CR 2006/55
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LA HAYE THE HAGUE
ANNÉE 2006
Audience publique
tenue le lundi 18 décembre 2006, à 15 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de Mme Higgins, président,
en l’affaire relative à des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay
(Argentine c. Uruguay)
________________
COMPTE RENDU
________________
YEAR 2006
Public sitting
held on Monday 18 December 2006, at 3 p.m., at the Peace Palace,
President Higgins presiding,
in the case concerning Pulp Mills on the River Uruguay
(Argentina v. Uruguay)
____________________
VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -
Présents : Mme Higgins, président
M. Al-Khasawneh, vice-président
MM. Ranjeva
Shi
Koroma
Buergenthal
Owada
Simma
Abraham
Keith
Sepúlveda
Bennouna
Skotnikov, juges
MM. Torres Bernárdez
Vinuesa, juges ad hoc
M. Couvreur, greffier
- 3 -
Present: President Higgins
Vice-President Al-Khasawneh
Judges Ranjeva
Shi
Koroma
Buergenthal
Owada
Simma
Abraham
Keith
Sepúlveda
Bennouna
Skotnikov
Judges ad hoc Torres Bernárdez
Vinuesa
Registrar Couvreur
- 4 -
Le Gouvernement de la République orientale de l’Uruguay est représenté par :
S. Exc. M. Héctor Gros Espiell, ambassadeur de la République orientale de l’Uruguay auprès de la
République française,
S. Exc. M. Carlos Gianelli, ambassadeur de la République orientale de l’Uruguay auprès des
Etats-Unis d’Amérique,
comme agents ;
M. Alan E. Boyle, professeur de droit international, directeur du Centre écossais pour le droit
international, Université d’Edinburgh,
M. Luigi Condorelli, professeur à la faculté de droit de l’Université de Florence,
comme avocats ;
S. Exc. M. Carlos Mora, ambassadeur de la République orientale de l’Uruguay auprès du Royaume
des Pays-Bas,
S. Exc. M. José Luis Cancela, ambassadeur, secrétaire général du ministère des relations
extérieures,
M. Marcelo Cousillas, conseiller juridique à la direction nationale de l’environnement, ministère du
logement, de l’aménagement du territoire et de l’environnement,
M. Adam Kahn, cabinet Foley Hoag LLP, Boston, Massachusetts, membre du barreau du
Massachusetts,
Mme Nienke Grossman, cabinet Foley Hoag LLP, Washington D.C., membre du barreau du district
de Columbia, membre du barreau de la Virginie,
M. Andrew Loewenstein, cabinet Foley Hoag LLP, Boston, Massachusetts, membre du barreau du
Massachusetts,
Mme Christine Williams, cabinet Foley Hoag LLP, Boston, Massachusetts, membre du barreau du
Massachusetts,
M. Paolo Palchetti, professeur associé à la faculté de droit, Université de Macerata,
Mme Paola Gaeta, professeur à la faculté de sciences politiques, Université de Florence,
M. Sebastian Lopez Escarceña, doctorant, Université d’Edinburgh,
M. Alberto Pérez Pérez, professeur à la faculté de droit de l’Université de la République,
Montevideo,
comme conseillers.
Le Gouvernement de la République argentine est représenté par :
S. Exc. Mme Susana Ruiz Cerutti, ambassadeur, conseiller juridique du ministère des affaires
étrangères, du commerce international et du culte,
comme agent ; - 5 -
The Government of the Eastern Republic of Uruguay is represented by:
H.E. Mr. Héctor Gros Espiell, Ambassador of the Eastern Republic of Uruguay to the French
Republic,
H.E. Mr. Carlos Gianelli, Ambassador of the Eastern Republic of Uruguay to the United States of
America,
as Agents;
Mr. Alan E. Boyle, Professor of International Law and Director of the Scottish Centre for
International Law, University of Edinburgh,
Mr. Luigi Condorelli, Professor at the Faculty of Law, University of Florence,
as Advocates;
H.E. Mr. Carlos Mora, Ambassador of the Eastern Republic of Uruguay to the Kingdom of the
Netherlands,
H.E. Mr. José Luis Cancela, Ambassador, Secretary-General, Ministry of Foreign Affairs,
Mr. Marcelo Cousillas, Legal Counsel, National Directorate for the Environment, Ministry of
Housing, Territorial Planning and Environment,
Mr. Adam Kahn, Foley Hoag LLP, Boston, Massachusetts, member of the Massachusetts Bar,
Ms Nienke Grossman, Foley Hoag LLP, Washington D.C., member of the Bar of the District of
Columbia, Member of the Virginia Bar,
Mr. Andrew Loewenstein, Foley Hoag LLP, Boston, Massachusetts, member of the Bar of
Massachusetts,
Ms Christine Williams, Foley Hoag LLP, Boston, Massachusetts, member of the Bar of
Massachusetts,
Mr. Paolo Palchetti, Associate Professor, Faculty of Law, University of Macerata,
Ms Paola Gaeta, Professor, Faculty of Political Sciences, University of Florence,
Mr. Sebastian Lopez Escarceña, Graduate Researcher, University of Edinburgh,
Mr. Alberto Pérez Pérez, Professor, Faculty of Law, University of the Republic, Montevideo,
as Advisers;
The Government of the Argentine Republic is represented by:
H.E. Ms Susana Ruiz Cerutti, Ambassador, Legal Counsel, Ministry of Foreign Affairs,
International Trade and Religious Worship,
as Agent; - 6 -
S. Exc. M. Santos Goñi Marenco, ambassadeur de la République argentine auprès du Royaume des
Pays-Bas,
comme coagent ;
M. Alain Pellet, professeur de droit international public à l’Université de Paris X-Nanterre, membre
de la Commission du droit international des Nations Unies,
M. Marcelo Kohen, professeur de droit international à l’Institut universitaire de hautes études
internationales, Genève,
comme conseils et avocats ;
M. Alan Béraud, ministre, ambassade de la République argentine auprès de l’Union européenne,
ancien conseiller juridique du ministère des affaires étrangères, du commerce international et du
culte,
M. Holger Martinsen, ministre, bureau du conseiller juridique du ministère des affaires étrangères,
du commerce international et du culte,
M. Victor Marzari, conseiller d’ambassade, bureau du conseiller juridique du ministère des affaires
étrangères, du commerce international et du culte,
M. Fernando Marani, secrétaire d’ambassade, bureau du conseiller juridique du ministère des
affaires étrangères, du commerce international et du culte,
M. Gabriel Herrera, secrétaire d’ambassade, bureau du conseiller juridique du ministère des
affaires étrangères, du commerce international et du culte,
Mme Urusula Zitnik,
Mme Andrea Blumtritt,
Mme Florencia Colombo Sierra, direction de la presse du ministère des affaires étrangères, du
commerce international et du culte,
comme délégués. - 7 -
H.E. Mr. Santos Goñi Marenco, Ambassador of the Argentine Republic to the Kingdom of the
Netherlands,
as Co-Agent;
Mr. Alain Pellet, Professor of Public International Law, University of Paris X-Nanterre, member of
the United Nations International Law Commission,
Mr. Marcelo Kohen, Professor of International Law, Graduate Institute of International Studies,
Geneva,
as Counsel and Advocates;
Mr. Alan Béraud, Minister, Embassy of the Argentine Republic, European Union, former Legal
Counsel, Ministry of Foreign Affairs, International Trade and Religious Worship,
Mr. Holger Martinsen, Minister, Office of Legal Counsel, Ministry of Foreign Affairs,
International Trade and Religious Worship,
Mr. Victor Marzari, Embassy Counsellor, Office of Legal Counsel, Ministry of Foreign Affairs,
International Trade and Religious Worship,
Mr. Fernando Marani, Embassy Secretary, Office of Legal Counsel, Ministry of Foreign Affairs,
International Trade and Religious Worship,
Mr. Gabriel Herrera, Embassy Secretary, Office of Legal Counsel, Ministry of Foreign Affairs,
International Trade and Religious Worship,
Ms Ursula Zitnik,
Ms Andrea Blumtritt,
Ms Florencia Colombo Sierra, Press Directorate, Ministry of Foreign Affairs, International Trade
and Religious Worship,
as Delegates. - 8 -
The PRESIDENT: Please be seated. We meet this afternoon to hear the pleadings of
Argentina, and I give the floor to Her Excellency Ms Susana Ruiz Cerutti, the Agent of the
Argentine Republic.
Mme RUIZ CERUTTI :
1. Merci beaucoup. Madame le président, Messieurs les juges, c’est un grand honneur de
comparaître devant votre haute juridiction, je le fais en tant qu’agent de la République argentine à
l’occasion de la demande uruguayenne en indication de mesures conservatoires introduite le
30 novembre dernier devant cette Cour.
2. C’est l’Uruguay qui a déposé cette demande dans le cadre de l’affaire sur les Usines de
pâte à papier sur le fleuve Uruguay initiée par l’Argentine à travers la requête introductive
d’instance présentée le 4 mai 2006.
3. Je vais faire référence aux situations et aux faits mentionnés par l’Uruguay afin de rendre
les choses plus claires et de corriger certaines distorsions ou manques de véracité. Il doit être
entendu que ceci ne signifie pas une acceptation de ces situations ou de ces faits ni d’autres, y
inclus les demandes et les plaidoiries de l’Uruguay. Ces mentions n’emportent pas acceptation de
la compétence ou la recevabilité de la demande.
4. En dépit des feux d’artifice argumentaux qu’on a écouté ce matin, la question que pose la
demande uruguayenne en indication de mesures conservatoires demeure très simple. Il n’y a aucun
rapport entre cette question et le fond de l’affaire soumise à la Cour sur la base du statut du fleuve
Uruguay de 1975.
5. Il y a trois aspects que je présenterai : d’abord, le manque de compétence de la Cour ;
ensuite, le manque de lien entre la demande en indication de mesures conservatoires et l’affaire des
Usines de pâte à papier ; et, troisièmement, je commenterai certaines allégations de la Partie
uruguayenne à propos des intentions faussement attribuées au Gouvernement argentin.
6. Dans sa requête et dans le mémoire dont elle vient d’achever la rédaction, l’Argentine a
l’intention de présenter à la Cour le fond de l’affaire. Elle a demandé à la Cour que les droits lui
appartenant en vertu du statut du fleuve Uruguay de 1975 soient reconnus et protégés
effectivement. Confrontée à l’octroi par l’Uruguay d’une autorisation unilatérale de construction - 9 -
d’usines de pâte à papier et des installations connexes sur le fleuve Uruguay, l’Argentine a
demandé à la Cour que l’Uruguay se conforme aux normes du statut en matière d’information et
consultations préalables afin de disposer des éléments suffisants pour pouvoir évaluer, en
appliquant le mécanisme conventionnel, l’impact de ces usines sur le fleuve Uruguay et ses zones
d’influence ainsi que son écosystème, conformément aux règles de fond que le même statut de
1975 impose aux parties.
7. L’Argentine a présenté une demande en indication de mesures conservatoires visant à la
suspension de la construction de ces usines et installations connexes jusqu’à ce que la Cour décide
sur le fond de l’affaire. La demande argentine de mesures conservatoires n’a pas été accueillie par
la Cour.
8. Tant la requête introductive d’instance que la demande en indication de mesures
conservatoires présentées par l’Argentine se sont basées sur le statut de fleuve Uruguay, qui est le
seul instrument établissant la compétence de la Cour dans cette affaire.
9. La reconnaissance de la compétence de la Cour sur l’affaire que l’Argentine lui a soumise
n’implique pas que la Cour soit compétente pour connaître n’importe quel incident de procédure
comme la demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Uruguay. Il ne faut pas
se laisser abuser par cette démarche.
10. Quel est l’objet de la demande que formule aujourd’hui l’Uruguay à titre incident ? A en
croire ce qu’il écrit dans la section «reasons for this request» de sa demande, il se plaint de ce que
«organized groups of Argentine citizens have blockaded a vital international bridge over the
Uruguay River, shutting off commercial and tourist travel from Argentina to Uruguay» . 1
11. Madame le président, Messieurs les Membres de la Cour, le dépôt de la demande de
l’Uruguay est venu altérer le programme de la Cour à la veille des fêtes de la fin d’année et a attiré
l’Argentine dans cette procédure incidente au moment où celle-ci doit finir l’élaboration de son
mémoire pour prendre la défense de prétendus droits qui ne sont même pas en cause dans ce
différend et qui ne peuvent pas l’être.
1Case concerning Pulp Mills on the River Uruguay (Argentina v. Uruguay), Request for the indication of
provisional measures submitted by Uruguay, 30 novembre 2006, par. 2. - 10 -
12. En effet, ni la liberté de circulation, ni la liberté de commerce, ni le tourisme entre les
deux pays ne sont des droits régis par le statut du fleuve Uruguay.
13. Je voudrais appeler votre attention, Madame le président, Messieurs les juges, sur le
véritable objet de la demande uruguayenne. Le fait en cause est uniquement le barrage des routes
en territoire argentin et non pas d’un pont international et non plus d’un fleuve international. Les
barrages des routes dont l’Uruguay se plaint n’est pas un fait nouveau pour l’Uruguay ou pour
l’Argentine.
14. Comme je viens de le noter, les barrages des routes en Argentine ne sont pas un fait
nouveau. Pourquoi ? Parce que ce pays a saisi, pour les mêmes faits (mais sur la base du traité
2
d’Asunción qui établit le Mercosur), un tribunal ad hoc d’arbitrage du Mercosur, selon un
instrument qui s’appelle le protocole d’Olivos . Celui-ci s’est prononcé sur l’affaire le 6 septembre
dernier.
15. Devant le Tribunal ad hoc du Mercosur, l’Uruguay a soutenu qu’il n’y avait aucun
rapport entre les barrages des routes en territoire argentin et la construction des usines qui font la
matière de l’affaire déposée par l’Argentine devant la Cour. Dans son mémoire au Tribunal
d’arbitrage du Mercosur, l’Uruguay a dit :
«En premier lieu, la construction des usines susmentionnées et les possibles
considérations environnementales en rapport avec elles sont absolument étrangères au
différend [auprès du Tribunal d’arbitrage, c’est-à-dire le différend pour le barrage
des routes]. Elles ne peuvent pas faire partie des faits ou des bases juridiques du
différend.» 4
Cela veut dire que l’Uruguay a nié devant le Tribunal d’arbitrage du Mercosur ce qu’il soutient
aujourd’hui devant la Cour.
16. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’est pas de bonne foi. On ne peut «souffler à la
fois le chaud et le froid».
2 Traité relatif à la création d’un marché commun entre la République argentine, la République fédérative du
Brésil, la République du Paraguay et la République orientale de l’Uruguay, 26 mars 1991, RTNU, vol. 2140, p. 339.
Document n 1 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006.
3 Protocole d’Olivos pour la solution des controverses dans le Mercosur, 18 février 2002, RTNU, vol. 2251,
p. 304. Document n 2 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006.
