Minutes of the Public Sittings - held at the Peace Palace, The Hague, from 16 to 26 June and on 22 December 1986, President of the Chamber, Judge Bedjaoui, presiding

Document Number
069-19860616-ORA-01-00-BI
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Number (Press Release, Order, etc)
1986
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PLAIDOIRIES RELATIVES AU FOND

PROCÈS-VERBAUX DES AUDIENCES PUBLIQUES

tenues au Palais de la Paix, à La Haye,
du 16 au 26 juin et le 22 décembre 1986, sous la présidence de M. Bedjaoui,
président de la Chambre

ORALARGUMENTS ON THE MERITS

MINUTES OF THE PUBLIC SITTINGS

held at the Peace Palace, The Hague,
from 16 to 26 June and on 22 December 1986,
President of the Chamber, Judge Bedjaoui, presiding[86/2 : 2-5] 3

C 2/CR 86/2

TROISIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (16 VI 86, 10 h)

Présents : M. B EDJAOUI, président de la Chambre; MM. L ACHS , RUDA , juges;

MM. L UCHAIRE , ABI-SAAB , juges ad hoc, M. ORRES BERN ÁRDEZ , Greffier.

Présents également:
Pour le Gouvernement du Burkina Faso:

S. Exc. M. Ernest Ouedraogo, ministre de l’administration territoriale et de la
sécurité, comme agent ;

S. Exc. M. Emmanuel Salembere, ambassadeur, comme coagent ;
S. Exc. M. Eduardo Jiménez de Aréchaga, ancien professeur de droit interna-
tional à l’Université de Montevideo,comme conseiller ;

M. Jean-Pierre Cot, professeur de droit international et de sociologie politique
de l’Université de Paris I,
M. Alain Pellet, professeur à l’Université de Paris-Nord et à l’Institut d’études
politiques de Paris, comme conseils et avocats ;

M. Souleymane Diallo, conseiller à l’ambassade du Burkina Faso à Paris,
comme conseil ;
M. Jean Gateaud, ingénieur général géographe en retraite,comme expert ;

M. Alain Pipart, assistant à l’Université de Paris-Nord, avocat à la cour d’appel
de Paris,
M. Stephen Marquardt, diplômé en droit de l’Université de Bonn, comme
conseillers ;

M.meean-Matthieu Cot,
M Angélique Bouda,
M me Miriam Dauba,
M me Martine Soulier-Moroni.

Pour le Gouvernement du Mali:

S. Exc., le lieutenant-colonel Abdourahmane Maiga, ministre de l’administra-
tion territoriale et du développement à la bascomme agent ;

S. Exc. M. Diango Cissoko, ministre de la justice, garde des sceaux, comme
conseiller spécial ;
S. Exc. l’ambassadeur Yaya Diarra, ministre des affaires étrangères et de la
coopération internationale, comme coagent ;

M. René-Jean Dupuy, professeur au Collège de France,
M. Pierre-Marie Dupuy, professeur à l’Université de droit, d’économie et de
sciences sociales de Paris,
M. Raymond Ranjeva, de l’Académie malgache, président de l’établissement
d’enseignement supérieur de droit, d’économie, de gestion et de sociologie de

l’Université de Madagascar,
M. Jean Salmon, professeur à l’Université libre de Bruxellescomme conseils ;
M. Diadié Traoré, directeur national de la cartographie et de la topographie,
comme conseiller scientifique et technique ;4 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 5-6]

M. Sinaly Coulibaly, conseiller juridique du ministère des affaires étrangères et
de la coopération internationale, comme conseiller juridique ;

M. Aguibou Diarra, chef de la division des frontières au ministère de l’admi-
nistration territoriale et du développement à la base,
M. Mamadou Kone, chef de la section du contentieux au secrétariat général du
gouvernement,
M. N’Tji Laïco Traoré, chargé d’affaires a.i., ambassade du Mali à Bruxelles,
M. Mahamadou Maiga, administrateur civil en retraite,
M. Daba Diawara, ancien chef de la section constitutionnelle de la Cour
suprême, comme conseillers ;

M. Paul Delmond, administrateur en chef des affaires d’outre-mer en retraite,
M. Drissa Sangare, ministère de l’administration territoriale et du développe-
ment à la base,
M. Amadou Billy Soussoko, ministère de l’administration territoriale et du
développement à la base,
M. Aliou Toure, direction nationale de la cartographie et de la topographie,
M. Oumar Kansa Ongoïba, administrateur; attaché de cabinet au ministère de
l’administration territoriale et du développement à la base,
me
M Maciré Yattassaye, journaliste auprès du ministère de l’administration terri-
toriale et du développement à la base, comme experts .[86/2 : 7-8] 5

OUVERTURE DE LA PROCÉDURE ORALE

Le PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE: Je déclare ouverte la procédure orale en
l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) .
Saluant la présence dans la salle des représentants des Parties à ladite affaire, je
leur souhaite, ainsi qu’aux membres de leur délégation, la bienvenue.
On se souviendra que c’est par lettre du 14 octobre 1983 enregistrée au Greffe
de la Cour le 20 octobre 1983 que la République de Haute-Volta (aujourd’hui
Burkina Faso) et la République du Mali ont notifié conjointement au Greffier un
1
compromis conclu entre elles le 16 septembre 1983 à l’effet de soumettre à une
chambre de la Cour internationale de Justice, constituée en application de l’ar-
ticle 26, paragraphe 2, du Statut de celle-ci, la question du tracé de la frontière
entre les deux Etats dans la zone contestée telle que définie à l’article premier,
paragraphe 2, de ce compromis. Dûment consultées par le Président de la Cour,
les Parties ont, le 14 mars 1985, confirmé leur souhait de voir la Cour procéder
immédiatement à la constitution d’une chambre dont elles demandaient qu’elle fût
composée de cinq membres, dont deux juges ad hoc désignés par elles conformé-

ment à l’article 31 du Statut de la Cour. 2
Par une ordonnance en date du 3 avril 1985 , la Cour a déclaré avoir élu
MM. Lachs, Ruda et moi-même aux fins de former, avec les juges ad hoc dési-
gnés par les Parties, la chambre saisie de l’affaire. Le 29 avril 1985, la Chambre
m’a fait l’honneur de m’élire à sa présidence et a tenu une séance publique, au
cours de laquelle M. Luchaire, juge ad hoc désigné par le Burkina Faso, et
M. Abi-Saab, juge ad hoc désigné par la République du Mali, ont fait la déclara-
tion solennelle prescrite par le Règlement de la Cour.

Je rappelle que si cette Chambre est la deuxième a être constituée par la Cour
internationale de Justice en application de l’article 26, paragraphe 2, de son Statut,
elle est la première de cette nature à connaître d’un litige entre deux pays afri-
cains. A cet égard, je voudrais redire combien il est à l’honneur du Burkina Faso
et de la République du Mali d’avoir, librement et en pleine connaissance de cause,
soumis d’un commun accord leur différend frontalier à la justice internationale
dont cette Chambre de la Cour est l’émanation, s’engageant donc par avance à

s’incliner devant la décision de celle-ci. On ne peut que se réjouir de la sagesse
dont les deux Etats ont ainsi fait preuve.
Les Parties ayant confirmé les indications données dans le compromis et la
Chambre ayant été consultée, le Président de la Cour a fixé au 3 octobre 1985, par
ordonnance du 12 avril 1985 3, la date d’expiration du délai pour le dépôt d’un
mémoire par chaque Partie 4. Ces pièces ont été déposées dans le délai prévu. Par
ordonnance du 3 octobre 1985 5, j’ai moi-même fixé au 2 avril 1986 la date d’ex-
piration du délai pour le dépôt d’un contre-mémoire par chacune d’elles (confor-

mément aux termes dudit compromis et après que les Parties eurent confirmé leur
accord à ce sujet).
Cependant que l’on attendait le dépôt de cette seconde pièce de procédure
écrite, de graves incidents se sont malheureusement produits au cours des derniers

1
2I, p. 7-8.
3C.I.J. Recueil 1985 , p. 6.
C.I.J. Recueil 1985 , p. 10.
4Mémoire du Burkina Faso, I, p. 21-482; mémoire du Mali, II, p. 3-578.
5C.I.J. Recueil 1985 , p. 189.6 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 8-10]

jours de l’année 1985, opposant les forces armées du Burkina Faso et de la Répu-
blique du Mali dans la région frontière. Les deux Parties ont saisi la Chambre de
demandes parallèles en indication de mesures conservatoires 1. Après avoir tenu
2
audience le 9 janvier 1986 aux fins de les entendre en leurs observations orales ,
la Chambre a, dès le lendemain, rendu e3 audience publique une ordonnance indi-
quant des mesures conservatoires . Entre autres mesures, la Chambre demandait
aux Gouvernements du Burkina Faso et de la République du Mali de retirer leurs
forces armées sur les positions ou à l’intérieur des lignes qui seraient, dans les
vingt jours suivant le prononcé de l’ordonnance, déterminées par accord entre les
deux gouvernements, étant entendu que les modalités du retrait des troupes

seraient fixées par cet accord et qu’à défaut d’un tel accord, la Chambre indique-
rait elle-même les modalités. La Chambre demandait en outre à chacune des
Parties de continuer à respecter le cessez-le-feu déjà intervenu; de ne pas modifier
la situation antérieure en ce qui concerne l’administration du territoire contesté;
et d’éviter tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la
Chambre est saisie. Conformément à l’article 2 de l’ordonnance précitée en indi-
cation de mesures conservatoires, le coagent du Mali a transmis au Greffier, par

lettre du 24 janvier 1986, le communiqué final de la première conférence extraor-
dinaire des chefs d’Etat et de gouvernement des pays membres de l’ANAD
(accord de non-agression et d’assistance en matière de défense) diffusé le
18 janvier 1986. Ledit communiqué faisait état de l’accord intervenu entre les
deux chefs d’Etat sur le retrait de leurs forces armées respectives de part et d’autre
de la frontière contestée.
Le 2 avril 1986, c’est-à-dire dans les délais fixés à cette fin, les Parties ont
4
déposé au Greffe de la Cour leur contre-mémoire en l’affaire. Le même jour, elles
ont indiqué qu’elles ne désiraient pas soumettre de pièce de procédure addition-
nelle. L’affaire se trouvait donc désormais en état.
Conformément à l’article 53, paragraphe 2, du Règlement de la Cour, la
Chambre, après s’être renseignée auprès des Parties, a décidé que les pièces de
procédure et documents annexés seront accessibles au public à dater de l’ouver-
ture de la présente procédure orale.

Après consultation des Parties, il a été décidé, conformément à l’article 58,
paragraphe 2, du Règlement, que la Chambre entendrait d’abord les représentants
du Burkina Faso.
Je donne donc la parole à Monsieur l’agent du Gouvernement du Burkina Faso.

1III, p. 4-8.
2III, p. 12-52.
3C.I.J. Recueil 1986 , p. 3.
4
Contre-mémoire du Burkina Faso, III, p. 57-284; contre-mémoire du Mali, III, p. 287-
536.[86/2 : 11-12] 7

EXPOSÉ LIMINAIRE DE M. OUEDRAOGO

AGENT DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. OUEDRAOGO: Monsieur le président, Messieurs les juges, permettez-moi
tout d’abord de vous exprimer — au-delà de l’intense émotion que je vis actuel-
lement — toute la gratitude du peuple burkinabé, du conseil national de la révo-
lution et du gouvernement révolutionnaire ainsi que ma propre gratitude et ma
satisfaction pour la compréhension et la constante disponibilité que mon pays a
trouvées durant toute la procédure écrite auprès du président, des juges et du
Greffe de votre auguste Chambre.
Le peuple et le Gouvernement burkinabés restent sensibles à cette marque
d’attention et de sympathie que vous leur avez témoignée. Votre sollicitude a
conquis définitivement la confiance de mon pays dans ce Palais de la Paix et sa
conviction pour l’avènement d’un monde de justice et de solidarité, un monde de
droit et de coopération.
Monsieur le président, Messieurs les juges, la présente instance marque, nous
l’espérons, les termes d’un long processus dans lequel mon pays et son peuple,
profondément attachés aux règles de bon voisinage et convaincus de la solidarité

universelle des peuples par-delà les Etats et les gouvernements, ont investi d’im-
menses efforts matériels et politiques pour vivre en bonne intelligence et collabo-
rer avec la République sŒur du Mali.
Ainsi, le 18 septembre 1972, le président de la République de Haute-Volta
(Burkina Faso) écrivait à son homologue du Mali en ces termes:
«En vous soumettant ci-joint un mémorandum relatif aux questions fronta-
lière intéressant nos deux Etats, j’ai le ferme espoir que nous mettrons
ensemble tout ce qui est en notre pouvoir pour parvenir à un accord au sujet
de ce problème qui nous préoccupe.

En effet la tournure que prennent les relations entre le Mali et la Haute-
Volta dans la zone du Sahel m’inquiète de plus en plus. Cette appréhension
est d’autant plus justifiée que les incidents se multiplient non seulement entre
les populations de la région considérée mais encore à l’échelon des respon-
sables administratifs.
Or le Mali et la Haute-Volta, unis depuis des siècles par des liens histo-
riques, géographiques et humains, ont besoin de paix et de tranquillité pour
se consacrer aux multiples impératifs économiques et sociaux qu’ils partagent
du fait de leur situation continentale.
Je peux vous réaffirmer, Monsieur le président, que je suis disposé à vous
rencontrer à tout moment en vue de rechercher avec vous-même un règlement
définitif de ces litiges frontaliers.
Mais au cas où malheureusement il serait vraiment impossible de parvenir
à mettre un terme à cette question frontalière par le dialogue, il nous restera
à explorer une nouvelle voie, celle de recourir à l’arbitrage d’une tierce
partie.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe Il-93 bis.)

Dix ans plus tard, à la suite de l’échec des négociations entre les deux Parties,
la République du Sénégal leur offrait ses bons offices et suggérait que le litige soit
soumis à un arbitrage ou à la Cour internationale de Justice.
Le Burkina Faso préféra la solution du recours à la Cour internationale de
Justice. Nous avons, en effet, estimé que le litige qui opposait notre pays à la8 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 12-14]

République du Mali était également le litige de toute l’Afrique post-coloniale et
que, de ce fait, notre devoir devant l’histoire et la postérité était de demander au
Palais de la Paix de se prononcer officiellement, solennellement, sur un problème
par excellence hérité de la violence coloniale: l’intangibilité des frontières.
Nous avons estimé, et nous restons convaincus, que l’Afrique tout entière, pour
vivre en paix et prospérer, avait besoin d’une consécration éclatante de ce prin-
cipe de l’Organisation de l’unité africaine.

Certes, deux Etats africains, avant nous, avaient déjà eu recours à la Cour inter-
nationale de Justice pour trancher leur différend frontalier. Il s’agit en l’occurrence
de la Tunisie et de la Jamahiriya arabe libyenne dans l’affaire du Plateau conti-
nental (Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne ). Mais il ne s’agissait pas d’un pro-
blème spécifiquement lié à la décolonisation comme dans le cas du Burkina-Mali.
L’arrêt du 24 février 1982 nous en donne l’économie en ces termes:
«L’absence de frontières maritimes officiellement reconnues par les Parties

est l’une des difficultés de la présente affaire, la délimitation du plateau
continental devant commencer à la limite extérieure de la mer territoriale, en
application d’un principe de droit international énoncé à l’article premier de
la convention de Genève sur le plateau continental de 1958... Comme il n’y a
jamais eu d’accord entre la Tunisie et la Libye sur la délimitation des eaux
territoriales, ... une frontière terrestre incontestée par les Parties et résultant
d’une convention est une circonstance de la plus haute pertinence.»

C’est précisément à propos de cette frontière, qui n’était pas l’objet du litige
entre la Libye et la Tunisie, que l’arrêt de la Cour a fait référence à la résolution
du Caire de 1964. L’historique de cette frontière présente un certain intérêt sinon
un intérêt certain, pour le procès en cours.
Aux termes de l’arrêt du 24 février 1982 :
«Le tracé actuel de la frontière terrestre remonte à 1910. Les deux pays
avaient été antérieurement sous la suzeraineté turque depuis la moitié du
XVI siècle jusqu’en 1881, année au cours de laquelle la Tunisie devint un

protectorat français, la frontière entre la régence de Tunis et le vilayet de
Tripoli était simplement une limite interne entre deux circonscriptions de
l’Empire ottoman. En 1886 et 1892, des contacts furent établis entre la
France et la Turquie en vue d’aboutir à une délimitation ... Finalement la
«convention relative à la frontière entre la régence de Tunis et le vilayet de
Tripoli» fut conclue le 19 mai 1910 entre le bey de Tunis et l’empereur des
Ottomans.
..........................................
La convention entra dûment en vigueur et la frontière ainsi établie devint la
frontière entre la régence de Tunis sous protectorat français et la colonie
italienne de Tripolitaine après la cession de cette dernière à l’Italie par la

Turquie. Après la décolonisation, la frontière de 1910 devint la frontière entre
les Etats indépendants de Tunisie et de Libye.»
Cette frontière, confirmée et reconfirmée par des traités, a donc, poursuit la Cour,

«survécu à toutes les vicissitudes des deux guerres mondiales, et elle illustre
bien l’application du principe proclamé dans la résolution du Caire adoptée
en 1964 par l’Organisation de l’unité africaine, aux termes de laquelle «tous
les Etats membres s’engagent à respecter les frontières existantes en accédant
à l’indépendance nationale». La même règle de continuité ipso jure des
traités de frontière et des traités territoriaux est reprise dans la convention de
Vienne de 1978 sur la succession d’Etats en matière de traités.»[86/2 : 14-17] EXPOSÉ DE M .OUEDRAOGO 9

L’affaire du Plateau continental (Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne) susrappe-
lée, déjà différente par son objet de la présente instance, l’est davantage quant au
comportement des Etats. En effet, entre la Tunisie et la Jamahiriya arabe libyenne
il n’y a eu qu’une bataille juridique à l’exclusion de toute violence armée. Dans
l’affaire Burkina Faso /Mali au contraire, la voie des armes a étouffé celle des
idées et du droit. Agressé une première fois, mon pays était loin de prévoir le
second conflit, alors même que l’affaire était devant la Cour. Le Burkina Faso

avait voulu éviter ou prévenir toutes tentations bellicistes fondées sur des
passions, en portant l’affaire devant la Cour où les problèmes sont abordés et
toujours tranchés sur la base du droit et par des hommes qui ont à cŒur d’aider à
l’avènement d’un monde plus responsable.
Notre option pour la Cour internationale de Justice plutôt que la procédure arbi-
trale, en droite ligne avec les motifs précédents, repose sur notre conviction
qu’une solution fondée strictement sur le droit, c’est-à-dire sur un ensemble de
règles admises par toute la communauté internationale et dans l’intérêt de cette
même communauté, était de loin préférable à un règlement amiable, à une solu-
tion politique négociée, trop conjoncturelle, trop ponctuelle, trop dépendante des
aléas politiques, pour pouvoir garantir l’avenir.
Telles sont, strictement rappelées, Monsieur le président, Messieurs les juges,
les raisons majeures qui ont décidé le Burkina Faso à saisir votre très haute juri-
diction. La même conviction me fait aujourd’hui espérer avec mon pays, avec
l’Organisation de l’unité africaine, et avec tous les Etats Membres de l’Organisa-
tion des Nations Unies, que la décision que vous rendrez sera un jalon de plus

dans la consolidation de la paix; paix entre le Mali et le Burkina dont les préoc-
cupations, assurément, devraient être ailleurs; paix dans les esprits et les cŒurs
des peuples traumatisés par les jeux trop cruels et trop étrangers à leurs conditions
et à leurs espérances; paix enfin pour un monde en mutations accélérées dans
lequel la vie humaine est de plus en plus banalisée et l’homme confondu à la
machine.
Le litige qui oppose mon pays à la République du Mali n’aurait jamais dû
exister sous sa forme actuelle si seulement l’engagement commun pris dans le
cadre de l’OUA pour le respect des frontières arbitraires héritées de la colonisa-
tion avait été observé par notre voisin. Hommes d’action, nous n’avons jamais
rêvé à l’unité absolue qui n’existe nulle part. Mais ces troubles de voisinage,
pensions-nous, n’auraient jamais dû dépasser le cadre de simples incidents, si une
volonté de conquête ne s’était subitement révélée du côté du Gouvernement
malien, qui n’a cessé de traiter nos rapports d’Etat dans un esprit de provocation
manifeste.
Sans tomber dans le camp de ceux qui croient à tort que l’Afrique précoloniale
était un no man’s land sans limite et sans autorité, nous savons tous, en tant

qu’Africains et anciens colonisés, que les frontières coloniales obéissaient d’abord
aux intérêts de la puissance conquérante, sans égard aux intérêts des populations
locales.
De ce qui précède, nul — en tous cas pas les Africains — ne pouvait s’attendre
à ce que ces frontières s’embarrassent, dans leur tracé, ni de l’organisation socio-
économique, ni des données historiques, géographiques et ethniques préexistantes
dans les régions conquises.
Il faut souligner ici que ces divisions artificielles, arbitraires, coloniales étaient
de moindre conséquence lorsqu’une région donnée, appartenant à une même puis-
sance coloniale, était l’objet de division administrative.
Dans certains cas, une région socialement et culturellement homogène était
morcelée entre des puissances différentes et rivales avec les conséquences les plus
graves sur l’identité nationale des populations victimes. Il nous paraît à peine10 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 17-19]

nécessaire d’évoquer les conférences de balkanisation de l’Afrique qui se tenaient
en Europe, et dont la plus célèbre reste celle de Berlin en 1885.
Si l’on ajoute à toutes ces considérations les exposés de motifs de certains actes
constitutifs ou modificatifs de territoires coloniaux, l’on aboutit à une juste
compréhension de la doctrine coloniale en matière de frontière.
Ecoutez plutôt:

«Depuis plusieurs années déjà, la domination française n’a cessé de se
fortifier dans nos possessions de l’Afrique occidentale. La conquête de ces
vastes territoires aura permis d’ajouter une page glorieuse à notre histoire
coloniale, tantôt en donnant libre carrière à l’initiative hardie de nos explo-
rateurs, tantôt en affirmant avec éclat les qualités brillantes de nos officiers
et de nos soldats...
Cette extension progressive de notre influence ... l’ensemble des droits que
des conventions diplomatiques nous ont reconnus...
Aucun obstacle de fait, aucun intérêt supérieur, n’empêche alors de faire

prévaloir dans les possessions françaises de l’Afrique occidentale les prin-
cipes fondamentaux de notre organisation politique...» (Mémoire du Burkina
Faso, annexe II-4.)
Ainsi s’exprimait le 17 octobre 1899, le ministre français des colonies dans un
rapport au président de la République française, à qui il soumettait le projet de
décret ci-après:

«Article premier . Les territoires ayant constitué jusqu’à ce jour les posses-
sions du Soudan français cessent d’être groupés en une colonie ayant son
autonomie administrative et financière.
— Les cercles de Kayes, de Bafoulabé, de Kita, de Satadougou, de
Bamako, de Ségou, de Djénné, de Nioré, de Gombou, de Sokoto et de
Bougounè sont rattachés au Sénégal.
— Les cercles de Duiguiray, de Siguiri, de Kouroussa, de Kankan, de
Kissidougou et de Bayla sont rattachés à la Guinée française.
— Les cercles ou résidences de Odejenné, de Kong et de Bouna sont ratta-
chés à la Côte d’Ivoire.
— Les cantons de Kouala ou Nebba au sud de Liptako et le territoire de
Say comprenant les cantons de Djennaré, de Diongoré, de Folmougani et de
Botou sont rattachés au Dahomey.
— Les cercles ou résidences de la circonscription de la région nord et

nord-est du Soudan français à savoir ceux de Tombouctou, de Sumpi, de
Goumdam, de Bandiagara, de Dori, de Ouahigouya, ainsi que les cercles ou
résidences de la circonscription dite Région-Volta à savoir ceux de San, de
Ouagadougou, de Léo, de Koury, de Sikasso, de Bobo-Dioulasso et de
Diébougou forment deux territoires militaires relevant du gouverneur général
et placés sous la direction de deux commandants militaires.» ( Ibid.)
On ne saurait trouver meilleure illustration de création de colonies qui ignore
totalement les données socio-politiques autochtones. Ainsi le Bambara de Ségou
est rattaché au Ouolof et autres Sérères du Sénégal, tandis que le Peulh de Dori
ou le Gourmantché de Botou doit apprendre à cohabiter avec les Fons et les Ewé

de Ouidah.
Dans un autre rapport adressé au président de la République française, le
ministre des colonies propose des restructurations territoriales pour les motifs
suivants:
«Les régions dont il s’agit sont parmi les plus riches et les plus peuplées
de l’AOF, l’immense vallée du Niger en est l’axe et détermine leur unité.[86/2 : 19-21] EXPOSÉ DE M .OUEDRAOGO 11

Les intérêts commerciaux y sont déjà considérables, les richesses minières
certaines; quant à leur valeur agricole, elle est indiscutable, et c’est à juste
titre qu’est escompté, dès maintenant, l’avenir prochain qui verra la vallée du
Niger devenir un des plus grands centres de production cotonnière du monde.
Enfin, elles forment le noyau de notre puissance militaire en AOF.
L’importance de ces intérêts de diverses natures ... va se trouver rapide-
ment accrue ... ce n’est pas de Dakar, à 1500 kilomètre de distance qu’il peut

être pourvu à la gestion immédiate de tels intérêts...» (Mémoire du Burkina
Faso, annexe II-9 a).)
Il ressort clairement de l’exposé de ces motifs que ce sont les seuls intérêts du
colonisateur qui ont décidé de la création de la colonie du Haut-Sénégal-Niger et
du choix de la ville de Bamako comme chef-lieu. Ce sont également les mêmes
intérêts du colonisateur qui ont déterminé le sort des colonies créées et des limites
entre elles. Personne ne peut dès lors contester sérieusement le caractère arbitraire

de ces limites frontières (arbitraire parce que n’épousant pas les réalités autoch-
tones, mais ces limites avaient bien leur rationalité coloniale) ou en contester la
réalité postcoloniale. C’est ce que reconnaissait feu le président Modibo Keita,
lorsqu’il déclarait à Addis-Abeba, avec un courage et une clairvoyance politique
qu’il aurait dû laisser en héritage:
«Si vraiment nous sommes les uns et les autres animés par la volonté

ardente de faire l’unité, il faut que nous prenions l’Afrique telle qu’elle est;
il faut que nous renoncions aux prétentions territoriales si nous ne voulons
pas instaurer en Afrique ce qu’on pourrait appeler l’impérialisme noir. L’unité
africaine exige de chacun de nous le respect intégral de l’héritage que nous
avons reçu du système colonial, c’est-à-dire le maintien des frontières
actuelles de nos Etats respectifs. Il est donc nécessaire, il est même indispen-
sable que, d’une manière concrète, nous mettions un terme à tous les
éléments de division. Le respect doit être concrétisé par un engagement, un
pacte multilatéral de non-agression garanti par chacun des Etats ici réunis...»
(Mémoire du Burkina Faso, annexe II-68 a).)

S’accommoder des frontières coloniales est donc un impératif de paix et de
sécurité entre les Etats africains car, comme l’a dit le chef de l’Etat malgache en
1963:

«Il n’est plus possible, ni souhaitable de modifier les frontières des
nations, au nom de critères raciaux, religieux...
En effet, si nous prenions pour critère de nos frontières la race, la tribu ou
la religion, il y aurait en Afrique des Etats qui seraient effacés de la carte.»
Est-ce à dire que le respect des frontières héritées de la colonisation par les

Etats résoudra tous les problèmes et mettra définitivement fin aux incidents fron-
taliers? Cela peut être possible à un stade supérieur des intégrations sous-régio-
nales et régionales. Pour le moment et pendant longtemps encore, le nationalisme
et le chauvinisme exacerbent les tensions engendrées par les rapports entre les
populations frontalières et parfois les transforment en affaires d’Etat. De même,
les rapports entre les administrations frontalières et les ressortissants de pays
voisins resteront toujours, resteront longtemps encore, difficiles, voire conflic-
tuels, en raison des différences de législation.
Cependant, de tels incidents, somme toute normaux, seront toujours limités dans
leur portée par rapport aux litiges qui opposeraient directement deux Etats sur le
tracé des frontières, soit qu’ils ne le reconnaissent pas, soit qu’ils en contestent
certains points ou lignes.12 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 21-22]

S’agissant précisément des frontières coloniales, le Burkina Faso ne conteste
pas que dans certains cas — isolés hélas! — le colonisateur ait pris en compte
certaines données locales; mais en règle générale la délimitation des colonies a
reposé sur les intérêts du conquérant car c’est un truisme de rappeler que la colo-
nisation est un système de domination, d’oppression et d’exploitation. Le recon-
naître est une question d’honnêteté intellectuelle et de responsabilité politique.
Ce que l’on peut affirmer avec une certitude historique, c’est que la plupart du

temps, comme nous l’affirmions tantôt, des considérations de politique pure, inté-
rêts immédiats et actuels de l’administration coloniale, ont prévalu sur les «réali-
tés humaines» au sens où l’entend le Mali. Tantôt politique, tantôt économique,
l’intérêt du colonisateur emportait toujours la décision et nous avons déjà cité
quelques exemples. En voici d’autres, dont certains sont en plein centre de nos
débats.
Répondant à l’inspecteur général des colonies le 15 juin 1947, au sujet de la
reconstitution de la Haute-Volta, le gouverneur de la Côte d’Ivoire écrivait:

«A votre rapport est annexée une carte que j’ai reproduite à échelle
semblable avec les limites que je proposais.
J’appuierai mes arguments sur ce croquis:
—1 er mars 1919: création de la Haute-Volta;
— 5 janvier 1932: suppression de la Haute-Volta;
— 13 juillet 1937: constitution de la Haute-Côte d’Ivoire.» (Mémoire du
Burkina Faso, annexe II-45.)

Ces trois dates ne marquent pas tant une évolution de l’existence d’une colonie
que l’adaptation sur leur plan outre-mer des conceptions économiques et poli-
tiques métropolitaines.
Le 10 avril 1932, le gouverneur de la Côte d’Ivoire, donnant au gouverneur
général son opinion sur les conditions dans lesquelles pourrait s’opérer le ratta-
chement à la Côte d’Ivoire d’une partie des territoires de la Haute-Volta, écrivait
sans ambages:

«Le but recherché dans la suppression de cette colonie est d’obtenir une
réduction des frais d’administration du territoire...
C’est donc une mesure d’assainissement financier et il est à prévoir que les
colonies limitrophes qui verront augmenter leur territoire ne tireront pas de
cette opération que des avantages... Le grand mal de la Côte d’Ivoire en
période de prospérité est l’insuffisance de la main-d’Œuvre.
En notre temps, l’économie prime le politique... L’orientation vers la Côte
d’Ivoire du courant d’immigration des mossis [traduisez de la main-d’Œuvre
pour les plantations de caféiers et cacaoyers] justifie le rattachement de la
région mossi à la Côte d’Ivoire.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-31 ter.)

Dans un rapport politique annuel du Soudan de 1949, nous lisons:
«Projet de rattachement des cantons Sénoufos à la Haute-Volta.
Cette opération qui entraînerait le rattachement à la Haute-Volta de la

quasi-totalité du cercle de Sikasso n’est pas souhaitable pour les raisons
suivantes:
— Il est nécessaire de maintenir l’organisation administrative du territoire
qui a déjà connu de nombreux remaniements.
— Historiquement le cercle de Sikasso fait partie du Soudan.
— Politiquement ce rattachement risquerait de causer la disparition dans
ces régions du PSP, parti spécifiquement soudanais et ainsi de renforcer les
positions du RDA.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-47 bis.)[86/2 : 23-25] EXPOSÉ DE M . OUEDRAOGO 13

Il apparaît ici que le motif historique est invoqué de façon subsidiaire. Ce sont

les exigences du maintien d’une organisation administrative déjà maintes fois
remaniée, et surtout la peur du renforcement des positions du RDA (parti politique
violemment combattu à l’époque par les autorités coloniales), qui constituent les
motifs déterminants du non-rattachement à la Haute-Volta des cantons Sénoufos.
Nous nous contenterons de donner un dernier exemple illustrant la diversité des
motifs de création ou de modification des territoires coloniaux; il s’agit du rapport
no 201 du 1 crmars 1919 proposant la suppression du Haut-Sénégal-Niger et la
création de la Haute-Volta. Ce rapport souligne:

«Il apparaît aujourd’hui que cette colonie (le Haut-Sénégal-Niger) est
encore trop étendue pour que le gouverneur puisse donner partout des
marques égales de sa sollicitude. Aussi, y a-t-il, à l’heure actuelle, une véri-
table nécessité tant au point de vue politique qu’au point de vue économique,
à accorder à la région la plus peuplée de la colonie cette personnalité qui a
permis naguère au Haut-Sénégal-Niger lui-même de trouver, dans une admi-
nistration plus proche, l’impulsion qui lui avait manqué jusqu’alors.»

(Mémoire du Burkina Faso, annexe II-20.)
Tels sont, en substance, les motifs et de la division du Haut-Sénégal-Niger (trop
grande étendue) et de la création de la Haute-Volta: assurer à cette contrée, qui se
trouve la plus éloignée, la régularité d’un contrôle qui, en raison de la distance,
n’a pas pu être exercée d’une manière toujours satisfaisante.

A travers tous ces exemples, l’on s’aperçoit que jamais les réalités humaines,
ethniques et autres, ne sont prises complètement en considération et qu’elles ne le
sont au demeurant que lorsqu’elles coïncident avec les intérêts du colonisateur. Le
Gouvernement du Mali le sait mieux que quiconque, lui qui a, un temps, prétendu
faire découvrir le vrai motif (le plus ahurissant) qui a pu déterminer la reconstitu-
tion de la colonie de Haute-Volta en 1947 par le souci de pourvoir d’un emploi
supérieur un haut fonctionnaire colonial.
Les dossiers du ministère des colonies devaient certainement être mal tenus car
l’on ne sait plus s’il s’agissait de Mouragues ou de Mourgues. Et pour être sûr que

l’on ne se tromperait pas de haut fonctionnaire colonial, Mouragues et Mourgues
furent envoyés successivement gouverner la Haute-Volta. Ceci est pour la petite
histoire.
La grande histoire coloniale, si l’on peut dire, de son côté, n’a que faire des
données ethniques des regroupements au sein d’un même territoire. Dès lors ces
facteurs ne sauraient constituer une preuve de l’appartenance à un Etat du terri-
toire sur lequel sont implantées les populations de même ethnie.
A cet égard, la lettre n o123/AG du 28 janvier 1921 du gouverneur de la Haute-
Volta au gouverneur général est fort instructive.
Le gouverneur écrit:

«Dès l’année dernière je m’étais préoccupé de rechercher, en vue de remé-
dier aux chevauchements de races que la création de la Haute-Volta avait pu
créer ou laisser subsister à la limite des colonies voisines, s’il ne conviendrait
pas d’apporter certaines modifications aux limites fixées par l’acte constitutif
du 1 ermars 1919...

Ayant constaté que le cercle de Dori était habité par des Déforo, des Peulhs,
quelques Gourmantchés, des Touaregs et Bellas, des Sonraihs ... le gouverneur
estima dans un premier temps que «pour assurer l’unité de direction sur une
race particulièrement difficile et dont les principaux groupements se trouvaient
sur le territoire du Haut-Sénégal-Niger, il y aurait intérêt à rattacher à cette
colonie les éléments peu importants qui chevauchent sur la frontière...»14 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 25-28]

Un examen plus approfondi devait le convaincre de l’inopportunité de cette
mesure, qui «entraînerait le morcellement et la disparition du cercle de Dori» et
(motif d’un machiavélisme) «priverait l’administration coloniale de l’antagonisme
des races qui, loin de susciter des difficultés, nous fut particulièrement utile à
diverses époques ». Le gouverneur Hesling, par ces motifs, conclut donc au main-
tien d’un statu quo ante avec cependant pour correctif « l’application en étroit
accord avec le Haut-Sénégal-Niger d’une mesure politique à l’égard des Touaregs et

des Bellas qui stationnent de part et d’autre de la limite des deux colonies ». Ce
correctif était manifestement destiné à réduire les incidents que ne pouvait manquer
de créer l’arbitraire de la frontière (Mémoire du Burkina Faso, annexes II-22).
Ces incidents ont été nombreux à l’époque coloniale et, les mêmes causes
produisant les mêmes effets, ils ont été constatés dans toute l’Afrique colonisée.
On les enregistre encore partout de nos jours. Ils sont la conséquence directe, la
résultante de l’arbitraire des frontières coloniales. Le Burkina et le Mali n’en ont
pas le monopole. Avant eux, le Soudan français et la Haute-Volta en ont souffert.
Toutes les colonies, de la Mauritanie au Tchad, du Soudan français à l’Oubangui-
Chari, les ont connus.
La différence fondamentale entre toutes ces colonies devenues Etats indépen-
dants et nous (c’est-à-dire Mali et Burkina) c’est qu’aucun ne demande la modifi-
cation de ses frontières; leur comportement est conforme au droit des peuples afri-
cains tel qu’il a été exprimé au Caire en 1964 au nom de la paix, de la concorde,
de la coopération bilatérale et multilatérale.
Le Burkina a des frontières avec six Etats voisins : Côte d’Ivoire, Ghana, Togo,

Bénin, Niger et Mali. Les administrations frontalières sont quotidiennement con-
frontées aux difficultés engendrées par le tracé arbitraire des frontières coloniales.
Les litiges les plus fréquents sont relatifs à la circulation des personnes et des biens,
à l’accès et à la jouissance des points d’eau, des champs et des hameaux de culture.
C’est que des textes réglementaires coloniaux portant réorganisation territoriale
à l’intérieur des possessions françaises, ont toujours précisé, d’une manière symp-
tomatique, précisément que :
«les droits fonciers de toute nature que les indigènes possèdent dans les
cantons intéressés (entendre cantons intéressés par le remaniement ou la

modification) ne sauraient en aucune façon être affectés par les dispositions
du présent arrêté».
Cela signifie que les modifications territoriales maintenaient des droits de suite et
de préférence aux titulaires de droits fonciers indigènes: ainsi un Soudanais dont
le champ se retrouve en Haute-Volta à la suite d’une réorganisation territoriale
conserve ses droits de jouissance et d’exploitation sur son terrain devenu partie
intégrante du territoire colonial voltaïque.
Cette clause, qui semblait prendre en considération les réalités autochtones, a

parfois créé de nombreux conflits: il y a toujours problème si l’usage du droit
suivi ou poursuivi est contesté, ou si des ressortissants du territoire voisin fran-
chissent la frontière à la recherche de terres plus fertiles. Ces problèmes donnent
lieu à des bagarres plus ou moins graves entre les populations frontalières et sont
plus fréquentes qu’on pourrait le penser.
Nous ne retiendrons que les incidents avec le Soudan français et le Mali.
Déjà sous la colonisation, de nombreux incidents se sont produits entre le
Soudan français et la Haute-Volta. De nombreux documents montrent que les
administrateurs coloniaux ont dû faire face, principalement dans les zones du
Soum et du Béli, à des problèmes dus, non pas à l’incertitude du tracé des limites
administratives mais au franchissement de ces limites par les populations avec
toutes les conséquences inhérentes aux mouvements des personnes.[86/2 : 28-30] EXPOSÉ DE M .OUEDRAOGO 15

Ainsi dans le secteur de Soum, plus précisément dans le canton de Baraboulé, il
s’est produit en juillet 1913, soit avant l’existence de la Haute-Volta et du Soudan
français en tant que colonies distinctes, des différends entre indigènes du cercle
de Yoro et du cercle de Djibo au sujet de champs de culture. Ces différends furent
réglés par la consécration solennelle de la limite des deux cercles tout en conser-
vant la possibilité aux habitants de Baraboulé de continuer à exploiter leurs
terrains situés dans le cercle de Bandiagara.

En dépit de cette délimitation, les Peulhs de Baraboulé ignorèrent les décisions
arrêtées en juillet 1913 et furent expulsés de la région mais le problème resurgit
en 1944 au même endroit. Les limites de 1913 furent confirmées et certains culti-
vateurs furent encore autorisés à exploiter des terres situées au-delà des limites
fixées.
Dans l’impossibilité d’empêcher ou de réduire des déplacements de populations,
l’administration coloniale entreprit de les contrôler. A cette fin elle adopta, le
17 septembre 1947, un arrêté réglementant la transhumance et instaurant un
permis de nomadisation qui fixait à l’avance l’itinéraire à suivre. Ces textes ne
furent jamais appliqués.
Dans le secteur du Béli, la quasi-totalité des incidents tenait également aux
mouvements des populations d’un territoire à l’autre. Cette zone était parcourue
par les nomades Touaregs et Bellas du Soudan français. En raison de ses
nombreuses mares, le Béli présente un intérêt tout particulier pour les éleveurs à
cause de l’abondance d’eau et constitue un point d’attraction des nomades du
nord.

Le Béli étant en outre une zone éloignée des centres administratifs, il servait de
lieu de refuge pour tous ceux qui fuyaient le recensement colonial et ses consé-
quences: scolarisation, travaux forcés, impôts, etc.
Les administrateurs frontaliers vont passer beaucoup de temps à chercher
comment récupérer les ressortissants de leurs circonscriptions par des relations de
toutes sortes: protocoles d’accord, permis de transhumance, liens personnels entre
responsables, etc.
Comme on peut le constater, ce n’est pas l’absence de lignes frontières qui était
à l’origine des incidents. Bien au contraire c’est parce que les populations
connaissaient parfaitement la frontière qu’elles savaient où s’installer pour échap-
per à leur administration.
Les incidents susrelatés ont continué à l’indépendance dans le cadre des deux
Etats souverains. Mais leur règlement sera plus difficile, précisément parce qu’ils
dépendront dorénavant de fonctionnaires relevant d’administrations d’Etats diffé-
rents, alors que précédemment ces fonctionnaires relevaient d’une autorité unique.
Ce règlement n’a pourtant rien d’impossible s’il est recherché de bonne foi.
Dans un premier temps ces incidents sont presqu’exclusivement liés aux

problèmes de la circulation des personnes et des biens (transhumance, nomadisme
et exercice des droits de cultures, etc.). N’étant pas dus à une quelconque incerti-
tude ou absence de frontières, ces incidents se produisent partout, même dans les
secteurs où n’existe aucune contestation de frontière entre le Burkina et le Mali.
C’est ainsi que dans la région de l’ouest du Burkina Faso, ligne allant de Loumana
à Diounounga, à la suite d’incidents divers plus ou moins graves, une réunion
regroupant tous les chefs de circonscriptions administratives frontalières des deux
pays, se tint à Ségou le 21 novembre 1979.
Le président de séance, le ministre malien de l’intérieur, déclara:

«Je situe la présente réunion dans le cadre des rencontres périodiques qui
doivent nous permettre de solutionner les problèmes quotidiens qui se posent
inévitablement à notre frontière commune. A mon avis, il n’y a rien de grave.16 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 30-32]

Mais les problèmes, si minimes soient-ils, doivent être résolus pour que nos
populations frontalières vivent en parfaite symbiose et tranquillité... De part
et d’autre la volonté politique existe mais le niveau de conscience de nos
populations frontalières ne permet pas toujours d’éviter des incidents qui
découlent de la vie commune.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe Il-109.)

Parmi les incidents qui furent réglés on relève à la fois des litiges de terrains de
culture et de pâturage, des vols de bétail et des bagarres dues à diverses autres

causes.
Dans la zone faisant l’objet de litige entre le Mali et le Burkina les mêmes
problèmes existent, que ce soit avant ou après l’indépendance. Mais progressive-
ment ces problèmes, normaux, «inévitables» selon l’expression du ministre
malien de l’intérieur, vont changer de nature et de degré pour ne plus se poser au
niveau des populations, mais des Etats.
C’est le cas des incidents violents entre douaniers voltaïques et ressortissants
maliens; ou encore des opérations de rafle de bétail en Haute-Volta par des
goumiers maliens, des bandes ou hordes armées maliennes qui viennent arracher
le drapeau voltaïque à Soum; c’est le cas également des gendarmes maliens qui
occupent la rive nord du Béli, pénètrent en territoire voltaïque à la poursuite de
Maliens réfugiés ou nomades, et enlèvent le chef Oguenat auquel le Gouverne-
ment de Haute-Volta avait accordé le droit d’asile, etc.
Ces excès commis par des officiels et ces actes de banditisme orchestrés en
sous-main par les appareils politiques, vont très vite transformer les structures de
concertation et de coopération (liaisons entre chefs de circonscriptions adminis-

tratives, réunion de la commission paritaire Mali/Haute-Volta, rencontres au
sommet des chefs d’Etat), en une vaste mascarade destinée à farder la réalité ... le
conflit est né avec tout ce qu’il coûte à deux pays aussi handicapés par le fait
colonial que sont le Mali et le Burkina.
Les autorités burkinabés, habituées à régler avec leurs voisins maliens des inci-
dents de frontière, rendues confiantes par la relative facilité avec laquelle se sont
déroulés dans un climat de bonne entente (apparente) les travaux de délimitation
de la frontière sur les mille premiers kilomètres de la région ouest (notamment
l’accord intervenu dans le cas des villages de Benzasso, Poro, Zitonosso et Séné),
n’ont pas réalisé à temps ou se sont refusés longtemps à voir dans certains
comportements maliens (pourtant inquiétants) le reflet, les signes, l’expression
d’une politique radicalement nouvelle, fondée sur la contestation systématique de
la frontière et des revendications territoriales.
Ce furent d’abord à partir de mai 1961 les événements de Tin Akoff et plus
généralement de la région du Béli. Des détachements de la gendarmerie du Mali
investissent à plusieurs reprises Tin Akoff et ses environs, ou accompagnent les
chefs des circonscriptions administratives maliens, clament et proclament l’appar-

tenance de Tin Akoff à la République du Mali. Devant l’étonnement des comman-
dants de cercle de Dori et du chef de subdivision de l’Oudalan, ils apprennent à
ceux-ci que les chefs d’Etat du Mali et de la Haute-Volta vont se rencontrer inces-
samment à Ouagadougou pour en décider définitivement, réunion qui ne se tint
jamais.
Cependant, la tactique d’invasion va se développer tout le long du Béli, de
Rafnaman au gué de Kabia en passant par Fadar-Fadar, In Kachan, In Tangoum,
etc., où les douaniers et gendarmes maliens tentent de persuader les populations,
au besoin par la force, qu’elles sont en territoire malien. Leur tactique réussira,
puisque beaucoup de Voltaïques se feront recenser «Maliens» pour échapper aux
tracasseries de l’administration malienne.
L’on peut également citer les événements qui se sont produits dans la région de[86/2 : 32-34] EXPOSÉ DE M .OUEDRAOGO 17

Djibo et précisément à Soum. Ces événements sont identiques à ceux du Béli, les
Maliens ayant usé des mêmes techniques d’invasion et de colonisation, de mise en
condition des populations avec des mesures coercitives et des voies de fait contre
les récalcitrants. L’acte le plus outrageant commis par les envahisseurs a été la
destruction du drapeau voltaïque.
La plupart du temps, en raison de l’éloignement des chefs-lieux de circonscrip-
tion du théâtre des opérations de razzia, les autorités voltaïques, quand elles ont

été alertées, arrivaient sur les lieux après le repli des envahisseurs. Elles étaient
alors obligées d’en référer à leurs homologues maliens qui cherchaient toujours à
minimiser les faits, quand ils ne les démentaient pas.
Quoi qu’il en soit, tous ces faits, qui n’avaient plus qu’une fictive ressemblance
avec les traditionnels incidents de frontières, n’inquiétèrent pas pendant longtemps
les autorités voltaïques, qui croyaient de bonne foi aux démentis et autres condam-
nations de ces violences par les responsables maliens, ces derniers ayant toujours
affiché un comportement apparemment correct.
En effet, à la rencontre du 7 décembre 1961 à Ansongo entre le commandant de
cercle de Dori (Haute-Volta) et le commandant de cercle d’Ansongo (Mali), il
avait été reconnu par les deux Parties que la «frontière est telle qu’elle est tracée
sur la carte des colonies» (mémoire du Burkina Faso, annexe Il-66).
Les 4 et 5 septembre 1974, à la réunion de Bobo-Dioulasso, le Gouvernement
du Mali revendiquait l’ensemble de la zone dite des «quatre villages» (Dioulouna,
Okoulourou, Agoulourou, Koubo), la région de Soum, l’ensemble du Béli, invo-
quant — contre les cartes et sans aucun document — l’histoire, la géographie,

l’ethnologie et, pêle-mêle, les traditions séculaires de nomadisme et de transhu-
mance, les résultats de diverses consultations villageoises sujettes à caution... Le
tout dans une méconnaissance absolue et volontaire de la seule histoire dont il
aurait dû tenir compte, l’histoire et les réalités de la colonisation.
Le premier conflit armé est ainsi survenu après quatorze ans de discussions,
pour consacrer la volonté du Mali d’exprimer par la violence ses prétentions et
revendications territoriales; ce conflit est survenu pour consacrer l’échec de
quatorze ans d’efforts et de patience investis par mon pays pour convaincre la
Partie malienne du non-fondé de ses prétentions et de l’impérieuse nécessité pour
nos deux peuples de vivre et de vaincre ensemble.
Dans le ton et dans les actes, l’histoire a définitivement identifié les agresseurs.
Le ministre malien de la défense ne déclarait-il pas, à la réunion de la commis-
sion permanente de Bobo-Dioulasso, qu’il présidait: «... aucune déclaration, fût-
elle des plus hautes instances politiques, ne saurait nous emmener à reconnaî-
tre à la Haute-Volta l’appartenance du Béli...» (mémoire du Burkina Faso, an-
nexe Il-97 b)). Il s’agit là, à n’en pas douter, d’une véritable déclaration de guerre
dont la hargne le disputait à la témérité. Ainsi venait d’être enterré le dialogue, et

les démons du mal libérés.
La rencontre des deux chefs d’Etat, le 4 décembre 1974 à Faramana (Burkina
Faso) représentait un bien mince espoir par rapport à l’état des esprits et à l’esprit
des Etats, après la fougueuse sortie du ministre malien. Cette rencontre, selon les
termes du communiqué qui l’a sanctionnée, «s’est déroulée dans une atmosphère
de fraternité empreinte de franchise et de compréhension mutuelle. Elle a permis
de dissiper tout malentendu créé par les rumeurs et les spéculations» (mémoire du
Burkina Faso, annexe Il-98).
Les rumeurs qui circulaient en Haute-Volta étaient relatives à la préparation de
la guerre par le Mali qui amassait des troupes militaires à la frontière. L’évolution
des faits a montré rétrospectivement que le communiqué de Faramana visait à
duper le peuple voltaïque et à endormir sa vigilance. Son réveil fut très doulou-
reux le 14 décembre 1974.18 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 34-37]

Des militaires voltaïques en mission de secours à des populations enclavées et
menacées par la famine, sont lâchement et injustement attaqués par l’armée d’un
Mali moralement à genoux, et qui, à défaut d’arguments, mettait en pratique
l’adage des faibles selon lequel «la force prime le droit».
Au lendemain de cette guerre d’agression déclenchée le 14 décembre 1974 par
le Mali, guerre qui suscite une très vive émotion ainsi que la réprobation et l’in-
dignation unanimes des Etats, et à la suite d’initiatives de plusieurs chefs d’Etat

dont le président en exercice de l’OUA, les présidents Lamizana de Haute-Volta,
Traore du Mali, Kountche du Niger et Eyadema du Togo, se réunirent le
25 décembre 1974 à Lomé pour «examiner la situation créée par le différend fron-
talier opposant les deux pays frères de la Haute-Volta et du Mali», selon les
termes du communiqué :
«Après un examen approfondi de cette situation, ils ont décidé la création
d’une commission de médiation composée du Togo, président; du Niger,
rapporteur; de la Guinée, membre; du Sénégal, membre, aux fins:

1. de garantir la sécurité des ressortissants de l’un des Etats sur le territoire
de l’autre ainsi que de leurs biens;
2. de constater le retrait effectif des troupes des deux pays de la zone ayant
fait l’objet du conflit;
3. de rechercher une solution au différend frontalier, sur la base des docu-
ments juridiques existants.

Cette commission devra commencer ses travaux dans les plus brefs délais
et faire rapport aux chefs d’Etat qui l’ont créée.
Les chefs d’Etat de Haute-Volta et du Mali ont convenu de mettre immé-
diatement fin aux attaques réciproques par la presse écrite et parlée.
Ils lancent un pressant appel au calme à leurs ressortissants dans l’un et
l’autre pays.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-100.)

Ce communiqué final a été dûment signé par les présidents du Mali et de la
Haute-Volta.
La commission de médiation se réunit les 6 et 7 janvier 1975 à Lomé et créa
une sous-commission militaire chargée de vérifier le désengagement des troupes,
ainsi qu’une sous-commission juridique dont le rôle était:

«a) de réunir toute documentation juridique afférente au litige et susceptible
d’aider à sa solution;
«b) d’élaborer un avant-projet de proposition à soumettre à la commission,
comprenant l’inventaire et l’analyse des documents et l’esquisse d’une
solution fondée sur lesdits documents».
La commission précisa ce qu’il fallait entendre par «documents juridiques»; il
s’agissait des:

«—lois, décrets, arrêtés, circulaires, instructions ou tout autre texte suscep-
tible d’éclairer la sous-commission, notes, avis ou autres documents perti-
nents ... règles du droit des gens les liant (charte de l’OUA, jurisprudence,
principes généraux, etc.) ;
— cartes élaborées par les autorités coloniales avant les indépendances ...
et ayant un caractère probant, etc. ») (mémoire du Burkina Faso, annexe Il-
103).

Les Parties déposèrent leurs mémoires et autres documents, et furent entendues
séparément par la sous-commission juridique assistée par un comité technique
neutre de cartographes, qui remit son rapport de mission le 20 mai 1975.[86/2 : 37-39] EXPOSÉ DE M .OUEDRAOGO 19

Un sommet de chefs d’Etat ou de gouvernement, réuni à Lomé les 17 et 18 juin
1975, adopta un communiqué final stipulant entre autres:

«la Haute-Volta et le Mali s’engagent à mettre un terme à leur différend sur
la base des recommandations de la commission de médiation.
Les deux Parties acceptent la constitution par le président de la commis-
sion de médiation d’un comité technique neutre (...) qui aura pour mission de
déterminer la position des villages de Dioulouna, Oukoulou et Koubo, de
reconnaître la frontière et de faire les propositions de matérialisation à la
commission.
Les Parties se sont engagées à éviter toutes actions pouvant créer ou entre-
tenir une atmosphère de tension, et à prendre les mesures nécessaires suscep-
tibles d’instaurer un climat de détente, notamment faciliter la libre circulation
des personnes et des biens.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe Il-104.)

Lors du sommet de Lomé en juin 1975, la Haute-Volta fit une réserve expresse
à la demande contenue dans les recommandations de la sous-commission juri-
dique, et tendant à «accepter de laisser au Mali le village de Diounounga»,
demande expressément motivée par des raisons d’opportunité et non de droit.
Cette réserve exceptée, le Burkina Faso respectera tous ses engagements décou-
lant de la médiation de l’OUA, jusques et y compris l’exécution des photographies
aériennes demandées par le comité technique neutre.
Il en va différemment de la Partie malienne qui a renié tous ses engagements.
Après avoir refusé de retirer ses troupes de la zone litigieuse et de recevoir la
commission chargée de constater le retrait effectif des troupes, le Mali s’opposera

à l’exécution de la couverture aérienne demandée par le comité technique neutre.
En effet, le 11 août 1976, soit plus d’un an après le sommet de Lomé, le prési-
dent du Togo écrivait et apprenait au chef de l’Etat voltaïque que :
«les autorités maliennes, ayant eu connaissance des documents que la com-
mission de médiation a proposés pour les prises de vues, n’ont pas accordé
les autorisations de survol nécessaires à l’exécution de ces travaux et ont fait
des «contre-propositions»» (mémoire du Burkina Faso, annexe Il-106).

Pour se justifier, le Mali avancera des prétextes sans consistance aucune, à
savoir qu’il ne fut jamais consulté à propos de la composition du comité technique
ni informé de sa composition, et surtout que «la demande de prise de vues fut
adressée à l’IGN non pas au nom de la commission de conciliation mais au nom
du Togo». Comme si le Togo n’agissait pas pour le compte de la commission dont
il était le président. Sinon à quel titre et pour quel motif le président du Togo
demanderait-il des prises de vues? Le Gouvernement du Mali ajoute qu’il ressort
de la lettre du président de la République togolaise en date du 11 août 1976 que
cinq mois et demi après la délivrance par le Mali des autorisations requises, c’est

la commission de médiation qui n’avait pas réagi. Rien de tel ne ressort de la
lettre du président togolais qui affirme au contraire, à la date du 11 août 1976, que
les autorités maliennes «n’ont pas accordé les autorisations de survol...»
Non seulement la Haute-Volta exécutera ses engagements, mais mieux, elle
demandera au président de la République française d’intervenir auprès du prési-
dent malien pour qu’il accepte de remplir ses obligations conventionnelles.
De surcroît, la République du Mali, qui, en signant le 18 juin 1975 le commu-
niqué final, avait pris avec la Haute-Volta l’engagement précis de «mettre un
terme à leur différend sur la base des recommandations de la commission de
médiation», refusera par la suite toute référence aux travaux de Lomé, prétendant
que «Conakry avait effacé Lomé». Ce point de vue est erroné et sciemment
erroné.20 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 39-41]

Pour expliquer son refus, le Gouvernement du Mali va avancer un argument très
spécieux. Il écrit en effet:

«Les propositions de la sous-commission juridique de l’OUA étant fonda-
mentalement inacceptables pour le Mali, les Parties déclarèrent (à Conakry)
saluer,
«les efforts déployés et les résultats atteints par la commission de
médiation de l’OUA en affirmant leur volonté commune de tout mettre
en Œuvre pour dépasser lesdits résultats, notamment en facilitant la déli-
mitation de la frontière, afin de sceller définitivement la conciliation...»

Tout d’abord les Parties (en tout cas la Haute-Volta) n’ont pas adhéré à cette
déclaration parce que les propositions de Lomé étaient fondamentalement inac-
ceptables par le Mali. La Haute-Volta, qui n’était même pas d’accord avec le prin-
cipe de la rencontre de Conakry, y est allée cependant pour montrer sa bonne foi,
son esprit de réconciliation, et a accepté la déclaration parce que celle-ci précisait
les diverses actions à mener concrètement pour instaurer le climat de détente
préconisé par la sous-commission de Lomé, préalable au règlement du litige sur
la base des recommandations de Lomé. C’est dans la précision des mesures objec-
tives propices au rétablissement des relations amicales et fraternelles que réside,
pour la Haute-Volta, le dépassement des résultats de Lomé, résultats que reconnaît
la déclaration de Conakry, puisqu’elle les «salue»!
Le Gouvernement du Mali a ruiné tous les espoirs que l’OUA avait placés en la
commission de médiation, Ce faisant, il a largement contribué à renforcer l’idée

que se font les ex-puissances coloniales de l’incapacité des Africains, et de l’OUA
en particulier, à régler nos problèmes entre nous.
Néanmoins, notre volonté de paix permit la reprise des discussions qui abouti-
rent à la saisine de la Cour internationale de Justice.
Il n’est un secret pour personne que mon pays et le peuple burkinabé ont
consenti d’énormes sacrifices, d’importantes et multiples concessions pour obtenir
la saisine de la Cour internationale de Justice, ceci au nom de la paix, au nom de
l’intégrité physique, de la sécurité des populations, et contre les guerres fratricides
et injustes.
Cependant, force est de reconnaître que si la Cour a pu être saisie, cela n’a pas
évité l’escalade armée selon le scénario monté en 1974 par le Mali. En dépit des
obstacles que nous avons eu à affronter, mon pays, qui croit, par-delà les contin-
gences, au dialogue des peuples, a gardé intact l’esprit de concorde, d’amitié et de
fraternité avec tous les autres peuples et plus particulièrement avec le peuple
malien.
C’est pourquoi nous exprimions notre émotion et notre surprise devant certaines

accusations du Mali à notre encontre. A ces accusations, nous nous sentons le
devoir de répondre, non par esprit de polémique, mais dans le seul souci de réta-
blir la vérité historique.
Le Gouvernement du Mali nous fait grief de nous livrer à des procès d’inten-
tion à son encontre et de le présenter de manière péjorative. Ainsi, pour le Mali,
constitue, par exemple, un procès d’intention le fait pour le Burkina d’avancer que
le «Mali ferait valoir, pour modifier la frontière, des considérations d’ordre
ethnique, géographique, économique...» (contre-mémoire du Mali, p. 8).
Est-ce vraiment prêter une intention (inconnue) au Gouvernement du Mali que
de se référer au président de la République du Mali lui-même?... Dans son mémo-
randum du 11 décembre 1972 nous lisons au chapitre II intitulé «De la thèse
malienne» développés en a) «Des arguments historiques» (souligné dans le texte).
Une première remarque s’impose. Dans ce document qui recense tous les titres
qui justifient les revendications territoriales du Mali, les données historiques (à[86/2 : 41-43] EXPOSÉ DE M . OUEDRAOGO 21

savoir, les considérations ethniques, géographiques, économiques, implantation
des populations sur le terrain, parcours traditionnel de pâturage et nomadisme,
etc.) sont présentées comme arguments, et qui plus est, viennent en tête des autres
arguments: b) juridiques et c) cartographiques.
Or, qu’est-ce qu’un argument?
Si l’on en croit le Petit Robert, c’est un «raisonnement destiné à prouver ou à
réfuter une proposition et par extension une preuve à l’appui ou à l’encontre d’une

proposition»; et pour le Petit Larousse , c’est une «preuve à l’appui d’une affir-
mation», une «proposition ou un ensemble de propositions dont on cherche à tirer
une conséquence».
Durant les longues discussions entre les Parties, les voix les plus autorisées du
Mali ont constamment soutenu que la solution du litige devait s’inspirer de
données historiques aussi bien que juridiques et ne peuvent ignorer les réalités
humaines qui commandent la vie de cette région. Il est curieux et même révoltant
que le Mali nous accuse de lui faire un procès d’intention alors que son contre-
mémoire encore conserve des traces — pour dire le moins — de cette argumenta-
tion fâcheuse.
Dans le même ordre d’idées, faut-il rappeler les commentaires et déclarations
de radio Mali dans ses émissions du 20 décembre 1974 à 13 heures:

«Nous sommes chez nous. Nous le répétons, le Béli ou Agacher qui fait
l’objet du conflit est habité par des populations maliennes. Nous disons à qui
veut l’entendre que dans le quadrilatère des cercles de Koro à Douentza,
Ouahigouya à Djibo, Douentza à Ansongo ... ce sont des populations
maliennes qui sont installées là...»

