Non corrigé
Uncorrected
CR 2011/19
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LAAYE THHEGUE
ANNÉE 2011
Audience publique
tenue le mercredi 14 septembre 2011, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de M. Owada, président,
en l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l’Etat
(Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant))
________________
COMPTE RENDU
________________
YEAR 2011
Public sitting
held on Wednesday 14 September 2011, at 10 a.m., at the Peace Palace,
President Owada presiding,
in the case concerning Jurisdictional Immunities of the State
(Germany v. Italy: Greece intervening)
____________________
VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -
Présents : M. Owada,président
viceMpra,ident
KoMroMa.
Al-Khasawneh
Simma
Abraham
Keith
Sepúlveda-Amor
Bennouna
Skotnikov
Crinçade
Yusuf
Greenwood
XuMe mes
Dojnogshue,
jugeGaja,. ad hoc
Cgoffrerr,
⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -
Present: Presiewtada
Vice-Presdenkta
Judges Koroma
Al-Khasawneh
Simma
Abraham
Keith
Sepúlveda-Amor
Bennouna
Skotnikov
Cançado Trindade
Yusuf
Greenwood
Xue
Donoghue
Judge ad hoc Gaja
Registrar Couvreur
⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -
Le Gouvernement de la République fédérale d’Allemagne est représenté par :
S. Exc. Mme Susanne Wasum-Rainer, ambassadeur, directeur général des affaires juridiques et
conseiller juridique du ministère fédéral des affaires étrangères,
S. Exc. M. Heinz-Peter Behr, ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne auprès du
Royaume des Pays-Bas,
M. Christian Tomuschat, ancien membre et président de la Commission du droit international,
professeur émérite de droit international public à l’Université Humboldt de Berlin,
comme agents ;
M. Andrea Gattini, professeur de droit international public à l’Université de Padoue,
M. Robert Kolb, professeur de droit international public à l’Université de Genève,
comme conseils et avocats ;
M. Guido Hildner, chef de la division du droit inte rnational public au ministère fédéral des affaires
étrangères,
M. Götz Schmidt-Bremme, chef de la division du droit international en matière civile, commerciale
et fiscale au ministère fédéral des affaires étrangères,
M. Felix Neumann, ambassade de la République fédérale d’Allemagne au Royaume des Pays-Bas,
M. Gregor Schotten, ministère fédéral des affaires étrangères,
M. Klaus Keller, ambassade de la République fédérale d’Allemagne au Royaume des Pays-Bas,
MmeSusanneAchilles, ambassade de la République fédérale d’Allemagne au Royaume des
Pays-Bas,
Mme Donate Arz von Straussenburg, ambassade de la République fédérale d’Allemagne au
Royaume des Pays-Bas,
comme conseillers ;
Mme Fiona Kaltenborn,
commaessistante. - 5 -
The Government of the Federal Republic of Germany is represented by:
H.E.MsSusanne Wasum-Rainer, Ambassador, Di rector-General for Legal Affairs and Legal
Adviser, Federal Foreign Office,
H.E.Mr.Heinz-Peter Behr, Ambassador of the Federal Republic of Germany to the Kingdom of
the Netherlands,
Mr.ChristianTomuschat, former Member and Ch airman of the International Law Commission,
Professor emeritus of Public International Law at the Humboldt University of Berlin,
as Agents;
Mr. Andrea Gattini, Professor of Public International Law at the University of Padua,
Mr. Robert Kolb, Professor of Public International Law at the University of Geneva,
as Counsel and Advocates;
Mr. Guido Hildner, Head of the Public International Law Division, Federal Foreign Office,
Mr. Götz Schmidt-Bremme, Head of the Internati onal Civil, Trade and Tax Law Division, Federal
Foreign Office,
Mr.FelixNeumann, Embassy of the Federal Republic of Germany in the Kingdom of the
Netherlands,
Mr. Gregor Schotten, Federal Foreign Office,
Mr.Klaus Keller, Embassy of the Federal Republic of Germany in the Kingdom of the
Netherlands,
MsSusanneAchilles, Embassy of the Federal Republic of Germany in the Kingdom of the
Netherlands,
Ms Donate Arz von Straussenburg, Embassy of the Federal Republic of Germany in the Kingdom
of the Netherlands,
as Advisers;
Ms Fiona Kaltenborn,
as Assistant. - 6 -
Le Gouvernement de la République italienne est représenté par :
S. Exc. M. Paolo Pucci di Benisichi, ambassadeur et conseiller d’Etat,
comme agent ;
M. Giacomo Aiello, avocat de l’Etat,
S. Exc. M. Franco Giordano, ambassadeur de la République italienne auprès du Royaume des
Pays-Bas,
comme coagents ;
M. Luigi Condorelli, professeur de droit international à l’Université de Florence,
M. Pierre-Marie Dupuy, professeur de droit international à l’Institu t universitaire de hautes études
internationales et du développement de Genève et à l’Université de Paris II (Panthéon-Assas),
M. Paolo Palchetti, professeur associé de droit international à l’Université de Macerata,
M.SalvatoreZappalà, professeur de droit international à l’Université de Catane, conseiller
juridique à la mission permanente de l’Italie auprès de l’Organisation des Nations Unies,
comme conseils et avocats ;
M.GiorgioMarrapodi, ministre plénipotentiaire, chef du département juridique du ministère des
affaires étrangères,
M.GuidoCerboni, ministre plénipotentiaire, coordinateur pour les pays d’Europe centrale et
occidentale à la direction générale de l’Union européenne au ministère des affaires étrangères,
M. Roberto Bellelli, conseiller juridique à l’ambassade d’Italie au Royaume des Pays-Bas,
Mme Sarah Negro, premier secrétaire à l’ambassade d’Italie au Royaume des Pays-Bas,
M. Mel Marquis, professeur de droit à l’Institut universitaire européen de Florence,
Mme Francesca De Vittor, chercheur en droit international à l’Université de Macerata,
comme conseillers. - 7 -
The Government of the Italian Republic is represented by:
H.E. Mr. Paolo Pucci di Benisichi, Ambassador and State Counsellor,
as Agent;
Mr. Giacomo Aiello, State Advocate,
H.E. Mr. Franco Giordano, Ambassador of the Italian Republic to the Kingdom of the Netherlands,
as Co-Agents;
Mr. Luigi Condorelli, Professor of International Law, University of Florence,
Mr. Pierre-Marie Dupuy, Professor of International Law, Graduate Institute of International and
Development Studies, Geneva, and University of Paris II (Panthéon-Assas),
Mr. Paolo Palchetti, Associate Professor of International Law, University of Macerata,
Mr.SalvatoreZappalà, Professor of International Law, University of Catania, Legal Adviser,
Permanent Mission of Italy to the United Nations,
as Counsel and Advocates;
Mr.GiorgioMarrapodi, Minister Plenipotentiary, Head of the Service for Legal Affairs, Ministry
of Foreign Affairs,
Mr.GuidoCerboni, Minister Plenipotentiary, Co-ordinator for the countries of Central and
Western Europe, Directorate-General for the European Union, Ministry of Foreign Affairs,
Mr. Roberto Bellelli, Legal Adviser, Embassy of Italy in the Kingdom of the Netherlands,
Ms Sarah Negro, First Secretary, Embassy of Italy in the Kingdom of the Netherlands,
Mr. Mel Marquis, Professor of Law, European University Institute, Florence,
Ms Francesca De Vittor, International Law Researcher, University of Macerata,
as Advisers. - 8 -
Le Gouvernement de la République hellénique est représenté par :
M.SteliosPerrakis, professeur des institutions in ternationales et européennes à l’Université
Panteion d’Athènes,
comme agent ;
S. Exc. M. Ioannis Economides, ambassadeur de la République hellénique auprès du Royaume des
Pays-Bas,
comme agent adjoint ;
M.AntonisBredimas, professeur de droit internatio nal à l’Université nationale et capodistrienne
d’Athènes,
comme conseil et avocat ;
Mme Maria-Daniella Marouda, maître de conférences en droit international à l’Université Panteion
d’Athènes,
comme conseil. - 9 -
The Government of the Hellenic Republic is represented by:
Mr.Stelios Perrakis, Professor of International and European Institutions, Panteion University of
Athens,
as Agent;
H.E.Mr.Ioannis Economides, Ambassador of the Hellenic Republic to the Kingdom of the
Netherlands,
as Deputy-Agent;
Mr.Antonis Bredimas, Professor of International Law, National and Kapodistrian University of
Athens,
as Counsel and Advocate;
Ms Maria-Daniella Marouda, Lecturer in International Law, Panteion University of Athens,
as Counsel. - 10 -
The PRESIDENT: Please be seated. The sitting is open.
This morning we shall hear Greece’s observations with respect to the subject-matter of its
intervention in the case.
Let me recall that tomorrow, Thursday 15, and Friday 16 September, Germany and Italy will
in turn present their observations on that subject-matter during the course of their second round of
oral argument.
I shall now give the floor to the Agent of Greece, Mr. Stelios Perrakis, who is invited to step
up to the rostrum.
M. PERRAKIS: Monsieur le président, honorab les Membres de la Cour, c’est la première
fois que je plaide devant votre haute juridiction et il est opportun d’emblée d’exprimer ma profonde
considération pour la Cour et son Œuvre depuis so ixante-six années ainsi que mon dévouement à la
justice internationale et le droit international.C’est un grand honneur et un privilège de pouvoir
prendre la parole devant vous en représentant mon pays, la République hellénique
I.R EMARQUES INTRODUCTIVES
1. L’instance en cours, devant vous, n’est pas une affaire ordinaire. Elle constitue un
tournant, dont la substance dépasse les limites d’ un simple litige bilatéral interétatique. Car,
l’enjeu, le cŒur de sa finalité, derrière des noti ons établies, acceptées ou en mutation, est le duel
projeté entre la souveraineté étatique et l’individu. Entre l’immunité juridictionnelle de l’Etat, face
à l’individu dont les droits sont bafoués et constituent des violations graves du droit humanitaire.
2. L’examen de l’immunité de l’Etat, matière sensible dans sa mise en Œuvre, doit faire face
à des règles substantielles dérivant de la responsabilité internationale de l’Etat, de son obligation de
réparer pour les préjudices causés et du droit individuel de la victime à la réparation.
L’3f.faire Allemagne c. Italie se déroule devant la Cour au moment où la communauté
internationale s’engage concrètement à promouvoir un ordre international constitutionnel où
prévalent la démocratie, l’Etat de droit, les dro its de l’homme, et où la justice règne. Comme le
grand tragédien grec Aeschylus raconte dans son Œuvre Euménides, «[là], où la Justice, vainquant
Erinyes, les déesses de vengeance, et les aspects barbares de l’humanité, promet à Athènes, que son - 11 -
siège, le siège de la justice, sera un fort, un rempart de salut, aussi large que la terre d’Athènes, fort
comme l’Etat-cité…».
4. Il m’est difficile de croire que la ques tion fondamentale dans le litige en cours à savoir
l’immunité étatique face aux droits de l’i ndividu risque d’ébranler les assisses du droit
international, ou bien que le développement en la matière pourrait cons tituer un danger pour le
droit international, comme on le prétend. Et je dois rappeler que la communauté internationale,
dont l’architecture institutionnelle et juridique se cristallise avec la Charte des NationsUnies de
1945, n’affirme pas seulement l’égalité souveraine d es Etats, mais elle consacre l’avènement de
droits de l’homme dans la Société des Nations.