4 Première présentation écrite uruguayenne devant le Tribunal ad hoc du Mercosur, 3 juillet 2006 (extrait)
(par. 159). Document n 4 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006. - 11 -
17. L’Uruguay a décrit le barrage des routes de la manière suivante : «they were announced
in advance and widely publicized» dans sa demande de mesures conservatoires. Mais il s’agit des
mêmes faits déjà soulevés devant le Tribunal ad hoc du Mercosur. C’est-à-dire que l’Uruguay a
décidé de saisir pour la défense de ses intérêts sur la question des barrages des routes en Argentine
le système de règlement des différends du Mercosur qui a exercé sa compétence et a décidé sur le
sujet.
18. Le traité d’Asunción et le protocole d’Olivos excluent la possibilité de s’adresser à tout
autre forum une fois choisie une voie déterminée. C’est l’Uruguay qui a choisi de saisir le Tribunal
ad hoc du Mercosur et celui-ci a rendu sa décision en septembre dernier.
19. L’Uruguay ne peut pas venir aujourd’hui à la Cour pour obtenir une nouvelle décision
sur les mêmes faits déjà jugés par le Tribunal ad hoc.
20. La Cour n’a pas compétence à cet effet. Il n’y a pas un manque de forum ouvert à
l’Uruguay pour présenter son cas, il y a un abus de forum de la part de l’Uruguay qui se livre à un
forum shopping que la Cour ne peut pas admettre.
21. L’Uruguay prétend à la fois que le barrage des routes en territoire argentin a eu des effets
sur le commerce et le tourisme entre les deux pays, sur le déplacement de l’usine ENCE, sur la
construction de l’usine Orion et que tout cela a été encouragé par le Gouvernement argentin.
Aucune de ces affirmations n’est valable et elles sont en contradiction avec la réalité.
Par rapport au commerce et au tourisme entre les deux pays, les chiffres globaux montrent,
contrairement à ce que l’Uruguay affirme aujourd’hui, une croissance assez significative tant en ce
qui concerne le mouvement des personnes dans les deux sens que sur celui des marchandises
d’exportation et d’importation entre les deux pays, et ça, durant les périodes marquées par les
barrages des routes.
22. Les données obtenues par le secrétariat du tourisme de mon pays montrent qu’il existe
une croissance constante et soutenue des citoyens argentins qui choisissent l’Uruguay comme
destination pour leurs vacances. En effet, dans les trois premiers trimestres de cette année, la
variation du pourcentage a été de presque 5 % en comparaison avec la même période de l’année - 12 -
dernière. De la même manière, le nombre de touristes uruguayens qui sont entrés en Argentine a
augmenté durant la même période . 5
23. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le principal souci actuel pour les opérateurs
touristiques de l’Uruguay (qui se sont réunis avec le président uruguayen le vendredi 15 décembre,
il y a seulement trois jours) soit le problème de sécurité dans la ville de Punta del Este, principal
6
centre balnéaire touristique de l’Uruguay , non pas le barrage des routes, les problèmes de sécurité.
24. Par rapport au commerce bilatéral, les données en ma possession sont assez probantes en
ce qu’elles corroborent l’augmentation du commerce bilatéral. En effet, les exportations
uruguayennes en Argentine ont augmenté de plus de 17 % en même temps que les ventes
argentines à l’Uruguay dans la même période l’ont fait de plus du 50 % . 7
25. Je demande votre permission pour illustrer le fait que, il y a trois liaisons par route entre
l’Argentine et l’Uruguay sur 150 kilomètres de frontière. Il y a en plus, sur le fleuve Uruguay et
sur le Rio de la Plata, des services de bateaux de passagers, des ferry-boats, des hovercrafts et des
sea-cats, sans compter les nombreux services aériens journaliers et la disponibilité de nombreux
ports le long des rives des deux pays.
26. L’Argentine insiste quand même sur le fait que ni les barrages de certaines routes, ni ses
éventuelles conséquences sur le tourisme ou sur le commerce international ne relèvent de la
compétence de cette Cour.
Il est bien évident que des aspects qui sont en rapport avec la circulation, le tourisme et le
commerce, l’Uruguay les présente devant la Cour comme conséquence des barrages des routes aux
seules fin d’établir un lien avec la construction des usines de pâte a papier.
27. Les habitants de la ville de Gualeguaychú ont organisé des barrages des routes, comme
l’affirme l’Uruguay au paragraphe 4 de sa demande «exactly as happened in the recent past when
similar blockades were imposed». Ces barrages et d’autres similaires en territoire argentin n’ont
5 Données touristiques. Citoyens uruguayens en Argentine et citoyens argentins en Uruguay (2005/2006).
Document n o 13 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006. www.indec.gov.ar.
6 Article de presse, «Rencontre de Vazquez avec les opérateurs touristiques», El País Digital, 15 décembre 2006.
Document n 11 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006. http ://www.elpais.com.uy/06/12/15/ultmo_253496.asp.
7 Données du commerce bilatéral. Importations et exportations (2005/2006). Document n 14 présenté par
l’Argentine le 18 décembre 2006. http ://cei.mrecic.gov.ar, www.indec.gov.ar. - 13 -
pas eu le moindre effet sur la construction des usines de pâte à papier aux environs de Fray Bentos,
face à la ville de Gualeguaychú.
28. Tout au contraire, les deux projets industriels, je dois rappeler le nom des projets CMB et
Orion, semblent jouir d’une excellente santé, malgré les références tendancieuses et absolument
erronées qu’a fait l’Uruguay dans sa demande en indication de mesures conservatoires et que l’on a
entendu ce matin.
29. Pour essayer de convaincre la Cour que les prétendus droits de l’Uruguay relatifs à la
construction d’Orion seraient menacés, l’Uruguay a présenté d’une manière trompeuse la raison par
laquelle ENCE, ce qu’est en train de développer le projet CMB, a décidé de ne pas construire son
usine à l’emplacement prévu de Fray Bentos : «in the face of Argentina’s pressure, ENCE decided
not to complete construction of its plant. Thus, only Botnia plant remains under construction».
30. Pour réfuter cette accusation de pression de l’Argentine, laissons parler le président
d’ENCE, M. Juan Arreghi. Lors de sa conférence de presse annonçant sa décision, qui s’est tenue
au siège même de la présidence de la République orientale de l’Uruguay, M. Arreghi expliqua la
raison de la relocalisation de l’usine projetée à M’Bopicuá à côté de Fray Bentos d’une manière on
ne peut plus claire : «nous n’allons pas la relocaliser à cause de l’existence d’un différend, nous
allons la relocaliser car il est industriellement impossible d’installer à Fray Bentos deux usines
comme celles qui sont prévues» . Et ça, M. Arreghi l’a dit à la présidence de la République, dans
une conférence de presse en Uruguay.
31. Et il a continué de se plaindre du fait que l’Uruguay a octroyé l’autorisation de la
construction de l’usine Orion à Botnia à très peu de distance de la sienne et qu’ENCE aurait dû
9
avoir un droit préférentiel .
32. Il faut ajouter les derniers développements du projet ENCE en Uruguay. L’entreprise a
décidé de relocaliser son projet plus au sud, en Uruguay toujours, sur la rivière du Rio de la Plata
avec un nouveau projet qui prévoit un investissement de presque le double de ce qui était prévu
pour Fray Bentos (on parle de 1 milliard 250 millions de dollars des Etats-Unis) pour une
8
Présidence. République orientale de l’Uruguay, 21/09/06, ENCE reste et envisage de relocaliser l’usine.
Document n 5 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006. http ://www.presidencia.gub.uy/_web/noticias/
2006/09/2006092109.htm.
9
Ibid. - 14 -
production aussi du double de ce qui était prévu pour Fray Bentos (un million de tonnes de pâte à
papier annuelles).
33. Nous nous demandons quelle est cette pression argentine que mentionne l’Uruguay dans
ses écritures qui aurait mené ENCE à décider la non-construction de son usine ? Cette affirmation
uruguayenne contenue dans sa demande semblerait être complètement incompatible avec la bonne
foi et complètement divorcée de la réalité . 10
34. Pour sa part, Botnia ne cesse d’annoncer que l’usine sera prête pour le dernier
trimestre 2007, ce qui était prévu depuis le début du projet. Au moment où je vous parle l’usine
11
Orion est à 70 % de la construction programmée . Je vous rappelle qu’au mois de juin quand nous
sommes venus ici pour la demande de mesures conservatoires présentée par l’Argentine, l’usine
Orion avait seulement 25 % de son développement de la construction. Aujourd’hui, à six mois de
distance, ils sont déjà à 70 %. Donc, cela veut dire que la construction a continué de façon
naturelle même, je dirais, accélérée pendant ces derniers mois.
35. Ce n’est pas sérieux, comme l’a affirmé l’agent de l’Uruguay de dire que le barrage des
routes ont eu des retombées néfastes sur la construction des usines. Les faits sont là pour le
démontrer. La construction des usines a continué selon son propre rythme. Il n’y a pas de
préjudice, il n’y a pas une «nouvelle tendance» qui puisse conduire à un préjudice et il n’y a aucune
escalade, il n’y a pas un blocus total de l’Uruguay, il n’y a pas un étranglement économique de
l’Uruguay comme conséquence du barrage des routes. Aucune de ces affirmations n’est vraie.
36. Les barrages des routes sont intermittents, partiels et géographiquement localisés, ils ont
eu lieu «in the recent past», comme l’affirme l’Uruguay, et n’ont pas empêché que la construction
de l’usine Orion de Botnia continue d’avancer rapidement, comme j’ai dit, pendant les derniers six
mois. La construction se trouve même en avance sur le rythme programmé bien qu’elle ait subi
une grève de ses ouvriers pendant presque trois semaines.
37. Les barrages des routes et la construction de l’usine sont deux faits bien distincts, sans
qu’il y ait entre eux de relation de cause à effet, sans lien de causalité objective et sans aucun
10
Aroicle de presse, «ENCE fera un investissement de U$S 1250 millions», El País Digital, 13 décembre 2006.
Document n 9 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006. http ://www.elpais.com.uy/06/12/13/ultmo_253051.asp.
11Article de presse, «Botnia a déjà exécuté 70 % de l’ouvrage», El Espectador, 30 novembre 2006. Document
o
n 8 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006. http ://www.espectador.com.uy/nota.php?idNota=84329. - 15 -
rapport avec les normes du statut de 1975 et, par la suite, sans aucun rapport avec la compétence de
la Cour.
38. Et je me permets de répéter, comme je l’avais noté avant, les barrages des routes en
Argentine ne sont pas un fait nouveau pour l’Uruguay. L’Uruguay a déjà obtenu une sentence d’un
tribunal ad hoc d’arbitrage du Mercosur, qui s’est prononcé sur toutes les questions qui ont été
soumises dans l’affaire, le 6 septembre dernier.
Comme je l’avais dit aussi, l’Uruguay a affirmé devant ce Tribunal ad hoc qu’il n’y avait
aucun rapport entre les barrages des routes en territoire argentin et la construction des usines qui
font la matière de l’affaire déposée par l’Argentine devant la Cour. Dans son mémoire au Tribunal
d’arbitrage du Mercosur, l’Uruguay avait dit :
«En premier lieu, la construction des usines susmentionnées et les possibles
considérations environnementales en rapport avec elles sont absolument étrangères au
différend [auprès du Tribunal d’arbitrage ad hoc]. Elles ne peuvent pas faire partie
12
des faits ou des bases juridiques du différend.»
Et j’insiste, l’Uruguay a nié devant le Tribunal d’arbitrage du Mercosur ce qu’il soutient
aujourd’hui devant la Cour. C’est une preuve manifeste d’incohérence. C’est une preuve
manifeste du besoin de l’Uruguay d’inventer un lien artificiel pour s’en servir devant la Cour.
C’est un travestissement de la réalité.
39. En ce qui concerne les allégations offensantes de la Partie uruguayenne que l’on a
recensées dans la demande et les plaidoiries, j’exprime mon indignation sur le ton et,
particulièrement, sur le contenu des allégations qu’on a écoutées ce matin du conseil de l’Uruguay
que mon pays cherche à obtenir par la coercition ce qu’il ne peut obtenir par la Cour. Ce type de
déclaration injurieuse n’est guère conforme à la sérénité qui doit régner dans ce grand hall de
justice.
Madame le président, Messieurs de la Cour, je réaffirme la confiance absolue de la
République argentine en cette haute juridiction que l’Argentine même a saisie.
12Première présentation écrite uruguayenne devant le Tribunal ad hoc du Mercosur, 3 juillet 2006 (extrait)
(par. 159). Document n 4 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006. - 16 -
40. Dans sa demande den mesures conservatoires, l’Uruguay soutient que le Gouvernement
argentin a encouragé les barrages dans la région de Gualeguaychu et il est allé tellement loin pour
attribuer au président de l’Argentine, M. Néstor Kirchner, cette attitude.
41. L’Argentine regrette contester à tout effet dans ce processus l’une des citations que
l’Uruguay inclut dans sa demande de mesures conservatoires et qui a été rappelée ce matin. Dans
le paragraphe 22 de cette présentation, l’Uruguay réfère :
«President Kirchner publicly declared that Government of Argentina would not
take any action to interfere with the blockades : «there will be no restraint against our
brothers from Gualeguaychu».»
42. Les expressions attribuées au président argentin qui apparaissent à l’annexe 23 de la
demande uruguayenne à laquelle renvoie la note de bas de page numéro 28 ne correspondent pas à
un vrai document. Le site internet auquel elle renvoie ne contient pas un document semblable. Il y
a là, à la même date et sur le même journal, un autre article qui reproduit des expressions du
président Kirchner complètement différentes dans lesquelles il exprime la position du
Gouvernement argentin. Cette position ne soutient pas les barrages des routes et applique une
politique active de persuasion mais non de répression pour décourager ce type de mouvements
sociaux. Personne n’est menacé ni cible d’une action coercitive. Disons-le d’ensemble, l’argument
de l’Uruguay non seulement est dépourvu de tout fondement, il est offensant pour l’Argentine.
43. Dans le même sens s’est exprimé le ministre argentin des affaires étrangères,
M. Jorge Taiana, à maintes reprises, la dernière à l’occasion de la réunion des ministres du
Mercosur tenue à Brasilia, vendredi dernier, le 15 décembre. Cette même politique a été reconnue
par la sentence arbitrale du Tribunal ad hoc du Mercosur du 6 septembre :
«142) La bonne foi doit être présumée et la preuve produite ne montre pas que
l’Argentine ait encouragé l’attitude adoptée par les voisins. Tout le contraire, cette
attitude a eu comme but d’attirer l’attention du Gouvernement argentin sur ce
problème. Il n’y a aucune évidence qu’il ait eu de la part des autorités argentines
l’intention d’empêcher le libre transit et de violer les dispositions de l’article 1 du
traité d’Asunción vu que la politique de tolérance adoptée par le Gouvernement
argentin par rapport aux manifestants de Gualeguaychu n’est guère différente de celle
adoptée envers d’autres conflits sur des routes et des villes de l’intérieur de
l’Argentine. Cette évidence fait conclure ce Tribunal qu’il n’y a pas eu d’intention
discriminatoire pour causer des préjudices au trafic commercial avec l’Uruguay.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - 17 -
180) Ce Tribunal conclut que le Gouvernement argentin n’a pas eu intention
discriminatoire de porter atteinte au trafic commercial avec l’Uruguay. La bonne foi
doit être présumée et le preuve produite ne montre pas que le Gouvernement de la
13
Partie demandée [l’Argentine] ait encouragé l’attitude des citoyens».