C’est encore l’ Essor, organe du comité militaire de libération nationale du Mali,
qui, dans son numéro 6976 du 4 novembre 1974, nous précise que «Touaregs et
Bellas sont des ethnies maliennes par excellence...»
Voilà pour le premier grief.
«Le mémoire du Burkina Faso est émaillé de jugements ou d’allégations
qui donnent du Mali une image déplaisante et négative ... Le Mali est
présenté comme revendiquant du territoire voltaïque ... [il] accomplit aussi

toute une série d’actes contraires au principe du non-recours à la force.»
(Contre-mémoire du Mali, p. 9.)
Qu’il me suffise de dire que nous ne serions pas dans ce prétoire aujourd’hui si
le Mali ne revendiquait pas une portion de notre territoire, et que les deux guerres
déclenchées par le Mali ne sont pas des actes pacifiques. Quant aux «actes d’oc-
cupation sans titre», nous demanderons au Mali de nous présenter les titres qui lui
permettent d’occuper la zone qu’il nous conteste.
Enfin, pour le Mali, le Burkina Faso utilise la prétention d’évidence ou pétition

de principe pour tenter de renverser la charge de la preuve. Une telle allégation
n’est pas fondée, et ne représente aucun intérêt pour le Burkina Faso qui n’a que
faire d’un renversement quelconque de la charge de la preuve. Le Burkina Faso
ne plaide pas l’évidence. Ce que le Mali qualifie d’affirmation d’évidence, c’est
notre conviction de notre bon droit, conviction fondée sur des preuves dont ne
peut se prévaloir le Gouvernement du Mali.
La conviction du Burkina Faso, c’est également l’histoire qui a une pertinence
juridique, c’est-à-dire qu’on le déplore ou non, l’histoire coloniale; cette convic-
tion est celle de plusieurs générations d’administrateurs coloniaux qui ont dressé
les cartes, créé, délimité et administré ces territoires aujourd’hui contestés par le
Gouvernement du Mali; la conviction du Burkina Faso, c’est la conviction du
colonisateur dont un représentant, le premier gouverneur de la Haute-Volta de22 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 43-45]

1919, dans sa lettre n o 123/AG susvisée nous apprend que — contrairement aux
affirmations maliennes — il existait une limite précise entre la Haute-Volta et le
Soudan français dans la zone du Béli, limite fixée par l’acte constitutif de la

Haute-Volta, et que cette limite avait créé ou laissé subsister des chevauchements
de races en l’occurrence Touaregs et Bellas de part et d’autre de la frontière. C’est
ce chevauchement — que l’administration coloniale a fini par accepter — et que
le Gouvernement du Mali voudrait, soixante-cinq ans après que le colonisateur y
ait renoncé, faire disparaître aujourd’hui afin que Touaregs et Bellas soient tous
réunis sous la seule houlette du berger malien. En réalité le Gouvernement du
Mali ne conteste pas la frontière: il en demande la modification par application de
son principe des «ethnies maliennes par excellence».
Certaines manifestations de notre bonne foi ont été sciemment présentées par le
Mali comme des blocages de procédure de règlement.
Le contre-mémoire du Mali, dans son appendice I, p. 173 et suivantes, dit:

«Le premier blocage intervient les 24 et 25 juin 1970, à la réunion de
Bobo-Dioulasso, lorsque, contrairement à la décision prise à Bamako neuf
mois plus tôt, la commission paritaire permanente — sur la demande de la
délégation voltaïque qui estime nécessaire une documentation complémen-
taire — a renvoyé la question à sa prochaine réunion.
Le deuxième blocage intervient les 7 et 8 octobre à Sikasso quand, une fois
encore, la délégation voltaïque demanda que l’IGN soit consulté sur les
causes des contradictions relevées sur les cartes en ce qui concerne le tracé
de la frontière, notamment la non-conformité du tracé avec les textes régle-

mentaires y afférents.»
Comprenne qui pourra! Nous reviendrons sur ce point.
La vérité est toute autre, et l’on voit mal comment une rencontre au sommet de
chefs d’Etat pourrait constituer un blocage.
Qu’en est-il en réalité?
Au lendemain de la réunion de Sikasso en 1972, la tension était telle au sein de
la commission paritaire permanente que la moindre maladresse pouvait envenimer

la situation irrémédiablement. Il eût été dangereux, en tout cas imprudent et irres-
ponsable de la part du général Lamizana, de convoquer immédiatement la réunion.
Le mémorandum incriminé par le Mali propose des solutions d’une sagesse
indiscutable. Qui plus est, la lettre de transmission dudit mémorandum est, à plus
d’un titre, significative de la bonne foi, du souci de dialogue et de conciliation qui
animait son auteur. La Partie malienne omet délibérément — et pour cause! — de
mentionner ce document.
Cette correspondance se passe de tout commentaire et témoigne de la clair-
voyance du Burkina Faso qui, déjà à cette époque, n’excluait pas le recours à l’ar-
bitrage.
Au reste, si la République du Mali se plaint des procès d’intention que lui ferait
le Gouvernement burkinabé, que pourrait dire celui-ci lorsqu’il se voit accusé de
menacer la survie des populations nomades de la région.

Je dois opposer le plus ferme démenti à ces insinuations. Le Gouvernement du
Burkina Faso n’a pas empêché, il n’empêche pas et n’entend pas empêcher l’accès
des nomades maliens aux mares du Béli conformément à des coutumes immémo-
riales et dans le respect de sa souveraineté territoriale, c’est-à-dire de ses lois et
règlements.
Le voudrait-il d’ailleurs, qu’il en serait empêché par les dispositions de la
convention d’établissement et de circulation des personnes entre la Haute-Volta et
le Mali, conclue à Bamako le 30 septembre 1969, et toujours en vigueur (contre-
mémoire du Burkina Faso, annexe n o II-89; le décret de ratification de cette[86/2 : 45-48] EXPOSÉ DE M . OUEDRAOGO 23

convention, en date du 31 décembre 1969, a été produit par le Gouvernement
burkinabé et communiqué à la Partie malienne en application de l’article 56 du
Règlement de la Cour).
Le Burkina Faso est du reste allé beaucoup plus loin que ce à quoi il est tenu
par cette convention. Depuis de nombreuses années, il accueille sur son sol, et
tout particulièrement dans les provinces du Sahel (anciens cercles de Djibo, Dori
et Gorom-Gorom), des migrants d’un genre particulier, poussés par la sécheresse.

Le peuple burkinabé partage avec eux l’aide internationale et ses propres
ressources. Faut-il rappeler que durant la seule année 1985 — pourtant moins
dramatique que les précédentes — plus de deux cent mille Maliens ont été
accueillis dans le nord du Faso? Au surplus, il n’est pas impossible que les deux
Etats entament des négociations en vue de préciser encore les choses à cet égard
et de lever toute équivoque, s’il en existe, conformément d’ailleurs à la dernière
recommandation de la sous-commission juridique présidée par M. M’Baye, qui
demandait aux Parties de reconnaître certains droits de jouissance aux nationaux
des deux Etats dans le cadre d’une coopération régionale librement consentie et
sans que cela puisse nuire en quoi que ce soit à l’exercice normal de la souverai-
neté des Etats. Mais ceci, qui concerne les droits des personnes, doit se faire sur la
base d’une totale réciprocité, et ceci n’a rien à voir avec les problèmes de délimi-
tation soumis à la Chambre qui peuvent et doivent être tranchés indépendamment
de cette question qui constitue d’ailleurs un faux problème aux yeux du Burkina
Faso. Car, je le répète, jamais mon gouvernement n’a apporté la moindre entrave
aux coutumes séculaires des nomades du moment que sa souveraineté territoriale

a été respectée.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, vous comprendrez aisément
que je ne m’étende pas sur certaines des allégations de l’adversaire. Si à la
réunion de Bobo-Dioulasso le 4 septembre 1974 les débats ne furent pas ce qu’ils
auraient dû être, force est de reconnaître que le contenu et le ton des propos du
ministre malien de la défense, de l’intérieur et de la sécurité, dépassent de loin en
virulence le discours de son homologue voltaïque, et n’est rien moins qu’un refus
de dialogue.
Quant au déclenchement des hostilités le 14 décembre 1974, le Gouvernement
de la Haute-Volta, malgré sa grande naïveté, n’a jamais osé espérer un seul instant
que le Gouvernement de Bamako acceptera d’en endosser la responsabilité. Le
Burkina a toujours eu le dos large, mais l’opinion internationale ne sera pas
toujours dupe, ni des démissions, ni des déformations et autres intoxications. La
vérité jaillira un jour, et alors, malheur à ceux qui vivaient de mensonges!
Monsieur le président, Messieurs les juges, le Burkina Faso a usé du droit de
réponse qu’appelle toute accusation pour expliquer et réfuter avec courtoisie et
fraternité, mais avec fermeté, tout ce qui lui paraissait être des interprétations

abusives du Mali sur nos actes et nos écritures.
Si nous avons tenu ainsi à rétablir strictement la vérité, c’est parce que nous
sommes convaincus que la vérité résiste à l’épreuve du temps, et peut donc contri-
buer d’une manière décisive à garantir l’amitié entre les deux pays.
Dans son contre-mémoire, le Mali a prêté au Burkina des intentions agressives
qui ne sont pas les siennes. Nous avons répliqué, peut-être rudement, mais sans
hargne, aux attaques dont mon pays fait l’objet de la part du Gouvernement
malien. Nous avons répondu aux arguments qu’il utilise depuis de nombreuses
années: l’argument ethnique, la politique du fait accompli, notamment. Si le Mali,
comme il le dit, abandonne aujourd’hui ces arguments, s’il accepte de se placer
uniquement sur le terrain juridique, nous nous en réjouissons et nous espérons que
nous parlerons désormais le même langage: celui du droit international, que seul
vous savez entendre.24 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 48-50]

Si nous avons commis des maladresses et si, interprétant mal notre pensée, la
République du Mali a été blessée, nous lui présentons nos excuses, car il nous
paraît important que ce procès se déroule dans une atmosphère harmonieuse et
sereine et contribue à rapprocher et non à diviser nos deux peuples.
Ne s’agit-il pas, en effet, d’une rencontre de paix, entre deux peuples, le peuple
malien et le peuple burkinabé, condamnés par l’histoire et la géographie, par le
sang et la culture, à vivre et à vaincre ensemble? Cette évidence donne au

Burkina Faso le contenu et la portée de la présente instance. Le recours à la Cour
internationale de Justice, dans ces conditions, est la seule voie, de surcroît la plus
directe et la plus sûre, pour rapprocher les peuples malien et burkinabé, en ce
qu’elle seule permet d’extirper et d’évacuer les malentendus et les préjugés de
leurs rapports d’Etat, et d’instaurer des règles de respect mutuel, de droits et
d’obligations réciproques que prolongent et entretiennent des liens de nécessaire
solidarité sous-régionale et régionale.
La conviction qui anime mon pays dans la fraternité inaltérable et inaliénable
des peuples du Mali et du Burkina à la concertation, concertation instaurée depuis
l’indépendance de nos Etats, concertation soumise à des épreuves d’une telle
violence et d’une telle gravité qu’elles eussent fourni prétexte à des gens d’une foi
moyenne à rompre définitivement ce dialogue des peuples. Mon pays se félicite et
sait gré aux responsables maliens d’avoir compris et maintenu, dans le principe et
dans les faits, ces rencontres qui se sont surtout vérifiées après le tête-à-tête du
16 septembre 1983 entre les présidents Moussa Traore et Thomas Sankara.
Le communiqué final publié à cette occasion, en exprimant la ferme volonté de

nos dirigeants de consolider les relations bilatérales, a été le moment majeur d’une
série de contacts à la fois formels et informels, parmi lesquels une place de choix
doit être faite aux négociations d’Alger, menées sous la militante médiation de
l’Algérie révolutionnaire. Nous sommes franchement gênés de mentionner, même
furtivement, cette initiative, non pas que nous en ayons honte, tout au contraire...
L’autorité morale et politique dont jouissent les intrépides et invincibles
combattants du FLN auprès de toutes les nations anti-impérialistes et anti-colo-
nialistes du monde et d’Afrique, et plus particulièrement du Burkina Faso et de sa
jeune révolution, est un motif de fierté, et avait fondé nos espoirs légitimes pour
une issue heureuse des travaux.
Cependant, des questions d’opportunité liées à des soucis d’efficacité par
rapport à la nature du problème avaient imposé à toutes les Parties de n’en parler
pour quelque raison ou sous quelque motif que ce soit.
Le Burkina Faso, terre de la parole donnée, s’est naturellement engagé à garder
le silence. Quel ne fut pas son étonnement, sa surprise, de lire dans les écritures
maliennes ce qui, d’accord commun, devait être gardé secret. Et je pose ici la
question: faut-il en parler? Nous y sommes prêts; mais il faut alors tout en dire,

car à quoi bon ces demi-vérités et ces demi-silences? De toute manière, et comme
cela avait été convenu de façon trilatérale, ce qui a été ébauché à Alger ne saurait
aucunement engager les Parties à la présente instance. Nul, ici, ne doit être
influencé par ce qui a pu se dire; la diplomatie est une chose, le droit en est une
autre.
Monsieur le président, Messieurs les juges, le paradoxe du sous-développement
réside dans l’irrationalité des comportements. Le Mali et le Burkina sont deux
pays parmi les plus pauvres du monde. Hommes, femmes et enfants y meurent par
ailleurs de faim, de soif, de maladies et d’ignorance. Et ce sont ces deux pays qui,
se distrayant de leurs missions économiques dont les résultats sont attendus avec
anxiété par leurs peuples respectifs, ces deux pays pauvres, dis-je, qui se sont
livrés par deux fois une guerre fratricide, aberrante, stupide et inutile. Hélas! Sans
être apocalyptique, force est de déduire, à la lumière d’événements récents, que si[86/2 : 50-53] EXPOSÉ DE M .OUEDRAOGO 25

le Mali continue d’acheter des Mig et des chars, ce qui obligera le Burkina à accu-
muler des Sam et autres roquettes, la paix restera hypothétique dans la sous-
région.
Avec le recul qui a permis à l’opinion internationale d’établir les responsabili-
tés, il est maintenant de notoriété publique que les deux déflagrations de 1974 et
1985 sont la résultante d’une politique expansionniste et hégémonique d’un
gouvernement qui rêve d’annexer une partie du territoire burkinabé. Néanmoins,

nous pensons que la sagesse finira bien par gagner Bamako lorsque, de façon non
sibylline, la Cour aura dit où est la frontière entre les deux pays.
Il y va de la crédibilité de la Cour internationale de Justice, car les Etats afri-
cains attendent votre arrêt, Monsieur le président. Vous ne les décevrez pas, car
vous direz le droit, et seulement le droit. Le Mali fait frontière avec sept pays, et
pourrait un jour se trouver victime comme le Burkina l’est aujourd’hui. Alors il
aura besoin de la Cour, s’il est lui-même convaincu que l’argumentation dilatoire
et spécieuse dont il se sert aujourd’hui n’emporte point la décision de la Cour.
Monsieur le président, Messieurs les juges, ces réalités éclairent davantage la
portée de votre responsabilité, et vous invitent à vous prononcer en votre âme et
conscience, à dire le droit et rien que le droit.
Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, si vous avez été désignés à
cette éminente fonction de juges à la plus haute cour judiciaire du monde, c’est
bien évidemment en tenant compte des considérations particulières à l’espèce,
mais c’est surtout à la base de la valeur intrinsèque, car vous êtes avant tout des
érudits, pétris de droit, intellectuellement équilibrés et probes, moralement irré-

prochables.
Bien outillés comme vous l’êtes, il vous est aisé de répondre à la question que
la République du Mali et le Burkina Faso vous ont, en toute liberté et en pleine
lucidité, posée, et qui se résume trivialement ainsi: «Messieurs de la Cour, au
regard des textes, des cartes, des documents et autres éléments faisant foi, où se
situe la frontière entre le Burkina et le Mali?» C’est cela notre question, à l’ex-
clusion de toute autre.
Le présent procès doit être envisagé comme une guerre, mais une guerre d’un
genre tout particulier, plus grande que celles que se sont livrées les deux pays,
destinée à imposer la paix pour toujours. L’arrêt que vous allez rendre doit être un
message, une proclamation de réconciliation, de retrouvailles entre des frères
égarés un instant par leurs passions et celles d’un siècle de violence qui s’achève.
Puisse cette instance être interprétée dans son véritable contexte et son sens
réel, non comme une autre défaite ou une autre victoire de l’un ou l’autre des
pays, mais comme la victoire des peuples du Mali et du Burkina, la victoire des
forces de la paix et du progrès sur l’impérialisme et ses valets locaux.
La patrie ou la mort, nous vaincrons!

Monsieur le président, avant de céder la parole au coagent et aux conseils et
avocats du Burkina Faso, je dois m’acquitter de l’agréable devoir de présenter
l’équipe qui détaillera l’argumentation du Gouvernement burkinabé.
Ce plaisir n’est tempéré que par le regret de la défection imprévue de M. le
président Eduardo Jiménez de Aréchaga, qui, pour des raisons familiales, n’a pu
faire le déplacement pour continuer à nous assister de ses conseils comme il l’a
fait — avec le talent et la ferveur qu’on lui connaît — durant la procédure écrite
et pendant la préparation des présentes audiences.
Je souhaite lui adresser ici publiquement les remerciements de mon gouverne-
ment, ainsi qu’aux experts et aux conseils, dont le concours nous a été précieux et
que je suis fier de vous présenter.
Durant cette procédure, l’ambassadeur Emmanuel Salambere, magistrat burki-
nabé, reviendra sur certains points fondamentaux concernant le droit applicable et26 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 53-54]

l’extraordinaire affirmation de la Partie malienne selon laquelle il n’y aurait, dans
la zone qui nous intéresse, tout simplement pas de frontière.
Ensuite, il me plaît de rendre ici un vibrant hommage à Messieurs Jean-Pierre
Cot et Alain Pellet, tous deux éminents professeurs de droit international à l’Uni-
versité de Paris, avocats et conseils éclairés du Burkina Faso, non seulement pour
leur grande compétence technique mais aussi pour leur probité morale. Ils auront
pour tâche de présenter le détail de l’argumentation juridique, en précisant d’abord

brièvement notre position sur les titres juridiques applicables, puis en suivant la
frontière pas à pas dans la zone revendiquée par le Mali, dans le secteur du Béli,
d’une part, dans celui de Soum et des quatre villages, d’autre part. Mais aupara-
vant, Monsieur le président, je vous prie de bien vouloir donner la parole au
camarade Souleymane Diallo, conseiller à l’ambassade du Burkina Faso à Paris,
qui précisera la chronologie et la portée des négociations entre les deux pays, dont
il a été l’un des principaux acteurs depuis 1974 et qu’il connaît admirablement.
Monsieur le président, Messieurs les juges, je vous remercie très vivement de
votre attention.[86/2 : 55-56] 27

PLAIDOIRIE DE M. DIALLO
CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. DIALLO: Monsieur le président, Messieurs les juges, l’agent du Burkina
Faso vient de développer devant vous les nombreux et variés incidents qui se sont
produits le long de la ligne frontière séparant nos deux pays.
Face à ces violations délibérées de son territoire national, le Burkina Faso a

toujours choisi la voie du dialogue et de la concertation avec le partenaire malien.
Cette recherche obstinée du dialogue est attestée par les multiples rencontres
bilatérales organisées soit au niveau des chefs de circonscription administrative
frontalière, soit au niveau ministériel, soit à celui des commissions ad hoc créées
depuis l’aube de nos indépendances.
Monsieur le président, Messieurs les juges, ce sont ces structures de concerta-
tion mises en place par les deux Parties et le déroulement des négociations en leur
sein que je vais essayer de présenter à votre haute juridiction.

A. D ES STRUCTURES DE CONCERTATION MISES EN PLACE PAR LES DEUX PARTIES
DEPUIS LEUR ACCESSION À L ’INDÉPENDANCE

C’est pour résoudre les nombreux problèmes qui se posaient à la frontière et
dont vous avez entendu l’énumération faite par l’agent du Burkina que les deux
Etats ont mis en place trois structures: la rencontre périodique des chefs de
circonscriptions, la commission paritaire et la commission paritaire permanente
avec son organe exécutif la commission technique mixte. Nous allons les exami-
ner successivement.

1. La rencontre périodique des chefs de circonscription frontalière

C’est plus une pratique qu’une structure.
En effet, durant toute la période coloniale des liaisons périodiques ont été

nécessaires entre responsables administratifs locaux pour résoudre les différents
problèmes nés à la suite des mouvements de population entre les territoires et
surtout entre cercles voisins.
Cette pratique qui a continué après les indépendances a été institutionnalisée
entre les deux pays dans un protocole d’accord signé à San (Mali) le 29 novembre
1961 par les ministres de l’intérieur des deux pays sous le nom de «commission
mixte composée des chefs de circonscriptions administratives...» (voir annexe Il-65,
mémoire du Burkina Faso).
Cette commission, formellement mise en place uniquement à l’époque pour
s’occuper des problèmes au niveau de la région du Béli, reçut la mission spéci-
fique de reconnaître et de tracer la frontière dans ladite zone. Ce qu’elle fit le 7 dé-

cembre 1961 à Ansongo (Mali) en déclarant :
«Il a été conclu ce qui suit: la frontière est telle qu’elle est tracée sur la
carte des colonies Hombori-Ansongo, carte D30-ND31NW en attendant les
instructions définitives des gouvernements des deux Etats.» (Annexe Il-66,
mémoire du Burkina Faso.)

«Les Maliens transhumant dans cette zone ne seront pas fiscalement recensés28 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 56-58]

par la République de Haute-Volta.» Ce passage du procès-verbal traduisait ainsi
au niveau des responsables administratifs frontaliers leur intime conviction de
l’appartenance sans équivoque des deux rives du Béli à la Haute-Volta.
Cependant, malgré cette reconnaissance, les incidents se poursuivaient le long
de la frontière aussi bien au nord qu’à l’ouest.
Cette situation, perdurant, nécessita la rencontre de Bamako du 25 février 1964
au cours de laquelle fut créée «une commission paritaire».

2. La commission paritaire

Cette «commission paritaire composée pour chaque Etat d’un délégué du
gouvernement, d’un géographe, d’un topographe et de commandants de cercles
frontaliers...» avait pour
«mission de proposer la délimitation de la frontière en prenant pour base les
travaux préparatoires des chefs de circonscription. La commission mixte pari-
taire devra avoir terminé ses travaux le 15 juin 1964» (mémoire du Burkina
Faso, annexe II-71).

En parlant de base, il s’agissait des résultats des travaux des chefs de circons-
cription du 14 décembre 1961 à Ansongo et des travaux ultérieurs que les chefs
de circonscription de l’ensemble de notre frontière commune auraient réalisés.
Le rôle de la commission mixte paritaire, avec la participation des techniciens
en matière de cartographie, visait tout simplement à indiquer aux chefs de circons-
cription, chaque fois que nécessaire, les limites des deux Etats sur le terrain en se
basant sur la carte au 1/200000 de 1960, déterminant du même coup pour les
populations leur appartenance territoriale.
Elle intervenait donc ponctuellement sur la demande des responsables adminis-
tratifs et sur les instructions des ministres de l’intérieur et cela consécutivement
aux incidents sur tel ou tel point de la frontière. Cette commission fut rendue
permanente en 1968.

3. La commission paritaire permanente

Elle fut instituée lors de la rencontre des deux chefs d’Etat à Orodara le 8 mai
1968. Sa composition différait de la commission paritaire car elle excluait désor-
mais les chefs de circonscription et les techniciens géographes ou cartographes.
Ce n’était plus une commission pour les problèmes frontaliers seulement, mais
une commission de coopération générale entre les deux pays. Sa composition, qui
était la suivante, en témoigne:
— ministres de l’intérieur (présidents);

— les représentants des ministères :
des affaires étrangères,
de la sécurité,
des finances,
du commerce,
de la justice,
des transports.

Les missions de cette commission sont vagues. Le procès-verbal de cette
rencontre mentionne seulement que les deux délégations :
«ont convenu que les questions litigieuses et les problèmes particuliers en
suspens seront réservés pour la première réunion de la commission paritaire
permanente».[86/2 : 58-60] PLAIDOIRIE DE M .DIALLO 29

Les incursions des éléments armés maliens se multipliant, une rencontre des
ministres des finances eut lieu à Bobo-Dioulasso du 29 au 30 août 1966, et le
problème frontalier fut évoqué. Il fut décidé qu’une conférence des ministres de
l’intérieur se tiendrait courant février 1967 pour « exploiter les documents collectés
et définir éventuellement la frontière» (annexe Il-84, mémoire du Burkina Faso).
Cette conférence n’eut lieu qu’en 1968 à Bobo-Dioulasso et elle créa une
commission technique mixte.

4. La commission technique mixte

La commission technique mixte avait la composition suivante:

— un représentant du gouvernement de chaque Etat;
— un topographe de chaque Etat;
— un géographe de chaque Etat;
— les chefs de circonscription intéressés.

Sa mission est définie dans le procès-verbal comme:
«chargée d’étudier et de reconnaître la frontière conformément aux docu-
ments antérieurs à l'indépendance détenus par les Gouvernements du Mali et

de la Haute-Volta» (mémoire du Burkina Faso, annexe Il-86).
Les deux Parties revenaient ainsi quasiment à la formule de la commission pari-
taire de 1964 avec en sus une dose de teinte politique avec l’apparition des repré-
sentants du gouvernement.

C’est en réalité cette commission technique qui deviendra l’âme de la commis-
sion paritaire permanente dans toutes les discussions entre les deux Parties autour
de ce différend frontalier.
Monsieur le président, Messieurs les juges, cette présentation sommaire de ces
différentes structures est uniquement faite pour permettre à la Cour d’apprécier les
raisons des échecs successifs enregistrés pendant les concertations et que le Mali
impute d’une manière systématique dans ses écritures au Burkina Faso.
Pour la commodité de l’exposé, nous allons partir de la zone ayant fait l’objet

d’un accord, pour terminer par celle revendiquée par le Mali.

B. L ES NÉGOCIATIONS CONCERNANT LA PARTIE AYANT FAIT L OBJET
D ’UN ACCORD ENTRE LES DEUX PARTIES (DE L OUMANA À D IOUNOUGA )

Dans le secteur où il y a eu accord, les discussions ont toujours tourné autour
des hameaux de culture et des terres de culture. C’est un secteur aux potentialités
agricoles indéniables et qui a de tout temps fait l’objet de convoitises des agricul-

teurs aussi bien burkinabés que maliens. Ce qui provoqua la création des hameaux
de culture par les uns et les autres, de part et d’autre de la ligne frontière sans se
soucier de celle-ci, quelquefois pour des raisons coutumières, d’autres fois par
pure recherche des terres plus fertiles.
Ainsi sont nés les quatre villages de Zitonosso, Poro, Sénéla et Benzasso qui
devaient poser des problèmes aux chefs de circonscription frontalière.
Ces problèmes ont nécessité l’intervention de la commission paritaire perma-
nente. Celle-ci décida l’envoi sur le terrain de la commission technique mixte pour

positionner les quatre villages et déterminer leur appartenance territoriale.
Ce travail fut exécuté par la commission technique mixte uniquement sur la
base de la carte au 1/200000 (édition 1960). Le procès-verbal de cette commis-
sion en témoigne :30 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 60-62]

«Conformément à la décision de la commission paritaire permanente Haute-
Volta/Mali à sa réunion de Bobo-Dioulasso les 24 et 25 juin 1970, la commis-
sion technique mixte a vérifié la position géographique des villages ci-après, sur
le terrain et sur les coupure, de la carte IGN au 1/200000 (édition 1956).

1. Zitonosso: reconnu en territoire voltaïque (cercle de Orodara) est effec-
tivement le village porté sur la carte avec la mention «village abandonné».
En fait, ses habitants, après un premier déménagement, l’ont réintégré.
2. Benzasso est situé à l’intérieur du territoire malien (arrondissement de
Danderesso), à 7 kilomètres de la frontière. Il est exclusivement habité par
des Voltaïques de la subdivision de N’Dorola.
Conformément aux instructions de la commission paritaire permanente, la
commission technique mixte a invité les habitants soit à se faire recenser au
Mali, soit à réintégrer la Haute-Volta.
3. Poro: situé en territoire malien (arrondissement de Bénéna) à une dis-
tance entre 100 et 200 mètres de la frontière. Ses habitants, exclusivement vol-

taïques, ont été invités à se faire recenser au Mali ou à rentrer en Haute-Volta.
4. Sénéla: village non porté sur la carte. La commission technique mixte a
déterminé sa position exacte: il est situé en territoire voltaïque (cercle de
Tougan), à 600 mètres de la frontière (voir carte ci-jointe).
Par ailleurs, la commission technique mixte a visité les villages de Kohoni
(Koné) et Nanmpasso situés en territoire malien (arrondissement de Dande-
resso) et habités par des Voltaïques.
La commission a invité ces populations à se faire recenser au Mali ou à
rentrer en Haute-Volta. Elle a décidé de saisir les ministres compétents quant
au délai à accorder à ceux des habitants de ces villages qui décideraient de
regagner la Haute-Volta.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe Il-90.)

Ces conclusions de la commission technique mixte furent entérinées par les
deux gouvernements le 8 octobre 1971 à Sikasso.
Signalons également qu’en 1979 à Ségou, lors de la réunion de la commission
paritaire permanente, le même procédé a été utilisé toujours dans la zone ouest par
l’envoi sur le terrain de la commission technique mixte pour déterminer l’appar-
tenance territoriale des terres de culture et du hameau de culture de Lanfiera. Dans
le communiqué conjoint publié à l’issue de ses travaux, on note que la commis-
sion paritaire permanente a:

«donné mandat à la commission technique mixte de déterminer l’apparte-
nance territoriale:
a) des terres de culture objet de litiges dans les secteurs suivants:
— Montionkuy (RHV) Lébékuy (RM),
— Soumaïkuy dit Boura (RHV) Yéré (RM),

— Faramana (RHV) Mahou (RM) ;
b) du hameau de culture de Lanfiera.
La commission technique mixte se réunira avant la fin du mois de février
1980, à l’initiative de la Partie malienne, pour l’établissement d’un calendrier
de travail et la définition des modalités d’exécution de cette mission.
La réunion a souhaité la poursuite de la concertation en vue de trouver une
solution au problème de fond sur l’ensemble de la frontière.» (Mémoire du

Mali, annexe A/30.)
Ce mandat fut effectivement exécuté par la commission technique mixte qui
déposa ses conclusions lors de la rencontre ministérielle de Bobo-Dioulasso les 6,
7 et 8 juillet 1981. Le communiqué conjoint souligne:[86/2 : 62-64] PLAIDOIRIE DE M . DIALLO 31

«qu’après examen minutieux, la conférence a:
entériné les conclusions contenues dans le rapport présenté par la commis-

sion technique mixte» (mémoire du Mali, annexe A/32).
Quelles étaient ces conclusions? Elles sont contenues dans le rapport établi par
les deux Parties à Faramana le 6 mai 1980. Le rapport dit que la commission:

«a effectué les travaux du 20 avril au 6 mai 1980 avec la participation des
autorités administratives.
Les documents utilisés pour l’exécution de ces travaux sont la carte à
l’échelle du 1/200000 de l’AOIGN France (feuilles de Yorosso, San, Tou-
gan), édition 1955, et le communiqué conjoint de la conférence de Ségou»
(mémoire du Mali, annexe A/31).
Notons par ailleurs que conformément au protocole d’accord de février 1964
qui prescrivait aux chefs de circonscriptions administratives frontalières une
réunion tous les trois mois et chaque fois que les circonstances l’exigeraient,
plusieurs rencontres ont eu lieu entre les responsables de ces circonscriptions.

Par exemple, celle qui s’est tenue à Banfora le 29 mai 1964 et groupant les
responsables de Kadiola (Mali) et Banfora (Burkina Faso) dans le but de préciser
la frontière entre les deux cercles. Il fut convenu à cette occasion que:
«le fleuve Laleraba, limite naturelle, reste la frontière des deux cercles, fron-
tière déjà matérialisée par la carte d’Etat-major dressée au 1/200000» (mé-
moire du Burkina Faso, annexe Il-76).

Une rencontre similaire eut lieu le même jour à Orodara entre les déléga-
tions de Kadiola (Mali) et Orodara (Burkina Faso). Le procès-verbal mentionne
que:
«aucun problème frontalier n’existe entre les deux cercles et sont tombés
d’accord pour le maintien des limites de la carte au 1/200000 dressée
par l’Institut géographique national en 1954» (mémoire du Burkina Faso,
annexe Il-78).

Le même jour eut lieu à Hérémakoro (Mali) une rencontre des chefs de cir-
conscription de Orodara (Burkina Faso) et Sikasso (Mali). Le procès-verbal men-
tionne:
«que cette rencontre fait suite à celle tenue à Koloko le 11 mai 1964 relative

aux travaux préliminaires de délimitation de frontière entre les deux circons-
criptions.
Après avoir pris connaissance du protocole d’accord signé à Bamako le
25 février 1964 et consulté les populations intéressées, la commission consti-
tuée des deux délégations constate avec satisfaction qu’aucun problème
majeur de frontière n’existe entre les deux cercles.
Néanmoins elle fait remarquer la position géographique de certains
hameaux de culture maliens situés sur la frontière du côté voltaïque tels que:
Brama, Dankane, Banzane, Fanfopola.
Par ailleurs, le village de Karankasso, supposé être en territoire malien et
habité par des ressortissants voltaïques, ne figure pas sur la carte Haute-
Volta/Soudan/Côte d’Ivoire NC30HO dressée par le service géographique de
l’AOF de 1955.

Après ce bref tour d’horizon, la commission a recommandé aux deux déléga-
tions de prendre toutes les dispositions utiles au respect du protocole d’accord
par leurs ressortissants respectifs.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-77.)
Le 15 juin 1964, les chefs de circonscription de Ouahigouya et de Koro se32 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 64-66]

rencontraient à Gomso pour examiner la délimitation entre leurs deux circonscrip-

tions. Nous lisons dans le procès-verbal de cette rencontre:
«Après échange de vues les deux délégations sont tombées d’accord pour
reconnaître les limites actuelles telles que définies suivant la carte «Ouahi-
gouya» planche ND 30 X 1955 dessinée et publiée par le service géogra-
phique de l’AOF et «Douentza» planche ND 30 XVI 1960.»

Cette limite se situe «à peu près à égale distance Thou-Gomso, lieu de
rencontre des deux délégations» (mémoire du Burkina Faso, annexe II-79).
Voilà, Monsieur le président, Messieurs les juges, le processus par lequel la
ligne frontière dans la partie ouest a été déterminée et fait l’objet d’un accord
entre les deux Parties.
Les ministres de l’intérieur, présidents de la commission paritaire permanente,

se sont bornés à entériner ce que les techniciens avaient réalisé en ne se basant
que sur la carte au 1/200000. Ils l’ont fait parce qu’ils ne pouvaient pas faire
autrement car tous les travaux confiés à la commission technique mixte visaient à
positionner sur le terrain les éléments tels que villages ou champs en se servant
de cette carte et de cette carte seule.
Alors me direz-vous, qu’est-ce qui s’est passé dans le secteur où brusquement
s’élève une contestation? Voilà ce qui s’est passé.

C. D ES NÉGOCIATIONS DANS LE SECTEUR REVENDIQUÉ PAR LES M ALIENS
ET ALLANT DE DIOUNOUGA AU MONT N’G OUMA POINT TRIPLE

Ce secteur décrit par les deux Parties comme région de transhumance et de
nomadisation et qui est l’objet des convoitises maliennes est matérialisé de la
même manière sur les mêmes cartes que le secteur ouest dont nous venons de
parler.
On comprend donc aisément la surprise et l’ahurissement des autorités burki-

nabés lorsqu’elles entendent de la part de la Partie malienne et au niveau le plus
élevé de la hiérarchie qu’il n’a jamais existé une frontière dans cette partie sinon
celle de l’arrêté 2728 qui n’est figurée nulle part.
Mes propos viseront ici encore à parler de la manière dont les négociations se
sont déroulées et des comportements de chacune des Parties.
Monsieur le président, Messieurs les juges, comme évoqué plus haut, la
première rencontre ministérielle pour parler des problèmes à la frontière eut lieu à
San (Mali) en 1961. Il importe de livrer l’essentiel du contenu de ce protocole, car
il montre bien, contrairement aux allégations maliennes, qu’il existait une fron-
tière et que les soucis des deux gouvernements étaient de mettre fin aux
nombreuses frictions dans cette zone. En effet, nous y lisons les dispositions

suivantes:
«Après avoir étudié les différents problèmes administratifs, qui se posent
dans les circonscriptions frontalières des deux Etats et dans le souci de
préserver et de renforcer les sentiments fraternels qui ont toujours présidé aux
rapports des deux républiques, les deux délégations ont arrêté les décisions
suivantes:

Les nationaux des deux Etats installés sur le territoire de l’Etat voisin
seront recensés dans cet Etat, après un an de séjour. Toutefois, ce recense-
ment n’aura qu’un caractère fiscal. La liste des intéressés sera communiquée
aux autorités administratives de leurs pays d’origine en vue de leur dégrève-
ment.
Les droits d’usage des ressortissants des deux Etats sur les terres de[86/2 : 66-68] PLAIDOIRIE DE M . DIALLO 33

culture, pâturages et pêcheries demeurent maintenus conformément aux
coutumes de la région.
Les chefs des circonscriptions administratives frontalières se réuniront en
principe tous les trois mois et chaque fois que les circonstances l’exigeront.
Ces réunions auront lieu alternativement aux chefs-lieux des circonscriptions
administratives frontalières.
La circulation des ressortissants des deux Etats est libre de part et d’autre

de la frontière, pourvu qu’ils soient munis des pièces d’identité réglemen-
taires de leurs Etats...
Les transhumants originaires d’un Etat se rendant dans l’autre doivent être
munis d’un permis de transhumance.
La frontière, dans cette région, sera reconnue et tracée contradictoirement
par une commission mixte, composée des chefs des circonscriptions intéres-
sées, munie de toute la documentation nécessaire.» (Mémoire du Burkina
Faso, annexe II-65.)

Conformément à ce protocole d’accord la commission mixte composée des
chefs de circonscriptions s’est effectivement réunie à Ansongo le 7 décembre 1961
en vue de reconnaître et de tracer la frontière nord de Dori (subdivision de l’Ou-
dalan) avec le cercle d’Ansongo.
Il a été conclu ce qui suit:

«La frontière est telle qu’elle est tracée sur la carte des colonies: Ansongo
(carte D30NE-D31NE). En attendant les instructions définitives des gouver-
nements des deux Etats.
Cependant dans la zone comprise entre le Béli et la frontière les droits
d’usage des terres demeurent maintenus aux ressortissants des deux Etats.
Les Maliens transhumant dans cette zone ne seront pas fiscalement recensés
par la République de Haute-Volta.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-
66 (b).)

D’après ce document, il ne faisait aucun doute pour les responsables adminis-
tratifs locaux que la région du Béli était burkinabé; la Partie burkinabé garantis-
sant le non-recensement des Maliens qui y transhument. Ceci est donc contraire
aux propos des Maliens dans leur contre-mémoire lorsqu’ils déclarent: «... En
procédant de cette manière les chefs de circonscription intéressés ne prenaient en
ligne de compte que les cartes sans même avoir reconnu le terrain...» (contre-
mémoire malien, p. 9).
Ces responsables administratifs connaissaient parfaitement le terrain et surtout
de quoi ils parlaient. Ils ont procédé ici comme l’ont fait ailleurs leurs collègues
dans la partie ouest sans qu’aucune contestation de la part des deux Parties ne soit
enregistrée. Aucune conférence de ministres n’a écarté cette procédure comme
l’avance le Mali dans son mémoire, page 9.

Ce protocole d’accord de San, cependant, n’a pas réussi à calmer les appétits
territoriaux du Mali qui, par les incursions de ses éléments militaires et paramili-
taires, rendait précaires les mesures arrêtées d’accord parties.
C’est pour cette raison qu’une nouvelle rencontre ministérielle eut lieu le
25 février 1964 à Bamako, rencontre au cours de laquelle un nouveau protocole
d’accord fut signé. Ce protocole reprenait toutes les grandes rubriques de celui de
San de 1961. La seule différence notable est le renforcement du principe général
de la libre circulation des personnes entre les deux pays et singulièrement dans les
zones de nomadisme et la création de la commission paritaire.
En effet, le point 4 de ce protocole intitulé mouvement des populations de part
et d’autre de la frontière dit ceci:34 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 68-70]

«Pourvu qu’ils soient munis des pièces d’identité réglementaires de leur
Etat, les ressortissants des deux Parties contractantes circulent librement de
part et d’autre de la frontière.
Tout ressortissant de l’une des Parties contractantes peut rentrer sur le terri-
toire de l’autre, y voyager, y établir sa résidence, dans le lieu de son choix et
en sortir sans être astreint à un visa ou à une autorisation quelconque de séjour.
Cependant, les transhumants originaires d’un Etat se rendant dans l’autre

Etat, seront munis d’un titre de circulation mentionnant la composition de la
famille et le nombre des animaux.
Les deux Parties contractantes se communiqueront tous les documents
concernant la transhumance, en particulier les itinéraires empruntés et les
calendriers des déplacements.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-71.)
Le Burkina Faso pensait avoir trouvé là avec le Mali une solution pour que la

paix et la tranquillité règnent aux frontières. Hélas non, car les patrouilles
maliennes, sous prétexte de poursuite des délinquants fraudeurs, franchissaient la
frontière sans avertir.
Cette situation nécessita la réunion à Bobo-Dioulasso les 29 et 30 août 1966,
des ministres des finances et du commerce des deux pays. Bien que n’étant pas
chargés directement des problèmes frontaliers, les chefs de délégation signèrent le
procès-verbal dans lequel figurait une rubrique intitulée «Délimitation de la fron-
tière» et dans laquelle il est dit que:

«D’accord parties, il a été convenu de considérer comme éléments de base
de détermination de la frontière les documents objectifs tels que les cartes et
textes réglementaires (décrets, arrêtés, etc.). Toutefois, pour pallier les insuf-
fisances éventuelles des documents précités les chefs de circonscriptions
feront des investigations...» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-86.)

C’est suite à cette rencontre que les ministres de l’intérieur des deux pays se
réunissaient à Bobo-Dioulasso les 25 et 26 juillet 1968 pour créer la commission
technique mixte qui devait jouer un grand rôle par la suite dans les différentes
négociations entre les deux Parties.
Il est notamment prescrit à cette commission de commencer «... ses travaux
dans la région du Béli en priorité à partir du mois de novembre 1968...» Elle
«devra déposer les résultats avant la prochaine réunion de la commission paritaire
permanente...» (mémoire du Burkina Faso, annexe II-86).
La priorité et l’urgence qu’il y avait de délimiter la frontière dans la région du
Béli sont strictement liées aux incursions maliennes dans la zone et cela malgré
les différents protocoles d’accord signés pour éviter ces incursions. D’ailleurs, la
réunion de Bobo-Dioulasso était obligée de revenir encore sur ce point, en préco-
nisant en ce qui concerne le mouvement des populations, l’application stricte du

protocole d’accord signé entre les deux pays le 30 août 1966 à Bobo-Dioulasso.
La commission technique mixte se mit aussitôt au travail et tint sa première
réunion à Tin Akoff (Burkina Faso) le 15 mai 1969.
Faisant le bilan des recherches documentaires, elle constate qu’elle n’a pas
retrouvé les textes réglementaires précis concernant la délimitation de la frontière
dans la zone du Béli aussi bien dans les archives du gouvernement général de
l’AOF que dans celles du ministère de la France d’outre-mer.
Devant ce constat, il ne restait comme seuls documents objectifs dont parlait la
réunion de Bobo-Dioulasso en 1966 que les cartes officielles antérieures à l’indé-
pendance.
Une confrontation des différentes cartes détenues par chaque pays fut faite.
Toutes les cartes produites à cette époque montrent que le Béli revendiqué par le[86/2 : 70-73] PLAIDOIRIE DE M . DIALLO 35

Mali comme frontière est situé en territoire burkinabé bien loin de la frontière
réelle, entre 12 et 20 kilomètres de celle-ci.
Devant cette évidence, la délégation malienne déclare qu’on ne peut accorder
une valeur absolue aux cartes.
C’était la première fois en effet que la Partie malienne mettait en doute la
valeur des cartes. Ces cartes ont pourtant servi de base, de base unique pour tout
le travail réalisé jusque là sur plus de 900 kilomètres.

Le chef de la délégation malienne préconise alors que le tracé de la frontière
dans cette zone tienne compte des réalités humaines et que la frontière soit modi-
fiée dans cette partie pour permettre aux populations de «vivre paisiblement».
Le chef de la délégation burkinabé fit savoir à cette époque que le tracé fronta-
lier n’avait rien à voir avec la vie des populations dans cette zone dans la mesure
où de tout temps, les nomades ou sédentaires maliens ont librement eu accès aux
points d’eau du Béli.
Tous les protocoles d’accord signés entre les deux pays garantissaient la libre
circulation des personnes et des biens dans le respect strict des coutumes de la
région.
Le chef de la mission malienne, pour clore les débats, déclare que «sa déléga-
tion n’était pas habilitée à reconnaître l’appartenance du Béli à la Haute-Volta»
(mémoire du Burkina Faso, annexe II-87 b)).
Cette prise de position sans fondement empêcha d’aboutir à des résultats
concrets.

La commission paritaire permanente se réunit de nouveau à Koulouba les 29 et
30 septembre 1969.
Dans son discours de bienvenue, le ministre de l’intérieur du Mali, épousant la
thèse de sa délégation à Tin Akoff, déclara:
«Il me plaît de rappeler que nos populations frontalières ne sauraient
comprendre des mesures théoriques de principe qui ne tiendraient pas compte

des réalités. Des relations humaines vieilles de plusieurs générations tolére-
raient très difficilement toute réglementation contre nature. Il nous est donc
un devoir de tenir compte de ces impératifs pour assurer à nos populations
laborieuses une tranquillité, une sécurité et un bien-être durables.» (Mémoire
du Burkina Faso, annexe Il-88.)

Dans ce discours, apparaissent clairement, dès cette époque, les intentions des
autorités maliennes qui, faute de preuves textuelles ou cartographiques, essaient
de transposer le problème sur le plan de la position des populations sur le terrain.
Thèse dangereuse et inapplicable plus particulièrement dans les pays ancienne-
ment colonisés dont les frontières ont été définies en fonction, non pas des rela-
tions humaines dont parle le ministre malien, mais uniquement en fonction des
intérêts des puissances colonisatrices et des rapports de force entre elles comme
l’a défini avant moi l’agent du Burkina Faso.
Cette déclaration malienne, en plus de son caractère démagogique, ne tenait
nullement compte des principes énoncés par l’OUA invitant chaque Etat au
respect des frontières héritées de la colonisation.
Les tentatives de la délégation burkinabé à cette réunion de Koulouba pour
amener la Partie malienne à renoncer à faire coïncider sans raison la frontière avec
le Béli n’aboutirent pas et les deux Parties trouvèrent le compromis suivant
mentionné dans le procès-verbal:

«Pour ce qui est du Béli, les deux délégations s’accordent un délai pour
leur permettre de rechercher les textes qui ont servi de base au tracé de la
frontière entre la Haute-Volta et le Mali.36 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 73-75]

Si jusqu’à la prochaine réunion de la commission paritaire permanente,
il n’a pas été possible de retrouver ces textes, les deux Parties se référeront
aux cartes en vue de résoudre le problème.» (Mémoire du Burkina Faso,
annexe II-88.)

Notons au passage qu’une convention d’établissement et de circulation de
personnes fut signée à cette occasion. Cette convention, dont il sera question dans
nos prochaines plaidoiries, a été ratifiée par le Burkina Faso par décret
no 69-279/PRES/AET du 30 septembre 1969.
En juin 1970, la commission paritaire se réunissait de nouveau à Bobo-Diou-
lasso (Burkina Faso). Cette réunion a été consacrée sur le plan des frontières à
l’examen des problèmes qui se posaient dans la partie ouest concernant les quatre
villages de Zitonosso, Poro, Binzasso et Sénéla dont je viens de parler.
En ce qui concerne la région du Béli, la délégation malienne persistant à dire
que la frontière c’est le fleuve, la délégation burkinabé estima nécessaire que les

deux Parties procèdent à une nouvelle recherche documentaire afin de lever toute
équivoque pour que le problème soit définitivement tranché.
Cette démarche, que nous pensions utile à l’époque et qui était uniquement
dictée par le souci de parvenir à une solution nette insusceptible d’être remise en
cause, a été interprétée par le Mali dans son contre-mémoire (p. 173, par. l)
comme un blocage des négociations. Cette interprétation malienne est tout au
moins paradoxale car la délégation burkinabé avait intérêt au contraire à ce que le
contenu du procès-verbal de Koulouba, disant que si les textes n’existaient pas il
fallait se référer aux cartes pour résoudre le problème, soit appliqué. Nous consta-
tons aujourd’hui avec un peu de surprise que notre bonne foi et notre transparence
durant toutes les négociations sont l’objet d’une appréciation presque outrageante
qui en dit long sur le peu d’attachement de la Partie adverse pour ces deux valeurs.
Malgré le soi-disant «blocage» burkinabé, cependant, la commission paritaire
tint sa réunion les 7 et 8 octobre 1971 à Sikasso (Mali). C’est lors de cette
rencontre que les travaux de la commission technique effectués dans la partie
ouest furent entérinés et que de nouveaux travaux furent prescrits pour la même

commission dans le secteur nord-ouest et nord de la frontière.
Pendant cette réunion, le Mali a essayé d’imposer la ligne de l’arrêté 2728 de
1935. Devant l’insistance malienne, et justement pour ne pas bloquer la situation,
la Partie burkinabé a demandé dans ce cas que l’IGN soit consulté pour qu’il
puisse dire pourquoi cette ligne frontalière n’était pas figurée sur les cartes et
notamment sur les cartes éditées après 1935.
La demande formulée en 1971 par le Burkina Faso n’était pas un deuxième
«blocage» contrairement aux assertions maliennes contenues dans l’appendice de
son contre-mémoire (p. 174) mais visait tout simplement à faire la preuve par l’or-
ganisme officiel chargé de la cartographie de l’absurdité de la revendication
malienne.
De toutes les façons, rien ne fut bloqué à cette époque puisque la commission pari-
taire permanente prescrivait les tâches suivantes à la commission technique mixte:

«1) Déterminer les coordonnées géographiques des points ci-après cités
par les textes réglementaires:
— la mare de Kétiouaire,
— la mare d’In Abao,
— le gué de Kabia,
— les hauteurs de N’Gouma.

2) Recueillir tous renseignements susceptibles de contribuer à la détermi-
nation du tracé de la frontière reliant les points ci-dessus.[86/2 : 75-77] PLAIDOIRIE DE M .DIALLO 37

3) Vérifier la position exacte des villages de:

— Djoulouna,
— Oukoulou,
— Agoulourou, et
— Koubo.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-91 bis.)
En exécution de cette recommandation, la commission technique s’est retrouvée

sur les lieux en avril 1972. Elle fixa les conditions et les méthodes de travail.
C’est ainsi qu’une fois encore, la carte au 1/200000, édition 1960 IGN de
l’Afrique occidentale, a été retenue; et quant aux méthodes, elles seront variables
selon les lieux.
C’est à l’issue de ces travaux que la Partie voltaïque demanda au Mali de lui
indiquer le tracé qu’il pensait être le tracé frontalier entre les deux pays.
Le Mali s’exécuta et traça la ligne verte que vous voyez sur cette carte . Ce
tracé se justifiait d’après l’expert malien de la manière suivante.
Son point de départ, ici, est un point historique car il y a une pierre blanche
posée par les Blancs et indiquant la limite entre Diounouga et Diguel, ici, et les
deux populations des deux villages le savent.
De ce point on aboutit à la mare de Manaboulé qui est située ici, d’après les
témoignages des populations maliennes, et de là, la ligne rejoint le début de la

chaîne des mares à Rafnaman.
Le PRÉSIDENT de la Chambre: Je vous prie de m’excuser, Monsieur le
conseiller, voulez-vous avoir la bonté de vous mettre un peu de côté pour
permettre à la Chambre de bien regarder sur la carte vos explications.

M. DIALLO: Je disais donc que le départ de cette ligne, d’après l’explication
malienne, est historique et que entre Diounouga et Diguel les Blancs avaient posé
une pierre blanche et c’est cette pierre blanche qui indiquait la frontière, et que les
deux populations des deux villages le savaient.
A partir de là, toujours suivant les informations données par les populations, la
ligne allait jusqu’à la mare de Manaboulé que nous n’avons pas positionnée sur la
carte, mais qui se trouve ici. Et de cette mare, la ligne, toujours selon les infor-
mations fournies par les populations, remontait jusqu’à la rencontre de la chaîne
des mares du Béli. A cette époque, c’était tout.

Jusqu’à cette date, le Mali n’a pas explicitement pris le Béli comme ligne fron-
tière. Effectivement, ils se sont arrêtés ici, sans dire que le Béli constituait la fron-
tière.
C’est au cours de l’examen des résultats des travaux de cette commission tech-
nique à Bobo-Dioulasso les 4 et 5 septembre 1974 qu’il y eut véritablement un
blocage des négociations non pas du fait du Burkina Faso mais du fait de la délé-
gation malienne. L’examen du déroulement de cette conférence montrera d’où
vient l’initiative de la rupture.

De la rupture de Bobo-Dioulasso des 4 et 5 septembre 1974

Cette réunion revêt une grande importance dans le différend qui nous oppose au
Mali et mérite qu’on s’y arrête un peu plus longuement.
C’est, en effet, à cette occasion que le Burkina Faso se rendit réellement compte
des visées expansionnistes des autorités maliennes et du sens réel des faux-fuyants
enregistrés durant toutes les négociations. Quels sont les faits?

lVoir V, documents cartographiques.38 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 77-79]

La commission technique mixte, qui s’était rendue sur le terrain en 1972,
présenta les résultats de ses travaux et ses conclusions. La commission paritaire
permanente constate que tous les éléments géographiques recommandés en
octobre 1971 ont été positionnés, sauf les hauteurs de N’Gouma, sur la position
desquelles des divergences importantes ont apparu lorsque les techniciens sont
arrivés sur les lieux.
Ces divergences ont été consignées dans un procès-verbal baptisé annexe 2 et

dans lequel les positions étaient les suivantes.
La Partie voltaïque a estimé que, s’agissant du positionnement des hauteurs de
N’Gouma, ce travail doit être différé en attendant que des renseignements sûrs
permettant de situer ces hauteurs sur le terrain soient obtenus.
La Partie malienne, qui avait retenu comme hauteur de N’Gouma une colline à
l’est du gué de Kabia, en territoire nigérien, demande la détermination des coor-
données de ce mont.
La délégation voltaïque conteste la colline considérée par le Mali comme étant le
mont N’Gouma en se basant sur l’arrêté général du 24 septembre 1927 fixant les
limites des colonies de la Haute-Volta et du Niger et son erratum du 31 août 1927.
La Partie malienne n’a pas épousé cette manière de voir et a traité de «carents»
les travaux de la commission technique mixte.
La Haute-Volta présenta également à cette réunion des documents qu’elle avait
réussi à trouver au cours de ses recherches. Il s’agit des croquis des tournées de
l’administrateur géographe François de Coutouly dressés en 1922 et de l’ Atlas des
cercles de l’AOF de 1926 .