5. La République hellénique se présente deva nt la Cour, suite à l’ordonnance rendue par
votre Cour, le 4 juillet 2011, con cernant la requête de la République hellénique à fin d’intervention
dans l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c.Italie) . Dans cette
ordonnance la Cour autorisa la République hellénique d’intervenir dans l’inst ance en cours, en tant
que non-partie, conformément à l’article 62 du Statut de la Cour.
6. Conformément à l’article85, paragraphe1, du Règlement de la Cour, la Grèce a déposé,
le 3 août, sa déclaration écrite sur laquelle des commentaires allemands furent adressés le 26 août.
7. La Grèce souhaite déclarer, d’emblée et d’ une manière significative, que son intervention
dans l’affaire qui oppose l’Allemagne et l’Italie su r l’immunité juridictionnelle de l’Etat, n’a pas et
n’avait jamais l’intentio n d’affecter d’aucune manière les relations excellentes qu’elle maintient
avec les deux pays, Parties au litige.
8. Le but de l’intervention hellénique fut expliqué dans sa requête à fin d’intervention
du13janvier2011 et ses observations écrites du 4mai2011. Il fut clairement décrit dans
l’ordonnance de la Cour du 4juillet2011. En e ffet, la République hellé nique entend contribuer,
dans les limites posées par la Cour dans son or donnance, sur la base des décisions rendues par la
justice grecque, en l’affaire Distomo, à l’évaluation de la situation juridique prévalant sur une
question en mutation et le développement progressi f du droit international; dans un domaine si
important pour l’ordre juridique international et la position de l’individu à ce niveau.
9. Notre plaidoirie aujourd’hui va aborder, en premier lieu, le contexte factuel de l’affaire en
instance et de notre intervention. Ensuite on va clarifier les jugements émanant des juridictions - 12 -
grecques dans l’affaire emblématique du Massacre de Distomo. Il s’agit d’une élaboration sur les
dimensions juridiques, dérivant à la fois du droi t national et international, qui les soutiennent.
Cette approche reprend le c ontexte factuel des questions à l’origine de l’affaire du Massacre de
Distomo. Aussi, elle contient la construction juridi que élaborée par les tribunaux grecs concernés,
à la lumière des questions portant sur l’immunité étatique, de la responsabilité internationale, ainsi
que des actions civiles abordées également dans le cadre de l’exécution de l’arrêt Distomo sur le sol
italien. Une référence est faite aussi à l’arrêt Margellos et autres de la Cour suprême spéciale.
10. Ensuite, nous allons procéder à l’appréciation des jugements à la lumière du droit
international et de son développe ment récent, afin d’analyser les différentes composantes qui
articulent la question. Enfin on va conclure avec les conséquences juridiques que l’arrêt de la Cour
aura sur cette question. En dépit de l’intérêt général que cette question présente, certainement, pour
tout Etat, on se réfère aux conséquences concrètes que le jugement de la Cour aura en Grèce sur les
affaires pendantes et futures similaires à celles qui ont été jugées déjà par les tribunaux grecs.
II.L E CONTEXTE FACTUEL ET FONCTIONNEL DE L ’AFFAIRE EN INSTANCE
ET L’INTERVENTION HELLÉNIQUE
Monsieur le président, honorables Membres de la Cour, permettez-moi maintenant de me
référer au contexte factuel et fonctionnel de l’affaire en instance et l’intervention hellénique.
11. Dans le litige opposant l’A llemagne et l’Italie, concernant l’adoption et l’exécution dans
l’ordre juridique italien des divers jugements rendus par des instances juridictionnelles italiennes
⎯en violation, selon l’Allemagne, de son immunité juridictionnelle dont elle jouit en vertu du
droit international ⎯ aux fins de réparations à des individus victimes de violations graves du droit
international humanitaire, commises par le III eReich et les forces armées allemandes durant la
seconde guerre mondiale, un des griefs allemands ⎯ le troisième ⎯ met en exergue l’exécution en
Italie d’un jugement gr ec dans l’affaire du Massacre de Distomo. Il s’agit, en effet, du jugement
rendu par le tribunal de première instance (Protodikeio) de Livadia, confirmé par la Cour de
cassation (Areios Pagos) qui condamnait l’Etat allemand à dédommager des citoyens grecs,
victimes du massacre perpétré à Distomo par les forces armées allemandes, qui remonte
au 10 juin 1944 alors que la Grèce se trouvait sous occupation allemande. - 13 -
12. Le 25septembre1997, le tribunal de première instance de Livadia a condamné
l’Allemagne pour les violations graves du droit hum anitaire commises lors du massacre et accordé
aux parents des victimes de ce massacre des dommages-intérêts. L’Allemagne présenta un pourvoi
en cassation devant la Cour de cassation hellénique. La haute juridiction grecque en 2000 confirma
le jugement de Livadia avec une écrasante majorité . Toutefois la décision de Livadia, devenue
définitive, n’a pas pu être exécutée en Grèce, ca r le ministre de la justice n’a pas accordé
l’autorisation requise par l’article923 du code de procédure civile grec pour l’exécution d’une
décision contre un Etat tiers.
13. En outre, les requérants, devant le refus du ministre de la justice de consentir à la prise
des mesures provisoires, dans le cadre de l’exécutio n du jugement de Livadia, ont saisi le Conseil
d’Etat qui, par l’arrêt 3669/2006 de sa plénière, c onfirma que l’acte du ministre relève entièrement
de la souveraineté de l’Etat, étant un acte de gouvernement non contrôlé par les juridictions.
14. Les requérants ont introduit un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme
(affaire Kalogeropoulos et autres). Dans ce recours contre la Gr èce et l’Allemagne, ils ont allégué
une violation de l’article6, para graphe1, de la convention europé enne, ainsi que de l’article1 du
premier protocole additionnel à ce tte convention, due au refus de se conformer au jugement du
tribunal de Livadia. Le 12 décembre 2002, la Cour de Strasbourg déclara la requête irrecevable.
15. De l’autre côté, les requérants ont in tenté devant des tribunaux allemands (tribunal
régional de Bonn (1997), la haute cour régionale de Cologne, l’année suivante) une action afin
d’exécuter le jugement de Livadia en Allemagne . Aucune suite positive n’a été donnée à l’action
des victimes de Distomo. Ensuite, les requérants grecs ont introduit un recours devant la Cour
constitutionnelle fédérale allemande. Celle-ci, le 26 juin 2003, rejeta le recours. L’explication du
rejet des actions individuelles grecques se trouve à l’état législatif en Allemagne quant à la
possibilité des victimes de violations du DIH d’in troduire des réclamations, ainsi qu’à la position
de juge allemand à l’égard du droit des individus-victimes à un tribunal et à la réparation.
16. En revanche, les victimes de Distomo ont pu obtenir satisfaction en matière d’exécution
avec une décision de la cour d’appel de Florence, en date du 2 mai 2005, qui déclare exécutoire sur
le sol italien le jugement de Livadia. Cette d écision d’exécution du jugement rendu par le tribunal
de Livadia devenait donc exécutoire, après que la Corte Suprema di Cassazione italienne - 14 -
confirmait la décision de la cour d’appel de Flor ence. Le 7juin2007, les requérants grecs ont
enregistré auprès du cadastre de la province de Cômo une hypothèque judiciaire sur la Villa
Vigoni, bien immobilier de l’Etat allemand.
17. Dans ce contexte de l’affaire, une référence est faite en l’affaire Margellos et autres ,
contre l’Allemagne. Le 17septembre2002, la Co ur spéciale suprême adopta, à une majorité de
6 membres contre 5, une position contraire à celle de la Cour de cassation en 2000.
18. Le 13janvier2011, la République hellénique déposa, en vertu de l’article62 du Statut,
une requête à fin d’intervention dans l’instance en cours entre l’Allemagne et l’Italie. La Grèce
insistait sur le fait que cette demande s’alignait avec son souhait de contribuer, en tant que
«non-partie», à la bonne administration de la justice dans cette affaire.
19. Les deux Parties au litige en instance, da ns leurs observations écrites, n’ont pas objecté
formellement à la demande hellénique, même si l’Allemagne évoquait certaines considérations
selon lesquelles la requête hellénique ne satisfaisait pas aux critères d’intervention du Statut.
20. La Cour a accueilli cette requête le 4 juillet. Dans son ordonnance, elle admet qu’il est
«suffisamment établi que la Grèce a un intérêt juridique susceptible d’être affecté par l’arrêt qu’elle
rendra dans la procédure principale».
Monsieur le président, Mesdames , Messieurs de la Cour, nous allons aborder maintenant la
question de la position du juge grec face à l’immu nité de l’Etat eu égard à la réparation pour
violations du droit humanitaire dans le contexte du développement du droit international, et je vous
prie, Monsieur le président, d’autoriser m on collègue, conseil et avocat, le professeur
Antonis Bredimas, à prendre la parole.
The PRESIDENT: I thank ProfessorSteriosPerrakis, the Agent of Greece, for his
presentation. I now invite Professor Bredimas to make his presentation.
M.BREDIMAS: Monsieur le présid ent, honorables Membres de la Cour, c’est la première
fois que je plaide devant votre haute juridiction, et c’est un très grand honneur et un privilège de
pouvoir prendre la parole au nom de mon pays. Ma plaidoirie portera sur les jugements dans
l’affaire du Massacre de Distomo, à savoir celui du tribunal de première instance de Livadia et, par
la suite, celui de l’Areios Pagos, Cour de cassation grecque. - 15 -
III. LA POSITION DU JUGE GREC FACE À L IMMUNITÉ DE L ’ETAT EU ÉGARD
À LA RÉPARATION POUR VIOLATIONS GRAVES DU DROIT HUMANITAIRE
DANS LE CONTEXTE DU DÉVELOPPEMENT DU DROIT INTERNATIONAL
A. Les jugements dans l’affaire du Massacre de Distomo
a. L’arrêt du tribunal de première instance de Livadia
21. En ce qui concerne le tribunal de prem ière instance de Livadia, dans l’affaire Préfecture
de Viotia et autres c. Allemagne, connue comme l’affaire du Massacre de Distomo, la préfecture de
cette région de la Grèce centrale et 257particuliers introduisai ent le 27novembre1995 devant le
tribunal de première instance de Livadia, capitale et siège de la préfecture, une demande en
réparation. Les requérants demandaient à ce tribunal de déclarer recevables leurs demandes de
réparation pour les dommages subis à la suite des atrocités commises par les forces armées de
l’occupation allemande à Distomo le 10 juin 1944, tant matériels que morals. Dans cet événement
tragique d’horreur, 218 habitants du village, dont 7 bébés jusqu’à six mois, 15 enfants de 2 à 5 ans,
25 enfants de 6 à 12 ans (au total 47enfants), 91femmes, 25vieux hommes, 20couples, sans
compter de nombreux viols et des meurtres de femmes enceintes ⎯pour la plupart parents des
requérants ⎯ étaient massacrés, leurs propriétés détruites, le village entièrement mis en feu.
22. La République hellénique considère qu’il n’est pas nécessaire d’insister longtemps sur
les faits qui forment la base de l’affaire portée devant le tribunal de Livadia. Ils sont très bien
connus de la Cour, des Parties au présent litige et bien au-delà. Un excellent bilan de ces faits se
trouve dans l’opinion séparée du juge CançadoTr indade. Il est indiscutable que ces atrocités
constituent des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, d’un ordre similaire à ce qui avait
amené le Tribunal de Nuremberg à condamner di fférentes personnes à de lourdes peines, comme
d’ailleurs dans d’autres procès après la seconde guerre mondiale, qui soulèvent bien entendu la
responsabilité internationale de l’Etat allemand. L’Allemagne, dans ses commentaires du 26 août,
ne conteste pas ces faits ni ces implications juridiques, et nous sommes satisfaits qu’on ne nie pas
les évidences.
