la partie

non serbe ne possédait pas d’armes), mais corre spondait à une destruction délibérée. D’une

manière générale, dans les régions de Bosnie-Herzégovine où les fo rces serbes avaient opéré leur

nettoyage ethnique, 75 % de la totalité des églises catholiques et presque 100 % de tous les lieux de

44 culte musulmans ont été soit endommagés soit détruits et, pour ce qui concerne les mosquées et les

églises endommagées, les dommages sont graves pour 90% d’entre elles. L’objectif était ici

manifestement d’empêcher définitivement la partie non serbe de la population bosniaque de revenir

vivre dans les foyers.

54. Vous aurez plus tard l’occasion d’entendre un des experts que nous voulons faire déposer

devant la Cour, M. Andras Riedlmayer, qui est un universitaire et un archiviste renommé; il parlera - 38 -

de ce chapitre effroyable et effectivement révélateur du nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine;

il interviendra au cours des audiences réservées aux experts.

55. La destruction du patrimoine culturel s’est poursuivie jusqu’à la fin de la campagne; ces

actes n’ont pas seulement été commis au début, ils ont fait partie intégr ante de la campagne

pendant toute sa durée et se sont poursuivis égal ement en juillet1995, lorsque les mosquées de

Srebrenica ont été détruites après le massacre. Toutefois, à regarder l’ensemble du tableau, on

constate que la plus grande partie des dommages ont été causés au cours des neuf premiers mois,

peut-être des douze premiers mois, de la campagne de nettoyage ethnique.

Les victimes

56. Pour ce qui est des victimes, 1992 a été de lo in la pire année. Ma is du point de vue des

souffrances endurées, 1993 et1994 atteignent facile ment le niveau de1992. Il est clair que

l’année1995, si on l’évalue exclusivement à l’a une du massacre de Srebrenica, démontre que la

volonté manifestée par la partie serbe à exécuter ses plans initiaux n’avait pas diminué à l’approche

de ce qui deviendrait la dernière étape des quatre années pendant lesquelles la Bosnie a subi le

nettoyage ethnique perpétré sur la plus grande partie de son territoire.

57. Pendant toute la période qui nous intéresse, le siège de Sarajevo a été un élément

permanent. L’objectif de ce siège était clairement d’empêcher qu’existe un Etat indépendant viable

de Bosnie-Herzégovine. Parallèlement, ce siège donna it à la partie serbe le moyen permanent de

continuer à pilonner littéralement la population non serbe afin de lui ôter pratiquement toute

possibilité de mener une vie décente. D’après le nombre des victimes, la partie serbe a en somme

gagné. L’endurance des habitants de Sarajevo (dont de nombreux Serbes de Bosnie, d’ailleurs, qui

ne donnaient pas leur soutien au ne ttoyage ethnique) leur a finalement permis de survivre. Il vous

sera donné une analyse plus détaillée de la situation à Sarajevo demain dans l’après-midi.

45 58. Le but manifeste de toute la campagne militaire déclenchée par la JNA en mars 1992 et

poursuivie du début à la fin, même si ce fut sous l’uniforme de la République serbe de Bosnie, était

de nettoyer le territoire de sa population non serbe.

59. Le chiffre estimatif de personnes effectiv ement tuées sous l’effet de la campagne de

nettoyage ethnique varie de cent mille à deux cent millevictimes. Dans notre mémoire - 39 -

(par. 2.1.0.8), nous avons indiqué, sur la base de données dûment étayées, un chiffre provisoire un

peu supérieur à cent quarante-deux mille morts. Récemment, deux experts ont présenté plusieurs

rapports démographiques au TPIY et ont été en mesure de fournir un chiffre estimatif de cent deux

mille morts, mais comme «les registres de la Républ ique serbe de Bosnie et ceux qui sont établis à

partir des exhumations sont loin d’être connus, ce total n’est toujours pas complet» 32. Nous ne

souhaitons pas, Madame le président, mettre en doute la validité de ces conclusions. Parallèlement,

on sait que ces chiffres ne tiennent pas compte d es personnes qui n’ont pas été directement tuées

mais qui sont décédées en raison de circonstances liées à la guerre. Le chiffre estimatif total dont

j’ai parlé ne comprend pas les décès supplémenta ires dus aux dures conditions d’existence, ni la

mortalité enregistrée chez les réfugiés ni encore les décès enregistrés chez ceux qui ont quitté la

Bosnie au cours du conflit.