Cet atlas montre les cercles composant la Haute-Volta avant 1932 et figurait les
quatre villages revendiqués par le Mali, à savoir Diounouga, Okoulou, Agoulouo
et Koubo, et toute la région du Béli en Haute-Volta. Les quatre villages que le
Mali prétend avoir toujours administrés figuraient bel et bien dans le cercle de
Ouahigouya rattaché à partir de 1932 au Soudan français, actuel Mali.
La délégation voltaïque propose alors que, tenant compte de ces nouveaux
documents, la procédure dans la partie ouest soit poursuivie; c’est-à-dire que les
Maliens résidant dans ces villages doivent soit se faire recenser soit retourner de
l’autre côté de la frontière au Mali.
La délégation malienne a superbement ignoré ces documents qu’elle a rejetés
en les qualifiant de «documents de touristes» et refusé de prendre en considéra-
tion les explications qui lui étaient fournies sur l’erreur de transcription qui a fait
figurer sur la carte au 1/200000, édition 1960, les monts N’Gouma à l’est du gué
de Kabia.
C’est à partir de ce moment que la conférence s’enlisa, et des discussions
houleuses s’ensuivirent. Le ministre de l’intérieur du Mali, chef de la délégation,
constate que la conférence est sans issue. Le ministre de l’intérieur du Burkina

répond alors qu’il appartient au Mali, président de la conférence, de tirer les
conclusions qui s’imposent.
L’agent du Burkina Faso vient de vous lire la grave déclaration du ministre
malien de la défense et de la sécurité à cette réunion.
L’échec de cette rencontre a créé un malaise entre les gouvernements, malaise
que le sommet des chefs d’Etat du Mali et du Burkina Faso tenu à Faramana le
4 décembre 1974, contrairement aux termes du communiqué final que vous venez
d’entendre de la bouche de l’agent, n’a pas réussi à dissiper.
D’ailleurs, dix jours plus tard, le 14 décembre, des militaires burkinabés qui distri-
buaient des vivres aux populations dans les régions de Soum sont attaqués par une
patrouille malienne, faisant un mort. Ce fut le conflit armé consommant ainsi l’échec
des négociations bilatérales et provoquant l’intervention de l’Organisation de l’unité
africaine (OUA) dont l’agent vient de donner le processus de déroulement.[86/2 : 79-81] PLAIDOIRIE DE M . DIALLO 39

Le refus du Mali de permettre l’application des recommandations de cette
médiation ne rompit pas pour autant les ponts entre les deux Parties.
Le dialogue bilatéral reprit néanmoins. Ainsi, les 20 et 21 décembre 1978, à
Ouagadougou, les deux ministres de l’intérieur se rencontraient pour «nouer le
dialogue autour du problème frontalier» (mémoire du Mali, annexe A/29). La
Partie malienne, tout en professant sa bonne foi et sa disponibilité pour parvenir à
une solution pacifique du différend, refusa la proposition voltaïque de s’en tenir

aux frontières héritées de la colonisation et de matérialiser cette frontière sur la
base des recommandations de la commission de médiation de l’OUA.
A cette occasion, le Mali brandit la déclaration de Conakry, qu’il analysa comme
ayant effacé les conclusions de la commission juridique de l’OUA à Lomé.
La Partie burkinabé estima, pendant les discussions, que la fameuse déclaration
de Conakry qu’elle ne rejette pas (contrairement à l’attitude du Mali vis-à-vis des
recommandations de Lomé), a produit tous les effets que les deux Parties devaient
légitimement en attendre.
En effet, cette déclaration purement politique a permis la relance de la coopéra-
tion entre les deux gouvernements et la cessation des hostilités. La sérénité des
relations entre les deux pays, qu’elle visait à instaurer, était réalisée. La rencontre
des deux ministres de l’intérieur était d’ailleurs une conséquence directe de cet
état de fait.
Une nouvelle rencontre de la commission paritaire permanente, qui n’a jamais
officiellement cessé d’exister, eut lieu à Ségou en novembre 1979.
Les discussions tournèrent, cette fois-ci encore, autour des problèmes à la fron-

tière à propos des champs de culture. La commission fut chargée de déterminer
l’appartenance territoriale des terres de culture, objet du litige, et du hameau de
culture de Lanfiera.
La commission technique s’exécuta. Il est intéressant de noter de nouveau que,
comme document ayant servi de base à la détermination de cette appartenance
territoriale, c’est encore la carte au 1/200000 de l’Afrique occidentale (feuilles de
Yorosso, San, Tougan), édition 1955, qui fut utilisée. La mention du communiqué
conjoint de la conférence de Ségou n’ayant été faite que pour légitimer les
travaux.
Les résultats de ces travaux furent entérinés, comme je l’ai déjà dit, à la réunion
ministérielle de Bobo Dioulasso les 6, 7 et 8 juillet 1981. Il fut également décidé
à cette même réunion que chaque Partie ferait des propositions qui devront être
soumises aux deux chefs d’Etat en vue du règlement du différend frontalier dans
le nord-ouest de la Haute-Volta.
Le Mali et la Haute-Volta exprimèrent à cet effet des points de vue totalement
opposés.
Le Mali revint sur la déclaration de Conakry et maintint que cette déclaration

peut constituer une base de règlement du différend.
Le Burkina Faso quant à lui, développa son argumentation autour du communi-
qué final de Lomé et de la déclaration de Conakry pour préconiser une fois de
plus le maintien des frontières coloniales malgré leurs imperfections et surtout à
cause d’elles, imperfections qui ne sont le fait d’aucune des Parties en litige.
L’impasse revenait de nouveau entre nous mais le dialogue n’était pas rompu.
Du 16 au 20 mai 1981, la commission technique mixte, sur l’insistance des
Maliens, se réunissait à Bamako pour préparer une rencontre ministérielle qui
celle-là, disaient les Maliens, devrait déboucher sur une solution définitive du
différend.
Cette réunion parvint à se mettre d’accord sur l’ordre du jour à soumettre aux
deux ministres. Cet ordre du jour portait essentiellement sur les règlements défi-
nitifs du différend frontalier.40 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 81-83]

A cette occasion la Partie burkinabé fit une déclaration dans laquelle elle appe-
lait de nouveau l’attention des autorités maliennes:

1) sur la nécessité de l’acceptation de ce principe de l’intangibilité des frontières
héritées du système colonial;
2) sur le fait que l’acceptation de ce principe implique la reconnaissance des lignes
frontalières figurant sur les cartes antérieures à l’indépendance des deux Etats.
La délégation malienne déclara à son tour qu’aucun Etat africain ne pouvait

remettre en cause le principe sacro-saint de l’intangibilité des frontières, mais
qu’il s’agissait de combler des lacunes. Le Burkina se pose toujours la question
de savoir quelles sont ces lacunes et comment les combler.
Les réponses à ces questions n’apparurent pas davantage lors du sommet des
chefs d’Etat à Bamako les 23 et 24 septembre 1981. Au cours de ce sommet, les
deux chefs d’Etat :
«réaffirment leur volonté de résoudre par la voie de négociations fraternelles
et pacifiques le différend frontalier existant entre les deux pays. Ils donnent

mandat aux deux ministres de l’intérieur de poursuivre les travaux et de leur
faire rapport au plus tard le 30 novembre 1981» (mémoire du Burkina Faso,
annexe II-111 bis).
En exécution de ce mandat, les deux ministres se rencontrèrent à Bamako du
29 octobre au 2 novembre 1981.
Le compte rendu signé par les deux ministres relève que:

«Dès l’ouverture des débats et dans le souci de clarté, il a été demandé aux
techniciens de visualiser sur la carte au 1/200000 les résultats obtenus sur le
terrain par la commission technique mixte en 1972 et de porter sur le même
document le tracé de la frontière tel que chaque partie le conçoit.
Ce document a fait l’objet de larges débats qui ont fait apparaître des
divergences de point de vue sur la survivance de l’arrêté général n o 2728 du
27 novembre 1935, sur la position de la mare de Kétiouaire, sur la position
des hauteurs de N’Gouma et partant sur le tracé de la ligne frontière.»
(Mémoire du Mali, annexe A/33.)

Après ces constatations chaque partie a exprimé sa position. Elles sont les
suivantes:

Position de la partie voltaïque
«A l’issue des débats, la partie voltaïque se basant sur les documents carto-
graphiques (cartes au 1/500000, 1/200000, 1/100000, l’ Atlas des cercles ),
des textes (lois, décrets, arrêtés généraux, correspondances administratives),
et sur le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, a

déduit que le tracé de la frontière ne peut subir valablement une modification
qu’au niveau de la partie nord du gué de Kabia et cela sur la base de l’erreur
qui a fait partir la ligne de la mare de Fitili qui n’est citée par aucun texte
concernant la frontière.
La partie voltaïque fait donc redescendre la ligne partant de Fitili à 3 kilo-
mètres au nord du gué de Kabia. Ces 3 kilomètres correspondent à la posi-
tion du N’Gouma tel que le cite l’arrêté du 31 août 1927 et son erratum du
5 octobre 1927 et leurs interprétations cartographiques.
La partie voltaïque dans le souci de contribuer efficacement au règlement
définitif du différend a tenu à rassurer la partie malienne que le secteur de
Diounouga sera réexaminé et fera l’objet de proposition concrète au niveau
des chefs d’Etat.[86/2 : 83-85] PLAIDOIRIE DE M . DIALLO 41

La Partie voltaïque après ces discussions demeure convaincue qu’une
remise en cause des anciens tracés des frontières des colonies (actuellement
Etats) soulèverait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait.»

Position de la partie malienne

«La partie malienne qui a abordé les débats avec une volonté réelle
d’aboutir à des propositions concrètes en excluant toute discussion byzantine
fait remarquer que la ligne indiquée par la partie voltaïque correspond exac-
tement au tracé figurant sur la carte au 1/200000 ; c’est le lieu de rappeler
qu’il n’existe pas de tracé de frontière entre Kétiouaire et le gué de Kabia de
l’aveu même de l’autorité compétente en la matière de l’époque coloniale
(lettre no 191 CM 2 du 19 février 1935, circulaire n o l14 C du 3 novembre
1912).
Alors que la ligne qu’elle a présentée correspond:

— à l’interprétation de l’arrêté général 2728 de 1935 pour sa partie
comprise entre Dioulouna et Kétiouaire (M2 à M5 sur le document);
— à la jonction des repères indiqués par des arrêtés et autres correspon-
dances administratives.
Cette ligne se confond avec celle qui est consacrée par les populations et
que celles-ci ont décrites à la commission technique mixte lors de son
passage en avril 1972.

La partie malienne animée du désir ardent de rapprocher les positions,
soucieuse de ne pas décevoir les deux chefs d’Etat, a pris une responsabilité
historique en faisant une proposition d’approche figurée en rouge sur le docu-
ment.
Cette proposition qui ampute le territoire national d’une portion importante
est la volonté manifeste on ne peut plus concrète de notre détermination
constante d’aboutir à un règlement définitif du problème.
Cette démarche qui n’a pas eu l’écho souhaité est demeurée la seule.
Cependant, la réouverture du dossier qui attend depuis 1972 constitue en elle
un progrès certain que les deux Parties se doivent de saluer.»

La ligne rouge dont parle le Mali est celle qui figure en rose sur ce document.
Vous avez entendu les explications, c’est-à-dire que cette ligne est fondée sur
l’interprétation de l’arrêté 2728 de 1935 dans sa partie occidentale jusqu’à ce
niveau et à partir de là sur la position des populations sur le terrain.
La Partie burkinabé constate pour la deuxième fois le changement de position
des Maliens et l’existence d’un nouveau tracé, différent de celui de 1972.
En plus des explications contenues dans la déclaration malienne que je viens de
citer, et concernant les fondements de cette nouvelle ligne, d’autres explications
verbales furent fournies à cette occasion.
Elles consistaient à nous faire comprendre qu’il y a eu erreur de la part de la
Partie malienne lorsqu’en 1972 elle a pris la mare de Manaboulé pour la mare de

Kétiouaire et aussi qu’entre-temps le Mali a eu auprès des populations une confir-
mation que la ligne frontalière suivait la ligne de crête des hauteurs de Tondigaria.
Cette ligne aboutissait à Raf Naman qui signifierait en Tamacheck «tête de
l’eau» donc début de la chaîne des mares du Béli qui constitue la frontière natu-
relle entre les deux Etats. C’était la première fois que le Mali disait très précisé-
ment que le Béli constituait la frontière.
Ces explications fantaisistes du tracé frontalier ont laissé plus d’un chacun
perplexe sur le sérieux qui motivait les revendications territoriales maliennes. Il
apparaissait soudain que toutes ces années de rencontre et de négociations abou-
tissaient du côté malien à réclamer une nouvelle ligne frontière basée sur un texte42 DIFFÉREND FRONTALIER [86/2 : 85-87]

caduc, sur des déclarations des populations préalablement conditionnées, sur des
mares dont la position est incertaine d’après l’aveu même des Maliens et sur, en
fin de compte, la position sur le terrain des populations dont le caractère fonda-
mental est la transhumance et le nomadisme.
Les repères choisis par le Mali pour tracer sa frontière ne correspondent à aucun
argument sérieux. Ces repères ne figurent sur aucun texte ni sur aucune carte
comme repères de frontière entre les deux pays, comme les professeurs Alain

Pellet et Jean-Pierre Cot le montreront plus tard de manière plus précise. C’est là
l’exemple d’un pur produit de l’imagination de la Partie malienne. Et les maigres
résultats de cette rencontre ministérielle n’ont pas permis de poser les bases du
règlement définitif qui était attendu pour le prochain sommet des deux chefs
d’Etat; ce sommet finalement n’eut pas lieu.
Une période de relations épistolaires s’ouvrit entre les deux chefs d’Etat. Le
président malien donna le ton par une lettre n o 91/PR en date du 9 décembre 1981
et adressée à son homologue voltaïque.
Cette lettre du président malien, loin d’aider à faire avancer les choses dans le
sens d’un règlement, revenait au contraire sur les anciennes thèses défendues par
son gouvernement.
Le président malien insistait sur l’utilisation de documents objectifs pour
résoudre le problème. Ces fameux documents objectifs tournaient autour de l’ar-
rêté 2728 et rien d’autre.
A cette lettre du président malien, le président voltaïque a répondu par une
lettre dans laquelle il réaffirme sa volonté de parvenir à une solution juste et
fraternelle du problème.

Il relève cependant que l’analyse faite par son homologue malien sur les règles
et principes qui doivent guider ce règlement ne correspond ni aux méthodes
qu’utilisaient les colonisateurs, ni aux textes qu’ils ont légués et encore moins aux
réalités sur le terrain.
Le président du Mali réagit de nouveau par une seconde lettre en développant
ses arguments sans apporter plus de précisions que lors de la première lettre.
Pire, on y trouve des affirmations surprenantes selon lesquelles les techniciens
des deux pays avaient utilisé, en plus des cartes, des documents écrits pour
résoudre les problèmes qui s’étaient posés dans la partie ouest de la frontière sur
plus de 900 kilomètres.
Le président malien soutiendra également qu’il n’a jamais existé de frontière
dans la zone en cause et que ce n’est pas renier le principe de l’intangibilité des
frontières que demander le tracé d’une frontière là où elle n’a jamais existé.
Toutes ces déclarations, comme on le perçoit aisément, visaient à semer plus de
confusion dans l’esprit de tous ceux qui suivaient cette affaire. Car il existait bel
et bien une frontière entre le Soudan et la Haute-Volta, qui étaient deux territoires

distincts et autonomes, leur administration étant indépendante l’une de l’autre.
L’ambassadeur Salambere reviendra sur ce point tout à l’heure.
Dire le contraire, c’est aller contre l’histoire et les faits.
L’affaire du Différend frontalier en resta là donc jusqu’au 16 septembre 1983, date
de la première visite à Bamako, à l’extérieur, du nouveau président voltaïque et date
également de la signature du compromis tendant à la saisine de votre haute juridiction.
Le communiqué final signé à cette occasion annonce en effet, que:

«Les deux chefs d’Etat ont décidé de tout mettre en Œuvre pour trouver
une solution définitive et rapide à cette question frontalière. A cet effet, ils
sont tombés d’accord pour saisir la Cour internationale de Justice du dossier,
tout en poursuivant le dialogue bilatéral dans le cadre des structures ad hoc
existantes.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-117.)[86/2 : 87-89] PLAIDOIRIE DE M . DIALLO 43

C’est dans ce cadre qu’eut lieu la démarche du ministre de l’intérieur du
Burkina Faso pour parler de Diounouga et de la ligne frontière entre Fitili et le
mont N’Gouma que vous voyez ici.
Evoquant cette démarche le Mali affirme qu’elle avait abouti à la proposition
d’un tracé frontalier par le Burkina Faso. Ceci n’est pas exact: même s’il existe
des arguments très forts en faveur de la fixation du point triple à Fitili, le Burkina
Faso a acquis la conviction, pour des raisons juridiques, que le mont N’Gouma

correspond néanmoins à la véritable intention du colonisateur.
Ramener la ligne au mont N’Gouma au nord du gué de Kabia est conforme aux
textes réglementaires et c’est à cela que le Burkina Faso s’est conformé. On ne
peut donc pas parler de transaction sur le fond.
Par contre, le qualificatif de «girouette» que le Mali prend la responsabilité de
se donner lui-même semble correspondre aux différents tracés qu’il a proposés et
fait figurer sur les cartes. Nous enregistrons quatre tracés différents dénotant
incontestablement l’incertitude du Mali sur le bien-fondé de ses réclamations.
En effet, deux autres tracés viendront s’ajouter à ceux de 1972 et 1981.
Le 19 octobre 1984 la Partie malienne, en réponse à la proposition burkinabé
de négociation sur Diounouga, a présenté une carte sur laquelle elle a fait figurer
un tracé frontalier différend de celui de 1981. Voici ce tracé, figuré en bleu sur
cette carte. Le nouveau tracé de 1984 du Mali. La seule explication fournie par le
ministre malien de l’intérieur à l’occasion de la présentation de ce tracé est que
c’est une concession de la part du Mali pour résoudre définitivement le problème.
Dans son mémoire déposé devant la Cour, le tracé revendiqué par le Mali est

encore différend de celui de 1984. Le voilà sur la carte, figuré en orange. Sa justi-
fication est contenue dans le mémoire. Donc, finalement, c’est le tracé figuré en
orange que le Mali revendique dans les documents juridiques déposés devant votre
haute juridiction.
C’est là un constat; ce n’est pas une invention de notre part. Ces attitudes
«caméléon» ont de quoi étonner, mais, comme nous le disions tantôt, c’est le
signe évident de l’inconsistance de la revendication malienne et du caractère falla-
cieux des arguments qui l’étayent.
Nous avons recherché en vain une cohésion quelconque dans les propos et
comportements maliens depuis que la Partie malienne a démarré cette affaire de
modification des limites territoriales — modifications qui ne sont justifiées ni par
le passé commun de nos deux peuples ni par l’histoire coloniale récente et encore
moins par le droit international.
Le Burkina Faso pense que cet exposé sur les négociations entre les deux
parties, malgré sa longueur et ses imperfections, aura permis à la Cour de se faire
une idée de la somme d’efforts qu’il a consentis vis-à-vis des visées expansion-
nistes maliennes et face à un interlocuteur dont il n’est pas toujours aisé de suivre

les méandres du raisonnement.
Les développements juridiques qui seront présentés dans les prochaines plai-
doiries burkinabés permettront de saisir dans toute leur ampleur l’étrangeté de ces
prétentions maliennes.
En attendant, avec votre autorisation, Monsieur le président, le coagent du
Burkina Faso, l’ambassadeur Emmanuel Salambere, me succédera à cette tribune
pour parler du droit applicable.

L’audience est levée à 13 h 744 [86/3 : 7-8]

C 2/CR 86/3

QUATRIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (17 VI 86, 10 h)

Présents : [Voir audience du 16 VI 86.]

PLAIDOIRIE DE M. SALEMBERE

COAGENT DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. SALEMBERE: Monsieur le président, je vous remercie d’avoir bien voulu
me donner la parole et je m’associe pleinement aux propos que le ministre Ernest
Ouedraogo a prononcés à votre endroit Monsieur le président, ainsi qu’à celui de
Messieurs les juges, de Monsieur le Greffier et de ses collaborateurs, auprès
desquels nous avons toujours trouvé, au cours de ces derniers mois, compréhen-
sion et efficacité.

Avec votre permission, Monsieur le président, je souhaiterais traiter du droit
applicable et de l’existence des limites coloniales.
Qu’il me soit dès maintenant permis d’insister sur un point qui est l’évidence
même mais qui, eu égard à une thèse soutenue par nos amis maliens, mérite d’être
réaffirmé: la mission de la Chambre est fixée par le compromis. Là-dessus il n’y
a aucune divergence de fond et chacune des Parties s’estime liée par ce compro-
mis rédigé et signé dans un esprit de liberté, de responsabilité et de souveraineté.
Le Burkina Faso souhaiterait toutefois relever une erreur qui s’est glissée dans
la présentation faite par la Partie malienne des circonstances dans lesquelles le
compromis a été adopté.
D’abord le Mali soutient à la page 177 de son contre-mémoire:

«La Haute-Volta a lié le règlement du problème frontalier au dossier
monétaire de l’UMOA, voulant ainsi porter atteinte à la souveraineté interna-
tionale du Mali dans le cadre de son droit légitime à intégrer une organisa-
tion économique africaine.»
Il y a lieu ici de souligner que le Burkina Faso n’a jamais formellement établi
de lien entre le règlement du différend frontalier et l’entrée du Mali à l’UMOA.
La Partie malienne serait bien en peine d’apporter la preuve contraire.
En réalité, l’entrée du Mali à l’UMOA se trouvait entravée par des problèmes
d’ordre technique connus de tous les Etats membres de l’UMOA. Il ne m’appar-

tient pas d’analyser ces problèmes devant la Chambre.
Qu’on sache tout simplement que la France ayant pris certains engagements
quant à la solution de ces problèmes, le Mali a pu intégrer l’UMOA avec le plein
accord du conseil national de la révolution.
Le Mali affirme ensuite qu’il a accepté les bons offices du président Abdou
Diouf du Sénégal pour un règlement arbitral, ce qui montre sa bonne volonté,
tandis que le Burkina Faso rejetait cette procédure.
Le souci de la vérité m’oblige à rétablir les faits: le président de la République
du Sénégal a effectivement pris le dossier du différend frontalier en mains et a
proposé aux Parties en cause soit un règlement arbitral, soit la saisine de la Cour
internationale de Justice pour un jugement auquel les deux Etats s’engageraient à
se conformer.
Compte tenu du refus malien de mettre en Œuvre les recommandations de la
commission juridique de l’OUA alors présidée par M. Kéba Mbaye, le Burkina[86/3 : 8-10] PLAIDOIRIE DE M .SALEMBERE 45

Faso a opté cette fois-ci pour la saisine de la Cour internationale de Justice parce
que nous faisons pleinement confiance à cette auguste institution et à la compé-
tence de ses juges qui ne peuvent pas être moins sensibles aux normes du droit
international que la commission juridique de l’OUA et donc que M. Kéba Mbaye,
prestigieux juriste africain, devenu d’ailleurs entre temps leur collègue, comme
ses titres éminents l’y prédisposaient.
Le Mali est par conséquent particulièrement mal venu de parler de la mauvaise

volonté burkinabé lorsque lui-même a, d’une manière intempestive, bloqué le
processus de règlement entamé par la plus haute instance africaine, l’OUA, et
qu’il n’a accepté la saisine de la Chambre qu’avec beaucoup d’hésitations, hésita-
tions liées sans doute au traumatisme causé par les recommandations de l’OUA de
1975 adressées aux deux Parties à la suite d’un examen attentif de la question
sous l’angle du droit international.
Quoi qu’il en soit, cela n’a plus guère qu’un intérêt rétrospectif et historique.
Dûment signé, entré en vigueur dès la date de sa signature et enregistré au
Secrétariat général de l’Organisation des Nations Unies le 30 septembre 1983, le
compromis entre les deux Etats est devenu la loi des Parties à compter du
16 septembre 1983, date de sa signature.
S’agissant de l’objet du différend et de la mission de la Chambre, le compro-
mis les fixe clairement en son article I, paragraphe 1:

«La question posée à la Chambre de la Cour internationale de Justice
constituée conformément à l’article II ci-après est la suivante:
«Quel est le tracé de la frontière entre la République de Haute-Volta et
la République du Mali dans la zone contestée telle qu’elle est définie ci-
après?»

Et le paragraphe 2 précise:
« La zone contestée est constituée par une bande de territoire qui s’étend
du secteur Koro (Mali) Djibo (Haute-Volta) jusques et y compris la région du
Béli. »

Il en résulte tout à fait clairement qu’il s’agit d’un conflit de délimitation, quali-
fication qui a d’importantes conséquences juridiques, comme le Burkina Faso l’a
montré dans ses écritures en ce qui concerne la nature et la hiérarchie des titres
territoriaux invoqués par les Parties.
Dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar , la Cour a implicitement, mais d’une
manière qui ne fait pas de doute, consacré la distinction qui lui avait été proposée
au nom du Cambodge ainsi que les deux conditions devant être réunies pour que
l’on soit en présence d’un conflit de délimitation:

1. Le différend frontalier doit être une opération de délimitation.
2. Le différend doit porter sur une parcelle géographiquement non autonome.

Concernant la première condition, est-il utile de rappeler que le Mali et le
Burkina Faso ont réussi à délimiter leur frontière commune sur une portion longue
d’environ 1000 kilomètres et que la saisine de la Chambre a pour objet la délimi-
tation des 275 kilomètres restants qui demeurent en litige? Faut-il insister sur les
termes mêmes des préambules tant de l’accord concernant la soumission à une
chambre de la Cour internationale de Justice du différend frontalier que du
compromis qui indiquent en toute clarté que les Parties entendent «parvenir, dans
les meilleurs délais, à un règlement du différend frontalier qui les oppose ... et ...
procéder à la délimitation et à la démarcation définitives de leur frontière com-
mune»? Et l’article premier, paragraphe 1 du compromis, ne définit-il pas ainsi
l’objet du litige, je répète:46 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 10-12]

«La question posée à la Chambre de la Cour internationale de Justice ...
est la suivante:

«Quel est le tracé de la frontière entre la République de Haute-Volta et
la République du Mali dans la zone contestée...»
S’agissant de l’absence d’autonomie géographique du secteur revendiqué par le
Mali, elle peut également être déduite des termes du compromis puisque d’une
part la délimitation à laquelle il est demandé de procéder est présentée comme
l’achèvement de l’opération de délimitation commencée avec succès et que
d’autre part la zone contestée n’est pas définie en fonction de ses caractères intrin-

sèques ou de ses particularités géographiques mais comme une bande de territoire
qui s’étend du secteur Koro (Mali) Djibo (Haute-Volta) jusque et y compris la
région du Béli.
Nous sommes donc indiscutablement, Monsieur le président, en présence d’un
conflit de délimitation.
Dès lors, la mission de la Chambre se trouve très clairement définie.
Le Burkina Faso peut alors affirmer avec Daniel Bardonnet que:
«juridiquement, la délimitation n’est jamais constitutive de droits. Elle ne

change pas la situation juridique antérieure; elle constate seulement une
situation existant antérieurement» (Daniel Bardonnet dans «Les frontières
terrestres et la relativité de leur tracé»).
Comme l’écrivent très finement Renault, Lapradelle et Politis dans leur article
«La frontière – Etude de droit international» (Paris 1928, p. 141 à 142), l’arbi-
trage territorial n’a pas pour objet l’attribution d’une masse mais l’identification
d’une ligne. Dans la présente espèce et à la différence de l’enjeu d’autres litiges,

il ne s’agit pas d’allouer ou de partager un territoire mais bien de décider, entre
les lignes présentées par les Parties, celle qui répond, ou correspond le mieux, aux
exigences du droit international.
Autrement dit, les choses peuvent être formulées d’une manière très simple:
Le Soudan français et la Haute-Volta sont tous deux d’anciennes colonies de la
France qui en a fait des entités distinctes au sein du même empire français de
l’AOF.
Sachant que ces deux pays devenus indépendants ont tous deux adhéré sans
aucune restriction au principe adopté par la conférence des chefs d’Etats de
l’OUA de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, la Chambre
devra dire, eu égard aux normes du droit international et aux titres qui lui sont
soumis, quel est le tracé de la frontière dans la zone revendiquée par le Mali.
Comme on le voit il ne s’agit en aucune manière d’un conflit d’attribution dont
le règlement aurait pu privilégier d’éventuels actes d’administration des Parties
dans la zone revendiquée, mais d’un conflit de délimitation à propos duquel les

Parties sollicitent la Chambre d’examiner les titres légués par l’ancienne puissance
coloniale afin de leur indiquer où passe la ligne de la frontière.
A lire les écritures maliennes, on est étonné par les efforts admirables déployés
en vue d’imputer toute la responsabilité des événements malheureux liés au diffé-
rend frontalier au seul Burkina Faso et par conséquent pour laver Bamako de tout
soupçon.
La réunion des 24 et 25 juin 1970 à Bobo Dioulasso n’a pas abouti? Cela est dû
à un blocage de la délégation voltaïque!
Et l’échec de la conférence de Sikasso les 7 et 8 octobre 1971? Il est dû à un
blocage de la délégation voltaïque!
Et le sommet de Bobo Dioulasso de mars 1972? Le raidissement du président
Lamizana de Haute-Volta l’a fait avorter![86/3 : 12-15] PLAIDOIRIE DE M .SALEMBERE 47

Et les différentes réunions des commissions paritaires? Sabotage des déléga-
tions burkinabés!
Les conflits armés de 1974 et de 1985: ils sont nés de coups de force burkina-
bés!
L’arbitrage proposé par le président Diouf du Sénégal? Le Burkina l’a rejeté! A
en juger par l’acharnement du Mali à imputer au seul Burkina les causes des
tensions entretenues dans la zone revendiquée, on en vient à se demander si le

Mali n’aurait pas aussi le projet d’intenter une action en responsabilité au Burkina
Faso. Cette attitude n’est d’ailleurs pas nouvelle et l’on se souvient que, dans l’af-
faire des mesures conservatoires plaidée ici même au mois de janvier dernier, le
Mali avait déjà demandé à la Chambre de se prononcer sur de prétendues respon-
sabilités burkinabé!
Mais en fait, qui a pris l’initiative de contester le tracé et même l’existence de
la frontière dans la zone contestée nonobstant les titres légués par le colonisateur?
Qui dans ses écritures remet en cause le principe sacro-saint de l’intangibilité
des frontières héritées de la colonisation et tente d’élaborer une vague théorie de
l’inviolabilité et ce au mépris de la volonté clairement exprimée de l’ensemble des
Etats du continent africain?
Qui, en 1975, a refusé publiquement de mettre en Œuvre les recommandations
de la commission juridique de l’OUA, traitant le rapport du président Kéba Mbaye
de «chiffon de papier»?
Messieurs les juges, si l’on devait rechercher une responsabilité dans la genèse
et l’aggravation des événements qui ont conduit à la saisine de la Cour, je crois

que le Burkina n’aurait aucune peine à établir un lien de causalité entre les prises
de position du Mali et ce qui est advenu.
Mais nous ne demandons nullement à la Chambre de déterminer la part de
responsabilité de chacune des Parties dans le conflit et nous espérons que le Mali
voudra bien, dans sa plaidoirie, lever toute équivoque à ce sujet.
Cela dit, la présente affaire est soumise à la Cour dans un contexte politique et
malheureusement militaire assez particulier, mais qui n’empêche pas le différend
d’être un différend juridique appelant une solution juridique. Autrement dit, notre
affaire est susceptible d’un règlement juridictionnel et la Cour a fait justice depuis
longtemps de la distinction doctrinale entre conflits «juridiques» et conflits «poli-
tiques», et l’a écartée tout récemment de manière éclatante dans son arrêt du
26 novembre 1984 dans l’affaire opposant le Nicaragua aux Etats-Unis d’Amé-
rique.
Pour en revenir au droit applicable, nous ne pouvons cacher plus longtemps
notre perplexité et notre trouble devant certains développements dans les écritures
maliennes.
Je cite par exemple ce propos recueilli à la page 32 du mémoire malien:

«Si la base du règlement est le respect des frontières coloniales, à défaut
de pouvoir déterminer partie de celles-ci, la Chambre dispose de vastes
pouvoirs puisés dans le droit international et son souci de l’équité qui en est
indissociable pour régler définitivement le différend.»

Dans son contre-mémoire, à la page 17, le Mali renchérit:
«Une telle position — du tout ou rien — ne paraît en rien correspondre à
la mission de la Cour qui, pourvu qu’elle réponde à la question posée par le
compromis, est évidemment libre d’aboutir à des conclusions qui sont diffé-

rentes de celles des Parties.»
Aussitôt après, le Mali revendique pour les Parties et la Cour le droit d’invo-
quer tout autre principe du droit international.48 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 15-17]

Monsieur le président, on a la pénible impression, à la lecture de ces lignes,
que:
Premièrement, l’application de la règle arrêtée par les Parties elles-mêmes dans
le compromis qu’elles ont élaboré librement, à savoir le principe de l’intangibilité
des frontières léguées par le colonisateur à l’indépendance, que ce principe, dis-je,
gêne le Mali et que cette partie cherche désespérément à lui substituer une notion
moins contraignante, celle de la simple inviolabilité.

On a aussi le désagréable sentiment que, le doute s’installant enfin dans l’esprit
de nos frères maliens quant à la conformité de leurs prétentions aux normes du
droit international, ceux-ci tentent de prendre pied sur le terrain de l’équité, une
équité qui naîtrait de l’origine des populations peuplant la zone revendiquée ainsi
que de je ne sais quelles effectivités.
Nous le disons tout net: dès lors qu’elles lui ont fait confiance, les Parties atten-
dent de la Chambre qu’elle s’acquitte pleinement de sa mission en statuant sur la
seule base du droit et sans essayer de concilier des points de vue dont, tout en le
regrettant, on ne peut que constater qu’ils sont totalement inconciliables.
Toute autre attitude et notamment la prise en compte des notions d’équité, basée
sur des considérations d’ordre ethnique, historique, économique ou autres ou sur
de prétendues effectivités, serait porteuse, et à brève échéance génératrice d’une
instabilité irrémédiable des frontières africaines et conduirait de ce fait à des
conflits fratricides généralisés sur le continent africain. Nous connaissons déjà,
hélas, des conflits de ce type qui sont pour le moment limités à certains points
bien précis de l’Afrique: Sahara occidental, Erythrée, par exemple.

Peu importe que le Mali décrive à la page 17 de son mémoire une partie du
territoire qui est devenu la Haute-Volta comme ayant été une zone:
«extrêmement pauvre et peu peuplée, dépourvue de toute agglomération poli-
tique et économique importante, où n’existait aucune ethnie prédominante et
ne surnageait dans le brouhaha des idiomes indigènes aucune langue véhicu-
laire».

Je laisse au Mali la responsabilité de ses affirmations.
Nous l’avons écrit dans notre mémoire: le Burkina Faso n’éprouve aucune gêne
par rapport à ses origines coloniales. Nous constatons simplement que des puis-
sances occidentales ont, à une certaine période, occupé le continent africain. Elles
ont d’abord procédé entre elles à un partage, puis chacune, pour ce qui la
concerne, a effectué des découpages administratifs qui ne tenaient le plus souvent
aucun compte des considérations d’ordre ethnique ou de cohésion économique.
C’est ainsi que, dans beaucoup de pays, des territoires occupés par des popula-
tions d’une même ethnie ont été coupés en deux; il arrive même que des familles
soient séparées.
Le colonisateur a également créé des entités dépourvues d’accès à la mer, des

entités dépourvues de terres fertiles, etc. Tout cela, nous le savons et nous le
regrettons. Mais il en est ainsi, et les chefs d’Etat de l’Organisation de l’unité afri-
caine ont, dans leur grande sagesse, décidé de ne pas remettre ces tracés en cause;
de là est né le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la décolonisa-
tion.
Nous le répétons, le Burkina Faso sollicite respectueusement l’application de la
volonté des Parties telle qu’elle résulte du compromis.
A cet égard, nous relevons une inquiétante ambiguïté dans les thèses maliennes:
tout en affirmant ne pas rechercher une solution ex aequo et bono , le Mali n’en
insiste pas moins sur l’importance des considérations d’équité.
C’est ainsi que le Mali, non content d’écrire, comme je l’ai déjà indiqué plus
haut, à la page 32 de son mémoire:[86/3 : 17-19] PLAIDOIRIE DE M . SALEMBERE 49

«la Chambre dispose de vastes pouvoirs puisés dans le droit international et
son souci de l’équité qui en est indissociable pour régler définitivement le
différend»,

poursuit à la page 14 de son contre-mémoire:
«Le fait que les Parties excluent que la Cour statue ex aequo et bono ne
signifie évidemment pas que la Cour doive s’abstenir d’appliquer cette forme
d’équité qui est inséparable de l’application du droit international.»

Autrement dit, le Mali invite la Cour à transgresser la volonté des Parties et à
statuer en se fondant sur des considérations tirées de l’équité. Ceci est clair, net et
écrit en toutes lettres.
Comme, d’autre part, le Mali insiste lourdement sur l’origine malienne des
populations de la zone revendiquée, sur les actes d’administration qu’il y a
toujours faits et sur la non-pertinence du principe de l’intangibilité des frontières
léguées par le colonisateur, on en arrive à une sorte de dérive juridique au terme
de laquelle, primo, l’objet de la saisine n’est plus une demande en identification
de la ligne frontalière mais une demande en attribution territoriale et secundo, la
Chambre devrait abandonner le principe de l’intangibilité pour statuer ex aequo et
bono. Car on voit mal comment peuvent être mariés le principe d’intangibilité qui
implique l’acceptation par les Etats des frontières telles qu’elles existaient lors de
l’accession à l’indépendance et le principe de l’équité qui suppose la possibilité
de rectification de frontière non fondée sur des titres juridiques. Certes, je sais que

le Mali n’a pas osé exprimer aussi franchement sa demande et qu’il se dit même
très attaché au principe de l’intangibilité, mais la conclusion qui se dégage de
l’ensemble de l’argumentation malienne est claire et nette: il vous demande,
Messieurs les juges, de statuer ex aequo et bono .
Pour sa part, le Burkina Faso prie une nouvelle fois et très respectueusement la
Cour de n’accepter d’appliquer qu’une seule loi, celle qui résulte du compromis.
Ce compromis est parfaitement clair et nous sommes surpris de la tentative
malienne de l’obscurcir. Cette tentative est matérialisée par les positions suivantes
du Mali.
D’abord, le Mali essaie de démontrer que la zone contestée est mal définie dans
le compromis. «La zone contestée a été décrite de manière imprécise» écrit-il
dans son mémoire, à la page 26. Ensuite le Mali tente par une gymnastique étour-
dissante d’accréditer la thèse selon laquelle la résolution du Caire n’a pas entendu
consacrer de manière absolue le principe de l’intangibilité et que par conséquent
c’est par erreur que ce principe a été repris dans le compromis. Le Mali n’en veut
pour preuve que la possibilité de modifier le tracé de la frontière, soit par accord

entre les Parties, soit par l’effet du principe de l’autodétermination, soit même par
un arbitrage international.
Nous répondons à nos frères maliens qu’à notre connaissance il n’a jamais été
question entre nous d’une quelconque modification de la ligne frontalière, mais
seulement d’identification de cette ligne telle qu’elle est révélée par des titres juri-
diques. D’ailleurs, le principe de l’intangibilité figure en toutes lettres dans la
résolution du Caire et dans le compromis et traduit finalement la volonté des chefs
d’Etat africains d’une manière générale et la volonté plus particulière des prési-
dents Moussa Traore et Thomas Sankara.
J’ajoute que ce principe d’intangibilité des frontières léguées par le colonisateur
n’empêche pas deux ou plusieurs Etats de se regrouper sous la forme d’une fédé-
ration, d’une confédération, ou même de fusionner. Pour vous faire une confi-
dence, je dirai que tel est même une des raisons d’être, et, en tout cas, une des
aspirations de l’Organisation de l’unité africaine. Mais, de grâce, qu’on cesse de
faire le procès pour les besoins d’une mauvaise cause, d’un principe très sage dont50 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 19-21]

les Etats africains se sont dotés comme instrument de paix et de coopération.
Imagine-t-on une seule minute ce qui adviendrait de l’Afrique si l’on abandonnait
ce principe pour tenter de procéder à de nouveaux tracés prenant en compte des
notions telles que la similitude ethnique, les actes d’administration effectués ici et
là, la cohésion économique et sociale des zones frontalières?
Cela dit, et l’agent du Burkina Faso l’a affirmé avant moi, nous sommes parfai-
tement conscients du caractère tout à fait arbitraire du tracé des frontières colo-

niales. Nous n’hésitons pas à l’écrire dans notre mémoire par exemple, à la page 7:
«Intégrées l’une et l’autre dans l’Afrique occidentale française créée le
16 juin 1895, la Haute-Volta et le Soudan français constituent des exemples
remarquables de l’arbitraire qui a présidé à l’organisation administrative de
l’empire colonial français.»

Puis à la page 66 nous poursuivons:
«Dans le cadre des frontières que lui a léguées la puissance coloniale,
aussi arbitraire qu’ait pu en être le tracé, s’est développé et renforcé un senti-
ment national très réel.»

Le mémoire malien lui aussi semble, à certains endroits, conforter le principe
de l’intangibilité. On peut lire par exemple, à la page 72, ce qui suit:
«Pour arbitraires qu’elles soient, les frontières coloniales ont le mérite
d’exister. Les remettre en question eût plongé l’Afrique dans l’insécurité et

le désordre.»
Et le mémoire malien de poursuivre:

«Comme le disait le président Tsiranana:
«Il n’est plus possible ni souhaitable de modifier les frontières des
nations au nom de critères raciaux, religieux ..., car, en effet, si nous
prenions pour critère de nos frontières la race, la tribu ou la religion, il y
aurait en Afrique des Etats qui seraient effacés de la carte.»

Il est symptomatique qu’aussi bien le Mali que la Haute-Volta, par la voix de
leurs présidents de l’époque, se soient immédiatement prononcés en faveur de ce
principe.
Le mémoire malien indique plus loin:
«A la conférence du Caire le 21 juillet 1964, la conférence des chefs d’Etat
et de gouvernement de l’Organisation de l’unité africaine adoptait la résolu-
tion AGH/RES16 sur l’intangibilité des frontières africaines dans le texte

suivant:
Déclare solennellement que tous les Etats membres s’engagent à
respecter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l’indé-
pendance.»

Mais le Mali conclut, paradoxalement et malheureusement:
«Une analyse sérieuse de la charte de l’Organisation de l’unité africaine et
de la résolution du Caire montre très clairement qu’aucun de ces textes ne
consacre de manière absolue le principe de l’intangibilité des frontières afri-
caines»,

et que dès lors,
«tout glissement de l’inviolabilité ou de l’intégrité vers l’intangibilité est non
fondé. A fortiori, l’intangibilité des frontières africaines ne constitue pas une
règle de jus cogens ».[86/3 : 21-23] PLAIDOIRIE DE M .SALEMBERE 51

Comme on le voit, personne n’ose attaquer de manière frontale le principe de
l’intangibilité. On se contente de biaiser, de faire du sophisme et de se complaire
dans un raisonnement alambiqué.
Le Burkina Faso, lui, a clairement annoncé la couleur: nous sommes parfaite-
ment conscients du caractère arbitraire du tracé des frontières coloniales.
Mais telle est précisément la raison pour laquelle le respect des frontières héri-
tées de la colonisation s’impose de manière particulièrement pressante: toute autre

position mettrait gravement en danger la paix du continent tout entier.
Le Mali réaffirme dans ses écritures un attachement au principe de l’ uti possi-
detis. Nous nous en félicitons et lui en donnons acte.
Force est cependant de reconnaître que, conformément à la tactique qu’il met
en Œuvre dans son mémoire et dans son contre-mémoire, le Mali dit une chose et
son contraire ou, plus précisément, il jure la main sur le cŒur qu’il respecte les
grands principes qui gouvernent le droit des frontières, mais c’est pour les vider
complètement de leur substance immédiatement après. Une telle attitude a de quoi
surprendre, mais elle s’explique aisément: nos frères et nos voisins maliens sont
pris entre deux exigences tout à fait contradictoires et radicalement inconciliables:
d’une part, la nécessité vitale, y compris pour eux-mêmes, de proclamer bien haut
leur attachement aux principes fondamentaux de l’intangibilité des frontières et de
l’uti possidetis et, d’autre part, leur profond désir de voir procéder à une modifi-
cation de la ligne frontalière léguée par le colonisateur et, ce afin de prendre pied
sur la rive nord du Béli.
Pour en revenir à l’ uti possidetis , le Mali en limite singulièrement la portée

d’abord en faisant une distinction non pertinente ici entre uti possidetis juris et uti
possidetis de facto , point sur lequel M. Pellet reviendra; ensuite, en affirmant, non
sans paradoxe, son inapplicabilité à l’espèce ou, en tout cas, les difficultés de son
application du fait de l’inexistence de frontières précises, et j’y reviendrai dans
quelques instants si vous m’y autorisez, Monsieur le président.
En fin, en insistant sur les différences entre ce principe et celui de l’intangibilité
des frontières coloniales, alors que c’est ce dernier principe, celui de l’intangibi-
lité, qui est évoqué par le compromis et doit trouver application en l’espèce, d’au-
tant plus certainement qu’en d’autres occasions le Mali s’en est fait le plus fervent
champion.
S’agissant de la date critique, je dirai qu’il y a là un point sur lequel l’accord
entre les Parties est la plus nette quant:

1) à la nécessité d’apprécier le tracé de la frontière à cette date;
2) à l’affirmation que les actes accomplis postérieurement ne sauraient avoir un
caractère constitutif de droit et ne peuvent être pris en considération que
comme preuve de la situation existante à la date critique;
3) à la certitude que cette date se situe au moment de la décolonisation.

Reste cependant le problème de la détermination précise de cette date: alors
que le Burkina Faso retient le milieu de l’année 1960, date des indépendances des
deux Etats, le Mali fixe la date critique au 28 février 1959, date d’entrée en vigueur
de la constitution de la Haute-Volta en tant qu’Etat membre de la communauté.
Nous pensons qu’une telle façon de voir témoigne d’une grave méconnaissance
de l’histoire de la domination coloniale de l’Afrique occidentale française et du
droit qui l’a sous-tendue ainsi que d’une volonté délibérée d’ignorer la résolution
adoptée le 21 juillet 1964 par la conférence des chefs d’Etat au Caire qui «déclare
solennellement que tous les Etats membres s’engagent à respecter les frontières
existant au moment où ils ont accédé à l’indépendance». Peut-on soutenir sérieu-
sement que notre pays était indépendant en 1959 alors que la date à laquelle l’in-
dépendance a été proclamée est le 5 août 1960?52 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 21-26]

Comment peut-on assimiler le statut d’autonomie interne qui n’est qu’un stade
de l’évolution du régime colonial français à l’indépendance?
Nous avons craint que la raison de cette position tînt à la volonté du Mali
d’écarter la carte de l’IGN français au 1/200000 imprimée pour l’essentiel en
1960. Mais le Mali indique que cette divergence «ne semble toutefois pas entraî-
ner de différences significatives» (page 18 de son mémoire). Dont acte; mais
pourquoi alors persévérer dans une voie aussi hasardeuse puisqu’il persiste et

signe en indiquant à la page 17 de son contre-mémoire «n’avoir trouvé dans le
mémoire du Burkina Faso aucune raison de modifier son point de vue»?
Abordant maintenant la seconde partie de mon exposé consacrée à l’existence
des limites coloniales, je commencerai par une maxime empruntée au droit civil
qui dit: «donner et retenir ne vaut». Proclamant vertueusement son attachement à
l’uti possidetis mais manifestant une grande méfiance à l’encontre du principe de
l’intangibilité, le Mali n’en affirme pas moins que ces deux principes sont, en l’es-
pèce, inapplicables ou, au moins, difficilement applicables.
Alors là, le Burkina Faso est franchement inquiet et se pose des questions sur la
valeur et la validité des engagements internationaux souscrits par le Mali car, à
notre connaissance, le Mali a accepté que le principe de l’intangibilité des fron-
tières héritées de la colonisation soit mentionné dans le compromis du
16 septembre 1983 signé par les représentants qualifiés des deux Etats.
Le compromis précise bien que l’identification de la ligne frontière entre le
Mali et le Burkina Faso se fera sur la base du principe de l’intangibilité des fron-
tières héritées de la colonisation. Que le Mali soutienne maintenant que le prin-

cipe de l’intangibilité des frontières léguées par le colonisateur n’est pas appli-
cable parce qu’on ne peut déterminer partie de cette frontière et invite dès lors la
Chambre à statuer en équité est simplement effarant.
Cette façon de faire illustre bien ce que j’ai dit sur la tactique du Mali: faire
semblant d’accepter les principes universellement reconnus parce qu’il ne peut pas
faire autrement mais tenter de démontrer aussitôt après l’inapplicabilité de ces
mêmes principes dans le cas d’espèce.
La question est simple: pourquoi le Mali a-t-il accepté de demander à la
Chambre l’application du principe de l’intangibilité pour juger son différend fron-
talier avec le Burkina Faso alors qu’il soutient dans son mémoire que le colonisa-
teur n’a pas légué de frontières? Nous espérons que le Mali voudra bien répondre
à cette question lors de sa plaidoirie.
Quant à nous, nous affirmons une fois de plus que les limites entre les colonies
françaises existaient et que les limites entre les cercles existaient également.
Comme nous l’avons indiqué dans notre mémoire, dans toute la mesure où les
textes ont été adoptés: lois, décrets, arrêtés généraux ou locaux, voire conventions
entre chefs de circonscription, le droit constitutionnel ou colonial français établit

entre eux une hiérarchie rigide, qui doit être strictement respectée. Mais bien
souvent, des textes formels n’existent pas; le besoin n’en a pas été ressenti pour la
raison simple que les limites des circonscriptions étaient bien connues des admi-
nistrateurs et que, en cas de difficultés, il leur était toujours possible de demander
des instructions à leur supérieur hiérarchique qui, en définitive, était toujours le
même, directement ou indirectement: le lieutenant-gouverneur de la colonie pour
les commandants de cercle d’une même colonie, le gouverneur général de l’AOF
si ceux-ci appartenaient à des territoires différents.
Lorsque les administrateurs coloniaux sont consultés ou s’interrogent sur les
limites exactes de leur circonscription, ils ne concluent jamais que la limite
n’existe pas. Ils recherchent cette limite et, en général, se reportent aux cartes. A
cet égard la lecture des pages 72 et 73, puis de la page 125 du contre-mémoire
malien est particulièrement révélatrice des méthodes de travail de ces administra-[86/3 : 26-27] PLAIDOIRIE DE M .SALEMBERE 53

teurs coloniaux en matière de délimitation de leur aire de commandement. De tels
efforts afin de préciser et de clarifier les limites des circonscriptions prouvent
qu’un réel souci de bien délimiter les cercles habitait ces fonctionnaires et que dès
lors que des cartes étaient disponibles, elles servaient de documents de référence
quelles que puissent être leurs imperfections.
Alors, quand le Mali vient nous dire: nous avons bel et bien signé un compro-
mis saisissant la Cour internationale de Justice en indication du tracé de la fron-

tière dans la zone contestée. Nous avons accepté l’application du principe de l’in-
tangibilité des frontières héritées de la colonisation dans la présente espèce mais
ce principe n’est pas applicable parce que le colonisateur n’a pas légué de fron-
tière dans certaines parties de la zone contestée, nous disons avec gravité et solen-
nité à nos voisins et amis: le Burkina Faso et le Mali doivent s’obliger à beau-
coup de sérieux et à un sens aigu de leurs responsabilités car à l’heure qu’il est,
l’Afrique entière a les yeux tournés vers La Haye. Nous déclarons ici, sans aucune
grandiloquence que l’histoire future des Etats africains se joue dans cette salle
d’audience et que l’arrêt à venir va être étudié à la loupe par les experts et les
responsables politiques des pays membres de l’OUA.
Si, comme nous n’en doutons pas, les principes de l’intangibilité des frontières
léguées par le colonisateur au moment des indépendances et de l’ uti possidetis
sont reconnus, réaffirmés avec force et produisent leurs pleins et entiers effets,
alors chaque Etat membre de l’OUA se verra contraint et forcé de se contenter de
ses limites actuelles, aussi imparfaites soient-elles, parce que l’autorité juridique et
morale de la Cour internationale de Justice aura conforté ces principes.

Si, par extraordinaire, la moindre brèche venait à lézarder ces deux garde-fous,
je préfère ne pas penser à toute l’exploitation qui en serait inéluctablement faite
par les Etats qui, pour des raisons d’ordre ethnique, économique, historique ou
autres estimeraient que leurs frontières sont soit mal faites soit inexistantes ou tout
simplement qu’ils ont eu à accomplir tels ou tels actes d’administration dans des
villages situés de l’autre côté de la frontière et que, par conséquent, ils en récla-
ment l’attribution au nom de je ne sais quelles effectivités.
Mais le Burkina Faso n’a aucune inquiétude à ce sujet et attend avec confiance
et sérénité votre verdict.
Monsieur le président, j’arrête ici mon intervention en vous priant de bien
vouloir donner la parole à M. Pellet, conseil du Burkina Faso.54 [86/3 : 28-30]

PLAIDOIRIE DE M. PELLET

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. PELLET: Monsieur le président, Messieurs les juges, m’adressant à votre

haute juridiction le 9 janvier dernier, je regrettais les circonstances dans lesquelles
votre audience se tenait. Les vifs remerciements que je vous prie de bien vouloir
accepter alors que vous me faites à nouveau l’honneur de m’entendre sont, aujour-
d’hui, dépourvus de toute arrière-pensée.
C’est, en effet, dans un climat apaisé, d’amitié retrouvée entre les peuples du
Mali et du Burkina Faso, que la procédure se poursuit et, comme l’a rappelé hier
l’agent du Burkina, l’ordonnance que vous avez rendue le 10 janvier n’est certai-
nement pas étrangère à cet apaisement. Dans ce contexte, c’est pour moi un grand
honneur et un réel plaisir de me retrouver parmi les juristes éminents, qui sont
aussi des amis, qui se trouvent de part et d’autre de cette barre, et de vous présen-
ter une partie de l’argumentation du Burkina Faso.
Avec votre autorisation, Monsieur le président, je m’efforcerai, cet après-midi,
d’établir le bien-fondé du tracé de la frontière défendu par le Gouvernement
burkinabé, dans la partie orientale de la zone revendiquée par le Mali. Dans l’im-
médiat, il m’incombe de rappeler et, le cas échéant, de préciser la position de ce
gouvernement en ce qui concerne la manière dont le problème qui oppose les

Parties se pose en droit — puisque aussi bien, c’est en droit, et en droit seulement,
M. l’ambassadeur Salambere vient d’y insister, qu’il peut et qu’il doit être posé
dans cette enceinte.
l. Cette première plaidoirie sera relativement brève.
Il y a trois raisons à cette brièveté.
D’abord, conformément aux dispositions de l’article 60 du Règlement de la
Cour, il ne paraît ni utile ni souhaitable de reprendre «tout ce qui est traité dans
les pièces de procédure» et de répéter «les faits et arguments qui y sont déjà invo-
qués». Le Gouvernement burkinabé tient seulement à faire savoir qu’il n’a rien à
retrancher à ses écritures et il prie respectueusement la Chambre de considérer
qu’il maintient, dans leur intégralité, les arguments qu’il a fait valoir dans le
mémoire et dans le contre-mémoire.
Au demeurant, même s’il n’a rien à retrancher de ses écritures, le Gouverne-
ment du Burkina Faso a également assez peu à ajouter — et c’est un second motif
pour «faire court». Quel que soit le talent des rédacteurs du contre-mémoire du
Mali, le savant exposé que fait ce document de plusieurs points de droit paraît

souvent bien abstrait et l’on n’en discerne guère les conséquences pratiques dans
le litige, lui pourtant bien concret, qui oppose les Parties. Sous cette forme, il ne
paraît donc pas utile de s’y appesantir, au moins à ce stade et sous réserve de ce
que diront nos amis maliens dans leurs propres plaidoiries. Etant donné le très
grand degré de généralité de la présentation assez «doctrinale» des problèmes
soulevés par le Mali, le Burkina Faso n’éprouve guère de difficultés pour s’y
rallier — en tout cas dans un assez grand nombre de cas.
Cela conduit d’ailleurs, Monsieur le président, à une troisième observation
préliminaire. L’échange des mémoires et, surtout des contre-mémoires, a permis à
la fois de clarifier les choses en ce qui concerne les positions respectives des
Parties sur l’ensemble des éléments de droit et de fait et de dégager un certain
nombre de points d’accord. Toutefois, l’échange simultané des écritures a pu, dans
un premier temps, être à l’origine d’ambiguïtés ou de malentendus qui n’existent[86/3 : 30-32] PLAIDOIRIE DE M . PELLET 55

plus à l’heure actuelle ou en tout cas qui existent moins. Ce que je veux dire c’est
que, d’une part, dans son contre-mémoire, le Gouvernement du Faso a le senti-
ment d’avoir répondu par avance à un grand nombre des arguments mis en avant
par la République du Mali — il n’est donc pas utile d’y revenir longuement — et
que, d’autre part, le Mali a donné des assurances quant à son accord sur l’appli-
cation d’un certain nombre de principes fondamentaux à propos desquels le
Gouvernement burkinabé nourrissait, il faut le dire, quelque inquiétude quant à la

position malienne. Sur ces points d’accord il n’est évidemment pas non plus
nécessaire de revenir sinon pour se réjouir de l’accord des Parties et, peut-être,
pour les énumérer afin d’éliminer toute trace de doute.
Auparavant, il me paraît utile de revenir sur un point important qu’a évoqué
hier, dans une perspective un peu différente, M. le ministre Ernest Ouedraogo.
Il n’est pas possible de cacher que les autorités du Burkina Faso, comme ses
conseils, ont été surprises et — pourquoi le dissimuler? — choquées par le ton
extrêmement vif du contre-mémoire du Mali, et je pense surtout à son chapitre
premier et à son annexe I. A la réflexion pourtant, nous pensons, de ce côté de la
barre, qu’il y a là un malentendu et que ce malentendu tient, pour une grande
partie, au déroulement même de la procédure écrite.
Déposant en même temps leurs écritures, les Parties sont obligées de présumer
la position de l’adversaire. Rédigeant le mémoire burkinabé, c’est à l’argumenta-
tion antérieure de la République du Mali que nous nous sommes, tout naturelle-
ment, référés, c’est-à-dire à l’argumentation soutenue devant la sous-commission
juridique de l’OUA, à celle avancée dans les diverses instances paritaires de

concertation, à celle parfois retenue par les organes d’information et de presse
officiels ou officieux de Bamako. L’agent du Burkina Faso en a donné plusieurs
exemples hier: l’argument ethnique, la thèse de l’occupation effective font partie
de ces arguments que la République du Mali, à un moment ou à un autre des
discussions entre les Parties, a avancés.
Dans une très large mesure, les écritures maliennes abandonnent ces argumen-
tations qui nous semblaient non seulement inexactes — il est tout à fait normal
que dans un procès les Parties s’opposent — mais qui nous semblaient aussi
contestables dans leur principe même. Comme je le disais il y a un instant, tout le
monde ici se réjouit de ce qui semble être un abandon et nous sommes convaincus
que, ces hypothèques étant levées, le déroulement de ces audiences s’en trouvera
très grandement facilité.
Plus même, comme je viens de l’indiquer, il existe, croyons-nous, entre les
Parties, des points d’accord qui méritent d’être relevés.
2. Le premier de ces points d’accord concerne la mission de la Chambre.
Les références répétées, insistantes, du mémoire de la République du Mali à
l’équité avaient un moment fait craindre au Gouvernement du Faso que la Partie

malienne s’efforçât de transformer la nature même du litige. Non pas, bien sûr,
qu’il ait jamais été dans l’intention du Burkina de vous demander de rendre une
décision inéquitable, mais parce que, selon lui, c’est dans l’application sans
faiblesses des règles du droit international en vigueur que réside la garantie la plus
sûre d’un règlement véritablement équitable. Comme l’a dit récemment la Cour,
dans un domaine où pourtant l’équité joue un rôle considérable — puisqu’il s’agit
de la délimitation du plateau continental —, «la justice, dont l’équité est une
émanation, n’est pas la justice abstraite mais la justice selon la règle de droit»
(arrêt du 3 juin 1985, Plateau continental (Libye /Malte), C.I.J. Recueil 1985 ,
p. 39).
Peut-être, dans des cas très particuliers, certains Etats, qui se présenteront, à
l’avenir, devant la Cour, estimeront-ils opportun de lui demander de statuer
ex aequo et bono comme le paragraphe 2 de l’article 38 de son Statut l’y autorise.56 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 32-35]

Jusqu’à présent, aucun Etat n’a usé de cette faculté et les Parties au présent litige
n’ont pas non plus fait ce choix. Il y a deux excellentes raisons à cette attitude des
Parties.
D’une part, il leur a semblé que, puisque les efforts déployés, depuis mainte-
nant plus d’un quart de siècle, pour arriver à un règlement diplomatique qui les
satisfassent toutes deux, n’avaient pas pu aboutir, il était vain de demander à la
Chambre de sortir de sa fonction naturelle de juge, ce qui l’aurait conduite vrai-

semblablement à, si vous me passez l’expression, «couper la poire en deux». Le
Gouvernement burkinabé, détenteur d’un héritage colonial qu’il n’entend pas
abandonner, n’est, pour sa part, pas disposé à l’accepter, même si, le droit étant
dit grâce à votre arrêt, il est prêt à envisager, ensuite, mais ensuite seulement, des
aménagements dans l’intérêt des personnes et conformes au principe de l’intégrité
territoriale. L’agent du Burkina Faso l’a redit hier à cette barre et je n’y insiste
pas.
D’autre part et surtout, la solution définitive que vous serez conduits à donner
au présent différend sera fondée, j’y reviendrai, sur le principe de l’intangibilité
des frontières héritées de la colonisation et il n’y a aucune espèce de raison de
penser que cette solution sera inéquitable. Bien au contraire, comme l’a déclaré
naguère à cette barre le président de la Chambre lui-même, ce «principe cardinal»
est gage de paix, de sécurité et de développement — donc d’équité — et ceci
paraît particulièrement vrai sur le continent africain ( Sahara occidental — publié
dans la série des Mémoires, plaidoiries et documents , en particulier page 316).
Un esprit mal intentionné ou chicaneur pourrait d’ailleurs, peut-être, trouver

dans le contre-mémoire du Mali des traces persistantes de cette tentation de
l’équité contre le droit à laquelle je faisais allusion il y a un instant.
Mais le Gouvernement burkinabé ne veut pas faire à l’autre Partie un procès
qu’elle tient pour mauvais et prend pour argent comptant la position exprimée à
la page 14 du contre-mémoire du Mali selon laquelle, pour répondre à la question
qui lui est posée dans le compromis, «la Cour doit certainement se fonder sur le
droit et n’est pas chargée de trancher le litige ex aequo et bono ». De la même
manière, le Burkina Faso prend acte — avec soulagement — du fait que le Mali
ne se fonde ni sur des raisons économiques, ni sur des considérations d’ordre
ethnique, ni sur des considérations géographiques, comme cela est précisé à la
page 8 de son contre-mémoire. Les unes comme les autres n’ont, en effet, stricte-
ment rien à voir dans la présente affaire.
3. Un deuxième point d’accord entre les Parties concerne l’existence et l’im-
portance de la date critique, même si une légère divergence subsiste en ce qui
concerne sa détermination exacte. Mais, comme le Mali lui-même le note, «prati-
quement, ceci ne semble pas entraîner de différences significatives» (contre-
mémoire, p. 18). Et, au demeurant, M. l’ambassadeur Salambere a traité de ce

problème et je ne l’évoque que pour mémoire.
4. De même, et pour la même raison, c’est pour mémoire aussi que je
mentionne le troisième point d’accord entre les Parties en ce qui concerne l’effet
essentiel de la date critique, c’est-à-dire l’exclusion de principe du débat de ce que
l’on peut appeler les «effectivités post-coloniales»; tout au plus pourrait-on
admettre — et encore, avec beaucoup de prudence à mon sens — que le contrôle
effectif par l’une des Parties d’une portion de la zone en litige peut conforter un
titre colonial; ce contrôle ne peut en tout cas pas infirmer un tel titre.
5. Enfin, et c’est là le quatrième point d’accord que la lecture des écritures des
Parties permet de dégager, leurs positions semblent se rapprocher sur l’importance
que présente, pour le règlement du différent, le principe de l’ uti possidetis .
Citant le préambule du compromis, le Mali admet qu’«en conséquence ... se
trouve défini le droit applicable: le principe de l’ uti possidetis » (contre-mémoire,[86/3 : 35-37] PLAIDOIRIE DE M . PELLET 57

p. 13). Plus loin, la République du Mali renchérit: «Selon le Gouvernement du
Mali, il convient en effet de régler le conflit selon le principe de la succession
d’Etat à la frontière: le principe de l’ uti possidetis juris » (ibid., p. 20). Et, plus
loin encore, le Gouvernement malien dénonce, en termes assez vifs — et c’est une
litote —, le procès d’intention que lui aurait fait, selon lui, la Partie burkinabé en
mettant en doute la continuité de son attachement au principe (p. 31 à 34).
Le coagent du Burkina Faso a rappelé tout à l’heure le caractère essentiel de ce

principe aux fins du règlement du présent différend. Si la Partie malienne partage
ces vues — et c’est ce qui semble découler de la section 1 du chapitre III de son
contre-mémoire — on ne peut que s’en réjouir de ce côté de la barre et en prendre
note. Je vois mes collègues qui approuvent de l’autre côté de la barre.
6. Toutefois, d’accord sur l’applicabilité du principe de l’ uti possidetis juris , les
Parties ne le sont plus du tout sur le contenu de celui-ci ni sur ses conséquences.
Et le Burkina Faso ne croit pas faire un procès d’intention à la Partie malienne
— ce n’est en tout cas pas sa propre intention — ni se tromper de procès, ni se
tromper d’adversaire, en constatant que les divergences demeurent profondes en
ce qui concerne d’une part la portée de ce principe et, d’autre part, la nature et la
consistance des titres juridiques que peuvent invoquer les Parties pour les mettre
en Œuvre.

