C5/CR 2005/6
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LAAYE THAEGUE
ANNÉE 2005
Audience publique
tenue le vendredi 11 mars 2005, à 15 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de M. Ranjeva, président de la Chambre,
en l’affaire du Différend frontalier
(Bénin/Niger)
________________
COMPTE RENDU
________________
YEAR 2005
Public sitting
held on Friday 11 March 2005, at 3 p.m., at the Peace Palace,
Judge Ranjeva, President of the Chamber, presiding,
in the case concerning the Frontier Dispute
(Benin/Niger)
____________________
VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -
Présents : M. Ranjeva, président de la Chambre
KooMiMa.ns
Ajbresam,
BedMjou.i,
Bjngnosuna, ad hoc
Cgoefferr,
⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -
Present: Judge Ranjeva, President of the Chamber
Judges Kooijmans
Abraham
Judges ad hoc Bedjaoui
Bennouna
Registrar Couvreur
⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -
Le Gouvernement de la République du Bénin est représenté par :
M. Rogatien Biaou, ministre des affaires étrangères et de l’intégration africaine,
comme agent;
M. Dorothé C. Sossa, ministre de la justice, de la législation et des droits de l’homme,
comme coagent;
M. Euloge Hinvi, ambassadeur de la République du Bénin auprès des pays du Benelux,
comme agent adjoint;
M.Robert Dossou, ancien bâtonnier, doyen honor aire de la faculté de droit de l’Université
d’Abomey-Calavi,
M. Alain Pellet, professeur de droit à l’Université de Paris X-Nanterre, membre et ancien président
de la Commission du droit international,
M. Jean-Marc Thouvenin, professeur de droit à l’Université de Paris X-Nanterre, avocat au barreau
de Paris, associé au sein du cabinet Lysias,
M.Mathias Forteau, professeur de droit à l’Univers ité Lille2 et à l’Institut d’études politiques de
Lille,
comme conseils et avocats;
M. Francis Lokossa, directeur des affaires juridi ques et des droits de l’homme du ministère des
affaires étrangères et de l’intégration africaine,
comme conseiller spécial;
M. François Noudegbessi, secrétaire permanent de la commission nationale de délimitation des
frontières,
M. Jean-Baptiste Monkotan, conseiller juridique du président de la République du Bénin,
M. Honoré D. Koukoui, secrétaire général du ministère de la justice, de la législation et des droits
de l’homme,
M. Jacques Migan, avocat au barreau de Coto nou, conseiller juridique du président de la
République du Bénin,
Mme Héloïse Bajer-Pellet, avocat au barreau de Paris, cabinet Lysias,
M. Luke Vidal, juriste, cabinet Lysias,
M. Daniel Müller, attaché temporaire d’enseignement et de recherches à l’Université de
Paris X-Nanterre, - 5 -
The Government of the Republic of Benin is represented by:
Mr. Rogatien Biaou, Minister for Foreign Affairs and African Integration,
as Agent;
Mr. Dorothé C. Sossa, Minister of Justice, Legislation and Human Rights,
as Co-Agent;
Mr. Euloge Hinvi, Ambassador of the Republic of Benin to the Benelux countries,
as Deputy Agent;
Mr.Robert Dossou, former Bâtonnier , Honorary Dean of the Law Faculty, University of
Abomey-Calavi,
Mr. Alain Pellet, Professor of Law, University of Paris X-Nanterre, member and former Chairman
of the International Law Commission,
Mr.Jean-Marc Thouvenin, Professor of Law, University of ParisX-Nanterre, Avocat at the Paris
Bar, member of the Lysias law firm,
Mr.Mathias Forteau, Professor of Law at the University of Lille2 and at the Lille Institute of
Political Studies,
as Counsel and Advocates;
Mr. Francis Lokossa, Director of Legal Affairs and Human Rights, Ministry of Foreign Affairs and
African Integration,
as Special Adviser;
Mr. François Noudegbessi, Permanent Secretary, National Boundaries Commission,
Mr. Jean-Baptiste Monkotan, Legal Adviser to the President of the Republic of Benin,
Mr. Honoré D. Koukoui, Secretary General, Ministry of Justice, Legislation and Human Rights,
Mr. Jacques Migan, Avocat at the Cotonou Bar, Legal Adviser to the President of the Republic of
Benin,
Ms Héloïse Bajer-Pellet, Avocat at the Paris Bar, Lysias law firm,
Mr. Luke Vidal, Lawyer, Lysias law firm,
Mr. Daniel Müller, temporary Teaching and Research Assistant, University of Paris X-Nanterre, - 6 -
Mme Christine Terriat, chercheuse à l’Université Paris XI-Paris Sud,
M. Maxime Jean-Claude Hounyovi, économiste,
M. Edouard Roko, premier secrétaire de l’ambassade du Bénin auprès des pays du Benelux,
comme conseillers;
M. Pascal Lokovi, expert cartographe,
M. Clément C. Vodouhe, expert historien,
comme conseils et experts;
Mme Collette Tossouko, secrétaire à l’ambassade du Bénin auprès des pays du Benelux,
comme secrétaire.
Le Gouvernement de la République du Niger est représenté par :
Mme Aïchatou Mindaoudou, ministre des affaires ét rangères, de la coopération et de l’intégration
africaine,
comme agent;
M. Maty El Hadji Moussa, ministre de la justice, garde des sceaux,
comme coagent;
M. Souley Hassane, ministre de la défense nationale;
M. Mounkaïla Mody, ministre de l’intérieur et de la décentralisation;
M. Boukar Ary Maï Tanimoune, directeur des affaires juridiques et du contentieux au ministère des
affaires étrangères, de la coopération et de l’intégration africaine,
comme agent adjoint, conseiller juridique et coordonnateur;
M. Jean Salmon, professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles,
comme conseil principal;
M. Maurice Kamto, professeur à l’Université de Yaoundé II,
M. Gérard Niyungeko, professeur à l’Université du Burundi, - 7 -
Ms Christine Terriat, Researcher, University of Paris XI-Paris Sud,
Mr. Maxime Jean-Claude Hounyovi, Economist,
Mr. Edouard Roko, First Secretary, Embassy of Benin to the Benelux countries,
as Advisers;
Mr. Pascal Lokovi, Cartographer,
Mr. Clément C. Vodouhe, Historian,
as Counsel and Experts;
Ms Collette Tossouko, Secretarial Assistant, Embassy of Benin to the Benelux countries,
as Secretary.
The Government of the Republic of Niger is represented by :
Ms Aïchatou Mindaoudou, Minister for Foreign Affairs, Co-operation and African Integration,
as Agent;
Mr. Maty El Hadji Moussa, Minister of Justice, Keeper of the Seals,
as Co-Agent;
Mr. Souley Hassane, Minister of National Defence,
Mr. Mounkaïla Mody, Minister of the Interior and Decentralization,
Mr. Boukar Ary Maï Tanimoune, Director of Legal Affairs and Litigation, Ministry of Foreign
Affairs, Co-operation and African Integration,
as Deputy Agent, Legal Adviser and Co-ordinator;
Mr. Jean Salmon, Professor Emeritus, Université libre de Bruxelles,
as Lead Counsel;
Mr. Maurice Kamto, Professor, University of Yaoundé II,
Mr. Gérard Niyungeko, Professor, University of Burundi, - 8 -
M. Amadou Tankoano, professeur à l’Université Abdou Moumouni de Niamey,
M. Pierre Klein, professeur à l’Université libre de Bruxelles,
comme conseils;
M. Sadé Elhadji Mahamane, conservateur en chef des bibliothèques et archives, membre de la
commission nationale des frontières,
M. Amadou Maouli Laminou, magistrat, chef de section au ministère de la justice,
M. Abdou Abarry, ambassadeur du Niger auprès du Royaume des Pays-Bas,
M. Abdelkader Dodo, hydrogéologue, maître assist ant à la faculté des sciences de l’Université
Abdou Moumouni de Niamey,
M. Belko Garba, ingénieur géomètre principal, membre de la commission nationale des frontières,
M. M. Hamadou Mounkaïla, ingénieur géomètre principal, chef de service au secrétariat permanent
de la commission nationale des frontières,
M. Idrissa Y Maïga, conservateur en chef des bi bliothèques et archives, directeur des archives
nationales, membre de la commission nationale des frontières,
M. Mahaman Laminou, directeur général de l’Institut géographique national du Niger, membre de
la commission nationale des frontières,
M. Mahamane Koraou, secrétaire permanent de la commission nationale des frontières,
M. Soumaye Poutia, magistrat, conseiller technique au cabinet du premier ministre,
Colonel Yayé Garba, secrétaire général du ministère de la défense nationale,
M. Moutari Laouali, gouverneur de la région de Dosso,
comme experts;
M. Emmanuel Klimis, assistant de recherche au centre de droit international de l’Université libre de
Bruxelles,
M. Boureima Diambeïdou, ingénieur géomètre principal,
M. Bachir Hamissou, assistant administratif,
M. Ouba Adamou, ingénieur géomètre principal, Institut géographique national du Niger,
comme assistants de recherche;
M. Salissou Mahamane, agent comptable,
M. Adboulsalam Nouri, secrétaire principal, - 9 -
Mr. Amadou Tankoano, Professor, Abdou Moumouni University, Niamey,
Mr. Pierre Klein, Professor, Université libre de Bruxelles,
as Counsel;
Mr.SadéElhadjiMahamane, Chief Curator of Li braries and Archives, member of the National
Boundaries Commission,
Mr. Amadou Maouli Laminou, magistrat, Head of Section at the Ministry of Justice,
Mr. Abdou Abarry, Ambassador of the Republic of Niger to the Kingdom of the Netherlands,
Mr. Abdelkader Dodo, Hydrogeologist, Lecturer at the Faculty of Sciences, Abdou Moumouni
University, Niamey,
Mr. Belko Garba, Chief Surveyor, member of the National Boundaries Commission,
Mr. M. Hamadou Mounkaïla, Chief Surveyor, Head of Department, Permanent Secretariat of the
National Boundaries Commission,
Mr.IdrissaYMaïga, Chief Curator of Libraries and Archives, Director of National Archives,
member of the National Boundaries Commission,
Mr. Mahaman Laminou, Director-General of the National Geographical Institute of Niger, member
of the National Boundaries Commission,
Mr. Mahamane Koraou, Permanent Secretary to the National Boundaries Commission,
Mr. Soumaye Poutia, magistrat, Technical Adviser to the Prime Minister,
Colonel Yayé Garba, Secretary General of the Ministry for National Defence,
Mr. Moutari Laouali, Governor of the Dosso Region,
as Experts;
Mr. Emmanuel Klimis, Research Assistant at the Centre for International Law, Université libre de
Bruxelles,
Mr. Boureima Diambeïdou, Chief Surveyor,
Mr. Bachir Hamissou, Administrative Assistant,
Mr. Ouba Adamou, Chief Surveyor, National Geographic Institute of Niger,
as Research Assistants;
Mr. Salissou Mahamane, Accountant,
Mr. Adboulsalam Nouri, Principal Secretary, - 10 -
Mme Haoua Ibrahim, secrétaire,
M. Amadou Gagéré, agent administratif,
M. Amadou Tahirou, agent administratif,
M. Mamane Chamsou Maïgari, journaliste, directeur de la Voix du Sahel,
M. Goussama Saley Madougou, cameraman à la télévision nationale,
M. Ali Mousa, journaliste à l’agence nigérienne de presse,
M. Issoufou Guéro, journaliste,
comme personnel administratif et technique. - 11 -
Ms Haoua Ibrahim, Secretary,
Mr. Amadou Gagéré, Administrative Officer,
Mr. Amadou Tahirou, Administrative Officer,
Mr. Mamane Chamsou Maïgari, journalist, Director of Voix du Sahel,
Mr. Goussama Saley Madougou, cameraman for national television,
Mr. Ali Mousa, journalist with the Niger Press Agency,
Mr. Issoufou Guéro, journalist,
as Administrative and Technical Staff. - 12 -
Le PRESIDENT de la CHAMBRE: Veuillez vous asseoir. La séance est ouverte. Nous
sommes réunis cet après-midi pour entendre le second tour de plaidoiries de la République du
Niger. Et selon l’ordre qui nous a été indiqué, j’invite le professeur Salmon à la barre. Monsieur le
professeur, avant que vous ne preniez la parole, nous vous prions d’accepter les condoléances de la
Chambre pour le deuil qui vous frappe. Vous avez la parole.
M. SALMON : Merci beaucoup, Monsieur le président. Croyez que j’en suis très touché.
INTRODUCTION GENERALE
Monsieur le président, Messieurs de la Cour.
1. A ce stade des débats, les instructions classiques sont que les Parties ne doivent plus traiter
que ce qui les divise et des points sur lesquels des clarifications sont jugées nécessaires.
2. A vrai dire, la Partie adverse nous facilite la tâche. Car entre le début de la procédure
écrite et la journée d’hier, nous avons pu assister à une série d’abandons de ses positions. Tout
d’abord, elle a renoncé à invoquer un titre coutumie r traditionnel sous diverses formes. L’arrêté
de 1898 a disparu; quant à l’arrêté de juillet 1900, il se trouve, au dern ier état de la météorologie,
dans une sévère période d’étiage. Tout est désorm ais centré sur la lettre de 1954 et sur les arrêtés
de 1934 et 1938 qui, ces derniers, après une cure d’amincissement censée les limiter à des aspects
purement internes, ont repris aux dernières nouvelles une certaine vigueur intercoloniale.
Les arguments relatifs à la prétendue absence de navigabilité du fleuve ont disparu. Ceux
relatifs à l’instabilité du chenal principal et la pérennité des îles ont fondu au soleil du Sahel pour se
réduire au cas de Dolé, puisque le cas de Kotcha est le fruit d’une erreur d’ appréciation de la part
du Bénin. Il ne reste plus vraiment que la lettre de 1954 sur ce radeau de la Méduse. Nous verrons
tout à l’heure ce qu’il faut en penser. Par ailleurs, en cette fin de semaine d’audiences, on ne sait
toujours pas quel est le titre du Bénin dans le secteur de la Mékrou.
3. Pour le reste, je me bornerai à quelques re marques de caractère général. Et tout d’abord
quelques clarifications relatives à la fixation du principal chenal navigable. - 13 -
Clarification relative à la fixation du principal chenal navigable
4. Il convient sans doute à ce stade des débats d’apporter quelques clarifications sur les
rapports qui doivent exister entre «principal chenal navigable» et «liberté de navigation». Nous y
sommes appelés notamment par le fait que S. Exc. M. Rogatien Biaou a fait allusion à la question
en déclarant le 10mars que le Bénin ne pense pas «qu’une cour de justice soit convenablement
outillée pour se livrer à un travail de ce genre [e n l’occurrence, il s’agit de la détermination du
1
chenal navigable], que seuls des experts neutres peuvent mener à bien.»
5. Il faut repartir du compromis : la Cour est priée, par l’article 2 de ce texte, de
«1)déterminer le tracé de la frontière en tre la République du Bénin et la République
du Niger dans le secteur du fleuve Niger;
2) préciser à quel Etat appartient chacune des îles dudit fleuve, et en particulier l
’île
de Lété.»
6. Le Niger estime pour sa part que la frontiè re entre la République du Bénin et la République
du Niger dans le secteur du fleuve Niger, depuis le confluent de la rivière Mékrou avec le fleuve
Niger jusqu’à la frontière du Nigéria, suit la ligne des sondages les plus profonds, telle qu’elle peut
être établie à la date de l’indépendance, dans le plus pur respect du principe le l’uti possidetis juris.
Le Niger ne pense pas qu’adjuger une telle conclusion pose à la Cour des difficultés
particulières. Elle s’est prononcée dans le passé dans des termes identiques.
2
7. Traitant du chenal navigable lors de l’audience publique du 7mars au matin , mon
collègue et ami Alain Pellet a exprimé l’opinion selon laquelle «retenir ce principe de délimitation
et de répartition des îles du fleuve ne pourra que créer d’innombrables difficultés».
Nous ne le pensons pas. Nous croyons avoir démontré au cours de nos premières plaidoiries
orales que l’adoption du critère du principal chenal navigable, tel qu’il existait à la date de
l’indépendance, permettait d’effectuer sans difficulté une répartition des îles. Cette répartition,
dans l’esprit du Niger, serait définitive.
8. Faute d’indications sur l’état du chenal à la date exacte des indépendances, le Niger estime
que le relevé NEDECO, étude commanditée par qua tre Etats membres de la commission du fleuve
Niger (le Dahomey, le Mali, le Niger et la Fédération du Nigéria), est la source la plus adéquate car
1
C5/CR 2005/5, p. 65, par. 7.3.
2C5/CR 2005/1, p. 29, par. 2.17. - 14 -
elle est à la fois proche des indépendances (1969), la plus complète et la plus fiable. Il est au
demeurant avéré que le chenal est particulièrement stable. La frontière serait ainsi en tous points
fixée, ainsi que l’attribution des îles. On n’aperçoit pas quelles difficultés pourraient en résulter.