60. D’un point de vue moral, il n’y a manif estement pas de différence importante entre un

total de cent mille ou de deux cent mille tués. D’ un point de vue juridique, il n’y a pas non plus de

différence significative. Comme nous le savons t ous, la convention sur le génocide couvre bien

plus que le «meurtre». M.Franck dira en déta il quelle est la portée de la convention à partir de

demain. Il fera notamment observer que la dimension réelle de ce qui s’est passé en l’espèce est

mieux perçue quand on sait que, en décembre 1997, huit cent seize mille personnes avaient été

déplacées dans leur propre pays et plus d’un milli on trois cent mille étaient des réfugiés au sens où

33
l’entend le Haut-Commissariat des Na tions Unies pour les réfugiés (1997) . Cela représente près

de la moitié de la population de Bosnie-Herzégovine, laquelle, comme je l’ai déjà dit, comptait,

en1991, quatremillions trois centmille personnes. Imaginez ce que cela signifie: si la même

situation s’était produite en France, le nombre des personnes déplacées aurait atteint

trente millions. Si cela s’était passé au Mexique, nous aurions parlé de cinquante-trois millions de

personnes, et ainsi de suite. Plus précisément, s’agissant de la région concernée par l’affaire

46 Milosević, une région limitée de la Bosnie (quarant e-septmunicipalités), le chiffre global des

personnes déplacées dans leur propre pays et des réfugiés a été estimé à plus de sept cent

32Ewa Tabeau et Jakub Bijak, «War-related Deaths in the 1992-1995 Armed Conflicts in Bosnia and
o
Herzegovina: A Critique of Previous Estimates and Recent ResultsEuropean Journal of Population , vol.21, n 2-3,
juin 2005.
33Ibid., p. 210. - 40 -

quarante-cinq mille dans un rapport 34préparé pour le TPIY. Parmi eux, 73% étaient des

non-Serbes. Ainsi, plusieurs centaines de milliers de citoyens non serbes de Bosnie ont été forcés

de quitter leur foyer, leur municipalité et leur régi on et obligés d’envisager de reconstruire leur vie

dans les 30 % du territoire de Bosnie où ils ne serai ent ni harcelés ni tués par la partie serbe; sinon,

ils étaient forcés de partir à l’étranger. Si la population non serbe de Bosnie-Herzégovine a été

ainsi dévastée, ce n’est pas par coïncidence; le phénomène ne s’est pas produit de manière inopinée

et désordonnée. Ce fut le résultat d’un plan politique, militaire et économique soigneusement

conçu et méticuleusement préparé.

«L’aide humanitaire»

61. Comme je l’ai déjà dit, Madame le président, cette entreprise a été ent
ièrement financée

par Belgrade, par les citoyens de la Serbie-et-Monténégro et par l’émission de nouveaux billets.

62. Pour une fois, Miloševi ć a dit la vérité lorsqu’il a publi quement déclaré, en 1993, que la

RFY avait fait beaucoup d’efforts pour soutenir ses amis serbes situés de l’autre côté de la Drina :

«La majeure partie de cette aide est a llée à la population et aux combattants en
Bosnie-Herzégovine, mais un volume d’aide considérable est allé aussi aux
cinqcentmilleréfugiés en Serbie… La Serbie a du mal à supporter la charge de

l’assistance considérable qui va à la Bosnie… et il n’y a pas de raison pour qu’elle
supporte cette charge si la guerre en Bosniecesse. Bien entendu nous n’avons pas exclu
de fournir une aide humanitaire ultérieure à la population de Bosnie-Herzégovine, mais
celle-ci deviendra capable en temps de paix de reconstruire son économie et de se

prendre en charge… La Serbie a accordé une assistance considérable aux Serbes de
Bosnie. Grâce à cette assistance, ces de rniers ont obtenu pres que tout ce qu’ils
voulaient.» 35

63. Je viens de relever que Miloševi ć avait dit la vérité en déclarant cela. Eh bien, ce n’était

pas exactement «la vérité, et rien que la vérité», car on ne peut pas vraiment parler ici d’une «aide

humanitaire». La contribution des Serbes de Bosnie était essentiellement une contribution au

paiement des dépenses militaires. Et c’était pr écisément le but du prétendu soutien accordé par

Belgrade, en espèces comme en nature.