I. Portée du principe de l’ uti possidetis juris

7. Proclamant son attachement au principe de l’ uti possidetis , la République du
Mali en donne une interprétation qui paraît à la fois hésitante et erronée.
Hésitante, parce que la doctrine du Mali quant aux relations entre l’ uti possi -
detis et le principe de l’intangibilité des frontières manque singulièrement de
fermeté. Erronée, parce que la Partie malienne fait de l’ uti possidetis un principe
indifférencié dans lequel se télescopent ses deux avatars, pourtant bien distincts,
l’uti possidetis juris d’une part, de facto d’autre part.

a) Uti possidetis et intangibilité des frontières

8. Le Burkina Faso avait relevé, Monsieur le président, dans le mémoire du
Mali, une certaine répugnance à l’égard du principe de l’intangibilité des fron-
tières. Malgré les protestations de la Partie malienne, la lecture du contre-mémoire
n’a pas complètement dissipé cette impression.
Je suis, à vrai dire, un peu embarrassé pour y revenir car la République du Mali
semble tenir le seul fait d’aborder ce sujet comme une sorte d’agression verbale.
Je demande très instamment à nos amis qui se trouvent de l’autre côté de la barre
de ne pas faire, à leur tour, au Burkina Faso un procès d’intention sur ce point. Ce
n’est pas l’attachement du Mali au principe de l’intangibilité des frontières colo-

niales que je mets en cause ici. C’est le contenu qu’il donne à ce principe et la
manière dont il entend l’appliquer en l’espèce, qui paraissent très contestables. En
le disant, la Partie burkinabé ne croit pas sortir du débat strictement juridique qui,
seul, a sa place devant la Chambre.
9. Lorsque, reprenant, comme elle l’avait fait dans son mémoire, la thèse du
professeur Bardonnet («Les frontières terrestres», Recueil des cours de l'Acadé-
mie de droit international de La Haye , vol. 153, notamment p. 68 et 69), la Partie
malienne affirme que «l’intangibilité des frontières est un abus de langage»
(contre-mémoire, p. 18), on ne peut pas s’empêcher d’éprouver une certaine gêne.
Cette remarque doit, en effet, être replacée dans son contexte. En la formulant,
mon éminent collègue de l’Université de Paris II s’est borné à rappeler que le
principe de l’intangibilité des frontières n’interdisait nullement à deux Etats de58 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 37-39]

procéder à des modifications de frontière par l’expression libre de leur volonté
souveraine dans un accord bilatéral.
Mais personne n’a jamais contesté cela. Les conséquences qu’en tire le Mali
sont absolument des évidences: si elles l’avaient voulu, il est en effet tout à fait
clair que les Parties auraient pu procéder à des ajustements de leur frontière
commune. Elles le pouvaient avant de saisir la Cour; elles le peuvent à la rigueur
alors que la Chambre est saisie; elles le pourront lorsque l’arrêt sera rendu.
Seulement, elles ne l’ont pas voulu. Et si, par souci de vérité historique, M. le
ministre Ernest Ouedraogo et M. Diallo ont retracé hier le déroulement des faits à
cet égard, il est certainement vain de s’interroger sur les responsabilités de cette
situation; cette situation est un fait.
10. Dès lors, le principe rappelé dans le compromis doit trouver tout son sens.
En se référant au principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisa-

tion, les Parties ont entendu manifester leur commune intention de demander à la
Chambre de se prononcer sur la base du droit existant au moment des indépen-
dances à l’exclusion de toute autre considération.
Sur ce point elles ont adopté une attitude tout à fait différente de celle du
Honduras et du Guatemala dans l’affaire qui a donné lieu à la sentence Hughes de
1933, à laquelle le Mali aime à se référer. Dans le traité de 1930 qui est à l’origine
de cet arbitrage très célèbre, les deux Etats — le Honduras et le Guatemala —
avaient en effet autorisé l’arbitre à modifier la ligne résultant de l’ uti possidetis .
L’article V de ce compromis est rédigé ainsi:
«The High Contracting Parties are agreed that the only line that can be

established de jure between their respective countries is that of the uti possi-
detis of 1821. Consequently, it is for the Tribunal to determine this line.»
Voici pour le principe. Mais l’article V ajoute:
«If the Tribunal finds that either Party has during its subsequent develop-
ment acquired beyond this line rights which must be taken into consideration
in establishing the final frontier, it shall modify as it may consider suitable
the line of the uti possidetis of 1821 and shall fix such territorial or other
compensation as it may deem equitable for one Party to pay to the other.»

(«...selon qu’il peut paraître équitable pour une Partie de verser à l’autre».)
De même, dans l’affaire de la Sentence arbitrale du roi d’Espagne de 1906 ,
c’est parce qu’elle avait constaté que l’arbitre avait été autorisé par l’article II du

traité Gamez-Bonilla (cité dans le contre-mémoire du Burkina Faso à la page 19)
à accorder des compensations que la Cour internationale de Justice a estimé la
sentence valide.
En l’espèce, les Parties n’ont pas investi la Chambre d’une telle mission et, sur
ce point, le Gouvernement Burkinabé ne peut rester sans réagir face à une affir-
mation du Mali, qui est faite comme «en passant», mais qui lui paraît franche-
ment inacceptable. A la page 35 de son contre-mémoire, la République du Mali
écrit en effet que le principe de l’intangibilité ne tend pas «à figer les situations
pour l’éternité (le juge ou l’accord des parties pouvant le modifier)». L’accord des
Parties, sans aucun doute. Mais le juge n’en aurait certainement pas l’idée de son
propre chef et moins encore alors que les Parties se sont référées expressément
dans leur compromis au principe de l’intangibilité des frontières héritées de la
colonisation et n’ont pas inséré dans le compromis de clause comparable à celle
que je viens de citer dans les affaires de 1906 et de 1933. Ces parties attendent
par conséquent, avec confiance, de la Chambre qu’elle tienne les frontières héri-
tées de la colonisation pour intangibles. C’est, en tout cas, ce que, pour sa part, le
Burkina Faso attend.[86/3 : 40-42] PLAIDOIRIE DE M . PELLET 59

11. C’est en ce sens que le principe de l’intangibilité des frontières renvoie à
l’uti possidetis en même temps qu’est levée toute ambiguïté concernant le sens de
ce dernier principe.
Contrairement, en effet, à ce que la Partie malienne semble penser, ce n’est pas
le principe de l’intangibilité qu’il convient d’interpréter par référence à la règle de
l’uti possidetis , mais c’est le contraire. Les Parties ont prévu l’application du

premier: le principe de l’intangibilité. La seconde règle, celle de l’ uti possidetis ,
doit par conséquent être interprétée de façon à donner pleinement effet à l’intan-
gibilité des frontières. Or ceci n’est possible que si l’on prend l’ uti possidetis dans
son sens normal, dans son sens courant, c’est-à-dire si l’on se réfère à l’ uti possi-
detis juris. Faisant fi de la situation juridique existant au moment de la décoloni-
sation, l’uti possidetis de facto encourage la politique du fait accompli et sa consé-
cration par votre haute juridiction ouvrirait la boîte de Pandore et favoriserait tous
les expansionnismes. Alors qu’au contraire l’ uti possidetis juris garantit la préser-
vation de l’héritage légué par le colonisateur, l’ uti possidetis de facto part, lui,
d’un tout autre postulat.
C’est ce que je vais maintenant, Monsieur le président, essayer d’établir briève-
ment.

b) Uti possidetis juris et uti possidetis de facto

12. A deux reprises, aux pages 34 et 41 de son contre-mémoire, le Mali affirme
que: «l’ uti possidetis juris et l’uti possidetis de facto constituent les deux faces
de la même règle». C’est une conception très étrange, très nouvelle, et à vrai dire
difficilement acceptable, des solutions retenues en Amérique latine dont nos
contradicteurs admettent cependant qu’elles doivent être transposées en Afrique.
En réalité l’ uti possidetis juris et l’uti possidetis de facto , loin d’être complé-

mentaires, ont toujours été et demeurent des principes rivaux et opposés. Aujour-
d’hui en Afrique, comme hier sur le continent américain, ils se présentent comme
deux branches bien distinctes d’une alternative et, en aucune manière, comme les
deux faces d’une même médaille.
13. Dans la consultation qu’il a rédigée à la demande du Gouvernement burki-
nabé et qui constitue l’annexe 1 du mémoire, le président Jiménez de Aréchaga
montre dans quelles conditions le Brésil s’est fait le champion de l’ uti possidetis
de facto contre l’ uti possidetis juris défendu par l’ensemble des Etats et des
juristes hispano-américains. Puisque le président Jiménez l’a fait magnifiquement,
je peux me borner à résumer cette démonstration incontestable en trois phrases:

1. Le Brésil a excipé de la nullité prétendue des traités de Tordesillas de 1494 et
de San Ildefonso de 1777 pour conclure à l’inexistence de titres juridiques valides.
2. Il s’est dès lors fondé sur les empiétements territoriaux résultant des activités
de ses ressortissants sur les territoires des Etats voisins pour revendiquer des
portions de ceux-ci.
3. Profitant de sa plus grande force, il a réussi, dans certains cas, à faire consa-
crer cet état de fait par des traités conclus avec les Etats limitrophes.

14. Ce rappel suffit je pense à établir les très grandes différences qui existent
entre l’uti possidetis juris et l’uti possidetis de facto .
En premier lieu l’ uti possidetis de facto constitue une doctrine d’exception qui
n’a jamais reçu de consécration coutumière ni au plan régional latino-américain,
ni, moins encore, au plan africain ou universel.
En deuxième lieu — et ceci découle d’ailleurs de cela — la consécration juri-
dique de l’ uti possidetis de facto a été limitée à quelques traités conclus surtout,
conclus principalement, entre le Brésil et ses voisins à la suite de la menace ou de60 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 42-45]

l’emploi de la force. Il n’a en tout cas jamais reçu la moindre approbation juris-
prudentielle en l’absence de tels traités et la doctrine ne l’a jamais admis: l’ex-
pression uti possidetis vise d’ailleurs toujours (sauf dans une partie de la doctrine
brésilienne) l’ uti possidetis juris .
En troisième lieu, le principal précédent dans lequel l’ uti possidetis de facto a
été partiellement appliqué — c’est-à-dire les relations entre le Brésil et certains de
ses voisins — concerne les Etats émancipés de colonisateurs distincts. Au
contraire, les Etats hispano-américains, issus du démembrement d’un empire colo-
nial unique, sont toujours demeurés farouchement attachés au principe de l’ uti
possidetis juris , gage de paix et de stabilité dans la région parce que, seul, il
exclut et neutralise les appétits et les usurpations post-coloniaux.
En quatrième lieu et enfin, dans l’ uti possidetis de facto , le «fait» renvoie non
pas à une situation traduisant les titres juridiques existants mais à la seule situa-

tion sur le terrain, au mieux au moment de la décolonisation, mais souvent même,
si l’on prend l’exemple brésilien, au moment où intervient la décision.
15. En d’autres termes, l’expression uti possidetis de facto ne signifie en
aucune manière que le fait est supposé traduire le droit, mais signifie que le
«fait» vaut par lui-même, indépendamment de toute considération juridique.
Ainsi défini — et je ne pense pas que d’autres définitions soient possibles —
l’uti possidetis de facto est évidemment incompatible avec le principe de l’intan-
gibilité des frontières héritées de la colonisation auquel les Parties ont manifesté
leur attachement, aussi bien dans le compromis du 16 septembre 1983 que dans
leurs écritures.
16. Est-ce à dire, Monsieur le président, que, sous prétexte qu’il est «juris»,
l’uti possidetis , qui seul nous intéresse ici, est allergique au fait? Que ce que la
Partie malienne appelle souvent les «effectivités» n’y ont aucune place?
Je ne le crois pas — sous réserve de certaines précautions, et d’abord à condi-
tion de bien préciser de quelles «effectivités» l’on parle. Mais ceci constitue un
tout autre problème: il ne s’agit plus de déterminer quel est le principe juridique
de base qui est applicable — je le répète: il s’agit de l’ uti possidetis juris ,
prolongé par le principe de l’intangibilité des frontières coloniales —, ce qu’il
convient de faire maintenant consiste à établir de quelle manière ce principe doit
être appliqué ou, peut-être plus exactement, comment la situation juridique, de l’ uti
possidetis juris, prévalant au moment de la décolonisation, peut être prouvée. C’est

à cette question, Monsieur le président, que je vais m’efforcer de répondre durant
maintenant quelques instants. J’étudierai donc les titres juridiques en présence.

II. Les titres juridiques en présence

17. Je le disais tout à l’heure, Monsieur le président, le Burkina Faso n’éprouve
aucune difficulté particulière à accepter certaines présentations doctrinales effec-
tuées par la Partie malienne. La distinction entre «titres-causes» et «titres-instru-
ments» ou «titres-preuves» que le Mali développe aux pages 51 à 54 de son
contre-mémoire relève tout à fait de ce consensus.
En outre, le Gouvernement du Faso est en complet accord avec celui de la
République du Mali pour considérer que c’est la volonté unilatérale de la puis-
sance coloniale qui est déterminante dans le tracé de la frontière; c’est donc bien
la limite administrative arrêtée par la France qui est devenue la frontière interna-
tionale entre les deux Etats en vertu des principes fondamentaux du droit de la
succession d’Etats. Et je ne vois, assurément, aucun inconvénient pour admettre
que cette succession d’Etats est la cause — le «titre-cause» si l’on veut — de la
souveraineté territoriale de chaque Etat de part et d’autre de la frontière ainsi

déterminée.[86/3 : 45-47] PLAIDOIRIE DE M . PELLET 61

Dans son contre-mémoire, le Mali se dit souvent «perplexe» ... mais c’est au
tour de la Partie burkinabé de devoir avouer sa «perplexité»: parce que lorsque
l’on a dit cela, on n’a, à vrai dire, pas fait avancer les choses d’un pouce; c’est
une autre façon de dire que la situation existante en 1960 a été perpétuée, en droit,
jusqu’à aujourd’hui. Cette constatation renvoie inévitablement aux problèmes
posés par ce que le Mali appelle les «titres-instruments»: comment cette situation
peut-elle être établie en droit? qui est notre seul véritable problème.

18. A vrai dire, à cet égard non plus, l’opposition des Parties n’est pas absolue.
Elles s’accordent au moins sur un point: les documents écrits, lois, décrets et
arrêtés, pris par les autorités coloniales compétentes, constituent les titres par
excellence sur lesquels il convient de se fonder en priorité pour établir le tracé de
la limite existant entre la Haute-Volta et le Mali en 1960 et, par voie de consé-
quence, celui de la frontière entre les Parties aujourd’hui.
Là cependant s’arrête leur accord. Les Parties ne se rejoignent en effet ni sur la
validité des documents existants, ni sur la valeur juridique qu’il convient d’attri-
buer aux cartes, ni sur le rôle de ces fameuses «effectivités coloniales». M. Jean-
Pierre Cot parlera dans un moment de la valeur des cartes; et les différents titres
écrits existant concrètement seront, avec votre permission, analysés, à partir de cet
après-midi, à propos de chaque portion de la frontière à laquelle ils s’appliquent
puisqu’aussi bien il n’existe pas un titre écrit unique qui couvre l’ensemble de la
frontière concernée.

Je me bornerai donc maintenant à préciser la position du Gouvernement burki-
nabé en ce qui concerne les conclusions que l’on peut tirer de l’exercice par les
autorités coloniales de leurs compétences territoriales. Auparavant cependant, une
remarque importante doit être faite, qui vaut pour l’ensemble des titres (des titres-
instruments, pour reprendre la terminologie malienne) qui se trouvent en présence.
Cette remarque est la suivante et je vais y insister relativement longtemps.

a) La délimitation de la zone litigieuse doit être envisagée dans un contexte
global

19. Avec beaucoup de vivacité, la Partie malienne s’en prend dans son contre-
mémoire à la mauvaise querelle que lui aurait cherchée, selon elle, le Gouverne-
ment du Faso en soulignant, dans le chapitre V du mémoire, que le Mali a, dans
un premier temps au moins, paru accepter le rapport de la sous-commission juri-
dique de la commission de médiation de l’OUA, présidée par S. Exc., M. Kéba
M’Baye (voir contre-mémoire du Mali, p. 19 à 30).
Il n’y a, à vrai dire, rien d’injurieux à cela, et le Gouvernement burkinabé n’a
pas trouvé, dans l’argumentation malienne, motif à revenir sur cette position.
Je dois ajouter que, contrairement à ce qu’écrit le Gouvernement malien à la
page 13 du contre-mémoire, il n’est pas inconvenant de demander à la Chambre
de tenir compte de l’attitude de la République du Mali à l’égard du rapport de la

sous-commission. En aucun cas, ceci ne doit ni ne peut être considéré comme une
tentative pour «rétrécir le rôle de la Cour» (ibid.) ou pour «modifier ... la teneur
du compromis et de l’objet du différend» ( ibid., p. 29).
Le Mali en effet insiste à juste titre sur le fait qu’il n’y a aucune incompatibilité
entre le principe cardinal de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisa-
tion et la possibilité pour les Parties de modifier celles-ci; j’ai évoqué ce point il
y a quelques instants. Dès lors, en admettant, pour les seuls besoins de la discus-
sion, que le rapport de la sous-commission fait une application erronée du prin-
cipe — ce qui n’est pas —, il n’en resterait pas moins que, le Mali y ayant
acquiescé, cet élément devrait être pris en compte par la Chambre pour répondre à
la question qui lui est posée par l’article premier du compromis. Cela vaut, a62 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 47-49]

fortiori, si, comme le Gouvernement burkinabé le pense, le rapport de la sous-
commission présidée par M. M’Baye fait une exacte application du droit en
vigueur.
20. Le même raisonnement doit également être tenu, d’une manière plus géné-
rale, en ce qui concerne les principes de délimitation applicables ou les titres
pouvant être invoqués par les Parties.
Cela est d’autant plus certain que la Partie malienne s’est abstenue de réfuter

les arguments juridiques avancés aux pages 157 et 158 du mémoire du Burkina
Faso qu’il suffit donc de résumer en une phrase: comme l’établit une jurispru-
dence constante (dont le mémoire burkinabé donne quelques exemples), un Etat
ne peut récuser dans un cas déterminé les règles et principes auxquels il a
acquiescé dans des circonstances comparables, lorsque l’application de ces règles
et de ces principes lui devient défavorable.
21. Cette règle vaut tout particulièrement en matière de frontière où elle doit
être combinée avec un autre principe qui est le principe de l’unité du tracé fronta-
lier.
Dans un article de 1906 (que nos amis maliens n’aiment pas beaucoup),
Renault, La Pradelle et Politis exprimaient admirablement cette idée:

«Pour fixer l’identité de la frontière, il faut la considérer dans son
ensemble, telle qu’elle découle des titres dont elle procède. Pour la vérifier,
même sur un point, en toute certitude, il faut la suivre dans toutes ses parties,
la prendre dans toute son étendue, la voir, non pas seulement dans le détail,
mais dans l’ensemble, dans l’ unité que l’histoire ou la nature lui donnent.»
(«De l’influence sur la procédure arbitrale de la cession de droits litigieux»,
RGDIP, n o 106, p. 32.)

Cela ne constitue par une vue doctrinale — et pourtant quelle doctrine — il
s’agit bien d’une exigence juridique, consacrée par la jurisprudence. Aux
exemples cités dans le mémoire du Burkina Faso (p. 158), on peut ajouter
certaines décisions récentes et notamment l’arrêt de la Cour internationale de
Justice du 24 février 1982 dans l’affaire du Plateau continental (Tunisie/Jamahi-
riya arabe libyenne) . Constatant qu’en l’espèce il n’existait pas d’accord tacite
entre les Parties, la Cour ajoute cependant:

«il est évident que la Cour doit tenir compte de tous les indices existants au
sujet de la ligne ou des lignes que les Parties elles-mêmes ont pu considérer
ou traiter en pratique comme équitables — même à titre de solution provi-
soire n’intéressant qu’une fraction de la région à délimiter .»( C.I.J. Recueil
1982, p. 84 ; les italiques sont de moi.)
Même s’il s’agissait d’une délimitation maritime, qui pose, chacun le sait, des
problèmes spécifiques, qui fait appel à des principes particuliers, la Cour a ainsi

réaffirmé très clairement le principe de l’unité du tracé frontalier.
Il en résulte qu’il faudrait des raisons bien déterminantes pour que les principes
de délimitation et les titres juridiques, reconnus par les Parties comme valables
pour tracer leur frontière commune sur environ 1000 kilomètres, cessent de l’être
pour délimiter les 300 kilomètres restants.
Or ces raisons déterminantes n’existent pas. Aussi bien sur le plan géographique
et humain qu’au point de vue strictement juridique, les choses se présentent de
manière tout à fait comparable dans la zone que le Mali revendique et dans le
secteur qui a été délimité.
Sur le plan géographique — au sens large — d’abord, il n’y a évidemment
aucune solution de continuité entre la zone qui a fait l’objet d’un accord et celle
que le Mali revendique. Si, d’ouest en est, le paysage se modifie, passant de la[86/3 : 49-51] PLAIDOIRIE DE M . PELLET 63

savane relativement boisée à la brousse tigrée où les points d’eau sont rares, la
transition est lente. Surtout, les problèmes humains qui se posent sont les mêmes:
partout le problème de l’eau existe; partout les villageois cultivent loin de leur
village, souvent de l’autre côté de la frontière, où ils créent parfois des hameaux
de culture. Partout, même si c’est avec une intensité variable, l’on constate l’exis-
tence de migrations saisonnières, au rythme des pluies. Or ces mouvements des
hommes n’ont nullement constitué un obstacle à la délimitation à l’ouest de

Dionouga.
De même, dans les deux zones, la situation se présente dans les mêmes termes
au plan juridique. Ici comme là, point de titres écrits délimitant la frontière sur
toute sa longueur; l’absence de texte paraît même beaucoup plus frappante dans le
secteur qui a fait l’objet d’un accord que dans celui qui nous intéresse, puisque
dans ce secteur il existe au moins un texte important: la lettre 191CM2 du
gouverneur général de l’AOF en date du 19 février 1935, sur laquelle je revien-
drai cet après-midi — et un titre tout à fait indiscutable, l’arrêté du 31 août 1927
complété par son erratum du 15 octobre, sans parler du fameux arrêté 2728 qui,
interprété a contrario, peut également donner des indications utiles. Ici comme là,
je veux dire dans le secteur délimité et dans le secteur litigieux, les cartes, au-delà
des variations de détail, indiquent un tracé frontalier constant et les deux zones
ont été couvertes au même titre par les travaux de l’Institut géographique national
français dans la seconde moitié des années 1950. Ici comme là enfin, la pratique
administrative coloniale a consisté surtout dans le règlement de litiges entre
ressortissants de cercles limitrophes relevant des colonies de la Haute-Volta et du

Soudan français, et les solutions qui leur ont été données témoignent en général,
non pas d’une incertitude sur le tracé de la frontière, mais du souci de préserver
les droits traditionnels et personnels des habitants.
Face à cette situation uniforme, quelle a été l’attitude du Mali? Toujours la
même: faute de texte — il n’y en avait pas, les Parties ne pouvaient pas en inven-
ter — ce sont les cartes qui ont fait foi, qui ont constitué le «titre-instrument» sur
lequel elles se sont fondées et, plus particulièrement, la carte au 1/200000 de
l’Institut géographique national de 1960 dont mon collègue et ami Jean-Pierre Cot
redira tout à l’heure toute l’importance. Ceci est attesté par de très nombreux
procès-verbaux de rencontres ou d’accords qui figurent dans le dossier — je pense
par exemple aux annexes II-76, II-78 ou II-79, jointes au mémoire du Burkina
Faso — et M. Diallo a montré hier de manière tout à fait frappante ce point et il
a fort bien établi qu’en 1981 encore le Mali réaffirmait la valeur de cette carte en
effet tout à fait essentielle.
Je n’ignore pas, bien sûr, qu’à cela la Partie malienne rétorque que :

«Si le Mali a accepté les cartes comme instrument de délimitation entre le
Mali et la Haute-Volta pour la détermination des 1022 premiers kilomètres de
frontière, c’est en foi d’un accord entre eux et après examen sur le terrain et
non par quelque valeur intrinsèque ou autonome des cartes.» (Contre-
mémoire du Mali, p. 30; les italiques sont dans l’original.)

L’argument est double.
D’une part, le Mali se retranche derrière l’existence d’un accord. Certes. Mais
justement, pourquoi un accord ici et pas d’accord là, alors que les circonstances
de fait et de droit sont exactement les mêmes? Voici qui ne manque pas de
surprendre et qui, au surplus, est contraire au principe de l’unité de délimitation
dont je parlais il y a un instant et qui n’est, au fond, qu’une donnée de bon sens.
Car enfin, Monsieur le président, imaginons un instant que ce ne soient pas
400 kilomètres de frontières, ou 300, peu importe, qui soient en cause, mais l’en-
semble de la frontière entre les deux Etats. Peut-on supposer que vous applique-64 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 51-54]

riez dans le secteur occidental des principes différents de ceux que vous retiendrez
de Dionouga au point triple? Que vous rechercheriez des titres de nature diffé-
rente? La réponse ne peut bien évidemment qu’être négative.
D’autre part — et c’est le second argument qui me paraît résulter de la phrase
du contre-mémoire du Mali que je viens de citer — la République du Mali fait
état d’un «examen sur le terrain». Ceci constitue, à vrai dire, un nouvel élément
de perplexité pour la Partie burkinabé qui ne voit pas très bien en quoi cet

«examen sur le terrain» peut être détaché du titre cartographique. Se serait-il agi
d’opérer ce que l’on pourrait appeler des «vérifications ethniques», c’est-à-dire
de déterminer l’appartenance ethnique des populations établies dans les secteurs
faisant problèmes, ou même leur appartenance nationale? Mais le Mali admet que
les considérations ethniques n’ont rien à voir en l’affaire; je l’ai noté tout à
l’heure. Se serait-il agi de rechercher sur le terrain des éléments de preuve de la
pratique coloniale? Mais, comme l’a relevé un conseil du Mali, mon excellent
collègue et ami Jean Salmon, dans son exposé sur les mesures conservatoires, «il
n’y a en effet pas à proprement parler de preuve sur le terrain si l’on entend par
preuve éventuellement des documents dans les villages» (exposé du professeur
Jean Salmon, C 2/CR 86/1, p. 84).
Alors, à quoi bon ces «examens sur le terrain»? En réalité, ces «examens sur
le terrain», qui ont d’ailleurs eu un caractère tout à fait exceptionnel, poursui-
vaient un tout autre propos. Il s’est toujours agi, M. Diallo l’a fort bien montré
hier, de positionner des villages ne figurant pas sur les cartes et en particulier sur
la carte de 1960. Ce positionnement effectué, l’appartenance des villages en cause

était déterminée en fonction de cette carte. Le dossier que les Parties ont soumis à
la Chambre en donne plusieurs exemples. Ainsi, en juillet 1970,
«conformément à la décision de la commission paritaire permanente Haute-
Volta/Mali à sa réunion de Bobo-Dioulasso les 24 et 25 juin 1970, la com -
mission technique mixte a vérifié la position géographique [de plusieurs
villages] sur le terrain et sur les coupures de la carte IGN au 1/200000
(édition 1956)»

et les a répartis entre les deux Etats en fonction du tracé de la frontière tel qu’il
figure sur la carte (procès-verbal de réunion de la commission technique mixte de
Mopti, 8 juillet 1970, annexe A/13 au mémoire du Mali); en octobre, le résultat de
ces travaux a été entériné par la commission paritaire permanente lors de sa
session de Sikasso (voir ibid., ann. A/14).
Dans un cas, il est vrai, un seul cas à ma connaissance, les Parties ont eu
recours aux «effectivités coloniales» auxquelles le Mali attache tant de prix. Cette
hypothèse unique concerne la mare de Tossonga à propos de laquelle, lors de la
réunion de Koulouba des 29 et 30 septembre 1969, la commission paritaire a :

«invité la commission technique mixte à se baser, pour la détermination de
la frontière, sur le procès-verbal de 1913 issu de la rencontre des comman-
dants de cercle de Bandiagara et de Dori» (voir mémoire du Burkina Faso,
annexe II-88),

entérinant ainsi l’accord intervenu entre les commandants de cercle de Djibo et de
Koro le 14 mai 1964 (voir ibid., annexe II-73).
Ce «précédent», le seul, encore une fois, invoqué par le Mali, à la page 10
d’une part et aux pages 269 et 270 d’autre part, de son mémoire, ce précédent
donc doit être apprécié à sa juste valeur. D’une part, on peut considérer que le
procès-verbal Derneville-Bourciac de 1913, d’ailleurs confirmé en 1944, constitue
un titre écrit valable car il résulte de la correspondance ultérieure échangée par les
commandants de cercle concernés avec le lieutenant-gouverneur dont ils relevaient[86/3 : 54-56] PLAIDOIRIE DE M . PELLET 65

respectivement, que cet accord a été approuvé par l’autorité supérieure. D’autre
part et surtout, le tracé retenu est entièrement conforme à celui figurant sur la
carte au 1/200000 de l’IGN qui, conformément aux dispositions de l’accord de
1913-1944, laisse Lofou et Yoro au Mali et fait passer la frontière tout près de
Tossonga mais à l’est de cette mare. Qu’en déduire? Tout simplement que le
recours à la pratique coloniale (si l’on refuse de voir dans cet accord entre
commandants de cercle un titre écrit en bonne et due forme), ne fait que confirmer

le tracé figurant sur la carte et n’a fait que cela dans l’esprit des Parties.
Ceci me conduit à aborder la question, si controversée entre les Parties, du rôle
que peuvent jouer les comportements des autorités coloniales dans le règlement de
ce conflit, sous un angle beaucoup plus général. Ce sera le dernier point dont je
traiterai ce matin.

L’audience, suspendue à 11 h 36, est reprise à 11 h 52

b) Le rôle des «effectivités » coloniales

25. Le Mali qui, comme on l’a vu tout à l’heure n’a pas attaché d’importance à
cette question dans la partie de la frontière qui a été délimitée, aurait sans doute
été avisé de manifester à l’égard des actes d’autorité par les administrations colo-
niales territoriales dans la zone qu’il revendique la même indifférence que celle
qu’il leur a témoignée dans le secteur dans lequel le tracé figurant sur les cartes a
pu faire l’objet d’une confirmation par voie d’accord. Le Gouvernement du

Burkina Faso, comme il l’a montré dans son contre-mémoire (plus peut-être qu’il
l’avait fait dans son mémoire), n’a en effet rien à redouter en se plaçant sur ce
terrain.
Je puis même dire que si la Chambre devait estimer que les considérations théo-
riques du Mali sur les effectivités, voire même sur l’ uti possidetis de facto — mais
nul ne doute que vous préserverez l’Afrique des effets pernicieux de celui-ci —, si
donc la Cour considérait que ces arguments présentaient une quelconque perti-
nence, le Burkina Faso n’en maintiendrait pas moins ses conclusions et pourrait
aisément établir le bien-fondé de celle-ci en partant des postulats maliens. Nous
aurons d’ailleurs l’occasion d’y revenir dans les heures qui viennent.
Il reste que ces postulats ne sont pas acceptables et que si leur application ne
peut rien changer à l’issue du litige, ils faussent les perspectives, ils dénaturent les
problèmes, ils altèrent le raisonnement juridique en l’encombrant de considéra-
tions dans lesquelles le droit a, il faut le dire fort peu de part. J’y reviendrai dans
quelques instants.
26. Auparavant, il est nécessaire de s’interroger sur ce que vise le Mali, concrè-
tement, lorsqu’il s’appuie sur les «effectivités» qu’il considère comme «la preuve

du legs colonial» (contre-mémoire, p. 138), preuve décisive, selon lui, du fait de
la «défaillance» de l’écrit.
Quelles que soient les divergences théoriques entre les Parties sur la valeur juri-
dique de ces faits, divergences qui ont au demeurant des conséquences concrètes
non négligeables, il apparaît au Burkina Faso que l’on ne saurait placer sur le
même plan tous les comportements des administrateurs coloniaux que la Partie
malienne a tendance à présenter de manière trop indifférenciée. Il paraît discu-
table, et même franchement abusif, d’accorder la même valeur probante au rapport
de l’élève administrateur Bertin du 2 septembre 1948, dont le Mali fait grand cas
(voir mémoire, p. 298 et annexe D/75) en ce qui concerne la mare d’In Tangoum
(que l’auteur de la note n’a d’ailleurs jamais atteinte), et, d’autre part, la corres-
pondance échangée entre le gouverneur général de l’Afrique occidentale française
et les lieutenants-gouverneurs du Soudan français et du Niger au sujet de la déli-66 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 56-58]

mitation de ces deux colonies que l’on doit, d’ailleurs, selon le Burkina Faso,
considérer comme constituant un titre par elle mais qui est, en tout cas, une mani-
festation très éclatante de la conviction de la puissance coloniale en ce qui
concerne les limites. De la même manière et sans vouloir déflorer le thème que
traitera tout à l’heure M. Jean-Pierre Cot, quelle commune mesure y a-t-il entre
le rapport du chef du secteur d’élevage de la subdivision de Douentza (annexe
no 89 au contre-mémoire du Mali) et la carte au 1/200000 de l’IGN, ici en-

core en admettant que celle-ci ne constitue pas un titre juridique probant en lui-
même?
Le contexte dans lequel ces effectivités se manifestent tempère également le
poids que l’on peut accorder aux effectivités. Le Burkina Faso a rappelé dans son
mémoire la jurisprudence bien connue de la Cour selon laquelle les actes d’admi-
nistration invoqués par les Parties ne valent pas per se mais doivent être appréciés
en fonction des circonstances historiques, de la consistance géographique du
secteur litigieux — et ceci vaut à fortiori pour les territoires contestés dans le
cadre des conflits d’attribution — ou des particularités juridico-administratives de
la zone en litige (et je pense notamment à l’affaire relative à la Souveraineté sur
certaines parcelles frontalières , C.I.J. Recueil 1959 , p. 209).
Sans prétendre être exhaustif, il me semble que l’on peut déduire de la juris-
prudence internationale des directives générales qui sont d’ailleurs, tout simple-
ment, des préceptes dictés par la logique, la sagesse et la raison. Dans un litige
territorial quel qu’il soit, mais ceci vaut plus spécialement pour les conflits de
délimitation, ces directives imposent de tenir compte des éléments suivants pour

apprécier le poids de ces «effectivités» invoquées par les Parties (je m’empresse
de préciser que l’ordre dans lequel j’énumère ces facteurs à prendre en considéra-
tion n’a, dans mon esprit, aucune espèce de portée particulière).
27. i) Le premier de ces éléments tient à leur consistance: certains faits n’ont
aucune signification particulière, notamment parce qu’ils n’impliquent aucune
prise de position en ce qui concerne le tracé des limites administratives. C’est le
cas notamment du passage des fonctionnaires à tel ou tel lieu-dit: rien ne les
empêchait de sortir des limites de leur circonscription pour se rendre d’un lieu à
un autre surtout si l’on tient compte du fait qu’ils se déplaçaient au sein d’un
empire colonial unique; de même ils pouvaient rencontrer leurs collègues des
cercles voisins en dehors du territoire dont ils avaient la charge sans que ce soit
forcément à la limite de celui-ci. De même, il ne suffit pas qu’un lieu soit
mentionné dans un acte administratif pour que l’on puisse en déduire ipso facto
que ce lieu était placé sous la juridiction de l’auteur de l’acte. De même encore, il
ne paraît pas possible de déduire quoi que ce soit des actes accomplis intuitu
personae dont le président Basdevant, dans l’opinion individuelle qu’il a jointe à
l’arrêt de la Cour du 17 novembre 1953, dans l’affaire des Minguiers et des Ecré-

hous (C.I.J. Recueil 1953 , p. 47) donne un certain nombre d’exemples. Il précise
notamment que «des opérations de recensement s’étendant à des personnes se
trouvant dans les îlots ou à des faits qui y sont accomplis n’impliquent pas l’exer-
cice d’une compétence territoriale» ( ibid., p. 82). Soit dit en passant, il est beau-
coup question de recensement dans les écritures maliennes même si, en définitive,
elles s’appuient sur ce point sur assez peu de documents. Voilà donc pour le
premier élément, la consistance des manifestations d’administration effective.
28. ii) Un deuxième élément à prendre en considération tient à l’auteur du fait
ou de l’acte en cause qui doit d’ailleurs être mis en relation avec l’objet de cet
acte. Il faut en particulier distinguer entre les autorités qui ont des compétences
en matière de délimitation — et c’est d’abord le cas du gouverneur général de
l’Afrique occidentale française — et les autres autorités coloniales: les positions
des premières en matière de limites revêtent, évidemment, une importance tout à[86/3 : 58-61] PLAIDOIRIE DE M .PELLET 67

fait particulière. Au plan local, les choses sont plus compliquées; il faut certaine-

ment faire une distinction entre les services techniques et les agents investis de
responsabilités administratives générales. Les opinions des premiers, c’est-à-dire
les agents à compétence technique, sont secondaires dans le domaine qui nous
intéresse: un géologue, un médecin, un chef de service hydraulique ou d’élevage
sont moins crédibles lorsqu’il s’agit de limites de circonscriptions qu’un inspec-
teur général des colonies ou qu’un commandant de cercle. Dans l’affaire du Rann
de Kutch, le président Lagergren a insisté en particulier sur la fiabilité limitée des
publications scientifiques en matière de délimitation (voir l’article de J. Salmon,
AFDI, 1968, p. 228) et on ne peut certainement que le suivre sur ce point.
Mais cela ne veut pas dire qu’il faut accorder une foi aveugle à tout acte émané
d’une autorité administrative à compétence générale. Dans l’affaire du Groënland
oriental la Cour permanente a adopté sur ce point une position empreinte de

raison; constatant que «parfois telle phrase ou expression en particulier semble
apporter un argument sérieux en faveur de la thèse soutenue par l’une des Parties
au différend», la Cour arrive cependant à la conclusion pleine de sagesse «que,
lorsque l’on apprécie l’effet de ces notes, il convient de ne pas attacher trop d’im-
portance à telle ou telle expression employée» ( série A/B, n o 53, p. 54). Ici
encore, tout dépend du contexte, tout dépend de l’objet du comportement invoqué.
Il paraît évident que, obsédés par la nécessité de faire rentrer l’impôt — et Dieu
sait que cela était la préoccupation constante des administrateurs coloniaux — les
fonctionnaires coloniaux se souciaient assez peu à cette fin de problèmes territo-
riaux; ils poursuivaient leurs administrés où qu’ils se trouvent (et on retrouve
d’ailleurs ici cette idée de «compétence personnelle» à laquelle j’ai fait allusion

précédemment). Au contraire, lorsque ces administrateurs coloniaux devaient arbi-
trer entre les prétentions opposées d’habitants de villages voisins, ils s’attachaient
alors aux problèmes de limites et les préoccupations de nature territoriale repre-
naient tous leurs droits.
29. iii) Un troisième élément important concerne les réactions des destinataires
de l’acte invoqué. Il paraît de simple bon sens qu’il est difficile de tirer des
conclusions très fermes d’un acte qui se heurte à l’opposition de l’autorité à
laquelle il est adressé. Au contraire, un acte qui est approuvé par l’administrateur
concerné ou qui, lui ayant été adressé, n’entraîne aucune réaction de sa part alors
qu’il concerne, par exemple, l’étendue de sa circonscription territoriale, un tel acte
aura une très grande valeur probante. Je pense bien sûr à la lettre 191CM2 du

gouverneur général de l’Afrique occidentale française, du 19 février 1935, qui est
indissociable — et j’y reviendrai longuement — de la réponse du lieutenant-
gouverneur du Soudan du 3 juin 1935. Mais ceci vaut aussi pour toutes les cartes
largement diffusées et pour un très grand nombre de faits de moindre portée que le
cas échéant nous signalerons en plaidoirie ultérieurement.
30. iv) Enfin, et c’est le quatrième élément, la date des comportements invo-
qués importe également. Je mentionne pour mémoire l’évidente impossibilité de
prendre en considération les actes modificateurs de délimitations accomplis entre
1932 et 1947 alors que la Haute-Volta n’existait plus et compte tenu des termes
clairs de la loi du 4 septembre 1947. Mais, indépendamment même de cette hypo-
thèse très particulière — sur laquelle il faudra évidemment revenir —, il est indé-

niable que les faits très anciens ne prouvent pas grandechose. Les Parties s’accor-
dent d’ailleurs pour admettre que ea fin du XIX siècle — date de la conquête
coloniale — et le début du XX ont constitué une période de tâtonnement, de mise
en place. Au contraire, plus on se rapproche de la date critique, plus on peut
penser que, sous réserve qu’ils répondent aux autres critères proposés, les compor-
tements des administrateurs coloniaux sont crédibles aux fins qui nous intéressent.
C’est bien à tort que le Mali croit bon d’ironiser (contre-mémoire, p. 19) — il68 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 61-63]

est vrai qu’il ironise beaucoup — sur le fait que le Burkina Faso a écrit, dans son
mémoire, qu’il fallait éviter de «remonter à la nuit des temps» (p. 19). Ce n’est
pourtant qu’une précaution élémentaire, d’ailleurs conséquence logique et inéluc-
table de l’existence d’une date critique sur laquelle les Parties s’accordent: c’est à
cette date que la situation s’est cristallisée et c’est à cette date qu’il faut apprécier
cette situation. On s’étonne d’autant plus des réactions de la Partie malienne sur
ce point qu’elle affirme par ailleurs que les limites coloniales étaient essentielle-

ment mouvantes ce qui, au reste, ne correspond plus à la réalité à partir d’une
période qui correspond approximativement à la fin de la première guerre
mondiale. Et il faut rappeler que la Cour permanente dans l’affaire du Groënland
oriental a toujours considéré que la documentation fournie par le Danemark suffi-
sait «à établir un titre valable» (il est vrai qu’il s’agissait de titres, non d’effecti-
vités) «durant la période qui a précédé immédiatement l’occupation», même si
cette documentation pouvait être considérée comme n’étant pas suffisante pour
établir l’existence de cette souveraineté «au cours des périodes plus anciennes»
(série A/Bn o 53, p. 45). C’est donc bien la période la plus proche de la date
critique, du fait pertinent à prendre en considération par le droit, qui au premier
chef importe.
31. Consistance et contenu, auteur et objet, réactions, dates, tels sont certains
des éléments qu’il est sans doute sage d’avoir à l’esprit pour apprécier la valeur
probante de ces fameuses «effectivités coloniales» auxquelles le Mali accorde
tant d’importance. Je n’ai pas essayé ici de dégager des règles juridiques appli-
cables à proprement parler, ce sont plutôt des orientations, des directives géné-
rales, et leur mise en Œuvre fait certainement appel à l’esprit de finesse bien plus

qu’à l’esprit de géométrie et nous faisons toute confiance à votre esprit de finesse.
Si je me suis attardé quelque peu sur ces considérations, c’est qu’il m’a semblé,
en relisant les écritures maliennes, que le Mali, qui n’aime pas les titres écrits —
sauf l’arrêté 2728, abrogé par la loi de 1947, nous y reviendrons —, qui n’a
aucune confiance dans les cartes — en l’espèce en tout cas, et sauf pour l’empla-
cement du mont N’Gouma —, fait des effectivités une masse indiscriminée. De ce
côté de la barre, nous avons d’ailleurs peut-être nous-mêmes succombé à la tenta-
tion, dans le contre-mémoire au moins. Il ne nous a, en effet, pas paru possible de
sembler vouloir esquiver un débat dont le Burkina Faso n’a rien à redouter; bien
au contraire, et ceci ressort de ses écritures; mais en se laissant entraîner sur cette
pente, le Burkina Faso risque de laisser l’accessoire faire perdre de vue l’essen-
tiel.
Or l’essentiel ce n’est certainement pas les états d’âme de M. Fournier (contre-
mémoire du Mali, annexe D/180) ou les pensées profondes de l’agent de l’hydrau-
lique de la subdivision de Rharous (mémoire du Mali, annexe D/81). L’essentiel est
de déterminer quels sont les titres que les Parties peuvent invoquer à l’appui du

tracé frontalier qu’elles revendiquent. Or, décidément, et malgré les savantes
constructions du Mali, ce n’est pas dans cette direction qu’il faut les chercher.
32. Pour tenter de conduire la Chambre à entrer dans ce jeu, la Partie malienne
fait valoir principalement deux arguments. D’une part, elle s’attache à minimiser
la portée de la distinction existant entre conflits d’attribution et conflits de déli-
mitation. D’autre part elle invoque un certain nombre de précédents jurispruden-
tiels dont elle donne une interprétation pour le moins discutable.
Je n’y reviendrai qu’extrêmement rapidement car le Burkina Faso croit avoir
réfuté par avance, par la consultation du président Jiménez de Aréchaga et dans
son contre-mémoire, l’argumentation figurant dans le contre-mémoire de la Partie
malienne sur chacun de ces deux points (p. 37-49).
33. En ce qui concerne le second, d’ailleurs, la jurisprudence l’a invoquée, il
suffit peut-être de rappeler que, dans les deux seules affaires invoquées par le[86/3 : 63-66] PLAIDOIRIE DE M . PELLET 69

Mali (l’arbitrage du roi d’Espagne de 1906 et la sentence Hughes de 1933) l’ar-
bitre avait reçu des Parties expressément le pouvoir d’écarter au moins partielle-
ment, le principe de l’ uti possidetis juris ; malgré cela, et c’est le plus important,
les arbitres avaient pris grand soin de rappeler qu’en aucune manière les effectivi-
tés, fussent-elles coloniales, ne sauraient constituer titre par elles-mêmes ni, moins
encore, prévaloir contre les titres (parmi lesquels il n’est pas sans intérêt de noter
que l’article II, paragraphe 5, du traité Gamez-Bonnilla range les cartes...).

Il faut rappeler à cet égard le passage-clé de la sentence Hughes de 1933 que la
Partie malienne se garde de commenter et de citer, sauf erreur de ma part, bien
qu’elle reproduise des parties importantes de cette décision (contre-mémoire,
p. 41-44):
«The concept of uti possidetis of 1821 thus necessarily refers to an admi-
nistrative control which rested on the will of the Spanish Crown. For the
purpose of drawing the line of uti possidetis of 1821 we must look to the
existence of that administrative control. Where administrative control was

exercised by the colonial entity with the will of the Spanish monarch, there
can be no doubt that it was a juridical control, and the line drawn according
to the limits of that control would be a juridical line. If, on the other hand,
either colonial entity prior to independence had asserted administrative
control contrary to the will of the Spanish Crown, that would have been mere
usurpation.» ( RSA, Il, p. 1324.)
On ne saurait mieux dire trois choses:

iii) le «contrôle administratif» — disons «les effectivités coloniales»; si elles
sont exercées en contrariété du titre, elles n’ont strictement aucune valeur;
comme l’écrivait le professeur Paul de La Pradelle dans son étude toujours si
éclairante sur La Frontière , «l’ uti possidetis de fait (...) n’a pas d’autre
origine que l’usurpation» ( Les éditions internationales , Paris, 1928, p. 81);
iii) exercées en conformité du titre ces «effectivités coloniales» en sont la mani-
festation; elles le prolongent et elles le confortent;
iii) mais elles ne valent jamais titre en elles-mêmes.

34. Et c’est à cet égard que la distinction entre les conflits de délimitation fron-
talière d’une part et les litiges d’attribution territoriale d’autre part prend toute sa
valeur car, dans ces derniers, contrairement à ce qui se produit pour les premiers,
le fait (c’est-à-dire l’occupation effective, le contrôle administratif) constitue le
titre.
Le Mali ne nie pas l’existence de cette distinction, mais il la vide de toute
portée.
Il fait valoir en premier lieu qu’il existe des «cas mixtes» et que dans la
présente affaire on serait, justement, en présence de l’un de ces cas mixtes
(contre-mémoire, p. 40). A vrai dire, si notre litige n’est pas un cas typique de

conflit de délimitation, la distinction n’a, en effet, aucun sens et il faut l’abandon-
ner. Mais il suffit de lire l’article premier du compromis pour ne pouvoir conser-
ver, comme le disait tout à l’heure l’ambassadeur Salambere, aucun doute à cet
égard.
En second lieu, la Partie malienne fait valoir que l’ uti possidetis de facto peut
être applicable à un conflit de délimitation (contre-mémoire, p. 40). Si elle prend
l’uti possidetis de facto dans son sens véritable, celui d’ailleurs que lui donne
M. Fisher dans son commentaire de la sentence Hughes à l’ American Journal of
International Law dont elle cite des extraits (p. 40), ce n’est pas exact — tout
simplement parce que l’ uti possidetis de facto ne peut trouver à s’appliquer sans
accord des Parties ni dans un conflit de délimitation ni dans un conflit d’attribu-70 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 66-68]

tion territoriale. Je l’ai établi, j’espère au moins, tout à l’heure. Si le Mali veut
dire tout simplement que les considérations de fait et plus précisément les effecti-
vités coloniales peuvent jouer un certain rôle dans un litige de délimitation, je
peux affirmer sans hésiter que le Burkina Faso partage entièrement ce point de
vue. Il a d’ailleurs développé longuement cette position dans les pages 77 à 80 de
son mémoire relatives, justement, aux «tempéraments à apporter aux principes»
découlant de la distinction entre les deux catégories de conflits, passage que, pour

les raisons sans doute de sa démonstration, le Mali passe complètement sous
silence dans son contre-mémoire.
Mais, je le répète, la Partie burkinabé n’accepte ceci que s’il est bien entendu
que, dans les conflits de délimitation, et celui qui nous occupe est un conflit de
délimitation, par elles-mêmes les effectivités ne valent pas titres. Elles ne peuvent
se substituer au titre; elles ne peuvent aller contre le titre.
35. Nos contradicteurs tentent à cet égard d’enfermer la Chambre dans un
dilemme. Ils nous disent — je simplifie, mais c’est à peu près cela —: sans doute,
des titres écrits seraient préférables; mais il n’y a pas de titre écrit; dès lors, de
deux choses l’une: ou bien la Chambre doit prononcer un non-liquet, ou bien elle
doit tenir les effectivités pour des titres (-instruments) valables, solution qui a,
faut-il le préciser, la préférence des Parties.
A vrai dire, en procédant de cette manière, la Partie malienne s’enferme elle-
même dans deux graves contradictions. D’une part il apparaît difficile d’affirmer
que le comportement des autorités coloniales permet de déterminer le tracé de la
frontière et, en même temps, de dire que ce tracé n’existe pas; l’ambassadeur

Salambere a parlé de ceci tout à l’heure. Et puis, d’autre part, le Mali, de toute
manière, ne va pas jusqu’au bout de son raisonnement, en admettant qu’il n’est
pas entaché d’une contradiction interne grave.
A la page 36 de son contre-mémoire, le Mali écrit:
«Avant l’indépendance, ces limites entre circonscriptions administratives
ne relevaient que d’un droit national. Or ceci implique une conséquence
extrêmement importante, à savoir que le droit international ne peut s’appli-
quer ... aux situations coloniales, c’est-à-dire antérieures à l’indépendance,
sur la base desquelles s’établissaient alors les rapports juridiques entre des

territoires relevant du même souverain.»
Je ne suis pas certain que cette remarque soit entièrement fondée: bien sûr, en
vertu du principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, le
droit international «endosse» largement si l’on peut dire le droit national; mais,
en même temps, il le «filtre», un peu de la même manière qu’en ce qui concerne
la ratification des traités le droit international renvoie au droit interne des Etats
mais ne se préoccupe pas du détail de la procédure suivie. Et de même qu’il y a
des «ratifications imparfaites» au regard du droit constitutionnel, mais parfaite-

ment valides en droit international, de la même manière il y a sans doute des
«délimitations imparfaites» au regard du droit colonial, qui s’imposent néanmoins
en droit international; et la pratique latino-américaine donne maints exemples de
ceci.
Quoi qu’il en soit — c’est une impression peut-être plus qu’une règle juridique
— la remarque du contre-mémoire malien que j’ai citée contient certainement une
grande part de vérité: l’ uti possidetis — juris — renvoie au droit national fran-
çais. Mais le Mali s’arrête à mi-chemin de son argument: mise à part l’allusion à
ce qu’écrit le professeur Brownlie qui paraît assez contraire d’ailleurs au texte
auquel il est fait référence — il y est fait état de «titres cartographiques ( «map
evidence» ; Ian Brownlie, African Boundaries , Hurst, Londres, 1979, p. 429) —,
la Partie malienne ne tire aucune espèce de conséquence de l’idée qu’elle avance[86/3 : 68-70] PLAIDOIRIE DE M . PELLET 71

sinon — mais c’est implicite — pour laisser entendre que le mode de raisonne-
ment du Burkina Faso, s’il est — peut-être — valable en droit international, ne
l’est certainement pas au regard de principes du droit français.
36. La question mérite que l’on s’y arrête, c’est-à-dire qu’on se demande ce
que les autorités françaises — un juge par exemple — auraient décidé face à la
situation prévalant à la veille des indépendances si un problème avait surgi impli-
quant une définition précise des limites des circonscriptions territoriales concer-

nées.
Apparemment, la question ne s’est jamais posée sous cette forme s’agissant de
circonscriptions territoriales dans les colonies françaises. Ce n’est, à vrai dire,
surprenant qu’en apparence car cette lacune de la jurisprudence montre que, déci-
dément, la détermination des limites était moins imprécise que l’affirme la Partie
malienne puisque même les juges, qui ne laissent rien au hasard — et vous le
savez, Messieurs de la Cour — n’ont pas été préoccupés par ces questions; de
plus, le maillage, la densité de la population et des intérêts, étaient moindres dans
les colonies qu’en métropole.
Mais la jurisprudence du Conseil d’Etat français montre que le problème des
limites des circonscriptions territoriales s’est posé, à plusieurs reprises, sur le
territoire métropolitain, en particulier en ce qui concerne les communes. Il n’est
pas sans intérêt de s’y reporter quelques instants.
37. Ce sont les communes qui, en France, ont en principe la responsabilité de
délimiter le périmètre de leurs territoires respectifs mais, en cas de contestation,
le préfet — aujourd’hui le commissaire de la République — ou, selon les cas, les

autorités centrales tranchent le litige sous le contrôle du juge administratif; cela
en vertu d’une loi de 1791 et d’une ordonnance de 1821.
En faisant application de ces dispositions qu’il est tout à fait inutile, je pense,
de détailler ici, le Conseil d’Etat a eu plusieurs fois l’occasion de préciser les prin-
cipes applicables en cas d’incertitude ou en cas de litige. Le premier principe qu’il
a posé est que les organes que j’ai cités, la commune et le commissaire de la
République ou le gouvernement, doivent se borner à la constatation objective des
limites existantes qu’ils ne peuvent modifier; c’est ce qui résulte par exemple
d’un arrêt de section du Conseil d’Etat en date du 17 juin 1938, Ville de Royan
(Rec. Lebon, 1938, p. 545) ou d’un arrêt du 8 mai 1908, Commune de Deauville -
sur-Mer (Rec. Lebon, 1908, p. 476), ou encore d’un arrêt du 17 mai 1940,
Commune de Belmont (Rec. Lebon, 1940, p. 168).
Ce principe étant posé, il est tout à fait intéressant de voir quels sont les titres
sur lesquels se fonde le Conseil d’Etat — la plus haute juridiction administrative
française — pour apprécier si l’autorité dont la décision est attaquée s’est bornée
à une telle constatation ou est sortie de son rôle. La hiérarchie des titres retenus
est toujours la même: la juridiction du Palais Royal a recherché d’abord des titres

écrits; en l’absence de ceux-ci elle s’est reportée aux plans et cartes (et notam-
ment aux plans cadastraux); et ce n’est qu’«en l’absence de titres» (la formule
figure expressis verbis dans les arrêts de 1938 et 1940 que je viens de citer)
qu’elle s’est prononcée «d’après les usages et convenances». Ainsi, dans un arrêt
Commune de Meudon c . Commune de Clamart du 7 août 1883, le Conseil d’Etat
commence par constater que les décrets rattachant les deux communes en litige à
des départements distincts «ne contiennent aucune disposition qui ait pour objet
de déterminer sur le terrain les limites de ces deux communes»; il relève ensuite
que «le plan y annexé ne permet pas, à raison de son échelle restreinte, d’en
reconnaître avec précision le tracé»; pour, finalement, se référer à des opérations
contradictoires de délimitation ( Rec. Lebon, 1883, p. 739 à 745). Autre exemple:
par l’arrêt Ville de Royan de 1938 (dont j’ai parlé tout à l’heure), le Conseil d’Etat
annule une décision du préfet revenant sur un procès-verbal de délimitation de72 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 70-73]

1810 en constatant que celui-ci était suffisamment précis; l’arrêt de 1940,
Commune de Belmont est dans le même sens; et, dans l’arrêt de 1908, Commune
de Deauville-sur-Mer, le Conseil a approuvé le préfet — sans doute faute de texte
— de s’être fondé sur le plan cadastral.
Bien sûr Royan n’est pas Dori, pas plus que Djibo n’est Deauville; il reste que
cette jurisprudence donne un aperçu assez clair des principes applicables en droit
français en matière de délimitation des circonscriptions territoriales.