9. Cette solution aurait pour conséquence que la question de la frontière serait détachée de
celle de la liberté de navigation, dans des situations exceptionnelles où il n’y aurait pas coïncidence
entre les deux tracés. Toutefois, le principe de liberté de navigation, inscrit dans les conventions
internationales liant les deux Etats riverains et auquel les deux Etats ont rappelé leur rattachement
au cours de la présente instance, devrait donner aussi bien aux riverains qu’aux tiers toutes les
garanties nécessaires. Au surplus, par des dragages appropriés, la coïncidence entre les deux tracés
pourrait être rétablie aux seuls endroits où cette coïncidence pourrait se trouver menacée.
10. Avant de présenter à la Cour la structure de la réplique du Niger, qu’il me soit encore
permis d’aborder deux points sur l esquels, je crois, la Partie a dverse nous fait un mauvais procès.
S’il est vrai que l’histoire des deux pays ressem ble à un puzzle, à des centaines, voire des milliers
de pièces avec beaucoup de pièces manquantes, il n’en demeure pas moins que le Bénin fait un
mauvais procès au Niger en prétendant qu’il essaye de focaliser l’attention de la Cour sur des
3
détails isolés de leur contexte .
11. Nous avons le sentiment d’avoir présenté un historique aussi complet que possible en
évitant de focaliser la Cour sur aucune date c ontrairement au Bénin qui apparemment n’en connaît
que deux: 1900 et 1954. Plus surprenante encore est la prétention que le Bénin avance, selon
laquelle le Niger réintroduirait la di stinction entre conflit d’attribution et conflit de délimitation de
territoire. M’étant opposé personnellement de manièr e farouche à cette distinction artificielle faite
par le Burkina en1986, je puis assurer mon collègue et ami le professeur Pellet que je n’ai pas,
moi, changé d’avis à ce propos et que j’aurais vive ment déconseiller au Niger de soutenir une telle
idée si, d’aventure, il en avait été question, ce qui ne fut jamais le cas.
12. Ces deux précisions apportées, je souhaiterais maintenant présenter la structure générale
de la réplique du Niger.
3
C5/CR 2005/1, p. 29, par. 2.22. - 15 -
Le professeur Amadou Tankoano mettra en évidence que le Bénin n’a toujours pas démontré
que l’arrêté du 23 juillet 1900 fixe une limite à la rive gauche.
Le professeur GérardNiyungeko montrera que la limite territoriale passe dans le cours du
fleuve au principal chenal navigable.
Ensuite le professeur Pierre Klein exposera que la lettre du 27 août 1954 énonce des limites
nouvelles et ne se borne nullement à préciser le sens des termes «cours du fleuve» contenus dans
les arrêtés de 1934 et 1938.
Je reprendrai la parole pour traiter de la question des effectivités coloniales.
Pierre Klein examinera ensuite la détermination de la frontière dans le secteur de la Mékrou.
Enfin, Mme AïchatouMindaoudou, ministre d es affaires étrangères de la coopération et de
l’intégration africaine, agent de la République du Niger, présentera les conclusions de la
République du Niger.
Je remercie la Cour de son attention et je vous prie, Monsieur le président, de bien vouloir
appeler à la barre le professeur Amadou Tankoano.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remerc ie, Monsieur le professeur. Monsieur le
professeur Amadou Tankoano, vous avez la parole.
M. TANKOANO : Merci, Monsieur le président.
Le Bénin n’a toujours pas montré que l’arrêté du 23 juillet 1900
fixe une limite à la rive gauche du fleuve
1. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, le professeur Jean Salmon a
relevé il y a un instant que le Bénin semblait hier proche de renoncer à invoquer l’arrêté du
23juillet 1900 parmi les fondements de sa revendicati on d’une limite à la rive gauche du fleuve.
Alors qu’il avait jusqu’ici tenté d’en faire l’une des bases de sa thèse relative à la lettre du
27 août 1954, le Bénin apparut su r le point de délaisser, purement et simplement le texte de 1900,
comme l’a montré la plaidoirie du professeur Pellet, centrée tout entier sur les arrêtés de 1934 et de
1938 comme fondement de la lettre du 27 août 1954. Il n’en reste pas moins que par la voix de
deux autres de ses conseils, le Bénin a néanmoins en core tenté de défendre hier la pertinence de
l’arrêté du 23 juillet 1900 sur laquelle il nous faut dès lors revenir. - 16 -
2. Mais avant toute chose, il convient de s’ arrêter un instant à la remise en cause de la
pertinence de la délimitation Binger à laquelle s’est livré hier le Bénin, en prétendant que celle-ci
4
ne concernait pas la région concernée par le présent litige . Cette assertion n’est pas exacte. En
effet, cette décision fut interprétée par les auto rités coloniales concernées comme octroyant au
Soudan tous les territoires situés sur la rive gauche du fleuve au détriment du Dahomey. Elle fut
mise en Œuvre sur le terrain dans la zone concer née par le présent litige. Ainsi, c’est en exécution
de cette décision que les troupes du Dahomey ont évacué Dosso le 7 août 1899. En vertu de la
délimitation Binger, les territoires situés sur la rive gauche ne relevaient plus de la juridiction du
Dahomey mais du Soudan français.
Cette question préliminaire étant réglée, reve nons, si vous voulez bien, à l’arrêté du 23 juin.
Dans le premier volet de ses plaidoiries d’hier, le Bénin s’est efforcé d’en soutenir, contre vents et
marées, tant la pérennité que la lecture qu’il en donne, avant d’adopter la position beaucoup plus
discrète que nous venons d’évoquer.
L’arrêté du 23 juillet 1900 ne fixe pas une limite à la rive gauche entre
la colonie du Dahomey et le troisième territoire militaire
3. Pour ce qui est du premier de ces points, la Partie adverse a affirmé, à diverses reprises,
que l’arrêté du 23 juillet 1900, n’ayan t été ni retiré, ni abrogé, ni annulé, était resté en vigueur
jusqu’aux indépendances 5. Le propos a de quoi surprendre. La République du Bénin n’opère en
effet aucune distinction entre une éventuelle pére nnité de la limite prétendument fixée par ce texte,
d’une part, et la survivance de ce dernier en tant que tel, d’autre part.
Or, comment serait-il possible de prétendre que l’arrêté du 23 juillet 1900 portant création du
troisième territoire militaire est demeuré en vigueur durant toute la période coloniale alors que le
troisième territoire militaire lui-même a cessé d’exister dès 1940 6?
A suivre le Bénin, faudrait-il conclure que l’arrêté du 23juillet 1900 portant création du
troisième territoire militaire était toujours en vi gueur lorsque le territoire du Niger fut érigé en
7
colonie autonome le 13 octobre 1922 ?
4
C5/CR 2005/5, p. 14, par. 1.7.
5C5/CR2005/5, p. 16, par. 2.6.
6Mémoire du Niger, annexes, série B, n 18. - 17 -
4. C’est bien parce que l’arrêté du 23 juille t 1900 ne suffisait pas à atteindre les objectifs
visés que le décret du 20décembre1900 a été adopté. Enfin, on remarquera qu’alors que la
présente procédure est sur le point d’arriver à sa conclusion, le Bénin n’a pas donné le moindre
élément d’explication pour le silence complet et on serait tenté de dire le silence assourdissant du
droit et de la partie coloniale sur le texte du 23 juillet 1900, à la maigre et incertaines exceptions de
l’arrêté de 1902 sur lequel nous reviendrons dans un instant.
Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, plus de cent ans de silence pour
un texte fondateur, la Cour en conviendra, c’est long, très long. Mais ce silence s’explique tout
simplement, on le sait, parce que l’arrêté du 23 juillet1900 n’a aucunement le sens que lui prête
depuis peu le Bénin.
5. S’agissant du deuxième volet de l’argumentation du Bénin, relatif à la convention
franco-britannique du 14 juin 1898, il apparaît abusif de déduire de la ligne verticale qui résulte de
ce texte une conclusion quelconque quant au caractère de l’arrêté du 23 juillet 1900 comme un acte
8
de délimitation entre le Dahomey et le troisième territoire militaire . Dans le secteur concerné par
le présent litige, la convention franc o-britannique de juin 1898 termin e la fixation de la frontière
nord-sud entre le Dahomey et le Nigéria. Aucune autorité coloniale n’a jamais interprété cet
accord comme présentant la moindre pertinence pour la fixation de la limite entre le Dahomey et le
troisième territoire militaire. La constructi on du Bénin sur ce point ne possède pas plus de
fondement que ses autres arguments relatifs à la portée de l’arrêté du 23 juillet 1900.
6. En ce qui concerne le troisième volet de l’argumentation du Bénin relatif à l’arrêté du
23juillet1900, la Partie béninoise s’est limitée à se référer une nouvelle fois au télégramme du
commandant du troisième territoire militaire du 19décembre1900 et à l’interprétation très
originale qu’elle donne de l’échange des correspondances de 1901.
Ni l’un ni l’autre de ces argum ents ne résiste à l’analyse. Pour reprendre une nouvelle fois
les termes du télégramme du 19décembre1900, le commandant du troisième territoire militaire
indique qu’il lui «semble indispen sable me faire connaître interprétation donnée à arrêté 23 juillet
7 o
Ibid., annexes, série B, n 39.
8C5/CR 2005/1, p. 25, par. 3.16-3.17. - 18 -
dernier qui donne à troisième territoire les régions françaises comprises entre rive gauche Niger et
9
Tchad» .
7. Pour le Bénin il ne fait aucun doute que le commandant du troisième territoire militaire est
convaincu que le territoire dont il a la responsabilité est limité par la rive ga uche du fleuve Niger.
Mais, Monsieur le président, Messieurs les Memb res de la Cour, n’est-il pas évident qu’en se
référant aux «régions françaises comprises entr e rive gauche Niger et Tchad», l’auteur du
télégramme ne fait que reprodui re les termes mêmes de l’arrêté, sans que cela ne reflète
aucunement sa conviction de l’existence d’une limite à la rive gauche.
Et plus fondamentalement, comment la Par tie adverse peut-elle prétendre avec autant
d’assurance que le commandant du troisième te rritoire militaire ne nourrit aucun doute sur
l’existence de cette limite, alor s même qu’il demande à l’autorité supérieure l’interprétation qu’il
convient de donner au texte portant création du troisième territoire dont il a la charge ?
Si l’arrêté du 23 juillet 1900 avait clairement fixé la limite à la rive gauche comme le prétend
le Bénin, il serait absurde que l’auteur du télégr amme en demande un interprétation. Bien au
contraire, c’est parce que ce dernier acte est muet sur les questions de li mites que le commandant
demande à son supérieur hiérarchique une interprétation.
L’échange de correspondances de 1901 consigne que l’arrêté
du
23 juillet 1900 ne fixe pas de limite
8. La lecture que propose le Bénin de l’échange de correspondances de 1901 entre le
gouverneur de Dahomey, le gouverneur général de l’AOF et le ministre des colonies est, elle aussi,
tout à fait singulière. Selon le Bénin,
«c’est le gouverneur du Dahomey qui en treprend le gouverneur général, lequel
entreprend à son tour le ministre pour que la délimitation opérée par l’arrêté du
23juillet 1900 ne soit plus modifiée. C’ est la réponse donnée par le ministre au
10
gouverneur général dans sa lettre du 7 septembre 1901.»
9. Cette thèse, encore une fois, n’est absolument pas confortée par les termes mêmes de la
lettre du gouverneur du Dahomey du 28 mai 1901, pas plus que par ceux de la réponse du ministre
des colonies.
9
Réplique du Bénin, annexe B.2.
10C5/CR 2005/1, p. 33, par. 3.24. - 19 -
Rappelons encore une fois la teneur de la demande qui est formulée dans la première des ces
lettres : «il serait bon que je fusse mis en possession d’un acte officiel déterminant les limites ouest
11
et sud du troisième territoire militaire» .
10. Comment le Bénin peut-il déduire de cette formule une quelconque demande de maintien
à l’avenir de la délimitation qui aurait été opérée pa r l’arrêté du 23 juillet 1900 qui, il faut le noter,
n’est même pas mentionné dans cette lettre ? La réponse du ministre des colonies n’en fait pas plus
mention, et ne parle pas davantage, elle non plus , du maintien d’une quelconque limite existante.
Au contraire, elle fixe claire ment une limite nouvelle. Ses termes sont dé pourvus de la moindre
ambiguïté à cet égard. Reprenons-les, eux aussi :
«vous avez bien voulu me transmettre les extraits de deux rapports politiques dans
lesquels M. le gouverneur envisageait la ques tion de la délimitation entre le Dahomey
et le troisième territoire militaire, et i ndiquait le cours du Niger comme la meilleure
ligne de démarcation, au double point de vue géographique et politique. Vous ajoutiez
que cette proposition vous semblait acceptable.
J’ai l’honneur de vous faire connaître que je partage sur ce point votre manière
de voir.» 12
Il n’est donc sans doute pas nécessaire de s’attarder davantage sur cette prétention de la
Partie adverse.
11. Au regard de tout ce qui précède, il apparaît clairement que la limite entre le Dahomey et
le troisième territoire militaire a été fixée postérieurement à l’adoption de l’arrêté du 23 juillet 1900
par la lettre du ministre des colonies en septembre 1901. Cette limite a été fixée au cours du fleuve
et non à la rive gauche.
L’arrêté du 20 mars 1902 confirme que l’arrêté du 23 juillet 1900
ne fixe pas une limite à la rive gauche
12. Toujours pour tenter d’étayer sa thèse d’un e limite à la rive gauche du fleuve, le Bénin
prétend que son interprétation de l’arrêté du 23juillet1900 avait été confirmée par l’arrêté du
20mars1902. Selon le Bénin, ce texte fixerait une limite sur la rive gauche du fleuve qu’il
s’interdirait de franchir 13. En réalité, il n’en est rien.
11 o
Mémoire du Niger, annexes, Série C, n 3.
12Ibid., annexes, Série C, n 4.
13C5/CR 2005/1, p. 55, par. 65. - 20 -
13. L’article 2 de l’arrêté du 20 mars 1902 dispose : «Le Niger forme la limite des premier et
troisième territoires militaires depuis l’île de Fir kou au nord jusqu’au village de Dembou au sud,
14
point où le premier territoire militaire confine au Dahomey.» Et l’article 3 d’ajouter :
«L’attribution des îles situées dans la partie du Niger formant la limite des deux
territoires est réglée de la façon suivante :
Toutes les îles habitées situées au nord d’une ligne partant d’un point de la rive
gauche du Niger à 2 kilomètres en amont du village de Tilla et aboutissant à un point
de la rive droite du Niger situé en face de l’extrémité sud de l’île de Tillakeina
appartiennent au premier territoire militaire.
Toutes les îles habitées qui se trouvent au sud de cette limite appartiennent au
15
troisième territoire militaire.»
o
[Projection carte — dossier des juges, pièce n 1]
14. Ainsi que vous pouvez le visualiser sur la carte même qui avait, à l’époque, été annexée à
cet arrêté 16, la limite, partant de la rive gauche, traverse le cours du fleuve par une ligne oblique
pour arriver ensuite à la rive droite en direction du sud. L’arrêté du 23 ma rs 1902 ne confirme en
rien l’interprétation du Bénin selon laquelle l’arrêté du 23juillet1900 fixe une limite à la rive
gauche.
Comme on vient de le voir, ce texte ne définit nullement une limite à la rive gauche. On
notera aussi que la limite, passant ensuite dans le co urs du fleuve entre le premier et le troisième
territoire militaire en répartissant les îles entre ceux-ci, montre que le colonisateur n’avait aucune
aversion pour une limite opérant pa reille répartition des îles, et ce précédent est d’autant plus
pertinent qu’il concerne le fleuve Niger lui-même, si c’est en amont du bief fluvial concerné par le
présent litige.
Le contraste apparaît donc manifeste avec l’arrêté du 23juillet1900, dont on voit d’autant
plus clairement, par comparaison, qu’il n’énonce aucune limite entre le Dahomey et le troisième
territoire militaire.
15. L’argument que tente de tirer le Bénin de la carte de 1922 qui a été présentée hier à la
Cour (et qui figure au dossier des juges de la République du Bénin pour le second tour de
14 o
Mémoire du Niger, annexes, série B, n 15.
15Ibid.
16Mémoire du Niger, atlas illustrant les textes législatifs et réglementaires de l’évolution territoriale du Niger de
1900 à 1960. - 21 -
plaidoiries sous le n 2) pour conforter sa thèse de la pérenn ité de la limite prétendument fixée par
l’arrêté du 23 juillet 1900 est tout aussi surprenant.
Surprenant d’abord, le fa it que le Bénin présente avec une certaine emphase ce document
cartographique au dernier stade de ses exposés oraux, alors qu’il a été déposé par le Niger dès le
premier tour de la procédure écrite.
Surprenant plus encore, car on a déjà insisté à de nombreuses reprises dans le cadre du
présent différend sur le fait qu’il n’est permis de tirer aucune conclusion, en matière de
représentation des limites, de cartes dont l’échelle est trop petite pour faire figurer avec précision
des limites suivant le tracé d’un cours d’eau. Comme on le sait, ce n’est qu’à partir de l’échelle
1/200 000 e qu’il devient possible de faire apparaître pareille limite avec précision. Or, la carte
e
présentée hier par le Bénin a été établie à l’échelle de 1/2500000 . C’est donc, là aussi, un
argument sur lequel il ne vaut guère la peine de s’attarder davantage.
16. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, ceci clôt ma plaidoirie. Le
professeur Gérard Niyungeko exposera à présent à la Cour que le fait que l’arrêté du
23juillet1900ne procède à aucune délimitation te rritoriale à la rive gauche du fleuve a été
amplement confirmé par la pratique ultérieure qui a abouti à la fixation d’une limite dans le fleuve.
Je vous serais très reconnaissant, Monsieur le prési dent de bien vouloir lui passer à présent la
parole.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remerc ie, Monsieur le professeur. Monsieur le
recteur Niyungeko, s’il vous plaît, à la barre. Monsieur le recteur, vous avez la parole.
M. NIYUNGEKO :
LA LIMITE PASSE DANS LE COURS DU FLEUVE AU PRINCIPAL CHENAL NAVIGABLE
1. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, il me revient maintenant de
répondre à un certain nombre de questions que la République du Bénin a soulevées, en rapport avec
la limite au cours du fleuve et au chenal prin cipal navigable que revendique la République du
Niger. - 22 -
I. La République du Bénin entretient toujours la confusion entre l
es notions de «cours du
fleuve» et de «cours d’eau»
17 18
2. Malgré les clarifications fournies par la République du Niger et par les experts
consultés par lui, le Bénin a entretenu, lors du premier tour de plaidoiries, une confusion entre ces
deux notions. Il n’hésite d’ailleurs pas à dé former les définitions données par les ouvrages de
référence comme par exemple le Dictionnaire français d’hydrologie de surface , lorsqu’il lui fait
dire qu’il définit l’expression «cours du fleuve» co mme désignant à la fois le contenant et le
19 20
contenu , alors que le dictionnaire définit ainsi la notion de «cours d’eau» . Il s’agit là d’un
procédé que le Niger tient à dénoncer fermement.
3. Dans cette vaine tentative renouvelée d’assim iler les notions de «cours du fleuve» et de
«cours d’eau», le Bénin a invoqué divers éléments de jurisprudence nationale et internationale.
4. La République du Bénin plaide d’abord à cet effet, se fondant sur un arrêt du Conseil
d’Etat français datant de 1947, que celui-ci «n ’hésite pas … à employer l’expression «cours d’une
21
rivière» à propos d’un cours d’eau dont la rive , et non le chenal, sépare deux départements» . En
se fondant sur le même arrêt, le Bénin expos e que «le Conseil d’Etat assimile encore les
expressions «cours d’eau» et «cours de l’Ariège» en décidant que «le cours de l’Ariège» fait partie
du domaine public» et sachant «qu’en droit admini stratif français, la domanialité publique des
22
cours d’eau s’étend à leurs bords» . Mais le Bénin ne peut tirer aucun argument de cette décision
isolée, la seule qu’il ait pu produire par rapport à l’en semble de la période coloniale. Dans tous les
cas, lorsque le Conseil d’Etat français parle de «la section du cours de l’Ariège qui borde [un]
domaine déterminé» 2, il est clair qu’il ne vise pas le cours d’eau en tant que tel, mais bien le tracé
du cours d’eau.
5. Le Bénin invoque ensuite un arrêt de la Haute Cour australienne qui interprétait de
manière combinée deux textes, dont l’un parlait d’une limite au cours d’une rivière («the course of»
17C5/CR 2005/3, p. 39-41, par. 8.
18
Consultation de K. Abel Afouda, réplique du Bénin, annexe 24, p. 187.
19
C5/CR 2005/3, p. 49, par. 5.12.
20
Contre-mémoire du Niger, annexe E.25, p. 142.
21C5/ CR 2005/1, p. 50.
22Ibid.
23 - 23 -
the River Murray, en anglais), et dont l’autre précisait que tout le cours d’eau («the whole
watercourse») relevait entièrement d’un territoire donné. Le Bé nin conclut de l’interprétation
donnée par la Haute Cour qu’elle a assimilé les expressions «cours d’un fleuve» et «cours d’eau» 24.
Sans entrer dans un débat sur l’interprétation que le Bénin fait de cette décision, on relèvera
tout simplement que les expressions de langue a nglaise employées dans cette décision ne sont pas
précisément des synonymes. Alors que, selon les dictionnaires courants, tel le Robert-Collins, le
terme «watercourse» signifie «cours d’eau», le mot «course» signifie le cheminement ou le tracé du
cours d’eau 25. Le Bénin ne peut donc rien inférer de cette décision.
6. La République du Bénin soutie nt enfin que, dans l’affaire du Différend frontalier
terrestre, insulaire et maritime, «la Chambre … emploie l’expression «cours de la rivière» comme
visant non pas le contenu de celle-ci, mais l’endr oit où elle passe, voire l’endroit où elle passait
26
avant la prétendue avulsion» . Ceci montrerait, selon le Bénin, que «l’expression «cours du
fleuve» n’est pas réservée à la seule description du chenal, mais qu’elle désigne le cours d’eau dans
27
son entier» . Le Bénin introduit en réalité ici un nouvel élément d’amalgame. Lorsque, dans cette
affaire, la Cour parle par exemple de «changement de cours de la rivière», ou rapporte l’affirmation
d’El Salvador «selon laquelle la frontière suit un ancien cours que la rivière aurait quitté…» 28, elle
ne parle manifestement ni de «cours du fleuve», ni de «cours d’eau», mais bien uniquement du
tracé du cours d’eau. D’ailleurs, la Cour ra pporte, dans ce même contexte, l’argument
d’El Salvador selon lequel «ce phénomène d’«avulsion» ne modifie pas le tracé, selon les propres
29
termes de la Cour, le tracé de la frontière, qui continue de suivre l’ancien cours» .
Rappelons, au risque de nous répéter, que le dictionnaire courant, tel le Petit Robert,
distingue formellement la notion de «cours d’un fleuve» et celle de «cours d’eau», en définissant le
24Ibid., par. 5.18.
25 e
Robert-Collins, 2 éd., 1987.
26
C5/ CR 2005/1, p. 51, par. 5.20.
27Ibid., par. 5.19.
28Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (ElSalvador/Honduras ), C.I.J.Recueil 1992, p.547,
par. 310-312, arrêt du 11 septembre 1992.
29Ibid. - 24 -
premier comme «l’écoulement continu de l’eau» d’un fleuve, et le second comme «l’eau courante
concentrée dans un chenal» 30.
Et, dans tous les cas, la jurisprudence ici invoquée par le Bénin importe peu. Ce qui compte,
en l’occurrence, c’est la manière dont les administrateurs coloniaux comprenaient l’expression
«limite au cours du fleuve» et, selon le Niger, ils le comprenaient dans le sens courant des termes
employés comme renvoyant à une limite dans le fleuve. S’il fallait encore donner un exemple
illustrant qu’en tout cas ces administrateurs ne c onfondaient pas «cours» du fleuve et «rive» du
fleuve, on pourrait citer à nouveau l’ arrêté du 20 mars 1902 établissant la limite entre le premier et
le troisième territoire qui parle nota mment d’une limite joignant les deux rives du fleuve Niger et
31
«coupant obliquement le cours du Niger…» . On ne pourrait mieux marquer la distinction entre
les notions de «rive» et de «cours» du fleuve et dissiper, par voie de conséquence, la confusion que
le Bénin entretient entre «cours du fleuve» et «cours d’eau».
7. L’assimilation que le Bénin fait de la notion de «cours du fleuve» à celle de «cours d’eau»
32
pourrait, à la rigueur, se comprendre si la lettre du ministre des colonies du 7 septembre 1901 et
l’arrêté du 27 octobre 1938 parlaient d’une limite «a u fleuve Niger». Mais ils parlent d’une limite
«au cours du fleuve Niger», ce qui est totalement différe nt. La limite «au fleuve Niger» est une
limite «au cours d’eau», tandis que la limite «au cours du fleuve Niger» est une limite «au cours du
cours d’eau». Le principe de l’effet utile en matière d’interprétation des textes juridiques
applicables commande que les expressions «limite au fleuve du Niger» et «limite au cours du
fleuve Niger» aient une signification différente car, autrement, le mot «cours» serait dépourvu de
tout sens.
8. Conscient de la faiblesse de sa position sur cette question cruciale, le Bénin tente un
dernier argument particulièrement spécieux. Il considère en effet que, comme les arrêtés de 1934
et 1938 décrivent la limite «en remontant le fleuve d’aval en amont», «cette description exclut que
30
Le Petit Robert, dictionnaire de la langue française, 1933, p. 495.
31Mémoire du Niger, annexes, série B, n 51; les italiques sont de nous.
32Ibid., série C, n 4. - 25 -
l’on ait entendu viser par le «cours du Niger» l’ écoulement du fleuve Niger, c’est-à-dire…le
liquide qui s’écoule 33. Il ajoute :
«Lorsqu’un liquide s’écoule il le fait dans une direction donnée, et lorsqu’il
s’agit d’un cours d’eau, il le fait toujours d’amont en aval. L’eau d’un fleuve descend
toujours le fleuve et ne peut en aucune manière le remonter à contre-courant. Or, c’est
l’inverse que prévoient les arrêtés de 1934 et1938. Ce ne pouvait donc, conclut le
Bénin, pas être le chenal du fleuve qui était visé implicitement par l’expression.» 34
Un tel argument est pour le moins étonnant. En effet, comment est-il possible de ne pas
comprendre que, quelle que soit la manière dont on décrit la limite sur un fleuve, son cours reste un
écoulement continu de l’eau de ce fleuve, et que l’on peut indifféremment descendre le cours du
fleuve ou le remonter ? Si Beneyton a effect ué sa mission en 1926-1931 en descendant le cours du
fleuve, NEDECO n’a-t-il pas effectué la sienne en le remontant ? Cela a-t-il affecté en quoi que ce
soit l’écoulement continu de l’eau du fleuve ? Il s’agit là à l’évidence d’un point qui ne mérite pas
qu’on s’y attarde davantage.
9. Au cours du deuxième tour de plaidoiries, la République du Bénin invoque, à l’appui de
l’interprétation qu’il soutient, la lettre de Raynier du 27août19 54. Dans cette lettre, on le sait,
Raynier rappelle que le chef de la subdivision de Gaya lui a demandé de lui «faire connaître
l’appartenance des îles du fleuve Niger à l’endroit où son cours forme la limite avec le territoire du
Dahomey» 35. Le Bénin en conclut que comme Raynier a finalement répondu en se référant à la
ligne des plus hautes eaux, côté rive gauche, il en tendait que la notion de c ours du fleuve incluait
celle de rive. Cette interprétati on n’est pourtant pas exacte. D’une part, lorsqu’il décrit la limite,
Raynier ne parle pas du tout de cours du fleuve. Il évoque simplement une limite suivant la ligne
des plus hautes eaux. Ce n’est que s’il avait associé les deux notions ⎯cours du fleuve et ligne
des plus hautes eaux ⎯ dans le même énoncé, que l’interprétation proposée par le Bénin aurait un
sens. D’autre part surtout, dans le contexte de la phrase dans la quelle Raynier rappelle ce qui lui a
été demandé, le mot «cours» a plutôt le sens vu plus haut de tracé du fleuve, de sorte que c’est
l’endroit où le tracé du fleuve Niger forme la limite avec le territoire du Dahomey, qui était ainsi
33
C5/ CR 2005/1, p. 48, par. 5.11.
34
Ibid.
35Mémoire du Niger, annexes, série C n 58. - 26 -
visé par la lettre de Raynier. Le Bénin ne peut donc rien inférer de la présence des deux termes
dans deux phrases différentes de la lettre.
10. Au total, il ne fait aucun doute que l’ expression «cours du fleuve Niger» utilisée aussi
bien par la lettre du ministre des colonies du 7septembre1901 et l’arrêté du 28octobre1938,
renvoie à une limite dans le fleuve, à l’exclusion de toute limite à la rive du fleuve, et rien dans les
arguments développés par le Bénin au cours de la phase orale, n’est venu remettre en cause ce
constat.
II. La colonie du Niger a posé des actes d’autorité sur le fleuve, pour son propre compte
11. Monsieur le président, Messieurs les Memb res de la Cour, le Niger a déjà amplement
montré que les actes d’autorité que la colonie du Niger a posés dans la gestion et l’organisation des
activités sur le fleuve, il les a posés pour son pr opre compte, et non pas en vertu d’une compétence
36
déléguée, quelle que soit d’ailleurs la période considérée .
12. Au cours du premier tour de plaidoiries, le Bénin a prétendu pourtant à cet égard qu’une
des pièces produites par le Niger ferait «men tion» d’une «délégation de compétences du
gouverneur général de l’AOF au secrétaire gé néral par intérim de la colonie du Niger» 37. Il s’agit
o
de l’instruction rectificative à l’instruction n II que ledit secrétaire général par intérim adresse au
38
directeur du réseau Bénin/Niger le 23 décembre 1955 .
Toutefois, la lecture de cette instruction rectificative montre qu’elle ne fait aucune référence,
ni explicite ni implicite, à une quelconque délégation de comp étence de la part du gouverneur
général de l’AOF. Au contraire, le ton du secrétai re général par intérim est strictement personnel :
«J’ai estimé qu’il est préférable de faire l’acquisition d’un nouveau bac destiné à remplacer celui de
Gotheye actuellement en service à Malanville et qui doit être remis prochainement à la disposition
du territoire.» 39
13. Plus fondamentalement, le Bénin fait valoir que «[l]a thèse de l’administration du fleuve
devrait, en toute logique, conduire le Niger à re vendiquer toute la superficie du fleuve puisqu’il
36
C5/CR 2005/3, p. 44-49, par. 16-24.
37
C5/CR 2005/1, p. 69, par. 7.22.
38 Réplique du Nigéria, annexes, série C, n 176.
39 Ibid. - 27 -
40
prétend avoir exercé cette prérogative partout sur le fleuve» . Le Bénin est également revenu sur
cet argument au cours du second tour de plaidoiries 41.
Une fois encore, le Bénin fait dire au Niger, ce qu’il n’a jamais dit. La République du Niger
n’a jamais prétendu qu’elle a exercé ses compétences partout sur le fleuve ou que cette compétence
était exclusive. Elle a seulement soutenu qu’e lle a posé sur le fleuve un nombre considérable
d’actes d’autorité, ce qui, per se, exclut toute idée de limites à la rive gauche du fleuve et montre
que son autorité s’étendait sur le fleuve. Les actes et effectivités du Niger sur le fleuve doivent être
lus conjointement avec la pratique des autorit és coloniales locales des deux colonies qui, dès 1914,
avaient convenu de placer la limite intercoloniale da ns le fleuve au principal chemin navigable.
Ceci excluait aussi que le Niger ait autorité sur la totalité du fleuve et explique en même temps,
qu’il n’ait jamais revendiqué une souveraineté exclusive sur le fl euve. Les exemples les plus
éclairants à cet égard, concernent les actes d’auto rité posés en matière de police et de surveillance
sur le fleuve. Ils montrent clairement que l es autorités de chaque colonie savaient qu’elles
exerçaient leur compétence territoriale de contrôle ou d’enquête sur une partie du fleuve seulement.
On peut mentionner à cet égard, juste l’exemple de l’incident intervenu à hauteur de Dolé en 1944.
A l’occasion de cette affaire, les autorités nigériennes ont estimé ne pas pouvoir exercer leur
compétence d’enquête policière, considérant que cet incident avait eu lieu du côté dahoméen du
fleuve, dans l’espace situé entre le chenal principal et la rive droite du fleuve 42et les autorités
dahoméennes se sont, en conséque nce, occupées de l’enquête. On y reviendra d’ailleurs un peu
plus tard.
14. Au cours du second tour de plaidoiries, le Bénin persiste à contester la portée des
effectivités confirmatives invoquées par le Niger en soutenant tout d’abord que ces effectivités ne
confirment rien du tout 43. Si le Bénin ne l’a pas encore compris, sur le cours du fleuve, les actes
d’autorité par la colonie du Niger confirment la limite fixée au cours du fleuve par la lettre du
ministre des colonies en date du 7 septembre 1901 et le décret du 27 octobre 1938. En rapport avec
40C5/CR 2005/1.
41
Ibid.
42Réplique du Niger, annexes, série C, n 174 et 175.
43C5/CR 2005/5, par. 4.24. - 28 -
l’endroit où passe exactement la limite dans le cours du fleuve, les effectivités invoquées par le
Niger précisent que la notion de cours du fleuve a été comprise par les autorités coloniales locales,
des deux colonies, comme impliquant une limite au principal chenal navigable.
15. La République du Bénin revient encore sur l’arrêté du 29 mai 1919 fixant le transport par
la flottille de chalands du territoire militaire, en considérant qu’il est l’exemple même d’une
délégation de compétence par le gouverneur général de l’AOF au gouverneur de la colonie du
Niger 44. Mais ce texte ne comporte aucune dis position portant une délégation quelconque. Le
Bénin va même plus loin, jusqu’à considérer que l’expression «bief dépendant du territoire»
utilisée par ce texte ne comporte aucune connota tion d’un exercice d’autorité et qu’elle n’est à
45
prendre que dans un sens purement géographique . Une telle interprétation n’a pas de sens dès
lors que ce texte est par nature, attributif de compétence déléguée ou non, sur un bief fluvial
déterminé.