44. Pour conclure, Madame le président, Messieurs les juges, de la lecture de la demande
uruguayenne, il surgit clairement que la Cour n’est pas compétente sur la base de l’article 60 du
statut du Río Uruguay pour se prononcer sur les mesures conservatoires demandées par l’Uruguay.
45. La présentation de l’Uruguay n’est pas non plus recevable en raison de ne pas avoir
aucun lien avec l’affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay introduite par
l’Argentine sur la base de la violation par l’Uruguay des règles du statut de 1975.
46. La demande uruguayenne n’a non plus aucun lien avec le fond du différend soumis par
l’Argentine à votre haute juridiction.
47. Madame le président, Messieurs les juges, les professeurs Marcelo Kohen et Alain Pellet
vont développer à la suite les arguments que je viens d’évoquer de façon succincte.
Je vous remercie beaucoup de votre attention et je vous prie de donner la parole au
professeur Marcelo Kohen. Merci beaucoup.
The PRESIDENT: Thank you, Your Excellency. I give the floor to Professor Kohen.
M. KOHEN :
II. LA DEMANDE URUGUAYENNE DE MESURES CONSERVATOIRES N ’A AUCUN LIEN
AVEC LE STATUT DU FLEUVE U RUGUAY
1. Madame le président, Messieurs les juges, c’est un grand honneur de comparaître à
nouveau devant votre haute juridiction, même si l’occasion ne se justifie pas, tant il est évident que
la demande uruguayenne en indication de mesures conservatoires ne remplit aucune des conditions
exigées par le Statut de la Cour et dégagées par votre jurisprudence, et notamment que votre Cour
est manifestement incompétente.
2. Il m’appartient de démontrer que la demande de mesures conservatoires présentée par la
République orientale de l’Uruguay le 30 novembre 2006 n’a aucun lien avec le statut du fleuve
13
Case concerning Pulp Mills on the River Uruguay (Argentina v. Uruguay), Request for the indication of
provisional measures submitted by Uruguay, 30 novembre 2006, annexe 2. - 18 -
Uruguay, seul instrument international qui fonde la compétence de la Cour pour connaître de
l’affaire relative aux Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay.
3. Le principe de base en matière de mesures conservatoires a très tôt été expliqué par la
Cour permanente dans l’affaire de la Réforme agraire polonaise : «d’après [l’article 41 du Statut de
la Cour], la condition essentielle et nécessaire pour que des mesures conservatoires puissent, si les
circonstances l’exigent, être sollicitées, est que ces mesures tendent à sauvegarder les droits objet
.
du différend dont la Cour est saisie» (Réforme agraire polonaise et minorité allemande,
ordonnance du 29 juillet 1933, C.P.J.I. série A/B n 58, p. 177. Voir auparavant, dans le même
sens, Statut juridique du territoire du sud-est du Groënland, ordonnance du 3 août 1932, C.P.J.I,
o
série A/B, n 48, p. 285. Et ensuite : Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran), mesures
conservatoires, ordonnance du 5 juillet 1951, C.I.J. Recueil 1951, p. 93 ; Interhandel (Suisse
c. Etats-Unis), mesures conservatoires, ordonnance du 24 octobre 1957, C.I.J. Recueil 1957,
p. 111 ; Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande), mesures conservatoires,
ordonnance du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972, p. 15, par. 12 ; Compétence en matière de
pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande), mesures conservatoires, ordonnance du
17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972, p. 33, par. 12 ; Plateau continental de la mer Egée (Grèce
c. Turquie), mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, p. 11,
par. 34 ; Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis c. Iran),
mesures conservatoires, ordonnance du 15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979, p. 19, par. 36 ;
Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), mesures conservatoires,
ordonnance du 2 mars 1990, C.I.J. Recueil 1990, p. 69, par. 24 ; Passage par le Grand-Belt
(Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil
1991, p. 16, par. 16 ; Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c Serbie et Montenegro), mesures conservatoires, ordonnance du
8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 19, par. 34-35 ; Application de la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie et Montenegro),
mesures conservatoires, ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 342,
par. 35-36 ; Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria, mesures
conservatoires, ordonnance du 15 mars 1996, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 21-22, par. 35 ; - 19 -
Convention de Vienne sur les relations consulaires (Paraguay c. Etats-Unis d’Amérique), mesures
conservatoires, ordonnance du 9 avril 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 257, par. 35-36 ; LaGrand
(Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999, C.I.J.
Recueil 1999, p. 14-15, par. 22-23 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République
démocratique du Congo c. Ouganda), mesures conservatoires, ordonnance du 1 juillet 2000,
C.I.J. Recueil 2000, p. 127, par. 39-40 ; Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République
démocratique du Congo c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 8 décembre 2000,
C.I.J. Recueil 2000, p. 201, par. 69 ; Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête :
2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), mesures conservatoires, ordonnance du
10 juillet 2002, C.I.J. Recueil 2002, p. 241, par. 58 ; Certaines procédures pénales engagées en
France (République du Congo c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 17 juin 2003,
C.I.J. Recueil 2003, p. 107-108, par. 22-29 ; Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique
c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 5 février 2003, C.I.J.
Recueil 2003, p. 89, par. 49 ; Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine
c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 13 juillet 2006, par. 61-62.)
The PRESIDENT: Professor Kohen, as you know, these texts have only recently arrived in
the hands of the interpreters. Could you assist both them and the Court by speaking slowly.
M. KOHEN: Yes, of course.
The PRESIDENT: Thank you.
M. KOHEN :
4. Votre ordonnance du 8 avril 1993 dans l’affaire relative à l’Application de la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide revêt un intérêt tout particulier pour la
présente demande de l’Uruguay. Elle énonce que,
«en ce qui concerne les mesures demandées tant par la Bosnie-Herzégovine que par la
Yougoslavie, la Cour … doit se borner à l’examen des droits prévus par la convention
sur le génocide pouvant faire l’objet d’un arrêt de la Cour rendu dans l’exercice de sa
compétence aux termes de l’article IX de cette convention» (Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide - 20 -
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), mesures conservatoires, ordonnance
du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 20, par. 38).
5. Nous nous trouvons ici dans une situation identique. La Cour doit se borner à l’examen
des droits prévus par le statut du fleuve Uruguay pouvant faire l’objet d’un arrêt rendu dans
l’exercice de sa compétence aux termes de l’article 60 du statut.
6. Malgré les acrobaties juridiques accomplies ce matin par nos contradicteurs pour essayer
désespérément de rattacher leur demande au statut de 1975, leurs efforts ne sont, de toute évidence,
pas couronnés de succès. Il ne pouvait pas en aller autrement. Leur demande n’a rien à voir avec
le statut du fleuve Uruguay ni, à fortiori, avec la requête argentine.
7. Je me propose d’aborder la question en trois temps. Premièrement, je vais déterminer
quels sont les véritables «droits», si l’on peut dire, que l’Uruguay chercherait à «protéger», si l’on
peut dire encore, avec sa demande de mesures conservatoires. Deuxièmement, je vais examiner
l’«habillement» avec lequel l’Uruguay essaie de déguiser ces prétendus droits, en se servant de
costumes trop grands pour l’occasion, qu’il est allé chercher sans succès dans le vestiaire du
statut du fleuve Uruguay. Troisièmement, je vais comparer les mesures conservatoires demandées
par le défendeur avec le statut du fleuve Uruguay, afin de démontrer qu’elles ne peuvent
aucunement viser la protection des droits découlant du seul instrument qui vous confère une base
de compétence dans la présente affaire.
A. Les prétendus droits que l’Uruguay cherche à protéger sont étrangers au statut du fleuve
Uruguay
8. Un simple parcours de la demande uruguayenne de mesures conservatoires suffit pour
montrer l’absence de tout lien clairement établi entre le statut du fleuve Uruguay et cette demande.
9. Selon l’Uruguay, le prétendu blocage des ponts qui d’ailleurs, comme l’agent de
l’Argentine l’a indiqué, ne sont pas bloqués serait un acte illicite argentin qui priverait
l’Uruguay de centaines de millions de dollars. L’Uruguay a cité la décision d’un tribunal constitué
dans le cadre du Mercosur, qui se référait à la liberté de circulation et du commerce conformément
au traité d’Asunción instituant le Mercosur. En fait, cette sentence apparaît comme l’axe central de
leur argumentation, doublée des considérations totalement étrangères à l’affaire relative aux Usines
de pâte à papier, comme par exemple la question de savoir si l’Argentine peut ou non agir en
contre-mesures. - 21 -
10. Les notes de protestation uruguayennes sont claires quant aux présumés droits en cause.
Celle du 11 octobre 2006 les présente ainsi : «It should be noted that these road blockades
constitute a violation of the principle of free circulation established in the Treaty of Asuncion. This
concept was clearly taken up in the Award of the Ad Hoc Mercosur Arbitral Tribunal of
6 September 2006.» 14 Pas un mot sur le statut du fleuve Uruguay.
11. La deuxième note répète à peu près la même chose, sauf qu’elle ajoute que
«the omission of the Argentine Government in taking necessary measures constitutes
an aggravation of the dispute today pending before the International Court of Justice,
in violation of paragraph 82 of the Order on provisional measures of 13 July past, and
the obligations imposed on all the litigants before the Court, and consequently,
considers that its rights are being threatened by the omission of Argentina of
compliance with its international obligations» 1.
12. Malgré cette première tentative de rapprochement de la question à cette affaire, toujours
pas un mot sur le statut du fleuve Uruguay. Il est question de la prétendue aggravation du différend
mais de quel différend ? Ensuite d’une simple considération selon laquelle les droits de
l’Uruguay mais lesquels ? seraient menacés par l’omission argentine, et enfin de la prétendue
violation argentine de ses obligations comme Partie au litige. Comme nous le verrons, il n’en est
rien.
13. En substance, Madame le président, l’Uruguay, quoi qu’il dise, invoque la défense de
prétendus droits qui ne sont nullement en cause dans ce différend et qui ne peuvent pas l’être. Ni la
liberté de circulation, ni la liberté de commerce, ne sont des droits régis par le statut du fleuve
Uruguay. Il est également évident que les présumés effets des barrages des routes argentines sur
les revenus touristiques et commerciaux que d’ailleurs l’Uruguay n’a nullement prouvés ne
concernent ni de près, ni de loin, le statut du fleuve Uruguay.
14. Par ailleurs, comme Mme l’agent vient de l’expliquer, ce flux touristique se poursuit et
des milliers d’Argentins se rendent ou s’apprêtent à se rendre en ce moment même au pays frère
pour y passer leurs vacances, dans ce qui promet être une nouvelle saison touristique à succès.
Quoi qu’il en soit, tout cela n’a rien à voir avec le statut du fleuve Uruguay. Disons-le
14Case concerning Pulp Mills on the River Uruguay (Argentina v. Uruguay), Request for the indication of
provisional measures submitted by Uruguay, 30 novembre 2006, annexe 3.
15Note de l’Uruguay à l’Argentine du 30 octobre 2006, ibid., annexe 4. - 22 -
simplement : ce traité, conclu entre l’Argentine et l’Uruguay en 1975 et qui constitue la seule base
de votre compétence, ne régit nullement le trafic touristique entre les deux pays.
15. Sur un point, mon ami Luigi Condorelli avait certainement raison dans sa plaidoirie du
8 juin dernier :
«l’article 60 du statut, en effet, n’attribue pas à la Cour la compétence pour régler
n’importe quel différend international opposant l’Uruguay et l’Argentine ! Comme
l’indique on ne peut plus clairement son libellé, les seuls différends couverts ratione
materiae par la clause compromissoire en question sont ceux relatifs «à
l’interprétation ou [à] l’application … du statut». Il s’ensuit que tout différend relatif
à des prétentions ne se fondant pas sur le statut échappe à la sphère d’application de la
clause compromissoire : par conséquent, la Cour est dépourvue de la compétence pour
en décider.» 16
16. Mon collègue Alan Boyle a cité ce matin votre ordonnance à propos de la demande de
mesures conservatoires de la Guinée-Bissau en l’affaire de la Sentence arbitrale du 31 juillet 1989.
C’est vrai que l’Uruguay ne se trouve pas dans la même situation procédurale que celle de la
Guinée-Bissau. Mais mon collègue a oublié quelque chose : l’Uruguay se trouve dans une situation
procédurale pire que celle de la Guinée-Bissau dans l’affaire précitée. En effet, la Guinée-Bissau
prétendait que les mêmes conflits d’intérêts existaient dans le différend de base soumis à la Cour
(c’est-à-dire l’inexistence ou la nullité de la sentence arbitrale du 31 juillet 1989) et dans un
sous-différend lié au premier (le contrôle, l’exploration et l’exploitation d’espaces maritimes qui
avait fait l’objet de délimitation par la sentence arbitrale) (Sentence arbitrale du 31 juillet 1989
(Guinée-Bissau c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 1990, p. 69-70, par. 25). Le différend que
l’Uruguay souhaite porter de manière subreptice devant votre juridiction ne peut même pas être
présenté comme un sous-différend relatif aux autorisations uruguayennes de construction des
usines de pâte à papier. Leur contenu est différent, les droits qui seraient en jeu sont différents, les
moyens de règlement des différends prévus par les parties dans le cadre de leurs relations
bilatérales sont différents. L’Uruguay le sait parfaitement puisqu’il a déjà choisi une autre voie,
celle du règlement juridictionnel au sein du Mercosur.
17
17. Le 6 septembre dernier un tribunal arbitral du Mercosur s’est prononcé sur la question .
Et il y a à peine trois jours, l’Uruguay a recherché sans succès au sein du Conseil du marché
16CR 2006/47, 8 juin 2006, p. 33-34, par. 6.
17
Case concerning Pulp Mills on the River Uruguay (Argentina v. Uruguay), Request for the indication of
provisional measures submitted by Uruguay, 30 novembre 2006, annexe 2 - 23 -
commun du Mercosur exactement la même chose qu’il poursuit par le moyen de cet incident de
18
procédure : obtenir ce qui aux yeux de l’Uruguay serait l’exécution de cette sentence arbitrale . La
saisine par l’Uruguay d’un tribunal arbitral du Mercosur sur la base du protocole d’Olivos au traité
instituant le Mercosur (traité d’Asunción) du litige relatif au barrage des routes témoigne, de
manière éclatante et de l’incompétence de la Cour pour en connaître et de la conviction en ce sens
de la Partie uruguayenne. D’une part, en effet, il s’agit assurément du même différend que celui
dont l’Uruguay essaie de vous saisir aujourd’hui indument par le biais de sa demande en indication
de mesures conservatoires et d’un différend pour lequel ce pays avait reconnu alors qu’il n’avait
aucun rapport avec celui dont l’Argentine a saisi la Cour mon camarade Alain Pellet y
reviendra. D’autre part, aux termes mêmes du deuxième alinéa de l’article premier, paragraphe 2,
du protocole d’Olivos, «[d]ès que la procédure de règlement du différend a commencé
conformément au précédent paragraphe, aucune des parties ne peut exiger que soit utilisé le
19
mécanisme établi dans un autre forum…» . Ceci veut dire qu’il n’est pas loisible aux Parties de
s’engager dans cette voie pour se rétracter ensuite. Au surplus, aux termes de l’article 26,
paragraphe 2, du même protocole, «[t]outes les décisions des tribunaux ad hoc d’arbitrage sont
obligatoires pour les Etats impliqués dans un différend à partir de la date de la notification et ont
20
l’autorité de la chose jugée» en l’absence d’une motion de revision.