23. Distomo, comme Kalavryta et autres 88e ndroits de massacre en Grèce, constitue un
exemple d’une politique systématique de représa illes de la puissance occupante. Une politique - 16 -
répandue qui a abouti à la destruction de Distomo et tant d’autres villages grecs et à l’extermination
d’une population civile innocente, d’une manière qualifiée «de barbarie».
24. Evoquant son immunité ju ridictionnelle, l’Allemagne re fusa de se représenter à la
procédure devant le tribunal de Livadia. Il est à noter, à cet égard, qu’il n’y a pas en Grèce une
législation spécifique sur l’immunité de l’Etat. La question est régie d’une manière générale par
l’article3, paragraphe1, du code de procédure civile grec qui stipule ⎯ simplement ⎯ que les
étrangers jouissent d’immunité devant le juge grec, les tribunaux grecs interprétant ce terme
comme incluant aussi les Etats.
25. Le tribunal de première instance de Livadia a d’abord examiné sa propre compétence
d’office en vertu de l’article 4 du code de procédure civile, c’est-à-dire si le défendeur ne comparaît
pas en l’audience initiale, comme ce fut le cas de l’Allemagne. Le tribunal a également examiné sa
compétence à la lumière de ce même article du code de procédure civile qui prévoit que : «Ne sont
pas soumis à la juridiction des tribunaux grecs les ressortissants étrangers jouissant de l’immunité».
De cette prérogative de l’immunité jouissent non se ulement les particuliers, mais aussi les Etats
étrangers, en tant que sujets du droit internationa l public. Le tribunal, examinant cette dernière
question, a adopté l’approche générale admise par le droit international public, à savoir la
distinction entre actes de l’Etat releva nt du droit international privé (actes jure gestionis), et ceux
par lesquels se manifeste le pouvoir de l’Etat (actes jure imperii). Le tribunal de Livadia, à la suite
d’une jurisprudence abondante des tribunaux grecs, reconnaît que les actes des Etats jure imperii
sont soumis au principe de l’im munité. Dans ce contexte, le tribunal a procédé à l’examen de la
question si les actes commis par les forces d’occupation allemandes à Distomo sont qualifiés
d’actes jure gestionis ou jure imperii.
26. Cet examen se fait par le tribunal ⎯et tout tribunal ⎯ grec selon le droit interne de
l’Etat de forum, mais en suivant les principes établis par le droit international. Ces principes
comprennent, entre autres, l’article46 du règlemen t annexé à la conventio n de LaHaye de1907,
d’après lequel «l’honneur, les droits de famille, la vie des personn es et leur biens…doivent être
respectés». Cette disposition constitue une obligation concrète pour les forces d’occupation qui
sont tenues à la respecter. Partant de cette constatation, le tribunal de Livadia accepte qu’il s’agisse
là ⎯ article 46 ⎯ d’une disposition de jus cogens, comme il est admis par le droit international - 17 -
public. La conséquence de l’existence du jus cogens est que l’Etat ne peut évoquer le principe de
l’immunité, lorsqu’il est poursuivi en justice pour violation des di spositions ayant ce caractère. Le
tribunal de Livadia a basé cette conclusion sur l’ arrêt du Tribunal de Nuremberg, selon lequel le
droit de l’immunité ne s’applique pas lorsqu’il s’agit d’infractions ou d’actes que le droit
international désapprouve, faisant ainsi référe nce à ce qui est admis postérieurement comme jus
cogens. Partant, le tribunal fait les constatations suivantes: a) que l’Etat qui a violé une règle de
jus cogens est réputé renoncer tacitement au principe de l’immunité, b)les actes de l’Etat qui
violent le jus cogens n’ont pas un caractère d’actes souverains, c) que la souveraineté territoriale
l’emporte sur le principe de l’immunité, qui ne peut pas être invoqué par un Etat dont les actes sont
commis lors d’une occupation de guerre illicite. Enfin, d) prétendre à l’application de l’immunité
des actes en violation du jus cogens, équivaudrait à un abus de droit. Pour tous ces motifs, le
tribunal de Livadia, en répétant que les actes commis par les forces d’occupation allemandes ne
constituent pas des actes de pouvoir souverain, a conclu, par conséquence, que l’Allemagne ne
jouit pas du principe de l’immunité. Ainsi, le tribunal a jugé recevables les actions soumises
devant lui par les plaignants.
27. Le tribunal de Livadia a mis en exergue, également, le principe ex injuria jus non oritur,
concluant ainsi que des actes contraires au droit international ne peuvent pas abriter un droit à
l’immunité de l’Etat responsable.
28. Se penchant sur la question de l’indemni sation des requérants, le tribunal considère ces
demandes conformes au droit international, en renvo yant à l’article 3 de la convention de La Haye
de 1907, selon lequel
«le belligérant qui violerait les dispositions du Règlement [de Lois et Coutumes de la
Guerre…, c’est-à-dire de l’article 46] sera contraint, le cas échéant, à une indemnité, et
il sera responsable de tous les actes commis par les personnes participant à sa force
militaire».
Deux points y relatifs sont discutés par le tribunal de Livadia. Primo, que, bien que la Grèce n’ait
pas ratifié ce Règlement, il n’en reste pas moins que les deux Etats (Grèce-Allemagne) sont liés par
son contenu, dès qu’il fasse partie du droit international coutumier; et secundo, que l’expression
utilisée dans l’article3 de la convention de LaHa ye «le cas échéant» ne signifie pas, selon la - 18 -
doctrine, que nous sommes en présence d’une clause de flexibilité de la disposition, mais, au
contraire, qu’il faut qu’un préjudice doit avoir lieu.
29. Par la suite, le tribunal de première instance examine deux questions provenant de
certains instruments, nationaux ou internationaux, qui auraient pu avoir une incidence sur la
question des réparations. D’une part, il analyse la loi grecque 2023 de 1952, qui prévoit que «l’état
de guerre entre la Grèce et l’Allemagne prend fin à partir du 10 ju in 1951», mais observe que cette
même règlementation est conditionnée par une autr e disposition, selon laquelle ceci est valable
«sous réserve du règlement des questions et différends , surgis suite à la guerre, par le pacte de paix
à conclure». D’autre part, il se penche sur l’article5, paragra phe2, de l’accord de Londres, du
27février1953, portant sur les dettes extérieures allemandes ⎯accord ratifié par la Grèce,
en 1956, qui prévoit qu’ :
«il convient de suspendre ⎯jusqu’ à ce que le problème des réparations soit
définitivement réglé ⎯ l’examen des prétentions re levant de la seconde guerre
mondiale, formées par les pays qui furent en état de guerre avec l’Allemagne ou
occupés par celle-ci au cours de cette guerre , et par les ressortissants de ces pays,
contre le Reich et ceux qui l’ont servi, y compris les frais de l’occupation allemande,
des actifs à des comptes compensatoires, acquis pendant l’occupation, ainsi que des
prétentions contre le Reichskreditkassen».
30. Pour les juges de Livadia, bien qu’un traité de paix formel de l’Allemagne avec la Grèce
n’ait pas eu lieu, le traité de Moscou de1990 , connu sous le nom de «4+2», les deux Etats
allemands (République fédérale d’Allemagne, République populai re d’Allemagne) et les quatre
Puissances vainqueurs (URSS, Royaume-Uni, Etats- Unis, France), constitue un traité de paix, du
moment qu’on a réglé les questions du conflit ar mé de la seconde guerre mondiale. Le tribunal
remarque que cette réglementation du traité de Moscou remplit la condition prévue par l’accord de
Londres (que «le problème des réparations soit définitivement réglé par un traité»).
31. Enfin, le tribunal de Livadia procède à l’examen des demand es d’indemnisation qui
doivent être acceptées, ainsi que, de celles qui doive nt être rejetées, pour le motif qu’elles sont
vagues ou sont relatives à la satisfaction pécuniaire pour lésion morale.
32. Le tribunal de Livadia dans sa décision n o137/1997, accorda aux requérants environ
27 362 323 euros, somme que l’Allemagne devait ve rser, mais surtout adopta une décision perçue
par les plaignants et l’opinion publique comme faisant justice. - 19 -
b. L’arrêt de la Cour de cassation (Areios Pagos)
33. L’arrêt du tribunal de première instance de Livadia de1997 fut porté en cassation par
l’Allemagne en1998. Avec son jugement de 1999, la première chambre civile de Areios Pagos
renvoya l’affaire devant la plénière de la C our de cassation, qui a émis son jugement le
25 mai 2000. Cet arrêt confirme l’arrêt du tribunal de Livadia et rejette le pourvoi en cassation de
l’Allemagne.
La Cour de cassation entra dans le vif du sujet, en examinant les éléments constitutifs de la
coutume internationale, c’est-à-dir e la pratique générale et l’ opinio juris . Elle constate que le
principe de l’immunité souveraine des Etats étrangers constitue une règle de ce caractère, faisant
partie intégrante du droit hellénique , selon l’article 28 de la Constitution, principe qui vise à éviter
«les perturbations des relations internationales» . La haute Cour répète l’arrêt du tribunal de
Livadia en ce qui concerne la distinction entre actes jure imperii et actes jure gestionis et que cette
distinction s’établit sur la base du droit du forum. E lle se réfère, par la suite, au droit international
conventionnel et surtout à la convention eur opéenne sur l’immunité des Etats de 1972, pour
laquelle elle fait les remarques suivantes: tout d’abord, que cette convention fut ratifiée par
huit Etats seulement ⎯entre autres l’Allemagne ⎯, mais la non-ratification par la majorité des
Etats européens ne signifie pas que cela est dû à un désaccord avec les principes essentiels de
celle-ci. Par ailleurs, la Cour de cassation estime que cette conven tion implique la codification du
droit international coutumier en la matière. En tout état de choses, la Cour donne l’emphase à
l’article 11 de la convention, selon lequel un Etat contractant ne peut invoquer son immunité devant
un autre Etat contractant en relation avec la ré paration d’un dommage causé par des délits commis
à l’encontre d’une personne ou d’une propriété, et cela indépendamment du fait que ce délit fut
commis par l’Etat jure imperii ou jure gestionis. L’arrêt examine, par la suite, les conditions
prévues par la convention ⎯ prises cumulativement ⎯ c’est-à-dire l’existence d’un lien avec l’Etat
du forum : que l’acte ait lieu sur le territoire de l’Etat du forum, et que l’auteur ait été présent sur le
territoire de l’Etat où le crime a eu lieu.
L3’4. Areios Pagos prête un intérêt spécial au fait que la convention de1972 inaugura et
influença la législation de plusieurs Etats, surt out non européens (Etats-Unis, Canada, Australie,
Afrique du Sud, Singapore, etc.) relatives à l’excl usion du principe de l’immunité, tandis qu’il - 20 -
consacre une partie de son arrêt aux «Articles sur les immunités juridictionnelles des Etats»,
élaborés par la Commission du droit international de 2001. Un texte qui, selon l’arrêt de l’aréopage
grec, reflète les opinions de la communauté intern ationale sur les questions de l’immunité. La
Cour fait référence expresse à l’article 82 de cet instrument de la Commission du droit international
et le compare avec le texte respectif de la convention européenne, ainsi qu’avec la note
interprétative du rapporteur sur cet article, selon lequel cet article est basé sur le principe de la
territorialité et régit les délits commis par les organes d’un Etat sur le territoire du forum,
indépendamment du caractère de l’acte commis jure imperii ou jure gestionis. La Cour de
cassation invoque aussi les règlementations analogues de l’Institut de droit international de1991,
ainsi que la jurisprudence de certains Etats, consacr ant une partie de l’arrêt à la jurisprudence des
Etats-Unis et citant expressément les affaires Letelier v. Republic of Chile , de1980, et
Liu v.Republic of China , de 1986, où les tribunaux américains se sont reconnus compétents pour
juger ces affaires, bien qu’il s’agissait d’actes gouvernementaux commis jure imperii.