16. Rien donc ne vient infirmer le fait que, sur toute la période coloniale, la colonie du Niger
a posé, en son nom propre, une multitude d’act es d’autorité sur le fleuve, qui attestent
incontestablement son emprise sur cet espace, étant entendu par ailleurs que la limite intercoloniale
passait par le principal chenal navigable. Encore une fois, il ne s’agit nullement pour le Niger de
revendiquer l’ensemble du fleuve mais, beaucoup plus simplement, de montrer que l’expression
«cours du fleuve» contenue dans les échanges de correspondances de 1901 et dans les arrêtés
de1934 et 1938 renvoie à une limite dans le fleuve et non à la rive. Si tel avait été le cas, la
colonie du Niger n’aurait évidemment pas été hab ilitée à poser quelque acte d’autorité que ce soit
dans le fleuve, qui aurait relevé exclusivement, en l’occurrence, du Dahomey.
III. La limite entre le Bénin et le Niger passe par le chenal principal du fleuve Niger
17. Monsieur le président, Messieurs les Membre s de la Cour, dans ses plaidoiries, la Partie
béninoise suggère encore que la République du Ni ger aurait considéré que l’expression «cours du
46
fleuve» renvoyait «à la «règle» du principal chenal navigable» .
44Ibid., par. 4.29.
45
Ibid., par. 4.32.
46C5/CR 2005/1, p. 24, par. 2.11. - 29 -
Une telle imputation est totalement inexacte. La République du Niger n’a jamais soutenu
qu’il existe une règle de droit quelconque prescrivant que la limite dans le fleuve devait être établie
47
au principal chenal navigable. Les passages des écritures nigériennes auxquels renvoie le Bénin
ne disent absolument rien de tel; et l’on ne sa it pas d’où la Partie adve rse a pu tirer une telle
affirmation. Le Niger soutient seulement qu’ en l’espèce, en conformité avec «une pratique
48
fréquente» pour reprendre l’expression du Bénin , les autorités coloniales locales du Dahomey et
du Niger ont convenu, depuis 1914, de placer la lim ite au principal chenal navigable. Et on
reviendra maintenant sur cette pratique.
18. La République du Bénin s’est en effet a ppliquée à contester que la limite sur le fleuve
passe par le principal chenal navigable du fle uve, en invoquant un certain nombre d’arguments
totalement et partiellement nouveaux, sur lesquels nous allons maintenant revenir.
19. Le premier argument invoqué par le Bé nin est que l’arrangement de 1914, plaçant une
limite entre les colonies du Dahomey et du Niger au principal chenal navigable, ne reposerait pas
sur un accord préalable entre les autorités coloniales locales des deux colonies. Selon le Bénin, en
effet,
«le texte de la lettre de 1914 ne fait état d’aucun accord antérieur qu’il se serait borné
à traduire par écrit. Certes, il y avait eu, aux dires de l’administrateur de Gaya, une
discussion avec l’administrateur de Guéné, lequel aurait évoqué un texte ⎯ on ne sait
cependant pas de quel texte il s’agit ⎯ susceptible de servir de base à une délimitation
49
territoriale. Mais pas d’accord pour autant.»
Un tel argument est d’abord surprenant. Jusque-l à, en effet, le Bénin n’avait jamais contesté
l’existence de l’accord entre les autorités coloni ales locales de Guéné et Kandi (Dahomey) et de
Gaya (Niger) sur la fixation de la limite au principal chenal navigable. Il s’était seulement attaqué
50
au caractère provisoire de cet arrangement et au fait qu’il contenait uniquement des propositions
n’ayant reçu aucune approbation officielle 51, tous éléments dont la République du Niger a déjà
montré le manque de pertinence. Pour le reste, on l’a vu, le Bénin avait clairement reconnu
l’existence d’un tel accord.
47Contre-mémoire du Niger, sic, p. 116, par. 2.31-2.32; réplique du Niger, p. 118, par. 3.1.
48
C5/CR 2005/1, p. 24, par. 2.11.
49
C5/CR 2005/1, p. 57, par. 6.11.
50Contre-mémoire du Bénin.
51Ibid. - 30 -
Mais cet argument manque surtout de fondement. Il est établi, en effet, que les autorités
coloniales locales du Dahomey (Kandi et Guéné) et du Niger (Gaya) ont discuté de la question des
limites dès 1913. C’est la raison pour laquelle Sadoux, le commandant de secteur de Gaya a
ensuite effectué ou fait effectuer un relevé du cours du fleuve en mai et juin 1914, avant d’écrire sa
lettre du 3 juillet 1914, qui est venue, en réalité, formaliser une proposition déjà convenue avec les
autorités dahoméennes. Celles-ci n’auraient d’aill eurs pas manqué de la dénoncer si cette lettre
n’avait pas rencontré leur agrément.
Que cet accord porte sur des propositions aux au torités supérieures ne change rien à sa
matérialité. Ce qui importe, on l’a vu , est que ces propositions convenues et partagées entre les
autorités locales de ces deux colonies ont été app liquées pendant tout le reste de la période
coloniale, à l’exclusion de toute autre proposition.
Dans tous les cas, on a vu que tous les administrateurs qui ont évoqué ou appliqué
l’arrangement de 1914 jusqu’à 1960 ont témoigné d’ un accord entre les autorités coloniales locales
sur la solution retenue.
D’ailleurs, dès lors que le Bénin reconnaît désormais que le modus vivendi a été appliqué
jusqu’en 1954 52, comment peut-il expliquer qu’il ait été appliqué pendant quarante ans, sans la
moindre protestation du Dahomey, s’il n’y avait pas eu originellement un accord entre les autorités
des deux colonies ?
Enfin, le Bénin lui-même a admis au cours de ses plaidoiries que «le modus vivendi s’est
probablement établi sur la base des correspondances de 1901» 53, ce qui montre à tout le moins que
l’arrangement de 1914 n’a pas été imaginé à partir de rien et que l’élément d’accord était présent
dès le départ puisque, rappelons-l e, la proposition même de fixer la limite au cours du fleuve,
en 1901, émanait du gouverneur du Dahomey lui-même.
20. Le deuxième argument avancé par le Béni n pour contester la limite au principal chenal
navigable consiste à dire que la navigation sur le fleuve n’a pas été un critère déterminant de
l’établissement ou de l’application du modus vivendi de 1914 5.
52C5/CR 2005/1, p. 61-62, par. 6.22-6.26.
53
Ibid., p. 62, par. 6.26.
54Ibid. - 31 -
21. Cet argument ne repose sur aucun fondement. Il n’y a qu’à relire le texte de la lettre de
Sadoux du 3 juillet 1914 pour réaliser que cet administrateur faisait clairement le lien entre la
navigation sur le fleuve, d’une part, et la délimitation, d’autre part : «J’ai entendu par grand bras du
fleuve non pas le bras le plus large, mais le bras qui seul est navigable aux basses eaux ; je crois en
55
effet que c’est le chenal principal qui doit servir de délimitation…» . Comment peut-on prétendre
que l’arrangement de 1914 n’a aucun rapport avec la navigabilité, alors qu’il se réfère lui-même au
critère de chenal navigable pour déterminer la frontière entre les deux colonies ?
Ensuite, il faut se rendre compte que, pour l es administrateurs de terrain, le choix du
principal chenal navigable comme limite et critère de répartition des îles tombait sous le sens. En
effet, comme ceci va être illustré, en période de basses eaux, les îles située
s entre le petit bras et la
rive apparaissent comme rattachées au territoire terrestre, le petit bras étant parfois complètement à
o
sec [illustration, dossier des juges, pièce n 4]. Ainsi, lorsque les populations et les administrateurs
se rendent sur les îles en question, ils traversent le petit bras à pied et ne quittent pas la terre ferme.
Que la limite soit fixée au principal chenal navigable leur apparaît donc comme étant une évidence.
22. Le troisième argument avancé par le Bénin est que si les auteurs des arrêtés de1934
et 1938 avaient eu l’intention de procéder à une dé limitation, et plus précisément une délimitation
au principal chenal navigable, ils auraient u tilisé cette expression consacrée au lieu de se référer
uniquement au cours du fleuve Niger 56.
Mais comme la République du Niger l’a montré au cours de ses plaidoiries, cette référence à
la limite au thalweg est implicite, dès lors qu’en fin de compte le thalweg représente l’expression la
plus réduite du fleuve en période d’étiage, et qu’en l’absence de toute autre précision spécifique la
57
limite au thalweg est logiquement impliquée par la limite au cours du fleuve .
23. En rapport avec l’application de la so lution contenue dans l’ arrangement de1914, le
Bénin a contesté l’argument que le Niger tire de la manière dont l’incident de Dolé, évoqué plus
haut, a été géré en 1944 58.
55 Mémoire du Niger, série C, n° 29.
56
C5/CR 2005/1, p. 47-48, par. 5.9.
57 C5/CR 2005/3.
58 C5/CR 2005/1, p. 75-76, par. 8.9-8.12. - 32 -
En réalité, tout d’abord, le Bénin fait une mauvaise lecture des textes en ce qui concerne
l’endroit où l’incident entre les gardes-frontièr es dahoméens et des gens se rendant au marché de
Dolé (au Niger) s’est produit. S’il est exact que les premières informations reçues avaient indiqué
59
que l’incident se serait déroulé sur la plage , il ne fait plus aucun doute dans la suite qu’il a été
établi que l’incident s’est plutôt déroulé dans le bras principal du fleuve , côté dahoméen, dans
l’espace situé entre le chenal principal et la ri ve droite du fleuve. Le croquis accompagnant le
télégramme-lettre du 19juin1944 du commandant de cercle de Dosso qui en parle 60, montre,
comme vous le voyez sur cette illustration, que l’inci dent a eu lieu au point B, alors que l’on avait
cru qu’il avait eu lieu au point A.
Ces deux télégrammes et ce croquis figurent au dossier des juges comme pièces n os5, 6 et 7.
Même si le croquis que vous avez sous les yeux ne représente pas le chenal principal, il
signale tout de même le grand bras et le Béni n lui-même est d’accord qu’il s’agissaitlà d’une
application particulière du modus vivendi de 1944, même s’il prétend paradoxalement à tort ⎯ on
l’a vu ⎯ que cela n’avait rien à voir avec la «naviga tion ou le partage du fleuve à partir du
principal chenal navigable» 6; ce raisonnement du Bénin étant plutôt difficile à suivre sur ce point.
24. Il en résulte donc que rien dans cette affaire ne remettait en cause l’arrangement de 1914.
Bien que les autorités coloniales de Dolé et Madé cali ne se soient pas référées explicitement à cet
arrangement, elles n’ont rien fait d’autre que d’en appliquer le contenu.
IV. L A F RANCE N ’A JAMAIS DECIDE DE REPARTIR SECTEUR PAR SECTEUR LE COURS
DU FLEUVE N IGER ENTRE SES DIFFERENTES COLONIES
25. Le Bénin a en effet soutenu qu’en prenant la «décision» de fixer la limite à la rive
gauche, «Niamey est resté fidèle à la tradition de la France qui a toujours consisté à attribuer
l’administration de chacune des parties du fleuve traversant ses colonies à l’une d’elles, sans jamais
62
le partager» . Le Bénin prétend ainsi que chaque col onie française de l’AOF concernée, avait par
la volonté de la France, sous son autorité exclus ive, une portion entière du fleuve, sans que celui-ci
59
Télégramme-leotre du 8juin1944, du commandant de cercle de Dosso au gouverneur du Niger, réplique du
Niger, annexes, série C, n4.
60Télégramme-lettre du 19juin1944, du commandant de cercle de Dosso au gouverneur du Niger, réplique du
o
Niger, annexes, série C, n5.
61C5/CR 2005/1, p. 76, par. 8.12.
62C5/CR 2005/1, p. 26, par. 2.14. Voir également ibid., p. 71-72, par. 7.30. - 33 -
soit jamais «partagé» entre deux Etats. Il revient ainsi, de manière franchement surprenante, sur un
argument tout à fait étrange, qu’il avait présenté dans ses écritures 6, et dont le Niger pensait avoir
expliqué définitivement le manque total de fondement.
Le Bénin, au jour d’aujourd’hui, ne semble pas avoir compris pourquoi les diverses sections
du fleuve Niger étaient entièrement logées da ns diverses colonies concernées, à l’exception
précisément du bief frontalier en cause dans le présent litige.
Eh bien, ce qui explique que tel est le cas dans toutes ces autres colonies, c’est tout
simplement le fait que dans ces colonies, et dans ces colonies seulement, le fleuve Niger est un
fleuve successif [dossier des juges, pièce n o10], et que cela n’a dès lors aucun sens de le partager en
deux dans le sens de la longueur.
Et ce qui explique que dans le bief concerné par le présent litige tel ne soit pas le cas et que
le fleuve puisse être exceptionnellement partagé, c’est tout simplement le fait que dans ce secteur,
et dans ce secteur seulement, le fleuve Niger devient un fleuve contigu [dossier des juges, pièce
o
n 10] et sert de frontière entre les deux territoir es. Pour reprendre les termes jadis utilisés par la
Partie béninoise, voilà «pourquoi la France aurait dérogé à sa pratique s’agissant de la limite entre
le Dahomey et le Niger» 64.
V. L A RIVE GAUCHE DU FLEUVE N ’EST PAS PLUS STABLE QUE SA RIVE DROITE
26. La Partie béninoise a également de nouveau pl aidé que la limite aurait été fixée à la rive
gauche du fleuve Niger, parce que celle-ci aurait été plus stable 65. Ceci est à nouveau un mythe.
Le secteur du fleuve Niger concerné est situé dans un même environnement géologique côté Bénin
que côté Niger. Il s’agit d’un socle rocheux recouvert de formations de grès sur lesquelles le fleuve
a entaillé son lit. Dans son écoulement, le fleuve a érodé ces formations et déposé ses alluvions qui
constituent les plaines marécageuses inondables.
Ces plaines se retrouvent de part et d’autre du fl euve, c’est-à-dire à la fois en rive gauche et
en rive droite. La Cour et la Partie adverse sont invitées à se référer à cet égard aux images spot
63
Contre-mémoire du Bénin, par. 2.136-2.138.
64Ibid., par. 238.
65C5/CR 2005/2, p. 13-14, par. 8.34-8.40. - 34 -
prises dans le secteur concerné du fleuve , images qui figurent dans l’annexe n o 26 du
contre-mémoire du Bénin.
Pour éviter son effritement et pour mettre en valeur ces plaines inondables et aménageables,
le Niger a dû endiguer la rive gauche sur une soixantaine de kilomètres de Tara à Dolé [dossier des
juges, pièces n os8 et9]. Cet endiguement remonte à l’ époque coloniale, dans les années1930 6.
Des travaux de réhabilitation à cause de l’érosion d es berges par le fleuve ont été réalisés en 1958.
Plus tard, en 1985, en vue d’aménager d’autres plaines inondables, la digue Gatawani-Dolé, en aval
de Gaya, a été réalisée sur la rive gauche. Ce seu l fait témoigne pleinement de l’absence totale de
fondement de l’argumentation béninoise sur ce point . En effet, une rive qui nécessite plusieurs
dizaines de kilomètres d’endiguement pour la prot éger contre les assauts du fleuve ne peut
certainement pas être considérée comme plus stable et solide que celle d’en face. Les projections
effectuées par le Bénin à cet égard, lors du premier tour de plaidoiries, ne démontrent donc rien.
Le même exercice peut être fait en sens inverse, tel que le montrent les images que vous avez sous
les yeux. [Illustrations.] Aucune conclusion ne peut donc être atteinte sur cette base.
VI. La limite sur les ponts de Gaya-Malanville passe au milieu
de chacun de ces ouvrages
27. Enfin, Monsieur le président, Messieurs l es Membres de la Cour, il me reste à dire un
mot sur la limite sur les ponts entre Gaya et Malanville. Alors que, lors du premier tour de
plaidoiries, la République du Bénin avait maintenu l’exception d’incompétence de la Cour qu’elle
avait soulevée à cet égard dans ses écritures, elle n’y est plus revenue au cours du deuxième tour de
plaidoiries, et n’en a pas non plus fait état dans ses conclusions. Le Bénin n’a pas davantage
formulé de conclusion en rapport avec cette questio n. La République du Niger prend acte de ces
développements et en déduit que le Bénin a renoncé à invoquer cette exception d’incompétence.
Sur le fond, la République du Niger ne peut que maintenir sa position telle que présentée et
étayée dans son contre-mémoire, à savoir que la limite frontalière sur les ponts de Gaya-Malanville
passe par le milieu de chacun de ces ouvrages.
66Contre-mémoire du Niger, p. 106-109, par. 3.30-3.36. - 35 -
28. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, ceci clôture ma plaidoirie. Je
vous serais reconnaissant, Monsieur le président, debien vouloir passer la parole maintenant au
professeur Pierre Klein qui va présenter la répliquedu Niger sur la lettre du 27 août 1954, et je
remercie la Cour pour sa patience et son attention.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE: Je vous remerc ie, Monsieur le recteur. Monsieur le
professeur Klein, vous pouvez venir à la barre. Je vous donne la parole.