18. Je sais bien, Madame le président, que, dans le cadre du différend dont elle est
effectivement et régulièrement saisie, la Cour n’est pas tenue d’appliquer le traité d’Asunción et le
protocole d’Olivos, puisque le statut de 1975 est sa seule loi. Au regard du différend qui lui est
soumis, comme la sentence du Tribunal ad hoc du 6 septembre 2006 elle-même, ils sont, en
quelque sorte, «de simples faits». Mais ce sont des faits hautement révélateurs ; ils montrent :
primo, que l’Uruguay a estimé que les mécanismes de règlement pacifique du Mercosur
constituaient le cadre naturel pour la solution du litige qui oppose les Parties à propos du
barrage des routes ;
secundo, que le Tribunal a reconnu et exercé sa compétence pour en connaître ; et
18 o e
Mercosur / CMC / procès-verbal n °2/06 XXXI réunion ordinaire du Conseil du marché commun
15 décembre 2006. Document n 10 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006.
19
RTNU, vol. 2251, A-37341, p. 304.
20Ibid., p. 311. - 24 -
tertio, que sa décision présente un caractère définitif et sans appel et est res iudicata à l’égard
des Parties.
19. L’Argentine et l’Uruguay ont accepté ces obligations. L’Uruguay a recouru à cette
procédure. Il ne peut aujourd’hui s’en dédire. Que l’on qualifie ceci d’acquiescement, d’estoppel,
d’acceptation ou de toute autre manière, un Etat ne peut souffler le chaud et le froid. Comme
l’avait expliqué le juge Alfaro dans un passage bien connu de son opinion individuelle jointe au
second arrêt de la Cour dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar,
«la partie qui, par sa reconnaissance, sa représentation, sa déclaration, sa conduite ou
son silence, a maintenu une attitude manifestement contraire au droit qu’elle prétend
revendiquer devant un tribunal international est irrecevable à réclamer ce droit (venire
contra factum proprium non valet)» (Temple de Préah Vihéar (Cambodge
c. Thaïlande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 40).
20. Il s’agit là d’un principe général du droit que la Cour est évidemment en droit et a le
devoir d’appliquer au présent différend comme à tout autre.
21. La conclusion qui s’ensuit est claire et nette. La libre circulation des personnes et des
marchandises, les flux touristiques et d’autres considérations économiques avancées par l’Uruguay
pour justifier sa demande ne sont pas pertinentes. Pour le dire avec vos mots dans l’affaire de la
Sentence arbitrale du 31 juillet 1989, «les droits allégués dont il est demandé qu’ils fassent l’objet
de mesures conservatoires ne sont pas l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de
l’affaire ; et … aucune mesure de ce genre ne saurait être incorporée dans l’arrêt de la Cour sur le
fond» (Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), mesures conservatoires,
ordonnance du 2 mars 1990, C.I.J. Recueil 1990, p. 70, par. 26).
22. Comme vous l’avez aussi affirmé dans votre ordonnance du 13 septembre 1993 dans
l’affaire Bosnie-Hérzegovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro) s’agissant de mesures
conservatoires, «la Cour n’est pas habilitée à conclure définitivement sur les faits ou leur
imputabilité et … sa décision doit laisser intact le droit de chacune des Parties de contester les faits
allégués contre elle, ainsi que la responsabilité qui lui est imputée quant à ces faits et de faire valoir
ses moyens sur le fond» (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie) (Serbie et Monténégro), mesures conservatoires,
ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 347, par. 48). - 25 -
23. Madame le président, Messieurs les juges, la preuve la plus frappante de votre
incompétence pour ordonner les mesures conservatoires demandées par l’Uruguay est qu’une
éventuelle décision ordonnant des mesures conservatoires sur la base des faits allégués contre
l’Argentine ne laisserait pas intact son droit de les contester, son droit de rejeter leur qualification
juridique, son droit de contester leur imputabilité, son droit de contester la responsabilité. En effet,
et tout simplement, toutes ces questions relatives aux barrages des routes ne peuvent être et ne
seront aucunement discutées dans la présente affaire car elles sont complètement étrangères au
statut du fleuve Uruguay. L’objet de la demande uruguayenne est, ni plus ni moins, d’obtenir par
une procédure incidente un jugement de la Cour sur des faits qui sont totalement étrangers au statut
de 1975. Mon ami Alain Pellet développera plus en détail cette question, sous l’angle de l’absence
de tout lien entre les mesures demandées par l’Uruguay et l’objet du différend tel qu’il résulte de la
requête introductive d’instance.
24. Bien sûr, nos amis uruguayens sont conscients de la faiblesse intrinsèque de leur
demande et ont ainsi prétendu habiller déguiser dirais-je, ces droits totalement étrangers au
statut du fleuve Uruguay avec des éventuels droits tirés de ce statut. Nous verrons que cet exercice
téméraire n’a pas porté ses fruits et ne pouvait pas les porter.
B. L’habillement des prétendus droits qui seraient en cause avec d’éventuels droits tirés du
statut de 1975
25. Que reste-t-il de l’immense campagne de propagande, déployée ce matin par l’Uruguay,
qui puisse avoir un début de pertinence pour un débat contradictoire sur des mesures
conservatoires ? Pas grand-chose. Deux points seulement pourraient avoir l’apparence fallacieuse
d’avoir un lien avec le statut du fleuve Uruguay : 1) le droit de l’Uruguay de construire l’usine
Orion et 2) que ce soit la Cour qui décide du différend opposant l’Uruguay à l’Argentine. Il saute
aux yeux que les faits invoqués par l’Uruguay n’ont trait ni à l’un, ni à l’autre. Comme on l’a vu,
le comportement précédent de l’Uruguay lui-même en témoigne : à propos des mêmes faits qui
motivent aujourd’hui sa demande de mesures conservatoires, l’Uruguay a saisi un tribunal arbitral
dans le cadre du Mercosur, et pas la Cour, en vue d’une hypothétique violation argentine des droits
uruguayens découlant du traité d’Asunción, et pas du statut du fleuve Uruguay. Jamais auparavant
l’Uruguay n’avait prétendu que les actes attribués au mouvement social de la province argentine - 26 -
d’Entre Ríos constituaient une violation de ses droits découlant du statut du fleuve. Il suffira
d’examiner brièvement ces deux déguisements uruguayens pour constater qu’ils cachent mal les
vrais sujets qui se trouvent derrière.
a) Le droit de construire l’usine «Orion»
26. Le prétendu droit qui serait en cause par cette demande, selon l’Uruguay, serait «the right
pending a final decision of the Court, to carry on building the Botnia plant without Argentina’s
prior consent, in conformity with the 1975 Statute of the River Uruguay and the Order the Court
th 21
made on July 13 » .
27. Madame et Messieurs les juges, vous vous souvenez de l’ardeur avec laquelle l’Uruguay
avait, lors du premier tour des plaidoiries du 8 juin 2006, développé sa conception de l’exigence du
fumus boni juris :
«la Cour ne peut accorder des mesures provisoires pour préserver des droits au cas où
les prétendus droits invoqués résulteraient déjà à première vue basés sur un fondement
juridique clairement insuffisant, voire si les allégations relatives à la violation des
droits en cause reposent sur des arguments dont on peut aisément vérifier
l’inconsistance, la demande principale se révélant alors prima facie dépourvue de
22
perspectives sérieuses de succès» .
28. Nous aurions souhaité que nos amis de l’autre côté de la barre aient été cohérents avec
cette exigence et soient allés un peu plus loin dans leur analyse. Nous avons attendu en vain durant
toute la matinée quels articles spécifiques du statut du fleuve seraient selon l’Uruguay en cause
dans cette demande de mesures conservatoires. Rien. Pas une seule analyse concrète de quoi que
ce soit concernant les droits des parties en vertu du statut de 1975.
29. Si tant est que l’on envisage sérieusement une demande de mesures conservatoires, on
pouvait s’attendre à ce que nos contradicteurs se livrent à l’exercice indispensable de rattacher la
demande de mesures conservatoires aux droits de l’Uruguay découlant du statut de 1975 qui
seraient en cause par un prétendu comportement argentin. Tentons de nous livrer à l’exercice que
l’Uruguay n’a pas fait, puisqu’il s’est contenté d’invoquer vaguement «le droit de poursuivre la
construction de l’usine Botnia».
21Plaidoirie du professeur Alan Boyle du 18 décembre 2006, par. 7. Voir aussi case concerning Pulp Mills on the
River Uruguay (Argentina v. Uruguay), Request for the indication of provisional measures submitted by Uruguay,
30 novembre 2006, par. 3.
22
CR 2006/47, p. 32, par. 2 (Condorelli). - 27 -
30. Les dispositions relatives à la construction d’ouvrages se trouvent au chapitre II du statut
du fleuve (qui s’intitule précisément «Navigation et ouvrages»). Les faits que l’Uruguay prétend
attribuer à l’Argentine, porteraient-ils atteinte au droit de la partie qui projette de réaliser un
ouvrage «suffisamment important pour affecter la navigation, le régime du fleuve ou la qualité des
eaux» d’informer la CARU, comme le prévoit l’article 7 ? De son droit à ce que la CARU
détermine si le projet peut ou non causer un préjudice sensible à l’autre partie, comme le prévoit le
même article ? Du droit que l’Uruguay possède «[s]i la partie notifiée ne formule pas d’objections
ou ne répond pas dans le délai prévu … peut construire ou autoriser la construction de l’ouvrage
projeté», comme le prévoit l’article 9 ?
31. Je suppose que l’Uruguay ne prétendra pas qu’il n’a pas pu exercer ses droits découlant
du chapitre II du statut parce que des habitants de la province d’Entre Ríos (y compris des
ressortissants uruguayens) ont coupé des routes argentines. Il est évident que la possibilité que
l’Uruguay a toujours d’exercer ses droits découlant du chapitre du statut intitulé «Navigation et
ouvrages» ne risque pas de subir un préjudice irréparable par les faits qu’il invoque. Rappelons
l’évidence : Non seulement l’Argentine ne met pas en danger l’exercice de ces droits, au contraire,
elle est désireuse que l’Uruguay les exerce !
32. On sait que les Parties divergent sur l’interprétation à donner à l’article 9 du statut
de 1975. Dans sa demande du 30 novembre 2006, l’Uruguay a donné une interprétation pour le
moins curieuse de votre ordonnance du 13 juillet 2006. Il prétend que «[t]he order left Uruguay
free to oversee the construction and operation of the plants in a manner consistent with its
obligations under the Estatuto pending the Court’s adjudication on the merits» . Ce matin mon
collègue Alan Boyle a également insisté sur cette interprétation, affirmant que l’ordonnance
du 13 juillet 2006 laissait l’Uruguay en liberté de continuer l’autorisation et la construction de
l’usine Orion 24. Il est évident que la Cour n’a créé avec son ordonnance aucun nouveau droit en
faveur de l’Uruguay. En réalité, la Cour a jugé qu’elle n’était pas tenue d’examiner au stade des
mesures conservatoires la question de savoir si l’Uruguay pouvait ou non mettre en Œuvre son
23Case concerning Pulp Mills on the River Uruguay (Argentina v. Uruguay), Request for the indication of
provisional measures submitted by Uruguay, 30 novembre 2006, par. 5.
24
CR 2006/54, p. 20, par. 7. - 28 -
projet faute d’accord entre les Parties ou, à défaut d’accord, avant que la Cour ne tranche le
différend. La Cour n’a pas été convaincue qu’il ne serait pas possible de remédier, au stade du
fond, à toute violation du statut de 1975 (Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine
c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 13 juillet 2006, par. 71).
33. Il est vrai que l’Uruguay prétend avoir le droit de construire l’usine Orion sans avoir
suivi la procédure du chapitre II et que c’est la Cour qui doit trancher cette question au fond. Or,
quelle que soit l’interprétation que l’on donne à l’article 9, la question ne se pose pas par rapport
aux mouvements sociaux, puisque, tout simplement, ces mouvements n’empêchent pas la poursuite
de la construction de l’usine Orion. Ainsi, les barrages routiers, à supposer même ce que nous
n’acceptons pas qu’ils puissent être imputés à l’Argentine, n’impliquent pas un risque grave de
préjudice irréparable au prétendu droit de l’Uruguay de construire l’usine que la procédure prévue
par le statut du fleuve ne soit pas achevée. Il est évident aussi que l’Argentine n’envisage aucune
mesure de fait visant à empêcher l’Uruguay de poursuivre la construction de l’usine Orion,
contrairement à ce que mes collègues Condorelli et Boyle ont laissé entendre ce matin. Quelle que
soit la vision que l’on ait des barrages des routes argentines, ceux-ci ne menacent ni n’empêchent
nullement à ce que l’Uruguay poursuive la politique qu’il estime la meilleure sous quelque
domaine que ce soit, y compris sur la question qui fait l’objet de ce différend.
34. A cet égard, il est complètement fantaisiste de prétendre faire le lien entre la situation
évoquée par la demande uruguayenne et l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire
des Etats-Unis à Téhéran. Il est évident que les manifestants quelle que soit leur nationalité,
argentine ou uruguayenne qui érigent des barrages sur des routes argentines n’occupent pas le
chantier ni ne le bloquent pas non plus !
35. L’allégation selon laquelle si la Cour n’ordonne pas de mesures conservatoires le droit de
l’Uruguay de construire l’usine Botnia serait illusoire ou courrait un risque d’un préjudice
irréparable n’a aucun fondement. Cette allégation est utilisée comme un écran pour cacher
l’absence manifeste de compétence de la Cour pour connaître du différend qui oppose l’Argentine
et l’Uruguay au sujet de certaines actions entreprises par le mouvement social de la province
d’Entre Ríos. - 29 -
36. Botnia ne cesse d’annoncer que l’usine sera prête pour le dernier trimestre 2007. Au
25
moment où je vous parle l’usine Orion est construite à 70 % . Personne n’a prétendu qu’il
existerait un risque quelconque d’abandon du projet. Bien au contraire, les travaux avancent à un
rythme accéléré et toutes les déclarations concourent pour affirmer que l’usine sera achevée à
l’emplacement où elle se trouve. Le mouvement social de la province d’Entre Ríos ne constitue
aucune entrave au prétendu droit que l’Uruguay invoque. Sauf mouvement social interne, le
personnel de Botnia continue d’aller au travail tous les jours. En effet, la seule fois où il y a eu un
arrêt de travail à Orion, cela a été dû à une grève du personnel qui a durée trois semaines durant le
mois de septembre . 26 Au moment où je vous parle, le matériel continue à être acheminé
normalement par voies terrestre et fluviale. Même le port de Botnia, dont l’autorisation de mise en
service est intervenue illicitement quelques semaines après votre ordonnance du 13 juillet 2006,
travaille à plein, sans qu’aucune mesure visant à l’empêcher ne soit imputable ni à l’Argentine, ni à
personne. Durant les trois heures que nos amis uruguayens ont utilisées ce matin, pas un mot n’a
été prononcé qui permet d’affirmer le contraire. Clairement, les barrages des routes invoqués par
l’Uruguay ne constituent et ne peuvent constituer aucune entrave à la poursuite de la construction
d’Orion. Par là même, tout le reste de l’argumentation uruguayenne perd son poids.