47 M 6l.ševi ć ne fut pas le seul à utiliser ces termes d’«aide humanitaire». Le 28 mai 1993,

deuxsemaines après sa déclaration, une télécopi e a été envoyée de Belgrade au commandant de

34
Ewa Tabeau, Marcin Zoltkowski, Jakub Bijak, Arve Hetland (Service des données démographiques, bureau du
procureur, TPIY), «Ethnic Composition, Internally Displaced Persons and Refugees From 47 Municipalities of Bosnia
and Herzegovina, 1991 to 1997-98», présenté comme rapport d’expert en l’affaire Slobodan Milosević, 4 avril 2003.
35
Service télégraphique yougoslave, 15 h 53 TU, 11 mai 1993; source : BBC, Summary of World Broadcasts. - 41 -

laVRS (l’armée de la Republika Srpska) dirig eant le premier corps de Krajina, le général

Momir Talic ⎯ et cette télécopie de Belgrade au commandant de la Republika Srpska dit ceci :

«Général, j’ai été informé ce jour, à l’administration fédérale chargée des

réserves de produits de base, par le direct eur adjoint, Nede Bodiroga, que tous les
envois de marchandises en Republika Srps ka devaient se faire uniquement sur
décision du Gouvernement de la République fédérale de Yougoslavie et seulement à

titre d’aide humanitaire… Mieux vaudrait ne pas préciser qu’ils répondent en fait aux
besoins de l’armée.» 36 [Traduction du Greffe.]

65. Cette aide dite «humanita ire» a en partie consisté ⎯ comble de la générosité ⎯ à mettre

sur pied une armée entière, récemment et totalement restructurée et réorganisée. Cela n’a jamais

été un secret, et le défendeur n’en a pas fait non plus un secret d’Etat, de sorte que l’ampleur

concrète de cette «générosité» fut longuement décrite par Mladić dans le rapport qu’il a présenté en

37
avril1995 à la cinquantième session de l’assemblée de la Republika Srpska . Il ressort de ce

rapport que, entre le début du nettoyage ethnique et le 31décembre1994, quatre-vingt-dix

pour cent ⎯je dis bien quatre-vingt-dix pourcent ⎯des munitions d’infanterie ont été fournis

d’abord par la JNA puis par la VJ, ce qui vaut également pour soixante-treize pourcent des

munitions d’artillerie, tandis que quatre-vingt-quinze pourcent des munitions antiaériennes

venaient des ressources de l’armée yougoslave.

66. Deux ans plus tôt, en avril1993, Mladi ć avait présenté à l’assemblée de la

RepublikaSrpska une prétendue analyse du rapport de la VRS sur la préparation des troupes au

combat en 1992. Dans ce rapport, l’ampleur du soutien qui aurait été accordé à la VRS en 1992 est

examinée plus en détail. Il s’agit d’un document singulier ⎯ nous reviendrons plus tard là-dessus.

Voici ce que Mladi ć précise dans l’introduction de son ra pport pour l’année 1992: «Nous avons

mené des opérations de combat isolées et concertées, conformément à un seul dessein et un seul

38
plan.» [Traduction du Greffe.]

48 67. Effectivement, Madame le président, tout s’est déroulé selon un seul et même plan. Le

système décrit plus tôt a en fait été appliqué tout au long de1992 et même après du reste. Le

36 TPIY, Le procureur c. SlobodanMiloševi ć, affaire n IT-02-54-T, pièce n P464.23; voir également TPIY, Le
procureur c. Slobodan Milošević, affaire n-02-54-T, déposition de M. Osman Selak, 12 juin 2003, p. 222197-22243.

37 TPIY, ibid., «The Assembly of Republika Srpska, 1992-1995: Highlights and Excerpts» [L’assemblée de la
Republika Srpska de 1992 à 1995 : temps forts et extraits], rapport d’expert de M. Robert J. Donia, 29 juillet 2003.
38
Analysis of the Combat Readi ness and Activities of the Army of Republika Srpska in 199[Analyse de la
préparation au combat et des activités de l’arm ée de la Republika Srpska en 1992], TPIY, Le procureur c.
Radoslav Brdjanin, affaire n IT-99-36, pièce P2419. - 42 -

«plan» auquel Mladi ć fait allusion, les dirigeants de la RepublikaSrpska autoproclamée ne l’ont

certainement pas mis au point le jour où ils ont proclamé la «République indépendante», pas plus

qu’ils n’ont commencé à l’élaborer le 20 mai 1992, le lendemain du prétendu «retrait» de la JNA.