M. KLEIN :
L A LETTRE DU 27 AOUT 1954 ENONCE DES LIMITES NOUVELLES ET NE SE BORNE NULLEMENT
A PRECISER LE SENS DES TERMES «COURS DU FLEUVE »CONTENUS DANS LES ARRETES
DE 1934/1938
1. Merci, Monsieur le préside nt. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour,
le Bénin est revenu très longuement, au cours de ses plaidoiries d’hier, sur la lettre du gouverneur
par intérim du Niger du 27 août 1954. Et on le comp rend. Il était impérieux pour la Partie adverse
de faire tout ce qui était possible pour tenter de sauver ce qui apparaît en fin de compte comme le
dernier bastion de son argumentation en ce qui con cerne la détermination de la limite dans le
secteur du fleuve.
2. On rappellera, avant toute chose, que la Pa rtie béninoise a prêté bien des vertus à la lettre
de 1954 au fil de son argumentation écrite. Le Bénin s’est successivement efforcé d’en faire un
acte confirmatif, un acte déclaratoire, un acte in terprétatif, un acte constitutif, ou encore la
manifestation d’un acquiescement, révélateur d’un accord entre autorités coloniales. Dans le
dernier état de son argumentation, tel qu’il a été présenté hier par le professeur Pellet, c’est l’idée
de l’acte interprétatif, précisant le sens des term es «cours du fleuve» contenus dans les arrêtés de
1934 et 1938 qui semble finalement l’emporter. Comme l’a rappelé le professeur Jean Salmon et le
professeur Amadou Tankoano également plus tôt cet après-midi, la prétention selon laquelle la
lettre de1954 «renouerait» avec l’arrêté du 23 juillet 1900 ⎯prétention encore défendue avec
énergie par le Bénin en début de cette semaine ⎯ est clairement passée à l’arrière-plan de la ligne
d’argumentation développée par la Partie adverse dans sa réplique orale. Et si le professeur Pellet a
réduit cet argument à la portion congrue, ce n’est pas pour ménager la sensibilité du Niger - 36 -
⎯même s’il a fait preuve toute cette semaine d’une grande délicatesse à notre égard ⎯, c’est
plutôt parce que la Partie adverse ne croit visiblement plus guère, à ce stade du débat judiciaire, que
l’arrêté du 23 juillet 1900 pourra d’une quelconque manière fonder sa revendication d’une frontière
à la rive gauche du fleuve Niger. Il ne vaut donc plus la peine de s’y attarder à ce stade, d’autant
plus que le Niger s’est déjà exprimé largement à ce sujet lors du premier tour de plaidoiries.
3. Concentrons-nous donc sur l’affirmati on selon laquelle la lettre du 27 août 1954 se
limiterait à préciser le sens des arrêtés de 1934-38, et plus précisément de l’expression «cours du
fleuve» que l’on y retrouve. En dépit des longs développements qui y ont été consacrés hier par le
Bénin, cette vision demeure totalement dépourvue de fondement. Il en est ainsi, en tout premier
lieu du fait que, comme le professeur Niyungeko vient de le rappeler de façon très détaillée, il y a
un instant, le sens des termes «cours du fleuve» est totalement incompatible avec une limite à la
rive. Mais allons plus loin et abordons la question tant sous l’angl e de la préparation de la lettre,
côté nigérien, que sous celui de la réception qui lu i a été réservée, côté dahoméen. On constatera
ainsi qu’il n’existe aucune trace quelconque d’un lien matériel ou intellectuel entre la lettre de 1954
et le texte qu’elle est censée préciser, selon le Bénin.
4. Ainsi que le Niger l’a rappelé mardi, la lettre de 1954 ne fait aucune mention des arrêtés
de 1934-38, ni d’un quelconque dossier préparatoire . La raison en est, selon toute vraisemblance,
extrêmement simple. Arrivé au Niger pour la première fois de sa vie deux jours seulement avant la
signature de cette correspondance, son auteur ignora it tout des textes définissant les limites de la
colonie qu’il venait de rejoindre. Il aurait donc été bien en peine d’en faire une quelconque
mention. Et ce n’est pas l’utilisation du terme «cours» dans la lettre qui est de nature à remettre en
cause cette analyse. Comme le professeur Niyunge ko l’a exposé il y a un instant, ce terme doit se
comprendre là dans tout autre sens que celui qui lui était donné dans les arrêtés de1934 et 1938
dont, rappelons-le, Raynier n’avait visiblement jamais eu connaissance.
5. Mais, répond-on à cela de l’autre côté de la barre, ceci constituerait une personnalisation
tout à fait abusive de la situation, et l’absen ce de mention expresse des arrêtés de 1934 et1938
n’empêche nullement que ceux-ci aient été visés par l’auteur ou par les auteurs de la lettre, - 37 -
entendez par là l’administation du territoire du Niger 6. Et le Bénin rappelle ainsi qu’il existait
dans le territoire du Niger une administration e fficace et bien organisée qui avait disposé d’au
moins troissemaines pour préparer un dossier pr éliminaire, sur la base duquel la lettre a été
élaborée. Mais à vrai dire, tout invite à penser que l’existence de ce dossier relève du mythe pur et
simple. D’une part, la lettre de 1954 n’en fait aucune mention, pas plus que l’une quelconque des
correspondances qui y est liée. D’autre part, dans le cadre des recherches menées dans les archives
nationales du Niger, l’ensemble des pièces relatives aux circonstances de l’arrivée de M. Raynier à
Niamey ont pu être retrouvées, parmi les dossiers relativement bien conservés couvrant le mois
d’août1954. Aucune trace par contre ⎯et je peux l’attester de façon formelle, ayant
personnellement participé aux recherches en cause ⎯ d’un quelconque dossier préparatoire de la
lettre du 27 août.
6. Aucune trace non plus, et c’est sans doute encore plus troublant, du fait que les autorités
centrales du territoire du Niger auraient d’une que lconque manière consulté les autorités locales
concernées. Si la lettre du 27 août 1954 ava it bien comme objectif, comme l’affirme le Bénin,
d’arrêter une interprétation des te rmes «cours du fleuve» contenus dans l’arrêté de 1938, la bonne
procédure eût en effet impliqué une consultation des administrateurs locaux des subdivisions du
territoire du Niger riveraines du fleuve. Or, il convien t de ne pas perdre de vue, à cet égard, qu’à
côté de la subdivision de Gaya, dont émanait la demande d’information à laquelle Raynier a
apporté la réponse que l’on sait, deux autres subdivisi ons bordaient le fleuve sur le reste du bief
limitrophe: la subdivision centrale de Dosso, et ce lle de Birni N’Gaouré. Or, donc, aucune trace
d’une quelconque consultation de ces dernières, qui aurait évidemment été des plus légitimes avant
de se prononcer sur l’interprétation d’un arrêté fixant des limites qui, étaient à la fois
intercoloniales, mais déterminaient aussi celles de chacune de ces circonscriptions. Cette situation
contraste manifestement avec celle observée par la Cour dans l’affaire Burkina-Faso/République
du Mali , où le gouverneur du Soudan avait minutie usement consulté les responsables des
circonscriptions administratives concernées avant de prendre position sur la limite que lui proposait
68
le gouverneur général de l’AOF . Absolument rien, dans la présente affaire, n’indique qu’une
67
C5/CR 2005/5, M. Pellet, par. 5.
68Voir. C.I.J. Recueil 1986, p. 600, par. 85. - 38 -
telle démarche ait été réalisée, ce qui, répétons-l e, aurait été élémentaire s’il s’agissait de proposer
une interprétation d’un texte portant sur l es limites de l’ensemble des circonscriptions
administratives nigériennes susmentionnées. On est donc bien loin de la situation constatée par la
Cour dans l’affaire du Différend frontalier de 1986, où la limite décrite mutatis mutandis pour ce
qui nous concerne dans la lettre de Raynier corr espondrait «dans l’esprit aussi bien du gouverneur
[et de nouveau mutatis mutandis ce serait le gouverneur du Niger, en l’occurrence] que de tous les
69
administrateurs qui ont été consultés, à la situation existante» . Au total, il est donc pour le moins
troublant de constater qu’il n’existe absolument aucune trace d’un dossier préparatoire ou de
quelconques consultations relatives à la préparation de la lettre de 1954, qui opéreraient un lien
quelconque entre celle-ci et l’arrêté de 1938, et viendraient ainsi confirmer la thèse béninoise de
l’acte interprétatif.
7. Mais d’autres éléments encore viennent contredire cette thèse. Ils résident dans les termes
mêmes de cette lettre. On ne reviendra plus ici sur la définition d’une limite «aux plus hautes eaux,
côté rive gauche», jusque-là to talement inconnue, et on s’attard era seulement un instant sur la
mention du village de Bandofay. Pour rappel, Monsieur le président, Messieurs les Membres de la
Cour, l’arrêté du 27 octobre 1938 dispose que le cercl e de Kandi est limité, à partir de la frontière
du Nigéria, «[a]u nord-est, par le cours du Niger jusqu’à son confluent avec la Mékrou» 70. C’est
évidemment en vain que l’on cherchera dans cet énoncé une quelconque mention d’une limite
débutant au village de Bandofay. En évoquant une limite différente de celle énoncée dans l’arrêté,
il est indéniable que la lettre de 1954 ne se borne aucunement à interpréter le texte de 1938. Elle va
bien au-delà, et instaure en fait une autre limite que celle fixée par l’arrêté, puisqu’elle ne vise pas
le même bief fluvial. Quelle que soit l’explication que l’on puisse avancer pour justifier la formule
retenue dans la lettre de 1954 — et le Bénin n’a pas ménagé ses efforts en ce sens, peu importe que
71
l’on y voie des «hypothèses» ou de simples supputations—, ce qui est déterminant ici c’est
que ce
libellé n’est nullement conforme à celui de l’arrêté de 1938. Mon estimé contradicteur, Alain
Pellet, l’a clairement admis hier, en se fondant en fin de compte seulement sur un prétendu bon
69
Ibid.
70
Mémoire du Niger, annexes, série B, n° 61.
71Plaidoirie de M. Pellet, 10 mars 2005, C5/CR 2005/5, par. 5.43. - 39 -
72
sens pour justifier l’extension de la limite définie par Raynier à l’ensemble du bief frontalier . A
cet égard encore, le lien opéré entre ce texte et la lettre de 1954, qui viendrait simplement en
préciser le sens se révèle totalement inexista nt. Comment pourrait-on sérieusement affirmer, en
effet, que définir une limite courant de Bandofay à la frontière nigériane revient à préciser le sens
d’un texte qui fixe une limite allant du confluent de la Mékrou (situé 40kilomètres en amont de
Bandofay) à cette même frontière nigériane ?
8. Et c’était d’ailleurs également l’opinion du gouverneur du Dahomey lui-même. Ainsi que
le Bénin l’a très justement rappelé hier, le gouve rneur du Dahomey se réfère précisément, dans sa
lettre du 11 décembre 1954 adressée au gouverneur par intérim du Niger, à l’arrêté du
27 octobre 1938, pour constater que celui-ci ne fournit «aucune précision» au sujet des limites entre
les deux colonies sur le fleuve 73. Or, le gouverneur du Dahomey demande dans le même temps à
son homologue du Niger de «bien vouloir [lui] indiquer les références des textes ou accords
déterminant ces limites» 7. C’est évidemment là la preuve manifeste qu’aux yeux du gouverneur
du Dahomey lui-même, la limite constituée par «la li gne des plus hautes eaux, côté rive gauche du
fleuve, depuis le village de Bandofay jusqu’à la frontière du Nigéria» ne pouvait trouver son
fondement dans l’arrêté de 1938, qu’il avait à sa disposition. Comment expliquer, sinon, la
demande qu’il adresse à son homologue du Niger af in que ce dernier lui fasse connaître «les
références des textes et accord s déterminant ces limites»? Si le gouverneur du Dahomey avait
estimé que ce fondement résidait dans l’arrêté de 1938, que la lettre du 27 août serait venue
«préciser», cette demande aurait été tout à fait inutile et superflue.
9. Décidément, la vision de la lettre du 27août 1954 comme acte interprétatif, que tente de
promouvoir le Bénin, cadre bien mal avec tous ces éléments. Tout comme, d’ailleurs, la
proposition avancée par la Partie adverse selon la quelle les autorités du Dahomey auraient
75
«approuvé» la «décision» prise par le gouverneur par intérim du Niger . On trouve visiblement là
un nouvel avatar de la théorie de l’acquiesceme nt que le Bénin a tenté de faire prospérer
72Ibid.
73
Contre-mémopire du Niger, annexes, série C, n° 128.
74Ibid.
75Ibid., par. 5.25 et suiv. - 40 -
auparavant, mais ici dans le se ns inverse à celui initialement s uggéré par la Partie adverse,
puisqu’ici ce seraient en fin de compte les au torités dahoméennes qui auraient acquiescé à la
position prise par Raynier. Mais quelle que soit la manière dont on envisage les choses, il n’y avait
en l’occurrence ni acquiescement, ni accord. Je l’ai déjà amplement montré lors de ma plaidoirie
de mardi. Qu’il suffise de rappeler à cet égard :
1. que la lettre du gouverneur du Dahomey en da te du 11 décembre 1954 ne fait aucune mention
de la lettre de son homologue du Niger du 27 août 1954, ni d’aucune prise de position qu’il
attribue officiellement à la colonie voisine elle-même; le gouverneur du Dahomey se borne à
écrire, avec beaucoup de prudence que «selon le s renseignements fournis par [le commandant
de cercle de Dosso], la limite du territoire du Niger serait constituée par…» 76;
2. qu’il n’accepte aucunement comme telle cette description de ce qu’il perçoit clairement quant à
lui comme une nouvelle limite, dès lors qu’ il demande à son homologue du Niger de lui en
exposer les fondements;
3. qu’après une période de flottement, la lettr e du 27août n’a absolument pas été mise en
application, et les autorités locales dahoméenn es elles-mêmes ont constaté l’absence de toute
réaction de la colonie dont elles relevaient à cet égard; le professeur JeanSalmon reviendra
dans un instant sur cette absence totale d’effets de la lettre de 1954, que personne, dans l’une ou
l’autre des colonies concernées, n’a jamais considérée comme interprétant le sens des termes
«cours du fleuve» contenus dans l’ arrêté de 1938, à défaut de t out lien, explicite ou implicite,
entre ces deux documents.
10. Dès lors que cette lettre ne précise pas la portée de textes législatifs ou réglementaires
antérieurs, elle ne peut évidemment que constituer un acte créateur. On en revient encore une fois
là à une conclusion que le Bénin a tout fait pour repousser, mais qui s’impose, inéluctable, quelle
que soit la façon dont on approche la lettre du 27 octobre 1954. Et, comme le Niger l’a amplement
exposé tant dans ses pièces écrites qu’au cours de la présente phase orale, le gouverneur du Niger
⎯ pas plus que n’importe quel autre gouverneur de colonie ⎯ ne disposait, en 1954, du pouvoir de
modifier les limites du territoire dont il avait la charge. Ainsi qu’on l’a exposé également, dans ces
76
Les italiques sont de nous. - 41 -
conditions, cet acte ne pouvait intégrer le legs col onial sur la base duquel il revient à la Cour de
trancher le présent différend en vertu du principe de l’uti possidetis.
Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, si vous le permettez, le professeur
Jean Salmon reviendra, sans doute après la pause, sur l’absence de mise en Œuvre concrète de la
lettre de 1954, qu’il abordera dans le cadre de sa plaidoirie sur les effectivités coloniales. Je
remercie la Cour pour son attention.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remercie, Monsieur le professeur. Pour la
pause, la séance est suspendue pour dix minutes.
L’audience est suspendue de 16 h 40 à 16 h 55.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Veuillez vous asseoir. La séance reprend et je demande
à M. le professeur Salmon de bien vouloir revenir à la barre. Monsieur le professeur, vous avez la
parole.
M. SALMON : Monsieur le président, Messieurs de la Cour.
L ES EFFECTIVITES COLONIALES PRESENTEES PAR LE N IGER SONT PERTINENTES ET
CONFORTENT SON TITRE
Dans l’arrêt Burkina Faso/République du Mali , la Chambre de la Cour a défini les
«effectivités coloniales» comme «le comportement des autorités administratives en tant que preuve
de l’exercice effectif de compétences territorialesdans la région pendant la période coloniale».
Lors de l’audience de mardi, j’ai eu l’occasion de montrer à la Cour que les activités présentées
dans les écritures du Niger comme «effectivités», notamment sur l’île de Lété, étaient toutes
constitutives d’exercice de compétence territoriale et étaient le fait d’autorités administratives
nigériennes : relevés de localités, rôles d’impôts, collecte de droits de pacage, rapports de tournée
des administrateurs, recensements, ordres de l’administration forestière centrale de Niamey,
opérations, instructions ou activités de l’administra tion sanitaire, décisions judiciaires, opérations
électorales. Il s’agissait bien d’exercice de compétence territoriale et non de compétence
personnelle.
A cela que peut opposer l’autre Partie ? - 42 -
77
M. le professeur Thouvenin divise la période 1900-1960 en trois séquences , tout à fait
artificielles, mais que nous prendrons comme base pour en démontrer la vanité.