Or, malgré les suppositions de la Partie malienne, il s’avère que ces principes
sont très exactement ceux que le Burkina Faso demande à la Chambre de bien
vouloir appliquer. Cette présentation très rapide de la jurisprudence française
montre en effet:
— que le droit français fait une très nette distinction entre les «titres existants»
d’une part, et les «usages et convenances» d’autre part (cf. Conseil d’Etat,
17 juin 1938, Ville de Royan , Rec., 1938, p. 545, précité);
— que, parmi les titres, il inclut les cartes et les plans même si les titres écrits
priment ceux-ci;
— mais qu’il fait prévaloir les titres sur les effectivités (les usages) et l’opportu-

nité (les convenances).
On peut donc affirmer, sans beaucoup de risques d’erreur, que si, dans les
années cinquante, un juge de Ouagadougou, de Dakar ou de Paris avait eu à se
prononcer sur le tracé des limites dans la zone que revendique la République du
Mali, il aurait suivi le raisonnement que le Burkina Faso a fait sien.
Ainsi, quel que soit le terrain sur lequel on se place, il apparaît que la construc-
tion théorique échafaudée par la Partie malienne pour substituer à une nécessaire
discussion sur les titres juridiques en présence, un débat centré sur le seul compor-
tement des autorités coloniales n’est pas fondée.
Ceci ne signifie ni que le Burkina Faso considère que l’analyse de ces compor-

tements est dépourvue de pertinence, ni qu’il entend fuir le débat sur ce terrain. Il
en résulte seulement selon lui qu’«il faut marcher sur ses deux jambes» ; c’est ce
que nous avons essayé de faire dans le contre-mémoire; c’est ce que nous essaie-
rons de faire à partir de cet après-midi, lorsque nous suivrons la frontière pas à pas.
Auparavant, Monsieur le président, Messieurs les juges, il me paraît nécessaire de
résumer brièvement les conclusions provisoires auxquelles nous sommes parvenus:
iii) la Chambre, qui, conformément à sa mission et aux termes du compromis, est
appelée à se prononcer en droit, a été priée expressément par les Parties de
bien vouloir appliquer le principe de l’intangibilité des frontières coloniales;
ce principe n’est pas, n’en déplaise à nos amis maliens, une simple «façon de

parler». Il doit recevoir sa pleine signification;
iii) ce principe ne saurait, en particulier, être assimilé à l’ uti possidetis de facto ,
consécration de toutes les usurpations;
iii) si seul l’ uti possidetis juris est applicable, cela ne signifie en aucune manière
que le comportement des autorités administratives coloniales doit être né-
gligé; mais
iv) simplement, ces «effectivités coloniales», dont la valeur probante doit être
soigneusement pesée dans chaque cas, doivent constamment être rapportées au
titre juridique dont elles traduisent l’existence;
iv) autrement dit, les «effectivités coloniales» peuvent conforter un titre existant,
écrit ou cartographique; elles ne peuvent s’y substituer;
vi) ces principes, qui ont été appliqués par la sous-commission juridique de la
commission de médiation de l’OUA présidée par M. Kéba M’Baye, l’ont été
aussi par les Parties en ce qui concerne la délimitation de plus des deux tiers
de leur longue frontière commune.[86/3 : 73] PLAIDOIRIE DE M . PELLET 73

A plusieurs reprises, M. le président, j’ai évoqué la question des cartes, si
fondamentale dans le présent litige, mais je n’ai fait que l’effleurer. C’est M. Jean-
Pierre Cot qui va maintenant la traiter plus en détail si vous voulez bien lui
donner la parole.
Je vous remercie très vivement, Monsieur le président, Messieurs les juges, de
votre bienveillante attention.74 [86/3 : 74-76]

PLAIDOIRIE DE M. COT

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. COT: Monsieur le président, Messieurs les juges, la sérénité des présents
débats contraste avec l’inquiétude que nous ressentions tous en janvier dernier.
Notre foi en la justice internationale, cette foi que rappelait, dans son propos
initial, M. le ministre Ouedraogo au nom de son gouvernement, notre foi, dis-je,
se trouve avivée par le drame de l’hiver dernier et cette affaire doit bien être une
affaire exemplaire jusqu’au bout. Exemplaire pour la République du Mali et le
Burkina Faso, exemplaire pour l’ensemble du continent africain comme l’affirmait
S. Exc. l’ambassadeur Salambere ce matin. Il nous appartient, à nous, avocats et
conseils, de contribuer à cette sérénité retrouvée en menant avec rigueur et bonne
foi notre tâche, ce qui n’exclut pas, bien entendu, la fermeté de la conviction,
voire la vivacité de l’argumentation.
C’est dans cet esprit que je veux à mon tour saluer les membres de la délégation
malienne et que je voudrais en particulier former des vŒux pour qu’un très
prompt rétablissement permette au professeur René-Jean Dupuy de retrouver sa
place éminente au banc de la République du Mali.

Le souvenir du conflit récent, Monsieur le président, Messieurs les juges, accroît
notre responsabilité — notre responsabilité à nous, avocats, responsabilité qui
s’ajoute ici à l’honneur et au plaisir que je ressens à plaider devant cette éminente
juridiction, votre responsabilité à vous, bien entendu, Monsieur le président, Mes-
sieurs les juges. Et nous avons confiance que votre sentence fondée sur le droit
contribuera à rétablir entre les deux peuples du Mali et du Burkina une paix durable.
J’en viens, Monsieur le président, Messieurs les juges, aux titres cartogra-
phiques. Il m’appartient en effet à ce stade de vous présenter brièvement les titres
cartographiques dont se prévaut le Burkina Faso en la présente affaire. Briève-
ment, car le débat a déjà été largement entamé dans nos écritures respectives. Je
vous ferai donc grâce des savantes considérations que vous y avez trouvées pour
me limiter à l’essentiel.
Un mot cependant sur la terminologie. Le concept de titre cartographique
semble irriter au plus haut point les conseils de la République du Mali. Je les
comprends, car les titres cartographiques concrets produits de leur part comme de
la nôtre leur sont dans l’ensemble assez défavorables.

Mais cet agacement atteint un comble surprenant dans la rédaction du contre-
mémoire, dont le ton utilisé eût naguère excité la verve du Pascal des Provinciales
— on y retrouve en effet toutes les figures de style de la casuistique, toutes les
vieilles ficelles des docteurs en Sorbonne — et je regrette en passant que la
pensée fort estimable du professeur Perelman ait servi de couverture à cette petite
polémique.
Cela dit, concédons sans difficulté à nos adversaires, mon amiAlain Pellet l’a déjà
précisé, la distinction évidente entre titre-cause et titre-instrument. Le titrecause qui
part de l’adhésion, commune aux deux Parties, au principe de l’intangibilité des fron-
tières coloniales, le titre-cause qui postule la reconnaissance des tracés frontaliers
antérieurs aux indépendances respectives des deux Etats, le titre-cause qui s’incarne
en quelque sorte dans les règles de la succession d’Etats enAfrique.
Les tracés résultant des textes et des cartes — titres-instruments — pour
reprendre ce vocabulaire, sont les éléments de preuve de la volonté de la puis-
sance coloniale de l’époque.[86/3 : 76-78] PLAIDOIRIE DE M . COT 75

Au demeurant, je soupçonne en vérité, Monsieur le président, Messieurs les
juges, l’auguste irritation de nos adversaires quant à ce vocabulaire d’être provo-
quée, non par notre modeste production, mais bien plutôt par le rapport de la sous-
commission juridique de la commission de médiation de l’Organisation de l’unité
africaine, sous-commission juridique présidée par le juge Kéba M’Baye.
Ce rapport, Monsieur le président, Messieurs, qui est une pièce importante du
dossier, a certes été établi dans des conditions de durée et avec des garanties de

procédure qui sont différentes de celles de la Cour de La Haye et de sa présente
Chambre. Il ne bénéficie pas de l’autorité de la chose jugée et ne possède que
l’autorité attachée à la compétence et à la science de ses auteurs.
Or sur la place respective des textes, des cartes, de la pratique administrative, il
nous semble justement que la plume du président Kéba M’Baye a été particulière-
ment bien inspirée. Je me réfère en particulier à la page 14 du rapport, que je me
permets de citer en partie:
«L’adhésion au principe de l’intangibilité des frontières coloniales postule

la reconnaissance des tracés frontaliers antérieurs aux indépendances respec-
tives des deux Etats, tels que ces tracés résultent des textes et aussi des
cartes.
Et si, en cas de conflit, les textes doivent être préférés aux cartes, celles-ci
n’en conservent pas moins une valeur de preuve qui s’impose aux Parties
lorsque de l’avis de l’organisme qui en a été l’auteur leur mode d’établisse-
ment est une garantie suffisante quant à la réalité des éléments qu’elles
constatent, garantie qui ne peut être combattue que par la preuve irréfutable
d’une erreur.
Dès lors, en cas de conflit entre plusieurs cartes, présentant les mêmes
qualités de fiabilité, celles établies après 1956 sont présumées présenter des
garanties bien supérieures à celles qui sont plus anciennes; et en cas de
concomitance, celles dont l’échelle est plus grande doivent être préférées aux
autres.
Toutefois, quand les conditions d’établissement d’une carte sont tellement
médiocres que de l’avis de l’organisme techniquement compétent pour en
juger à l’époque de sa confection les renseignements qu’elle donne ne

peuvent en aucun cas représenter avec certitude les réalités qu’elle prétend
constater, elle n’a qu’une valeur indicative et ne peut être utilisée qu’à titre
de renseignement et non de preuve.»
Ce texte, vous le trouverez notamment dans le mémoire du Burkina Faso,
annexe II-103.
Cela dit, écartons d’emblée quelques malentendus, quelques faux problèmes.
Nous n’entendons pas faire dire aux cartes plus qu’elles ne disent. Leur valeur
testimoniale est affaire d’espèce. Elle dépend de la valeur intrinsèque des cartes,

de leur qualité absolue, mais aussi de leur qualité relative jugée par rapport à la
période où elles ont été dressées. Elle dépend de la cohérence des séries de cartes.
Elle dépend de leur diffusion, de leur utilisation concrète, quotidienne, par les
administrateurs de l’époque. Elle dépend bien entendu de leur statut plus ou moins
officiel; de leurs conditions d’élaboration; de leur reconnaissance officielle par les
autorités compétentes. Enfin les cartes s’insèrent parmi d’autres titres juridiques
et au premier chef les titres écrits: lois, décrets, arrêtés, correspondance adminis-
trative — dont le professeur Pellet vient de vous entretenir.
Ecartons en particulier le malentendu de la hiérarchie respective des textes et
des cartes. J’ai lu avec surprise, sous la plume de nos confrères maliens que nous
n’hésitions pas à faire prévaloir les cartes sur les textes! A leur donner une portée
contra legem (p. 101 du contre-mémoire du Mali). C’est inexact. Nous déclarons76 DIFFÉREND FRONTALIER [86/3 : 78-80]

avec le président Kéba M’Baye que «en cas de conflit, les textes doivent être
préférés aux cartes». Que cela soit clair. Nous poussons cette fidélité aux textes
jusqu’à ses conséquences logiques, puisque dans le secteur oriental de la frontière,
nous nous en tenons rigoureusement au texte de l’arrêté du 31 août 1927 et de son
erratum et que nous nous abstenons de revendiquer la zone de la mare de Fitili qui
nous est pourtant attribuée par la carte la plus récente, la plus précise, la carte
IGN 1960 au 1/200000. Et de même, dans le secteur intermédiaire, nous pensons

qu’il faut donner effet à la lettre 191CM2 du 19 février 1935. Enfin, dans le
secteur des quatre villages, nous admettons la supériorité de l’arrêté général 2728
du 27 novembre 1935 bien sûr, du moins tant que celui-ci était en vigueur et
malgré l’absence, à notre connaissance, de toute représentation cartographique
fiable du tracé indiqué par cet arrêté. Mais vous le savez, Monsieur le président,
Messieurs les juges, cet arrêté a été implicitement abrogé par la loi du
4 septembre 1947 rétablissant la colonie de Haute-Volta dans ses limites à la date
du 5 septembre 1932. Depuis 1947 donc, il n’y a plus de contradiction entre le
texte et la carte, puisqu’il n’y a plus de texte!
Enfin, dernière source préliminaire de malentendus au sujet du titre cartogra-
phique: l’interprétation de la jurisprudence internationale.
Il nous semble que, pour interpréter correctement cette jurisprudence, afin
d’éclairer la présente affaire, il faut tenir compte de trois considérations.
l. La première a trait aux progrès de la cartographie qui ont entraîné une modi-
fication correspondante de l’attitude du juge international quant à la valeur proba-
toire des cartes.

Les cartes contemporaines sont, il est vrai, d’une précision sans commune
mesure avec celles qui étaient dressées du temps de Charles Evans Hugues ou de
Max Huber, et plus encore avec celles présentées par les Parties dans ces affaires.
Aussi, sans parler de revirement de jurisprudence, constate-t-on très normalement
que le juge prend davantage en considération les cartes qui lui sont soumises.
Ainsi le tribunal arbitral note dans l’affaire du Canal de Beagle :
«Historically, map evidence was originally, and until fairly recently, admit-
ted by international tribunals only with a good deal of hesitation: the
evidence of a map could certainly never per se override an attribution made,

or a boundary-line defined, by Treaty — and even where such an attribution
or definition was ambiguous or uncertain, map evidence of what it might be
was accepted with caution. Latterly, certain decisions of the International
Court of Justice have manifested a greater disposition to treat map evidence
on its merits.»
Et l’on sait que le Tribunal arbitral dans l’affaire du Canal de Beagle a large-
ment recouru aux cartes pour interpréter le traité. Le juge international attribue
une importance plus considérable aux cartes les plus proches de la date critique,

surtout lorsque ces cartes sont elles-mêmes récentes. Or dans le présent conflit, la
date critique est éloignée d’à peine un quart de siècle et les dernières cartes que
nous produisons ont justement bénéficié de ce progrès important qu’est la photo-
graphie aérienne.
2. La seconde considération — je n’y insiste pas — a trait à la distinction entre
conflits territoriaux d’attribution et conflits territoriaux de délimitation.
Il s’agit ici d’un conflit de délimitation. Les actes de souveraineté y ont donc
moins d’importance que dans les conflits d’attribution. Nous y reviendrons en
examinant les divers secteurs de la frontière contestée.
3. Enfin, troisième considération relative à l’interprétation de la jurisprudence
internationale, la distinction entre limites administratives et frontières internatio-
nales.[86/3 : 80-81] PLAIDOIRIE DE M .COT 77

En cas de frontière internationale, chaque Partie souveraine appuie son argu-
mentation sur les cartes qu’elle a elle-même dressées, celles dressées par l’adver-
saire, celles dressées par des puissances tierces. La production de ces pièces dans
le temps induit parfois, on le sait, une obligation de réaction qui peut conduire à la

limite à une situation d’estoppel comme dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar .
Les cartes sont, dans ce cas, l’expression de prétentions souveraines concurrentes
ou l’occasion pour ces prétentions de se manifester.
En cas de limite administrative, il s’agit du même souverain de part et d’autre.
La suspicion de partialité ne pèse pas ou du moins pas de la même manière. Les
obligations de réaction existent sans doute, nous le verrons, mais sont différentes.
Cela n’interdit pas en effet de transposer par analogie certaines institutions et par
exemple de parler d’une certaine forme d’acquiescement administratif, oserai-je
l’expression d’estoppel administratif.
Par ailleurs, il faut tenir dûment compte de l’autorité des services officiels
chargés de dresser les cartes et analyser leurs relations avec la structure adminis-
trative: gouverneur général, lieutenant-gouverneur, commandant de cercle, etc.
Au bénéfice de cet ensemble d’observations, Monsieur le président, Messieurs

les juges, je vous proposerai maintenant d’examiner la série des cartes proposées
par le Burkina Faso et déposées au Greffe. Mais compte tenu de l’heure, il plairait
peut-être à la Cour de s’arrêter maintenant, ce qui nous permettrait de voir dans
son ensemble la série des cartes présentées.

L’audience est levée à 12 h 5078 [86/4 : 6-9]

C 2/CR 86/4

CINQUIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (17 VI 86, 15 h)

Présents : [Voir audience du 16 VI 86.]

M. COT: Monsieur le président, Messieurs les juges, j’aborde maintenant l’exa-
men du titre cartographique à la lumière d’une petite projection et pour tenter d’en
cerner l’importance, qui nous paraît décisive.
Ma première observation, ici, concerne la cohérence de cette série que nous
allons vous projeter, mais vous me permettrez auparavant de faire quelques
remarques générales.

L’hésitation de la cartographie au début du siècle, M. Pellet le rappelait tout à
l’heure, l’hésitation des titres juridiques s’étend à l’ensemble de ces titres, et
notamment à la cartographie qui est tâtonnante au début du siècle dans cette
région difficile d’accès, compte tenu des moyens de l’époque. Les premières
cartes significatives qui stabilisent en quelque sorte la frontière, sont publiées
juste avant ou juste après le premier conflit mondial, ceci à partir de levés faits
par des hommes de terrain, je pense en particulier aux missions de Gironcourt
dans le secteur qui nous intéresse. Ceci ne veut pas dire que les cartes antérieures
soient sans intérêt, mais il s’agissait surtout de croquis particuliers pour figurer tel
ou tel détail, non pas pour donner une image d’ensemble de la frontière.
Nous allons donc commencer si vous le permettez, Monsieur le président,
Messieurs les juges, cette projection par quelques cartes d’avant le premier conflit
mondial, puis ensuite nous verrons une série de cartes: ce sont les cartes qui ont
été déposées par le Burkina Faso, plutôt une sélection parmi ces cartes — je ne
veux pas lasser votre attention. Nous n’avons pas repris de cartes de nos confrères
maliens puisqu’il s’agissait de photocopies en noir et blanc et qu’elles étaient
difficiles à distinguer. Au demeurant je fais confiance à nos confrères du Mali
pour souligner tel ou tel manque dans la projection à laquelle je vous convie.
Monsieur le président, nous allons donc commencer par la première carte, qui
est une carte de la mission Gironcourt, de 1911.
Carte Gironcourt, 1911: c’est une carte qui a été dressée par un militaire qui

parcourait le terrain. Les levés datent de 1908-1909. C’est la seconde mission
Gironcourt. Nous allons maintenant en voir le détail.
Nous pouvons d’abord constater qu’il n’y a pas de limite, la frontière n’est donc
pas indiquée. En revanche, dès cette période, les toponymes sont correctement
marqués. Nous voyons en effet en prenant la carte, le cours du Béli, dans le bas de
la carte, et nous avons ici un certain nombre de toponymes que nous reconnais-
sons dès maintenant: le gué de Kabia, le mont N’Gouma au nord du gué de
Kabia, correctement placé, la colline de Tankara juste au sud-est du gué de Kabia.
Ensuite nous avons les monts Trontikato que nous retrouverons par ailleurs, le
mont Ouagou ici un peu plus loin, la mare d’In Abao et enfin Tatakarak qui est
probablement le mont Tabakarach que nous retrouverons par la suite.
Cette carte Gironcourt est une carte assez remarquable, compte tenu de la date,
par son exactitude dans la position relative des points de repère. J’insiste sur le
terme relatif: on ne peut pas demander à une carte basée sur des levés de 1908-
l909 la précision des cartes contemporaines. Mais c’est une carte qui a le mérite
d’avoir été faite par un homme de terrain et connaissant bien la situation.[86/4 : 9-12] PLAIDOIRIE DE M .COT 79

o
La prochaine diapositive est la carte n 1 déposée par le Burkina Faso, c’est la
carte du Haut-Sénégal-Niger dressée par Meunier (édition Larose, Paris, de 1911) 1.
Nous allons voir ici la frontière. C’est évidemment une carte au 1/5000000, on
ne peut pas lui demander une précision particulière. Mais nous voyons dès ce
moment un tracé approximatif de la frontière telle que nous la connaissons aujour-

d’hui, nettement au nord d’un cours d’eau qui ne peut être que le Béli, d’une ving-
taine de kilomètres à peu près, et ensuite s’infléchissant dans la direction sud-
ouest à partir du mont Tabakarach, c’est-à-dire en suivant avant la lettre les
indications de la lettre 191CM2.
On retrouve ce type de tracé sur d’autres cartes de la même époque, et notam-

ment sur celles déposées par le Mali. Je pense par exemple à la carte AOF
Meunier (1910) au 1/2000000 (C/11 de l’annexe malienne) qui est très utilisée
jusqu’en 1925.
Les deux cartes suivantes sont des croquis de terrains dressés par François de
Coutouly, administrateur, en 1922.

François de Coutouly est un administrateur qui a parcouru sa circonscription à
des fins administratives. Les croquis que nous allons voir indiquent bien quelles
en étaient les limites dans son esprit.
Voici d’abord un croquis de tournée de François de Coutouly chez les Touaregs
et les Sonrhaïs 2. C’est une carte approximativement au 1/500000 qui date de
1922. Elle indique les peuplements dans le secteur: Touaregs, Logomaten, Son-

rhaïs, Gorouôl, Touaregs de l’Oudalan, etc. Nous voyons ici que dans ce croquis
où le Béli est très nettement marqué, la frontière se trouve située franchement au
nord du Béli, à une vingtaine de kilomètres au nord sans doute.
Le second croquis, qui est un croquis économique et agricole de la région du
Dori 3, toujours par François de Coutouly, date de 1922 et manifeste une autre

préoccupation, plus agricole: il indique en particulier les différentes espèces de
bétail, chevaux, ainsi que les cultures — coton, mil. Ce qui nous intéresse ici,
c’est de constater que la ligne frontière, on le voit, se situe au nord du chapelet
des mares. Pour M. de Coutouly, administrateur connaissant bien son terrain, en
1922, il n’y a pas de doute sur le fait que la frontière se situe au nord du Béli.
o 4
Voici la carte n 4, c’est la carte MeunierAOF, feuille de Tombouctou, 1922 .
Cette carte est au 1/2000 000. Elle est très utilisée à l’époque et elle servira de
référence, le point est important, pour dresser la carte d’Afrique au 1/2000000 de
1925 dont nous allons parler dans un instant et qui pose quelques problèmes. Mais
auparavant, je voudrais que nous examinions le détail de cette carte qui est à une
échelle difficile à distinguer.

Le détail, le voici: nous retrouvons ici la frontière, qui part non pas de Diou-
nouga, qui n’est pas indiqué, mais de Douna et Koubo qui sont plutôt du côté
voltaïque de la frontière en l’espèce — mais nous ne les revendiquons pas! — et
qui ensuite remonte pour suivre en quelque sorte le Béli à distance respectueuse.
Elle laisse donc l’ensemble du secteur du Béli à l’intérieur de la Haute-Volta. Elle

se situe dans la cohérence des cortes que nous avons déjà pu constater.
Ici nous avons la carte n 5 du Burkina Faso. C’est la carte de l’Afrique fran-
çaise dressée et publiée par le service général de l’armée à Paris, en 1925. Il s’agit
de la feuille Niger 5. Vous voyez, c’est une édition provisoire, l’indication est

1V, documents cartographiques, cartes déposées par le Burkina Faso en même temps que
son mémoire, carte n o 1.
2Ibid., carte n 2.
3Ibid., carte n 3.
4Ibid., carte n 4
5Ibid., carte n 5.80 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 12-14]

portée ici. La notion d’édition provisoire indique que son élaboration n’a pas été
entourée des garanties considérées comme suffisantes par le service géographique
des armées. C’est donc une carte qui n’offre pas les mêmes garanties que les
autres, et pour cause. Voici l’agrandissement et voici l’erreur. Nous voyons ici
que, contrairement aux cartes précédentes, la frontière va tout d’un coup décro-

cher par rapport au Béli et, au lieu de passer au nord comme dans les autres
cartes, passer franchement au sud du Béli. Elle se trouve de ce point de vue se
trouver en contradiction avec les autres cartes. C’est une carte qui est en bonne
part favorable aux thèses maliennes, mais qui présente un inconvénient pour nos
confrères: c’est qu’elle est trop favorable! En effet, elle attribue au Mali les deux
rives du Béli, ce que la République du Mali, à ma connaissance, n’a jamais
réclamé, même dans ses prétentions les plus extrêmes.

Passons à la carte suivante. Vo1ons la même carte à la même date. C’est l’édi-
tion 1925 Soudan français , avec l’indication édition provisoire là encore
marquée; donc toujours la même incertitude. Voyons l’agrandissement car nous
allons voir ici que la frontière est au contraire, et conformément à la carte mère,
celle de 1922, située nettement au nord du cours du Béli. Pour le reste elle est
identique à la carte que nous venons de voir auparavant. Il y a donc ici entre les
deux cartes un détail, une opposition curieuse. Il s’agit dans un cas comme dans
l’autre de cartes d’édition provisoire, je vous le rappelle.

Pour résumer cette situation et ses cont2adictions, nous avons fait un montage
que vous trouverez dans le Petit Atlas . Ce montage montre trois différentes cartes
en agrandissement. La carte Niger, édition 1925, qui est rectifiée en 1936. L’édi-
tion 1936 de la carte que nous avons vue tout à l’heure reprend la frontière nette-
ment au-dessus du chapelet de mares. La carte Niger 1925, elle, réimprimée en
1961, persiste dans l’erreur. Enfin, ici en bas, c’est l’agrandissement que nous
avions vu tout à l’heure, c’est-à-dire la carte du service géographique des colonies
de 1922, la carte Meunier de base, qui a servi de référence pour les deux autres

cartes, et qui, elle, indique la frontière au nord du Béli. Tout compte fait, je crois
qu’il s’agit bien d’une erreur, d’une inversion du marigot et de la frontière. Si
j’avance cette hypothèse, qui me paraît assez assurée, de l’erreur du topographe,
c’est parce que cette inversion ne sera plus jamais reprise par la suite dans les
cartes ultérieures que nous allons examiner maintenant. Ceci établit, me semble-
t-il, son caractère accidentel.
Nous en arrivons maintenant à la carte n o 7 . C’est la carte des colonies de

l’AOF au 1/500000 de 1925, assemblage des feuilles Hombori D-30 et Amsongo
D-31. Cette carte est une carte qui a été dressée par le service géographique de
l’Afrique occidentale française et imprimée par l’éditeur Blondel La Rougery en
1925 et qui est connue sous le nom: carte Blondel La Rougery, 1925. Cette carte
est d’une importance particulière, car c’est la carte de référence pour l’adminis-
tration de 1925 à 1958. C’est en effet la carte à la plus grande échelle disponible
sur ce secteur.
Certes, cette carte présente des faiblesses techniques qui sont évidentes, je dirai

même qui se voient à l’Œil nu. Il est un peu facile de les dénoncer aujourd’hui et
compte tenu de nos propres capacités cartographiques actuelles, alors qu’il faut se
souvenir de l’époque et de la difficulté d’accès d’un certain nombre de régions.
Par exemple, ici, nous avons une région non parcourue. L’aveu du cartographe est

1
V, documents cartooraphiques, cartes déposées par le Burkina Faso en même temps que
son2mémoire, carte n 6.
3Burkina Faso, Petit Atlas , p. 18-24.
V, documents cartooraphiques, cartes déposées par le Burkina Faso en même temps que
son mémoire, carte n 7.[86/4 : 14-16] PLAIDOIRIE DE M . COT 81

très net: c’est toute la région de Soum. Par ailleurs, il y a quelques secteurs qui
sont bien connus, sur d’autres secteurs, les possibilités de levés exacts sont extrê-
mement difficiles. N’empêche que cette carte présente l’intérêt de préciser les
points de repère et leur position relative. Elle est une synthèse des reconnaissances
passées, notamment des missions Gironcourt et Coutouly que nous avons
évoquées tout à l’heure. De ce point de vue elle en fait en quelque sorte le résumé.
C’est donc la carte officielle, le document à plus grande échelle disponible sur
le secteur. Cette précision a son importance. Le gouverneur général de l’AOF, par
sa circulaire 92CM2 du 4 février 1930, en fait la référence obligatoire pour fixer

ou pour modifier les limites de l’administration. C’est ainsi par exemple que la
lettre 191CM2 du 19 février 1935, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir
à plusieurs reprises, est une lettre qui s’appuie sur la carte Blondel La Rougery en
énumérant ces points de repère pour déterminer la frontière des limites adminis-
tratives dans le secteur. De même, le service géographique de l’AOF fera observer
au gouverneur général que le futur arrêté 2728 du 27 novembre 1935 déroge à la
limite telle qu’elle est tracée par la carte Blondel La Rougery. Vous trouverez cette
correspondance dans les annexes 127 et 128 de notre contre-mémoire. Or cette
carte, je le disais, fixe clairement les points de référence. Quand on l’examine de
près, ce sont les points de référence suivants: le gué de Kabia qui se trouve ici; le

mont de N’Gouma, au nord du gué de Kabia; la frontière qui ensuite passe clai-
rement au nord du Béli, qui touche la pointe nord de la mare d’In Abao, puis qui
passe le long des monts Tin Eoult et Tabakarach — qui ressortent d’ailleurs assez
mal, vous m’en excuserez, de la photocopie de cette carte que nous avons incluse
dans le Petit Atlas , mais qui apparaissent très clairement en revanche dans la
production C/23 de nos confrères maliens, que je remercie de cette obligeance à
cette occasion.
Enfin, les quatre villages, ou plus exactement trois d’entre eux sont situés avec
précision. Il n’y a que Diounouga qui est absent mais on retrouve Okoulourou,
Agoulourou et Koubo, cependant que Douna et Mondoro se trouvent correctement

placés en territoire soudanais. On notera que pendant les trente-cinq années de vie
officielle de la carte Blondel La Rougery — puisque cette carte de référence, qui
date de 1925, sert de référence jusqu’en 1958-1960 — pendant ces trente-cinq
années, aucune de ces indications n’a été remise en cause par les administrations
compétentes. Ce silence administratif me semble valoir prescription ou une forme
d’acquiescement administratif. Nous y reviendrons.
La carte n o 8 est une carte Meunier au 1/3000000, 1925 du service géogra-
phique du ministère des colonies 1. Voyons le détail de cette carte; celui-ci indique
très clairement une frontière. Là encore il faut tenir compte de l’échelle et la

précision n’est pas remarquable mais une frontière se trouvant au nord du Béli est
indiquée sur la carte. o
La série de cartes n 9 constitue un extrait de l’ Atlas des cercles de l’Afrique
occidentale française , atlas dressé et dessiné au service géographique de l’Afrique
occidentale française à Dakar. Ces cartes de l’ Atlas des cercles de l’Afrique occi-
dentale française participent en quelque sorte du caractère officiel de ce service.
Elles sont éditées par Forest, à Paris, en 1926.
Cette série est particulièrement intéressante, car elle est destinée à être le
bréviaire des administrateurs de cercle, ces administrateurs qui sont sur le terrain
et qui comptent sur ces points de repère pour s’y retrouver. Or, connaissant l’admi-

nistration française, nul doute qu’une erreur de positionnement, ici du Béli, plus
loin d’autres accidents de terrain ou encore des quatre villages n’aurait entraîné

1V, documents cartographiques, cartes déposées par le Burkina Faso en même temps que
son mémoire, carte n o 8.82 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 16-18]

une réaction du propriétaire, je veux dire de l’administrateur. Cela ne fait aucun
doute!
Ici nous voyons en ce qui concerne le cercle de Dori 1 les points de référence
qui commencent à apparaître clairement avec le Béli, la frontière au nord, la mare

d’In Abao, un certain nombre d2autres points de repère.
Voici le cercle de Gao , nous voyons que le Béli se trouve au sud du cercle,
nous voyons bien la Haute-Volta et ici le Béli se trouvant au sud avec le point qui
touche la mare.
Nous pouvons faire le même constat avec le cercle d’Hombori 3. Le Béli part à

l’est, la mare d’In Abao, ici Afefere, avec un tracé de frontière avec Mondoro et
Douna qui se trouvent dans le cercle. Voyons le détail de cette carte, où nous
constatons que la frontière touche de manière caractéristique ce que l’on appelle la
pointe nord de la mare d’In Abao, figurée par un petit triangle. C’est là une carac-
téristique que l’on retrouve à plusieurs reprises.
4
Voici le cercle de Ouahigouya qui permet de détailler les villages qui ont été
soulignés sur la carte (Koubo, Agoulourou, Ougoulou...). Nous n’avons pas Diou-
nouga, Mondoro et Douna se trouvent placés, eux, sur la frontière du côté souda-
nais. Cet ensemble de cartes qui constitue l’ Atlas des cercles est, d’après la carte
Blondel La Rougery, le second élément cartographique qui fait autorité, ceci en

raison de son ambition administrative affichée et de sa diffusion parmi les admi-
nistrateurs. Là encore, on peut parler d’une certaine forme d’acquiescement admi-
nistratif, ces cartes n’ayant pas été contestées à ma connaissance.
Nous passons à la carte de l’erratum de 1927 qui est au 1/1000000 5, elle est
essentielle pour le problème du point triple avec le Niger, puisque cette carte, qui

dessine la nouvelle frontière de la Haute-Volta et du Niger établie en 1927,
indique la ligne de la frontière au-dessus du Béli. Cette carte a été trouvée à
Niamey; elle a été produite lors de la procédure de Lomé devant la sous-commis-
sion juridique par la Haute-Volta, puis elle a été produite ici par le Mali. L’exem-
plaire que je vous projette a été trouvé à Ouagadougou. Cette carte est importante,

je dirais même décisive. Elle traduit graphiquement l’intention de l’auteur de
l’arrêté de 1927 et de son erratum. M. Alain Pellet en traitera en détail dans sa
plaidoirie.
Voici la carte n o 10 de nos productions 6 ; c’est le Petit Atlas administratif et
économique de l’Afrique occidentale française au 1/2000000, colonie de la

Haute-Volta. La carte est de 1928, ici dans la troisième édition imprimée par
Girard, Maison Forest à Paris. Nous allons voir maintenant le détail.
On observera le secteur du Béli qui est en quelque sorte amorcé à In Abao, où
passe la frontière légèrement au nord, ainsi que la zone des quatre villages où
Douna et Mondoro restent au Soudan. C’est encore une carte qui va dans le sens

de cette constaote q7e je dois souligner.
La carte n 11 est le croquis de l’Afrique française au 1/1000000. Il s’agit de
la feuille ND 30 du service géographique de l’armée puis cette carte sera éditée
par l’IGN. Cette carte a connu un certain succès et de nombreux tirages jusqu’en
1953. Ici nous vous proposons l’édition originale de 1926.

1
V, documents cartooraphiques, cartes déposées par le Burkina Faso en même temps que
son2mémoire, carto n 9 a.
Ibid., carte n 9 b.
3Ibid., carte n 9 c.
4Ibid., carte n 9 d.
5Ibid. Carte identique dans le mémoire du Mali, annexe C/30.
6Ibid., carte n 10.
7Ibid., carte n 11 a.[86/4 : 18-21] PLAIDOIRIE DE M .COT 83

Voici le détail de cette carte pour 1926. Nous voyons ici que le Béli est claire-
ment marqué au sud de la frontière. Nous retrouvons la mare ici appelée In
Kacham, triangulaire caractéristique avec la frontière qui passe au nord. Cette

carte est intéressante, car elle relève de la catégorie des cartes «régulières»,
expression utilisée par les géographes pour marquer que ce sont des cartes de
généraliste établies sur le fondement des archives cartographiques détenues par le
service géographique de l’Afrique occidentale française. Elles sont levées sur le
terrain par des cartographes qualifiés et bien équipés. On reconnaît en général que
ce sont des cartes d’une valeur topographique sérieuse qui situent correctement les
accidents de terrain compte tenu, bien entendu, de la date (1926). On ne peut donc

lui demander une précision excessive. A cette réserve près, c’est une carte qui est
bien faite.
La carte n o 13 est une carte routière au 1/1000000 du service géographique du
gouverneur général de l’Afrique occidentale française. Cette carte date de 1927
pour la colonie de Haute-Volta 1. Elle fait partie de ces cartes routières qui inté-
ressent assez faiblement, il faut bien le dire, les géographes, mais qui, à mon avis,
sont très significatives pour les juristes que nous sommes. En effet, ces cartes

routières sont les cartes de Monsieur tout-le-monde, que vous et moi achetons
pour faire un voyage, pour faire une randonnée. Elles indiquent un sentiment
général celui qui s’exprime dans les guides Michelin, Baedeker ou les guides
bleus. Leur diffusion importante en fait un vecteur non négligeable.
Pour 1927 on voit clairement que le Béli se trouve en Haute-Volta et on recon-
naît sur cette carte routière la ligne caractéristique de la frontière et les quelques
points qui y sont marqués. La carte n’a pas d’autre ambition. Mondoro, notam-

ment, est correctement situé sur la frontière mais du côté soudanais.
Voici la même carte routière; mais l’édition de 1950 qui est de meilleure
qualité 2. Elle traduit les progrès de la cartographie. Elle affine les détails par
rapport à sa devancière de 1927.
En voici le détail. Ici, nous voyons très clairement les choses. Ce détail permet
d’identifier le Béli bien entendu, avec le gué de Kabia, puis la frontière qui passe
au nord, le point triple, l’ensemble du chapelet de mares allant jusqu’à In Abao;

nous voyons ensuite la frontière passer par le nord, par Tin Tabakat et descendre
jusqu’à la mare de Soum qui, je crois, apparaît pour la première fois dans la carto-
graphie à travers cette carte routière de 1950; la mare de Soum qui est correcte-
ment placée; le petit village de Kobo, puis Douna qui se trouve évidemment au
Soudan; enfin Dionoua, qui doit être Diounouga, est clairement en Haute-Volta,
au nord de Diguel, comme Salba (sans doute Selba).
La carte n o 14 est une carte à petite échelle 3. C’est la carte de l’AOF au

1/5000000, dressée par le service géographique de l’AOF. Son caractère officiel
et sa large diffusion retiennent notre attention. Vous me direz qu’on se croirait un
peu dans une salle de classe d’un lycée français des années cinquante — cela
rappellera des souvenirs à certains — et, en effet, la carte est de 1951. Voyons le
détail de cette carte. Là aussi, nous avons un Béli dont la configuration est un
petit peu généreuse et fantaisiste sans doute. Pour le reste, la carte s’inscrit bien

dans cette continuité, dans cette constance cartographique que nous soulignons.
Nous abordons maintenant, Monsieur le président, Messieurs, une série de
cartes intéressantes qui sont des cartes émanant des services techniques de l’ad-
ministration et couvrant le territoire qui leur était assigné (géologues, hydrologues

1V, documents cartographiques, cartes déposées par le Burkina Faso en même temps que
son mémoire, carte n o13 a.
2 o
3Ibid., carte o 13 b.
Ibid., carte n 14.84 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 21-23]

relevant des circonscriptions différentes, qui avaient à faire des levés dans des

zones précises et qui ne devaient pas empiéter les uns sur les autres; ils devaient
rester dans leur secteur et ne pas gêner leurs collègues du Soudan français).
Voyons d’abord la carte n o15 . C’est une carte d’In Abao de la direction fédé-
rale des mines et de la géologie, au 1/200000 qui marque clairement, ici au Sud,
le chapelet de mares, au sud de la frontière.
La carte n o 16 est une carte d’hydrologie du nord Dori 2. Elle est de 1954 (la

carte précédente était de 1953). Celle-ci émane du service du BURGEAP de la
Haute-Volta (c’est le service d’hydrologie de l’AOF). Cette carte est intéressante
en raison de la vocation du service qui l’a établie. En effet, ce service hydrolo-
gique, le BURGEAP, est chargé de l’étude des eaux, des mares, des rivières, de
l’hydrologie et de l’hydrographie de la région. C’est donc un service qui devrait

être particulièrement attentif au secteur du Béli.
Voici le détail. Ce détail hydrologique qui est, d’ailleurs, fort bien dessiné est
un détail qui respecte tout à fait, si je puis dire, la constante du gué de Kabia
jusqu’à la mare dite de Kachani; nous retrouvons toujours le même cours du Béli
situé, bien entendu, au sud de la frontière. Alors, s’agissant de cette carte (qui est
une carte d’hydrologues), il me paraît inconcevable qu’un service spécialisé dans

cette matière se soit ainsi trompé à cette date ou, alternativement, qu’il n’ait pas
provoqué une réaction vive au service géographique de l’AOF dont il était en
quelque sorte un des fournisseurs techniques. Je crois que, de ce point de vue,
cette carte présente un intérêt certain.
Ensuite, la carte n o 17 : c’est la carte géologique de reconnaissance de la
Haute-Volta au 1/500000, dressée et publiée par la direction des mines et de la

géologie de Haute-Volta. C’est la feuille Ouagadougou que nous avons sous les
yeux, la carte du BRGM (Bureau de recherche et de géologie minière). C’est une
carte intéressante par sa qualité. D’abord par sa qualité esthétique car elle est jolie,
puis par sa qualité technique, par la précision de son travail (le BRGM en effet
n’est pas spécialement connu pour ses approximations). Regardons-la de plus près.
Ici, nous avons le secteur du Béli où nous voyons clairement le sentiment du

BRGM sur la frontière dans le secteur et sur les différentes caractéristiques géolo-
giques; le Béli, pour le BRGM, fait bien partie de la circonscription de Ouaga-
dougou.
Nous avons maintenant le secteur des quatre villages avec la frontière, et nous
retrouvons ici Kobo, correctement placé du côté soudanais, Douna, Dionoua

(c’est-à-dire Diounouga) sur la frontière, mais du côté voltaïque, et un certain
nombre d’autres villages, d’autres noms que nous connaissons ou que nous recon-
naissons.
Mais ce qui est surtout intéressant sur cette carte, c’est le Tondigaria. C’est-
à-dire, cet affleurement rocheux caractéristique qui intéresse tant nos collègues du
Mali et qui est dûment répertorié par le BRGM. C’est incontestable et c’est en

effet un élément tout à fait curieux, et en même temps qui n’est à aucun moment
retenu par le BRGM comme pouvant faire l’objet d’une frontière quelconque,
sinon, Messieurs les conseillers du Mali, dans votre imagination.
La carte n o 18 est la carte AOF au 1/2500000, en deux feuilles 4. Nous pouvons
voir quelques détails. Nous avons ici le Béli, Tin Tabakat qui est clairement
marqué au nord, Soum correctement positionné, Kobo au sud, Douna, qui est

1V, documents cartographiques, cartes déposées par le Burkina Faso en même temps que
son mémoire, carte n o15.
2Ibid., carte n 16.
3Ibid., carte n 17.
4Ibid., carte n 18.[86/4 : 23-25] PLAIDOIRIE DE M . COT 85

annexé par la Haute-Volta — excusez-nous, vous nous le rendez bien — et Diou-

nouga, ici, dans le coin, correctement placé. Cette carte date de 1955.
Puis, nous avons le croquis Malfettes (du nom peut-être prédestiné d’un admi-
nistrateur!) de 1954 1. Sans doute est-ce un travail de toponymie tout à fait inté-
ressant et, visiblement, l’administrateur s’est intéressé à la chose. En revanche, il
ne s’est pas beaucoup intéressé au point triple. Sans cela, je ne crois pas qu’il se
soit amusé à lancer une telle fantaisie diplomatique, tout occupé qu’il était par le

cercle de Tillabéri qui l’intéressait. Par ailleurs, il semble qu’il intervertisse carré-
ment les monts Gorotondi et les monts N’Gouma, puisque en principe, et jusqu’à
plus ample informé, les monts N’Gouma ne sont certainement pas aussi loin dans
ce coin et les monts Gorotondi, même dans les cartes dont se réclament nos amis
maliens, se trouvent à l’est des monts N’Gouma. Ce n’est donc pas la revendica-

tion malienne qui est ainsi inscrite.
Vous reconnaîtrez ici la carte IGN 1958-1960 (déjà présentée dans le montage
dans le Petit Atlas et avec les surcharges au demeurant) 2. Je reviendrai tout à
l’heure sur l’autorité particulière qui s’attache à cette carte. Je voudrais ici noter,
bien entendu la confusion sur le nom de N’Gouma, mais constater aussi en
revanche que l’IGN n’en a pas tiré la conclusion, si je puis dire, en ce qui

concerne la frontière puisque, tout au contraire, celle-ci va trop loin et nous attri-
bue la mare de Fitili. Mais là, M. Pellet vous expliquera cela dans le détail.
Voici maintenant le secteur central de la carte IGN 1960 avec la surcharge indi-
quant, vous l’avez reconnu, les revendications maliennes et leurs variations —
M. Diallo en a parlé hier. Je crois que nos confrères maliens peuvent à cet égard
remercier les auteurs du Petit Atlas qui ont enfin fourni une description cartogra-

phique de leurs prétentions puisqu’ils sont bien en peine de fournir une carte qui
les matérialise.
Enfin voici toujours la carte de 1960, et je prie la Cour d’en excuser la
mauvaise photocopie surchargée 3. Le seul intérêt de cette carte, c’est que c’est
une photocopie de l’édition originale et que le trait sur la frontière y figure donc
en croisillons continus, puisque c’étaient des croisillons continus, nous le savons,

en 1960, dans le secteur des quatre villages, puis se prolongeant, bien entendu,
jusqu’au point de coordonnées géographiques 0 40′ 47ʺ ouest et 15°00 ′ 03ʺ nord.
Je reviendrai sur l’importance de ce tracé, bien sûr.
Ici c’est la carte IGN — Afrique de l’ouest — au 1/500000 de 1961 . C’est une
carte à une échelle plus petite, elle confirme pour l’essentiel la carte au 1/200000

dont elle est issue ainsi que nous allons le voir. Dans le secteur du Béli, nous
avons la frontière qui suit à peu près les indications de la carte au 1/200000. Ceci
est la feuille générale Hombori avec le détail là encore qui nous confirme la fron-
tière avec les villages tels qu’ils sont positionnés sur la carte au 1/200000. C’est
le même schéma.
Voici maintenant la carte internationale du monde — carte IGN 1963 et 1966
5
au 1/1000000 . C’est une carte à petite échelle bien entendu; elle présente néan-
moins l’intérêt d’être dessinée avec beaucoup de soin. Elle a été sans doute impri-
mée après la date critique, mais à mon avis l’impartialité de son auteur n’est pas

1V, documents cartographiques, cartes déposées par le Burkina Faso en même temps que
son mémoire, carte n o 19, et annexes au contre-mémoire du Mali, série C: documents
complémentaires cartographiques, carte C/73 bis.
2Burkina Faso, Petit Atlas , p. 12.
3V, documents cartographiques, cartes déposées par le Burkina Faso en même temps que
son mémoire, carte n o 21a.
4Ibid., carte ns 21f et 21 g.
5Ibid., carte n 20.86 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 25-28]

mise en doute, et je crois qu’à ce point de vue elle présente aussi un intérêt. Là
encore, nous retrouvons les mêmes points caractéristiques de frontière avec la
frontière qui franchit le Béli, qui remonte ensuite puis redescend; évidemment les
détails ne sont pas les mêmes, mais nous retrouvons ici Diounouga correctement
positionnée, Mondoro, etc.
Enfin pour terminer, je voudrais vous montrer une série de cartes routières. Ces
cartes routières ont une valeur géographique faible, comme celles d’avant la

guerre puisque ce sont des cartes qui sont reprises d’après des cartes plus précises
émanant de l’IGN. Mais elles ont un intérêt juridique en raison de leur très large
diffusion et, en cas d’erreur, elles auraient sans doute dû provoquer une réaction
de l’administration coloniale avant la date critique et, compte tenu de leur diffu-
sion, auraient certainement, depuis l’indépendance, dû entraîner une vive réaction
des Parties, Etats souverains, ne serait-ce que pour préserver leurs droits. Or qu’en
est-il de ces cartes routières?
Voici d’abord la carte Michelin AOF 1954-1955. La frontière passe sur Mon-
doro, monte, et est évidemment très approximative; nous voyons Tin Akoff ici et
la frontière reste très nettement au nord du Béli.
Voici la même édition pour 1960. C’est la carte Michelin Afrique du nord et de
l’ouest au 1/4000000, vraiment une toute petite échelle. Cela suffit tout de même
pour voir le Béli en dessous de la frontière, bien entendu, avec Kobou, correcte-
ment positionné dans le Soudan français, puis nous avons l’ensemble de la ligne
qui répond bien à la série d’ensemble.
Voici la carte routière du Mali. C’est une carte qui est actuellement en vente à

Bamako et, Monsieur le président et Messieurs les juges, si vous souhaitez faire
du tourisme au Mali, c’est la carte que vous achèterez.
Si vous vous munissez de ce viatique, vous y apprendrez que vous devez vous
arrêter à Mondoro, si vous n’avez pas les papiers en règle pour le Burkina Faso, et
que le Mali ne délivre pas de permis de pêche dans le Béli, qui n’y figure pas.
Voici son équivalent, la carte routière du Burkina Faso. C’est le complément de
la carte précédente qui est en vente à Ouagadougou, et lorsque vous viendrez y
faire vos emplettes vous ne manquerez pas de l’acheter.
Voici enfin le détail de la carte du Burkina Faso, qui est très claire. Vous
pourrez visiter Diounouga mais vous ne pourrez pas aller au-delà sans les autori-
sations nécessaires pour le Mali. Pour le Béli, cours d’eau du Burkina Faso, le
ministre du tourisme de Ouagadougou se fera un plaisir de vous renseigner pour
vous fournir plus de détails sur les conditions de visite.
J’en ai terminé avec nos projections.
Je voudrais maintenant aborder l’examen du titre cartographique compte tenu de
cette projection, qui avait une volonté d’illustration, et pour tenter de le préciser.
Ma première observation sur ce titre cartographique a trait à la cohérence de la

série que vous venez de voir. Nos adversaires ont en effet tenté de mettre en doute
cette cohérence, en mélangeant, pêle-mêle, des arguments relatifs à l’exactitude
générale des levés, aux erreurs qui s’y sont glissées, au fait que les fonds de cartes
étant repris d’une carte sur l’autre, la répétition d’une erreur n’en faisait pas une
vérité. Nous verrons en passant, et dans l’ordre, le sort qu’il convient de réserver
à ces différents arguments. Je ne voudrais pas que l’arbre cache la forêt dans cette
affaire. La série de cartes que nous venons de voir, et qui est assez significative du
lot d’ensemble de la centaine de cartes dont vous avez été saisis, présente une
grande cohérence quant au positionnement des différents points en litige; ceci très
rapidement dès les premières cartes d’avant 1914; ceci très fermement pour les
cartes de la période 1919-1932, c’est-à-dire à partir du moment où la Haute-Volta
a été constituée en colonie distincte avec ses frontières définitives; ceci très conti-
nûment jusqu’à la date critique, celle de l’indépendance, y compris sur les cartes[86/4 : 28-31] PLAIDOIRIE DE M .COT 87

les plus récentes, celles qui ont bénéficié à la fois du progrès de la photographie
aérienne et de l’accumulation historique des données permettant de fixer la fron-
tière. Cette cohérence de la série se manifeste d’ouest en est. Les quatre villages
sont «laissés» à la Haute-Volta, cependant que Mondoro, Douna, Kobou — à
distinguer bien entendu de Kobo — restent au Mali. Aussitôt que les mares appa-
raissent sur les autres cartes, la mare de Tilawati est attribuée au Mali, la mare de
Soum à la Haute-Volta. La frontière se fixe rapidement sur le sommet de Tin

Tabakkat, ou du mont Tabakarach, puis bifurque au sud pour toucher la pointe
nord de la mare d’In Abao. Dans tous les cas elle reprend cette ligne de crête
caractéristique pour laisser les deux rives du Béli à la Haute-Volta et rejoindre un
point triple, mont N’Gouma ou mare de Fitili, qui se situe avec une certaine
constance au nord du gué de Kabia. Les rares exceptions ne troublent que momen-
tanément cette cohérence: la carte de 1922 au 1/2000000 qui inverse le cours du
Béli et la frontière, comme nous l’avons vu; d’autres cartes de la même série
rectifient l’erreur qui ne sera plus jamais reprise par les cartographes suivants, et
qui n’est d’ailleurs pas revendiquée par le Mali.
De même l’hésitation sur le point triple, dont mon collègue M. Pellet traitera de
manière approfondie. Au demeurant, compte tenu de la période considérée, un bon
demi-siècle, de la difficulté d’accès de certaines parties de la ligne frontière et de
l’abondance du matériel cartographique produit pendant cette période, si nous
ajoutons au matériel projeté les cartes qui ont été fournies par les Parties, et
notamment l’abondante production malienne, nous devons arriver à près de
cent cartes. Et bien, compte tenu de ces différents éléments, la cohérence de la

série me paraît tout à fait remarquable; les erreurs significatives sont en petit
nombre et rapidement rectifiées, et je crois que c’est un hommage que l’on peut
rendre au service géographique de l’administration coloniale, dont les services
géographiques, aussi bien de la République du Mali que du Burkina Faso, et bien
entendu l’Institut géographique national français, maintiennent et enrichissent la
tradition de qualité.
Le moment est ici venu maintenant de nous référer à la jurisprudence interna-
tionale sur l’effet cumulatif des cartes.
Je pense à l’affaire de la Frontière du Labrador ; je pense à l’affaire du Rann
de Kutch ; je pense à l’affaire du Canal de Beagle dont je me permets de citer un
extrait. Que dit le tribunal arbitral dans l’affaire du Canal de Beagle ? Il dit ceci:

«Where there is a definite preponderance on the one side — particularly if
it is a very marked preponderance — and while of course every map must be
assessed on its own merits — the cumulative impact of a large number of
maps, relevant for the particular case, that tell the same story — especially
where some of them emanate from the opposite Party, or from third countries
— cannot but be considerable, either as indications of general or at least
widespread repute or belief, or else as confirmatory of conclusions reached,
as in the present case, independently of the maps.» (Sentence du 18 avril
1977, p. 84, par. 139.)

Or, ici, il me semble que la prépondérance paraît bien définitive, et ceci d’un
côté, le nôtre. J’irai même jusqu’à dire que c’est une prépondérance très marquée,
pour reprendre l’expression du tribunal arbitral dans l’affaire du Canal de Beagle .
Ma seconde observation a trait au problème de l’exactitude des cartes.
Nos adversaires ont beaucoup critiqué l’absence de précision géographique des
cartes, surtout des cartes anciennes, se gaussant de l’imprécision des levés et
montrant des aires de dispersion savamment calculées quant à la localisation de
certaines agglomérations ou de certains accidents de terrain.
Le procès est facile; malheureusement, il n’est pas pertinent.88 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 31-33]

Il est en effet facile en 1986 de tourner en ridicule des cartes dressées en 1900
ou en 1925. Et il serait injuste de juger de l’exactitude des cartes de l’époque par
référence à nos normes de jugement actuelles.
On cite volontiers en cette matière la sentence rendue par le président Max

Huber dans l’affaire de l’Ile de Palmas , qui déclarait: «la première condition que
l’on exige des cartes, pour qu’elles puissent servir de preuve sur des points de
droit, est leur exactitude géographique» (RSA II, p. 180).
Mais Max Huber n’entendait à aucun moment mesurer les cartes anciennes à la
toise de la cartographie contemporaine et, au demeurant, les cartes produites dans
l’affaire de l’Ile de Palmas , souvenons-nous-en, étaient loin d’approcher en exac-
titude la série que nous venons d’examiner pour des raisons tout simplement chro-
nologiques.
Aussi, je me contenterai d’énoncer quelques banalités.
La première, c’est que la précision des cartes est allée croissante, jusqu’à
devenir remarquable, de l’avis de tous les spécialistes, avec la carte au 1/200000
de 1960.
La seconde, c’est que le positionnement des localités et des accidents de terrain

a été acquis très tôt. Il est intéressant à cet égard de comparer deux des cartes les
plus diffusées, les plus utilisées: la carte Blondel La Rougery au 1/500000 de
1925 et la carte IGN au 1/200000 de 1960.
Ces deux cartes, aux deux extrêmes de la série en quelque sorte, ont une allure
très différente. Les progrès de la cartographie sont passés par là. Ces deux cartes
aboutissent à des conclusions identiques sur les points en discussion: sur les
quatre villages et le mont Tabakarach, sur la mare d’In Abao, le cours du Béli et
sur le gué de Kabia et le point triple.
En d’autres termes, si nous reprenons la série de cartes que nous venons de
projeter, nous constatons que les principaux repères sont acquis très tôt, que le
faisceau se resserre avec le progrès de la science, que les points de repère sont
ainsi localisés avec davantage d’exactitude et que le titre cartographique burki-
nabé se trouve confirmé et précisé de carte en carte jusqu’à l’indiscutable carte de

1960, la carte IGN au 1/200000.
Ma troisième observation a trait à la nature des cartes que nous vous présen-
tons.
Ces cartes, pour une bonne part, notamment pour les plus importantes d’entre
elles, sont des cartes officielles. Ce sont des cartes qui émanent du service géogra-
phique de l’AOF, créé en 1903 par le gouverneur Genere avec la contribution du
service géographique de l’armée, devenu en 1940 un service civil, l’Institut
géographique national. La charte du service géographique de l’AOF est définie
par l’arrêté du gouverneur général du 1 er mars 1922 que nous avons fourni dans
nos écritures 1. Elle dote les cartes que nous examinons en ce moment de trois
garanties.
Premièrement, une garantie technique. Le service géographique de l’AOF, ratta-
ché directement au gouverneur général, est un service composé de cartographes

compétents dont la réputation est très généralement reconnue. Il a pour mission,
selon l’article premier de l’arrêté, «la conservation et l’extension des connais-
sances géographiques sur toute l’étendue du domaine colonial de la France en
Afrique occidentale».
L’arrêté entre dans le détail de ces attributions. Je me permets respectueusement
de vous y renvoyer, en notant que le service géographique de Dakar est incontesta-
blement la mémoire géographique de l’AOF pendant le premier demi-siècle — au

1Mémoire du Burkina Faso, annexe II-25.[86/4 : 33-35] PLAIDOIRIE DE M .COT 89

demeurant les deux Parties le savent bien. J’ajoute que ce service fait preuve d’une
honnêteté scrupuleuse et n’hésite pas à manifester ses incertitudes, le cas échéant.
Ceci notamment au moyen des croisillons continus ou discontinus après 1950.
Je me dois ici de vous rappeler les termes employés par l’IGN en réponse à la

sous-commission juridique de l’OUA, présidée par M. Keba M’Baye, qui l’inter-
rogeait sur l’autorité des cartes, sur les cartes au 1/200000 d’Afrique francophone
établies par l’Institut géographique national:
«Il est d’usage, depuis 1950, de distinguer par deux signes différents les
tracés de limites administratives selon que ceux-ci peuvent être reportés sur
les cartes avec précision, ou seulement approximativement.
Le tracé composé de croisillons continus indique que la limite concernée a
pu être reportée sur la carte sans ambiguïté, soit par l’interprétation de textes

clairs et précis, soit par levé direct sur le terrain d’après les éléments fournis
par les autorités locales.
Le tracé composé de croisillons discontinus est en principe utilisé dans
tous les cas ne permettant pas un report précis sur la carte, que ce soit par
difficulté ou impossibilité d’interpréter les textes; par imprécision ou absence
de données recueillies sur le terrain; par litiges émanant d’une ou plusieurs
Parties et qui nous ont été signalés.
L’utilisation respective des signes continus ou discontinus sur des éditions
successives de la même carte est sans rapport avec les indépendances des
Etats d’Afrique francophone.»

L’IGN note par ailleurs et la sous-commission juridique d’ajouter:
«que l’adaptation du tracé des frontières sur les cartes au 1/200000 traduit
«l’état de fait constaté sur le terrain au moment du levé, c’est-à-dire en
1958-1959».

La sous-commission juridique adhère à cette opinion et accorde à la carte
au 1/200000, quand elle représente une frontière par des croisillons continus,
une fiabilité que seuls peuvent entamer une erreur dont on peut rapporter la
preuve ou un accord intervenu entre les Parties.» (Mémoire du Burkina Faso,
annexe II-103.)