37. Essayons malgré tout de résumer la position de nos contradicteurs. Leur argument se
décompose en huit temps. Si cela s’avère approprié pour la passion commune des Argentins et des
Uruguayens, le tango, huit temps constitue un mouvement trop long pour prétendre une connexité
quelconque entre ce que nos contradicteurs invoquent aujourd’hui et le statut du fleuve.
38. Leur raisonnement consiste en substance à prétendre que : 1) des citoyens argentins
bloquent une route ; 2) cette route mène à un pont qui traverse le fleuve Uruguay ; 3) parfois, mais
de manière intermittente, d’autres citoyens argentins bloquent une autre route qui mène à un autre
pont ; 4) le Gouvernement argentin ne fait rien pour les empêcher ; 5) ce fait a pour conséquence de
réduire le flux touristique argentin en direction de l’Uruguay ; 6) s’il y a moins de tourisme
25
«Botnia a déjà exécuté 70o% de l’ouvrage», El Espectador, 30 novembre 2006. http ://www.espectador.com.uy/
nota.php?idNota=84329. Document n 3 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006.
26Communiqué de presse de Botnia, «Botnia se voit dans l’obligation d´arrêter les constructions à Fray Bentos»,
22 septembre 2006. http ://www.metsabotnia.com/es/default.asp?path=284;292;439;440;1093;1368.Docum… n 6
présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006. - 30 -
argentin en Uruguay, il y a des conséquences fâcheuses pour l’économie du pays ; 7) ces
conséquences seraient tellement ruineuses pour l’économie uruguayenne que le Gouvernement
uruguayen serait contraint d’ordonner à Botnia d’arrêter la construction de l’usine Orion et
d’abandonner son projet ; 8) par conséquent, l’Argentine viole le droit de l’Uruguay de construire
l’usine Orion en vertu du statut du fleuve Uruguay et le droit de l’Uruguay à ce que la Cour décide
du différend sur les Usines de pâte à papier, sur la base de l’article 60 du statut de 1975.
39. Je laisse de côté la véracité des faits et la pertinence de chacune de ces spéculations
uruguayennes, que l’Argentine conteste. Même en supposant vraies toutes les allégations
uruguayennes ce sur quoi l’Uruguay n’a pas apporté de preuves, ces faits et ces spéculations ne
peuvent aucunement permettre d’affirmer l’existence d’un lien direct juridique entre les faits
allégués et les droits de l’Uruguay découlant du statut.
40. Une comparaison avec les affaires de la Compétence en matière des pêcheries
(Royaume-Uni c. Islande) et (République fédérale d’Allemagne c. Islande) peut s’avérer utile.
Dans ces affaires, les demandeurs considéraient que l’extension de la compétence de l’Islande en
matière de pêcheries n’était pas valable. Dans leurs demandes de mesures conservatoires ces
mêmes demandeurs visaient à protéger le droit de leurs navires de continuer à pratiquer la pêche
dans la zone de 50 milles marins proclamée par le défendeur. Pour la Cour, ce droit constituait l’un
des éléments de l’objet du différend soumis à la Cour, car le Royaume-Uni et l’Allemagne
demandaient en fait à la Cour de déclarer que les mesures d’exclusion des navires de pêche
étrangers envisagées par l’Islande ne sont pas opposables aux navires de pêche immatriculés au
Royaume-Uni ou en Allemagne (Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande),
mesures conservatoires, ordonnance du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972, p. 15, par. 13-14 ;
Compétence en matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande), mesures
conservatoires, ordonnance du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972, p. 33, par. 13-14). L’Uruguay
aimerait bien se trouver dans la situation de ces deux Etats. Or, il en est très loin. L’Islande prenait
effectivement des mesures visant à empêcher les navires britanniques et allemands de pêcher dans
les eaux en-deçà de 50 milles marins. L’Argentine n’empêche nullement les travaux d’Orion de se
poursuivre en toute normalité même si c’est en toute illicéité. - 31 -
41. Au fond, c’est l’Uruguay qui l’a exprimé d’une manière parfaitement claire dans son
mémoire présenté devant le Tribunal ad hoc du Mercosur, qu’il n’y avait aucun rapport entre les
barrages des routes en territoire argentin et la construction des usines qui font l’objet du différend
devant votre Cour.
«En premier lieu, la construction des usines susmentionnées et les possibles
considérations environnementales en rapport avec elles sont absolument étrangères au
différend [porté devant le Tribunal d’arbitrage ad hoc]. Elles ne peuvent pas faire
partie des faits ou des bases juridiques du différend.» 27
42. L’inverse, Madame le président, est également vrai : les barrages de routes et la libre
circulation sont absolument étrangers au différend porté devant votre Cour.
b) Le droit à ce que la Cour décide du différend (art. 60)
43. Sachant qu’aucune règle de fond du statut du fleuve ne permet d’étayer sa demande de
mesures conservatoires, l’Uruguay n’a finalement réussi qu’à invoquer concrètement un seul article
du statut, l’article 60 qui contient la clause compromissoire. Selon le défendeur :
«Uruguay has a right to have this dispute resolved by the Court pursuant to
Article 60, rather than by Argentina’s unilateral acts of an extrajudicial and coercive
nature, which are intended to force Uruguay to aband28 its right under the Estatuto to
a judicial resolution of its claims and defences.»
44. N’ayant pas une base solide pour étayer son argumentation, nos contradicteurs sont restés
ce matin sur des accusations aussi graves qu’infondées, prétendant que l’Argentine saperait la
bonne administration de la justice, empêcherait la Cour de rendre son arrêt sur le fond et priverait
l’Uruguay de son droit d’obtenir une décision. Rien n’est plus éloigné de la réalité.
45. L’Argentine poursuit avec patience et respect la présente procédure devant votre haute
juridiction. Elle le fait, alors qu’elle doit faire face à de nouvelles violations par l’Uruguay des
obligations lui incombant en vertu du statut du fleuve Uruguay, qui ont eu lieu quelques semaines
après votre ordonnance du 13 juillet 2006. Par exemple l’autorisation délivrée à Botnia de mise en
service d’un port sur le fleuve Uruguay le 24 août 2006, ou l’autorisation le 13 septembre 2006 à
cette même compagnie à prélever 60 millions de litres d’eau du fleuve, dans les deux cas sans avoir
27Première présentation écrite de l’Uruguay devant le Tribunal arbitral ad hoc, par. 159. Document no. 13
présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006.
28
Case concerning Pulp Mills on the River Uruguay (Argentina v. Uruguay), Request for the indication of
provisional measures submitted by Uruguay, 30 novembre 2006, par. 25. - 32 -
suivi la procédure des articles 7 et suivants du statut du fleuve Uruguay. L’Argentine n’a pas
l’intention de discuter de ces questions aujourd’hui. Elle respecte les temps procéduraux fixés par
la Cour et le fera dans son mémoire qu’elle doit déposer dans quelques jours. Rien dans son
comportement ne porte atteinte aux droits procéduraux de l’Uruguay.
46. Venons-en à l’article 60 du statut de 1975. Rappelons son premier alinéa : «Tout
différend concernant l’interprétation ou l’application du traité et du statut qui ne pourrait être réglé
par négociation directe peut être soumis par l’une ou l’autre des parties à la Cour internationale de
Justice.»
47. L’Uruguay l’invoque non seulement comme fondement de l’existence d’une compétence
prima facie de la Cour, mais aussi comme source du seul droit concret qu’il estime en cause dans
sa demande de mesures conservatoires : le droit que l’Uruguay a à ce que la Cour règle le différend
l’opposant à l’Argentine sur les usines de pâte à papier.
48. Encore une fois, rien ni personne ne met en danger les droits de l’Uruguay de poursuivre
la présente procédure, d’utiliser tous ses moyens de défense et d’obtenir une décision ayant force
obligatoire de votre Cour.
49. La thèse uruguayenne pour justifier la demande de mesures conservatoires a été exposée
de la manière suivante :
«The Argentine blockades are expressly intended to be so painful to Uruguay
that it is forced to terminate the Botnia project in advance of the Court’s ruling.
Accordingly, they indisputably threaten grave and irreparable injury to the right to
build and operate the plant that Uruguay seeks to defend in this case.» 29
50. La répétition à plusieurs reprises de cet argument circulaire n’en fait pas pour autant un
droit. Personne dans la région du Río de la Plata ne saurait croire ce que l’Uruguay a affirmé ce
matin : «blocus pratiquement total», «étouffement ou étranglement de l’économie uruguayenne»,
etc. Ils n’ont apporté la moindre preuve et pour cause. Tout cela n’est simplement pas crédible. A
lire et à entendre nos contradicteurs, on imaginerait un Etat soumis à un véritable blocus, sévissant
une crise économique d’une telle ampleur qu’il serait contraint de renoncer à son droit pour s’en
sortir. Madame le président, Messieurs les juges, ceci tout simplement n’est pas sérieux.
29Case concerning Pulp Mills on the River Uruguay (Argentina v. Uruguay), Request for the indication of
provisional measures submitted by Uruguay, 30 novembre 2006, par. 24. - 33 -
Mme l’agent l’a déjà démontré et, autant que je sache, l’Uruguay n’est pas coupé du monde, ni
même de l’Argentine.
51. Il est évident, Madame le président, que nous ne nous trouvons pas non plus devant une
situation semblable à celles des différends Burkina Faso/Mali et Cameroun/Nigéria, dans
lesquelles la Cour a ordonné des mesures conservatoires dans le cadre du déclenchement de conflits
armés et que la Cour a considéré qu’il existait un danger de perte des moyens de preuve concernant
les affaires devant votre juridiction (Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali),
mesures conservatoires, ordonnance du 10 janvier 1986, C.I.J. Recueil 1986, p. 3 ; Frontière
terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), mesures
conservatoires, ordonnance du 15 mars 1996, C.I.J. Recueil 1996, p. 13).
52. Il y a quelque chose de paradoxal dans le fait que l’Uruguay invoque aujourd’hui
l’article 60 du statut comme seul fondement à la fois de la compétence prima facie et de son fumus
boni juris. C’est l’Argentine, et non l’Uruguay, qui a cherché le règlement judiciaire du différend,
sur la base des dispositions pertinentes du statut de 1975. Et lorsque l’Argentine a rappelé à
l’Uruguay que les conditions de saisine de la Cour allaient être remplies si les parties ne
parvenaient pas à un règlement du différend au sein du GTAN, l’Uruguay a tout simplement
prétendu, durant les derniers jours de 2005, qu’il n’y avait pas de différend et que la procédure du
30
chapitre XV celui de l’article 60 n’était pas ouverte . C’est aussi l’Argentine, contrairement
à l’Uruguay, qui a demandé à la Cour la fixation des délais brefs pour la procédure écrite, afin
qu’une décision fondée exclusivement sur le droit règle définitivement ce différend, qui trouble
amèrement les relations traditionnelles entre les deux pays. C’est l’Argentine la Partie qui respecte
scrupuleusement les exhortations formulées par la Cour dans votre ordonnance du 13 juillet 2006.
53. En invoquant l’article 60 du statut du fleuve et les droits et obligations des parties à une
procédure devant votre juridiction, la Partie uruguayenne a cherché en réalité à introduire devant
vous le différend entre les deux pays concernant les barrages routiers, l’analysant dans tous les
détails comme si nous étions déjà dans le fond d’une affaire qui n’est nullement portée devant
vous.
30Note du ministre des affaires étrangères de l’Uruguay, à l’ambassadeur de l’Argentine à Montevideo,
27 décembre 2005, document n 3 présenté par l’Argentine le 18 décembre 2006. - 34 -
C. Les mesures demandées par l’Uruguay n’ont aucun lien avec le statut du fleuve Uruguay
54. Examinons maintenant les mesures conservatoires demandées par l’Uruguay à l’aune du
statut du fleuve Uruguay.
55. La première mesure conservatoire demandée par l’Uruguay ne se rapporte à aucun droit
prévu par le statut. Le statut n’y est d’ailleurs aucunement mentionné et on le comprend !
Alain Pellet démontrera qu’il s’agit pour l’Uruguay de réintroduire devant votre Cour exactement
ce que l’Uruguay avait demandé sans succès au Tribunal arbitral du Mercosur.
56. La deuxième mesure conservatoire demandée par l’Uruguay laisse perplexe, même après
avoir entendu pendant trois heures nos contradicteurs. Le défendeur demande que
«Argentina … shall abstain from any measure that might aggravate, extend or make more difficult
the settlement of this dispute» . Quel différend ? Il n’apparaît pas clairement que l’Uruguay se
réfère au différend concernant la prétendue interruption du transit entre les deux pays ou au
différend portant sur les usines de pâte à papier. Si la première hypothèse s’avère correcte, la
question ne trouve aucun appui dans le seul instrument qui vous donne compétence dans cette
affaire, le statut du fleuve Uruguay. Mon ami Alain Pellet se référera à la deuxième hypothèse,
lorsqu’il examinera les demandes uruguayennes par rapport au différend soumis par la requête
argentine.
57. La troisième mesure demandée par l’Uruguay n’a aucun fondement, même si elle
pourrait rentrer dans les prévisions du statut de 1975 puisqu’elle se réfère exclusivement aux
«rights of Uruguay in dispute before the Court». Ce serait néanmoins un abus de votre patience de
développer devant vous les raisons par lesquelles une pareille demande, tellement isolée et
abstraite, ne remplit pas les exigences de l’article 41 du Statut de la Cour.
D. La Cour est manifestement incompétente pour connaître de la demande uruguayenne
58. Il ressort de cet exposé que les demandes uruguayennes échappent au domaine du statut
de 1975, seul instrument qui vous donne compétence pour connaître de l’affaire soumise par
l’Argentine.
31 Case concerning Pulp Mills on the River Uruguay (Argentina v. Uruguay), Request for the indication of
provisional measures submitted by Uruguay, 30 novembre 2006, par. 28. - 35 -
59. Il n’en demeure pas moins que l’exercice uruguayen a quand même quelque chose de
spectaculaire : le défendeur a invoqué de manière précise les règles prétendument violées par
l’Argentine du traité d’Asunción, du mémorandum d’accord sur la libre circulation de personnes
entre l’Argentine et l’Uruguay, de la Constitution argentine, de la loi argentine de transit, de la
32
Constitution de la province d’Entre Ríos, du Code pénal argentin , de la convention américaine
33
des droits de l’homme , mais, s’agissant du statut du fleuve Uruguay, il n’a pu invoquer que la
clause compromissoire !