De1901 à1914. Contrairement à ce que préte ndent nos contradicteurs, il n’y a point
d’incertitudes. Un registre de 1900 fait déjà mention de Letay dans le cercle du Djerma (qui relève
du troisième territoire) et un jugement de1906 du tribunal de Niamey concerne un procès pénal
pour un délit commis à Lété.
Il faut aussi considérer attentivement l’arrangement de 1914 [dossier des juges, pièce n° 20].
Le lieutenant Sadoux n’a pas été frappé en1914 pa r une soudaine illumination du Saint-Esprit.
L’arrangement a été mûri avec son collègue de Guéné; il est la résultante d’une expérience déjà
ancienne. Son collègue de Guéné lui a cité en 1913 un document déjà existant à Kandi attestant de
la pratique qu’il décrit. Il délivre déjà des la issez-passer sur cette base. L’allocation des îles en
fonction de leur meilleure accessibilité depuis la te rre ferme, en période de basses eaux tout au
moins, répond à une logique pratique qui a dû para ître évidente dès l’origine et qui justifie la
compétence territoriale par une effectivité naturelle.
La période de 1914 à 1954 est traitée par nos contradicteurs comme une période d’attente, de
provisoire, où les choses seraient en suspens. Vraiment ?
En suspens, lorsqu’en 1919 le commandant de cercle de Niamey écrit :
«La question de la possession de l'île de Lété, qui avait été soulevée l'année
dernière par la colonie du Dahomey, a été solutionnée par le fait que cette colonie,
invitée à fournir des 78cuments sur lesquels e lle étayait ses prétentions sur l'île, n'a pu
en produire aucun.» [Dossier des juges, pièce n° 36.]
En suspens, lorsque le lieutenant-gouverneu r du Dahomey, par une lettre du 11avril1925,
propose à son homologue du Niger : «Dans le cas, où vous n’auriez aucune objection de principe à
cette modification territoriale, je vous serais obligé de bien vouloir me le faire connaître afin de me
79
permettre de saisir utilement M. le gouverneur général de la question.» [Dossier des juges,
pièce n o21.] Dès lors que le Dahomey doit proposer au Niger l’échange d’îles et une modification
77
C5/CR 2005/2, p. 39-46, par. 11.6-11.32.
78
Mémoire du Niger, annexes, série C, n° 36.
79Ibid., annexes, série C, n° 40. - 43 -
territoriale, ces documents sont-ils la preuve d’un ma nque de conviction que les droits de la
colonie du Niger sur Lété étaient établis et reconnus ?
L’invocation de la jurisprudence de la Cour dans l’affaire de la Frontière terrestre et
maritime entre le Cameroun et le Nigéria est faite bien mal à propos par le Bénin. La Cour a
déclaré au cas d’espèce que le Nigéria «n’aurait pu agir à titre de souverain … dans la mesure où il
ne se considérait pas lui-même comme détenteur d’un titre sur Bakassi». En effet, «le Nigéria
80
reconnaissait clairement et publiquement le titre du Cameroun sur Bakassi» . C’est exactement la
situation dans l’épisode qui vient d’être décrit ici. Du Dahomey qui reconnaissait publiquement
que Lété ne pouvait devenir dahoméenne sans modification territoriale !
Selon le professeur Pellet «à partir de 1954 et jusqu’aux incidents de 1959-1960, «les choses
ont marché sans incidents» pour reprendre l’expression du commandant de cercle de Kandi dans sa
81
lettre au gouverneur du Dahomey du 2juillet1960» , mais la conséquence que tire mon estimé
collègue de cette phrase selon laquelle «il n’est pas douteux que l’île de Lété était administrée par
82
le Dahomey» est, à vrai dire, douteuse. Tout a marché san s incidents, en effet, car l’île est restée
sous administration nigérienne. On cherche aussi sur quel fondement autre que les fameuses
«sommations interpellatives» produites par le Béni n, le professeurThouvenin peut affirmer qu’à
partir de1954 «d’authentiques e ffectivités peuvent être observées sur l’île de Lété» et seraient
dahoméennes ? 83
Comme nous avons déjà eu l’occasion de le signa ler, la lettre de 1954 n’a rien changé en
pratique. Sans doute dans les semaines qui ont suivi cette lettr e, les échanges de correspondances
font-ils état de l’intention des autorités administratives, de part et d’autre, d’en tirer des
conséquences. Les autorités subalternes du Niger n’ont pas le choix; elles doivent se conformer à
l’avis du gouverneur par intérim. En revanche, ce sont les autorités dahoméennes qui sont les plus
suspicieuses.
80Arrêt du 10 octobre 2002, Recueil 2002, par. 223, p. 416.
81
Mémoire du Bénin, annexe n° 79.
82C5/CR 2005/1, p. 25, par. 2.14.
83C5/CR 2005/2, p. 42, par. 11.19. - 44 -
Faut-il rappeler la lettre du 1 erjuillet 1954 du gouverneur du Dahomey,
Charles-Henri Bonfils, au commandant de cercle de Kandi qui mentionne ce qui suit : «Les Peuhls
nigériens et dahoméens sont d’accord sur l’appa rtenance des îles: à savoir Lété Banrou, entre
Karimama et Torio au Niger, Tondikoaria Barou et Banrou Béri au Dahomey.»
Puis il continue, le gouverneur: «Pour l’aven ir, il serait intéressan t que vous m’adressiez
pour cette portion de fleuve la liste des îles dont la propriété risque d’entraîner des litiges, pour me
permettre de régler une fois pour toutes avec le Niger, que je saisirai de la question, ce problème de
84
la délimitation de la frontière.»
Le 9 septembre 1954, Daguzay, commandant de cercle de Kandi, écrit au commandant de
cercle de Dosso ⎯avant, il faut le signaler, d’avoir été mis au courant de la lettre de Raynier du
27 août 1954 — qu’il fait procéder à une enquête «le chef-lieu, c’est-à-dire le Dahomey, étant dans
85
la plus grande ignorance» sur les limites précises dans le fleuve .
Lorsqu’il est averti de la lettre de Raynier par le commandant de cercle de Dosso, le même
Daguzay écrit le 12 novembre 1954 au gouverneur du Dahomey «il serait intéressant de connaître
86
le ou les textes auxquels se réfère M. le gouverneur du territoire voisin» . Animus pour le moins
hésitant.
Puis vient la lettre du 11 décembre 1954 déjà citée où le gouverneur du Dahomey demande à
Raynier «afin de pouvoir régler cette question sur le plan formel … je vous serais reconnaissant de
bien vouloir m’indiquer les références des textes ou accords déterminant ces limites» 87. Animus
interrogateur. On sait que le gouverneur du Niger ne réagit pas. «Il y a plus pressant» souligne une
apostille manuscrite sur la même lettre.
Le 20 juin 1955, Etienne, chef de subdivisi on de Gaya, écrit ce qui suit au commandant de
cercle de Dosso : «sans vouloir soulever le moins du monde la question des limites ⎯ ce qu’il fait
évidemment par le reste de la phrase ⎯, je dois insister sur le fait que, sinon les autres, au moins
l’île de Lété a constamment été tenue pour nigérienne» 88. Animus frondeur.
84
Mémoire du Bénin, annexe n° 66.
85 Mémoire du Niger, annexes, série C n° 59.
86 Mémoire du Niger, annexes, série C, n 61.
87 Ibid., série C, n 62 ou contre-mémoire du Niger, annexes, série C, n 128.
88 o
Mémoire du Niger, annexes, série C, n 64. - 45 -
Pratiquement un an plus tard, le 7 ma i 1956, le commandant de cercle de Kandi,
PierreSanson, écrit ceci au gouverneur du Dahome y: «J’ai retrouvé la copie d’une lettre…du
89
7 août 1954 adressée par le gouverneur du Niger…» Il a retrouvé, oui, retrouvé, cette lettre dont
on nous dit qu’elle gouverne maintenant de manière définitive la situation des îles. Animus
explorateur. Le 28 juin 1956, le même Pierre Sanson répondant à une demande de l’ingénieur en
chef géographe de l’AOF et évoquant la lettre de Raynier remarque : «Le chef-lieu du territoire du
Dahomey qui a eu connaissance de cette lettre, n’a pas réagi.» 90 Remarquable façon de
l’appliquer ! Animus désanimé.
Un mois plus tard, le 6 juillet 1956, de l’au tre côté du fleuve, à Gaya, le commandant de
cercle Etienne reprend les choses à leur début en appelant l’attention du commandant de cercle de
Dosso sur la lettre de Sadoux de 1914 91.
Le 16 juin 1959, le chef de subdivision de Malanville demande au premier ministre du
Dahomey «de bien vouloir expressément me donner des instructions sur la situation des îles
appartenant au Dahomey» 92. Voilà qui démontre que la lettre de Raynier n’est en rien entrée dans
la mentalité des administrateurs des deux rives.
Au surplus, rien n’a été changé sur le terrain, la lettre de Raynier n’a été suivie d’aucune
exécution administrative quelconque. C’est bien ce qui résulte de la lettre du 23 mai 1955 ⎯ nous
sommes donc à peine un an après la lettre ⎯, par laquelle le poste ad ministratif de Malanville
demande au commandant de cercle de Kandi si l’agent percepteur du Dahomey peut opérer sur l’île
93
de Lété . Faisant ses observations, le 20 juin 1955, sur la lettre précitée, Etienne, chef de
subdivision de Gaya, relève à bon droit : «l’agent spécial de Gaya, M. Kélessi, se rappelle fort bien
y avoir perçu du pacage en 1945 et 1946, sur ordre de ses chefs. Le chef de poste de Malanville
94
n’ignore pas ce fait puisqu’il demande si réelle ment il a le droit d’opérer sur cette île.» Etrange
mise en Œuvre de l’autorité du Dahomey sur la zone concernée.
89 o
Mémoire du Bénin, annexe n 71.
90Ibid., annexe n 72.
91Mémoire du Niger, annexes, série C, n 65.
92Mémoire du Bénin, annexe n 73.
93 o
Mémoire du Niger, annexes, série C, n 63.
94 o
Ibid., annexes, série C, n 64. - 46 -
On l’a dit mardi dernier, en 1958 pas la moindre trace de présence dahoméenne à Lété selon
le Journal de poste de Malanville. En 1959 n’apparaissent que les protestations de Gaya contre les
fauteurs de trouble de Goroubéry. Lorsque les in cidents s’enveniment fin 1959, les autorités de
Malanville commencent à effectuer des visites sur l’île, mais qui s’apparentent à de véritables voies
de fait ⎯c’est cela que mon cher collègue le professeur Thouvenin qualifie d’«esprit de
pondération des Dahoméens» ⎯, jusqu’aux tragiques incidents de juin 1960 que les deux Parties
tenteront alors de calmer ensemble.
Le 30 juin 1960, M. Boiffin adresse une lettre au procureur de la République près le tribunal
de grande instance de Cotonou qui est émargée Incident île de Lété (Niger) du 29 juin 1960» 95.
C’est une lettre officielle dahoméenne.
er
1Le juillet 1960, un rapport du gendarme Martin Maurice, commandant la brigade de
gendarmerie de Malanville, sur le s incidents en question «entre un village dahoméen et un village
nigérien … sur l’île de Lété (île du Niger) … act uellement administrée par la subdivision de Gaya
au Niger» 96.
Le 19 juillet 1960, le commandant de la brigad e de gendarmerie de Malanville, toujours au
Dahomey, écrit: «L’île de Lété occupée par un v illage peuhl. Ses habitants se prévalent de la
nationalité nigérienne et sont administrés par la subdivision de Gaya (Niger )» et il conclut «[i]l
serait urgent que dans les plus courts délais, il soit statué en haut lieu sur l’appartenance de l’île de
Lété» 97.
On profitera de cette mention de la présence d’un village sur l’île de Lété pour mettre fin une
fois pour toutes à une impression fausse que s’est efforcé de distiller le Bénin, encore hier dans sa
réplique orale, selon laquelle les Peuhls de Lété n’ auraient été que des nomades qui n’y étaient pas
établis de façon permanente. La présence d’un village permanent à Lété est attesté, pour la période
moderne, depuis 1896 au moins. Le professeur béninois Bako-Arifari fa it d’ailleurs référence
lui-même à plusieurs reprises à la présence d’un village établi de façon permanente sur l’île dans sa
95 o
Contre-mémoire du Niger, annexes, série C, n 143.
96Mémoire du Bénin, annexe n 77.
97Mémoire du Niger, annexes, série C, n 67 ou mémoire du Bénin, annexe n 82. - 47 -
consultation d’octobre 2004 jointe à la Réplique du Bénin. Le débat peut donc être considéré sur
ce point comme définitivement clos.
Entre-temps, faut-il le répéter, Gaya continue à percevoir l’impôt; les services vétérinaires de
98
Niamey opèrent un centre de vaccination à Lété, «canton de Gaya» ; les opérations électorales
sont gérées par le Niger.
Faut-il les rappeler :
⎯ le 2 janvier 1956 : élection à l’Assemblée nationale. Circonscription électorale : subdivision de
Gaya, bureau de vote Adiga Lélé. Nos amis du Bénin ont cru pouvoir tirer argument du fait
que ces opérations n’avaient pas lieu à Ouna. Et c’est tout simplement parce qu’Ouna dépend
de la subdivision de Dosso et que Adiga Lele se trouve dans la subdivision de Gaya.
Adiga Lélé était donc bien le bureau de vote le plus proche de Lété dans cette subdivision. Des
élections ont encore lieu :
⎯ le 31 mars 1957 : ce sont les élections à l’Assemb lée nationale, la circonscription électorale est
la subdivision de Gaya, le bureau de vote pour Lété est à Adiga Lélé;
⎯ on vote encore le 28 septembre 1958 pour le référendum; la circonscription électorale est la
subdivision de Gaya, les bureaux de vote sont à Adiga Lélé I et II.
⎯ faut-il souligner que de tels scrutins se sont poursuivis après l’indépendance, pour ne parler que
des derniers, en1993, 1996, 1999, et encore tout récemment en2004, avec bureaux de vote
cette fois-ci sur Lété elle-même en raison de l’augmentation significative de la population qui a
d’ailleurs eu, d’après ce que l’on m’a expliqué, un élu.
Pour le reste, la preuve des prétendues e ffectivités du Bénin n’est pas rapportée, et pour
cause; les seuls éléments que fournit le Bénin sont des affirmations contenues dans les sommations
interpellatives dont on a rappelé qu’ils ne rapportent que des ouï-dires invérifiables.
Monsieur le président, Messieurs de la Cour, il découle de ce qui précède que quoi que
prétendent nos contradicteurs, le Dahomey, puis le Bénin, n’ont jamais administré l’île de Lété.
Seule île pour laquelle la question se posait, puisque c’est la seule île habitée en permanence par un
e
village peuhl au moins depuis la fin du XIX siècle.
98Contre-mémoire du Niger, annexes, série C, n 139. - 48 -
Je remercie la Cour de sa bienveillante attention. Je vous serais reconnaissant, Monsieur le
président de bien vouloir appeler à cette barre, M. le professeur Pierre Klein pour son exposé sur la
Mékrou.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE: Je vous reme rcie, Monsieur le professeur. J’invite
M. le professeur Klein à la barre. Vous avez la parole.
M. KLEIN : Merci, Monsieur le président.
L A DETERMINATION DE LA FRONTIERE DANS LE SECTEUR DE LA M EKROU
1. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, ainsi que l’a rappelé tout à
l’heure le professeur Salmon, un premier constat s’impose d’emblée en ce qui concerne ce volet du
dossier : alors même que la procédure orale arrive à son terme, la Partie adverse n’est toujours pas
en mesure de préciser le titre sur la base duquel elle entend revendiquer une frontière suivant la
rivière Mékrou. Mais cela n’a rien de surprenant. Ainsi que le Niger l’a exposé de façon détaillée,
aucun des textes fixant des limites de colonies ou de circonscriptions administratives dans cette
zone n’a énoncé pareille limite. Et l’on ne saura it, à l’évidence, la fonder uniquement sur des
limites de parcs, telles qu’elles ont été énoncées en1926, en1937 et en1952 dans les textes
auxquels les deux Parties ont fait référence. Encore moins, cela va de soi, sur de simples rapports
administratifs, comme nos estimés contradicteurs ont paru le faire hier en arguant que la limite
er
aurait été fixée à la Mékrou dès avant le décret du 1 mars 1919 portant création de la Haute-Volta,
en fondant cette affirmation sur le fait qu’un rapport sur le cercle du Moyen-Niger en indiquait la
99
Mékrou comme limite . L’impasse à laquelle se trouve con fronté le Bénin à cet égard est donc
bien réelle. D’autant plus, évidemment, que mê me si le matériau cartographique utilisé par la
Partie adverse pour appuyer sa thèse est présenté comme abondant, il est de bien peu de secours. Il
n’est guère besoin de rappeler que la valeur des cartes, dans un différend territorial, est pour
l’essentiel réduite à la confirmation des titres existants. Or, comme le Niger l’a rappelé en début de
cette semaine, pour qu’il y ait confirmation, encore faudrait-il qu’il y ait un titre à confirmer. Et de
titre, on l’a dit, toujours point du côté béninois.