35. Enfin, la Cour de cassation, me ntionnant le règlement, annexé à la IV e convention de
La Haye de 1907, concluait que les crimes perpétrés étaient «en violation des règles impératives du
droit international».
36. De tous ces éléments mentionnés, ai nsi que de l’opinion d’un grand nombre de
spécialistes du droit international public, la Cour a considéré qu’il y a là une pratique générale des
Etats qui est acceptée en tant que droit et, par conséquence, elle a constaté l’existence d’une
coutume internationale, selon laquelle les tribuna ux nationaux sont compétents pour juger, par
dérogation au principe de l’immunité, des actions en indemnisation pour les délits commis dans les
circonstances déjà mentionnées. La Cour de cassation admet que, normalement, la dérogation au
principe de l’immunité ne couvre pas les demand es de réparations pécuniai res lorsqu’il s’agit de
conflits armés; réparations qui sont d’habitude couvertes par les accords interétatiques (traités de
paix). Cependant, l’immunité juridictionnelle éta tique ne s’applique pas lorsque les actes commis
constituent des crimes ⎯ d’habitude des crimes contre l’humanité ⎯ qui ne sont pas objectivement
nécessaires, pour assurer le maintien d’une occupation belligérante.
37. En appliquant ces constatations juridiques dans le cas d’espèce, la Cour de cassation a
considéré comme fondé l’arrêt du tribunal de Livadia, acceptant que les actes, commis à l’encontre - 21 -
des habitants du village de Distomo par les fo rces d’occupation allema ndes, constituaient des
représailles armées qui n’étaient, en aucun cas, nécessaires au maintien de l’occupation militaire ou
la répression de la résistance. Ainsi, la C our valida la décision du tribunal de Livadia, selon
laquelle l’Etat allemand ne pouvait pas invoquer le principe de l’immunité et qu’il avait renoncé
indirectement à ce droit dans la mesure où ses ac tes mentionnés n’avaient pas la nature d’actes de
puissance souveraine.
Monsieur le président, honorables Membres de la Cour, je termine ici mes remarques et je
vous prie de donner la parole à l’agent, le professeur Stelios Perrakis, pour la suite de la plaidoirie.
The PRESIDENT: I thank ProfessorBredimas for his presentation. I now invite
Professor Stelios Perrakis, the agent of Greece, to make his remarks.
M. PERRAKIS : Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je continue donc
sur la position du juge grec face à l’immunité de l’Etat eu égard à la réparation pour violation grave
du droit humanitaire.
B. Les jugements d’autres tribunaux grecs
38. La Grèce fut un des pays les plus touchés par la seconde guerre mondiale, avec des pertes
en vie humaine dépassant l’ordinaire par rapport à sa population, mais aussi à cause des massacres
souvent perpétrés. Il faut souligner que l’affaire de Distomo n’était pas un cas isolé dans la
jurisprudence grecque pertinente en la matière. Il y a eu quatre-vingt-neuf (89) endroits où des
massacres similaires à ceux de Distomo étaient commis par les troupes d’occupation, dont figure
prépondérante est celle de Kalavrita dans le nord du Péloponnèse.
39. Ainsi, une action multilatérale en réparation de la part des particuliers ⎯ victimes du
comportement des forces d’occupation allemandes était déclenchée au cours de cette période, fin
des annéesquatre-vingt-dix devant les tribunaux grecs. Plusieurs juridictions helléniques étaient
saisies par des actions individuelles en dommages-in térêts, fondées sur des faits divers survenus à
travers le pays, en majorité des crimes cruels pe rpétrés par les forces armées d’occupation lors des
massacres, notamment dans le cadre de représailles. - 22 -
40. Leurs jugements, en première instance et en appel, esquissant la tendance en matière du
principe de l’immunité de l’Etat, varient. Cert ains n’accueillent pas les demandes des victimes, en
évoquant l’immunité juridictionnelle de l’Etat a llemand. D’autres acceptent le bien fondé des
réclamations individuelles, comme ce fut le cas de Distomo. Ceux-ci, après avoir accepté leur
juridiction pour connaître les réclamations introd uites par des individus, optent pour le bien fondé
de ces réclamations et accordent satisfaction, condamnant ainsi le Gouvernement allemand à verser
une somme d’argent en réparation pour dommages matériels et moraux. Dans la première
catégorie entrent des jugements de tribunaux de prem iers instance : de Thèbes (17/13 13/1/97), de
Chanée, (n o77/1997), du Pirée (692/97), de Larissa ( 93/98), de Patras (95325/9/1998), d’Arta
(1/26/1/99), etc. Dans la deuxième catégorie d’arrêts, dites «positives», figurent les tribunaux de
première instance de Tripolis (59/1998), de Aigio (92/3/6/98 et 91/25/6/1998), la cour d’appel
d’Athènes (1122/1999), la cour d’appel de Crèt e (438/20/7/2000), la cour d’appel de Pirée
(894/2001).
C. L’arrêt de la Cour suprême spéciale (CSS) dans l’affaire Margellos et autres
41. De l’autre côté, il y a l’affaire Margellos et autres de la Cour suprême spéciale qui n’est
pas mentionnée par l’ordonnance de la Cour dans le domaine délimité de l’intervention hellénique.
Une simple référence est faite dans les considerata factuels de la Cour. Mais elle est soulignée par
l’Allemagne dans son argumentation pendant la procédure écrite de l’affaire principale, son
commentaire du 26 août à notre déclaration écrite, ainsi que dans sa plaidoirie de lundi.
L4’2f.faire Margellos et autres est basée sur des faits similaires à ceux de Distomo qui ont
eu lieu à Lidoriki dans la région de Fokis de la Grèce centrale. Suite à la demande de la première
chambre de la Cour de cassation, la Cour suprême spéciale était saisie de la question de savoir s’il
y avait en droit international coutumier une norme selon laquelle, dans des cas d’actes illicites en
violation des règles internationales impératives, il y a exception de l’immunité juridictionnelle de
l’Etat. La Cour, après avoir examiné la jurisprudence des diverses juridictions nationales, ainsi que
de la Cour européenne des dro its de l’homme dans les affaires McElhinney c.Irlande et
Al-Adsani c. Royaume-Uni et la convention européenne sur l’i mmunité de1972, a conclu que, en
dépit d’une tendance dégagée, elle n’était pas en mesure donc de conf irmer l’existence d’une - 23 -
norme internationale émergeante, qui allait autoriser l’exception de l’immunité juridictionnelle de
l’Etat dans des cas des crimes perpétrés par les forces armées d’un Etat en violation des obligations
internationales de caractère jus cogens. L’arrêt6/2001 de la Cour suprême spéciale était rendu
in extremis par six à cinqvoix. Je répète, six à cinq. Comme Al-Adsani, de neuf à huit. La
minorité dans son opinion dissidente reprenait l’ar gumentation de l’aréopage, développée déjà par
mon collègue, et insistait à ce que l’existence d’ une norme coutumière de droit international
émergeante excluait l’application de l’immunité de l’Etat dans cette affaire.
43. A cet égard ⎯ de l’arrêt Margellos, donc ⎯ l’Allemagne procède à une appréciation de
cet arrêt à notre sens juridiquement erronée, due à la confusion manifeste quant au statut de la Cour
suprême spéciale. Car en dépit de «son inform ation obtenue», la situation se présente d’une
manière différente de celle que l’Allemagne essaie de faire valoir. A savoir que l’arrêt de Cour
suprême spéciale a ⎯plus ou moins ⎯ «cassé» ⎯terme utilisé par l’honorable agent de
l’Allemagne, le professeur Tomuschat ⎯ ou même «renversé» la position de l’aréopage grec.
44. En premier lieu, le Cour suprême spéciale, Monsieur le président, Mesdames et
Messieurs de la Cour, n’est pas «the highest judicial body» en Grèce, comme l’affirme le
Gouvernement allemand. Selon la doctrine grecque faisant autorité, la majorité des publicistes
caractérisent cette Cour plutôt comme une juridiction spéciale, non autonome, non permanente,
sans intégration hiérarchique à l’échelle des tribunaux grecs, dont les caractéristiques ne
correspondent pas nécessairement avec les instances juridictionnelles d’autres pays, qui clairement
affichent la suprématie de leurs actes dans l’ordre juridique national. Quant à ses jugements relatifs
à l’existence de règles internationales, il est difficile d’affirmer un effet erga omnes, y compris
vis-à-vis de toutes les institutions gouvernementales.
45. La confusion réside au niveau de la juri diction exercée par la Cour suprême spéciale.
Cette approche jurisprudentielle devrait être prise en considération en relation avec le statut
juridique d’un organe sui generis dans le système juridictionnel grec et, partant, dans l’ordre
juridique national. En vertu de l’article100 de la Constitution hellénique, cette Cour spéciale
assume une double fonction. D’un côté, s’il y a divergence de vues de la part de deux hautes
juridictions du pays sur la validité d’une règle du droit, la Cour effectue un contrôle de
constitutionalité afin de déclarer et clarifier la situation sous l’angle constitutionnel. Mais, de - 24 -
l’autre côté, elle peut affirmer l’existence et l’applicabilité d’une règle de droit international
généralement acceptée (coutume, art.28, par.1, de notre Constitution) dans un cas d’espèce. Ce
n’est donc que partiellement une juridiction constitutionnelle, quant à sa première tâche.
46. A la lumière de cette situation juri dique, et notamment dans le domaine de
l’«identification», dans un cas d’espèce, d’une règle internationale de caractère coutumier, il est à
souligner que l’arrêt rendu en2002 dans l’affaire Margellos et autres et son impact dans l’ordre
juridique hellénique posent des questions. D’auta nt plus que la Cour dans son arrêt concluait
«qu’au stade présent du développement du droi t international n’est pas formée une règle
internationale généralement acceptée qui permettr ait une dérogation au pr incipe de l’immunité»
(par.14-15). Or la logique, voire la consta tation du mouvement de l’évolution du droit, est
présente, même dans l’argumentation de la majorité de six membres ⎯ bien entendu, cela va de soi
pour la minorité de cinqmembres ⎯ estimant que cette évolution donc ⎯ au moment du
jugement ⎯ ne permettait pas de constater la c onsécration d’une nouvelle norme en matière
d’immunité.
47. De l’autre coté, concernant les règles internationales, la tâche de la Cour spéciale
d’assurer une «interprétation uniforme» de la règle ne signifie guère une interprétation de la règle
internationale stagnante, à perpétuité. Telle est, d’ailleurs, la conception de la Cour spéciale qui
indique même dans l’arrêt Margellos l’aspect temporel limité de son approche, vu l’évolution
permanente du droit international. Ce qui pratiquement amène le juge ordinaire, le juge naturel, à
examiner ultérieurement, à chaque étape du déve loppement du droit international, si une règle
pourrait être qualifiée comme «généralement accepté e» ou non. C’est l’approche d’interprétation
de la Cour spéciale qui donne lieu à une position contraignante à l’égard d’autres juridictions, et
non pas les résultats de son interprétation à un cas d’espèce.