Dans cette perspective, le tracé en croisillons continus présente un degré de
fiabilité considérable, même s’il n’exclut pas totalement l’erreur. Vous me permet-
trez ici de m’étonner de la légèreté avec laquelle le contre-mémoire malien traite
du problème aux pages 110 et 111, considérant à propos des tracés qu’«il importe
peu, dès lors, qu’ils soient figurés par des croisillons continus, discontinus ou
encore des lignes bleues, jaunes, vertes ou multicolores»! En l’espèce, le
sarcasme cache mal ici la faiblesse de l’argumentation sur le fond.
Je rappelle à ce propos — nous aurons l’occasion d’y revenir — que la carte de
1960 au 1/200000, dans son édition originale figure en croisillons continus toute
la frontière en litige dans son secteur occidental.
Les croisillons discontinus, eux, ont été substitués aux croisillons continus sur
cette même carte à partir des années soixante-dix à la demande du Mali et là la

règle de l’IGN était évidemment de ne pas se mêler d’un conflit territorial, ce qui
explique que l’édition courante que vous avez dans le Petit Atlas , comporte des
croisillons discontinus. Mais à la date critique, les croisillons continus traduisaient
bien la ferme conviction d’un organe officiel et technique de qualité.
La seconde garantie est administrative. Il s’agit du service géographique de
l’AOF, un organisme étroitement chevillé à l’administration coloniale française
comme le précise l’arrêté du 1 ermars 1922. Le chef du service, officier supérieur,
relève directement du gouverneur général, il se conforme aux directives données90 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 35-38]

par le gouverneur général et étudie leur mise en Œuvre pratique (art. 12). Il fournit
au gouverneur général les renseignements d’ordre exclusivement technique, sur le
but et les moyens des missions officielles et privées ayant une orientation géogra-
phique. Je note (art. 8) qu’il «communique aux chefs de mission les renseigne-

ments qui lui sont demandés, reçoit et utilise éventuellement après contrôle les
résultats qui lui sont soumis».
Il faut se replacer dans le cadre de l’administration coloniale française, admi-
nistration directe et hiérarchisée, pour bien saisir la portée de ces formules impé-
ratives. Le service géographique de l’AOF, service technique sans doute, engage
le gouvernement général par ses travaux. Rien de ce fait n’échappe à la
surveillance du gouverneur général. Il centralise tous les renseignements adminis-
tratifs, exécute les instructions reçues. En particulier, il est inconcevable qu’il
puisse ignorer dans ses travaux les divers textes administratifs qui délimitent les
colonies françaises. Je pense aux arrêtés généraux, je pense encore à la corres-
pondance administrative. Cette garantie administrative au demeurant joue dans les
deux sens, si je puis dire, puisque les administrateurs, eux, sont obligés de se
référer aux cartes du service géographique du gouvernement général lorsqu’ils

font des propositions sur l’organisation des circonscriptions administratives. La
circulaire 93CM2 du gouverneur général de l’AOF en date du 4 février 1930 que
j’évoquais lors de la projection impose cette obligation qui n’est pas de pure
forme. Nous citons dans nos écritures et nos annexes une correspondance qui
atteste la connaissance et la conscience de cette obligation, correspondance qui
porte en particulier sur la divergence entre le projet d’arrêté 2728 du 27 novembre
1935 et les cartes officielles, correspondance qui confirme — je le dis en passant
mais nous y reviendrons demain — le caractère modificatif de cet arrêté.
Contentons-nous pour le moment de noter que les cartes dressées par le service
géographique du gouvernement général de l’AOF participent en quelque sorte de
la nature des actes administratifs. Elles s’insèrent incontestablement dans la vie
administrative de l’AOF. Elles s’inscrivent de ce fait dans l’ordre juridique admi-
nistratif des colonies. Et sur ce point elles sont gouvernées par les dispositions de

droit constitutionnel et du droit administratif et colonial français. Je me contente-
rai ici de vous renvoyer à l’analyse présentée ce matin à cette barre par M. Pellet
au sujet de la jurisprudence du Conseil d’Etat français à cet ég1rd. La jurispru-
dence Ville de Royan ou Commune de Deauville -sur-mer trouve à s’appliquer en
matière de délimitations administratives avec sa hiérarchie que je vous rappelle:
titres écrits, plans et cartes, notamment le cadastre. Enfin, en l’absence de titre,
usages et convenances. Les éléments cartographiques officiels sont donc bien
constitutifs du titre juridique en droit administratif et colonial français.
Enfin la troisième garantie qu’offre le service géographique de l’AOF est une
garantie politique: c’est l’impartialité.
Je reviens ici, Monsieur le président, Messieurs, à cette distinction que j’es-
quissais ce matin entre limite administrative et frontière internationale. S’agissant
ici d’une limite administrative établie par une autorité qui exerce la souveraineté

des deux côtés de la limite, l’impartialité est renforcée. J’ajoute que le service ne
siège pas à Bamako ou à Ouagadougou, mais à Dakar, qu’il n’a aucune raison de
favoriser le Soudan au détriment de la Haute-Volta ou vice versa. Or la jurispru-
dence internationale accorde à juste titre une autorité toute particulière aux cartes
dressées par une source impartiale extérieure aux parties. Dans l’affaire du Canal
de Beagle le Tribunal arbitral dit:

1Ville de Royan (CE, 17 juin 1938, Rec., 1938, p. 545). Commune de Deauville-sur-Mer
(CE, 8 mai 1908, Rec., 1908, p. 476).[86/4 : 38-40] PLAIDOIRIE DE M .COT 91

«While maps coming from sources other than those of the Parties are not
on that account to be regarded as necessarily more correct or more objective,
they have, prima facie , an independent status which can give them great
value unless they are mere reproductions of — or based on originals derived
from — maps produced by one of the Parties — or else are being published
in the country concerned by, or on behalf, or at the request of a Party, or are
obviously politically motivated. But where their independent status is not

open to doubt on one or other of these grounds, they are significant relative
to a given territorial settlement where they reveal the existence of a general
understanding in a certain sense, as to what that settlement is, or, where they
conflict, the lack of any such general understanding.» (Sentence, p. 22 4,
par. 142-2, éd. de la République du Chili.)

La troisième garantie, celle de l’indépendance, qu’offre le service géographique,
puis l’Institut géographique national, nous paraît jouer à plein dans le présent
litige. Et je vois à ce propos avec plaisir que la Partie malienne n’a jamais mis en
cause cette indépendance. D’ailleurs M. Diallo hier nous a concrètement montré
comment ces trois garanties se combinaient pour rendre nécessaire le recours à la
carte au 1/200000 de 1960 et comment, très concrètement, les géographes, les
cartographes, les techniciens qui se retrouvaient dans les commissions techniques
revenaient nécessairement à cet instrument de travail. Cette garantie qui a offert
un solide appui sur un millier de kilomètres de frontière entre les deux Parties ne
disparaît pas à Diounouga.
Si je me résume à ce stade de notre démonstration, et que je compare notre

affaire avec d’autres qui ont pu être portées devant les tribunaux internationaux, il
me semble que nous bénéficions ici de la conjonction rare de deux données s’agis-
sant du titre cartographique: la précision technique et l’autorité officielle. La
précision technique, puisque nous pouvons nous appuyer sur des travaux relative-
ment récents, ayant bénéficié des moyens de la couverture aérienne. L’autorité
officielle, puisque ces travaux ont été menés par un organisme officiel impartial
directement lié aux autorités administratives de l’époque. Or, dans la plupart des
litiges qu’examine la jurisprudence internationale, ou bien les cartes sont récentes
mais disputées car émanant de souverainetés concurrentes, ou bien ces cartes
émanent de l’ancienne autorité coloniale, mais datent de plusieurs décennies, voire
de plusieurs siècles et ne présentent pas le même degré de fiabilité que dans la
présente instance.
Une décolonisation qui a trop tardé présente sans doute des inconvénients poli-
tiques majeurs mais, par une manière de paradoxe, elle présente aussi une garan-
tie cartographique exceptionnelle pour le litige qui nous retient.
Ma quatrième et dernière observation, Monsieur le président, Messieurs, a trait
à la diffusion de ces cartes. Diffusion sans doute variable. Certains croquis n’ont

connu qu’une diffusion limitée, voire confidentielle. On en découvre tous les
jours! C’est notamment le cas de quelques unes des cartes dont se prévalent nos
adversaires. Mais les principales cartes ont été diffusées à des milliers, voire des
dizaines de milliers d’exemplaires, c’est notamment le cas des cartes dites «régu-
lières» que nous avons projetées et plus encore de ces cartes Michelin que nous
avons montrées malgré leur faible valeur cartographique.
Les cartes récentes au 1/200000 et au 1/500000, pour leur part, étaient impri-
mées dès leur réalisation en 2000 à 10000 exemplaires, avec des réimpressions
souvent fréquentes.
Ces cartes, en particulier la carte Blondel La Rougery (1925) au 1/500000,
l’Atlas des cercles et la carte 1960 au 1/200000, étaient les instruments de travail
quotidien des administrateurs, des commandants de cercle, des nombreux techni-92 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 40-42]

ciens qui travaillaient dans cette région. Or personne, à aucun moment, n’a remis
en cause l’exactitude des points de repère, notamment à mesure que les cartes
devenaient de plus en plus précises.
On ne conçoit pas qu’un commandant de cercle, attaché à son travail, n’ait pas
à un moment ou à un autre, fait valoir sa surprise auprès du service géographique
de l’AOF. Il y a eu d’ailleurs, semble-t-il, une réaction tardive sur la partie
extrême occidentale de la frontière. Nous y reviendrons.

Mais sur l’ensemble du secteur, on est obligé de constater une situation d’ac-
quiescement administratif prolongé. Or la jurisprudence internationale touche à
cette notion d’acquiescement administratif et admet que le souverain colonial
puisse être lié par son attitude constante. Dans une affaire qu’un des conseils de la
République du Mali connaît bien, l’affaire du Rann de Kutch , le surarbitre a envi-
sagé cette possibilité, et je prends cet arbitrage avec précaution car nous savons
bien que la situation de la colonisation britannique dans l’empire des Indes était
très différente avec son caractère quasi confédéral et les problèmes de nature très
différente. Néanmoins, et à cette réserve près, qu’est-ce que je lis sous la plume
du président Lagergren?
«In conclusion, the maps listed above do depict with striking uniformity a

conterminous boundary lying along the northern edge of the Rann and a few
of them were seen and approved by the highest British authorities.
I have stated earlier that, in my opinion, there did not exist at any time
relevant in these proceedings, a historically recognised and well-established
boundary in the disputed region. This notwithstanding, the statements and the
maps now referred to constitute acts of competent British authorities which
— if viewed as being in response to claims by Kutch or other Indian States
that the Rann was Indian State territory — may be interpreted as acquies-
cence in, or acceptance of, such claims, and which — if viewed as unilateral,
administrative acts not prompted by such representations — may amount to a
voluntary relinquishment, whether conscious or inadvertent, of British terri-
torial rights in the Rann.» ( International Legal Materials , 1968, p. 672-673.)

Et si le tribunal, dans l’affaire, ne retient pas en fin de compte l’acquiescement
administratif, nous le savons, M. Salmon l’a fort bien expliqué naguère, que c’est
en raison de la nature des circonstances, et justement de ce caractère fédératif de
l’empire des Indes.
Enfin, je ne vois pas pourquoi cette production cartographique ne serait pas
retenue au titre des effectivités. Voilà bien l’effectivité la plus constante et la plus
répétée sur le secteur. Les levés cartographiques, les décisions auxquels ils ont
donné lieu ont été des actions administratives, des manifestations renouvelées de
la souveraineté de l’autorité coloniale. De ce fait, le titre cartographique comme
titre-instrument prend toute sa valeur.
Et puis pour terminer Monsieur le président, il y a ce que les cartes ne disent
pas.
Il y a les silences, les omissions des cartes, qui peuvent être éloquents.
J’en relève deux:

— L’arrêté général 2728 du 27 novembre 1935 a sans doute été publié au
Journal officiel . A notre connaissance, il n’a jamais reçu de transcription carto-
graphique, alors pourtant qu’il annonçait une annexe cartographique. La guerre,
puis la loi de 1947 emportant abrogation implicite de l’arrêté, expliquent sans
doute ce silence. Mais en l’espèce, ce silence des cartes confirme pour le moins
notre thèse sur l’abrogation implicite.
— Le second silence des cartes, c’est celui relatif au tracé revendiqué par la
République du Mali. Nous n’avons pas trouvé une seule carte, même contempo-[86/4 : 42] PLAIDOIRIE DE M . COT 93

raine, même en provenance de la République du Mali, qui reprenne les revendica-

tions de nos adversaires et vous savez qu’il a fallu tout le talent de nos propres
cartographes pour lui donner allure.
Ces omissions pourraient encore se justifier si la zone en litige était mal connue
ou si le matériau cartographique était rare ou médiocre. Tel n’est pas le cas, j’es-
père vous en avoir convaincu. Nous nous trouvons au contraire en présence de
cartes nombreuses et d’une précision croissante.

Dans ces conditions, l’absence totale de la moindre transcription cartographique
des thèses maliennes pèse lourdement contre les prétentions de la République du
Mali.
Monsieur le président, Messieurs les juges, j’en ai terminé avec cette présenta-
tion générale des titres cartographiques, et avec l’autorisation de M. l’agent du
Burkina Faso, je vous prierai Monsieur le président, de rappeler maintenant à la
barre mon collègue M. Alain Pellet.

L’audience, suspendue à 16 h 20, est reprise à 16 h 3994 [86/4 : 43-44]

DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M. PELLET

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. PELLET: Merci, Monsieur le président. Monsieur le président, Messieurs

les juges, sans qu’elles en aient, assurément, l’attrait souriant, nous avons conçu
ces plaidoiries comme une manière de «guide de voyage». Hier matin, l’agent du
Burkina Faso l’a introduit, avant de donner un «aperçu historique» que M. Diallo
a complété.
S. Exc. M. Salambere, M. Jean-Pierre Cot et moi-même, vous avons présenté
une sorte d’invitation au voyage qui comprenait l’énoncé de ce que les guides
appellent «quelques précautions élémentaires», qu’il convient de prendre avant de
partir. Grâce au commentaire éclairé de Jean-Pierre Cot, nous savons de quelles
cartes nous disposons et, par conséquent, nous pouvons nous mettre en route.
Nous ferons ce trajet d’est en ouest, c’est-à-dire dans le sens inverse de sa
description dans le contre-mémoire du Burkina Faso. Je m’efforcerai de servir de
guide dans sa première moitié, c’est-à-dire depuis le point triple entre le Niger, le
Mali et le Burkina Faso jusqu’au point de coordonnées 0° 40 ′ 47ʺ de longitude
ouest et 15°00 ′ 03ʺ de latitude nord.
Avant d’en entreprendre la description, je pense qu’il peut être utile de se remé-
morer la mise en garde souvent citée d’André Siegfried à tous ceux qui étudient

les frontières:
«Le sujet, avouons-le, est dangereux pour un savant, car il est tout péné-
tré de passions politiques, tout encombré d’arrières-pensées. Les gens ont
trop d’intérêts en jeu, quand ils parlent de frontières, pour en parler de sang-
froid: le malentendu est permanent. On croit parler de droit international, et
l’on rencontre les juristes de Philippe le Bel... Sur ce terrain, il faut une
singulière force d’âme pour s’en tenir à un parfait loyalisme intellectuel, sans
lequel il n’est pas de science digne de ce nom.» (Préface à Jacques Ancel, La
géographie des frontières , Gallimard, 1938, p. VII.)

Il serait, assurément, bien vain de nier le poids des passions dans l’affaire qui
nous occupe; ces passions sont si vives que, par deux fois en une douzaine d’an-
nées, elles ont conduit les Parties à recourir aux armes. Aussi compréhensibles
qu’elles soient, ces passions n’ont pas leur place devant votre haute instance. Et,
durant toute la visite durant laquelle j’essaierai de vous guider, je m’efforcerai de
n’être inspiré que par le seul souci de ce que je crois être la vérité, mais la vérité
juridique; vérité juridique dont il faut rappeler qu’elle ne correspond pas forcé-
ment à la vérité géographique. L’image du guide de voyage dont je me suis servi,
a, lui aussi ses... «limites».
Pour la commodité de l’exposé, ce parcours dans l’espace et dans le droit, nous
le suivrons deux fois. Dans un premier temps, j’examinerai les titres qui établis-
sent le bien-fondé des positions burkinabés dans l’ensemble du secteur oriental de

la zone revendiquée par le Mali. Ensuite, et dans un second temps, nous nous arrê-
terons aux différents points de la frontière qui (selon l’expression des guides)
«méritent un détour».

L ES TITRES GÉNÉRAUX
Le Burkina Faso l’a écrit, M. Cot l’a, à nouveau, démontré il y a un instant, les
cartes constituent, sans aucun doute, des titres valables de délimitation dans un[86/4 : 44-46] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 95

contexte colonial. Par le phénomène de la succession d’Etat, elles sont de ce fait
et ipso facto des titres que le droit international doit prendre en considération, ceci
indépendamment de toute considération propre au poids des cartes en droit des
gens. Au surplus, les efforts du Mali pour tenter d’établir le contraire ne sauraient
abuser: les cartes, moyennant bien sûr certaines précautions, ont bien une valeur
de preuve au regard du droit et sont donc des «titres-instruments» dans la termi-
nologie de la Partie malienne. Sous quelque angle que l’on considère la question,

il est donc légitime, il est de même indispensable, d’étudier avec attention le tracé
que figurent ces cartes.
Dans le secteur de la frontière qui nous intéresse, cet examen n’a du reste
valeur que de contre-épreuve puisque ce secteur est entièrement couvert par un
titre écrit constitué par l’échange de lettres entre le gouverneur général de l’AOF
et le lieutenant-gouverneur du Soudan français en date des 19 février et 3 juin
1935.

a) La lettre 191CM2 du 19 février1935 et son acceptation par le lieutenant-
gouverneur du Soudan français du 3 juin 1935
Je l’ai rappelé ce matin, Monsieur le président, les Parties — dont un examen
sans passion de leurs écritures montre, en définitive, qu’elles s’accordent sur plus
de points que l’on aurait pu craindre... — se rejoignent pour considérer que les
titres écrits doivent primer sur toute autre considération.
Cet accord demeure cependant tout intellectuel, tout cérébral, car, dès qu’il
s’agit d’en tirer des conséquences concrètes, les points de vue divergent à
nouveau. C’est à un véritable chassé-croisé juridique que l’on assiste: le Burkina

Faso ne peut tenir pour fondé le seul document qui trouve grâce aux yeux du
Mali, l’arrêté 2728 de 1935, et le Mali récuse évidemment la validité des titres
invoqués par le Burkina.
C’est, en particulier, le cas pour la lettre 191CM2 adressée le 19 février 1935
par le gouverneur général de l’AOF aux lieutenants-gouverneurs du Soudan fran-
çais et du Niger.
Dans leurs écritures, les Parties se sont déjà longuement affrontées sur le poids
juridique de ce document et il n’est pas question de reprendre ici l’intégralité des
arguments avancés à cet égard par le Burkina Faso. Ces arguments figurent
d’ailleurs aux pages l10 et 111 et 171 à 174 de son mémoire et 98 à 130 de son
contre-mémoire. Le Gouvernement burkinabé prie par conséquent respectueuse-
ment la Chambre de bien vouloir s’y reporter.
Dans une large mesure, il est répondu dans ces pages par avance à l’argumen-
tation que la Partie malienne développe aux pages 69 à 75 de son propre contre-
mémoire. Cependant, le Mali y avance quelques arguments nouveaux qui appel-
lent une réfutation.
Si l’on comprend bien le raisonnement suivi par les rédacteurs du contre-

mémoire malien, l’invocation de ce texte se heurterait à trois objections diri-
mantes. La première tient à la date de son adoption: 1935, soit une date à laquelle
la Haute-Volta avait été démembrée par le colonisateur. La deuxième de ces objec-
tions est une objection de fond: la description de la limite existante qu’il prétend
donner serait entachée d’erreur manifeste. La troisième est formelle: il s’agirait
d’un simple «élément préparatoire à l’élaboration d’un projet définitivement
avorté» et il ne saurait dès lors présenter la moindre valeur juridique. Je répon-
drai successivement et dans cet ordre à chacune de ces objections.
En ce qui concerne la première, le Mali fait valoir que la lettre 191CM2 décri-
rait, au mieux, les limites existantes en 1935 soit durant la période comprise entre
1932 et 1947 pendant laquelle tout acte serait tenu pour suspect par le Burkina
Faso. Et le Mali ajoute:96 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 46-48]

«Rien dans la construction du Burkina Faso n’établit l’identité des limites
entre le Soudan français et la Haute-Volta en 1932 avec celles du Niger et du
Soudan français en 1935.» (Contre-mémoire, p. 79.)

Cet argument ratione temporis est, il faut le dire, assez inattendu de la part d’un
pays qui s’attache par ailleurs à gommer les effets de la loi du 4 septembre 1947
rétablissant la Haute-Volta dans ses limites de 1932. Ce faisant, il fait évidem-
ment référence à la position burkinabé concernant l’abrogation par cette loi de

l’arrêté 2728 attribuant les quatre villages (dont M. Jean-Pierre Cot reparlera
demain) au cercle de Mopti.
La question pourtant se pose en termes tout à fait différents. En ce qui concerne
l’arrêté 2728, le Gouvernement du Faso a montré, et il le montrera encore demain,
qu’il modifiait les limites existant auparavant. Ceci est évidemment inexact en ce
qui concerne la lettre 191CM2. Du reste, à aucun moment de la procédure, le
Mali n’a fait état d’une quelconque modification des limites dans le secteur qui
nous intéresse pas plus entre 1932 et 1935 qu’avant 1932 ou après 1935 d’ailleurs.
Bien au contraire dans cet espèce de perpétuel remue-ménage colonial, la limite
nord du cercle de Dori apparaît d’une extraordinaire stabilité. Du début à la fin de
la colonisation elle est demeurée identique — en tout cas, dans sa partie orien-
tale —; plus à l’ouest, le cercle de Dori paraît avoir subi une amputation au profit
de celui d’Hombori, sans que les Parties aient, semble-t-il, pu verser au dossier
des documents en ce sens, mais ceci découle de la comparaison des cartes les plus
anciennes avec celles établies à partir de 1909. Sans que les choses me paraissent
absolument claires, en ce qui concerne cette partie plus orientale de la frontière

dont Jean-Pierre Cot parlera avec plus d’autorité demain, ce changement — dont
le Burkina Faso a fait état aux pages l12 et 113 de son contre-mémoire — a certai-
nement un rapport avec la réorganisation du territoire militaire intervenue à la fin
de 1908 et en 1909 qu’évoque notamment la très intéressante annexe D/142 au
contre-mémoire malien, dont j’aurai l’occasion de reparler. Rien de tel en
revanche dans le secteur qui nous intéresse, dans la très longue — et je dois dire
extrêmement utile — «analyse des dispositions législatives et réglementaires rela-
tives à la délimitation de la frontière dans la zone contestée», à laquelle se livre le
Mali aux pages 114 et 147 de son mémoire, ce pays ne fait aucune allusion à une
quelconque modification durant les soixante-cinq ans environ qu’a duré l’occupa-
tion coloniale de secteur de la frontière. Si elle disposait d’éléments contraires
nouveaux sur ce point, c’est évidemment à la Partie malienne qu’il appartiendrait
de les fournir.
Il est clair que si la limite entre le Niger et le Soudan français de 1935 est iden-
tique à celle de 1932 entre ce même Soudan et la Haute-Volta, la loi de 1947 n’a
eu sur ce point aucun effet abrogateur.
En réalité, par conséquent, toute la question se ramène au point de savoir si la

lettre 191CM2 décrit la limite existante ou si elle la modifie. En d’autres termes
aussi, la première et la seconde objections maliennes se réduisent donc à un argu-
ment unique: ce document ne constituerait pas la description de la limite existant
en 1935.
Pourtant les termes de cette lettre sont clairs. Le gouverneur général commence
par constater que la limite entre les colonies du Soudan et du Niger «n’a actuel-
lement qu’une valeur de faits ne comportant pas la description géographique de
cette limite». Il indique ensuite qu’il lui apparaît nécessaire «de fixer, par un
texte, la limite dont il s’agit » (donc, la «limite de fait» qu’il venait d’évoquer) et
qu’il entend décrire; et il demande aux deux lieutenants-gouverneurs de lui
donner leur avis sur la description qu’il envisage.
Faute d’autres arguments, le Mali accorde une grande importance à cette[86/4 : 48-51] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .PELLET 97

demande d’avis et au fait qu’il s’agit d’un «projet». Il en déduit, bien imprudem-
ment, que 1’«idée même de projet semble exclure des mesures rétroactives car le
projet est constitué par un travail et une rédaction préparatoire décrivant ce qu’on
pense faire ou atteindre» (contre-mémoire, p. 71). Mais justement que pensait-on
«faire ou atteindre»? La réponse découle du texte même de la lettre 191: le
gouverneur général entend décrire la limite existante.
Les destinataires du texte de la lettre 191 ne s’y sont d’ailleurs pas trompés.

Consultés par le lieutenant-gouverneur du Soudan, les commandants de cercle
intéressés, pour se prononcer sur le tracé ainsi décrit, recherchent dans les
archives de leur circonscription respective les éléments qui peuvent confirmer ou
qui peuvent infirmer cette description.
Le cercle de Gourma-Rharous, qui ne trouve pas, dans la documentation exis-
tant à Rharous, les «cartes ou croquis donnant des indications sur les limites de
la circonscription» (il se réfère aux cartes ou croquis), «demande aux cercles
voisins d’avoir l’obligeance de lui indiquer ces limites» (contre-mémoire du Mali,
annexe D/155). Cette réponse est évidemment doublement intéressante. Elle
montre d’une part que c’est sur les cartes que le commandant de cercle entend
trouver les renseignements qui lui manquent et, d’autre part, qu’il s’agit seulement
d’opérer une vérification concernant l’état de choses existant et, en aucune
manière, de le modifier.
Même réaction, peut-être plus nette encore, de la part du commandant de cercle
de Gao. Celui-ci, en effet, effectue une recherche qui paraît très approfondie dans
ses archives aussi bien écrites que cartographiques; ceci, une fois de plus,

confirme l’importance des cartes aux yeux des responsables coloniaux. Le Mali
déduit de la lettre très solidement argumentée, du commandant de cercle de Gao
du 14 avril 1935, que celui-ci — ainsi que le mémoire malien — «contesta très
généralement la carte et demanda un nouveau levé» (contre-mémoire, p. 72). Ce
n’est exact qu’en ce qui concerne le secteur compris entre Anderamboukane et
Labbézanga — secteur qui ne présente aucun intérêt ici — qui est bien plus à l’est
que la partie qui nous intéresse. En revanche, le commandant de cercle de Gao
n’élève aucune critique à l’encontre du tracé décrit à l’ouest de Labbézanga
(mémoire du Mali, annexe D/36). Ceci implique qu’en ce qui concerne ce second
secteur, le nôtre, celui qui nous intéresse, le projet du gouverneur général consti-
tue aux yeux du commandant de cercle de Gao une description fiable de la limite
existante, d’ailleurs le lieutenant-gouverneur du Soudan le confirme dans sa lettre
du 3 juin 1935, dont je reparlerai dans quelques instants.
Enfin, le commandant de cercle de Mopti, troisième commandant de cercle inté-
ressé, indique qu’il ne «trouve aucune modification à apporter au projet de texte
relatif à la frontière Soudan-Niger», sauf à préciser que «la mare de Kebanaire
située presque à la limite des cercles de Mopti-Gourma-Rharous et Dori pourrait

être mentionnée après le mont Tabakarach» (mémoire du Mali, annexe D/34).
De tout ceci il résulte que, à l’inverse de ce qui vaut au nord-est — et le
contraste est d’ailleurs tout à fait significatif —, la limite entre les deux colonies,
que la lettre 191CM2 entendait décrire, correspondait à l’état de choses existant,
après vérification qui a été effectuée à l’échelon local. Il n’est donc pas du tout
exact d’affirmer que la limite décrite par la lettre du 19 février 1935 «n’a pas non
plus valeur de fait puisqu’on ne parvient pas à établir quel est ce fait» (contre-
mémoire du Mali, p. 75). Les réponses des commandants de cercle et du lieute-
nant-gouverneur du Soudan confirment en tous points le «fait» en question.
Ils ont vérifié, et, dans tout le secteur qui nous intéresse, ont constaté l’exacti-
tude de la description alors que, ailleurs, plus à l’est, le commandant de cercle de
Gao contestait cette exactitude. Il est vrai que ce «fait» ne peut avoir aux yeux
du Mali aucune valeur et que, selon lui, les «chefs des circonscriptions ne98 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 51-54]

pouvaient réagir à bon escient» puisque «la lettre parlait de points et de référence
qui n’existaient pas sur le terrain et que ne pouvaient qu’ignorer les administra-
teurs locaux» (contre-mémoire, p. 72).
Ceci, Monsieur le président, constitue une étrange pétition de principe fondée
sur un syllogisme qui, comme tout bon syllogisme, repose sur trois propositions:

iii) l’administration coloniale s’est fondée sur les cartes;
iii) les cartes de l’époque n’étaient pas fiables;
iii) donc la description que fait l’administration coloniale des limites entre les
deux colonies est inexacte. En réalité, la première de ces propositions n’est
fondée qu’en partie; la seconde est erronée; donc la troisième ne peut être
acceptée.

Il n’est pas douteux qu’au départ l’auteur de la lettre 191CM2 s’est fondé sur
les cartes existantes et d’abord sur la carte au 1/500000 de 1925. Ceci ressort tout
à fait clairement des points de repère qu’a choisis le gouverneur général, qui sont
précisément ceux figurant sur cette carte. Au surplus, ceci est conforme aux
exigences de la circulaire 93 CM 2 du 4 février 1930 dont M. Cot vient de parler,
relative à la forme à donner aux actes portant organisation des circonscriptions
administratives, qui impose de se référer à la carte à la plus grande échelle exis-
tante, publiée par le service géographique du gouvernement général. Donc le
gouverneur général s’est en effet référé aux cartes; mais le gouverneur général
n’en est pas resté là; il a pris la précaution de consulter les lieutenants-gouver-
neurs des deux colonies concernées et alors ceux-ci se sont adressés aux comman-
dants de cercle intéressés. Or ceux-ci, on l’a vu, confirment, dans le secteur dont

nous parlons, l’exactitude de la description qui leur est soumise.
Voici qui, à vrai dire permet de faire l’économie, à ce stade au moins, d’une
nouvelle réfutation de l’argumentation favorite de la Partie malienne: l’absence de
fiabilité des cartes et, tout particulièrement, de celle de 1925. En effet, comment
imaginer que les commandants de cercle qui parcouraient en tout sens la circons-
cription dont ils avaient la charge, qui pouvaient à tout instant interroger leurs
collaborateurs, les chefs locaux et leurs administrés, auraient omis de signaler à
l’autorité supérieure leur perplexité face à l’énumération fantaisiste de monts
imaginaires? On voit mal ce qui permet au Mali d’affirmer que les administra-
teurs locaux «ne pouvaient ignorer» ce qu’eux-mêmes disaient connaître sinon les
nécessités de son argumentation.
En réalité, la République du Mali prend le problème à l’envers. Se fondant sur
les imperfections techniques — indiscutables mais limitées — de la carte de 1925,
elle en grossit les effets pour la discréditer complètement. Forte de ce postulat elle
en déduit que tout acte qui s’y réfère est inévitablement nul et non avenu. Pour la
suivre, il faudrait admettre que l’administration coloniale toute entière, du sommet
jusqu’au bas de la hiérarchie, une administration, soit dit en passant, pourtant

dotée des moyens les plus modernes, pour l’époque, d’observation, de communi-
cation, de déplacement, que donc cette administration coloniale toute entière
aurait inventé des montagnes et des mares. Curieux phénomène d’hallucination
collective dont auraient été victimes non seulement les cartographes qui ont
parcouru la région depuis les débuts de la colonisation française mais aussi les
fonctionnaires qui, sur le terrain, en avaient la charge.
C’est le contraire qui est vrai: la fiabilité de la carte de 1925 — relative certes,
mais suffisante aux fins de la délimitation — est attestée si l’on peut dire par le
«certificat de conformité» avec la réalité que délivrent les commandants de cercle
consultés au sujet de la lettre 191. Bien sûr, ce satisfecit n’est pas général, il ne
porte que sur une partie de la carte de 1925 mais il n’en est que plus significatif
car il ne concerne pas n’importe quelle partie de la carte de 1925. Il concerne[86/4 : 54-56] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 99

précisément la zone du Béli, alors qu’ailleurs les commandants de cercle qui ont
montré ainsi qu’ils connaissaient leur circonscription contestent le tracé proposé.
Le télégramme-lettre du commandant de cercle de Gao au gouverneur du Soudan
en date du 11 mars 1935 (mémoire du Mali, annexe D/35) est particulièrement
clair à cet égard: à la suite d’une étude approfondie il relève certaines incertitudes
de la carte litigieuse concernant la région située au nord-est de Labbézanga, sur la
rive gauche du fleuve Niger, mais il ne trouve rien à redire en ce qui concerne la

partie de cette carte relative à la zone qui nous intéresse. Quant au télégramme-
lettre du commandant de cercle de Mopti du 9 août 1935 ( ibid., annexe D/158)
que le Mali cite à plusieurs reprises (notamment p. 73 et 126 de son contre-
mémoire), il ne constitue pas une réponse à la lettre 191CM2 mais il concerne les
limites des subdivisions du cercle et accompagnait un projet d’arrêté à leur sujet,
projet dont il est bien regrettable qu’il n’ait pas été joint au dossier.
Au fond, Monsieur le président, l’argumentation malienne est comme la dialec-
tique de Hegel: il suffit de la remettre sur ses pieds pour qu’elle soit tout à fait
riche d’enseignements, qui sont tous conformes à la thèse burkinabé.
On peut même aller un peu plus loin dans ce sens. Partons à notre tour du
postulat malien: la carte de 1925 est erronée, elle est mensongère et fantaisiste.
Admettons aussi, avec le Mali, que les administrations coloniales se sont fiées
aveuglément à cette carte sans opérer aucune espèce de vérification. Il n’en résul-
terait certainement pas les conséquences que la République du Mali croit pouvoir
en tirer.
Car cette carte que vous allez voir apparaître peut avoir tous les défauts dont la

Partie malienne l’accable, il y a au moins un accident de terrain qu’elle figure
convenablement: il s’agit du Béli lui-même qui apparaît très nettement ici avec
ses principales mares et ses principaux méandres. Or, en voyant ce fleuve, plus
majestueux sans doute sur la photo que nous voyons ici que dans la réalité
— encore qu’il ne s’agisse pas d’un ruisseau —, les services du gouvernement
général n’ont pas retenu pour limites cette ligne hydrographique, pourtant parfai-
tement marquée sur toutes les cartes, mais ils en ont retenu une autre moins
évidente, qui implique un effort intellectuel plus grand et qui, elle, est située nette-
ment au nord du Béli. Une fois ce choix fait ils ont consulté les commandants de
cercle intéressés; aucun des trois commandants intéressés n’a protesté contre cette
description, alors même que le mouvement naturel de tout responsable de circons-
cription territoriale est de veiller avec un soin jaloux à l’intégrité et si possible à
l’extension de sa circonscription. L’avis qui était demandé aux trois commandants
de cercle constituait l’occasion tout à fait idéale pour eux pour rétablir la vérité si
la description retenue n’était pas conforme à celle-ci et même pour agrandir leur
«pré carré» s’il avait existé le moindre doute dans leur esprit. Au contraire, les
chefs des circonscriptions territoriales de Dori, de Gao, de Hombori, de Gourma-

Rharous, tous se taisent ou approuvent. Il faut croire qu’aucun doute n’était
possible et que, dans l’esprit de tous, la limite hydrographique que défend le Mali
était absolument exclue.
Dans ces conditions, toute discussion de la valeur juridique de la lettre 191CM2
peut paraître superflue: quelle que soit cette valeur on ne peut douter qu’elle
fournit une description exacte de la limite existant à l’époque. De ce seul point de
vue elle constitue «la preuve matérielle de l’existence du droit» du Burkina Faso,
pour reprendre la définition même du «titre-instrument» que donne la Partie
malienne (voir contre-mémoire, p. 52). On peut d’ailleurs se demander si la ques-
tion de la valeur juridique de l’instrument formel constitué par ce document est
bien posée. C’est, en effet, moins la lettre du gouverneur général en elle-même qui
importe, que le contenu de cette lettre, c’est-à-dire, en définitive, la ligne qui y est
décrite. Le formalisme soudain du Mali sur ce point ne laisse pas d’ailleurs100 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 56-59]

d’étonner: n’est-ce-pas le Mali qui déclare qu’un «titre-instrument» peut parfai-
tement résulter «d’autre chose que d’un document écrit: des comportements par
exemple». Si des comportements peuvent valoir titre-preuve, il en va nécessaire-
ment, me semble-t-il, de même d’un document écrit qui, pour n’être pas un arrêté
de délimitation en bonne et due forme ne se rapproche pas moins beaucoup d’un
tel document et dont la valeur probante est en outre accrue par la réaction des
destinataires de ces documents.

Quoi qu’il en soit le Mali a peut-être, sans doute même, raison de considérer
qu’en elle-même la lettre 191CM2 constitue un titre formel imparfait en ce sens
qu’elle n’a pas, par elle-même, valeur obligatoire. En l’adressant à ses subordon-
nés, le gouverneur général n’impose pas ses vues; il les consulte. Le Burkina Faso
est sur ce point d’accord avec le Mali; en revanche le Burkina Faso ne saurait
suivre le Mali lorsque celui-ci conclut que cette lettre «ne fut nullement acceptée
par le Soudan, même au titre de constatation de fait» (contre-mémoire du Mali,
p. 75). Elle l’a été au contraire, je l’ai longuement montré, et ceci est tout à fait
fondamental.
Dans la lettre qu’il a adressée le 3 juin 1935 au gouverneur général de l’Afrique
occidentale française, le lieutenant-gouverneur du Soudan français écrit: «Le
projet de limite tel qu’il est indiqué dans la lettre 191CM2 ... ne semble pas
devoir être modifié», sauf sur deux points: premièrement l’adjonction de la mare
de Kébanaire après la mention du mont Tabakarach d’une part et deuxièmement
la limite entre Labbézanga et Anderambookane d’autre part (mémoire du Mali,
annexe D/136). Comme je l’ai déjà dit, ce second élément n’a aucune importance

pour nous, aucune importance sinon qu’il explique pourquoi un arrêté de délimi-
tation en bonne et due forme n’a finalement jamais été adopté. En effet, par lettre
en date du 26 octobre 1935, le gouverneur général a donné une suite favorable à la
suggestion du commandant de cercle de Gao de procéder «au levé précis de la
limite intercoloniale entre Labbézanga et Anderamboukane», secteur, je le
rappelle, situé bien plus à l’est que dans notre secteur ( ibid., annexe D/36 bis). Ce
projet de levé ne fut d’ailleurs pas mené à bien par suite de difficultés financières
et en raison d’un projet de redécoupage territorial dans la région; puis ce fut la
guerre; et puis la Haute-Volta a été rétablie et le problème s’est posé dans des
termes différents. Quant à la mention de la mare de Kébanaire, elle pourrait avoir
valeur de précision utile mais son emplacement demeure inconnu, j’y reviendrai
demain; et de toutes manières, les termes mêmes du télégramme-lettre du
commandant de cercle de Mopti du 19 mars 1935 établissent qu’il ne s’agissait
pas d’une modification mais bien d’une précision, et semble-t-il, d’une précision
qui ne présentait pas en elle-même une importance extrême.
Il en résulte, dans tout le secteur qui nous intéresse, non seulement que le tracé
indiqué par la lettre 191CM2 a valeur de description de la limite de fait existant

mais encore que cette ligne a été expressément acceptée comme telle, comme une
description de la limite par les autorités du Soudan français, le lieutenant-gouver-
neur et les commandants de cercles intéressés. Ce que le Soudan français a
accepté s’impose donc à la Partie malienne au titre de la succession d’Etats, dans
laquelle le Mali lui-même voit, à raison d’ailleurs, le «titre-cause» par excellence
dans le présent litige (voir contre-mémoire, p. 53).
La question n’est évidemment pas sans rappeler l’affaire du Temple de Préah
Vihéar de 1962. De même que les autorités siamoises avaient reçu la carte sur
laquelle la Cour s’est appuyée pour rendre son arrêt, de même les autorités colo-
niales soudanaises ont été consultées sur le projet de délimitation de 1935; de
même que le Siam avait approuvé la carte, de même le Soudan a fait connaître son
accord à la lettre 191CM2; et de même qu’il était «allégué au nom de la Thaï-
lande ... qu’une erreur [avait] été commise, erreur que les autorités siamoises ne[86/4 : 59-61] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .PELLET 101

connaissaient pas lorsqu’elles ont accepté la carte» ( C.I.J. Recueil 1962 , p. 26),
de même aujourd’hui le Mali refuse tout crédit «à des mesures prises sur la foi de
renseignements soit erronés, soit fantaisistes» (contre-mémoire, p. 71).
Mais en 1962, la Cour avait été tout à fait catégorique:

«C’est une règle de droit [bien] établie qu’une partie ne saurait invoquer une
erreur comme vice du consentement si elle a contribué à cette erreur par sa
propre conduite, si elle était en mesure de l’éviter ou si les circonstances étaient
telles qu’elle avait été avertie de la possibilité d’une erreur.» ( Ibid., p. 26.)

Cette règle est en tous points transposable à la présente espèce: les autorités
soudanaises étaient en mesure d’éviter l’erreur — si erreur il y avait — qu’in-
voque aujourd’hui le Mali; or, non seulement elles n’ont pas protesté quand leur
avis a été demandé, mais encore elles ont expressément accepté le tracé prévu,
d’une manière bien plus nette que dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar ; la
République du Mali, successeur de la colonie du Soudan, est aujourd’hui mal
venue à s’en plaindre.
Je sais bien que le Mali, dans son mémoire en tout cas (p. 135), (l’argument
n’est pas repris, me semble-t-il, dans le contre-mémoire), tente de se prémunir par
avance contre le raisonnement que je viens d’esquisser en mettant en garde contre
toute confusion entre «ordre international et ordre interne». Ceci, à vrai dire,
relève, une fois encore, de la pétition de principe et la République du Mali
n’avance aucun argument, n’invoque aucun précédent à l’appui de sa thèse; elle
serait d’ailleurs bien en peine d’en produire car s’il est une règle reconnue par

tous les systèmes juridiques du monde, c’est bien le principe selon lequel «nul ne
peut souffler à la fois le chaud et le froid», quel que soit le terme technique que
l’on peut utiliser, estoppel, «acquiescement», «forclusion» ou «préclusion». Et
ce principe absolument général de droit vaut aussi bien dans les différents droits
internes qu’en droit international.
Et bien sûr le droit français ne fait pas exception, qu’il s’agisse du droit admi-
nistratif ou du droit civil. Dans un domaine d’ailleurs très proche de celui qui
nous intéresse — je fais allusion aux règles applicables aux délimitations de
communes, dont je parlais ce matin — la jurisprudence que j’ai citée ne manque
pas d’intérêt, que l’on pense par exemple à l’importance qu’elle accorde aux
procès-verbaux de délimitation (mais le Mali rétorquerait sans doute qu’il s’agit
de titres «formels») ou, ce qui est plus significatif encore, aux opérations de déli-
mitation ayant un caractère contradictoire et l’emportant dès lors sur tout acte
unilatéral comme le précise l’arrêt Commune de Meudon du Conseil d’Etat du
7 août 1883 que j’ai également mentionné ce matin ( Recueil Lebon, 1883, p. 745).
Il est du reste remarquable que, dans toute la mesure où il pense que ce prin-
cipe sert sa cause — le principe selon lequel on ne peut pas souffler à la fois le

chaud et le froid — dans toute cette mesure le Mali n’hésite pas à invoquer ce
principe à l’appui de son argumentation. Par exemple, à la page 155 de son
contre-mémoire, il cite une note adressée au commandant de cercle de Dori par le
chef de la subdivision d’Ansongo et il ajoute: «cette note qui ne provoque aucune
réfutation de la part de Dori prouve que, loin d’accepter que les deux rives du
Béli sont voltaïques, la rive nord est soudanaise». C’est parce que cette note ne
provoque pas de réfutation de la part de Dori que le Mali considère que la rive
nord est soudanaise. Si ce raisonnement vaut à propos d’une note d’un chef de
subdivision qui ne concerne la délimitation que tout à fait incidemment, est-ce
qu’il n’est pas raisonnable de penser que ce principe vaut à fortiori pour un projet
très formel de délimitation émanant de la plus haute autorité coloniale, celle-là
même qui est compétente pour tracer la limite entre deux colonies?
Pour apprécier la valeur juridique du tracé décrit par la lettre 191CM2, il102 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 61-63]

convient donc de se référer à la fois à cette lettre elle-même et aux réactions
qu’elle a entraînées de la part des autorités soudanaises. Et l’on doit noter que des
actes de ce genre ont toujours servi de base à la détermination de notre uti possi-
detis juris, non seulement dans les relations entre Etats issus d’empires coloniaux
distincts, mais aussi dans les relations entre Etats qui relevaient d’un colonisateur
unique. Ainsi par exemple, l’article II du traité Gamez-Bonilla du 7 octobre 1894
entre le Honduras et le Nicaragua demandait à la commission mixte de considérer

comme limite entre les deux Etats «les lignes indiquées dans des documents
publics non contredits par des documents ... publics ayant plus d’autorité»
(cf. C.I.J. Recueil 1960 , p. 199). Or, que l’on sache, le Mali n’a produit aucune es-
pèce de «document public ayant plus d’autorité» que la lettre du 19 février 1935
qui émane du plus haut fonctionnaire colonial et qui, au surplus, a été approuvée
par le lieutenant-gouverneur du Soudan.
De même dans la sentence Hughes de 1933 au sujet de la frontière entre le
Guatémala et le Honduras, l’arbitre précise:

«In ascertaining the necessary support for that administrative control in the
will of the Spanish Crown, we are at liberty to resort to all manifestations of
that will — to royal cedulas, or rescripts, to royal orders, laws and decrees,
and also in the absence of precise laws and rescripts , to conduct indicating
royal acquiescence in colonial assertions of administrative authority .»(Et
aussi, en l’absence de lois et récrits précis, à des conduites montrant l’assen-
timent royal aux affirmations d’autorité administrative, Recueil des sentences
arbitrales, II, p. 1324.)

La lettre 191CM2, qui est plus qu’une «conduite», est au moins l’équivalent
de l’assentiment de l’autorité investie du pouvoir de délimitation aux revendica-
tions d’autorité administrative, assentiment d’ailleurs qui est un assentiment croisé
puisque les autorités locales ont, à leur tour, approuvé le tracé retenu.
Il apparaît donc tout à fait clairement que la lettre 191CM2 constitue, pour
l’ensemble du secteur qui nous occupe cet après-midi, une preuve particulièrement
solide du bien-fondé du tracé de la frontière que défend le Burkina Faso. Elle
émane de l’autorité investie de la compétence de délimitation; elle a pour objet de
décrire la limite existante, d’autant plus fermement établie que cette limite a été
précisée dès les toutes premières années du XIX e siècle; le tracé retenu a fait
l’objet d’une vérification soigneuse de la part des autorités locales concernées; et,
à la suite de cette vérification, le gouverneur du Soudan a fait connaître, on ne peut
plus clairement, son accord sur la ligne décrite dans le secteur allant de Labbé-
zanga au point le plus occidental de la limite septentrionale du cercle de Dori.
Pour écarter le tracé ainsi arrêté, il faudrait que des éléments intervenus durant
les vingt-cinq années qui ont suivi viennent contredire cette conclusion et ces
éléments devraient être suffisamment précis et concordants pour pouvoir tenir en

échec la conviction clairement manifestée en 1935 tant par le gouvernement
général de l’AOF que par le lieutenant-gouverneur du Soudan et par les comman-
dants de cercle de Gao et de Mopti. Le Mali n’a jamais apporté, jusqu’à présent,
le moindre commencement de preuve de l’existence de tels éléments.
La conclusion à laquelle conduit la discussion de la portée de la lettre 191CM2
paraît d’autant plus irréfutable qu’elle est confortée par l’étude de la quasi-totalité
des cartes de la région.

b) Les titres cartographiques et le choix d’une limite orographique par la puis-
sance coloniale
Bien qu’à chaque page des écritures maliennes on butte sur l’antienne de l’ab-
sence de valeur des cartes, tant au plan technique qu’au point de vue juridique, je[86/4 : 63-65] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 103

ne pense pas qu’il soit utile de reprendre maintenant un débat sur lequel il ne reste
probablement pas grand-chose à dire. Dans son mémoire, le Burkina Faso a
discuté la question sous un angle théorique et pratique (p. 113 à 135); il l’a
reprise de manière spécifique pour chaque secteur de la zone revendiquée par le
Mali dans son contre-mémoire et l’annexe jointe au chapitre IV du contre-
mémoire burkinabé est tout spécialement consacrée à l’analyse détaillée de la
cartographie relative à la région du Béli (p. 201 à 207). Et tout à l’heure, le

professeur Jean-Pierre Cot a montré avec beaucoup de punch non seulement que
les cartes constituent bien des preuves du tracé de la ligne-frontière dans les
conflits frontaliers, mais aussi que la constance du tracé qu’elle figurent est tout à
fait impressionnante; ceci vaut partout, Monsieur le président; ceci vaut pour le
Béli.
A moins que, durant les jours qui viennent, le Mali apporte des arguments
nouveaux, le Burkina Faso n’entend pas y revenir et je crois pouvoir considérer
que deux points sont acquis:

1) «L’utilisation en droit des cartes relève ... du système de probation» — ce
n’est pas le Mali qui, à cet égard au moins, devrait me contredire puisque je
n’ai fait que citer la page 97 de son mémoire;
2) Les cartes versées au dossier témoignent d’une remarquable constance dans la
figuration de la frontière dans la zone du Béli: à de très rares exceptions près
— quatre exceptions seulement, toutes les quatre partielles, dont deux sur des
cartes très anciennes — la limite est toujours située au nord du marigot.
Je n’aborde donc ici la question des cartes que sous un angle particulier, en

liaison avec celle qui est sans doute au centre du différend qui vous est soumis en
ce qui concerne la région du Béli. Cette question est la suivante: la frontière
léguée par le colonisateur suit-elle une ligne orographique, une ligne de monts,
constituée par des hauteurs, ou une ligne hydrographique, une ligne d’eau, passant
par le chapelet des mares qui font le Béli?
Le Burkina Faso a longuement établi, dans son contre-mémoire, que la réponse
ne pouvait pas faire de doute: ce sont les monts, les collines, les falaises et les
dunes situés au nord du Béli que la France avait retenus comme limite entre ses
deux colonies du Soudan et de la Haute-Volta. Tout, absolument tout, concorde en
ce sens. Le texte de la lettre 191CM2, les cartes et — pour faire plaisir à nos
amis maliens — la pratique administrative coloniale. Et il y a, à l’appui de ceci
une preuve logique, décisive, qu’on pourrait exprimer un peu cavalièrement en
disant que «si la limite suivait le Béli, cela se saurait». Il est en effet absolument
inimaginable que parmi les centaines de lettres, de notes et de rapports en tous
genres que les Parties ont dépouillées, aucun n’indique que la limite septentrio-
nale du cercle de Dori est constituée par le Béli. En cherchant beaucoup — et
Dieu sait qu’elle semble avoir beaucoup cherché — la Partie malienne a exhumé

des archives quelques documents — d’ailleurs fort rares qui n’ont certainement
pas la portée qu’elle veut leur donner — dans lesquels certaines expressions pour-
raient donner à penser que la limite touchait le Béli en un point précis, à un
endroit ou à un autre, jamais en plusieurs endroits et j’y reviendrai tout à l’heure.
Mais de document général mentionnant le Béli dans son ensemble comme fron-
tière, le Mali n’en a fourni aucun.
Pas davantage d’ailleurs qu’il n’a pu produire la moindre carte sur laquelle la
limite entre les deux colonies suit le fleuve sur toute sa longueur. Je laisse de côté
pour l’instant l’une de celles produites hier soir et sur lesquelles nous nous réser-
vons de revenir, le cas échéant, lors des contre-plaidoiries. Comme le Gouverne-
ment burkinabé l’a montré, sur quarante-huit des cinquante-deux cartes perti-
nentes, la frontière ne touche le Béli qu’à la hauteur de la mare d’In Abao. Je dirai104 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 65-68]

un mot tout à l’heure des deux premières de ces cartes, très anciennes, et j’aborde
tout de suite le problème de la carte de l’AOF au 1/2000000 sur lequel le profes-
seur Jean-Pierre Cot s’est déjà arrêté assez longuement il y a quelques instants et,
comme il l’a montré, il paraît plus que probable que, sur cette carte provisoire,

dont nous n’avons qu’une reproduction monochrome, il y a eu inversion de la
limite d’une part et du Béli d’autre part, dont les tracés se superposent très exac-
tement comme le montre la comparaison avec la feuille du Soudan français dans
le tirage de 1936, si on superpose cette feuille du Soudan français avec la feuille
du Niger. Les trois extraits de cette carte reproduits dans le Petit Atlas à la suite
du commentaire de la carte d’Afrique, feuille du Niger, échelle 1/2000000, sont à
cet égard tout à fait parlants. Nous allons d’ailleurs pouvoir revoir ces cartes grâce
aux diapositives.
Voici la feuille no 6, l’extrait de la feuille Soudan. La frontière passe ici, nette-
ment au nord du Béli, le Béli n’est à aucun moment coupé par la frontière avec
simplement ce tracé significatif, qui fait qu’ici il semble rejoindre la ligne fron-
tière.
Voici maintenant la carte n o 5, c’est-à-dire la feuille Niger; la frontière coupe

le Béli ici, à In Tangoum; le Béli passe au nord et puis la frontière recoupe une
nouvelle fois le Béli ici, apparemment à un lieu qui s’appelle autant qu’on puisse
en juger In Abakou.
Il y a donc une erreur humaine; ce sont des choses qui peuvent arriver même si
le Mali ironise sur cette explication (contre-mémoire, p. 115); il n’y a pourtant
pas d’autres explications, d’autant plus que ces deux cartes ont eu la même carte
de référence, celle de 1922 que vous voyez ici, qui est identique pour tous les
autres détails à la carte de 1925, à l’exclusion — bien sûr en ce qui concerne la
feuille Niger — à l’exclusion, dis-je, de l’interversion de la ligne du Béli et de la
ligne de la frontière. Et la carte de 1922 que vous voyez ici a été, pour dessiner la
carte de 1925, l’unique carte de référence dans toute la région qui nous intéresse.
Il y a d’autres cartes de référence mais qui ne concernent pas cette région. Faut-il
penser que ce n’est pas ici qu’il y a eu une erreur, et que c’est sur la série, homo-

gène au point de vue qui nous intéresse, des quarante-huit autres cartes qu’une
erreur a été commise quarante-huit fois? S’il fallait se fier à la feuille Niger au
1/2000000 de 1925 ou à la feuille Soudan français que la Partie malienne a eu
l’obligeance de nous communiquer ce matin en original — il s’agit de l’annexe
C/22 au mémoire du Mali qui nous a occupée dans des correspondances par l’in-
termédiaire du Greffe —, ce sont les deux rives du Béli qui sur une portion impor-
tante de son cours reviendraient au Mali, ce qui va à l’évidence au-delà de ses
prétentions, à moins qu’il ne les modifie durant cette procédure et il peut le faire,
après tout, jusqu’à la fin de la procédure orale. Je ne lui suggère pas spéciale-
ment...
Quant à la carte des étapes de 1900 (mémoire du Mali, annexe C/4) et à la carte
de l’AOF au 1/2000 000 (feuille de Tombouctou), qui date de 1903 ( ibid., annexe
C/6), elles sont très anciennes et dans les deux cas, le tracé de la limite traverse le

Béli et ne la suit pas. Dans son contre-mémoire, le Mali a d’ailleurs sagement, je
crois, renoncé à se prévaloir de ces deux documents. L’annexe C/73 au contre-
mémoire du Mali appelle les mêmes remarques.
Restent donc quarante-huit cartes ou quarante-neuf si l’on y ajoute l’annexe
C/77 au contre-mémoire du Mali, et même cinquante et une avec les deux cartes
«Michelin» de 1954 et 1971 déposées récemment par le Burkina Faso (comme je
l’ai dit, nous préférons ne pas parler aujourd’hui des nouvelles cartes produites
hier soir par la Partie malienne). Or, non seulement, toutes ces cartes (disons une
bonne cinquantaine de cartes) figurent toutes la limite au nord du Béli, comme
mon collègue et ami M. Cot l’a montré tout à l’heure, mais encore cette limite suit[86/4 : 68-71] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 105

bien la ligne orographique décrite par la lettre 191CM2 du gouverneur général du
Soudan; du moins ceci apparaît-il sur toutes les cartes sur lesquelles le relief est
figuré.
Extrayons trois cartes particulièrement significatives:

— d’abord, la carte de la mission de Gironcourt du sommet de la boucle du Niger
de 1912;
— ensuite, la carte au 1/500000 de 1925 (feuilles d’Ansongo pour la partie est et
de Hombori à l’ouest);
— puis la carte de l’IGN au 1/200000 de 1960 (feuilles de Téra et d’In Tillit)
avec sa version au 1/500000 de 1961.

Voici d’abord la carte de la mission de Gironcourt de 1912. La limite ne figure
pas sur cette carte, mais on y voit la ligne des monts que la lettre 191CM2
énumère. Les monts Sakor-Sakourou (que la lettre 191CM2 appelle Sakourou-
Sakor), les hauteurs de Gorontondi que voici ici, le mont Tin Garan, le mont
N’Gouma — bien marqué au nord du gué de Kabia —, plus à l’ouest, les monts
Trontikato puis Tahasoutine que la lettre 191CM2 ne mentionne pas, mais on voit
la frontière passer en limite du mont Tahasoutine sur la carte de 1925 que l’on va
regarder dans quelques instants. Et j’attire votre attention sur le mont Ouagou que
mentionne la lettre 191CM2 et pour finir, sur le mont Tinadiamba qui se trouve
ici, à l’est de la mare d’In Abao; la mission n’a pas poussé ses investigations plus
à l’ouest. Dans son contre-mémoire, le Burkina Faso a décrit la minutie avec
laquelle cette carte de Gironcourt a été établie à la suite des deux missions effec-
tuées en 1908-1909 d’une part, et en 1911-1912 d’autre part (p. 249-252).

Regardons maintenant la carte de 1925. Cette fois la limite entre le Soudan
français et la Haute-Volta y figure — le cercle de Dori s’étendait à l’époque
jusqu’au fleuve du Niger et on suit sur cette carte très facilement le trajet décrit
par la lettre 191CM2 si l’on part de Labbézanga, voici ici: le mont Garibiri, les
monts Sakourou-Sakor (Sakor-Sakourou sur la carte, comme sur celle de 1912), la
«hauteur de Gorontondi» que voici ici, et curieusement au singulier, alors qu’elle
présente une masse fort étendue, Tin Garan ici, le mont N’Gouma, à cet endroit,
Trontikato ici, le mont Ouagou — et la limite passe à la «pointe nord» de la mare
d’In Abao, qui se trouve ici, après avoir touché le mont Tin Adiamba dont ne parle
pas la lettre 191CM2, de la mare d’In Abao qui est figurée par un triangle très
marqué — puis la limite passe au mont Tin Eoult et au mont Tabakarach que l’on
voit ici; ensuite la ligne «s’infléchit vers le sud-ouest» pour reprendre les termes
de la lettre 191CM2.
J’entends bien, Monsieur le président, que le Mali ne voit qu’invention dans
toutes ces hauteurs — sauf dans les hauteurs de Gorontondi; mais ces hauteurs
dont la Partie malienne admet l’existence séparent la République du Mali de celle
du Niger et non celle du Burkina Faso. Le moyen le plus sûr, pour se faire une

opinion, est me semble-t-il de se référer à la carte au 1/200000 de l’IGN(F) fran-
çais, feuilles de Téra pour la partie est et d’In Tillit à l’ouest; la masse de détails
que reproduisent ces cartes les rend très difficiles à visualiser de loin, mais elles
figurent dans le Petit Atlas, que le Burkina Faso a produit avec son mémoire, où
elles ont été assemblées. Le Mali a raison lorsque, reprenant la formule de son
mémoire (p. 214), il indique que «les monts suivants, indiqués par la fameuse
carte de 1925: Gorontondi, Tingaran, Trontikato, Ouagou, Tin Eoult et Tabaka-
rach, n’existent pas comme toponymes»; il a tort, lorsqu’il ajoute: «ni comme
détails orographiques» (contre-mémoire, p. 168).
Il suffit de se reporter à la carte au 1/200000 pour constater que plusieurs
sommets et des escarpements sont figurés entre le gué de Kabia d’une part et le
plateau du Lélétan, à l’emplacement du mont N’Gouma sur la carte de 1925.106 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 71-73]

Même constatation à une petite trentaine de kilomètres à l’ouest-nord-ouest, c’est-
à-dire à l’emplacement du Trontikato et, juste à côté, d’autres hauteurs, que la
lettre 191CM2 n’évoque pas mais qui sont mentionnées sur la carte de 1925
comme étant le mont Tahasoutine. Encore une petite dizaine de kilomètres plus à
l’ouest et on arrive à de nouvelles hauteurs, bien marquées et qui culminent à
340 mètres. Plus loin In Adjamba que la lettre ne mentionne pas mais qu’on voit
sur toutes les cartes — le décrochement d’In Abao; plus loin, nouvel infléchisse-

ment complètement à l’ouest avec une série de dunes, correspondant à l’emplace-
ment du mont Tin Eoult et une grande dune qui est orientée vers le nord-ouest et
qui correspond au mont Tabakarach indiqué sur la carte comme étant le mont Tin
Tabakat.
Vérifions ceci encore une fois rapidement sur la carte 1/500000 de 1961, qui se
prête mieux à la projection. Sur la feuille d’Ansongo d’abord, voici le mont
N’Gouma, les hauteurs sont marquées; puis le Trontikato; et si l’on passe à la
feuille de Hombori, voici le mont Ouagou (340 mètres); Tin Adiamba, lui, est ce
petit massif juste au sud d’un autre point qui est marqué comme étant «In Takou-
saudin» (400 mètres); ici, si l’on veut raffiner, il y a une petite divergence entre
la carte 1/200000 et la carte au 1/500000, mais qui concerne le tracé de la fron-
tière et pas du tout l’existence des monts; la mare d’In Abao (ou de Kacham, c’est
un point sur lequel le contre-mémoire du Burkina Faso s’est expliqué), les dunes
que voici, mieux marquées sur cette photographie que sur la carte au 1/200000,
correspondent à l’emplacement du mont Tabakarach.
Monsieur le président, que déduire de tout ceci?