99
C5/CR 2005/5, 10 mars 2005, M. Forteau, par. 6.10. - 49 -
2. Mais que la Partie adverse se rassure — ou se console — en comprenant bien que la voie
qu’a eu à emprunter le Niger pour tenter de comprendre l’évolution des limites dans cette zone n’a
pas été plus facile. Il en a été ainsi, en partic ulier, pour la compréhension des textes qui ont amené
le Niger à constater l’apparition d’un second segment de limite dans cette zone. La première partie
de la présente plaidoirie y sera consacrée. On reviendra ensuite sur l’épisode des prises de position
nigériennes postérieures à l’indépendance afin de rencontrer, comme le Niger l’avait annoncé plus
tôt, les objections formulées par le Bénin à l’encontre de l’invocation de l’erreur.
Le tracé de limites en deux segments défendu par la République du Niger n’est en rien
artificiel et s’explique par les décrets de 1909 et 1913
3. Le Bénin a critiqué de façon détaillée, lors de son premier tour de plaidoiries et hier
encore, le tracé de limites en deux segments défe ndu par le Niger dans le secteur de la rivière
Mékrou. Selon l’exposé de nos estimés contradicteurs, il s’agirait d’une construction artificielle,
car les décrets de 1909 et 1913 ne consacreraient en aucune façon ce tracé 10. Ce ne serait en fait
que pour relier la ligne de1907 au point d’abou tissement de la limite Haute-Volta/Niger, que
l’erratum du 5 octobre 1927 à l’arrêté du 31 août de la même année fixait sur le cours de la rivière
101
Mékrou que le Niger aurait dével oppé cette construction alambiquée . Le manque de fondement
de celle-ci serait d’ailleurs confirmé par le fait que les cartes de 1955, 1956 et 1960, au 1/50 000 eet
e
au 1/200000 , ne font pas apparaître le point triple à l’endroit où il devrait apparaître s’il fallait
suivre la thèse nigérienne 10. Enfin, la distance entre le point d’intersection du sommet de la chaîne
de l’Atacora avec le méridien de Paris, d’une pa rt, et la Mékrou, d’autre part, ne serait que de
5 kilomètres sur ces cartes, alors que les textes de 1909 et 1913 opèrent une translation de la limite
sur 8 kilomètres.
4. Pour répondre à ces différentes allégations, il s’impose de repartir des textes en cause. Le
point de départ de ce cheminement est le décret du 12 août 1909, dont l’article premier dispose
«La limite entre le cercle du Gourma (H aut-Sénégal et Niger) et le cercle de
Djougou (Dahomey) est ainsi constituée :
100
C5/CR 2005/2, 7 mars 2005, M. Forteau, par. 13.6.
101
Ibid., par. 13.7.
102Ibid., par. 13.11. - 50 -
La chaîne de l’Atacora, dont elle suit le sommet ou, plus exactement, une ligne
parallèle à la piste Konkobiri, Tandangou, Sa ngou qui longe le pied de la montagne,
103
distante de celle-ci de 8 kilomètres.»
Le texte de1913 est très proche, si ce n’est qu ’il reflète le changement d’appellation du cercle
concerné du côté dahoméen (qui est devenu le cercle de l’Atacora) et qu’il fait courir cette limite,
en direction du Togo, jusqu’au cours supérieur de la rivière Pendjari 104.
5. L’interprétation donnée par le Niger, telle que vous la voyez illustrée sur la carte projetée
derrière moi et qui figure dans les dossiers de juges sous l’onglet n o 14 ⎯je parle bien ici des
dossiers des juges de cet après-midi, j’ai compris la confusion de tout à l’heure, car les références
qui vous ont été données étaient faites aux dossiers des juges du premier tout et non pas de cet
après-midi ⎯, est celle que le Niger conçoit de la faç on suivante. Vous voyez en jaune la ligne
originale de1907 et en rose sur ce croquis la tran slation qui a été opérée sur 8kilomètres de la
ligne que le décret du 2mars1907 faisait initialeme nt courir sur le sommet de la chaîne de
l’Atacora, entre le Dahomey et le Haut-Sénégal et Niger. Mais cette translation de limite concerne
seulement le cercle du Gourma (c’est-à-dire le cercle de Fada). Le point de départ de cette ligne est
donc, par définition, la limite du cercle de Fada avec le cercle de Say. Cette dernière limite, entre
Fada et Say, ne paraît cependa nt, à l’époque, avoir été donnée par aucun texte. Elle apparaît
toutefois sur certaines cartes, telle que celle que vous avez sous les yeux, qui la fait aboutir au point
d’intersection du sommet de la chaîne de l’Atacora et du méridien de Paris. Ce n’est pas le Niger
105
qui l’invente ⎯c’est bien plutôt ce que nous montrent les cartes de l’époque . C’est donc sur
cette ligne qu’il convient, en application des arrêtés de 1909 et 1913, de faire glisser vers le nord la
limite entre le Haut-Sénégal et Niger et le Dahomey. Et cette ligne des cercles de Say et de Fada,
ce n’est pas le Niger qui l’invente non plus — vous p ouvez le vérifier sur cette carte — croise bien
la rivière Mékrou.
6. L’erratum du 5 octobre 1927 à l’arrêté du 31 août précédent fait lui aussi référence à
«l’ancienne limite des cercles de Fada et de Say, qu’elle suit jusqu’à son intersection avec la rivière
Mékrou» 106. L’ensemble de ces textes s’avère ainsi cohérent, puisque le point d’aboutissement de
103 o
Mémoire du Niger, annexes, série B, n 26.
104Ibid., n 33.
105Voir aussi e.a. mémoire Niger, annexes, série D, n° 17.
106Ibid., n 48. - 51 -
la limite entre la Haut e-Volta et le Niger résultant de l’ erratum de 1927 est exactement le même
que celui de la limite entre le Dahomey et la Haute-Volta (qui avait à cette époque succédé au
territoire du Niger, en raison du rattachement du cercl e de Fada à la Haute-Volta par le décret du
er
1 mars 1919). On est bien loin, on le voit, d’une construction artificielle telle que la dénonce avec
virulence le Bénin.
7. Reste l’argument selon lequel la distance entre le point d’intersection défini par le décret
de 1907 et la Mékrou serait seulement de 5kilo mètres, et non de 8, sur les cartes de 1955-1956
et1960, au 1/200000 e et au 1/50000 , respectivement, qui ne feraie nt de plus, on l’a dit, pas
apparaître le point triple à l’endroit où il faudrait le situer, si l’on suivait la thèse nigérienne. Mais
à vrai dire, tant que le Bénin persistera à vouloi r — ou à tout le moins à prétendre — analyser les
situations anciennes en utilisant les documents et les sources plus récentes, ce type de problème
persistera. Une fois de plus, ce ne sont évidemment pas les cartes de 1955 ou de 1960 que les
administrateurs coloniaux avaient à leur disposition lorsqu’ils faisaient correspondre le point
d’arrivée des limites qu’ils édictaient avec un cours d’eau, tel qu’il leur apparaissait alors sur les
cartes de l’époque . Et il est sans doute inutile de rappeler une fois encore combien la région
concernée par ce point triple était mal connue à l’époque. Cette différenc e ne saurait dès lors
surprendre. D’autant plus que l’adéquati on des cartes de 1955-1956 aux textes coloniaux
pertinents est loin d’être établie. Ainsi, la li mite Haute-Volta/Niger qui y figure ne correspond pas
à l’«ancienne limite des cercles de Fada et de Say» énoncée dans l’erratum de 1927, qui constitue
pourtant le dernier texte de référence pour la détermination des limites entre ces deux Etats dans ce
secteur. Comme le fait apparaître la surimpr ession, que vous retrouverez dans vos dossiers de
juges sous le numéro 17, cette absence de corres pondance est tout à fait manifeste. C’est pourtant
sur ces cartes, et sur elles seules, que le Bénin s’est fondé pour identifier le point triple dans cette
zone, renonçant délibérément à procéder à cette id entification sur la base des textes pertinents.
C’est ce travail — beaucoup plus ardu, il faut bien le dire — qui a été réalisé par le Niger, avec des
résultats en l’occurrence bien différents.
8. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, cette démonstration, sans doute un peu longue et
technique, aura, je l’espère, permis à la Cour d’a pprécier que les conclusions atteintes par le Niger
en ce qui concerne l’existence de deux segments de limites, et l’identification du point triple dans - 52 -
ce secteur, ne sont aucunement le fruit d’une construction artificielle visant simplement à
promouvoir à tout prix ses thèses. Ainsi que je l’expo sais en début de cette semaine, le Niger s’est
simplement efforcé de comprendre au mieux les textes applicables, en suivant pour ce faire une
démarche aussi rigoureuse que possible. Il n’a p as, pour autant, une explication satisfaisante à
fournir sur toutes les questions que soulève la déte rmination du contenu du legs colonial en ce qui
concerne les limites dans cette zone. Le Bénin a d’ailleurs, avec beaucoup d’efficacité, mis en
lumière dans sa réplique orale un certain no mbre de zones d’ombres persistantes dans
l’argumentation du Niger sur ce point. Pour autant, on l’a vu, les tentatives d’éclaircissement de la
Partie adverse, fondée, comme le Niger l’a déjà exposé dans ces écritures, sur le modèle qu’on
pourrait appeler du «législateur rationnel», ne permettent certainement pas d’arriver à des résultats
plus probants.
A défaut de pouvoir faire toute la lumière sur la période coloniale, permettez-moi, Monsieur
le président, de passer maintenant au second volet de cette plaidoirie, consacré aux événements
postérieurs à l’indépendance.
L’erreur commise par les autorités nigériennes en 1973-1974 est indéniable et les positions
prises à cette occasion ne peuvent entraîner d’effets juridiques dans le cadre
de la présente instance
9. Les arguments avancés par le Bénin lors de sa présentation orale pour contester le fait
qu’il y ait bien eu erreur de la part des autorités nigériennes à cette occasion sont de trois ordres :
1) ces autorités auraient été convaincues que la fr ontière dans cette zone était constituée par la
rivière Mékrou, et que seule importait la questi on de savoir où elle se situait exactement (dans
le cours de cette rivière, ou sur l’une ou l’autre de ses rives);
2) dès lors, la réponse des autorités sollicitées par le Niger, aux termes de laquelle aucun texte ne
fixait cette limite avec précision, était correcte et ne pouvait créer une erreur dans le chef des
autorités nigériennes sur l’état du legs colonial; l’engagement pris par ces autorités à l’époque
aurait donc été pleinement valide et fait en toute connaissance de cause;
3) enfin, les positions adoptées par le Niger da ns le cadre de la réactivation du projet de
construction d’un barrage sur le site de Dyodyonga, en 1998-1999, manifesteraient bien qu’à ce - 53 -
moment encore, le Niger était persuadé que la Mékrou constituait la frontière entre les deux
Etats dans ce secteur.
10. Revenons, si vous le voulez bien, sur ch acune de ces prétentions, en commençant par la
question de la perception des limites de leur pays qu’avaient les autorités nigériennes à la fin des
années 1960. A vrai dire, la Partie adverse fait application à cet égard de doubles standards assez
étonnants. Ainsi, elle n’hésite pas à invoquer la pauvreté et le sous-développement pour justifier
ses propres difficultés à rassembler les sources docum entaires de la période coloniale qui lui
auraient permis d’étayer ses thèses dans le cadre du présent litige 107. Mais lorsqu’il s’agit
d’envisager la situation du Niger qui, moins de dix ans après son indépendance, n’était
certainement pas plus riche ou mieux équipé qu’à l’heure actuelle, et cherchait à établir la teneur du
legs colonial en tentant de faire la lumière sur l’histoire des limites dans cette zone, plus la moindre
trace de pitié. Il est évident, pour le Bénin, que le Niger de l’époque avait toutes les cartes en main
pour s’engager en pleine connaissance de cause. Pe u importe que ni le décret du 2 mars 1907, ni
ceux relatifs à la création de parcs, ni les cart es autres que celles de 1955-1956 n’aient été à la
disposition des autorités nigériennes, ce qui compte avant tout pour le Bénin, c’est que ces autorités
se soient engagées.
11. En réalité, Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, ce qui ressort très
clairement de la demande adressée en 1971 par l es autorités nigériennes à l’IGN, c’est que ces
autorités n’avaient, en tout et pour tout, comme seule information sur la fro ntière dans cette zone,
que celle qui leur était donnée par les cartes qu’ elles avaient sous les yeux, celles de 1955 et
de 1960, qui représentait la limite sur la Mékrou. Comment s’étonner, dans ces conditions, qu’elles
aient pris contact avec les autorités du Dahomey dès 1969 pour leur proposer de coopérer pour la
construction d’un barrage sur cette rivière, qui leur apparaissait manife stement frontalière ?
Comment, aussi, continuer à laisser entendre que le Niger a contribué à l’erreur qui a entaché le
consentement qu’il a exprimé en 1974 à une solution établissant la frontière commune au thalweg
de la Mékrou, alors qu’il s’est adressé à la fois à l’IGN et à l’ancienne puissance coloniale pour
tenter d’identifier le contenu du legs colonial relatif à ses limites dans cette zone ?
107
C5/CR 2005/1, M. Pellet, par. 2.20-2.21. - 54 -
12. A cet égard, et nous en venons ainsi au de uxième point de cette réponse, il est indéniable
que c’est en des termes très ouverts et larges que le Niger a formulé sa demande d’information aux
autorités qu’il a sollicitées, même s’il a dans le même temps demandé également des précisions sur
l’emplacement exact de la limite suivant la Mékrou qui apparaissait sur les cartes. Le Bénin choisit
d’occulter cette première dimension des demandes d’information nigériennes, pour ne retenir que
la seconde. Pourtant, la lettre adressée par les au torités nigériennes à l’IGN de Dakar débute par la
demande suivante, que le Bénin s’est soigneus ement gardé de mentionner dans sa présentation
orale 108:
«J’ai l’honneur de vous prier de bi en vouloir me donner, si possible, la
référence des documents sur lesquels se sont fondés les auteurs des cartes ci-des109s
désignées et concernant la frontière entre le Niger et le Dahome
y.» [Suivent les
références des feuilles Kirtachi des cartes au 1/50 000 et au 1/200 000 .] e
On en conviendra, la formulation est plutôt large. Il n’en va pas autrement en ce qui
concerne l’échange de correspondances entre les au torités nigériennes et l’ancienne puissance
110
coloniale . Comment ne pas conclure, au regard de cette formulation, que le Niger n’a pas été
mis en position de prendre attitude en toute conna issance de cause lorsqu’il lui fut répondu qu’«[i]l
n’a donc pas paru possible aux services français compétents de déterminer, en l’absence de textes
111
précis, le tracé de la frontière entre le Niger et le Dahomey » ? D’autant plus qu’il lui fut signalé
dans la foulée que «[d]ans le doute, la pratique internationale généralement suivie tend à considérer
que la ligne frontière passe par le milieu du lit majeur du fleuve ou de la rivière séparant ces deux
112
Etats» . Il n’est dès lors guère surprenant que ce soit très exactement cette position qui ait été
adoptée peu de temps après par les autorités nigériennes dans le cadre de leurs négociations avec le
Dahomey.
13. Le Bénin affirme cependant que les réponses faites aux autorités nigériennes étaient
parfaitement exactes. Il se refuse à envisager ce qu’il appelle le «scénario maximaliste» 113,
108Ibid., par. 14.8.
109
Mémoire du Niger, annexes, série C, n° 68.
110
Ibid., n° 70.
111Ibid.
112Ibid.
113C5/CR 2005/2, 7 mars 2005, M. Pellet, par. 14.11. - 55 -
l’estimant dépourvu de tout fondement au regard de la teneur des demandes nigériennes de
l’époque. On vient de voir ce qu’il fallait penser du bien-fondé de cette affirmation et l’on n’y
reviendra pas à présent. Mais même l’hypothèse «minimaliste» ne pose aucun problème au Bénin.
Il est donc parfaitement normal, à ses yeux, que les autorités sollicitées par le Niger n’aient fait
aucune mention des textes coloniaux relatif s à la création de parcs et de réserves ⎯ en particulier
ceux de 1926 et 1937 fixant la limite sur la rive dr oite de la Mékrou—, car «ils délimitent une
114
réserve, pas une colonie» . Mais, le Bénin ne peut pas jouer sur les deux tableaux à cet égard. Il
ne peut, d’un côté, prétendre que ces textes ne sont pas pertinents du fait qu’ils énonceraient
seulement des limites de parcs et, de l’autre, reprocher au Niger ⎯à tort d’ailleurs, puisque le
115
Niger les évoque très explicitement dans plusieurs de ses écritures ⎯ de garder un prétendu
silence sur les arrêtés de 1926 et 1937 au motif qu’ils viendraient justement ruiner la thèse
116
nigérienne en fixant la limite à la Mékrou . Il faut choisir. Soit ces textes sont pertinents, et les
autorités sollicitées par le Niger en 1970 auraient dû y faire référence, soit ils ne le sont pas, et alors
c’est en vain que le Bénin cherche aujourd’hui à en tirer argument.