48. Cette approche admettant le développe ment du droit international en la matière ⎯ vu la
position opposée de la Cour de cassation dans l’affaire Distomo, mais également les éléments de
mutation qui se dessinent en droit international ainsi qu’au niveau national (tribunaux grecs et
italiens) ⎯ laisse en substance la question ouverte.
49. Il s’agit là d’une preuve du rôle important qu’à notre sens joue le rôle national ; le juge
national assume l’application et l’interprétation du droit international. L’expérience notamment - 25 -
des dernières décennies est éloquente quant à son rôle. Des grandes questions du droit international
et des développements d’ordre juridique trouvent leurs sources à l’Œuvre du juge national, comme
par exemple les incidences de l’affaire Pinochet ou, de manière généra le, sur la responsabilité
pénale individuelle.
IV. L’APPROCHE DES TRIBUNAUX GRECS SOUS L ’ANGLE D ’UN DROIT
INTERNATIONAL EN MUTATION
a. Le contexte juridique de l’affaire et le développement du droit international
50. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, la démarche de l’analyse
juridique des tribunaux grecs et leurs jugements dans l’affaire Distomo, autres affaires similaires,
ou portant sur d’autres violations du droit humanitaire, reflète-t-elle l’état du débat à la fois devant
les instances nationales et internationales ai nsi que dans la doctrin e; débat relatif au
développement du droit international en matière d’immunité juridictionnelle et d’autres questions
connexes du droit international avec lesquelle s il compose un ensemble, même si chaque
composante dudit ensemble demeure et affirme une question autonome ?
51. Comment se situe, effectivement, cette interprétation juridictionnelle hellénique du
principe de l’immunité juridic tionnelle par rapport aux questions des réparations et des actions
individuelles devant des juridictions nationales /internationales eu égard aux développements du
droit international? Aborder le privilège de l’immunité étatique sous l’impulsion d’autres règles
de droit international régissant le statut internati onal de l’individu: est-on dans la bonne direction
dans la mise en Œuvre effective des droits ? L’approche adoptée par les tribunaux grecs sur
l’affaire Distomo et la «minorité» de la Cour suprême spéciale s’alignent–elles sur l’évolution du
droit international, les développements de la pr atique des Etats, les jugements des tribunaux
nationaux ou internationaux, les positions des ins titutions internationales politiques et autres et les
nouvelles règles juridiques ?
52. Monsieur le président, il apparaît que les tribunaux grecs sont attentifs à cette évolution,
qui d’ailleurs accompagne les changements considérables au sein de la communauté internationale
après l’ère bipolaire. En effet, le droit in ternational connaît depui s un certain temps un
développement significatif, notamment dans le domaine de l’application de la responsabilité
internationale, de la réparation des victimes de violations des droits de l’homme, et du droit - 26 -
humanitaire et de leurs droits en la matière, ainsi que de l’immunité de l’Etat. On dirait même que
le droit international régissant ces questions se trouve en mutation, non seulement dans les esprits,
mais dans les faits et en droit. Plusieurs auteurs internationalistes, y compris des juges
internationaux, partagent cette constatation.
53. Cette évolution est marquée surtout par la position et le nouveau rôle des individus dans
l’ordre juridique international. Individus titulair es de droits, acteurs internationaux avec des droits
et des responsabilités, qui amènent les Etats et les autres acteurs internationaux à adopter une autre
approche dans leur pratique relative à la mise en Œuvre de leurs droits. Ils contribuent ainsi à
l’émergence de nouvelles normes internationales. Les mêmes individus portant leurs demandes
⎯ au moyen d’actions directes devant soit des juges nationaux, soit des instances juridictionnelles
internationales ⎯ sont à l’origine d’une jurisprudence qui dépasse fréquemment les «données» des
situations juridiques formées ou acquises dans le passé ⎯ ne correspondant guère avec les priorités
déclarées de la communauté internationale de notre siècle.
54. Cette situation sur la position de l’indi vidu dans l’ordre international n’est qu’une
nouvelle étape dans un processus évolutif déclench é déjà par la CPJI (avis consultatif sur la
juridiction des tribunaux de Danzig) qui considér a que «that the very object of an international
agreement, may be the adoption by the parties of some definite rules creating individual rights and
obligations and enforceable by the national courts». Plus tard, Hersch Lauterpacht considérait que :
«the position of the individual in international law cannot be unaffected by certain developments
that empower individuals to protect their rights before international tribunals and impose on them
duties directly under international law». Thèses reprises par la doctrine, tandis que cet état d’esprit
se reflète dans le commentaire sur les articles concernant la responsabilité de l’Etat de la CDI:
«today individuals may be regarded as the ultimate beneficiaries of certain international law norms
and therefore be the holder of rights…».
55. Bien entendu, la nouvelle situation trouve une expression importante dans le rôle des
individus devant des tribunaux internationaux: co urs européennes, interaméricaine; ainsi que
devant d’autres organes internationaux: Comité de droits de l’homme, autres treaty-bodies des
droits de l’homme dans le cadre de l’ONU, et autres institutions de caractère régional ou universel. - 27 -
56. Par ailleurs la reconnaissance de la res ponsabilité pénale individuelle constitue un autre
élément de changement, intervenu dans le statut international de l’individu.
57. Même l’attitude du Conseil de sécurité démontre déjà que la position de l’individu a
considérablement évolué, notamment en matière de protection face aux violations des droits de
l’homme et du droit humanitaire. Plusieurs r ésolutions en témoignent, adoptées aprèsles années
quatre-vingt-dix illustrent cette orientation et cette constatation, notamment en matière de
protection des civils dans des situations de conflits armés ou lorsque la question de l’assistance
humanitaire se pose, voir la récente intervention de M.GérardAraud, président en exercice du
Conseil de sécurité, le 10 mai 2011. Dans certains cas où la populati on civile se trouve en danger,
le Conseil de sécurité a même autorisé le recours à la force armée. Qu’y a-t-il en fait de la
souveraineté étatique dans l’affa ire, hier, de Somalie, il y a plus de vingtans (en1992) ou,
aujourd’hui de Libye (2011) ?
58. En outre, l’avènement dans l’ordre juridique international du principe de la responsabilité
de protéger dans le document final du Somm et mondial de2005 (A/RES/60/1, par.138-140)
renforce la conviction sur le besoin de protéger des populations civiles menacées ou victimes des
violations graves du droit international humanitaire.
59. Incontestablement, dans cette élaboration ju ridique, c’est dans le champ d’application du
droit international des droits de l’homme, du droit international humanitaire et du droit
international pénal, où on constate l’avancée la plus considérable.
60. En réalité, il ne s’agit pas seulement de l’humanisation du droit international, selon
TheodorMeron, mais d’une vraie rénovation de l’ architecture juridique globale. Le droit pénal
international et les nouvelles instances de droit pénal international en témoignent. Dans ce
contexte, il importe de se référer à l’obligation de l’Etat de facilite r la possibilité pour une victime
de réclamer réparation pour une violation du droit internationa l humanitaire de la part d’un
individu, auteur de crimes. Responsabilité de l’Etat de faciliter. Obligation déduite de l’article 75
du statut de la Cour pénale internationale. Bien qu’il soit correct d’affirmer que, dans ce cas-là, la
question de réparation ne se pose pas au niveau de l’Etat, c’est a contrario une démonstration de la
nouveauté intervenue, illustrant un tournant dans la conception du droit international en matière de
réparation individuelle. Dans cette direction, l’individu-victime adresse directement sa demande de - 28 -
réparation à l’encontre de l’auteur des crimes. Ainsi, la question se pose au niveau des relations
entre la victime et l’auteur, la victime et la communauté internationale.
61. Cette possibilité de l’individu d’ester en justice et d’engager des actions diverses, y
compris en matière de réparations, s’est développ ée dans plusieurs directions. Dans ce processus
progressif, le rôle central revient à la doctrine des droits de l’homme et à la proclamation des droits
de l’homme par la communauté internationale au niveau universel, régional ou national.
62. En particulier les traités relatifs aux dro its de l’homme exigent que les Etats prévoient
l’octroi d’un recours effectif en cas de violation de ses droits, et, pour la plupart, comportent une
obligation spécifique des Etats parties de prévoir un recours à réparation en droit interne. Il s’agit
d’un droit individuel bien établi en droit international : pacte international relatif aux droits civils et
politiques (art.2.3); convention sur la discriminati on raciale (art.6), convention contre la torture
(art.14), convention européenne des droits de l’ homme (art.13); convention américaine relative
aux droits de l’homme (art.10 et 25); Charte africaine des droits de l’homme et des peuples
(art. 7.1.a), et j’en passe. De ces systèmes de protection des droits de l’homme découle l’obligation
des Etats parties d’établir au niveau national des remèdes ouverts à des individus victimes des
o
violations de droits de l’homme. Effect ivement, selon le commentaire général n 31, 26/5/2004 du
Comité des droits de l’homme du pacte, l’article 2, paragraphe 3, exige des Etats parties d’accorder
réparation aux individus dont les dr oits garantis par le pacte sont violés. Sans réparation, dit-on,
l’obligation de prévoir un remède effectif, centrale pour l’efficacité de l’article2, paragraphe3,
n’est pas satisfaite.
63. Aussi, comme il a été confirmé par la C our européenne des droits de l’homme dans
l’affaire Aksoy/Turquie «la notion d’un remède effect if englobe le paiement d’une
compensation … par l’Etat défendeur» (par. 98). Dans le même sens, la position de la Cour
interaméricaine dans l’affaire Velasquez-Rodriguez (par. 174-6).
64. Le même est réaffirmé par la Commission des droits de l’homme (résolution1999/33
intitulée «Le droit à la restitution, compensation et réhabilitation pour les victimes des violations
graves des droits de l’homme» (26.4.1999).
65. En2005, d’abord la Commission des droits de l’homme, puis l’ECOSOC et enfin
l’Assemblée générale de l’ONU - 29 -
«Affirment qu’il importe de traiter de ma nière systématique et approfondie sur
les plans national et international la question du droit à un recours et à la réparation
des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de
violations graves du droit international hum anitaire… Considérant qu’en honorant le
droit des victimes à un recours et à la répa ration, la communauté internationale tient
ses engagements en ce qui concerne la détr esse des victimes, des survivants et des
générations futures, et réaffirme le droit international dans ce domaine.»
66. Monsieur le président, il s’agit d’un instru ment des Nations Unies qui contrairement aux
considérations de l’Allemagne, est très clair quant aux droits d es victimes à la réparation et qui
exprime le consensus universel en matière de l’obl igation de réparation de l’Etat ainsi que de son
obligation de prévoir le remède approprié et adéquate au niveau national.
67. L’article21 de ces principes adoptés se réfère à l’obligation des Etats à développer des
droits et des remèdes appropriés en faveur des individus dont les droits étaient violés. Le
professeur vanBoven avait expli qué d’une manière convaincante que le principe adopté par
l’Assemblé générale était le résultat de négoc iations difficiles et de plusieurs compromis
diplomatiques. Conformément à ceci :
⎯ Les recours contre les violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et les
violations graves du droit international humanita ire comprennent le droit de la victime aux
garanties suivantes, prévues par le droit interna tional: accès effectif à la justice; réparation
adéquate, effective et rapide du préjudice subi.
⎯ Conformément à sa législation interne et à ses ob ligations juridiques internationales, l’Etat
assure aux victimes la réparation des actes ou omissions qui peuvent lui être imputés et qui
constituent des violations flagrantes du droit international des droits de l’homme ou des
violations graves du droit international humanitaire.