D’abord et sans aucun doute que la topographie de la carte de 1925 — la carte
à la plus grande échelle existant encore en 1935 — que cette topographie est infi-
niment moins fantaisiste que ne l’affirme le Mali et, en particulier que, contraire-
ment aux espoirs de cette Partie, exprimés aux pages 207 et 208 de son mémoire
et 168 de son contre-mémoire, les monts qu’elle figure existent bel et bien et que
le Béli est bordé, au nord, par une chaîne nettement marquée de petits massifs et
de falaises, pas forcément très élevées mais très marquantes dans ce paysage sahé-
lien; ceci est en tout cas indiscutable entre le point triple et In Abao car, plus à
l’ouest, le relief paraît moins accidenté et seuls l’ensemble de dunes qui apparais-
sent sur les cartes de l’IGN à l’emplacement du mont Tin Eoult et la barre de
dunes située immédiatement au nord du lieu-dit Tin Tabakat, sur la carte
1/200000, ont retenu l’attention des cartographes français. Les rapports de
géologues et de géographes que les Parties ont joints à leurs écritures confirment
d’ailleurs tout à fait clairement l’existence des monts et falaises que les cartes
figurent.
La seconde conclusion que l’on doit, je crois, tirer de la brève présentation que
je viens de faire, rejoint entièrement celle que le Gouvernement burkinabé a

déduite dans son contre-mémoire, d’une étude très approfondie de la description
des limites de leur circonscription par les administrateurs coloniaux concernés,
commandants de cercle et chefs de subdivision. Dans la région qui nous préoc-
cupe, la limite méridionale du Soudan français était non la «ligne d’eau» consti-
tuée par le Béli mais, bien au contraire, la ligne orographique bien marquée que je
viens de décrire. Ce choix délibéré a été effectué en connaissance de cause, sur la
base des cartes existantes, cartes imparfaites certes, mais globalement acceptables,
peut-être pas pour opérer une démarcation précise, mètre par mètre, ni même peut-
être kilomètre par kilomètre, mais certainement pour procéder à une délimitation
globale, surtout dans le contexte historique dans lequel cette délimitation a été
effectuée.
Le Mali s’insurge contre la conclusion incontournable à laquelle conduit l’obser-
vation des faits et s’interroge sur la logique qu’il y aurait eu dans la volonté colo-[86/4 : 73-76] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 107

niale d’arrêter la frontière à quelques kilomètres d’une «richesse partagée par
excellence»: le chapelet des mares. Selon lui, la fixation de la frontière au
marigot serait «frappée au coin du bon sens» et aurait reposé «sur un donné
ferme, celui des nécessités de la survie des populations intéressées» (contre-
mémoire, p. 157); et la Partie malienne d’affirmer que les mares doivent être
partagées «de façon égale» (ibid.) ou, plus loin, «de façon à aboutir à un résultat
égalitaire en conformité avec la volonté du colonisateur et l’intérêt des popula-

tions des deux côtés de la frontière» ( ibid., p. 158).
Ce sont, à vrai dire, Monsieur le président, ces considérations et quelques autres qui
font craindre au Burkina Faso, l’agent et le coagent l’ont dit l’un et l’autre, que le
Mali, oublieux des principes qu’il dit accepter, en appelle à l’équité contre le droit.
Personne, dans cette salle, pas plus d’un côté de cette barre que de l’autre, ne
songe évidemment à menacer «la survie des populations intéressées» ou à prôner
une solution qui aille à l’encontre de «l’intérêt des populations des deux côtés de
la frontière». Mais, Monsieur le président, Messieurs les juges, il existe de
nombreux moyens de préserver cet intérêt et, indépendamment même de toute
considération juridique — car c’est franchement hors du droit que la Partie
malienne nous entraîne —, il est loin d’être certain que le partage des mares soit
le meilleur et le plus sûr moyen d’y arriver. Cette solution d’ailleurs n’est-elle pas
absolument contraire aux traditions locales et au droit coutumier que le Mali
décrit dans son mémoire (p. 46 à 48) et qui fait de l’eau une richesse qui ne peut
être appropriée et, à fortiori, partagée? A vrai dire, par la solution qu’elle appelle
de ses vŒux, la Partie malienne s’enferre dans des «concepts de sédentaires» dont

elle appelle à se «débarrasser» ( ibid., p. 47). Et même dans cette perspective qui
est la sienne, son argumentation manque de logique. Juste avant ces fortes décla-
rations sur son souci d’assurer «la survie des populations intéressées», que nous
dit-elle en effet? «La rive nord du Béli, celle qu’elle revendique, n’est pas propre
à l’installation, les riches pâturages étant situés au sud» (contre-mémoire, p. 157).
Le Burkina Faso a dénoncé, dans son contre-mémoire, la fable des «riches
pâturages de la rive sud» et je ne crois pas utile d’y revenir. J’ajouterai seulement
aux arguments déjà avancés le texte de la note établie par le résident de France à
Dori en 1899 et donnant des «renseignements sur les différentes races» habitant
le territoire de sa résidence. Il y indique que «les Oudalan comprennent un grand
nombre de tribus. Leur chef est N’Diougui. Ils campent dans l’Oudalan et autour
des mares situées au nord et à l’ouest de la province du Gorouol». Cette note a
été adressée à la Chambre et à la Partie malienne en application de l’article 56 du
Règlement. Quoi qu’il en soit, puisque le Mali se cramponne à l’idée qu’il n’y a
de pâturages qu’au sud des mares, comment concilie-t-il cette idée avec cet autre
principe selon lequel le partage du marigot est conforme à l’intérêt des popula-
tions nomades maliennes, puisqu’aussi bien, elles n’auraient, dans sa propre

logique, accès qu’à la rive nord du Béli, celle justement où toute installation serait
impossible?
La vérité est qu’ici encore le Mali part d’une pétition de principe erronée et
d’ailleurs injurieuse pour le Burkina Faso comme l’a relevé hier M. le ministre
Ernest Ouedraogo. Cette pétition de principe consiste à dire, ou, en tout cas, à
laisser entendre avec insistance que la situation actuelle mettrait en péril «la
survie des populations intéressées». C’est insinuer que le Burkina s’oppose à la
nomadisation dans le Béli des populations venues du nord et les empêche d’accé-
der aux mares ou de descendre bien plus au sud — parce qu’il faut le rappeler, le
Béli n’est pas le point ultime du voyage, toujours recommencé, des nomades,
qu’ils viennent d’ailleurs du sud ou du nord, qu’ils soient de nationalité malienne
ou qu’ils soient burkinabés; le Béli, c’est, pour les uns et pour les autres, un lieu
de passage, un lieu de séjour temporaire, et non pas un lieu d’établissement, même108 DIFFÉREND FRONTALIER [86/4 : 76-78]

si, à certaines périodes de l’année on y rencontre de grandes concentrations de
bétail et indépendamment des établissements permanents que l’on trouve aujour-
d’hui de part et d’autre du fleuve. Mais ces établissements permanents concernent
non pas les nomades mais les populations sédentaires burkinabés.
L’agent du Burkina Faso a opposé hier le plus ferme démenti aux insinuations
de la Partie malienne et il a indiqué qu’au surplus le Mali posait là un faux
problème.

C’est un faux problème en soi parce que la délimitation de la frontière entre
deux Etats souverains et le régime applicable aux migrants sont deux questions
juridiques totalement distinctes. Mais c’est un faux problème aussi parce que l’ad-
ministration coloniale s’est posée ce problème, dans un cadre qui n’était pas un
cadre international et dans lequel il était légitime de se poser la question. Elle
pouvait choisir de fixer la frontière où bon lui semblait. Or, ce problème qu’elle
s’est posé dans un cadre qui n’est pas le nôtre, elle l’a résolu très nettement dans
un sens qui contredit la thèse du Mali et cette solution s’impose aux deux Etats au
titre de la succession d’Etats.
Comme en ce qui concerne le fleuve Niger lui-même, le colonisateur a consi-
déré qu’il était infiniment préférable de rattacher les pâturages du Béli — n’exa-
gérons peut-être pas l’idée de «riches pâturages» — à une circonscription admi-
nistrative unique pour permettre à celle-ci d’exercer un contrôle plus strict des
populations, souci qui était à la base de toute sa politique. C’est dans cet esprit
que les cantons orientaux du cercle de Dori ont été attribués au Niger en 1936
«pour mettre ensemble des populations des deux rives du fleuve Niger» (mémoire

du Mali, annexe B/33). C’est dans cet esprit qu’en 1947 le lieutenant-gouverneur
du Niger s’opposait au retour à la Haute-Volta de la rive droite du fleuve Niger
(voir contre-mémoire du Burkina Faso, annexe 135). C’est dans cet esprit aussi
que la France, dont le souci premier était d’«avoir bien en mains» (on trouve
l’expression parfois dans les correspondances coloniales) les populations de la
région, a fixé la limite litigieuse non pas sur le Béli mais au nord du Béli, seule
façon de préserver l’unité de la région du Béli et de contrôler le moins mal
possible les mouvements des populations nomades de la région qui stationnaient
de temps à autre sur les deux rives.
En même temps, le colonisateur, bien qu’il se soit essayé, sans grand succès, à
limiter les mouvements nomades, si étrangers aux mentalités européennes, s’est
résigné à les tolérer. Il a donc opéré une dissociation entre la délimitation des
circonscriptions territoriales dans la région et le régime applicable aux habitants,
ceux-ci étant «libres de circuler et d’établir leur habitat où bon leur semble»
(mémoire du Burkina Faso, annexe Il-30) pour reprendre les termes mêmes utili-
sés par le gouverneur général de l’AOF en 1927. Telle était la logique du coloni-
sateur sur laquelle le Mali s’interroge. Cette dissociation dure encore, elle durera,

inévitablement, aussi longtemps que durera la nomadisation et le Burkina Faso,
pour sa part, n’y voit rien à redire.
En réalité, Monsieur le président, c’est la vieille et si funeste notion des fron-
tières naturelles qui pointe derrière le débat dans lequel le Mali s’est engagé. Au
nom de quoi peut-il affirmer que le chapelet des mares du Béli est une «richesse
partagée par excellence»? Il n’y a pas de raison de s’arrêter: l’eau des trois Volta
aussi pourrait être tenue pour une «ressource partagée», et celle du Niger et les
pâturages de la mare d’Oursi... Pas plus qu’il n’y a d’«ethnie malienne par excel-
lence», il n’y a de «richesse partagée par excellence». Le colonisateur a peut-être
mal fait les choses; sans doute même; il ne les a pas moins faites et la situation
qu’il a créée peut être critiquable, artificielle, arbitraire, elle ne s’en impose pas
moins aux Etats que, tel un démiurge aveugle, le colonisateur a façonnés en fonc-
tion de ses propres intérêts.[86/4 : 78-79] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .PELLET 109

Ceux-ci doivent s’en accommoder. Oh, le Burkina Faso préférerait sans doute
que sa frontière longe le Niger; et il doit accepter d’en avoir été tenu éloigné, de
même que le Mali doit se résigner à n’avoir pas accès au Béli, non pas parce que
la ligne orographique est plus «naturelle» que celle hydrographique, qu’il appelle

la Chambre à forger, ni parce qu’elle est plus rationnelle ou parce qu’elle relève
du bon sens, mais, simplement, parce que c’est cette ligne orographique que le
colonisateur a retenue. Tout le confirme: un titre d’abord, la lettre 191CM2,
valable, nous l’avons vu, dans l’ensemble du secteur dont nous parlons; les cartes
ensuite, qui, avec une belle unanimité, au moins depuis que le nord du cercle de
Dori a reçu sa configuration définitive en 1908-1909, confirment ce choix; la
pratique administrative enfin, à laquelle il ne me paraît pas utile de consacrer des
développements particuliers, tout ayant été dit dans les écritures du Burkina Faso
sur ce point et le contre-mémoire du Mali n’apportant que peu d’éléments
nouveaux, qui, au surplus, ne concernent que certains points précis et limités de
la frontière contestée. J’en dirai quelques mots en tentant d’appréhender mainte-
nant la frontière — peut-être demain matin si vous le jugez plus opportun — non
dans sa globalité comme je l’ai fait jusqu’à présent, mais dans ses divers éléments,

en analysant un à un les divers points sur lesquels une discussion s’est engagée
entre les Parties.

L’audience est levée à 18 heures110 [86/5 : 6-8]

C 2/CR 86/5

SIXIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (18 VI 95, 10 h)

Présents : [Voir audience du 16 VI 86.]

M. PELLET: Monsieur le président, Messieurs les juges, après avoir envisagé
la frontière dans la région qui nous intéresse dans son ensemble, je me propose de
faire quelques haltes en des points plus précisément désignés, qui, à un titre ou à
un autre, peuvent paraître intéressants. Tel est le cas d’abord bien évidemment
pour l’extrémité orientale de la frontière litigieuse, c’est-à-dire le point triple entre
le Burkina Faso, le Mali et le Niger.

a) Le point triple

Le débat relatif au point triple est un microcosme de l’ensemble du dossier. En
particulier, on y retrouve tous les problèmes que l’on a rencontrés à propos de la
zone du Béli dans son ensemble, puisque, comme dans le reste de ce secteur, la
Partie malienne récuse la validité d’un titre écrit qui lui donne clairement tort, au
prétexte qu’il serait entaché du même vice que la lettre 191CM2 — l’erreur —
et, comme ailleurs, elle sollicite adroitement le sens de certains documents colo-
niaux pour en déduire une «effectivité» de la fixation du point triple sur le
marigot, alors que les pratiques qu’elle cite vont en sens inverse dans la mesure,
d’ailleurs limitée, où l’on peut accorder une valeur probante quelconque à ces
pratiques. Et sur un point pourtant, le Mali modifie radicalement sa position, selon
laquelle la cartographie de la région, y compris la fameuse carte au 1/200000 de
1960, manque de la fiabilité la plus élémentaire, et, soudain, s’agissant du point
triple, nos amis maliens trouvent à cette carte, sinon toutes les vertus — car elle

ne sert que très partiellement leur thèse —, du moins un très grand mérite: celui
de situer convenablement l’insaisissable mont N’Gouma.
Deux titres écrits font passer la frontière en un point appelé «hauteur de
N’Gourma» par le premier, et «oonts N’Gouma» par le second. Ces deux titres,
ce sont d’une part l’arrêté n 2336 du 31 août 1927, fixant les limites des colonies
de la Haute-Volta et du Niger, corrigé et complété par son erratum n o 2602 du
5 octobre 1927, et, d’autre part, la lettre 191CM2, toujours elle, relative à la déli-
mitation du Soudan français et du Niger à une période durant laquelle le territoire
de la Haute-Volta avait été réparti entre ces deux colonies.
Depuis que leurs positions se sont cristallisées, les Parties ont attaché une très
grande importance au positionnement du mont N’Gouma. Je ne pense pas que ce
soit une très bonne façon de poser le problème comme le contre-mémoire du
Burkina Faso l’a établi. Mais, puisque la Partie malienne continue de le poser en
ces termes, c’est d’abord sous cet angle que je vais l’aborder.
L’opposition des Parties tient aux variations de la cartographie sur ce point. Je
m’en tiendrai aux trois cartes les plus caractéristiques. Dans l’ordre chronologique

ce sont:
— d’abord la carte de 1925 au 1/500000, feuille d’Ansongo, établie par le ser-
vice géographique de l ’AOF, qui figure très nettement le mont N’Gouma à
4,750 kilomètres au nord du gué de Kabia (et non d’ailleurs à «une dizaine
de kilomètres» comme le Burkina Faso l’avait écrit par erreur dans son
mémoire, p. 177) ;[86/5 : 8-11] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 111

— la seconde carte est caractéristique; c’est le croquis de Tillabéry de 1954 au
1/250000 qui fait commencer les monts N’Gouma à environ 7 kilomètres à
l’est du gué de Kabia et les fait s’étendre sur 15 kilomètres à l’est ;
— et enfin la carte de l’IGN au 1/200000 (feuille de Téra) qui contient un topo-
nyme «N’Gouma» à moins de 2 kilomètres au sud-est du gué de Kabia.

Face à cette situation confuse, il faut le reconnaître, la sous-commission de
l’OUA présidée par M. M’Baye avait chargé un comité technique neutre formé
de trois cartographes de «définir sur le terrain la position réelle des monts
N’Gouma» (rapport du 14 juin 1975, mémoire du Burkina Faso, annexe II-103,
p. 4). Après s’être rendu sur les lieux, ce comité a remis son rapport le 11 juin
1975, et celui-ci contient les constatations suivantes:

«Il résulte de l’exploitation de nos observations:
1. Que le présumé mont N’Gouma de la carte au 1/200000 est bien posi-
tionné sur cette carte. Il affecte la forme d’un véritable mont ou colline, au
sens géographique de ces mots;

2. Que cette position est celle donnée sur le plan au 1/500000 [il s’agit de
la carte de 1925] à la colline de Tanara qui ne figure plus du tout sur le plan
au 1/200000;
3. Que les deux plans représentent, au nord du gué de Kabia, un mouve-
ment de terrain croquisé sur le plan au 1/500000 et dénommé mont
N’Gouma; le plan au 1/200000, plus précis et plus fouillé, représente ce
même mouvement sous forme d’un massif semé de plusieurs pitons rocheux
sans dénomination.» ( Ibid., annexe II-102 A, p. 3.)

S’appuyant sur ces constatations et sur le texte de l’arrêté de 1927 sur lequel je
reviendrai dans un instant, le comité technique neutre conclut:
«Il y a eu, très certainement, inversion d’écritures sur la carte au 1/200000
en ce qui concerne N’Gouma et Tanara.
La position du mont N’Gouma de la carte au 1/500000 est la plus plau-
sible, et les hauteurs de N’Gouma sont un ensemble de pitons rocheux situés
au nord du gué de Kabia, à trois kilomètres environ de ce gué, tels au surplus
qu’on peut le voir nettement sur la carte au 1/200000.» ( Ibid., p. 4.)

La sous-commission a fait siennes ces vues émanant de techniciens neutres et
capables.
La République du Mali s’insurge contre cette conclusion. Alors que, dans l’en-
semble de ses écritures, elle refuse toute valeur probante aux cartes, y compris à
celle de 1960, et pour ce qui est de l’ensemble de la frontière litigieuse, tout à
coup, elle trouve à la carte au 1/200000 un charme tout à fait inattendu, en ce qui
concerne au moins le positionnement du mont N’Gouma. Elle en vante, à juste
titre d’ailleurs, la topographie et la toponymie très soignées, et elle appelle à la

rescousse le croquis du cercle de Tillabéry de 1954, lui aussi présenté comme un
modèle de cartographie moderne.
C’est sans doute, à vrai dire, faire beaucoup d’honneur à ce croquis que vous
voyez ici, qui a certainement demandé beaucoup de travail à ses auteurs et qui à
ce titre mérite une certaine considération en ce qui concerne en tout cas sa topo-
nymie. Il est difficile d’en dire autant en ce qui concerne la topographie qui y
figure et qui est extraordinairement fantaisiste, comme le montre la comparaison
de ce croquis avec la carte au 1/200000 de 1960. Je n’en veux pour preuve que la
configuration du gué de Kabia, que vous voyez ici et qui ne représente pas du tout
l’ample boucle vers le nord qui figure sur toutes les cartes, y compris sur celle de
1925, mais point sur ce croquis-ci, et qui est tout à fait marquée, en particulier sur112 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 11-13]

la carte de 1960. Au surplus, le croquis de 1954 figure les monts N’Gouma
complètement à l’est du gué de Kabia, et à l’est des monts Gorontondi qui, eux,
sont au nord du gué de Kabia, alors que sur toutes les cartes les monts Gorontondi
sont tout à fait à l’est du gué de Kabia. Il y a donc visiblement, là aussi, une sorte
d’inversion entre les monts Gorontondi et N’Gouma, dont les positions respectives
ont été interverties. Vouée aux gémonies par la Partie malienne, la carte de 1925,
elle au moins, ne commet pas ces erreurs. Au surplus, en ce qui concerne ce

croquis, trois points doivent être relevés. D’abord, contrairement à ce qu’écrit le
contre-mémoire du Mali (contre-mémoire, p. 171), ce croquis ne figure pas le
point triple; d’autre part — le Mali omet de le préciser —, ce croquis fait passer
la limite septentrionale du cercle de Tillabéry aux monts N’Gouma; en tout état
de cause, enfin, ce qui ne laisse pas de surprendre, le «mont N’Gouma» s’étend
ici sur une quinzaine de kilomètres — ce qui est quand même lui faire beaucoup
d’honneur —, alors ceci doit correspondre, à peu près, si l’on regarde les cartes
modernes ou celles de 1925, à l’extension des monts Gorontondi. Quoi qu’il en
soit, la bizarrerie de la topographie du croquis de 1954 rend celui-ci parfaitement
inutilisable pour situer le mont N’Gouma.
La carte de l’IGN de 1960 ne mérite certainement pas les critiques qu’encourt
ce croquis et le Burkina Faso — je tiens à le répéter car sur ce point le Mali nous
fait une querelle que nous croyons mauvaise — n’a aucun doute sur la fiabilité de
la topographie de la carte de 1960. Ceci veut dire que là où cette carte figure une
hauteur, il y a une hauteur et que là où il figure une mare, il y a une mare. Et de
même, il paraît tout à fait acquis au Gouvernement du Faso que la toponymie et

les renseignements administratifs qui figurent sur cette carte sont éminemment
crédibles, qu’il s’agisse des noms de lieu ou des contours des circonscriptions
territoriales.
Cependant, cette présomption d’exactitude qui s’attache à la carte de 1960 n’est
pas, sur ces derniers points, toponymie, renseignements administratifs, irréfra-
gable.
Contrairement à ce qui se produit pour la topographie, la toponymie n’est pas à
l’abri d’une erreur humaine et ceci, n’en déplaise au Mali, n’est pas une explica-
tion «très deus ex machina » (contre-mémoire, p. l70), l’erreur est, bien au
contraire, humaine, trop humaine: la photographie aérienne ne peut pas se
tromper, elle enregistre et ne saurait montrer des montagnes à un endroit où se
trouve la plaine, il n’en va pas de même de l’opérateur ou du toponymiste, qui,
eux, doivent plaquer sur le terrain des renseignements qu’aucun progrès technique
ne peut empêcher d’être éventuellement inexacts.
En particulier, une interversion n’est pas exclue, surtout sur des cartes extrême-
ment détaillées et fourmillant de données, comme celle de l’IGN de 1960. Par
ailleurs il peut fort bien se produire que les renseignements recueillis sur le terrain

soient erronés; et, si tel est le cas, ils le demeureront une fois transcrits sur la
carte. En l’espèce, n’en déplaise à la Partie malienne, cette explication n’a rien
d’impossible; «nguma», on le sait, est un nom générique signifiant «petite
dune». Il n’est pas du tout inconcevable que les habitants de la région, consultés
sur telle où telle ondulation du terrain, baptisent ainsi une hauteur, indifférem-
ment, ce qui pourrait expliquer les variations qui sont constatées sur les cartes en
ce qui concerne l’emplacement de ces «petites dunes» qu’on trouve un peu
partout autour du gué de Kabia si on regarde les cartes.
Au surplus, les vocables évoluent. Il n’est pas sans intérêt de relever qu’aucune
des personnes rencontrées par le comité neutre de cartographes lors de sa visite
sur le terrain en 1975 n’avait entendu parler du mont N’Gouma, ni, à fortiori bien
sûr n’avait pu le situer (voir mémoire du Burkina Faso, annexe II-102 A, p. 2-3).
Alors faudrait-il déduire de ceci que le mont avait disparu sous prétexte que les[86/5 : 13-15] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 113

gens de la région ne le connaissaient plus? Cette conclusion est évidemment
absurde, et montre qu’en tout état de cause le problème dans les termes que je
viens d’évoquer, est mal posé. Il n’est pas de savoir — il faut y insister — où se
trouve le mont N’Gouma, notre question de juristes est de savoir où se situe le
point triple, point d’aboutissement à l’est de la frontière litigieuse.
D’emblée on doit constater que le titre cartographique dont sur ce point, et sur
ce point seulement, le Mali s’entiche, lui donne tort et ceci sans aucune excep-

tion: aucune des cartes figurant le point triple ne situe le point triple au gué de
Kabia; sur toutes, absolument toutes les cartes, le point triple est placé au nord du
gué de Kabia. Le Burkina Faso a montré ceci aux pages 231 et 232 de son contre-
mémoire et je n’y reviens pas, sinon pour souligner que ceci vaut pour les
nouvelles cartes produites par les Parties — j’exclus celles qui ont été produites
hier pour l’instant — et pour la carte au 1/200000 de 1960 à laquelle le Mali
accorde un si grand crédit pour situer le mont N’Gouma, question qui pourtant
n’est ici que tout à fait incidente.
Par ailleurs et surtout, s’il y avait une contrariété entre les cartes et le titre écrit,
faut-il rappeler que le titre cartographique doit céder devant le titre écrit? Or ici,
il y a, non pas un titre écrit, mais deux titres écrits, concordants et d’une parfaite
netteté — l’arrêté général de 1927 et son erratum d’un côté, la lettre 191CM2 de
1935 d’autre part.
D’abord l’arrêté du 31 août 1927 et son erratum du 5 octobre suivant. Cet arrêté
a pour objet, je l’ai rappelé tout à l’heure, de fixer les limites de la Haute-Volta et
du Niger à la suite du rattachement au Niger du cercle de Say et d’une partie de

celui de Dori par le décret du 28 décembre 1926.
La République du Mali s’efforce de créer une incertitude sur le sens de ce titre-
instrument par excellence, qui a été adopté en bonne et due forme par l’autorité
compétente, et ceci en essayant d’opposer le texte de l’arrêté à son erratum et à
une lettre du commandant de cercle de Dori en date du 27 août 1927. Ce sont
deux faux débats; pour des raisons de fond aussi bien que pour des motifs plus
formels.
Dans sa lettre du 27 août 1927, le commandant de cercle de Dori propose que
les cercles de Dori et de Tillabéry soient «dorénavant limités ainsi que suit»:

«Au nord par la limite actuelle avec le Soudan (cercle de Gao) jusqu’à la
hauteur de la montagne N’Gouma, puis à l’ouest par une ligne partant du gué
de Kabia et se dirigeant au sud...» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-27.)
Le Mali veut faire dire à ce texte «que la montagne de N’Gouma est à l’est du
gué de Kabia et d’autre part que la frontière avec le Soudan n’est pas clairement
déterminée» (contre-mémoire, p. 161). Ceci est une idée doublement singulière;
d’abord parce que la référence à «la limite actuelle du Soudan» n’implique aucu-
nement que celle-ci est indéterminée, au contraire, on se contente de renvoyer à

des choses connues. Ensuite parce que le texte peut signifier tout à fait indiffé-
remment que N’Gouma est au nord ou à l’est du gué de Kabia, sans qu’aucun
élément textuel permette de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Au
pire, on est ainsi renvoyé au débat sur l’emplacement du mont N’Gouma et nous
avons vu que l’étude des cartes ne permet pas de trancher ce débat de façon caté-
gorique. Au plus on peut remarquer que le mont N’Gouma se trouve au nord du
gué sur la carte qui, à l’époque, est la plus répandue, la carte 1925 au 1/500000,
à laquelle il y a tout lieu de penser que le commandant de cercle de Gao se réfé-
rait.
Quoi qu’il en soit, deux points importants doivent être relevés en ce qui
concerne l’impact de cette lettre. D’abord, contrairement à ce qu’écrit le Mali à
deux reprises (contre-mémoire, p. 62 et 160), cette lettre ne peut avoir influencé114 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 15-18]

en aucune manière la rédaction de l’arrêté général du 31 août 1927 pour des
raisons simplement de dates et de bonne logique: elle est partie de Dori le 27 août
1927, elle a été adressée au lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta à Ouagadou-
gou, elle ne peut pas être parvenue à Dakar quatre jours plus tard; et si, par extra-
ordinaire, elle était parvenue à Dakar il est évident qu’elle ne pouvait pas avoir
été prise en compte pour l’élaboration de l’arrêté du 31 août. En second lieu et de
toutes manières, il s’agissait d’une simple proposition d’une autorité subordonnée

à une autorité supérieure et elle ne peut pas l’emporter sur l’arrêté du gouverneur
général de l’AOF. Ceci en admettant qu’il y ait une contradiction comme le Mali
veut le faire croire.
La même remarque vaut en ce qui concerne les relations de l’arrêté du 31 août
1927 et de l’erratum du 5 octobre. Cet erratum a été pris par la même autorité, il
a été dûment publié, c’est par conséquent le texte de celui-ci qui devrait faire foi
en cas de contrariété.
Mais il n’y a pas de contrariété; l’arrêté du 31 août dispose que la limite entre
le cercle nigérien de Tillabéry et la Haute-Volta :

«est déterminée au nord par la limite actuelle avec le Soudan (cercle de Gao
jusqu’à la hauteur de N’Gouma à l’ouest par une ligne passant au gué de
Kabia...» (mémoire du Burkina Faso, annexe II-28).
Le Mali, qui part de l’idée préconçue que le mont N’Gouma se trouve à l’est,
considère que l’utilisation du mot «passant» («passant au gué de Kabia»), et non
pas du mot de «partant», rend «plus confuse la détermination de la frontière du
Soudan et la position de N’Gouma par rapport au gué de Kabia» (contre-mémoire,

p. 162). A vrai dire, ceci confirme tout simplement que le mont N’Gouma est bien
au nord du gué. Il reste que ce texte contient une anomalie dans la mesure où il
commence par mentionner, au nord, la limite entre le Niger et la Haute-Volta et
non entre le Niger et le Soudan français, ce qui n’était pas l’objet de l’arrêté.
L’erratum du 5 octobre 1927 lève cette ambiguïté en omettant toute mention de
la limite septentrionale du cercle de Tillabéry. Le texte doit, dorénavant, se lire
ainsi:
«Les limites des colonies du Niger et de la Haute-Volta sont déterminées

comme suit: «Une ligne partant des hauteurs de N’Gouma, passant au gué de
Kabia (point astronomique)...» (Mémoire du Burkina Faso, annexe Il-29.)
Le Mali affirme qu’«en voulant clarifier les choses, l’erratum n’a fait que les
rendre plus confuses» (contre-mémoire, p. 162). Elles ne le sont que si, comme la
Partie malienne, qui ne veut ni ne peut, pour les besoins de sa démonstration,
démordre de son idée, l’on pose en principe que le mont N’Gouma est là où elle-
même l’a décidé, c’est-à-dire à l’est du gué de Kabia. Mais précisément, le texte,
à peine d’être totalement incompréhensible, impose de considérer que le point

triple, celui d’où part la frontière avant de passer au gué, est au nord du gué.
Alors est-ce que ce point d’origine de la frontière entre le Niger et la Haute-
Volta s’appelle «N’Gouma»? La question ne me paraît présenter aucune espèce
d’importance. Ce qui importe c’est la position relative du point triple par rapport
au gué, dont nul ne conteste l’emplacement; et le texte de l’erratum qui établit de
manière irréfutable que le gué n’est pas le point triple.
Cela bien sûr chagrine fort la Partie malienne qui invoque deux arguments à
l’encontre de ce raisonnement. D’abord celui-ci serait incompatible avec la carte
au 1/200000 de 1960, d’autre part l’arrêté serait, non seulement nul, mais même
inexistant! (contre-mémoire, p. 64 et 68).
En ce qui concerne le premier de ces arguments, le Gouvernement burkinabé se
félicite de l’importance extrême que le Mali attache à la carte de l’IGN. Il[86/5 : 18-20] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 115

s’étonne pourtant que cet engouement soit extraordinairement sélectif; car enfin,
si ce document place N’Gouma au sud-est du gué de Kabia il figure aussi un tracé
de la frontière, et ce tracé de frontière n’a aucune espèce de rapport avec celui que
défend la Partie malienne. Or les Parties n’ont pas saisi votre Chambre pour
qu’elle tranche un problème de géographie ou de cartographie — ce qui n’entre
pas vraiment d’ailleurs dans ses attributions; elles lui ont demandé quel est le
tracé de la frontière dans une zone qu’elles ont précisée. Et ce tracé figure sur la

carte à laquelle le Mali, tout d’un coup, dit attacher une extrême valeur. Seule-
ment, c’est au nord du gué de Kabia, et non sur celui-ci, qu’elle situe le point
triple.
Le Burkina Faso, faut-il le dire? n’éprouve pas cet embarras. Comme il l’a
toujours soutenu, la carte de 1960 constitue un titre-instrument tout à fait essentiel
aussi bien en ce qui concerne la région du Béli que celle de Soum, ou le secteur
des quatre villages. Et il ne verrait, pour sa part, que des avantages à ce que, tirant
les conséquences logiques de l’aveu malien de l’excellence de cette carte, vous lui
adjugiez, Monsieur le président, Messieurs les juges, la frontière figurant sur cette
carte, consacrant du même coup la fixation du point triple à la mare de Fitili.
Comme le Gouvernement burkinabé l’a indiqué dans son contre-mémoire (p. 234
et 241), il existe des raisons non négligeables de procéder de cette manière.
Cependant, tout bien pesé, dans un souci de rigueur juridique autant que d’hon-
nêteté intellectuelle, il est apparu à ce gouvernement qu’il y avait un motif décisif
de situer le point triple plus au sud, sur les sommets que toutes les cartes figurent
à quelques kilomètres — 3 ou 4 — au nord du gué de Kabia.

Cette raison décisive c’est l’arrêté général des 31 août et 5 octobre 1927, dont
les termes impliquent l’évidence que le point triple est situé à la fois au nord du
gué de Kabia et sur une hauteur. Les Parties sont en effet d’accord, au moins en
principe, pour considérer que de tels titres écrits, en bonne et due forme, l’empor-
tent sur toute autre considération, y compris les données géographiques.
Or, cela a bien sûr conduit à l’examen du second argument invoqué par la
République du Mali: l’arrêté général de 1927 serait nul, voire inexistant, du fait
de son «absurdité», le mot est dans le contre-mémoire, et de l’erreur qu’aurait
commise son auteur (contre-mémoire du Mali, p. 63). Quelle est donc, Monsieur
le président, ce vice rédhibitoire, cet obstacle dirimant? Toujours le même. Le
mont N’Gouma visé par ce texte n’est pas là où le Mali voudrait qu’il soit. Et la
Partie malienne de développer en cinq pages très érudites une savante théorie sur
l’erreur-obstacle ( ibid., p. 64 à 69).
Je ne me hasarderai pas, Monsieur le président, dans ce docte débat, sauf à
remarquer qu’en droit interne comme en droit international, seule une erreur
essentielle, portant sur la cause même d’un acte juridique, affecte la validité de
celui-ci. Conformément à la jurisprudence constante du Conseil d’Etat français

telle qu’elle est fixée par le célèbre arrêt Trépont au 20 janvier 1922, c’est seule-
ment lorsqu’il donne à un acte une «cause juridique inexistante», qu’un fait maté-
riellement inexact entraîne l’annulation de la décision ( RDP, p. 88). Au contraire,
le juge refuse de tenir compte d’une «erreur purement matérielle», comme il l’a
rappelé par exemple dans sa décision Consorts Michel Lavie du 23 mars 1949
(Recueil Lebon , 1949, p. 142). En ce qui concerne le droit international, les
auteurs cités par le Mali rappellent d’ailleurs la même idée et insistent sur le fait
qu’une erreur essentielle est nécessaire qu’il s’agisse, pour m’en tenir aux auteurs
cités par le Mali, du professeur Serge Sur (in H. Thierry, J. Combacau, S. Sur et
Ch. Vallée, Droit international public , 1981, p. 184 et 185) ou du regretté Nguyen
Quoc Dinh (dans Nguyen Quoc Dinh et al ., Droit international public , 1981,
p. 184 et 185), ou encore du professeur Charles Rousseau qui est encore plus
réservé, et ceci dans le passage même que cite la Partie malienne (contre-116 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 20-23]

mémoire, p. 67). Comme l’a relevé la Cour internationale de Justice dans l’affaire
relative à la Souveraineté sur certaines parcelles frontalières , par exemple, l’er-
reur alléguée par une Partie doit être «de nature à vicier» l’acte qui en serait
entaché dans cette affaire. La Cour a précisé qu’il lui appartenait de «vérifier
quelle était l’intention des Parties d’après les dispositions d’un traité à la lumière
des circonstances» ( ibid., p. 225).
Comme l’a dit aussi l’arbitre Lardy dans l’affaire de l’Ile de Timor — c’est un

précédent extrêmement important en ce qui concerne cet aspect précis du débat :
«il y a lieu de rechercher la réelle intention» de l’auteur de l’instrument, «sans
s’arrêter aux expressions ou dénominations inexactes» dont il a pu se servir par
erreur (RSA XI, p. 497).
Or quelle était l’intention du gouverneur général de l’AOF lorsqu’il a pris l’ar-
rêté en 1927? Son intention était de délimiter la nouvelle frontière entre les colo-
nies de la Haute-Volta et du Niger. Très logiquement, il s’est fondé sur les cartes
qui existaient alors et, en particulier, sans aucun doute, sur la carte au 1/500000
éditée deux ans plus tôt par le service géographique de l’AOF. Et sur cette carte
au 1/500000, qu’a-t-il vu? D’abord il a vu qu’il y avait ici des mares très larges,
très bien marquées, celle de Oueldé, celle de Youmbam, et, entre les deux, un gué
au nord d’un méandre tout à fait bien marqué qui est indiqué comme étant le gué
de Kabia. A l’est et un peu au sud du gué, le gouverneur général a vu une colline
appelée colline de Tanhara et nettement figurée; au nord du gué enfin, le gouver-
neur général a vu un ensemble de sommets indiqués comme étant le «mont
N’Gouma».

Le gouverneur général par conséquent disposait de tous les éléments pour
décider en connaissance de cause: ces mares existent; cette colline existe; ce gué
existe; ces hauteurs existent. On retrouve ces points sur toutes les cartes fiables
et d’abord sur la carte de 1960 au 1/200000.
Or face à cette situation, que décide le gouverneur général? Il ne fixe pas le
point triple à la colline de Tanhara, qui est ici, il ne fixe pas le point triple au gué,
qui est ici. Il part des hauteurs qui sont situées au nord du gué, c’est-à-dire qu’il
part d’ici. Il se trouve que celles-ci qui sont situées au nord du gué sont affectées,
sur cette carte, du toponyme «N’Gouma». Elles auraient pu s’appeler Leletan, ou
s’appeler Tanhara, elles auraient pu s’appeler Mont-Blanc, si cela fait plaisir à nos
amis maliens (cf. contre-mémoire du Mali, p. 164), cela n’eût strictement rien
changé. Ce n’est pas le toponyme «N’Gouma» qui a été la cause de la décision
du gouverneur général; c’est la topographie qu’il désigne, c’est-à-dire des
hauteurs, et la situation de ces hauteurs au nord du fleuve. Ce n’est pas le mot qui
a compté, mais la chose qu’il désignait et sur laquelle il n’y a eu, en tout cas,
aucune erreur. Comme disait un écrivain célèbre de mon pays «On ne se méfie
jamais assez des mots»...

Contrairement à ce que veut faire croire le Mali, le problème n’est donc aucu-
nement de choisir entre la carte de 1925 et celle de 1960; le problème est d’inter-
préter le titre écrit — l’arrêté de 1927 et son erratum —, ceci à la lumière des
circonstances et en tenant compte de l’intention de l’auteur. Et l’on ne peut pas
s’empêcher de manifester un certain étonnement en voyant la Partie malienne
interpréter un arrêté qu’elle déclare «inexistant» en fonction d’une carte dénuée
selon elle de toute valeur juridique et postérieure de plus de trente ans à l’arrêté.
Du reste, comme je l’ai montré, même si l’on entre dans la logique, tout à fait
particulière, du Mali, la validité de l’arrêté ne saurait être mise en doute: l’exa-
men de la carte de 1960 montrant qu’il n’a commis aucune espèce d’erreur
substantielle.
Et ce serait au contraire en interprétant l’arrêté de 1927 et son erratum comme
le Mali le fait qu’on priverait cet arrêté de toute possibilité d’application puisque,[86/5 : 23-25] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 117

partant de la colline située à l’est du gué de Kabia, la frontière se dirigerait ensuite
vers le gué de Kabia, c’est-à-dire à l’ouest pour obliquer ensuite vers le sud, ce
qui impliquerait qu’une partie du territoire de la Haute-Volta se serait trouvée au
nord du Soudan, ce que personne n’a jamais prétendu et ceci est contraire à toutes
les règles d’interprétation sur lesquelles tout le monde s’accorde.
Au surplus, comme l’a fait remarquer le comité technique neutre de carto-
graphes désigné par la sous-commission présidée par M. M’Baye, d’après le texte

de l’erratum du 5 octobre 1927, la limite entre les deux colonies — je cite le
comité technique de cartographes qui avance là un argument non négligeable: la
limite entre les deux colonies «est une seule ligne (ou direction de ligne) depuis
«les hauteurs de N’Gouma» jusqu’à Tong-Tong où, selon l’arrêté, «cette ligne
s’infléchit légèrement vers le sud-est...»
Le comité ajoute :
«Toute direction venant de l’est, c’est-à-dire de la position de N’Gouma sur
la carte au 1/200000 aurait marqué, au gué de Kabia, un changement de direc-

tion brusque et beaucoup plus important que celui de Tong-Tong — il aurait
en effet été supérieur à 90°, changement que les auteurs du texte n’auraient pas
manqué de signaler.» (Mémoire du Burkina Faso, annexe II-102 A, p. 4.)
Je dois mentionner en passant le caractère assez saugrenu de la question posée
à la page 165 du contre-mémoire de la République du Mali. Elle se demande, ou
elle nous demande, «pourquoi a-t-on identifié astronomiquement le gué de Kabia
(en dépit de son altitude modeste!) et pas les hauteurs de N’Gouma?». La
réponse est très simple: à la différence d’un point géodésique, un point astrono-

mique n’est jamais recherché en fonction d’un sommet — le canevas astrono-
mique et géodésique de l’AOF, produit par le Mali, le confirme d’ailleurs tout à
fait clairement (doc. C/76) — et ce n’est pas du tout «en dépit» mais à cause «de
son altitude modeste» ainsi d’ailleurs que de son accès facile et de son repérage
aisé que le gué de Kabia a été choisi comme point astronomique, un point secon-
daire étant identifié au campement de Kabia. Ceci correspond à des exigences
techniques et n’a strictement rien à voir avec le problème qui nous intéresse.
Ce problème, pour sa part, est réglé par l’arrêté du 31 août et 5 octobre 1927.
Et la solution qu’il convient de lui donner est confirmée par deux éléments fonda-
mentaux et par quelques autres qui tournent autour des «effectivités» sur
lesquelles je ne reviens pas ici, le Burkina Faso en a parlé dans son contre-
mémoire.
Les deux éléments fondamentaux sur lesquels il convient en revanche d’insister
sont, d’une part, la lettre 191CM2 et, d’autre part, la carte au 1/1000000 figurant
la «nouvelle frontière de la Haute-Volta et du Niger» après 1927.
Je peux être bref sur la lettre 191CM2 du gouverneur général de l’AOF du
19 février 1935 et sur la réponse du lieutenant-gouverneur du Soudan français du

3 juin suivant: j’en ai déjà longuement parlé et ce qui vaut pour l’ensemble de la
frontière dans la zone du Béli vaut tout autant en ce qui concerne le point triple.
Il est cependant important de remarquer que huit ans après l’intervention de
l’arrêté de 1927 et de son erratum, un nouveau titre écrit, rédigé dans un contexte
différent — puisque, entre-temps, la Haute-Volta avait été démembrée —, fait à
nouveau passer la frontière entre le Soudan et le Niger au mont N’Gouma. Perse-
verare diabolicum . Or, les autorités locales, en particulier le commandant de
cercle de Gao, directement concerné, et qui signale certaines erreurs ou certaines
incertitudes dans d’autres secteurs couverts par la lettre 191CM2, ne proteste en
rien, alors même qu’il possède la carte de 1925, il l’écrit, et que la mention du
mont N’Gouma, ancien point triple, retenu par l’arrêté de 1927, ne pouvait tout de
même pas raisonnablement échapper à son attention.118 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 25-27]

Bien entendu, la Haute-Volta ayant disparu à cette époque, l’échange de lettres
de 1935 ne peut pas servir à localiser un point triple. Il confirme néanmoins que
les autorités coloniales persistaient, à ce moment-là, à tenir pour un point frontière
le mont N’Gouma, tel qu’il figurait alors sur les cartes faisant autorité, la carte de
1925 — n’oublions pas que la circulaire 93 CM 2 de 1930 faisait obligation aux
autorités compétentes en matière de délimitation de se référer à la carte de 1925.
Au surplus, et c’est le second élément fondamental qui confirme le sens qu’il

convient de donner à l’arrêté de 1927 dans sa version du 5 octobre, il existe une
interprétation cartographique de celui-ci.
La carte dont il s’agit, et que vous allez voir dans un instant, avait été trouvée
dans les archives nationales de la République du Niger et produit par la Haute-
Volta devant la sous-commission juridique de la commission de médiation de
l’OUA. Lors de la rédaction du contre-mémoire, le Gouvernement burkinabé ne
disposait d’aucun élément lui permettant de conclure catégoriquement au caractère
d’acte officiel de cette carte, même si elle en avait toutes les apparences et nous
nous étions bornés à en faire état comme d’une carte parmi d’autres (p. 236 et
237).
Depuis lors cependant, la même carte a été retrouvée dans les archives de la
période coloniale conservées aux archives nationales du Burkina Faso.
Par elle-même, dira sans doute la Partie malienne, cette carte ne prouve rien de
plus — ni de moins d’ailleurs — que celle trouvée à Niamey il y a onze ans. Peut-
être... Mais il est tout de même remarquable que des cartes identiques aient été
retrouvées, en double original, dans les capitales des deux colonies intéressées par

l’arrêté. Cela en fait montre tout de même que, conformément aux exigences
réglementaires, les autorités centrales de l’AOF avaient adressé à chacune des
colonies concernées une carte donnant une interprétation authentique de l’erratum
du 5 octobre 1927.
Et voici, par conséquent, qui satisfait ou devrait satisfaire entièrement aux
exigences de la République du Mali pour laquelle:
«les cartes géographiques ne sont susceptibles de se voir reconnaître une
force probante, variable selon les cas, qu’autant qu’elles sont liées, soit de
façon directe, soit de façon indirecte, à l’expression de la volonté des parties

en cause» (mémoire du Mali, p. 170; contre-mémoire, p. 104),
étant entendu qu’ici, «les parties en cause» se limitent au seul gouverneur général
de l’AOF, «souverain délimitateur» des colonies sous sa juridiction.
Or qu’enseigne cette «expression en forme sensible et matérielle» comme
l’écrit le Mali (contre-mémoire, p. 97) de la ligne frontière décrite par l’erratum
du 5 octobre 1927? En fait, cette carte dit très exactement la même chose que ce
que dit aussi le Gouvernement du Burkina Faso: comme vous pouvez le voir sur
cette carte, le point triple est situé ici, nettement au nord du gué de Kabia, bien

marqué sur cette carte, et ce gué est bien un point frontière: il est ici. Le gué de
Kabia est bien un point frontière, mais seulement entre le Niger et la Haute-Volta,
et en aucune manière un point triple entre ces deux colonies et le Soudan.
C’est une confirmation, mais elle est tout à fait éclatante.
La République du Mali s’inquiète des conséquences concrètes que peut entraî-
ner la localisation du point triple sur des «hauteurs non identifiées» dit-elle —
elles sont, pensons-nous maintenant, tout à fait identifiées sans qu’un doute soit
possible. Le Mali ajoute plaisamment: «Un triple point peut-être? Mais un point
triple?» (contre-mémoire, p, 165). Il veut sans doute signifier que les hauteurs de
N’Gouma constituent un massif et non pas une colline isolée et qu’un massif n’est
pas un point.
Est-il besoin de souligner qu’il n’y a là aucune difficulté insurmontable? Je[86/5 : 27-29] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 119

n’ignore pas bien sûr que dans certains cas la jurisprudence a paru incertaine en ce
qui concerne la fixation d’une frontière en fonction d’une ligne orographique,
puisque les décisions hésitent entre la ligne de partage des eaux et celle des
crêtes; les professeurs Verzijl et Rousseau donnent de très nombreux exemples de
ces hésitations (voir J. H. W. Verzijl, International Law in Historical Perspective ,
t. III, State Territory , Sijthoff, Leyde, 1970, p. 530 à 537, et Ch. Rousseau, Droit
international public — t. III, Les compétences , Sirey, 1977, p. 249 à 252).

Dans le cas présent pourtant, les lignes décrites par les textes, l’arrêté de 1927
et la lettre 191CM2 de 1935, sont constituées par des secteurs qui joignent des
monts ou des hauteurs et il semble conforme à la volonté de leurs auteurs de
retenir la ligne de crête dont on a pu écrire que, «seule limite authentique orogra-
phique [elle] est la ligne idéale qui relie les sommets les plus élevés» (Ch. Rous-
seau, ibid., p. 250). En tout cas cette solution s’impose certainement en ce qui
concerne le point de départ de la ligne, c’est-à-dire le point triple dont on voit mal
où il pourrait être fixé sinon au sommet du plus haut des pitons rocheux qui
couronnent le mont N’Gouma et qu’a décrit le comité technique neutre de carto-
graphes de l’OUA; je précise que, selon la carte de l’IGN de 1960, il semble
culminer à 297 mètres.
Avant d’en terminer avec cette très longue station sur le mont de N’Gouma, il
me paraît difficile de ne pas dire quelques mots au sujet de la demande que le
Mali a, dans son mémoire, adressée à la Chambre en la priant «de s’abstenir de se
prononcer sur N’Gouma, car elle ne saurait le faire sans se prononcer sur les
droits du Niger, qui n’est pas présent à l’instance» (contre-mémoire, p. 159).

J’ai montré que, de toute manière, ce n’est pas «sur N’Gouma» qu’il est
demandé à la Chambre de se prononcer, mais sur l’emplacement du point triple.
Cette mission est impliquée par l’article premier du compromis, et il n’y a aucune
raison pour que vous refusiez de vous en acquitter. Le Gouvernement burkinabé a
établi dans son contre-mémoire qu’aucune raison juridique valable ne s’y opposait
(p. 253 à 260) et, si l’on suivait le raisonnement de la Partie malienne, il serait
impossible de demander à une juridiction internationale ou à un tribunal arbitral
de trancher un problème de frontière à partir du moment où la délimitation aboutit
à un point triple, puisqu’évidemment à ce moment là, on n’empiète pas, bien sûr,
sur les droits d’un Etat tiers, mais on touche l’Etat tiers.
D’ailleurs si le Mali vous demande, Monsieur le président, Messieurs les juges,
de vous abstenir de vous prononcer sur N’Gouma, il vous demande en revanche
tout à fait clairement de faire aboutir la frontière au gué de Kabia (contre-
mémoire, p. 172). Ce faisant, il vous invite évidemment, quelles que soient les
arguties qu’il invoque, à écarter le mont N’Gouma dont parle l’arrêté de 1927 et
son erratum et à le remplacer par le gué de Kabia, modifiant ainsi les termes clairs
de titres écrits concordants.