60. On accuse souvent les Etats demandeurs qui demandent des mesures conservatoires de
vouloir obtenir par ce biais un jugement anticipé sur le fond. Madame le président, Messieurs les
juges, dans la présente espèce le défendeur cherche quelque chose de plus. Il cherche à obtenir un
jugement sur le fond sur une question qui ne relève ni de la compétence de la Cour, ni de l’affaire
que l’Argentine vous a soumise, et que par conséquent vous n’aborderez pas lors de votre arrêt sur
le fond.
61. Dans l’affaire LaGrand, vous avez clairement déclaré le caractère obligatoire des
mesures conservatoires, avec toutes les conséquences qui s’ensuivent. Il convient donc de se
demander ce qui se passerait non seulement si la Cour n’ordonne pas les mesures conservatoires
demandées, mais aussi ce qui se passerait dans le cas contraire. Si vous ordonniez les mesures
conservatoires demandées par l’Uruguay, vous seriez ni plus ni moins en train d’imposer à
l’Argentine de nouvelles obligations de nouvelles obligations qui ne découlent nullement de
l’instrument juridique qui vous donne compétence pour connaître de cette affaire.
62. Le principe de base qui préside à votre fonction juridictionnelle est celui du
consentement (Statut de la Carélie orientale, avis consultatif du 23 juillet 1923, C.P.J.I. série B
o
n°5, p. 27 ; Droits de minorités en Haute-Silésie (écoles minoritaires), arrêt n 12, 1928, C.P.J.I.
série A n°15, p. 22 ; Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), exceptions préliminaires, arrêt,
1948, C.I.J. Recueil 1947-1948, p. 27 ; Réparation des dommages subis au service des
Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1949, p. 178 ; Interprétation des traités de paix
32Case concerning Pulp Mills on the River Uruguay (Argentina v. Uruguay), Request for the indication of
provisional measures submitted by Uruguay, Observations of Uruguay, s.d., Exhibit 29, 30, 31, 32 et 33.
33
CR 2006/54 (Boyle). - 36 -
conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1950, p. 71 ; Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran), exception préliminaire,
arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 103 ; Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France,
Royaume-Uni et Etats-Unis), arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 32 ; Plateau continental (Jamahiriya
arabe libyenne/Malte), requête à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 22, par. 34 ;
Applicabilité de la section 22 de l’article VI de la convention sur les privilèges et immunités des
Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1989, p. 189, par. 31 ; Différend frontalier terrestre,
insulaire et maritime (El Salvador/Honduras ; Nicaragua (intervenant)), requête du Nicaragua à
fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 1990, p. 133, par. 94 ; Certaines terres à phosphates à
Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 260, par. 53 ;
Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 101, par. 26 ; Compétence en
matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998,
p. 456, par. 55 ; Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien
occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004, p. 157, par. 47). Or, ici ce que l’Uruguay vise à
obtenir avec sa demande est ni plus ni moins qu’imposer un comportement à un Etat par rapport à
des questions qui relèvent de son domaine réservé, pour des faits que la Cour ne sait pas s’ils sont
licites ou illicites et dont elle n’aura pas l’occasion de les examiner et qui en tout état de cause ne
concernent pas les droits découlant du statut du fleuve Uruguay.
63. Avec cette tentative uruguayenne, nous assistons à une véritable subversion de la
procédure judiciaire. Certainement, l’Argentine n’ira pas devant un tribunal du Mercosur pour
demander des mesures conservatoires afin de protéger les droits qui sont en cause dans le différend
relatif aux Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay. Nous regrettons que l’Uruguay vienne
devant votre prétoire dans le but de sauvegarder des prétendus droits qui ont déjà été examinés dans
le cadre d’une procédure arbitrale au sein du Mercosur et qui concernent une affaire différente.
64. Les juges Winiarski et Badawi, dans leur opinion dissidente jointe à l’ordonnance rendue
par la Cour le 5 juillet 1951 dans l’affaire de l’Anglo-Iranian Oil Co. ont exprimé ceci :
«En droit international, c’est le consentement des parties qui confère juridiction
à la Cour ; la Cour n’a compétence que dans la mesure où sa juridiction a été acceptée
par les parties. Le pouvoir donné à la Cour par l’article 41 n’est pas inconditionnel ; il
lui est donné aux fins du procès, dans les limites du procès. Pas de compétence au
fond, pas de compétence pour indiquer des mesures conservatoires. Ces mesures en - 37 -
droit international ont un caractère exceptionnel à un plus haut degré encore qu’en
droit interne ; elles sont facilement considérées comme une ingérence à peine tolérable
dans les affaires d’un Etat souverain. Pour cette raison aussi, la Cour ne doit indiquer
de mesures conservatoires que si sa compétence, au cas où elle est contestée, lui paraît
néanmoins raisonnablement probable.» (Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c.
Iran), mesures conservatoires, ordonnance du 5 juillet 1951, C.I.J. Recueil 1951,
p. 97.)
Et les deux juges de conclure leur raisonnement de la manière suivante : «s’il existe de fortes
raisons en faveur de la compétence contestée, la Cour peut indiquer des mesures conservatoires ;
s’il existe des doutes sérieux ou de fortes raisons contre cette compétence, elle ne peut pas les
accorder» (Ibid.)
65. Dans la présente demande de mesures conservatoires il existe non seulement «de doutes
sérieux ou de fortes raisons contre la compétence de la Cour», l’incompétence de la Cour est
manifeste. Il n’est même pas imaginable de voir la Cour connaître du différend opposant
l’Argentine et l’Uruguay au sujet des agissements des mouvements sociaux, sur la base du statut du
fleuve Uruguay.
66. J’ai terminé, Madame le président, et je ne sais pas si vous allez donner la parole à mon
collègue M. Alain Pellet ou si vous préférez faire une pause.
The PRESIDENT: Thank you, Professor Kohen. The Court will shortly rise.
The Court adjourned from 4.30 p.m. to 4.40 p.m.
THE PRESIDENT: Please be seated. Professor Pellet, you have the floor.
M. PELLET : Merci, Madame le président. Madame le président, Messieurs de la Cour,
III.L ES MESURES CONSERVATOIRES DEMANDEES PAR L ’U RUGUAY SONT DEPOURVUES
DE TOUT LIEN AVEC LA REQUETE DE L ’A RGENTINE
1. Comme le professeur Kohen vient de l’établir, les demandes de l’Uruguay sont
dépourvues de tout lien avec le statut du fleuve Uruguay de 1975, dont l’article 60 constitue la
seule base de compétence de la Cour, dans les relations entre l’Argentine et l’Uruguay, qui, pour le
reste, sont régies par d’autres instruments et relèvent d’autres modes de règlement en cas de litige.
Du même coup d’ailleurs, ces demandes sont également dépourvues de tout lien juridique avec la - 38 -
requête dont la République argentine a saisi la Cour le 4 mai dernier, ce qui constitue également un
obstacle dirimant à ce que vous y fassiez droit. C’est l’objet de ma plaidoirie.
2. Je montrerai, dans un premier temps, que la Cour ne peut se prononcer sur la demande en
indication de mesures conservatoires présentée par l’Uruguay car celle-ci ne présente pas,
juridiquement, un lien de connexité avec la requête sur laquelle elle se greffe (I.) ; dans un second
temps, j’établirai qu’en la présente espèce les mesures conservatoires demandées par l’Uruguay,
dont Mme Ruiz Cerruti a montré qu’elles ne revêtent aucun caractère d’urgence, ne sont, à
l’évidence, pas non plus de nature à causer un préjudice irréparable aux droits que ce pays peut
invoquer dans le cadre de l’affaire dont la Cour est saisie (II.).
1. L’absence de lien de connexité juridique entre la demande en indication
de mesures conservatoires et la requête
3. Madame le président, bien que l’article 41 du Statut ne le dise pas expressément, le
Règlement ne laisse aucun doute : une demande en indication de mesures conservatoires constitue
une procédure incidente qui se greffe sur la procédure principale introduite par la requête.
Conformément à la définition qu’en a donnée la Cour elle-même, «les procédures incidentes sont
celles qui surviennent incidemment au cours d’une affaire déjà portée devant la Cour ou une
chambre. Une procédure incidente ne saurait être une procédure qui transforme cette affaire en une
affaire différente…» (Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras),
requête à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 1990, p. 134, par. 98). Pas davantage que
l’intervention qui était en cause dans l’arrêt de la Chambre de 1990 que je viens de lire, les
mesures conservatoires ne peuvent avoir été conçues pour qu’on s’en serve à la place d’une
procédure contentieuse (ibid., p. 34, par. 99). Ainsi que le relève l’ambassadeur Rosenne,
«[t]he implication of the term incidental is firstly that the Court must have been duly
seized of a case, and secondly that there must be a connection between the subject
matter concerned and the mainlined proceedings… Provisional measures must r34ate
directly to the rights claimed by the parties in the mainline proceedings.»
4. Il en résulte «qu’une demande en indication de mesures conservatoires a nécessairement,
par sa nature même, un lien avec la substance de l’affaire puisque, comme l’article 41 l’indique
34Shabtai Rosenne, The Law and Practice of the International Court 1920-2005, Nijhoff Publishers,
Leiden/Boston, 2006, p. 1381 ; voir aussi Karin Oellers-Frahm, «Article 41» in Andreas Zimmermann et as., dirs., The
Statute of the International Court of Justice – A Commentary, Oxford U.P., 2006, p. 939, par. 18. - 39 -
expressément, son objet est de protéger le droit de chacun» (Personnel diplomatique et consulaire
des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran), mesures conservatoires, ordonnance du
15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979, p. 16, par. 28) . Pour reprendre la formule récurrente
qu’utilise la Cour pour marquer son souci de ne pas laisser les Parties transformer la substance de
l’affaire dont elles l’ont saisie par le biais d’une demande en indication de mesures conservatoires,
«le droit pour la Cour d’indiquer des mesures conservatoires, prévu à l’article 41 du Statut, a pour
objet de sauvegarder les droits des parties en attendant que la Cour rende sa décision, … il
présuppose qu’un préjudice irréparable ne doit pas être causé aux droits en litige devant le juge…»
(Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande ; République fédérale d’Allemagne
c. Islande), ordonnances du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972, p. 16, par. 21, et p. 34, par. 22 ; voir
aussi Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), mesures conservatoires, ordonnance
du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, p. 9, par. 25 ; Personnel diplomatique et consulaire des
Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran), mesures conservatoires, ordonnance du
15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979, p. 19, par. 36 ; Passage par le Grand-Belt (Finlande c.
Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 16,
par. 16 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro)), mesures conservatoires, ordonnance
du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 19, par. 34 ; Frontière terrestre et maritime entre le
Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), mesures conservatoires, ordonnance du
15 mars 1996, C.I.J. Recueil 1996, p. 21-22, par. 35 ; Convention de Vienne sur les relations
consulaires (Paraguay c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du
9 avril 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 257, par. 35 ; LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique),
mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999, C.I.J. Recueil 1999, p. 14-15, par. 22 ;
Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda),
mesures conservatoires, ordonnance du 1 erjuillet 2000, C.I.J. Recueil 2000, p. 127, par. 39 ;
Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), mesures
conservatoires, ordonnance du 8 décembre 2000, C.I.J. Recueil 2000, p. 201, par. 69 ; Avena et
35Voir aussi l’opinion individuelle du Juge Bennouna jointe à l’ordonnance du 13 juillet 2006, Usines de pâte à
papier sur le fleuve Uruguay, par. 1. - 40 -
autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires,
ordonnance du 5 février 2003, C.I.J. Recueil 2003, p. 89, par. 49 ou Certaines procédures pénales
engagées en France (République du Congo c. France), mesure conservatoire, ordonnance du
17 juin 2003, C.I.J. Recueil 2003, p. 107, par. 22 ; et, pour des formules voisines : Statut juridique
du territoire du sud-est du Groënland, ordonnances des 2 et 3 août 1932, C.P.J.I. série A/B n° 48,
p. 285 ou Réforme agraire polonaise et minorité allemande, ordonnance du 29 juillet 1933,
C.P.J.I. série A/B n° 58, p. 177 ; et Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran), mesures
conservatoires, ordonnance du 5 juillet 1951, C.I.J. Recueil 1951, p. 93 ; Interhandel (Suisse c.
Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 24 octobre 1957,
C.I.J. Recueil 1957, p. 111 ou Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c.
Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 13 juillet 2006, par. 62) en litige devant le
juge dans l’instance principale évidemment.
5. Comme l’avait excellemment relevé le professeur Condorelli lors de l’audience du 8 juin
dernier mais ça devait être dans une autre vie : «Les droits qu’il est question de préserver par
des mesures conservatoires ne peuvent être que ceux formant l’objet de la demande principale» ; 36
«ce sont là [mais cette fois, c’est la Cour permanente qui le dit] les seuls droits qui pourraient, le
cas échéant, entrer en ligne de compte» (Statut juridique du territoire du sud-est du Groënland,
ordonnances des 2 et 3 août 1932, C.P.J.I. série A/B n° 48, p. 285). Il faut qu’il existe un lien
direct et pas un simple lien de fait, un lien juridique direct entre, d’une part, les mesures
conservatoires demandées et, d’autre part, les demandes formulées dans la requête, qui
circonscrivent l’objet de l’affaire (Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 266-267, par. 69 ; voir aussi Administration
du prince von Pless, ordonnance du 4 février 1933, C.P.J.I. série A/B n° 52, p. 14). Il ne peut
s’agir, comme l’avait déjà précisé la Cour permanente dans l’affaire de la Réforme agraire
polonaise, que de «sauvegarder l’objet du différend et l’objet de la demande principale elle-même,
tels qu’ils sont soumis à la Cour par la requête introductive d’instance» (Réforme agraire polonaise
et minorité allemande, ordonnance du 29 juillet 1933, C.P.J.I. série A/B n° 58, p. 178 ; voir aussi
36CR 2006/47, p. 35, par. 10 ; dans le même sens CR 2006/46, 8 juin 2006, p. 60-61, par. 13 (Pellet). - 41 -
p. 177). Il est tout à fait exact, comme l’a relevé ce matin le professeur Alan Boyle, en s’abritant
derrière les plus hautes autorités doctrinales, et ce n’est pas vous, Madame le président, qui me
contredirez, les mesures conservatoires tendent à empêcher qu’un dommage irréparable soit causé à
l’arrêt de la Cour ou aux droits qui sont en cause pour les parties. Ceci ne risque assurément pas de
se produire en l’occurrence. Certes, si divine surprise le Gouvernement uruguayen en venait à
arrêter la construction de l’usine Botnia et à retirer l’autorisation litigieuse, cette décision quelle
qu’en soit la raison aurait une incidence sur votre arrêt. Sans d’ailleurs mettre nécessairement fin
au présent différend car, malgré l’interprétation fort limitée que le professeur Boyle semble donner
des conclusions de l’Argentine, il n’est pas vrai que cet abandon reviendrait à vider par avance de
son objet la décision de la Cour sur le fond, «the very subject-matter of the litigation in advance of
the Court’s ruling on the merits». Il n’est pas vrai non plus que l’arrêt serait une vaine
gesticulation parce qu’il n’y aurait plus d’usine, «an empty gesture because there will be no plant».