⎯ A cette fin, les Etats devraient prévoir, dans leur législation interne, des mécanismes efficaces
pour assurer l’exécution des décisions de réparation.
68. Dans un autre contexte, il est à signaler que dans son rapport, la commission d’enquête
sur le Darfour observe
«The emergence of human rights unde r international law has altered the
traditional State responsibility concept, whic h focused on the State as the medium of
compensation. The integration of human rights into State responsibility has removed
the procedural limitation that victims of war could seek compensation only through
their own Governments, and has extended the right to compensation to both nationals
and aliens. There is a strong tendency towards providing compensation not only to - 30 -
States but also to individuals based on State responsibility.» (Par. 593 ; note de bas de
page 217.)
69. En outre, dans une lettre adressée au Secrétaire général des NationsUnies, en
octobre 2000, le juge C. Jorda, devenu président du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, signalait
«the universal recognition and acceptance of the right to an effective remedy cannot
but have a bearing on the interpretation of the international provisions on State
responsibility for war crimes and other international crimes.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
In other words, there has now emerged in international law a right of victims of
serious human rights abuses (in particular, war crimes, crimes against humanity and
genocide) to reparation (including comp ensation) for damage resulting from those
abuses.»
b. Le droit individuel à la réparation et la question de violations du droit international
humanitaire
70. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, l’argument de base dans la
thèse des tribunaux grecs s’affirme autour de la c onstatation qu’il existe un droit individuel à la
réparation en cas de violations graves du droit humanitaire. Nous souhaitons attirer l’attention de
la Cour sur trois questions présentées par les tribunaux grecs : primo, si les individus, à la lumière
de la situation juridique présente, disposent des dr oits primaires en droits de l’homme et droit
humanitaire ; secundo, s’ils ont le droit de demander répa ration, dans le cas où ces droits sont
violés ; et tertio, s’ils disposent des droits justiciables devant des tribunaux nationaux.
71. Bien entendu, le droit international cout umier impose aux Etats l’obligation de réparer
les conséquences des violations du droit international humanitaire qu’ils ont commis. Toutefois, la
question qui s’impose est de savoir qui est le bénéficiaire de ce droit à la réparation. A cet égard, il
y a des arguments ainsi qu’une pratique étati que soutenant l’opinion que le droit humanitaire
confère aux individus des droits, y compris le droit à la compensation pour violations graves du
droit international humanitaire. Le droit international humanitaire ⎯droit par excellence orienté
vers la protection de la personne ⎯octroie des droits aux individus -bénéficiaires. Cette idée est
implicitement retenue dans une série de dispositions du droit inte rnational humanitaire, inclues aux
conventions de Genève de 1949 et de ses protocoles additionnel s de 1977, et expressément dans la
philosophie et la raison d’être même du droit international humanitaire. Comme Georges Abi-Saab
le souligne, le but du droit international humanitaire est d’aller «beyond the interstate levels and [to - 31 -
reach] for the level of the real (or ultimate) beneficiaries of humanitarian protection, i.e.,
individuals and groups of individuals».
72. D’ailleurs, la conférence diplomatique préparant l’adoption des quatre conventions
humanitaires à Genève reconnaissait déjà en 1949 que: «[i]t is not enough to grant rights to
protected persons and to lay responsibilities on the States; protected persons must also be furnished
with the support they require to obtain their rights; ».
73. Ainsi l’obligation de l’Etat d’indemniser des individus pour violation des règles du droit
humanitaire semble dériver de l’article 3 de la quatrième convention de La Haye de 1907, même si
elle n’y est pas explicitement exprimée et même si les individus avaient besoin de la médiation de
l’Etat par des traités interétatiques. De l’autre côté, cette situa tion ne dégage non plus l’intention
de ne pas accorder un droit individuel aux victim es des violations du droit de LaHaye. Cela
devient évident par le fait qu’il n’y a pas exclusio n des individus du texte de l’article3. Ce
raisonnement ressort également des travaux préparatoires de la deuxième conférence de LaHaye.
A rappeler que selon la proposition initiale de l’Allemagne, «a bellige rent party which shall violate
the provisions to the prejudice of neutral persons shall be liable to indemnify those persons for the
wrong done to them». L’Allemagne, dans son commentaire du 26août, prétend que le
professeur Kalshoven, ancien juge de votre Cour, inte rprète les travaux préparatoires sur l’article 3
«in a flatly wrong way», mais en même temps, dans leur interprétation sur l’article 3, on reconnaît
que dans cette proposition allemande on se réfère à la compensation des «personnes» et que «it is
true that the speakers referred mostly to persons having sustained injury». Par conséquent, on voit
mal pourquoi l’interprétation de Karlshoven que l’article3 «was from the outset to provide
individual persons with a right to claim compensa tion for damages they suffer, even though there
was a disagreement of whether individuals of neutral states would have the same rights» is «flatly
wrong».
74. A ce niveau d’approche aussi se situe la position du juge C. Greenwood ⎯ ainsi que du
professeur EricDavid: l’article3 «confers right s upon individual persons, including rights to
compensation, in the event of a violation, which the individual can assert against the State of the
wrongdoer». - 32 -
75. Ainsi, les travaux préparatoires affirm ent que cette disposition concerne les cas de
demandes individuelles face aux Etats pour faits illicites pendant les conflits armés ou occupation
belligérante, même si l’article3 ne compre nd pas les aspects procéduraux nécessaires pour
demander la réparation.
76. Il est à souligner qu’à l’époque, et pendant longtemps, la pratique en la matière fut basée
sur la signature de traités de paix après la fin des hostilités, qui réglaient la question des
réparations. Toutefois, il est arrivé souvent que ces traités ne fussent pas conclus et, par
conséquent, la question de la compensation rest ait ouverte, comme par exemple pour le cas de
l’Allemagne en 1990, ou le cas de l’Iraq récemment, et autres.
77. Le droit à la réparation réapparaît dans l’article91 du protocole additionnel de 1977, la
substance duquel reflète le droit international coutumier. Conformément au commentaire du CICR,
«those entitled to compensation will normally be Parties to the conflict or their nationals (emphasis
added)», même s’il y a des problèmes procéduraux . De même, en 1986, quand les commentaires
du CICR étaient rédigés, on reconnaissait qu’il y avait déjà «an increasing trend in favour of
enabling individual victims of violations of IHL to seek reparation directly from the responsible
State».
78. Depuis 1986, le CICR a complété attentiv ement son étude sur le droit international
humanitaire coutumier, dans laquelle il prévoit (art.150) un droit à la réparation pour violations
graves du droit international humanitaire. Afin d’arriver à cette constatation et de prouver la nature
coutumière de cette obligation et de la force contraignante de la règle, le CICR a procédé à une
évaluation approfondie des sources et des preuves.
79. La pratique internationale dans ce domaine est riche et présente différents aspects. Déjà
la Cour permanente de justice internationale, dans l’affaire Usine de Chorzów, évoquait l’existence
d’un droit secondaire à la compensation comme la c onséquence nécessaire d’une violation du droit
international. Votre Cour est revenue sur le droit à la réparation des individus, dans son avis
consultatif sur le «Mur», où elle constate, par a illeurs, qu’Israël a l’obligation de réparer tous les
dommages causés à toutes les personnes physiques ou morales concernées. La Cour rappelle la
jurisprudence bien établie selon laquelle : «Le prin cipe essentiel qui découle de la notion même de
l’acte illicite...est que la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de - 33 -
l’acte illicite et rétablir l’Etat qui aurait vraisemb lablement existé si ledit acte n’avait pas été
commis.»
Le PRESIDENT: Professor Perrakis, I apologize for intervening. Apparently there is no
translation into English for the last passage for a fe w pages. I guess that it would be appreciated if
Professor Perrakis speaks a little more slowly so th at the interpreters can catch up with what you
are saying in French.
M. PERRAKIS : Certainement, Monsieur le président.
Je disais donc que, de l’avis de la Cour, de votre Cour, dans cette affaire du «Mur», Israël
était également tenu d’indemniser toutes les pe rsonnes physiques ou morales qui auraient subi un
préjudice matériel quelconque du fait de la cons truction de ce mur conformément aux règles du
droit international applicable en la matière (par. 149-154).
80. Cette position était réaffirmée aussi dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du
Congo (République démocratique du Congo c.Ouganda) , arrêt, C.I.J. Recueil 2005 , p. 257,
par. 259 : «La Cour [votre Cour] fait observer qu’il est bien établi en droit international général que
l’Etat responsable d’un fait inte rnationalement illicite a l’obliga tion de réparer en totalité le
préjudice causé par… (violations du droit internatio nal relatif aux droits de l’homme et du droit
international humanitaire, pillage et exploitation d es ressources naturelles de la RDC), [et] la Cour
considère que ces faits ont entraîné un préjudi ce pour la RDC, ainsi que pour des personnes
présentes sur son territoire. Ayant établi que ce préjudice a été causé à la RDC par l’Ouganda, la
Cour déclare que ce dernier est tenu de réparer ledit préjudice en conséquence.»
81. Pour sa part, le TPIY, dans l’affaire Furundžija, en évoquant la catégorie spéciale des
règles impératives du droit international (jus cogens) , estime que les individus victimes d’une
violation des telles normes ont automatiquement le droit de demander réparation devant une
instance juridictionnelle quelconque.
82. La possibilité d’exercer un droit individuel dérivant du droit international humanitaire
était abordée par un nombre de tribunaux nationaux. L’approc he hétérogène adoptée par ces
tribunaux est extrêmement différente. Dans leur approche, certains tribunaux ont même adopté des
positions refusant tout droit aux individus sous l’angle du droit international, par exemple la - 34 -
fameuse affaire Shimoda en1963. Ou, que les individus sont uniquement des bénéficiaires de
droits et jouissent seulement indirectement de la protection du droit international. Par exemple, la
Cour constitutionnelle fédérale allemande avait admis en 2004 que les individus sont bénéficiaires
de droits sous l’angle du droit international hum anitaire, même si la Cour n’a pas admis que
l’article 3 comportait un droit individuel.
83. La même approche adoptée par la récente jurisprudence allemande se trouve en contraste
avec la position des tribunaux allemands dans l es années cinquante. Ainsi qu’une cour d’appel
administrative allemande à Münster avait conclu en 1952, l’article 3 de la quatrième convention de
La Haye prévoit un droit individuel à la compensation.
84. La possibilité d’évoquer un droit individue l afin de réclamer des dommages était
reconnue dans certaines instances nationales, comme le tribunal de première instance d’Amsterdam
dans l’affaire Dedovic v. Kok de 2000.
85. L’obligation de l’Etat d’indemniser des individus pour violation des règles du droit
international est aussi affirmée dans les articles su r la responsabilité internationale des Etats de la
Commission du droit international dont l’article33, paragraphe2, ⎯qui constitue une «clause de
sauvegarde» ⎯ déclare qu’il ne porte pas préjudice «à tout droit que la responsabilité internationale
de l’Etat peut faire naître directement au prof it d’une personne ou d’une entité autre qu’un Etat»
(commentaire, Crawford, p. 210).
86. Certaines personnes ont également obtenu réparation directement par le biais de
différentes procédures, notamment par des mécanismes mis en place par le Conseil de sécurité, des
accords interétatiques et des actes unilatéraux, te ls que des lois nationales ou des réponses aux
demandes présentées directement par des individus devant des tribunaux nationaux.
87. Un des cas des plus in téressants mécanismes est cel ui de l’accordde 2000 entre
l’Erythrée et l’Ethiopie, établissant une commission de réclamation Erythrée-Ethiopie (EECC).