Ce plan reprend simplement ce qui constituait déjà la ligne directrice des politiques de Belgrade

depuis un bon bout de temps, politiques que les au torités de Pale ont amplement mises en Œuvre à

partir de mai-juin 1992 et par la suite. Cette ligne directrice cadre avec le plan visant à créer une

Grande Serbie et les stratégies à employer pour y parvenir. Le TPIY l’a établi à travers, par

exemple, la reconnaissance de Mme Plavsić, qui a déclaré ceci :

«Le SDS et les dirigeants serbes de Bosnie se sont fixé pour objectif principal

que tous les Serbes d’ex-Yougoslavie demeurent dans un Etat commun. [Un moyen
d’y parvenir était de séparer les communau tés ethniques de Bosnie-Herzégovine]. En
octobre1991, les dirigeants serb es de Bosnie, dont Biljana Plavsić faisait partie,

savaient que la séparation des communautés ethniques impliquerait l’expulsion
définitive de populations ethniques, soit avec l’accord de ces populations soit par la
force, et ils entendaient qu’il en soit ains i; ils savaient également que tout transfert

forcé de non-Serbes [présents dans des territoires revendiqués comme serbes] 39
impliquerait une campagne de persécutions fondée sur la discrimination.»

Les paramilitaires

68. Madame le président, j’ai fait mention à plusieurs reprises de l’activité de ce qu’on

appelle des paramilitaires. Dans la suite de nos plaidoiries, nous consacrerons un peu de temps à

cette question. Pour l’heure, voici seulement quelques observations supplémentaires. Déjà très tôt,

Human Rights Watch ainsi que l’Organisation des Na tions Unies faisaient état dans leurs rapports

du rôle brutal qu’avaient joué ces unités de milita ires irréguliers. C’est apparemment à l’époque

que nombre de ces unités ont été mises en place. Elles étaient parfois liées à un politicien

particulier, parfois à un soi-disant «homme d’affaires». Leurs membres venaient pour la plupart de

Belgrade et étaient clairement liés au monde politique de Belgrade.

39TPIY, Le procureur c. Biljana Plavsi ć, affaire n IT-00-39&40-PT, Factual basis for plea of gu[base
factuelle du plaidoyer de culpabilité], 30 se ptembre 2002, par. 10 [traduction française : Le procureur c. Biljana Plavsić,
jugement portant condamnation, 27 février 2003, par. 11]. - 43 -

49 69. Les noms les plus célèbres ici sont ceux de Sešelj, de Staniši ć, de Simatović et d’Arkan,

tous inculpés par le TPIY. Lorsqu’on lit les actes d’accusation émis à leur encontre, on ne peut

40
qu’être marqué par la férocité et par la cruauté sans bornes de ces personnes et de leurs unités .

70. En même temps, dans ces actes d’accusati on, il existe une constante qui est que les

paramilitaires en question agissaient généralement en étroite coopération avec des unités de l’armée

régulière. Ce n’est pas tout : ils remplissaient leur rôle en étroite coopération avec la JNA ⎯ tout

d’abord à Vukovar, en août1991, puis en Bosnie-Herzégovine tout au long du massacre de

Srebrenica, et même ensuite d’ailleurs. Géné ralement, en Bosnie, ils agissaient en étroite

coopération avec l’armée de la Re publika Srpska (VRS), et parfois de concert tant avec elle

qu’avec l’armée yougoslave (VJ). Et, enfin, ces mêmes paramilitaires étaient aussi présents au

Kosovo en 1999, ainsi que le Conseil de sécurité l’a confirmé dans sa résolution du 10 juin 1999 41.

Le MUP

71. Une autre constante de toute cette période est que non seulement les paramilitaires

faisaient partie du système, mais les ministères de l’intérieur du défendeur étaient eux aussi

régulièrement impliqués ⎯le ministère de l’intérieur est également désigné sous le sigle MUP.