Il ne faut en effet pas oublier que l’un des objets, et non des moindres, de la requête de l’Argentine
est de préserver les mécanismes de concertation et de coopération du statut du fleuve Uruguay.
Quoi qu’il en soit, il est absurde de parler de dommages irréparables dans une telle hypothèse. Au
surplus, cette situation serait la conséquence d’une décision souveraine du Gouvernement
uruguayen, pas du barrage partiel des routes dont la Cour est saisie par sa demande.
6. Quant aux dommages irréparables à ses droits, ses droits tels qu’ils sont en cause, dans
l’affaire dont l’Argentine vous a saisi, Madame et Messieurs les juges, l’Uruguay est pleinement
conscient que ce terrain lui pose de graves problèmes même si ce matin, ses représentants se sont
efforcés de tourner la difficulté. Dans ses grandes lignes, leur argumentation est en deux temps
je ne suis pas un très bon danseur, Madame le président, et deux temps suffisent a mon tango :
premier temps : nous savons bien que les barrages de route posent des problèmes qui ne
relèvent pas de la compétence de la Cour dans la présente affaire ; le professeur Condorelli a
été particulièrement clair sur ce point : «ces violations pourtant indiscutables échappent à
la compétence de la Cour dans la mesure où elles ne sont pas couvertes par le statut du fleuve - 42 -
Uruguay, la clause compromissoire contenue dans l’article 60 de celui-ci n’étant par
conséquent nullement invocable à [leur] sujet» ; mais,
deuxième temps : mais en tant que Partie au différend, l’Uruguay aurait un droit à ce que la
Cour indique des mesures conservatoires.
Le problème est qu’il y a une solution de continuité entre les deux étapes du raisonnement de
nos amis uruguayens et que les mesures qu’ils demandent portent, justement, sur les droits que
l’Uruguay prétend protéger ainsi, qui sont précisément ceux sur lesquels il a concédé que la Cour
n’avait pas compétence pour se prononcer. Les mesures conservatoires ne sont pas une «fin en
soi», elles portent et doivent porter, comme je l’ai dit, sur les droits dont les Etats parties au
différend peuvent se prévaloir devant la Cour.
7. Au paragraphe 28 de sa demande, l’Uruguay énumère «the specific measures requested»
il s’agit sans doute des «mesures sollicitées» au sens de l’article 73, paragraphe 1, du Règlement
de la Cour. C’est par rapport à elles que se pose la question du lien de connexité avec la requête
dont je viens de montrer qu’il constitue une condition de recevabilité sine qua non d’une demande
en indication de mesures conservatoires.
8. Les demandes uruguayennes sont au nombre de trois :
«While awaiting the final judgment of the Court, Argentina
(i) shall take all reasonable and appropriate steps at its disposal to prevent or end
the interruption of transit between Uruguay and Argentina, including the
blockading of bridges and roads between the two States;
(ii) shall abstain from any measure that might aggravate, extend or make more
difficult the settlement of this dispute; and
(iii) shall abstain from any other measure that might prejudice the rights of
38
Uruguay in dispute before the Court.»
9. Trois remarques liminaires d’abord au sujet de ces deux dernières mesures (qui reviennent
d’ailleurs assez largement au même) :
1) la dernière n’est qu’une paraphrase «unilatéralisée» du texte de l’article 41 du Statut et ne
saurait être ordonnée sous cette forme générale («Shall abstain from any other measure that
might prejudice the rights of Uruguay») ;
37CR 2006/54, p. 30, par. 4 (Condorelli).
38P. 17, par. 28. - 43 -
2) la deuxième demande uruguayenne appelle en fait le même genre de remarque («Shall abstain
from any measure that might aggravate, extend or make more difficult the settlement of this
dispute») ; à première vue, on pourrait penser que la Cour y a fait droit par avance, puisque,
dans son ordonnance du 13 juillet dernier, elle a encouragé «les Parties à s’abstenir de tout acte
qui risquerait de rendre plus difficile le règlement du présent différend» (par. 82) ; mais tel n’est
pas le cas en ce sens que l’Uruguay s’efforce d’obtenir un prononcé de la Cour sur un différend
qui est distinct de celui dont vous êtes saisis, Madame et Messieurs les juges un différend
relatif au barrage des routes néanmoins, et c’est ma troisième remarque ;
3) je relève que, dans votre sagesse, Madame et Messieurs les juges, vous avez adressé cette
invitation aux Parties dans les motifs, et pas dans le dispositif de votre décision.
10. La raison en est sans doute qu’il n’eût pas été possible de faire d’une telle mesure,
inhérente à toute affaire dont la Cour est saisie, l’unique objet du dispositif. Dans la dernière partie
de sa seconde plaidoirie de ce matin, le professeur Boyle a invoqué l’abondante jurisprudence de la
Cour selon laquelle «des mesures tendant à éviter l’aggravation ou l’extension des différends
ont … fréquemment été indiquées par la Cour. Ces mesures étaient destinées à être exécutées.»
(LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 503, par. 103.)
Certes. Mais la Cour n’ordonne pas de telles mesures, «dans le vague», «dans l’abstrait». Et
l’ordonnance de la Cour de 1986 dans l’affaire Burkina Faso/Mali, sur laquelle mon contradicteur
et ami Alan Boyle s’est longuement et exclusivement attardé ce matin, ne dément certainement pas
ceci : non seulement le lien entre les mesures demandées par les deux Parties et le différend en
cause était évident (voir notamment le paragraphe 16 de l’ordonnance), non seulement, les graves
incidents dont il s’agissait comportaient «un recours à la force inconciliable avec le principe du
règlement pacifique des différends internationaux», mais encore, rarement ordonnance en
indication de mesures conservatoires a comporté autant de mesures indiquant avec une très grande
précision de quelle manière concrète les Parties devaient s’abstenir d’aggraver le différend (ibid.,
par. 32). Il n’est donc certainement pas exact que «[a]n order can be made to prevent aggravation
of the dispute where the Court has found that there is no threat to . . . the rights in dispute» .
39CR 2006/54, p. 52, par. 21 (Boyle). - 44 -
11. Mais, Madame le président, si tel est le cas, il ne saurait y avoir deux poids,
deux mesures et l’Argentine est convaincue que ce que vous lui avez refusé en juillet, vous ne
l’accorderez pas à l’Uruguay en décembre (ou en janvier ?) d’autant plus que, j’y reviendrai,
aucun droit dont l’Uruguay pourrait se prévaloir devant la Cour au titre du différend dont elle est
saisie n’est atteint. En d’autres termes, la seule mesure sollicitée par la Partie uruguayenne qui
pose un véritable problème de recevabilité est la première tant il est évident que les deux autres,
prises isolément, ne le sont pas : Est-il juridiquement concevable que la Cour décide que
l’Argentine doit empêcher l’interruption (de toute façon très partielle et géographiquement
concentrée) du transit entre les deux pays ou y mettre fin, en admettant que ceci soit en son pouvoir
(quod non) ?
12. Très évidemment, Madame le président, la réponse à cette question est : «non». Ce n’est
pas juridiquement concevable parce que cette demande porte sur des droits, dont l’Uruguay
n’établit pas la réalité, qui n’ont de toute manière rien à voir avec l’objet de la requête dont
l’Argentine a saisi la Cour.
13. Cet objet est exposé avec une grande clarté au paragraphe 2 de la requête :
«Le différend porte sur la violation par l’Uruguay des obligations qui découlent
du statut du fleuve Uruguay, traité signé par l’Argentine et l’Uruguay à Salto
(Uruguay) le 26 février 1975 et entré en vigueur le 16 septembre 1976 (ci-après le
«statut de 1975» au sujet de l’autorisation de construction, la construction et
l’éventuelle mise en service de deux usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay.» 40
C’est l’objet fondamental de la requête argentine. Mon ami, Marcelo Kohen a montré tout à
l’heure que les mesures conservatoires demandées par l’Uruguay la première de ces mesures,
qui seule encore une fois importe, était dénuée de tout lien avec le statut de 1975. Du même coup,
il est clair que «les droits … dont il est demandé qu’ils fassent l’objet de mesures conservatoires ne
sont pas l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de l’affaire» (Sentence arbitrale
du 31 juillet 1989, mesures conservatoires, ordonnances du 2 mars 1990, C.I.J. Recueil 1990,
p. 70, par. 26).
14. La confrontation de l’unique «vraie» mesure conservatoire demandée par
l’Uruguay encore une fois : la première avec la «décision demandée» dans la requête le
40P. 2. - 45 -
confirme. Que demande l’Argentine ? Elle prie la Cour de dire et juger, avec toutes conséquences
de droit :
«Que l’Uruguay a manqué aux obligations lui incombant en vertu du statut
de 1975 et des autres règles de droit international auxquelles ce statut renvoie, y
compris mais pas exclusivement :
a) l’obligation de prendre toute mesure nécessaire à l’utilisation rationnelle et
optimale du fleuve Uruguay ;
b) l’obligation d’informer préalablement la CARU et l’Argentine ;
c) l’obligation de se conformer aux procédures prévues par le chapitre II du statut
de 1975 ;
d) l’obligation de prendre toutes mesures nécessaires pour préserver le milieu
aquatique et d’empêcher la pollution et l’obligation de protéger la biodiversité et
les pêcheries, y compris l’obligation de procéder à une étude d’impact sur
l’environnement complète et objective ;
e) les obligations de coopération en matière de prévention de la pollution et de la
protection de la biodiversité et des pêcheries.»
15. Ceci, Madame le président, c’est la décision demandée par l’Argentine. Je me suis
permis de relire ceci intégralement, bien qu’il s’agisse d’une demande précise, longue et détaillée,
car cette lecture permet de constater que cette demande n’a strictement rien à voir avec la
prévention ou la terminaison des interruptions partielles du transit entre les deux pays par des
manifestants qui bloquent sporadiquement certaines routes :
cette demande n’a pas de rapport avec l’utilisation optimale et rationnelle du fleuve ;
cette demande n’a pas de rapport avec l’information de la CARU ni, plus généralement, avec
les obligations procédurales découlant du chapitre II du statut de 1975 ;
cette demande n’a pas non plus de rapport avec la préservation du milieu aquatique ou la
prévention de la pollution ; et
elle n’en a pas davantage avec les obligations de coopération entre les Etats parties au statut
dans ces deux domaines.
Or, ce sont ces droits et ces obligations, pas le transit commercial ou touristique entre les
deux pays, qui constituent «l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de l’affaire».
16. L’Uruguay en est évidemment conscient et il s’efforce de contourner le problème ou
plutôt de le nier en affirmant à pas moins de neuf reprises (sous des formes légèrement - 46 -
différentes il est vrai mais c’est tout de même neuf fois le même argument dans sa demande)
que :
«Argentina’s allowance of a harmful blockade against Uruguay for the
express purpose of compelling it to accede to the very same demands that Argentina is
pursuing in this Court will grievously and irreparably harm Uruguay’s rights under
the Estatuto to a judicial resolution of the Parties’ conflicting claims with regard to the
41
Botnia plan.»
17. Je m’abstiendrai, Madame le président, d’ironiser sur le piquant de la situation :
l’Uruguay se plaint de risquer d’être privé de son droit à voir le litige réglé par la Cour alors que
c’est évidemment lui, qui, en ne saisissant pas la CARU au titre de l’article 7 du statut de 1975, a
empêché que l’affaire puisse être résolue par des discussions entre les deux pays d’abord, par la
Cour éventuellement ensuite, sur le fondement de l’article 12 dont il a rendu le mécanisme
inutilisable. Je n’insisterai pas non plus sur le fait que la Partie uruguayenne attribue à l’Argentine
un comportement qui n’est pas le sien, mais celui de la population de la région de Gualeguaychú,
dans ses tentatives désespérées pour attirer l’attention des deux gouvernements sur une situation
qu’elle tient pour dramatiquement menaçante pour son avenir et son mode de vie traditionnel
comme le Tribunal arbitral du Mercosur l’a d’ailleurs relevé . 42
18. En revanche, il me faut souligner le caractère totalement artificiel du
raisonnement peut-être faudrait-il mieux parler de méthode Coué, d’auto-persuasion ? suivi
par l’Uruguay : même en admettant que les objectifs poursuivis par la population de Gualeguaychú
et de sa région soient les mêmes que ceux de l’Argentine lorsqu’elle a saisi la Cour ; même en
supposant que le Gouvernement argentin aurait la possibilité de mettre fin à ce mouvement sans
prendre le risque, politiquement peu avisé, de vives réactions populaires, il ne suffit certainement
pas de dire que les objectifs poursuivis par l’Argentine devant la Cour et ceux que déclare
poursuivre la population sur le terrain sont les mêmes pour établir que les droits que les mesures
conservatoires cherchent à préserver sont les mêmes que ceux qui forment l’objet des demandes
formulées dans la requête.
41P. 2, par. 4 ; voir aussi : p. 1, par. 2-3 ; p. 3, par. 6 ; p. 4, par. 7 ; p. 6, par. 11 ; p. 10, par. 18 ; p. 15, par. 24 ;
p. 16, par. 25.
42Demande de l’Uruguay en indication de mesures conservatoires, annexe 2, p. 32, par. 157. - 47 -
19. L’Uruguay ne s’emploie nullement à préserver les droits pour lui en cause dans le
43
présent différend comme il l’affirme aussi à de nombreuses reprises et comme ses représentants
l’ont répété ce matin toujours la «méthode Coué», l’auto-persuation. Les objectifs de l’Uruguay
sont probablement d’utiliser le forum de la Cour à des fins purement médiatiques ce qui
constituerait un détournement de procédure caractérisé ; et en tout cas, dans l’interprétation la plus
bienveillante que l’on puisse donner de sa démarche, il est évident que, par ce biais, il cherche à
faire régler par la Cour un différend distinct qui concerne les droits qu’il prétend tenir non pas du
statut de 1975, mais du traité d’Asunción qui «garantit la liberté de circulation et de commerce
entre les pays du Mercosur» 44 («guarantee[s] the freedom of transport and commerce between
Mercosur countries»). Ainsi que cela ressort par exemple de la note verbale du 30 octobre dernier,
l’Uruguay se plaint que :
«the blockades … in addition to constituting a violation of the principle of free
circulation established in the Treaty of Asunción and other [unspecified] norms of
International Law, fail to comply with the Arbitral Award of the Mercosur Ad hoc
Tribunal of 6 september 2006» 45.
46
On retrouve la même formule dans toutes les notes verbales pertinentes de l’Uruguay .
20. De façon particulièrement significative, la mesure conservatoire que demande l’Uruguay
ne porte pas davantage sur les droits et obligations que les Parties tiennent du statut de 1975 que sur
la construction ou la mise en service de l’usine Botnia. Elle porte en réalité au-délà de la
méthode Coué uniquement sur «l’interruption du transit entre l’Uruguay et l’Argentine».