14. Quelle que soit la façon dont on envisage cet épisode du début des années 1970, il
apparaît donc bien que les demandes d’information fo rmulées par les autorités nigériennes ne leur
ont pas permis de se faire une idée exacte du conten u du legs colonial sur cette question, et que le
Niger ne s’est donc pas engagé en toute connaissance de cause à cet égard. Mais constater cela, ce
n’est pas pour autant se défausser de ses propres re sponsabilités sur d’autres. En particulier, il ne
s’agit pas ici, comme le professeur Pellet le stigmatisait en début de semaine, de «faire porter le
117
chapeau à la France» . C’est là un bien mauvais procès. Il ne s’agit nullement ici d’imputer des
fautes, d’établir des responsabilités ou de se lancer dans de bien vaines accusations de cet ordre.
Beaucoup plus simplement, ce que le Niger a à cŒur de montrer, c’est que les autorités nigériennes
étaient loin de disposer à l’époque de toutes les informations pertinentes quant à l’état du legs
colonial en ce qui concerne les limites dans cette zone et qu’elles se sont, partant, engagées sur des
114Ibid., par. 14.12.
115
116C5/CR 2005/2, 7 mars 2005, M. Forteau, par. 13.23.
117Ibid., M. Pellet, par. 14.8. - 56 -
bases erronées. Que le Bénin se rassure; le Niger n’a aucunement l’intention de mettre en cause la
responsabilité de l’ancienne métropole devant une instance quelconque en raison de cet épisode.
15. Il convient maintenant d’aborder le dernier volet de l’argumentation développée par le
Bénin au cours de sa présentation orale, aux termes duquel le Niger aurait à nouveau laissé
entendre que la Mékrou devait être considérée comme représentant la frontière dans cette zone en
raison de positions prises dans le cadre de la réac tivation du projet de construction de barrage à
Dyodyonga. Le Bénin entend tirer argument de de ux éléments à cet égard. D’une part, le texte
même de l’accord conclu en 1999 à cet effet, ainsi que celui d’un contrat prévoyant la création
d’une entreprise mixte dans ce cadre, confirmeraie nt cette position du Niger. D’autre part, celle-ci
serait également attestée par un document établi par des fonctionnaires béninois.
16. En ce qui concerne le premier de ces points, le Bénin appuie son argumentation sur le fait
que l’article premier de l’accord de 1999 énonce que le site du barrage se situe «dans le secteur
118
frontalier entre les deux Etats» . Et, poursuit le Bénin, «on voit mal pourquoi le Niger se serait
encombré de l’accord du Bénin si la Mékrou éta it exclusivement sienne» dès lors que «le barrage
119
de Dyodyonga…doit être implanté en plein territoire revendiqué aujourd’hui par le Niger» .
Cette admission serait confortée par le fait qu’un accord de concession fait référence aux
120
«territoires du Niger et du Bénin» . Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, si
le Niger «s’encombre de l’accord du Bénin», pour re prendre les termes de nos contradicteurs, c’est
tout simplement parce que, comme le Bénin lui-même l’a très obligeamment rappelé au début de la
phase orale, le Niger dispose de moyens financie rs limités —pour dire le moins— et parce qu’il
croit aux vertus de la coopération avec les Etat s voisins lorsqu’il s’agit de mettre en Œuvre des
projets de développement susceptibles de bénéficier aux populations de l’un et de l’autre. Et ce
n’est pas la mention du fait que le site prévu po ur ce projet se trouve «dans le secteur frontalier
entre les deux Etats» qui permet d’atteindre des conclusions différentes à cet égard. Il est exact que
ce site se trouve entièrement dans le territoire revendiqué par le Niger, mais à 10kilomètres
seulement de la ligne revendiquée par celui-ci comme frontière. Il n’y a dès lors rien de surprenant
118Ibid., par. 14.6 et 14.19.
119
Ibid., par. 14.6.
120Ibid., par. 14.6 et 14.19. - 57 -
à inclure ce site dans le «secteur frontalier» entre les deux Etats. Quant à la mention des
«territoires du Niger et du Bénin» dont la Partie a dverse tente encore de tirer argument, elle omet
de la replacer dans son contexte. La disposition où cette mention apparaît prévoit en effet l’«octroi
du bénéfice du régime de l’admission temporaire pour tous les intervenants à l’ouvrage et pour la
durée du chantier aux matériels et outillages ne restant pas à titre définitif sur les territoires du
Niger et du Bénin» 121. Nos estimés contradicteurs semblent avoir tout à fait perdu de vue à cet
égard l’ampleur des travaux requis pour la réalisa tion du projet de barrage à Dyodyonga. Il ne
s’agit pas ici de la construction d’un bureau de poste ou d’une école, mais de l’édification d’un
barrage de grande dimension avec un lac de re tenue d’une capacité de plusieurs dizaines de
millions de mètres cubes d’eau. Comme chacun le sait, la réalisation de pareil projet implique un
chantier énorme, avec la construction d’infrastructures d’appui, telles que des routes d’accès, qui
par définition affecteront le territoire béninois au-delà de la ligne revendiquée par le Niger. On voit
donc assez mal quelle conclusion le Bé nin entendait à vrai dire tirer de cette simple mention,
d’autant plus que le texte ne fait absolume nt pas état d’une empr ise quelconque du barrage
lui-même sur le territoire béninois, ce qui aurait évidemment été autrement pertinent.
17. Reste enfin l’argument tiré du compte rendu établi en 1998 par des fonctionnaires
béninois, et qui rapporteraient les propos d’un ministre nigérien. Le Bénin persiste à en défendre la
valeur probante, en arguant en particulier du fait que le Niger pouvait en contester le contenu en
produisant ses propres documents, y compris par voie d’affidavits. Ce moyen de preuve paraît à
l’évidence particulièrement apprécié par la Par tie béninoise, comme l’a montré son utilisation
intensive des «sommations interpellatives» en ce qui concerne l’île de Lété. Le Niger, pour sa part,
doit avouer que la contribution à l’établissement de la vérité judiciaire de pareils moyens de preuve
établis de façon unilatérale aux seules fins de renforcer l’argumentation d’une partie à l’instance ne
lui paraît guère évidente. Il ne peut donc que réaffirmer sur ce point sa position selon laquelle il lui
semble impossible de se baser sur un tel compte rendu unilatéral pour considérer comme établis les
faits ou les paroles qui y sont rapportés, en particulier lorsqu’il s’agit des propos des ministres d’un
autre Etat. Au total, on le voit, rien dans les positions prises par le Niger en1999 ne permet d’y
121
Mémoire du Bénin, annexe n° 110, p. 639. - 58 -
voir une admission quelconque du fait que la rivièreMékrou constituerait la frontière dans cette
zone. Quoi qu’essaye d’en prétendre le Bénin, le Niger n’a jamais confirmé à cette occasion sa
prise de position de 1974.
18. Et le fait qu’il n’apparaît pas possible d’att acher des effets juridiques à cette prise de
position ressort d’ailleurs très clairement de l’a ttitude adoptée à ce sujet par les autorités du Bénin
elles-mêmes, attitude sur laquelle la Partie adve rse a, sans surprise, gardé un silence complet au
cours de sa présentation orale. Il est particulièrement symptomatique que le Bénin ne se soit jamais
appuyé sur cet épisode du début des années 1970 pour tenter de contrer l’argumentation développée
par le Niger sur ce point dans le cadre de la commission paritaire mixte de délimitation des
frontières. Plus révélateur encore est le fait que, dans son mémoire même, la Partie adverse a
totalement laissé de côté cet épisode, qui n’y est mentionné absolument nulle part. Tout invite
donc à penser que si le Niger n’avait pas évoqué lui-même cette question dès son propre mémoire,
le Bénin ne se serait même pas saisi de cet argument dans le cadre de la présente instance. C’est
dire si la Partie adverse, elle aussi, a considéré, jusqu’il y a très peu de temps, les prises de position
en cause comme dépourvues de tout effet juridique.
En conclusion, comme on l’a exposé lors du premier tour de plaidoiries, seul le droit
colonial, et en particulier la ligne du décret du 2mars1907, telle qu’elle a été modifiée pour la
dernière fois en 1913, demeure pertinent pour déterminer le tracé de la frontière dans cette zone.
*
Monsieur le président, je vous demanderais ma intenant de bien vouloir inviter Mme l’agent
de la République du Niger à venir présenter les conclusions finales du Niger dans la présente
instance. Je remercie la Cour pour son attention.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous reme rcie, Monsieur le professeur. Maintenant,
j’invite S. Exc. Mme Aïchatou Mindaoudou, ministre des affaires étrangères, de la coopération et
de l’intégratoin africaine, agent de la République du Niger, à prononcer les conclusions finales.
Madame, vous avez la parole. - 59 -
Mme MINDAOUDOU : Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour,
Avant d’entamer mon propos, je voudrais qu’il me soit permis d’exprimer au
professeur Jean Salmon notre profonde compassion et nos condoléances suite au décès, hier, de son
frère, le regretté Pierre Salmon, historien et ami sincère de l’Afrique. Que son âme repose en paix.
Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, mardi dernier à l’occasion du
premier tour de plaidoiries, je me félicitais, au nom du Niger, de ce qu’après plus de trois ans de
procédure, votre prestigieuse institution allait en fin pouvoir dire le droit au sujet du différend
frontalier qui l’oppose au Bénin.
Au moment où le Niger vient de terminer sa ré plique, je ne peux m’empêcher de saluer le
climat de sérénité et de respect mutuel qui a pr évalu tout au long des échanges que nous avons eus
avec nos contradicteurs et frères du Bénin.
Ce climat vous aura, j’en suis convaincue, permis d’apprécier le souci de mon pays
d’articuler sa défense autour d’arguments scientifiquement avérés.
En effet, le Niger aura démontré aussi bien à la phase écrite de la procédure qu’à la phase
orale vers la conclusion de la quelle nous nous acheminons, qu’en ce qui concerne le secteur du
fleuve, ses droits sont consacrés par les arrêtés du gouverneur général de l’AOF de 1934 et de 1938
et par l’arrangement de1914, dont il me pl aît de rappeler ici qu’il a prévalu jusqu’à
l’indépendance. Lesdits droits sont en outre c onfirmés par de nombreuses et solides effectivités.
Sur ce point, le Bénin ne se prévaut que d’une simple lettre du 27août1954, lettre écrite par le
nouveau secrétaire général du territoire du Niger, agissant en tant que gouverneur intérimaire, lettre
dépourvue de toute force juridique lui permettant de modifier les arrêtés et l’arrangement sur
lesquels se fonde l’argumentation du Niger.
Dans le secteur de la Mékrou, les prétentions du Niger tirent leur fondement du décret du
2mars1907 et ses textes modificatifs subséquents. Je relève à cet égard que le Bénin n’a pu se
prévaloir d’aucun titre pour fonder ses revendications dans cette zone.
C’est dire, Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour que le Niger fonde
l’espoir que l’issue de vos délibérations aboutissent à la délimitation de sa frontière avec le Bénin
sur la base du chenal navigable (dans le sect eur du fleuve) et du tracé résultant du décret
du2mars1907 (dans le secteur de la Mékrou). C’ est là assurément le moyen le plus approprié, - 60 -
mais aussi le plus opérationnel, susceptible de condu ire à une solution définitive et durable de ce
différend.
Comme il l’a toujours fait, mon pays qui fait du bon voisinage le credo de sa politique
étrangère se consacrera, lorsque le droit aura triomphé, à poursuivre, plus que par le passé une
fraternelle coopération avec le Bénin.
Il Œuvrera, comme je l’ai annoncé ici même mardi dernier, au travers des instances
auxquelles appartiennent les deux pays, à préserver les importants acquis de notre coopération dans
l’intérêt bien compris de nos populations respectives. Au demeurant, le Niger s’engage à respecter
les droits coutumiers acquis, la liberté de naviga tion et surtout l’accès à l’eau, autant de principes
fondamentaux que la limite frontalière proposée par le Bénin compromet.
C’est parce qu’il a foi dans les idéaux et les valeurs incarnés par la Cour internationale de
Justice et c’est parce qu’il demeure fermement a ttaché au principe de règlement pacifique des
différends, que mon pays se soumettra à la décision que la Cour sera amenée à prononcer.
Par ailleurs, mon pays a pris acte des questi ons que la Chambre a bien voulu lui poser. Il
s’apprête d’ores et déjà à y répondre dans les délais fixés.
Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, je ne saurais conclure mon propos
sans adresser mes très vifs remerciements à M.Philippe Couvreur, gre ffier de la Cour, ainsi qu’à
l’ensemble de son personnel, pour la qualité de leur appui qui nous a permis de travailler dans les
conditions les plus satisfaisantes.
Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, permettez-moi à présent de vous
livrer, conformément aux dispositions de l’article 60, paragraphe 2, du Règlement de la Cour, les
conclusions de la République du Niger.
CONCLUSIONS DE LA RÉPUBLIQUE DU NIGER
La République du Niger prie la Cour de dire et juger que :
1) La frontière entre la République du Bénin et la République du Niger suit la ligne des sondages
les plus profonds dans le fleuve Niger, telle qu’elle a pu être établie à la date de l’indépendance,
et ce, depuis le point de coordonnées 12° 24' 27" de latitude nord et 2° 49' 36" de longitude est,
jusqu’au point de coordonnées 11° 41' 40.7" de latitude nord et 3° 36' 44" de longitude est. - 61 -
2) Cette ligne détermine l’appartenance des îles à l’une ou à l’autre des Parties.
⎯ les îles situées entre la ligne des sondages les plus profonds et la rive droite du Niger, à savoir
Pekinga, Tondi Kwaria Barou, Koki Barou, Sandi Tounga Barou, Gandégabi Barou Kaïna, Dan
Koré Guirawa, Barou Elhadji Dan Djoda, K oundou Barou et Elhadji Chaïbou Barou Kaïna
appartiennent à la République du Bénin;
⎯ les îles situées entre la ligne des sondages les plus profonds et la rive gauche du fleuve, à savoir
Boumba Barou Béri, Boumba Barou Kaïna, Kouassi Barou, Sansan Goungou, Lété Goungou,
Monboye Tounga Barou, Sini Goungou, Lama Barou, Kotcha Barou, Gagno Goungou, Kata
Goungou, Gandégabi Barou Beri, Guirawa Ba rou, Elhadji Chaïbou Barou Béri, Goussou
Barou, Beyo Barou et Dolé Barou appartiennent à la République du Niger.
3) L’attribution des îles à la République du Béni n et à la République du Niger selon la ligne des
sondages les plus profonds déte rminée à la date de l’indépe ndance doit être considérée comme
définitive.
4) En ce qui concerne la limite frontalière sur les ponts de Gaya-Malanville, celle-ci passe par le
milieu de chacun de ces ouvrages.
5) La frontière entre la République du Bénin et la République du Niger dans le secteur de la
Mékrou suit une ligne composée de deux segments :
⎯ le premier segment est une ligne droite qui relie le point situé au confluent de la rivière Mékrou
avec le fleuve Niger au point situé à l’intersection du méridien de Paris et de la chaîne
montagneuse de l’Atacora, dont les coordonnées indicatives sont les suivantes: latitude:
11° 41' 50" nord; longitude : 2° 20' 14" est;
⎯ le second segment relie ce dernier point au point d’intersection des anciennes limites des
cercles de Say et de Fada, d’une part, et de Fada et de l’Atacora, d’autre part, dont les
coordonnées indicatives sont les suivantes : latitu: 11443'7" nord; longitude:
2° 18' 55" est.
Je vous remercie. - 62 -
Le PRESIDENTde la CHAMBRE: Je vous remercie, Madame. La Chambre prend acte
des conclusions finales dont vous avez donné lect ure au nom de la République du Niger, comme
elle l’a fait hier pour les conclusions finales présentées par l’agent de la République du Bénin.
Ceci nous amène à la fin de cette semaine d’audiences.
Je tiens à adresser mes remerciements, pour le urs interventions, aux agents, conseils et
avocats des deux Parties.
Je souhaite porter à la connaissance des Parties que la Chambre ou ses Membres n’ont pas,
au stade actuel de la procédure, de questions supplémentaires à leur poser. Il n’en reste pas moins
que la Chambre peut solliciter le concours des Parties aux termes de l’article62 du Règlement.
Conformément à la pratique, je prierai donc les agents de rester à la disposition de la Chambre pour
tous renseignements complémentaires dont elle pourrait avoir besoin.
Par ailleurs, la Chambre a reçu de M.l’agent de la République du Bénin une demande de
clarification concernant la portée de la question 1.c adressée aux Parties, dont j’ai donné lecture à
l’audience d’hier. En réponse, j’indiquerai que la Chambre s’attend à recevoir des cartes établies,
figurant clairement les renseignements demandés, et non des croquis illustratifs conçus par les
Parties. Le greffier confirmera ces précisions aux Parties par courrier.
Je déclare à présent close la procédure orale en l’affaire du Différend frontalier
(Bénin/Niger).
La Chambre va maintenant se retirer pour délibérer. Les agents des Parties seront avisés en
temps utile de la date à laquelle la Chambre rendra son arrêt.
La Chambre n’étant saisie d’aucune autre question aujourd’hui, l’audience est levée.
L’audience est levée à 18 heures.
___________
Public sitting held on Friday 11 March 2005, at 3 p.m.