Tel était particulièrement le cas du ministère de l’intérieur de la Serbie. Chaque fois qu’il est

intervenu, le ministère de l’intérieur a conformé son action à celle du ministère de l’intérieur de

Pale (MUP de la Republika Srpska).

72. Dans la réplique, nous a vons montré le rôle important que le ministère serbe de

l’intérieur, y compris les services secrets et la police, avait joué lors des différentes étapes du

42
nettoyage ethnique, notamment au stade préparatoire . Dans sa duplique, le défendeur n’a

absolument pas abordé cette question. Le minist ère de l’intérieur contribuait à l’armement des

forces de défense territoriale de Bosnie-Herzé govine, une fois celles-ci purifiées en unités

exclusivement serbes. Le ministère fournissa it des armes aux paramilitaires; il délivrait des

40TPIY, Le procureur c. Vojislav Šešelj , affaire n IT-03-67, acte d’accusation modifié corrigé, 15juillet2005;
TPIY, Le procureur c. Jovica Stanišić et Franko Simatović, affairIT-03-69-PT, deuxième acte d’accusation modifié,
o
20 décembre 2005; TPIY, Le procureur c. Zeljko Ražnjatovi ć, affaire nIT-97-27, acte d’accusation initial,
23 septembre 1997.
41Nations Unies, résolution 1244 (1999) du Conseil de sécurité du 10 juin 1999, par. 3 et 9.

42Réplique, 23 avril 1998, chap. 8, sect. 6, par. 206-238. - 44 -

passeports yougoslaves aux non-Serbes qui étaient contraints de quitter leur pays. Le ministère

serbe de l’intérieur s’occupait également d’arrête r les conscrits de Republika Srpska qui tentaient

de se soustraire aux exercices de meurtre.

50 73. Pour couronner le tout, le ministère de l’intérieur participait à des actions offensives de

l’armée. Et il ne l’a pas fait uniquement pendant les premiers mois de 1992, il a mené ces actions

du début à la fin, y compris pendant le massacre de Srebrenica. Dans la suite de nos plaidoiries,

nous nous attarderons naturellement davantage sur les événements de Srebrenica. Il suffit de

rappeler pour l’instant que, dans notre réplique, nous avons déjà informé la Cour de la participation

de plusieurs unités du ministère de l’intérieur de Belgrade dans des actions offensives menées sur

le territoire de la Bosnie-Herzégovine, et que nous avons notamment évoqué des actions qui

avaient encore lieu en juin et en juillet1995. Dans la réplique, no us avons dit que les

«Scorpions» ⎯l’une des unités du ministère serbe de l’intérieur ⎯avaient participé à la bataille

43
de Trnovo, une localité située à quelque 30kilomètres au sud de Sarajevo . Cette unité de

«Scorpions» est précisément celle qui a été filmée en train de tuer plusieurs jeunes garçons qui

étaient en état d’arrestation ⎯des garçons de Srebrenica que ces hommes ont tués en leur tirant

dans le dos. Dans sa duplique, le défendeur n’a pas contesté ce que nous avons dit sur les

Scorpions dans notre réplique. Il s’est contenté de déclarer en des termes très généraux que «[l]es

forces spéciales de l’armée yougoslave» avaien t pris part à une autre opération «sous le

commandement de l’état-major général de l’armée de la Republika Srpska» 44.

74. Comme les militaires serbes relèvent év idemment de la responsabilité politique des

autorités de Belgrade, la règle vaut d’autant plus pour le ministère serbe de l’intérieur puisque ce

dernier fait partie de ces mêmes autorités. Un autre nom qui revient également sans cesse ici est

celui de MichaelKertes. C’est lui qui était char gé d’armer les forces de défense territoriale de

Croatie et de Bosnie, mais il a aussi joué un rôle décisif dans l’organisation des groupes

paramilitaires. James Gow, dans l’une de ses dépositions devant le TPIY, indique :

43
Réplique, 23 avril 1998, chap. 8, sect. 6, par. 227-232.
44
Duplique, 22 février 1999, par. 3.2.2.7. - 45 -

«Kertes, dans son rôle d’adjoint au minist re fédéral de l’intérieur et de chef des
services de sécurité fédéraux, a activem ent contribué, avec Radmilo Bogdanovi ć (le
chef des services de sécurité serbes), à organiser et à constituer les groupes
45
paramilitaires.» [Traduction du Greffe.]