21. Ceci est confirmé de manière éclatante par la comparaison de la mesure qui m'intéresse
avec celle dont l’Uruguay avait saisi le Tribunal arbitral ad hoc du Mercosur. Comparons : Petitum
uruguayen devant le Mercosur :
«b)that the Argentine Republic, should the impediments to free traffic be repeated,
must adopt the appropriate measures to prevent and/or stop such impediments and
guarantee the free traffic with Uruguay».
43Voir ibid. et p. 1, par. 1, p. 6, par. 12 vi) ou p. 17, par. 26.
44
P. 4, par. 8. voir aussi p. 6, par. 12 iii).
45 Demande de l’Uruguay en indication de mesures conservatoires, annexe 4, note verbale du ministère des
relations extérieures de l’Uruguay à l’ambassade d’Argentine à Montevideo, 30 octobre 2006 ; voir aussi demande, p. 8,
par. 15.
46Voir ibid., annexes 3, 5-7 ; notes verbales du ministère des relations extérieures de l’Uruguay à l’ambassade
d’Argentine à Montevideo des 11 octobre 2006, 31 octobre 2006, 9 novembre 2006 et 20 novembre 2006. - 48 -
Maintenant, j'en viens à la première mesure conservatoire demandée par l’Uruguay devant la Cour
(je la relis pour que les choses soient tout à fait claires) :
«While awaiting the final judgment of the Court, Argentina
(i) shall take all reasonable and appropriate steps at its disposal to prevent or end
the interruption of transit between Uruguay and Argentina, including the
blockading of bridges and roads between the two States».
22. Voilà deux demandes, Madame le président, qui se ressemblent vraiment comme
deux gouttes d'eau. Manifestement, l’Uruguay cherche à obtenir de la Cour, par le biais de mesures
conservatoires, ce qu’il n’a pas pu obtenir au fond dans l’instance arbitrale qu’il a introduite dans le
cadre du Mercosur. Or, je le rappelle mon ami Marcelo Kohen a déjà mentionné ceci dans ce
cadre, nos amis uruguayens avaient fermement déclaré que «la construction des usines [CMB et
Botnia] et les possibles considérations environnementales en rapport avec elles sont absolument
étrangères au différend» dont ils avaient saisi le Tribunal . On ne peut être plus clair : le barrage
des routes et l’affaire dont la Cour est saisie sont «absolument étrangers» l’un à l’autre…
2. L’absence de préjudice irréparable aux droits dont l’Uruguay peut se prévaloir
dans le cadre de l’affaire dont la Cour est saisie
23. Du reste, Madame le président, (et j’en viens à mon second point) il n’est pas raisonnable
de prétendre que les faits invoqués par l’Uruguay peuvent avoir pour effet de causer un préjudice
irréparable aux droits qui feront l’objet de l’arrêt de la Cour ou, pour reprendre les termes de la
demande uruguayenne, «to cause irreparable prejudice to the rights of Uruguay that are at issue in
this case…» 48. Les droits de l’Uruguay (et de l’Argentine) qui sont en cause dans la présente
affaire sont (et sont seulement) ceux que les deux Etats tiennent du statut de 1975 et que
l’Argentine estime être violés par l’Uruguay du fait de l’autorisation qu’il a donnée initialement à
la construction des usines CMB et Orion et de la poursuite de la construction de la seconde et de
ses installations connexes.
24. L’Uruguay affirme que la poursuite des manifestations a des effets négatifs sur
49
l’économie uruguayenne . Ceci est, si je puis dire, «hors sujet» : le risque d’un tel préjudice est
47Document n 4 déposé par l’Argentine, par. 157 –- les italiques sont de nous.
48
P. 6, par. 12 (vi) ; voir aussi p. 5, par. 10.
49Voir notamment demande en indication de mesures conservatoires, 30 novembre 2006, p. 4, par. 7 ; p. 16,
par. 26. - 49 -
sans rapport avec le prétendu droit de l’Uruguay de construire les usines sur le fleuve Uruguay.
Les effets éventuels de ces actions sporadiques pour l’économie et le tourisme en Uruguay, dont
Mme Ruiz Cerutti a montré à quel point ils étaient limités, n’ont aucun lien, ni factuel, ni juridique,
avec le fleuve Uruguay, la qualité de ses eaux ou la construction de l’usine Botnia.
25. Ni dans sa demande, ni ce matin, l’Uruguay n’a apporté aucun élément qui donne à
penser que la construction contestée soit affectée par le barrage partiel de routes en Argentine.
Tout au contraire, conformément aux informations dont dispose l’Argentine, la construction de
l’usine Botnia et de ses installations annexes suit son cours «normal» (même si j’hésite à qualifier
de «normal» un comportement illicite…). Les manifestations n’ont aucunement empêché la mise
en service (unilatérale toujours) du terminal portuaire et les autorisations d’extraction d’eau du
fleuve. La seule interruption des travaux sur le site de construction a été due à des activités
50
syndicales menées par le personnel de Botnia lui-même, fin septembre 2006 .
26. On ne peut que s'étonner dès lors du fait que le président de la République orientale de
51
l'Uruguay ait cru devoir envoyer la troupe se positionner autour de l’usine en construction . Ceci
constitue sans aucun doute une «dramatisation» de la situation et ne vise évidemment pas
sérieusement les manifestants argentins bloquant pacifiquement et par intermittence certaines
routes en Argentine. Beaucoup s'en sont étonnés et la direction de Botnia en particulier a protesté
contre cette gesticulation. C'est à la demande expresse de la direction de la firme Botnia que pas
plus tard qu'hier le président Vásquez a ordonné le départ des troupes qu’il avait envoyées fin
novembre 52 qu'il avait envoyées sans doute dans le vain espoir, Madame et Messieurs de la
Cour, de vous convaincre du caractère dramatique d’une situation qui, sur le terrain en tout cas sur
lequel l’Uruguay se place, ne l’est certainement pas.
27. La pression économique prétendument provoquée par les barrages des routes sur le
territoire argentin et qui, selon les dires de l’Uruguay, serait exercée dans le seul but de le
contraindre à l’arrêt ou à la suspension des travaux de construction n’est pas non plus suffisante
50Voir communiqué de presse de Botnia, «Botnia se voit dans l´obligation d´arrêter les constructions à Fray
Bentos», 22 septembre 2006, document n 6 déposé par l’Argentine.
51
Observations de l’Uruguay du 18-19 décembre 2006, exhibits 11, 16, 20 et 25.
52 «Tabaré Vázquez a retiré les militaires de Botnia à la demande de l´entreprise», Infobae.com,
17 décembre 2006, document n° 11 déposé par l’Argentine. - 50 -
pour établir le lien juridique nécessaire à la recevabilité d’une demande en indication de mesures
conservatoires dans le cadre de l’article 41 du Statut de la Cour.
28. En premier lieu, l’Uruguay a très cavalièrement gardé le silence sur la question, pourtant
centrale dans ce cadre, de savoir si les éventuels préjudices causés à son économie, et notamment à
son industrie touristique par les barrages des routes, sont «irréparables». La simple allégation selon
laquelle «[t]he economic damage suffered by Uruguay to date as a result of the blockades has been
53
enormous» ne satisfait évidemment pas à cette condition constamment rappelée par la
jurisprudence de la Cour (Voir Dénonciation du traité sino-belge du 2 novembre 1865, mesures
conservatoires, ordonnances des 8 janvier 1927, 15 février et 18 juin 1927, C.P.J.I. série A n° 8,
p. 7 ; Usine de Chorzów, ordonnance du 21 novembre 1927, C.P.J.I. série A n° 12, p. 6 ou Statut
juridique du territoire sud-est du Groënland, ordonnance du 3 août 1932, C.P.J.I. série A/B n° 48,
p. 284 ; ou Compétence en matière de pêcheries, mesures conservatoires, ordonnance du
17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972, p. 16, par. 21-22 et p. 34, par. 22-23 ; Plateau continental de la
mer Egée, mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, p. 12,
par. 33 ; Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance
du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 16, par. 16, et p. 18-19, par. 27-29 ; LaGrand (Allemagne
c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999,
C.I.J. Recueil 1999, p. 14-15, par. 22 ; Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique
du Congo c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 8 décembre 2000,
C.I.J. Recueil 2000, p. 201, par. 69 ; Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique
c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 5 février 2003,
C.I.J. Recueil 2003, p. 89, par. 49 ; Certaines procédures pénales engagées en France (République
du Congo c. France), mesure conservatoire, ordonnance du 17 juin 2003, C.I.J. Recueil 2003,
p. 22, par. 22 ou Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures
conservatoires, ordonnance du 13 juillet 2006, par. 61). Même en admettant que le dommage dont
l’Uruguay se plaint soit avéré, soit énorme ce qui est loin d’être établi et qu’il soit attribuable
au comportement des manifestants de la province d’Entre Rios ce qui l’est moins encore ,
53Demandes en indication de mesures conservatoires, 30 novembre 2006, p. 16, par. 26. - 51 -
l’Uruguay n’a nullement démontré pas même essayé de démontrer qu’il serait «irréparable»
au sens de la jurisprudence de la Cour. Du reste, le Tribunal arbitral ad hoc que l’Uruguay a saisi
des mêmes faits et qui a statué dans le cadre du Mercosur n’a constaté aucun dommage
54
économique au préjudice de l’Uruguay .
29. En second lieu et surtout, indépendamment des intentions de la population de la région
de Gualeguaychu, un mystère demeure : comment l’interruption partielle du trafic sur certaines
routes (et non de toutes les communications entre les deux pays bien sûr !) et le risque de dommage
pour l’économie uruguayenne pourraient-ils avoir une influence quelconque sur la construction des
usines de pâte à papier ? Les actions dont l’Uruguay se plaint aujourd’hui ont eu lieu depuis le
début des travaux à Fray Bentos, ce qui n’a pas empêché les autorités uruguayennes d’accorder une
par une, imperturbablement, les autorisations nécessaires. Et, pour l’avenir, les mêmes causes
produisant les mêmes effets, on ne voit pas pourquoi le barrage (intermittent) des routes, même s’il
perdurait, imposerait davantage à l’Uruguay l’abandon du projet Orion s’il persiste à vouloir le
55
poursuivre en dépit du risque souligné par la Cour dans son ordonnance de juillet dernier . Certes
les habitants de Gualeguaychu qui, je le relève tout de même en passant, ne sont pas partie au
différend qui nous réunit dans cette enceinte, espèrent que leurs actions finiront par convaincre les
autorités uruguayennes de renoncer à la construction de l'usine Botnia au lieu prévu. Mais il ne
saurait y avoir aucun lien juridique entre leurs manifestations et le très éventuel abandon du projet.
Si celui-ci advient, ce sera soit parce que l'Uruguay l'aura décidé, soit parce que la Cour l'aura
décidé. Ce ne sera d'ailleurs assurément pas un préjudice, bien au contraire, tout le monde y
gagnera. Mais en outre, cet abandon ne sera pas juridiquement la conséquence des barrages mais
d'une décision du Gouvernement uruguayen ou de la Cour, les barrages n'auront pas de lien de
connexité juridique avec celle-ci. En réalité, l’Uruguay a justement toujours eu, et a encore
aujourd’hui, le choix de continuer la construction ou de l’abandonner ; il a exercé ce choix
malgré les manifestations.
54Demande de l’Uruguay en indication de mesures conservatoires, 30 novembre 2006, annexe 2, par. 163-165 et
188-189.
55
Par. 78. - 52 -
30. Madame le président, dans l’arrêt LaGrand du 27 juin 2001, la Cour a estimé que
«[l]’article 41, analysé dans le contexte du Statut, a pour but d’éviter que la Cour soit empêchée
d’exercer ses fonctions du fait de l’atteinte portée aux droits respectifs des parties à un différend
soumis à la Cour» ((Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 502-503,
par. 102). En aucune manière la mesure que l’Uruguay vous prie d’ordonner, Madame et
Messieurs les juges, ne pourrait contribuer à atteindre cet objectif : elle est, à vrai dire, dépourvue
de tout lien avec les droits respectifs des Parties au différend que l’Argentine vous a soumis en mai
dernier. Elle relève d’une autre problématique, d’un autre traité, d’une autre juridiction.
31. En réalité, si la présente affaire est comparable à un précédent quelconque, c’est vers la
«non-affaire» qui a donné lieu à l’ordonnance de la Cour du 22 septembre 1995 qu’il faut se
tourner. Saisie d’une «demande d’examen de la situation» par la Nouvelle-Zélande à la suite d’une
reprise par la France de ses essais nucléaires dans le Pacifique, la Cour a considéré que cette
demande était sans rapport avec la situation réglée par l’arrêt de 1974, dont le paragraphe 63
envisageait la possibilité d’un réexamen si «le fondement du présent arrêt était remis en cause»
(Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 477, par. 63). En
conséquence, la Cour, sans examiner plus avant la demande néo-zélandaise de mesures
conservatoires, «a donné instruction au Greffier, agissant au titre du paragraphe 1 b) de l’article 26
du Règlement de procéder à la radiation de [la demande de réexamen] du rôle général…»
(Demande d’examen de la situation au titre du paragraphe 63 de l’arrêt rendu par la Cour le
20 décembre 1974 dans l’affaire des Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France)
(Nouvelle-Zélande c. France), ordonnance du 22 septembre 1995, C.I.J. Recueil 1995, p. 306,
par. 66.) Dans le même esprit, il est remarquable que, en cas d’incompétence manifeste, la Cour
considère que «dans un système de juridiction consensuelle, maintenir au rôle général une affaire
sur laquelle il apparaît certain que la Cour ne pourra se prononcer au fond ne participerait
assurément pas d’une bonne administration de la justice», ce que vous avez décidé par deux fois
en 1999 (voir Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Espagne ; Yougoslavie c. Etats-Unis
d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnances du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999, p. 773,
par. 35 ; p. 925, par. 29). - 53 -
32. Bien entendu, il ne saurait être question en la présente espèce que l’affaire soit rayée du
rôle de la Cour dont les deux Parties admettent qu’elle est compétente pour se prononcer sur le
fondement de l’article 60 du statut du fleuve Uruguay de 1975. Mais l’idée sous-jacente à la
décision de 1995 n’en est pas moins transposable mutatis mutandis : la demande de mesures
conservatoires formulée par l’Uruguay est si manifestement étrangère au fondement et à l’objet de
la requête, que, de l’avis de l’Argentine, elle aurait pu et sans doute dû être écartée
sommairement, si une possibilité procédurale de ce type avait été prévue par le Règlement de la
Cour.
33. Madame le président, ceci conclut les plaidoiries de l’Argentine. Madame et Messieurs
le juges, je vous remercie très vivement de votre attention au nom de l’ensemble de la délégation de
la République argentine.
The PRESIDENT: Thank you, Professor Pellet.
This statement concludes this afternoon’s hearings; the Parties will be heard again in oral
reply. Uruguay will take the floor tomorrow morning at 10 a.m. and Argentina at 4.30 p.m. Each
of the Parties will have a maximum of two hours for its reply which of course it is not fully obliged
to use.
The sitting is closed.
The Court rose at 5.30 p.m.
___________
Public sitting held on Monday 18 December 2006, at 3 p.m., at the Peace Palace, President Higgins presiding