Dans ce cas, même si les individus portent leur s demandes devant cette commission par le biais de
leurs Etats, la commission a confirmé néanmoins dans sa jurisprudence que «the claim remains the
property of the individual and…any eventual recovery of the damages should accrue to the
person». Par conséquent, les i ndividus sont perçus comme les titulaires de droits secondaires en
matière du droit international humanitaire. - 35 -
88. La question se pose également dans le cadre des rapports présentés par des missions
d’enquête dépêchées par le Conseil de sécurité ou le Conseil des droits de l’homme sur des
situations de violations des droits de l’homme et du droit humanitaire, comme l’exemple de la
commission d’enquête sur le Darfour, le Liban et autres.
89. Une série d’autres instruments internati onaux, «soft law», renforcent la position de la
victime et de son droit à la réparation, comme les résolutions de l’Assemblée Générale 48/153 et
autres sur l’ex-Yougoslavie, et de la Commission des droits de l’homme (la résolution 1998/70 sur
l’Afghanistan). Plus récemment, l’Association de droit international au sujet de la «compensation
des victimes de guerre» adopta en2010 une déclara tion qui, dans son article6, prévoit que les
«victimes de conflits armés ont un droit à la réparation opposé aux Parties responsables».
90. Ainsi la réparation est directement prévue pour les individus,
à travers diverses
procédures, en particulier via des mécanismes ins titués par les accords interétatiques, via des actes
unilatéraux des Etats, législation nationale, et, le cas échéant, une réparation demandée directement
par des individus aux tribunaux nationaux.
Permettez-moi, Monsieur le président, maintenant d’aborder la qu estion de l’immunité
juridictionnelle et sa relativité par rapport à la question du jus cogens.
c. L’immunité juridictionnelle de l’Etat et sa relativité et la question du jus cogens
91. L’évolution de l’immunité juridictionnelle absolue à l’immunité relative, ainsi que la
distinction opérée entre actes jure imperii et actes jure gestionis, est le résultat d’une
transformation importante de la communauté interna tionale interétatique, et la consécration d’un
droit international qui tient compte des ch angements nationaux et/ou internationaux.
Effectivement, en commençant par les transactions économiques, les juges nationaux étaient
amenés à procéder à la protection du droit des in dividus parties pour ces transactions. La maxime
«par in parem non habet imperium » et ses conséquences ont connu dans la pratique une première
restriction dans le domaine souverain de l’immunité étatique.
92. Cette évolution en premier lieu émane des différents tribunaux nationaux, conséquence
des réclamations introduites par des individus, évol ution suivie par des instruments internationaux - 36 -
comme la convention européenne sur l’immunité de l’Etat, la convention sur l’immunité
juridictionnelle des Etats et leur propriété de l’ONU de 2004, ou bien la législation nationale.
93. Dans une deuxième étape ⎯ celle de la transformation de la communauté internationale
d’une communauté interétatique à une communauté à plusieurs acteurs internationaux (les Etats,
les organisations internationales, les groupes de personnes, les ONG, etc.) ⎯ l’individu se présente
comme catalisateur dans le fonctionnement de cette communauté et dans la mise en Œuvre du droit
international, en utilisant en particulier comme véhicule juridique les droits de l’homme.
94. Dans ces circonstances, une demande universelle pour un ordre de justice ne pourrait
jamais être avancée/établie en évoquant la souve raineté étatique à l’encontre des droits de
l’homme. Et comme l’a très bien souligné le Tr ibunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie
dans l’affaire Tadic : «on ne peut pas évoquer la souveraineté étatique quand il s’agit des crimes de
guerre, des crimes contre l’humanité».
95 Une incidence directe de cette situation, implique une pression progressive sur les Etats,
afin de prévoir des moyens de lever les obstacles pour que les victimes ob tiennent des réparations.
Une nouvelle perspective se dessine pour les indivi dus, à travers le devoir des Etats de promouvoir
des possibilités de réparation.
96. Cette évolution, eu égard au droit de l’immunité de l’Etat, fut suivie par certaines
juridictions nationales, ayant prononcé leur pos ition sous l’angle de l’état actuel du droit
international et son développement. Et c’est dans ce contexte, que se situe l’affaire du Massacre de
Distomo.
97. La question la plus fondamentale en ce qui concerne l’application du principe de
l’immunité, étroitement liée avec celle de la réparation individuelle, concerne les règles jus cogens.
98. En effet, comme les tribunaux helléniques ont soutenu dans l’Affaire du Massacre de
Distomo, s’il y a violations des règles internati onales de caractère impératif, l’immunité
juridictionnelle de l’Etat responsable de ces viola tions, n’est pas opposable. Ainsi les victimes des
violations graves des droits de l’homme et du dr oit humanitaire, qui porteraient une action en
réparation, devant un juge national ne devaient pas se voir confrontées avec l’immunité de l’Etat.
99. Une référence autoritaire en la matière est faite dans les articles sur la responsabilité
internationale des Etats de la Commission du droit international. Effectivement l’article 40 prévoit - 37 -
des conséquences plus graves pour les infractions de règles de caractère jus cogens, parmi
lesquelles sont inclues les violations graves du droit humanitaire.
100. L’approche selon laquelle la règle de l’immunité de l’Etat ne prime pas face à une règle
jus cogens , semble dessiner une opinio juris reflétant une nouvelle norme coutumière dans ce
domaine (voir l’opinion dissidente de la minorité de la Cour européenne des droits de l’homme,
dans l’affaire Al-Adsani /Royaume-Uni). Les déclarations faites par trois états (Norvège, Suède et
Suisse) ratifiant la convention sur l’immunité juridictionnelle sont caractéristiques. Ces Etats
avaient indiqué que cet instrument ne porte pas préjudice à tous développement international futur
dans la protection des droits de l’homme.
101. Même la Cour suprême polonaise, Monsieur le président, dans son arrêt récent de 2010,
qui était évoqué par l’Allemagne , abordant la question de jus cogens face à l’immunité
juridictionnelle de l’Etat, reconnaît qu’il y a une tendance à nier l’immunité étatique face aux
crimes de guerre et qualifie cette négation comme une norme émergeante.
102. Indépendamment des inte rprétations données et argumen ts avancés concernant les
rapports des règles du jus cogens avec celles sur l’immunité étatique ⎯ quant à la hiérarchie, voire
priorité, de chacune d’entre elles, ou bien que d es actes de cette nature (crimes internationaux)
n’entrent pas dans le domaine de la souverain eté de l’Etat, ou implicitement abandonnent la
souveraineté (implied waiver) ⎯ la substance reste que, par sa natu re et par sa teneur, la règle du
jus cogens prime sur toute autre règle internationale. La tentative d’élaborer une différenciation
entre une règle du jus cogens (règle substantielle) et la règl e sur l’immunité étatique (règle
procédurale) reste sans conséquence logique et bien entendu juridique, si on tient compte de tous
les éléments pertinents abordés ci-dessus ⎯et tous les développements esquissés au niveau de la
communauté internationale. Dans un tel contexte, la règle du jus cogens contribue à un
«custom-generation process». Si , par contre, la règle procédur ale (immunité juridictionnelle)
l’emportait sur la règle substantielle (jus cogens), cela allait produire une situation juridique
insoutenable et sans cohérence avec l’objectif et le ratio de la règle primaire substantielle du jus
cogens, violée dans le cas d’espèce sans réalisation de son but (par exemple, en ce qui concerne la
torture, satisfaire/réparer la victime, sanctionner l’auteur de la violation). - 38 -
103. Comme dans l’arrêt grec de l’A reios Pagos, dans l’affaire Ferrini, la haute Cour
italienne a fait référence aux règles du jus cogens non pas comme règles de conflits, mais comme le
moyen qui souligne la gravité des actes commis par un Etat tiers qui peut justifier le déni de
l’immunité. On souligne ainsi que le fait que les actes incriminés sont d’une telle gravité
⎯ comme hier et aujourd’hui les crimes contre l’humanité ⎯ justifie le refus de l’immunité.
104. Le ratio du fonctionnement des règles du jus cogens réside dans le fait que la
communauté/société internationale d’aujourd’hui est mieux organisée, sous le contrôle de l’Etat de
droit, et en considérant comme valeurs f ondamentales certains droits. La communauté
internationale semble ne pas autoriser aucuneme nt l’existence d’une règle opposée à une valeur
supérieure (par exemple, l’interdiction de la to rture), donc le mouvement est destiné à la faire
disparaître.
105. Si nous souhaitons assurer la mise en Œuvre effective des règles du jus cogens, il ne
suffit pas seulement de mettre de côté la norme opp osée mais aller jusqu’au bout de la finalité de
son contenu.
106. En effet, comment l’Etat transgressant ses obligations internationales peut assumer
entièrement et pleinement sa responsabilité, notamment dans l’aspect réparation des victimes, si les
individus qui ont subi des violations ⎯ qualifiées même de jus cogens ⎯ ne sont pas en mesure de
déclencher des mécanismes en réparation devant les instances compétentes.
V. E VALUATION GÉNÉRALE ET REMARQUES FINALES
107. Monsieur le président, honorables Membres de la Cour, le litige devant vous concerne,
d’un côté, la règle de l’immunité déduite de la souveraineté étatique et, de l’autre côté, les règles
fondamentales relatives aux droits de l’homme, le droit humanitaire et les crimes internationaux.
Les premières protègent les intérêts des Etats indépendants et d’une ég alité souveraine. Les
deuxièmes se réfèrent à l’émergence et la consécr ation des valeurs et droits fondamentaux, dont
l’intérêt et l’attention pour leur protection sont partagés et promus par la communauté
internationale dans son ensemble.
108. L’examen de l’immunité de l’Etat dans sa mise en Œuvre doit faire face à des règles
substantielles dérivant de la res ponsabilité internationale de l’Etat , de l’obligation de réparer pour - 39 -
les préjudices causés et du droit individuel des victim es à la réparation. Si l’individu victime ne
peut pas exercer son droit, il y a un effet immédiat et direct négatif au niveau de l’obligation de
réparer, donc indirectement on met en doute la mi se en déclenchement de la responsabilité de
l’Etat.
109. D’autant plus que l’Etat responsable des violations du droit international humanitaire,
ayant connaissance de la cause et de sa respons abilité internationale due à des actes illégaux
perpétrés par ses organes, n’envisage ou n’adopt e pas une législation nationale appropriée
permettant ou ouvrant la voie aux individus-victimes du droit international humanitaire à saisir les
juridictions compétentes afin de présenter des réclamations en dommages-intérêts pour le préjudice
causé par l’Etat responsable.
110. Permettez-moi, Monsieur le président, de rappeler l’affaire Ko Otsu Hei Incidents
de1998 où le tribunal japonais, qui accorda sa tisfaction à trois femmes coréennes obligées à une
prostitution forcée pendant la seconde guerre mondiale, déclarait : «le gouvernement connaissait la
situation [violations du droit international humanitaire] et il avait sous l’angle du droit international
une responsabilité internationale, et pourtant il n’a pas adopté une législation comme il fallait le
faire, afin de reconnaître aux victimes la possi bilité juridictionnelle pour une indemnisation».
Malheureusement, Monsieur le président, cet arrêt a été cassé par la suite, mais il est si clairvoyant
et novatif, et montre le chemin.
111. Le droit international humanitaire reconnaît des droits à des personnes. Quel est le sens
de l’existence d’un droit individuel à des personnes qui tombe dans le champ d’application du droit
international humanitaire, dont il assure la protection, si le droit en question n’est pas justiciable ?