En fait, Kertes était apparemment l’une des personnes auxquelles Miloševi ć faisait le plus

confiance, puisque celui-ci l’avait aussi chargé de faire passer des sommes énormes en

51 deutsche marks ⎯ des centaines de millions de deutsche marks ⎯ par le service serbe des douanes

pour les reverser sur divers comptes bancaires étrangers 46.

Les organes des Nations Unies et le rôle de la RFY

75. Madame le président, alors qu’il est parfaite ment évident que Belgrade a toujours été le

principal partenaire dans cette entreprise coll ective portant le nom de nettoyage ethnique,

Milošević a choisi de jouer à cache-cache à ce sujet, i nventant différentes histoires pour occulter le

rôle prédominant qu’il jouait avec son gouvernement. Si d’aucuns ont certes pu croire Miloševi ć

en 1993 et en 1994, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies n’a toutefois pas été

dupe. Nous pouvons résumer la liste des nombreu ses résolutions du Conseil de sécurité et des

sanctions imposées en conséquence à l’ex-Yougos lavie, puis à la République fédérale de

Yougoslavie (RFY), en citant quelques exemples :

⎯ la résolution 713, qui a imposé un embargo général et total sur toutes les livraisons d’armes et

de matériel militaire à la Yougoslavie ⎯ elle a été adoptée en 1991;

⎯ la résolution757, adoptée le 30mai1992, qui a imposé des sanctions, économiques

notamment, à la République fédérale de Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro), dont un embargo

commercial total, une interdiction de vol et une interdiction, pour la RFY, de participer à des

événements sportifs et culturels;

⎯ la résolution 787 du 16 novembre 1992, qui a interdit le transit de pétrole, de charbon, d’acier

et d’autres produits par la RFY, sauf autorisation accordée au cas par cas par le comité;

⎯ la résolution 820 du 17 avril 1993, qui a durci les sanctions prises contre la RFY.

45 o
Déposition de M. J. Gow dans TPIY, Le procureur c. Duško Tadić, affaire n IT-94-1-T, 8 mai 1996, p. 256.
46Rapport d’expert modifié de M. Morten Torkildsen, par.12-26, soumis par le bureau du procureur le
7 juin 2002, TPIY, Le procureur c. Slobodan Milošević, affaire n IT-02-54-T. - 46 -

76. Outre la suspension de quelques interdictions mineures le 23septembre1994 47, c’est

seulement le 22novembre1995, au lendemain de la conclusion de l’accord de Dayton, que le

Conseil de sécurité a adopté sa résolution 1022 susp endant indéfiniment toutes les sanctions prises

contre la République fédérale de Yougoslavie.

77. Le Conseil de sécurité ne fut manifestem ent pas le seul organe de l’Organisation des

Nations Unies à ne pas croire ce que disait Miloševi ć. L’ordonnance rendue le 8 avril 1993 par la

52 Cour est claire, et si elle ne l’était pas ass ez, celle du 13septembre1993 n’a laissé persister

absolument aucun doute. Ces ordonnances de la Cour n’ont apparemment pas réussi à arrêter

la RFY, ce qui est naturellement, pour bien des rais ons, extrêmement regrettable. C’est avant tout

très douloureux pour tous ceux qui ont été victim es du non-respect continu par la RFY de ces

ordonnances de la Cour. Madame le président, nos plaidoiries montreront que, pour que justice soit

faite, il faut clairement dire au défendeur qu’il aurait dû respecter les précédentes décisions de la

Cour et que le mépris qu’il a manifesté pour ce lle-ci tout au long de cette procédure ne sera

nullement récompensé. Je vous remercie infiniment.

Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur van den Biesen. Les plaidoiries de la

Bosnie-Herzégovine reprendront à 10 heures demain matin et se poursuivront dans l’après-midi.

La Cour n’étant saisie d’aucune autre question aujourd’hui, l’audience est levée.

L’audience est levée à 13 h 10.

___________

47Résolution 943 (1994) du Conseil de sécurité dl’Organisation des NationsUnies du 23septembre1994
(Nations Unies, doc.S/RES/943 (1994)), rela tive au trafic aérien civil de passage rs à destination et en provenance de

l’aéroport de Belgrade, aux transbordeurs et à la participation de la RFY à des échanges sportifs et culturels.

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