Quelle est la portée de ce droit si, dans un c ontexte de mise en Œuvre substantielle, l’accès au
tribunal est barré au niveau procédural? Cette situation juridique, par conséquent, amène au
constat selon lequel le contenu des dr oits en question des individus-victimes ne peut pas en fait se
mettre en exergue ou même se matérialiser. La mise en Œuvre des droits est conditionnée à
l’affirmation de la règle primaire au profit d’un individu et de la règle primaire aux dépens de l’Etat
responsable des actes qualifiés de crimes, voire même vidée de substance. - 40 -
112. Il est à noter que la pratique internationa le semble limitée, parce que certains tribunaux
nationaux hésitent encore. Ainsi, l’Etat responsable des crimes abominables reste à l’abri. Mais
déjà le processus est amorcé. Le juge national devient l’ultime remède.
113. Monsieur le président, Mesdames et Messi eurs de la Cour, ça relève de l’hypocrisie
absolue de prétendre aujourd’hui que la question des réparations devrait être engagée au niveau
interétatique. Comment exploiter une procédure diplomatique si les Etats ne veulent pas influencer
leurs bonnes relations ? Ou, pour le cas précis de l’Allemagne, si elle ne répond pas formellement
à la note verbale que le Gouvernement hellénique lu i avait adressée en 1995 ? En fait, combien de
traités de paix ont été signés après de récents conflits (Iraq, Liban, Géorgie ⎯que sais-je)? De
quels traités de paix parle-t-on quand les conflits modernes, la plupart de temps, ne sont ni déclarés,
ni terminés formellement? Pourquoi les signa taires du traité de Mosc ou n’ont pas abordé la
question des réparations dans cet instrument? P ourquoi, dans le passé, il y avait des réponses
«choisies» et «partielles» face aux revendications des victimes ? Que veut-on dire par combien de
temps faut-il attendre pour que la question soit r ésolue? Certainement jusqu’au moment où les
Etats responsables assument pleinement leur r esponsabilité. Qui doit honorer l’engagement pris
depuis plus d’un siècle : «celui qui viole le droit international doit réparer» ? Et si les Etats ayant
pris cet engagement n’agissent pas au niveau na tional ou international, comment réagir? Que
faire? Comment qualifier donc cette situation présente au niveau international en essayant
d’apporter des réponses convaincantes à des victimes comme celles de Distomo ? Comment nier
tout effet juridique émanant de l’article 3 quant à un droit aux réparations pour violations graves du
droit international humanitaire ? Une logique juridique restrictive pour combien de temps peut-elle
résister encore quand la communauté internationale, aujourd’hui même, renvoie devant les assisses
de la Cour pénale internationale des chefs d’ Etat comme Bashir du Soudan et Kadhafi de Libye
pour crimes contre l’humanité, et prend des mesu res en faveur des droits de l’homme, des
populations vulnérables, des victimes de guerre ?
114. Le présent ordre juridique interna tional ne pourra pas accepter l’immunité
juridictionnelle absolue de l’Etat responsable pour des actes qualifiés de crimes de guerre ou de
crimes contre l’humanité, commis par ses organes. Car une telle position se manifeste comme
dépassée et incompatible avec les exigences de la ju stice et de l’Etat de droit, des droits de - 41 -
l’homme qui forment le contexte juridico-po litique d’une certaine culture que la communauté
internationale en tant qu’entité développe. Si l’immunité juri dictionnelle de l’Etat restait
intouchable, cette situation allait se trouver en contradiction directe avec d’autres développements
du droit international, notamment relatifs à la res ponsabilité internationale de la personne, la levée
de l’immunité des chefs d’Etat, les droits des individus de recourir devant des tribunaux nationaux
ou internationaux, etc. Cette constatation devrait être prise en considération en relation avec le fait
que les règles de la responsabilité internationale et , partant, de l’immunité étatique étaient formées
à une époque où l’individu disposait sous l’angle du droit international d’un statut différent. En
revanche, aujourd’hui on se trouve face aux droits de l’homme, à la responsabilité pénale
individuelle, la compétence universelle et les instances juridictionnelles pénales internationales.
115. Comme d’ailleurs la majorité de la Chambre des Lords reconnaît dans l’arrêt Pinochet,
«il est contradictoire, d’un côté, pour les Etats d’avoir l’obligation de juger ou d’extrader des
criminels de guerre et, de l’autre côté, de leur reconnaître pour ces crimes une immunité
juridictionnelle». Evoquer d’une manière légitime un intérêt national de la part de l’Etat, afin de
gagner une exception d’une compétence juridicti onnelle nationale, vide sa force en vue de
l’évolution du droit international contemporain.
116. Comme cité par Fleck :
«It would be a paradox in armed c onflicts today that the individual
responsibility for international crimes is fully part of current international law,
whereas the rights of individual victims unde r international humanitarian law remain
‘imperfect’ in that there is no correlative and enforceable duty on the side of the
responsible States.»
117. Désormais, la responsabilité de la communauté internationale et de ses membres
d’assurer le redressement des violations du droit international humanitaire et la réparation des
victimes est ouverte, au-delà même de l’existence d’un «traité de paix».
118. N’est-il pas étrange que cette conception prévaut au moment où la communauté
internationale reconnaît le princi pe de la responsabilité de prot éger, dans les cas de crimes de
guerre/contre l’humanité/génocide/nettoyages et hniques commis dans un Etat impuissant ou
involontaire pour redresser de la situation; ce qui autorise, après décision du Conseil de sécurité,
même un droit d’intervention armée pour la protec tion des populations menacées ou touchées (voir
la Libye). - 42 -
119. Tendances, orientations, émergences, une telle mobilité à l’échelle nationale et
internationale démontre que les changements autour de l’immunité sont déjà là.
120. La percée, Monsieur le président, tant au niveau national qu’international, de faire droit
à la réparation des victimes des violations est déjà significative et elle se poursuivra. C’est un défi
⎯pour les années à venir ⎯ que la communauté des nations ad opte comme thèse générale cette
nouvelle approche, mais si conforme avec le sens même du droit et de l’éthique.
121. Dans ces circonstances, la Cour, avec son autorité et sa sagesse, va trancher les
questions qui se posent dans cette instance et qui se trouvent au cŒur de la problématique des
tribunaux grecs dans l’affaire Distomo, mais aussi dans d’autres.
122. Monsieur le président, Mesdames et Messi eurs les juges, il faut douter du propos qu’on
a entendu du côté de l’Allemagne quant au danger qui menace l’ordre juridique international, par la
marée de réclamations individuelles devant le juge national, s’il y avait changement sur l’immunité
juridictionnelle étatique. L’ordre international, Mo nsieur le président, est par contre, à notre sens,
menacé par le comportement des Etats qui ne se co nforment pas aux règles de droit international,
qui se méfient des droits de l’homme, qui ne s’engagent pas à la promotion des valeurs de la justice
et de l’Etat de droit. Le droit international ri sque d’être ébranlé par ce genre d’attitudes et non pas
par la montée des droits de l’homme.
123. Une décision de la Cour internationale de Justice sur les effets du principe de
l’immunité juridictionnelle des Etats lorsqu’il est confronté avec une règle du droit international de
caractère jus cogens ⎯comme l’interdiction de violation des règles fondamentales du droit
humanitaire ⎯ guidera le juge grec en la matière. Ceci aura ainsi des effets importants sur des
actions juridiques qui sont pendantes ou potentielles de la part des individus devant ces tribunaux.
12’4r.rêt Margellos et autres de la Cour suprême spéciale, comme d’ailleurs la position
de la Cour de cassation en 2000, ainsi que les quelques dizaines de jugements émanant des diverses
juridictions de première instance et d’appel, mont rent que la justice grecque semble encore divisée
sur la question de l’immunité et ceci sans néglig er, sans sous-estimer la montée dynamique de la
tendance adoptée par Aerios Pagos et le tribun al de Livadia, qui se dessine autour des
développements du droit international en la matière , notamment exprimée par les juges en l’affaire
Distomo. - 43 -
125. Nous sommes confiants en la sagesse de la Cour afin de trancher la question complexe
et délicate de l’immunité juridictionnelle de l’Et at. Comme d’ailleurs dans le passé, dans l’affaire
Arrest Warrant, elle a su poser les limites entre immunité personnelle et juri diction universelle.
Elle peut également dans notre affaire délimiter d’une manière systématique et efficace les
conditions de l’exercice des i mmunités juridictionnelles, évitant ainsi de tomber dans une
catastrophologie apocalyptique.
126. Le Gouvernement hellénique considère que l’effet du jugement que votre Cour
prononcera dans cette affaire concernant l’immunité juridictionnelle sera d’une grande importance
d’abord pour l’ordre juridique italien et, certes, pour l’ordre juridique hellénique. En fait
l’article28 de notre Constitution stipule que:«L es règles du droit international généralement
reconnues…font partie intégrante du droit helléni que interne et priment toute disposition de loi
contraire.»
127. Par le biais de cette provision de la C onstitution, le droit inte rnational coutumier est
directement applicable par les tribunaux grecs. Il ressort clairement, également, de cette
disposition constitutionnelle que, comme le droit coutumier évolue, son évolution doit être
identifiée et appliquée par les tribunaux, chaque fois que le cas se présente.
128. En résumé, Monsieur le président, le Gouvernement hellénique considère que l’analyse
juridique dans l’affaire Massacre de Distomo et l’interprétation donnée au développement du droit
international reflètent un état d’esprit répandu dans une pratique nationale et internationale en
essor, ainsi que l’émergence d’une nouvelle situa tion dans ce complexe sensible, articulé par la
responsabilité internationale de l’Et at, l’obligation de l’Etat à répare r, le droit à la réparation des
individus pour violation du droit international humanitaire et le principe de l’immunité de l’Etat. Si
on allait refuser la mise en Œuvre du jus cogens de la sorte, face à la règle de l’immunité
juridictionnelle de l’Etat, on allait aboutir en fait à une non-responsabilité des Etats ayant commis
des atrocités. Une telle conclusion aujourd’ hui risque, d’ailleurs, de rétrograder tout
développement positif au sein de la communauté internationale.
129. En revanche, une conclusi on contraire de votre Cour qui allait constater et consacrer
que l’immunité juridictionnelle de l’Etat se d écline face à des crimes internationaux odieux serait
«un premier élément dans un pr ocessus de réconciliation avec le passé» pour les victimes des - 44 -
massacres comme celui de Distomo. Les victimes et leurs parents ⎯certains ici présents ⎯ ne
revendiquent que justice au moyen des droits de l’homme. La décision de la Cour internationale de
Justice devrait s’associer aux intentions de la communauté internationale affirmées dans le
document final du Sommet de l’ONU de 2005, quant à un ordre international de paix, de justice, de
l’Etat de droit, de droits de l’homme, de démocratie et de développement. Ce serait, comme on dit,
la catharsis, envisagée comme l’acte final dans la tragédie grecque.
Monsieur le président, je vous remercie de votre attention.
The PRESIDENT: I thank Professor Stelios Perrakis, the Agent of Greece, for his
presentation as well as his statement on the genera l evaluation and concluding remarks concerning
the position of Greece as the intervening State. That ends this morning’s sitting. The next sitting
will be held tomorrow between 10 a.m. and 12.30 p.m. to hear Germany’s second round of oral
argument and observations with respect to the subject-matter of the intervention.
The sitting is closed.
The Court rose at 11.40 a.m.
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Public sitting held on Wednesday 14 September 2011, at 10 a.m., at the Peace Palace, President Owada presiding, in the case concerning Jurisdictional Immunities of the State (Germany v. Italy: Greece intervening)