Or, contrairement à ce qu’affirme la Partie malienne, la fixation du point triple
au mont N’Gouma, tel qu’il est envisagé par l’arrêté de 1927 et son erratum, tel
qu’il est figuré sur les cartes de 1925 et de 1927 — ou bien à la mare de Fitili
d’ailleurs —, ne portera aucune atteinte aux droits du Niger, qui est convenu avec
le Burkina Faso dans le protocole d’accord de Niamey du 23 juin 1964 de déter-
miner la frontière commune aux deux Etats en se fondant sur 1’«arrêté général
2336 du 31 août 1927, précisé par son erratum 2602 APA du 5 octobre 1927 et la
carte au 1/200000 de l’Institut géographique national de Paris», et c’est sur cette
base qu’un projet de traité sur la matérialisation de la frontière entre les deux pays
a été élaboré au début du mois d’avril dernier.
A l’inverse, «l’arrêt momentané» de la frontière au gué de Kabia, que demande
le Mali, impliquerait, et je le dis avec gravité, une déstabilisation très grave de la
frontière entre ce pays, le Mali, et le Niger — d’autant plus grave que la Partie120 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 29-32]

malienne insiste sur le fait que «la partie de la frontière [il s’agit de celle qui
sépare le Mali du Niger] entre Labbézanga et la frontière Haute-Volta-Niger n’est
pas fixée (contre-mémoire, p. 160) et qu’elle souligne dans son texte, ce qui est
encore plus inquiétant, les mots «n’est pas fixée». Le Gouvernement du Burkina
Faso ne veut pas intenter un procès d’intention à celui de la République du Mali,
mais il a du mal à imaginer que cette insistance est totalement dépourvue d’ar-
rière-pensées et il craint que le Niger soit exposé aux mêmes mésaventures que

lui-même en ce qui concerne la délimitation de sa frontière septentrionale, car il
est bien évident que si, par impossible, la Chambre tenait que la frontière suit le
Béli à l’ouest de Kabia, les mêmes raisons qui vaudraient à l’ouest vaudraient à
l’est et la frontière actuelle entre le Mali et le Niger s’en trouverait extraordinai-
rement menacée.
L’inverse, il est vrai, est exact aussi et le Niger peut sans doute comme le
Burkina Faso, attendre avec confiance l’arrêt que va rendre la Chambre, puisque
la frontière entre le Mali et le Niger est bien la limite orographique que décrit la
lettre 191CM2 à l’est comme à l’ouest du mont N’Gouma.
Et, sur ce point, l’arrêté des 31 août et 5 octobre 1927 ne fait que renforcer l’ar-
gumentation qui vaut pour l’ensemble de la zone du Béli et il serait évidemment
tout à fait inconcevable que le point triple étant situé au nord du Béli, la frontière
rejoigne le fleuve à un point indéterminé qui n’est évoqué par aucun texte, indiqué
sur aucune carte, pour le suivre ensuite jusqu’à Raf Naman.

b) Du point triple à la pointe nord de la mare d’In Abao

Il me semble, Monsieur le président, que le voyage auquel j’avais convié la
Chambre pourrait presque s’arrêter là. Comme je viens de le dire, la fixation du
point triple aux hauteurs qui se trouvent au nord du gué de Kabia conditionne le
reste du tracé de la frontière. Elle confirme, si besoin en était, le choix d’une ligne
orographique, effectué par le colonisateur et repris de la manière la plus nette dans
la lettre 191CM2 en 1935.
Le reste en découle, et ce qui a été dit jusqu’à présent dispense de s’y attarder.
De plus, comme le Burkina Faso l’a montré dans son contre-mémoire (p. 157 à
198), l’administration effective par le colonisateur de la zone revendiquée par le
Mali a été réduite et le contre-mémoire du Mali n’apporte sur ce point guère
d’éléments nouveaux.
Quoi qu’il en soit, le peu que nous savons concourt à confirmer la ligne orogra-
phique à laquelle la République du Mali s’oppose; la combinaison des textes
réglementaires, des cartes et de ces fameuses «effectivités» l’établit sans doute
possible.
Le secteur auquel dans un premier temps nous allons nous intéresser plus parti-

culièrement durant quelques instants, et je serai dorénavant assez bref — celui
allant du point triple à la pointe nord de la mare d’In Abao —, est dans son
ensemble évoqué par deux arrêtés généraux, un troisième qui serait daté du 7 mars
1942 n’ayant jamais été produit par la Partie malienne qui l’évoque et à laquelle
nous l’avons demandé, car nous ne l’avons pas non plus trouvé.
Restent donc deux arrêtés, celui du 7 mars 1916 et celui du 31 décembre 1922,
qui portent l’un et l’autre réorganisation de la région de Tombouctou. Dans l’ar-
ticle 5 de chacun d’eux, il est précisé que le cercle de Gao est limité «à l’ouest
par une ligne partant de Saleah sur le Niger (laissant ce village au cercle de
Bamba) et passant par En Amaka, Tin Amassarori, les mares de Oussodia, Mersi,
Inabao, et à partir de ce point, la limite septentrionale du cercle de Dori» (ou
bien, dans l’arrêté de 1922, «de la Haute-Volta») (mémoire du Mali, annexes
B/21 et B/30).[86/5 : 32-34] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 121

Ces textes, Monsieur le président, sont doublement significatifs. D’une part, ils
établissent que la limite était connue de tous: par contraste avec le tronçon
compris entre Saleah et In Abao pour lequel des repères géographiques précis sont
cités, le gouverneur général de l’AOF n’a pas jugé utile, ici, dans le secteur qui
nous intéresse, de préciser ce tracé. Et d’autre part, les deux arrêtés créent nette-
ment une présomption en faveur d’une limite qui n’est pas hydrographique: en
effet, si on se reporte simplement à l’extrait que je viens de citer, aussi bien qu’à

l’ensemble de ces arrêtés, on constate que le texte ne manque jamais de signaler
les mares que traversent les limites des différents cercles concernés ou les mari-
gots qu’elles longent. Or le Béli est un marigot qui est marqué de manière bien
plus nette que nombre des autres marigots cités; l’auteur des arrêtés néglige le
Béli. On peut raisonnablement en inférer que le Béli ne constitue pas la limite.
Et c’est en effet ce qui résulte, nous l’avons vu, aussi bien d’autres titres écrits
indiscutables que des cartes. On peut le vérifier en disant successivement quelques
mots de quelques points-repères et j’opposerai pour cela, systématiquement, les
monts cités par la lettre 191CM2 aux mares qui leur font face.
Après le mont N’Gouma, la lettre du gouverneur général en date du 19 février
1935 cite le mont Trontikato que croquise la carte de la mission de Gironcourt de
1912. La limite entre la Haute-Volta et le Soudan passe en effet au mont Tronti-
kato sur la carte au 1/500000 de 1925. Nous l’avons vu hier. Elle y passe aussi,
nous l’avons vu hier également, sur la carte IGN de 1960 au 1/200000; le mot
«Trontikato» ne figure pas sur la carte de 1960 mais «la chose» y est très nette-
ment marquée, à peu près à l’endroit où la ligne montant vers Fitili rejoint la fron-

tière décrite par la lettre 191CM2, là où figurent trois petits sommets bien
marqués sur la carte de 1960. En outre, le mont Trontikato figure aussi sur un
croquis tout à fait intéressant dressé en 1940 par le chef de la subdivision d’An-
songo (Soudan français): il s’agit du fameux «croquis des patrouilles d’In Abao»
dont le Mali fait si grand cas qu’il le reproduit à deux reprises en annexe à son
mémoire (mémoire du Mali, annexes D/65 et C/70). Ici encore, sur ce croquis, la
frontière passe sur le mont Trontikato. Il est vrai que ce croquis est très visible-
ment inspiré de la carte honnie — honnie par le Mali s’entend — de 1925, et à ce
titre aussi d’ailleurs, il est intéressant car il en ressort que la patrouille d’Ansongo
a utilisé la carte de 1925 et, d’autre part, il en ressort que la patrouille d’Ansongo
a longé le mont Trontikato à l’est. S’il n’existait pas, comme l’affirme la Partie
malienne, on peut penser tout de même que ses membres s’en seraient aperçus...
Or, ils reportent bien le mont Trontikato sur leur carte.
A une dizaine de kilomètres au sud du mont Trontikato se trouve la mare d’In
Tangoum, qui constitue l’un des «points forts», si l’on peut dire, de la démons-
tration malienne fondée sur les effectivités. Dans son mémoire, le Mali invoque
une note pas très lisible de 1923 indiquant que «à hauteur de Labbézanga ... la

limite de la subdivision d’Ansongo est fixée par une vallée qui, passant par
N’Tankoun, se dirige sur la mare d’In Abao» (annexe D/17); l’auteur de cette
note n’est pas très renseigné: il n’y a en effet aucune vallée à l’est de Labbézanga
et le Béli, grossi du Garouol, rejoint le Niger bien plus au sud que Labbézanga, à
Dounzou. Deuxième preuve décisive selon le Mali: le rapport de tournée de
l’élève-administrateur Bertin au mois d’août 1948, rapport qui est accompagné
d’un croquis figurant un lieu-dit «Tin Tangounit» dans la subdivision d’Ansongo;
le Mali affirme qu’il s’agit d’In Tangoum — soit! quoiqu’on s’étonne que ni le
Béli ni la mare d’In Tangoum ne soient figurés sur le croquis; mais surtout il
ressort que ce croquis que la tournée de l’élève-administrateur Bertin ne l’a pas
conduit jusque là; il n’a donc dessiné que par ouï-dire. Enfin, le Mali invoque une
note du chef de la subdivision d’Ansongo, en date du 8 août 1952, indiquant
son intention de procéder au recensement des Kel es Souk d’Ansongo en se122 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 34-37]

rendant «sur la frontière, à la mare d’In Tanghrount» (mémoire du Burkina Faso,
annexe Il-55). On sait que le fait de procéder à un recensement de nomades n’im-
plique strictement rien en ce qui concerne l’appartenance territoriale; mais,
surtout, il est intéressant de relever que l’auteur de la note attend du recensement
des renseignements sur la situation précise des fractions Kel es Souk émigrées à
Dori; le moins qu’on puisse dire est que la note n’est pas absolument limpide
même si elle semble, en première lecture, plaider pour la thèse malienne; elle est

d’ailleurs contredite par une note du successeur de son auteur à Ansongo qui
indique s’être rendu en mars 1955 d’In Tangoum à Tin Akoff «en territoire Haute-
Volta» (mémoire du Mali, annexe D/122). Pour le reste, le Mali se borne à invo-
quer quelques documents qui mentionnent In Tangoum sans que leurs auteurs
prennent parti sur l’appartenance de la mare au cercle de Gao ou à celui de Dori.
On se demande d’ailleurs comment la Partie malienne concilie ces prétendues
preuves avec sa thèse habituelle selon laquelle il n’y a aucune possibilité de séjour
ou d’installation sur la rive gauche du Béli; or, à ma connaissance, le Mali ne
revendique pas la rive droite. La remarque vaut d’ailleurs pour l’ensemble des
«effectivités» invoquées par le Mali: presque toutes concernent des nomades
installés «sur» telle ou telle mare ce qui, de l’avis de la République du Mali, ne
peut signifier que «au sud du Béli»; dans cette «logique» — mais est-ce bien
une logique? — aucune de ces pratiques ne sauraient prouver quoi que ce soit en
ce qui concerne l’appartenance de la rive nord, puisque toutes ces notes ne concer-
neraient que le sud du pays. On ne va jamais au nord...
Le deuxième «binôme» auquel on peut s’intéresser concerne la mare de Tin

Akoff, prolongée par celle de Tin Hrassan, où le Mali fait passer la frontière et,
au nord, le mont Ouagou que cite la lettre 191CM2.
Assez curieusement, aucun document figurant au dossier, qu’il s’agisse des
productions maliennes ou burkinabés, ne concerne la mare de Tin Hrassan alors
qu’il y existe, aujourd’hui en tout cas, un village permanent.
Les documents concernant Tin Akoff sont beaucoup plus nombreux; c’est qu’il
s’agit, sans aucun doute, de la plus importante des mares pérennes du Béli. J’ai eu
l’occasion de me rendre à cette mare de Tin Akoff en juin 1984 à l’invitation du
Gouvernement burkinabé; bien que nous fussions en fin de saison sèche, nous y
avons vu une vaste étendue d’eau, d’environ 300 mètres de large, très longue (on
n’en voyait de Tin Akoff ni le début ni la fin), bordée de part et d’autre d’arbustes
épineux (c’est peut-être ça les «riches pâturages» du Béli) assez denses et de
quelques grands arbres. On s’explique dès lors fort bien les marques d’intérêt rela-
tivement nombreuses de la part de l’administration coloniale. Ces marques d’inté-
rêt sont cependant fort loin de confirmer les vues de la Partie malienne, à l’ex-
ception peut-être d’une note du chef de la subdivision d’Ansongo de 1951, qui
semble donner un argument à la Partie malienne, quoiqu’elle porte, là encore, sur

les Bellah Oudalans émigrés du cercle de Gao dans celui de Dori (mémoire du
Mali, annexe D/190).
Pour le reste, on ne trouve, au dossier, rien qui aille dans ce sens et, comme l’a
montré le Gouvernement burkinabé, l’habile argumentation malienne qui traduit
l’expression «région de Tin Akoff» par «riches pâturages se trouvant au sud de
Tin Akoff» n’a pas le moindre fondement (voir notamment contre-mémoire du
Burkina Faso, p. 178).
On comprend, d’ailleurs, le souci du Mali d’accréditer cette traduction singu-
lière, car nombreux sont les documents qui marquent sans doute possible que la
«région de Tin Akoff» relève de Dori sans qu’aucun, et j’y insiste, parle de la rive
sud de la mare. En veut-on des exemples? «Tous ces chefs de tente nomadisent
sur le territoire de votre cercle, dans la région de Tin Akoff» (et non «notre
cercle» comme l’écrit le Gouvernement malien à la page 152 de son contre-[86/5 : 37-39] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 123

mémoire, commettant ainsi un lapsus calami assez révélateur): c’est le chef de la
subdivision d’Ansongo qui écrit ceci au commandant de cercle de Dori en 1953
(mémoire du Burkina Faso, annexe Il-32). C’est un aveu: et il émane de Gao,
donc du Soudan. Autre lapsus calami révélateur, et dans le même sens: dans une
note du 9 avril 1950, le commandant de cercle de Dori écrit: «l’abondance de
l’eau dans les mares permanentes du Béli: Tin Akoff, Fadar-Fadar, ... et la bonne
qualité des pâturages environnants fait de cette région» — il a précisé plus haut

qu’il s’agissait «des rives du Béli» — «une zone d’attraction pour les nomades»
d’Ansongo qu’il envisage de renvoyer dans leur circonscription (mémoire du
Burkina Faso, annexe II-50). Se fondant sur une transcription défectueuse dans
laquelle «abondance de l’eau» avait été remplacée par «absence d’eau», le Mali,
dans son mémoire, avait voulu tirer parti de cette «absence d’eau», qui rend
d’ailleurs la note totalement incompréhensible, pour s’annexer Tin Akoff (p. 296);
comprenant leur méprise, les rédacteurs du contre-mémoire affirment cette fois:
«Même si le texte burkinabé devait s’avérer exact» — les deux Parties ont fourni
des copies, mais il suffit de lire la note pour qu’aucun doute ne puisse rester à
l’esprit: il s’agit bien d’abondance — «les vues expansionnistes du commandant
de cercle de Dori exprimées dans une note au gouverneur de la Haute-Volta
n’étaient évidemment pas opposables au Soudan» (p. 153). Comme si l’inverse
n’aurait pas été vrai s’il avait fallu lire «absence d’eau». Voilà un repli stratégique
tout à fait prudent!
Mais il y a plus significatif encore. Ainsi, une lettre adressée par le comman-
dant de cercle de Gao à celui de Dori, en date du 27 juin 1949, est tout particu-

lièrement éloquente: le fonctionnaire du Soudan français y demande en effet à son
homologue de la Haute-Volta l’autorisation d’envoyer des goumiers du Soudan
«dans la région de Tin Akoff» pour reconduire sur le territoire de Gao des
nomades de la tribu des Kel Rhéris (mémoire du Burkina Faso, annexe II-49). Et
il y a là, évidemment, la reconnaissance expresse de la juridiction de Dori, non
pas sur la rive sud du Béli mais sur l’ensemble de la «région de Tin Akoff»; non
pas par un fonctionnaire trop zélé du cercle voltaïque, aux «visées expansion-
nistes», mais par le chef de la circonscription territoriale voisine soudanaise. Ceci,
du même coup, fait justice évidemment de la thèse soutenue par le Mali, d’une
sorte d’administration conjointe de l’ensemble du secteur par les deux cercles:
bien au contraire, la juridiction de l’un s’arrêtait là où commençait celle de l’autre
et ceci implique évidemment l’existence d’une limite, connue de part et d’autre.
Dans la région de Tin Akoff comme ailleurs, cette limite est connue en effet;
elle est connue grâce aux cartes et aucune carte, après 1903, ne fait passer la fron-
tière à Tin Akoff. Elle passe par les monts Tahasoutine et Ouagou qui sont situés,
nous l’avons vu hier, au nord. J’ai parlé tout à l’heure du mont Tahasoutine; reste
donc le mont Ouagou.

Le mont Ouagou est mentionné par la lettre 191CM2 comme point frontière,
on le retrouve un peu à l’est du mont Tahasoutine, sur la carte de la mission de
Gironcourt de 1912 et sur celle de 1925; la frontière passe en effet sur celui-ci,
quoique plutôt légèrement au nord, alors que l’on retrouve ces mêmes hauteurs
légèrement en retrait de la frontière sur la carte de 1960 au 1/200000 sous le nom
apparemment d’In Amaraouan. Au surplus le croquis des tournées d’In Abao de
1940, si probant aux yeux de la Partie malienne, figure aussi le mont Ouagou à la
limite des deux cercles, celui de Dori (alors au Niger) et celui de Gao (mémoire
du Mali, annexes D/65 et C/70).
Sur ces mêmes cartes, la frontière passe ensuite aux monts Tin (ou In) Adjamba
qui se trouvent plus à l’ouest, à l’endroit même où, sur la carte de 1960, la fron-
tière s’infléchit vers le sud-ouest à partir d’un sommet de 408 mètres. De là, la
frontière gagne la mare d’In Abao.124 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 39-41]

Il n’y a pas de désaccord entre les Parties sur le fait que la frontière passe à la
mare d’In Abao, qui est citée par les arrêtés généraux de 1916 et de 1922, ainsi
que par la lettre du commandant de la région de Tombouctou du 3 décembre 1912
(mémoire du Mali, annexe D/7), et l’interversion figurant sur certaines cartes entre
In Abao et Kacham, que le Burkina a signalée dans son contre-mémoire (p. 155 et
156), ne devrait pas changer les choses: c’est, sans aucun doute, la plus occiden-
tale de ces deux mares qui touche la frontière. En revanche, de ces deux mares

d’In Kacham et d’In Abao, la plus orientale figure, sur toutes les cartes, en terri-
toire burkinabé.
Par conséquent, le seul véritable problème que pose, aux yeux de la Partie
malienne exclusivement la mare d’In Abao, tient à la précision donnée par la lettre
191CM2 du gouverneur général de l’AOF qui parle de «la pointe nord de la mare
d’In Abao», précision dont le Mali demande à la Chambre de ne tenir aucun
compte.
Cette position, aux yeux du Gouvernement du Burkina Faso, n’est certainement
pas fondée. Sur les cartes dont l’autorité ayant compétence en matière de délimi-
tation disposait en 1925, et c’est ce qui importe, la mare d’In Abao est, en effet,
figurée par un triangle dont la pointe est orientée vers le nord, et, ce qui est assez
intéressant, on retrouve ce triangle sur la carte de l’IGN français de 1960 (feuille
d’In Tillit) au confluent du marigot que cette carte appelle «In Hobokar» et qui
n’est autre apparemment que le marigot Dodbango dont parle par exemple un
compte rendu de tournée du commandant de cercle de Gao en date du
19 décembre 1939 (mémoire du Mali, annexe D/56). Je reparlerai de ce compte

rendu dans une seconde, mais il présente le premier intérêt de préciser que la mare
d’In Abao relève de Dori; du même coup il confirme a contrario le fait qu’elle
n’est pas partagée entre les deux colonies mais qu’elle est entièrement incluse
dans le territoire de la Haute-Volta, le Soudan français ne la touchant qu’au nord.
Ceci est attesté également par le précieux croquis des «patrouilles d’In Abao»
dessiné par le chef de la subdivision d’Ansongo en 1940: la mare d’In Abao
— qui a été longée par la patrouille d’Ansongo sur sa rive ouest — y est figurée
par un triangle et la frontière est très nettement marquée au sommet septentrional
de ce triangle (mémoire du Mali, annexes D/65 et C/70). Le schéma du cercle de
l’Oudalan annexé au rapport de vérification générale du cercle de Dori de 1955 va
dans le même sens (contre-mémoire du Burkina Faso, annexe 144 bis).
Avant de quitter In Abao, il convient sans doute de s’interroger sur la significa-
tion de cette exception à la ligne orographique retenue partout ailleurs. Partout on
nous parle de collines, puis tout d’un coup on arrive au nord d’une mare. Un coup
d’Œil sur la carte de l’IGN au 1/200 000 explique assez bien cette anomalie appa-
rente — ce coup d’Œil permet de constater que, à cet endroit, une vallée s’enfonce
assez profondément en territoire malien. Cette vallée, c’est celle du marigot

Dodbango dont le chef de la subdivision d’Ansongo indique, dans le rapport dont
je parlais tout à l’heure — le rapport de tournée de 1939 —, qu’il s’agit d’«un
marigot d’une trentaine de kilomètres, coulant dans le sens nord-sud à la saison
des pluies et se déversant dans la mare d’In Abao (cercle de Dori)»; il précise que
ce marigot est parcouru à cette période de l’année par les Ouara-Ouara (annexe
D/56, précité).
Le décrochement d’In Abao s’explique dès lors tout à fait facilement: d’une
part, il n’y a guère de hauteur repère dans cette zone, la ligne de monts est ainsi
coupée par la vallée du Dodbango, donc on ne pouvait pas trouver de points de
repère orographiques. D’autre part, il ressort tant du rapport du chef de la subdi-
vision d’Ansongo que du rapport du commandant de cercle de Dori — les deux
fonctionnaires se sont rencontrés à In Abao à cette occasion — que cette vallée
est un lieu de passage important en saisons des pluies, et l’on retrouve ici sans[86/5 : 41-44] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .PELLET 125

aucun doute le souci du colonisateur de ne pas faire dépendre une telle vallée de
deux colonies distinctes, de ne pas la partager, en vue de la mieux contrôler.
J’ajouterai que la fixation de la limite à la pointe nord de la mare d’In Abao
confirme ce souci en ce qui concerne le Béli: au Soudan le contrôle de la vallée
du Dodbango — alors même, remarquons-le en passant, que c’est une fraction
voltaïque qui y nomadise, les Ouara-Ouara —, à la Haute-Volta le contrôle du
Béli, la limite s’établissant au confluent, c’est-à-dire à la pointe nord de la mare.

Notre voyage, Monsieur le président, est presque terminé car il y a peu de chose
à dire s’agissant du reste du secteur qui nous intéresse. La vaste cuvette humide
en saison des pluies, mais très aride en saison sèche, figurée par des petits poin-
tillés espacés bleus sur la carte au 1/200000 de l’IGN, ne comporte que deux
mares relativement importantes, celles de Fadar-Fadar et de Raf Naman, l’une et
l’autre sont des points de passage importants pour les nomades.
En ce qui concerne la première, c’est-à-dire Fadar-Fadar, le Mali invoque deux
documents de nature technique, qui l’étudient au point de vue géologique ou
hydraulique en même temps que le Soudan français (mémoire, p. 294): ce n’est
pas illogique car il n’y a pas ici de relief marqué faisant barrière, comme c’est le
cas à l’ouest, secteur que je viens de quitter. Au demeurant, d’autres études du
même type placent Fadar-Fadar au Burkina Faso et notamment la fiche «Fadar-
Fadar» jointe au rapport du service de l’hydraulique de l’AOF concernant l’hy-
drologie du Nord-Dori» (contre-mémoire du Burkina Faso, annexe 143 bis) et il
en va de même, sans exception, pour toutes les cartes géologiques produites par
les Parties, y compris celles de 1953 qui ont été montrées hier par le professeur

Jean-Pierre Cot; elles ont été dessinées par M. Defossez (cartes 16 et 17 déposées
par le Burkina Faso) dont le Mali invoque les écrits pour s’approprier les mares de
Fadar-Fadar et de Raf Naman qui, sur les cartes marquent très nettement la fron-
tière tout à fait au nord ou à l’ouest de ces mares. Les mêmes remarques valent
évidemment pour Fadar-Fadar et pour Raf Naman.
Tous les autres documents cités par le Mali, à propos de Fadar-Fadar, n’ont pas
davantage de signification: ils mentionnent la mare — en général comme point de
passage de nomades — mais ils ne situent jamais la mare au Soudan. Seul fait
exception, le rapport d’inspection du cercle de Gourma-Rharous de décembre
1952, dont un très court extrait seulement est produit par le Mali, et qui se fonde
sur un rapport de février 1951 que nous n’avons pas.
S’agissant de Raf Naman — qui est également un important point de transit des
nomades — le Mali invoque un seul document, une «note non datée mais
ancienne (1908 ou 1909) sur le rattachement de Tombouctou et du cercle de Dori
au territoire civil (annexe D/142)» (contre-mémoire, p. 155). Cette note est en
effet très intéressante, mais dit, à vrai dire, le contraire de ce que la Partie
malienne croit pouvoir y lire. Evoquant l’installation du nouveau cercle de Dori,

l’auteur de la note énumère, en pages 2 et 3, les fonctions de ce nouveau cercle et
indique à ce propos: «On devra visiter Rafenamane, grande mare permanente sur
les bords de laquelle Oudalen et Kel Gossi se rencontrent souvent» (contre-méri-
toire du Mali, annexe D/142). Ceci n’établit pas, c’est le moins que l’on puisse
dire, puisqu’il s’agit des fonctions du cercle de Dori, l’appartenance de la mare à
l’annexe de Gourma...
Est-il besoin de préciser que sur toutes les cartes postérieures à la réorganisa-
tion de 1908-1909, les deux mares de Fadar-Fadar et de Raf Naman figurent loin
à l’intérieur des limites du cercle de Dori? Je dis bien: sur toutes les cartes.
Les limites passent nettement au nord, le long des deux seuls reliefs, d’ailleurs
peu marqués, que sont les monts Tin Eoult et Tabakarach (ou Tin Tabakat), qui ne
sont guère plus que des dunes qui émergent de ce paysage désolé, plus proche du
désert que de la brousse tigrée — au moins en saison sèche.126 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 44-47]

Dans ce paysage austère, j’aurais aimé, Monsieur le président, faire une halte
sur une mare, par exemple celle de Kébanaire; mais sauf à risquer de vous
montrer un mirage, je ne crois pas pouvoir le faire sérieusement puisque nul
aujourd’hui n’arrive à la localiser comme le montrera le professeur Jean-Pierre
Cot dans un instant.
Faute d’une localisation précise de la mare de Kébanaire, c’est donc au mont
Tabakarach ou Tin Tabakat que la frontière, conformément aux indications de la

lettre 191, «s’infléchit vers le sud-ouest, jusqu’au point de latitude 14° 43 ′ 45ʺ
et de longitude 1° 14 ′ 45ʺ ouest de Greenwich» (mémoire du Burkina Faso,
annexe II-26).
Pourtant ce n’est pas ce point que nous avons retenu aujourd’hui pour terme de
cet exposé et de ce voyage. C’est un autre point situé au nord-est et de coordon-
nées géographiques 0° 40 ′ 47ʺ ouest et 15° 00 ′ 03ʺ nord. Il y a, à cela, deux
raisons qui nous ont paru décisives: d’unepart, ce point est situé à peu près à la
latitude de Raf Naman, c’est-à-dire assez précisément là où l’on a coutume d’ad-
mettre que commence la région du Béli; d’autre part, et surtout, il nous est
apparu, comme à la sous-commission juridique de l’OUA de 1975, que cette
césure était dictée par des considérations juridiques. Au-delà de ce point en effet,
la frontière est figurée en croisillons continus sur les cartes de la fin de la période
coloniale, ce qui implique une absolue certitude de la part du colonisateur quant à
son tracé. Ainsi, au sud-ouest, le titre écrit constitué par la lettre 191CM2 et le
titre cartographique, l’un et l’autre décisifs, s’apportent un appui mutuel, plus soli-
dement encore que dans la zone du Béli.

Avant de la quitter, cette zone du Béli, je voudrais éviter cependant que les
arbres cachent la forêt — je veux dire que la discussion, un peu pointilliste, à
laquelle je viens de procéder, fasse perdre de vue l’essentiel.
L’essentiel n’est, certainement pas, dans l’examen un peu «rétréci» de docu-
ments rares et souvent douteux — non pas d’ailleurs que la bonne foi de leurs
auteurs puisse être mise en doute, mais leur souci n’était pas, dans l’immense
majorité des cas, de préciser une limite, mais d’administrer un territoire déjà déli-
mité, dont ils avaient la charge. Ceci limite considérablement la valeur probante
de ces documents et l’on peut penser que si ces pauvres administrateurs coloniaux
avaient imaginé une minute l’usage que feraient leurs lointains successeurs de
leurs notes, de leurs lettres ou de leurs rapports, ils les auraient rédigés autrement
en précisant les choses et en évitant les approximations qui, en général, les carac-
térisent. Ceci vaut, je m’empresse de le préciser, Monsieur le président, bien sûr
tout autant pour les «effectivités», qui servent la thèse burkinabé, comme pour
celles qui semblent aller dans le sens souhaité par le Mali.
Pourtant, ici non plus, le match ne paraît pas nul. Je suis en effet très frappé,
après avoir lu et relu cet ensemble volumineux, de constater qu’à deux exceptions

près, peut-être, la Partie malienne n’a invoqué, finalement, que des formules
ambiguës, ou sybillines, ou qui se retournent contre elle. Et ceci est d’autant plus
remarquable que, récusant les titres écrits, méprisant les cartes, on peut présumer
qu’elle a effectué des recherches beaucoup plus complètes dans les archives que
celles qui ont paru nécessaires et possibles de ce côté de la barre — et qui, malgré
tout, ont permis d’accumuler un matériau amplement suffisant pour conforter les
titres, infiniment plus forts, dont le Gouvernement du Faso se prévaut à bon droit.
Car même s’il n’a rien à redouter de ces fameuses «effectivités coloniales», ce
gouvernement ne croit pas que c’est en elles que votre arrêt trouvera son fonde-
ment le plus solide. Votre conviction sera emportée non pas sans doute par un titre
cartographique unique dans la zone du Béli, mais par l’extraordinaire concordance
des cartes qu’ont produites les Parties: au-delà d’inévitables nuances qu’expli-
quent les conditions de leur élaboration sur une période de plus de cinquante ans,[86/5 : 47-48] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . PELLET 127

aucune ne confirme la thèse du Mali et la seule qui aille dans le sens qu’il
souhaite va très au-delà de ses prétentions. Toutes les autres font passer la fron-
tière au nord du Béli, là où se trouvent les monts et les dunes, dont la Partie
malienne nie l’existence, alors qu’ils sont très visibles sur toutes les carte figurant

le relief de la région.
Et les cartes pourraient suffire. Mais il y a plus indiscutable encore: l’ensemble
indissociable que constituent la lettre 191CM2 et les réactions des autorités colo-
niales du Soudan français à cette lettre. Les circonstances dans lesquelles elles
sont intervenues ne peuvent laisser aucun doute sur la volonté délibérée du colo-
nisateur d’écarter la ligne hydrographique à priori «naturelle» au profit d’une
autre, orographique, qui, à bien y réfléchir, servait infiniment mieux les intérêts
de la puissance administrante. La fixation du point triple au mont N’Gouma, ou,
en tout cas, aux hauteurs situées à quelques kilomètres au nord du gué de Kabia,
par l’arrêté du 31 août 1927 et son erratum du 5 octobre, confirme, s’il en était
besoin, la constance de la volonté du colonisateur.
Si vous l’y autorisez, Monsieur le président, c’est mon collègue Jean-Pierre Cot
qui vous présentera les arguments juridiques du Gouvernement burkinabé en ce

qui concerne le reste du tracé de la frontière dans la zone revendiquée par le Mali.
Monsieur le président, Messieurs les juges, je vous remercie bien vivement
d’avoir accepté de me suivre tout au long de ce long voyage et de m’avoir écouté
avec beaucoup de patience.

L’audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 35128 [86/5 : 49-51]

DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M. COT

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. COT: Monsieur le président, Messieurs les juges, il me revient l’honneur de
présenter à la Chambre les arguments qu’avance le Burkina Faso dans le secteur
occidental de la frontière qui nous occupe, du point de coordonnées géographiques
longitude 0°40 ′ 47ʺ ouest et de latitude 15°00 ′ 03ʺ nord.
M. Pellet vient de vous présenter la zone orientale à partir de ce point et
jusqu’au point triple.
Ce faisant, nous suivons donc, dans sa summa divisio , la sous-commission juri-
dique de la commission de médiation de l’OUA. M. Keba M’Baye et ses
collègues ont en effet, à juste titre selon nous, constaté que dans la partie occi-
dentale de la frontière, on se trouvait en présence d’un titre cartographique impor-
tant: la carte 1960 au 1/200000 tracée avec le soin et l’assurance qui ont conduit
l’Institut national français à y inscrire la frontière en croisillons continus. Alors
que, dans la partie orientale, nous le savons, la sous-commission juridique n’a pas
pu s’appuyer sur l’existence — et, à ses yeux, sur la quasi-certitude — d’un tracé
figurant en croisillons continus.

Elle a construit son raisonnement de manière différente; nous faisons de même.
Il existe dans la zone dont je vais traiter maintenant un facteur juridique d’uni-
fication de cette zone — l’existence de la carte; toutefois, la réalité géographique
elle — physique et humaine — est une réalité contrastée.
Le secteur, que j’appellerai le secteur des quatre villages, a été parcouru de
longue date par l’administration coloniale, caractérisé par un peuplement stable et
sédentaire, comprend villes, villages, hameaux de culture.
Certes, l’administration française se plaint des difficultés d’administration dans
ce secteur. Mais ces difficultés tiennent à la nature du peuplement, aux structures
sociales peulh, moins hiérarchisées, plus individualistes, plus rebelles à l’encadre-
ment colonial qu’en zone Mossi. La géographie, elle, ne fait pas de problème dans
ce secteur.
Au demeurant, dans ce secteur des quatre villages, les cartes sont très tôt d’une
constance et d’une raisonnable précision et l’administration coloniale n’éprouve
pas le besoin de le délimiter par un acte administratif avant la modification des
limites de 1935. Alors que, par exemple, nous venons de le voir, dans le secteur

plus difficile du Béli, les arrêtés interviennent dès 1927.
En revanche, au-delà de Kobou et jusqu’au secteur du Béli s’étend une zone
d’accès difficile dépourvue de pistes et mal connue jusqu’au second conflit
mondial, «zone mystérieuse jusqu’à l’époque contemporaine», pour reprendre
l’heureuse expression du mémoire malien (p. 219).
Cette zone, indiquée comme «région non parcourue» dans la carte Blondel La
Rougery de 1925, pose problème aux cartographes avant l’apparition des moyens
modernes de la cartographie et des techniques de la photographie aérienne.
On comprend, dans cette zone-là, la difficulté de localisation des points de
repère à l’époque, d’où la quête de l’évanescente mare de Kétiouaire, d’où l’hési-
tation quant à l’allure générale de la frontière avant la fin des années quarante,
d’où aussi le souci de préciser la frontière sur le secteur. C’est notamment l’objet
de la lettre 191CM2 de 1935.
Le progrès des techniques cartographiques et le peuplement de la région de
Soum mettent fin à l’incertitude et permettent de donner à la frontière son exact[86/5 : 51-53] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .COT 129

tracé, celui que nous lui connaissons aujourd’hui et qui est tracé sur notre carte.

Celui qui, du reste, est indiqué en croisillons continus sur la carte IGN 1960 au
1/200000 avec l’inflexion que nous voyons là, inflexion caractéristique lorsqu’elle
touche la zone de Soum. La frontière est acquise, elle aussi, avec certitude avant
la date critique, mais dans des conditions différentes du secteur des quatre
villages.
Aussi, ma plaidoirie, Monsieur le président, Messieurs, distinguera-t-elle les
deux secteurs en cause et je poursuivrai le voyage auquel vous a invité M. Pellet
en commençant par le secteur de Soum.

PREMIÈRE PARTIE .L E SECTEUR DE S OUM
Le secteur de Soum présente ce paradoxe apparent d’être à la fois le secteur le

plus méconnu, le plus tardivement exploré par l’administration coloniale et le plus
solidement doté de titres juridiques établissant la ligne frontière.
Il s’agit en effet d’un secteur relativement déshérité, couvert d’épineux, de
pénétration difficile, d’habitat dispersé. Secteur qui fait partie intégrante de l’ou-
dalan, la région restant rattachée au cercle de Dori, puis elle sera annexée au
Niger très logiquement après le démembrement de la Haute-Volta en 1932; enfin,
elle reviendra à la Haute-Volta lors de la reconstitution de la colonie en 1947.
Pendant longtemps, la cartographie du secteur reste incertaine, les actes admi-
nistratifs épisodiques. Peut-être est-ce cette incertitude même qui pousse le
gouverneur général à clarifier la situation par la lettre 191CM2 dont M. Pellet
vous a entretenu. En effet, à partir de 1935, l’activité de l’administration devient

plus nette. La cartographie de la région se précise; Soum, la mare et le village
prennent davantage d’importance pour le village et davantage de précision géogra-
phique pour la mare, et apparaissent sur les cartes à partir de 1950. Le tracé carto-
graphique s’affine, puis devient définitif avec les levés aériens et la carte au
1/200000 de 1960. A cette date, la date critique, la région bénéficie d’une fron-
tière garantie par un titre écrit (la lettre 191CM2), confirmée par une carte enga-
geant l’autorité de l’administration coloniale, appuyée par des activités adminis-
tratives.
Le caractère tardif — relativement — de la perfection du titre dans la région de
Soum ne doit pas affaiblir sa pertinence.
La jurisprudence internationale, on le sait, exige que le titre soit acquis avant la

date critique. Mais peu importe la date de cristallisation du titre, que cette cristal-
lisation ait eu lieu des décennies ou au contraire juste quelques années avant la
date critique. C’est ce qui ressort en particulier de l’arrêt rendu par la Cour perma-
nente de Justice internationale dans l’affaire du Groënland oriental déjà citée.
Au demeurant, on observera que le titre écrit, lui, est établi dès 1935 et qu’il
s’appuie dès l’époque sur les cartes qui sont conformes à ses indications, même si
elles ne présentent pas encore la précision des cartes des années cinquante.
Entrons maintenant, si vous me le permettez, Monsieur le président, dans le
détail des titres avancés dans ce secteur par le Burkina Faso.

I. Les titres avancés par le Burkina Faso

1.Le titre écrit, dans ce secteur c’est la lettre 191CM2 du 19 février 1935 du
gouverneur général de l’AOF

D’abord le titre écrit, dans ce secteur, je l’ai dit, c’est la lettre 191CM2 du
19 février 1935, lettre dont M. Pellet vous a parlé, ou plus précisément l’échange
de correspondance entre le gouverneur général et le lieutenant-gouverneur du
Soudan français et du Niger.130 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 53-56]

Je ne reviendrai pas sur la valeur juridique de ces textes en tant que titre dans la
présente instance. Mon collègue vous en a parlé. Je la considère comme acquise.
La lettre 191CM2 fixe deux points de référence dans cette zone avec une préci-
sion raisonnable. Le mont Tabakarach ou Tin Tabakat, qui est au sommet de la
pointe et par ailleurs le point de coordonnées géographiques qui fait la séparation
entre les trois cercles de l’époque existants, le cercle de Ouahigouya, le cercle de

Djibo, et le cercle de Douenza. Ce point de coordonnées géographiques est plus
précisément le point de latitude 14°43 ′ 45ʺ et longitude 1°24 ′ 15ʺ, point à partir
duquel la limite administrative pique donc vers le sud pour séparer les deux colo-
nies à l’époque de la lettre 191CM2. Deux points donc dans la lettre 191CM2.
Un troisième point est ajouté à la demande de l’administrateur en chef Bellieu,
lieutenant-gouverneur par intérim du Soudan français, la mare de Kébanaire qui
devrait à l’en croire se trouver dans le prolongement Tin Eoult-Tabakarach, c’est-
à-dire sur une ligne orientée vers l’ouest, vers Hombori, en allant dans cette direc-
tion, avant que la frontière ne s’infléchisse vers le sud-ouest. Telle est la précision
qui est donnée dans la réponse de Bellieu à l’interrogation qui est faite par le
gouverneur général. Mais il est bien évident que cette mare ne saurait se trouver à
Hombori, qu’elle ne peut s’éloigner sensiblement de la ligne qui relie les deux
points certains affirmés par le gouverneur général.
Ajoutons, et rappelons, que la lettre 191CM2 ne se présente en aucune manière

comme une modification de la frontière mais comme une simple confirmation, une
description de la situation existant sur le terrain. Voilà donc pour le titre écrit.

2.Le titre cartographique: la carte IGN au 1/200000 de 1962 à croisillons
continus
Le titre cartographique, c’est la carte de l’IGN au 1/200000 de 1962, à croi-

sillons continus, que vous connaissez bien.
La cartographie dans le secteur est naturellement hésitante pendant de longues
années. La carte Blondel La Rougery de 1925 au 1/500000, qui sert de base à la
lettre 191CM2, est une carte exacte quant à la position relative des différents
accidents; mais il n’y en a pas beaucoup dans le secteur en raison des difficultés
que je vous indiquais. Les points mentionnés sont néanmoins transcrits sur la
carte, c’est-à-dire le mont Tabakarach et le point de coordonnées géographiques
qui est facile, lui, à fixer.
Au demeurant le gouverneur général Boisson, en prenant appui sur la carte au
1/200000, ne faisait, vous le savez, qu’appliquer la circulaire de 1930 obligeant
les administrateurs à prendre comme référence la carte à la plus grande échelle
disponible.
Si la carte de 1925, qui prend une certaine importance dans ce secteur, figure
correctement le mont Tabakarach et le point de coordonnées géographiques, le

point triple entre les trois cercles de Dori-Ouahigouya et Douenza, elle avoue son
ignorance dans le secteur de Soum qu’elle constate comme une «région non
parcourue». Tout l’effort de la cartographie ultérieur va affiner, préciser l’indi -
cation sommaire de la lettre 191CM2. La Chambre trouvera le détail de cet effort
et de l’analyse de ces cartes dans le contre-mémoire du Burkina Faso (p. 111 et
suiv.) Notons simplement que ces cartes, à partir de 1925, on peut les répartir en
deux familles: les vigoureuses, je veux dire celles qui tracent franchement le trait
direct entre le mont Tabakarach et le point de coordonnées géographiques et puis
les cartes concaves, plus indolentes, qui relâchent l’effort entre les deux points de
référence. Les cartes plus récentes, elles, stabilisent définitivement la frontière
suivant la ligne brisée que l’on connaît bien: ligne droite de Tabakarach jusqu’à
un point légèrement au nord-est de la mare de Soum, puis, avec un tracé assez[86/5 : 56-58] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .COT 131

infléchi jusqu’au point de coordonnées géographiques 14° 43 ′ 45ʺ nord et
1°24′ 15ʺ ouest. C’est le cas de la carte, en particulier, de l’AOF au 1/200000 de
1960, c’est encore le cas de la carte au 1/500000 de 1961, de la carte routière du
Mali de 1960 et des diverses autres cartes qui ont pu être produites.
Que conclure de ce bref rappel sur la cartographie et sur le titre cartogra-
phique? La cartographie dans ce secteur se précise au fil des ans, aussi bien par la
technique — photographie aérienne — que par les renseignements mieux

recueillis dans une région plus peuplée et mieux connue au fil des ans. Cette stabi-
lisation de la situation est suffisante pour qu’en 1960 la carte dressée par l’IGN
au 1/200000 indique la limite en croisillons continus avec la grande fiabilité
qui s’attache à cette mention qui veut dire «nous savons, terrain parcouru, rensei-
gnements recueillis et recoupés». Or ce tracé, «certifié conforme» si je puis
dire, de l’Institut géographique national correspond à la description faite par la
lettre 191CM2 de 1935. Il en constitue en quelque sorte l’interprétation authen-
tique par l’administration coloniale dans la région de Soum. Ce tracé consolide le
titre écrit du Burkina Faso. On voit mal quel titre concurrent pourrait le remettre
en cause d’autant que la pratique administrative en confirme le bien-fondé.

3.La pratique administrative confirme largement, dans la région de Soum, les

titres écrits et cartographiques
La pratique administrative, dans ce secteur, est une pratique claire et fournie
autant que possible. Rappelons, en citant le mémoire du Mali, qu’il s’agit d’une

région «inhospitalière, quasiment inhabitée et dépourvue de ressources agricoles
et forestières, considérée comme d’une importance économique aléatoire» (p. 39).
Et de fait, la région est mal connue jusque dans les années quarante. En 1943,
l’autorité administrative constatera qu’aucun européen ne s’est rendu au village de
Gontouré-Nyényé avant cette date (contre-mémoire du Burkina Faso, annexe 133).
En 1954, le service hydraulique de l’AOF constate qu’il n’a pas réussi à traverser
la zone entre Raf Namar et Gontouré-Nyényé, zone où il n’y a pas de piste, et où
la végétation et les cailloux entravent la circulation ( ibid., voir M3).
Les actes d’administration effective dans ce secteur sont donc rares. Ils ne sont
pas inexistants pour autant, comme l’allègue le Mali dans ses écritures. Car pour
le Mali, à part quelques vagues témoignages dans le sud de la zone situant la mare
de Kétiouaire à Manaboulé (ce que le Mali n’affirme plus d’ailleurs aujourd’hui),
faisant état d’affleurement de pierres blanches du Tondigaria, c’est à peu près tout
et cela ne concerne pas en vérité le secteur de Soum.
Pour notre part, et pour nous en tenir à ce secteur, nous relevons dans le secteur
de Soum des manifestations de l’autorité administrative.

En 1954, un rapport sur l’hydrologie du Nord-Dori indique que la mare et les
puisards de Soum sont un «point triple entre les cercles de Dori, Ouahigouya et
Bandiagara» (annexe 143 bis).
Dans le même sens, la correspondance entre les commandants des cercles de
Dori et de Mopti avec le lieutenant-gouverneur du Niger (contre-mémoire,
p. 124).
Dans le même sens, les rapports politiques du cercle de Dori, de leur côté, qui
incluent systématiquement la région de Soum dans le cercle de Dori: rapport de
1953, rapport de 1954 (annexe 139, p. 3).
Enfin, le rapport de vérification général du cercle de Dori du 4 mars 1955 qui
comprend un croquis conforme au tracé des cartes (annexe 144 bis).
La relative discrétion du Mali, d’ailleurs, sur tout ce secteur, il faut bien le dire
jusqu’à récemment, sur cette région de Soum et notamment lors de la procédure
devant la sous-commission juridique de la commission de médiation de l’OUA,132 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 58-61]

avait alors conduit le président M’Baye et ses collègues à considérer en quelque
sorte l’affaire comme réglée. Le secteur ne présentait pas de difficultés: on l’at-
tribuait naturellement à la Haute-Volta.
Nous-mêmes, dans notre mémoire avions espéré, vous le savez, que l’affaire ne
se posait plus. L’insistance du Mali nous oblige à demander à la Chambre de faire
droit à la constatation que la mare et le village de Soum se trouvent bien pour les
régions invoquées à l’intérieur du territoire burkinabé.

Pour résumer sur ce secteur l’argumentation du Burkina Faso, je note un titre
écrit, la lettre 191CM2 du 19 février 1935 et la correspondance suscitée, indi-
quant l’acquiescement des autorités administratives sur le terrain, un titre carto-
graphique abondant, culminant avec la carte IGN 1960 au 1/200000 qui trace la
frontière sans hésiter, avec l’autorité qui s’attache aux croisillons continus. Enfin
une pratique administrative qui conforte les titres produits.
Dans le secteur de Soum, un titre écrit, une carte valant interprétation authen-
tique, une pratique constante, qui dit mieux! Certainement pas nos adversaires
dont nous allons maintenant examiner les prétentions.

II. Inconsistance des titres maliens dans la région de Soum

En effet sur ce secteur, Monsieur le président, Messieurs, les titres maliens me
paraissent inconstants et inconsistants.
Inconsistance, le mot n’est pas trop fort pour qualifier en effet les titres
avancés. L’arbitrage des prétentions alléguées en se fondant, tout compte fait, sur
(car cela se résume à cela) une fort hypothétique localisation de la mare de
Kétiouaire (ou de Kébanaire). Mais auparavant, quelques mots sur l’arbitraire de
ces prétentions.

1. L’arbitraire des prétentions maliennes

L’arbitraire est total. La Partie malienne récuse complètement nous le savons,
les deux points de référence avancés dans les titres existants.
Elle ne connaît ni le point de départ, ni le point d’arrivée.
Elle ne connaît ni le mont Tabakarach au nord, ni au sud-ouest le point de coordon-
nées géographiques 1°24′ 15ʺ ouest et 14° 43′ 45ʺ nord, point triple entre les cercles.
Sans le moindre commencement de preuve, à ma connaissance, le Mali substi-
tue arbitrairement Raf Namar au mont Tabakarach et l’affleurement de pierres
blanches connu sous le nom de Tondigaria au point géodésique que je viens de
rappeler.
Cette opération mystérieuse aboutit, nous le voyons, par un véritable tour de
passe-passe, à une sorte de translation de la ligne frontière qui se trouve ainsi
reportée en parallèle mais à une quinzaine de kilomètres au sud, ce qui arrange

nos amis maliens.
C’est une opération dont je dis qu’elle est totalement arbitraire car elle ne
correspond à aucune des cartes produites ni par le Burkina Faso ni par le Mali;
elle aboutit à considérer en réalité que le gouverneur général et ses correspon-
dants, les lieutenants-gouverneurs, en 1935, ont été frappés d’insolation collective
au cours du mois de février et ont gravement échangé des opinions sur des sujets
qui n’existaient pas.
Elle méconnaît de manière tout aussi flagrante, permettez-moi de vous le dire,
l’arrêté du 27 novembre 1935.
Cet arrêté, nous le savons et nous y reviendrons, a été abrogé par la loi de 1947
rétablissant la Haute-Volta dans ses frontières de 1932. Ceci parce qu’il modifiait
la délimitation de la frontière en l’espèce, au profit du Soudan français, en lui lais-[86/5 : 61-64] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . COT 133

sant les quatre villages et en passant au sud de la mare de Toussougou. Alors que
la lettre 191CM2, qui décrit l’état de choses existant avant l’arrêté 2728, prend
comme point de référence, nous l’avons vu, le point de coordonnées géogra-
phiques 1°43 ′ 45ʺ nord et 1°24 ′ 15ʺ ouest qui lui est situé au nord de la mare de

Toussougou.
On observera en passant, mais j’y reviendrai, que cette divergence sur la mare
de Toussougou, qui peut ne pas paraître très importante, est néanmoins un des
indices, mais il y en a d’autres, de la volonté de modification qui est celui de
l’arrêté 2728 du 27 novembre 1935.
Les deux textes n’étant pas compatibles, le texte postérieur l’emporte sur le
texte antérieur. Je veux bien, mais seulement jusqu’à l’abrogation de l’arrêté 2728
en 1947 et cela justement parce que le texte postérieur l’emportait sur le texte
antérieur, c’est-à-dire modifiait la situation.
Mais même l’arrêté 2728 du 27 novembre 1935 ne résiste pas à la fertilité de
l’imagination du Gouvernement du Mali.
Il propose en effet une ligne passant au sud des hauteurs de Koundiri (à environ
7 kilomètres au sud) et la mare de Maraboulé, assimilée à celle de Toussougou.

C’est la revendication du Gouvernement malien.
Il n’est pas certain d’ailleurs que cette assimilation de la mare de Maroboulé et
de celle de Toussougou soit exacte. Je vous renvoie à notre carte n 23 annexée
au contre-mémoire et qui note l’existence de deux mares distinctes: la «Féto
Maraboulé», zone inondable, au sud-ouest de la mare de Toussougou et la mare
de Toussougou elle-même.
Cette carte que nous avons produite nous paraît digne de foi, puisqu’établie en
1973 par le BRGM et par la SCET international pour l’inventaire des ressources
hydrauliques en Haute-Volta et me paraît difficilement contestable.
Mais même en admettant qu’il s’agisse d’une mare, le Mali ne peut raisonna-
blement viser un point situé à plus de 10 kilomètres au sud de cette mare.
En effet, lorsque l’arrêté 2728 s’écarte sensiblement d’un point nommé et
connu, il l’indique avec précision. Il dit par exemple que la limite septentrionale

du cercle de Mopti part «d’un point situé à environ 8 kilomètres à l’est-nord-est
de Si» pour aboutir en «un point situé à environ 10 kilomètres au sud-est de
Kara». Des distances de 5 kilomètres, voire de 2 kilomètres, sont ainsi indiquées
dans le texte de l’arrêté pour préciser les choses, pour éviter l’incertitude quant à
l’amplitude envisagée.
Or ici, on invente une distance, excusez-moi Messieurs, qui rompt complète-
ment avec la cohérence logique de l’arrêté 2728, cohérence d’ailleurs dépassée, je
le rappelle, avec l’abrogation ensuite de l’arrêté en 1947.
Les prétentions maliennes ne trouvent donc même pas à s’appuyer dans ce
secteur sur un texte abrogé. Elles ne parviennent pas à mobiliser à leur profit le
secours des morts. Reste la mare de Kétiouaire.

2.La mare de Kétiouaire suffit-elle à fonder les prétentions maliennes dans la
région de Soum?

Il nous faut ici revenir sur cette mare de Kétiouaire (ou de Kébanaire) puisque
c’est le seul titre qui reste, tout compte fait, au Mali dans ce secteur de la frontière.
Nous avons vu il y a quelques instants que la lettre 191CM2 du 19 février
1935, complétée par la réponse de l’administrateur en chef Bellieu, situait la mare
de Kébanaire dans l’alignement des monts Tin Eoult et Tabakarach, avant que la
frontière ne s’infléchisse vers le sud-ouest pour rejoindre le point de coordonnées
géographiques 14° 43 ′ 45ʺ et 1° 24 ′ 15ʺ, ce qui la situerait donc près du mont
Tabakarach en direction d’Hombori, franchement à l’ouest.
Cette mare de Kébanaire, dont parle l’administrateur en chef Bellieu, est-elle la134 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 64-66]

même que la mare de Kétiouaire dont parle l’arrêté 2728 du 19 novembre 1935?
On peut en douter, puisque la description du secteur fait dans l’arrêté 2728
semblerait la situer beaucoup plus au sud, plutôt vers le point de coordonnées
géographiques que je viens de rappeler.
D’ailleurs je note que les deux Parties, aussi bien la République du Mali que le
Burkina Faso, avaient avancé une localisation très éloignée du mont Tabakarach
parce qu’elles songeaient à la mare de Kétiouaire au départ, beaucoup plus proche

donc du point de coordonnées géographiques 14°45 ′ 45ʺ et 1°24′ 15ʺ.
En ce qui nous concerne, en combinant les diverses indications et en prenant en
compte la linguistique, nous avions, pour notre part, pensé à la mare de Tilawati,
qui est proche du point de coordonnées géographiques, légèrement au nord, en
territoire malien. Je dois dire que ces études fondées sur la linguistique nous
permettaient de formuler une hypothèse, seulement une hypothèse. Il se pourrait
tout aussi bien que la mare de Kétiouaire soit la mare de Soum, ce qui correspon-
drait mieux aux indications topographiques de l’arrêté 2728 qui indique, après la
mare de Kétiouaire, la remontée vers Massi au nord-ouest.
Quant au Mali, dans un premier temps, il n’avait pas hésité, lui, à situer la mare
de Kétiouaire à la place de la mare de Maraboulé, c’est-à-dire franchement au sud.
Et c’est d’ailleurs ce premier emplacement de la mare de Soum à la place de la
mare de Maraboulé, 26 kilomètres au sud de Soum, qui avait justifié, donné nais-
sance à ce que j’appellerai la prétention très déraisonnable avancée par le Mali
dans son tracé le plus extravagant.
Dans un second temps et n’hésitant pas à faire le grand écart! le Mali propose

aujourd’hui de situer la mare de Kétiouaire au «Forage Christine» qui se trouve à
peu près ici au sud de Tabakarach, c’est-à-dire à plus de 50 kilomètres — excusez
du peu! — de la première localisation de la mare de Kétiouaire. Signe d’une hési-
tation tout à fait caractéristique et d’une grande ampleur!
Or les arguments avancés par le Mali pour justifier cette nouvelle localisation
ne sont guère plus convaincants, Monsieur le président, Messieurs, que ceux qui
cherchaient à identifier Kétiouaire et Maraboulé.
Le forage Christine serait situé sur une «mare fossile» d’où la prétention
avancée. Une «mare fossile», c’est une mare pour géologue, ce n’est pas une
mare pour les paysans ou les bergers! La notion de mare fossile est une notion
purement géologique; une mare fossile n’est pas un point d’eau. Celui-ci ne l’a
plus été depuis quelques millénaires.
Il est vrai que, faute de mieux, nos confrères maliens ont parfois tendance à
faire appel à une tradition orale très ancienne, mais je doit dire qu’ils n’ont pas
été jusqu’à retrouver les souvenirs de l’homme de Neandertal pour justifier le
forage Christine!
Le second argument, c’est celui que j’appellerai du «quadrilatère magique».

Après le triangle des Bermudes, voici le quadrilatère de Kétiouaire qui attire
mystérieusement les mares afin de les localiser (mémoire du Mali, annexe C/67).
La carte C/67 du Mali décrit ce quadrilatère: le polygone qui y figure est en effet
dressé à partir des indications données dans les différents arrêtés, dans les divers
documents administratifs.
Or ce même mémoire malien, qui analyse le quadrilatère de Kétiouaire, note par
ailleurs à très juste titre «que les indications de direction à l’époque n’étaient pas
faites en degrés par indications vagues du type «nord-est», «sud-ouest», etc.»
(mémoire du Mali, p. 287). Il faut se rappeler qu’à l’époque c’était une zone
d’accès difficile, difficilement pénétrable, où les triangulations étaient malaisées,
voire impossibles avant l’apparition de la photographie aérienne.
Et, malgré cela, on nous produit un joli petit losange bien propre avec un cercle
au milieu qui figure la mare fossile ou plutôt la mare fantôme de Kétiouaire.[86/5 : 66-69] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . COT 135

Ajoutons que ce «quadrilatère magique» ne correspond pas, malgré ses dires, à
l’indication donnée par la lettre 191CM2 — puisqu’il est situé franchement au
sud du mont Tabakarach qu’il ne touche même pas (dans la carte annexée en
carte 67 aux écritures maliennes) alors que la description de la lettre 191CM2,
nous l’avons vu, situe la mare de Kébanaire à l’ouest du mont Tabakarach avant
que la frontière ne s’infléchisse dans la direction du sud-ouest.
Pour notre part, Monsieur le président, Messieurs, nous serons plus modestes,

moins affirmatifs, constatant que, dans cette affaire, trois textes différents font
allusion à ce qui pourrait bien être trois mares différentes:
— la mare de Kébanaire, dont l’administrateur en chef Bellieu souhaite l’inscrip-
tion dans la lettre 191CM2, qui serait plutôt en direction d’Hombori;
— la mare de Kétiouaire, visée par l’arrêté 2728, qui serait plutôt dans les envi-
rons de Soum-Tilawati;
— enfin, et pour faire une bonne mesure, vous me permettrez de citer la mare de
Ouairé, visée par le service géographique de Dakar et le gouverneur général

dans la correspondance préparatoire de l’arrêté 2728, qui, elle, est située fran-
chement à l’ouest de Diounouga, c’est-à-dire en dehors de notre schéma, ce
qui ne simplifie pas les choses.
Notre humilité devant cette affaire et devant cette confusion résulte aussi de
l’incapacité répétée des techniciens et cartographes, malgré toute leur science,
malgré toutes leurs techniques actuelles, à localiser la mare de Kétiouaire-Kéba-
naire. Ceci aussi bien lors des travaux entrepris en commun par les experts des

deux Parties que par ceux commis par M. M’Baye et ses collègues dans le cadre
de la médiation de l’OUA, et enfin que par les efforts déployés, sans doute avec
beaucoup d’énergie, par nos propres savants et experts de part et d’autre de la
barre pour trouver sur le terrain la mare de Kétiouaire-Kébanaire.
Et je crois, Monsieur le président, que dans cette affaire, il serait plus sage en
l’espèce de constater avec la sous-commission juridique de la commission de
l’OUA:
«La sous-commission quant à elle estime que compte tenu de la descrip-

tion que les lettres citées donnent de la ligne dont le tracé était projeté, et du
fait que la modification demandée par le Gouvernement du Soudan (c’est-
à-dire le lieutenant-gouverneur Bellieu) est de toute évidence légère (réserve
faite du secteur Labbézanga-Anderamboukane qui ne nous intéresse pas pour
notre raisonnement ici), en aucune façon, la mare de Kétiouaire ne pourrait
s’écarter beaucoup du prolongement de la ligne: «Tin Eould et Tabaka-
rach».»
On pourrait dire les choses autrement. L’administration coloniale, en détermi-

nant progressivement la frontière jusqu’à lui donner sa ligne définitive par la carte
IGN 1960 au 1/200000 a, au fond, résolu à sa manière le mystère de la mare de
Kébanaire et de la seule manière possible. C’est-à-dire en postulant que cette mare
ne saurait être très éloignée du tracé définitivement arrêté.
A notre avis, les experts, après tant d’années, ont en fait rendu leur verdict. La
mare de Kétiouaire-Kébanaire, décrite par les indications contradictoires dans une
période où la région était mal connue, ne peut être localisée avec précision. Au
demeurant, sa localisation n’est pas nécessaire au tracé de la ligne frontière,
puisque celle-ci a été précisée par l’administration coloniale en l’absence de cet
élément et avant la date critique.
Alors je comprends que cette conclusion ne convienne pas à nos confrères
maliens. Plus de mare, plus de titre! Plus d’argument sur Soum! Plus d’argument
sur Raf Namar! Si on ne trouve pas la mare de Kétiouaire-Kébanaire, toute la136 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 69-71]

justification de la prétention malienne s’effondre dans ce secteur. Et je comprends
mieux la laborieuse inquiétude avec laquelle les hypothèses les plus éloignées, y
compris géographiquement, ont été échafaudées.
En attendant, vous me permettrez, Monsieur le président, Messieurs les juges,

de saluer la prouesse dialectique de nos adversaires, qui, après avoir traité par le
sarcasme les cartes dressées par le service géographique de l’AOF; qui, après
avoir été à peine plus tendres, plus indulgents pour l’IGN et notamment pour la
carte de 1960; qui, après avoir notamment plaisanté sur la distinction entre croi-
sillons continus et croisillons discontinus; qui, après avoir écarté avec mépris la
correspondance entre le gouverneur général de l’AOF et le lieutenant-gouverneur
du Soudan français au sujet de la frontière en question, ont aujourd’hui l’audace
d’avancer comme seul titre dans le secteur qui nous préoccupe une mare frontière
citée dans deux documents dont l’un, la lettre 191CM2, est par ailleurs récusé
formellement par les Maliens eux-mêmes et dont l’autre est un arrêté qui a été
abrogé depuis par la loi de 1947.
Vous conviendrez, Monsieur le président, Messieurs les juges, qu’il s’agit là
d’une construction peut-être esthétique et admirable à cet égard, mais sans grande

force de conviction. Je ne sais pas pour ma part si une mare évanescente est un
titre-cause ou un titre-instrument, mais, à voir les efforts de nos confrères maliens,
je constate qu’on peut même patauger dans une mare qui n’existe pas.
J’en ai fini, Monsieur le président avec la partie consacrée à la région de Soum.
Avec votre autorisation, j’aborderai maintenant le secteur des quatre villages.

D EUXIÈME PARTIE . L E SECTEUR DES QUATRE VILLAGES

Je vous rappelle qu’il s’agit des quatre villages de Diounouga, Oukoulou (ou
Oukoulourou), Agoulourou et Koubo. Cette précision s’impose puisque, vous le
savez, lors de la procédure sur les mesures conservatoires, la Partie malienne avait
invoqué d’autres villages. Le contre-mémoire revient, je le note, à une conception

plus traditionnelle de l’expression «quatre villages». Nous prenons acte de cette
clarification terminologique. J’eus souhaité qu’elle s’accompagnât d’un ralliement
complet à nos thèses, mais j’ai encore bon espoir. Ces quatre villages sont aujour-
d’hui à peu près situés. Là encore, je note l’accord avec la Partie malienne au
moins pour trois d’entre-eux, puisque le village d’Agoulourou semble avoir
disparu; il est indiqué sur la carte Blondel La Rougery et, depuis, on ne l’a pas
retrouvé. Ce hameau de culture n’a pas survécu.
S’agissant de l’appartenance de ces villages, et donc de la zone revendiquée par
le Mali dans ce secteur, je ferai d’abord, valoir les titres du Burkina Faso avant
d’examiner les titres ou l’absence de titres maliens.

l. Les titres avancés par le Burkina Faso dans le secteur
des quatre villages

La remarque qui s’impose ici, c’est qu’il n’y a pas de titre écrit et qu’en
revanche le titre cartographique est précis, constant, ferme.

A. L’absence de tout titre écrit nous conduit à revenir sur l’arrêté 2728 du
27 novembre 1935 et à nous interroger sur sa portée

On connaît la thèse du Mali développée dans ses écritures, l’arrêté 2728 du
27 novembre 1935 aurait établi une limite entre les cercles de Mopti et de Ouahi-
gouya, limite qui n’avait pas été affectée par la loi du 5 septembre 1947 rétablis-[86/5 : 71-74] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .COT 137

sant la Haute-Volta dans ses limites antérieures. Limite qui aurait subsisté jusqu’à
l’indépendance pour être transformée à cette date en frontière internationale.
Le Burkina Faso, Monsieur le président, Messieurs, constate pour sa part qu’en
droit français, jusqu’à preuve du contraire, une loi abroge tous les textes antérieurs
de valeur égale ou inférieure. Cette abrogation peut être explicite ou implicite.
Pour nous, la loi du 5 septembre 1947 a implicitement, mais clairement abrogé
l’arrêté 2728 du 27 novembre 1935 en rétablissant la Haute-Volta dans ses limites

de 1932, limites qui avaient été modifiées par l’arrêté 2728. Dès lors — et je crois
que sur ce point nos confrères maliens pourraient être d’accord avec nous —, dès
lors, le débat se centre sur le caractère modificatif ou non modificatif de l’arrêté
2728. Si l’arrêté 2728 a modifié les limites entre les cercles de Mopti et de Ouahi-
gouya en 1935, il est implicitement abrogé par la loi qui rétablit les frontières de
1932. En revanche, s’il ne l’a pas modifié, il n’est que la description de la fron-
tière telle qu’elle existait auparavant.
Or, ce caractère modificatif de l’arrêté 2728 de 1935 nous paraît établi lors de
la prise de l’arrêté et confirmé par l’attitude des autorités coloniales à son endroit.
Ce caractère modificatif apparaît en effet dès les premiers textes préparatoires
de l’arrêté 2728 qui indique sans ambiguïté qu’il s’agit de modifier les limites du
cercle de Mopti. Particulièrement nette à cet égard est la lettre 614 AP 2 du
5 décembre 1934, lettre émanant du directeur des affaires politiques et adminis-
tratives. Son intitulé annonce: «modifications territoriales au Soudan». Je lis
simplement le premier paragraphe de cette lettre que nous avons communiquée à
la Chambre:

«J’ai l’honneur de vous faire connaître [c’est une lettre signée par le direc-
teur par intérim des affaires politiques et administratives, M. Berthet, qui
écrit au chef de cabinet militaire] que les contre-propositions, objet de votre
note susvisée, concernant les modifications à apporter aux cercles de Bafou-
labe, Bamako et Mopti par suite du rattachement respectif des cercles de
Satadougou, Bamako et Bandiagara ne soulèvent aucune objection de prin-
cipe de ma part.
Si, comme il en a été donné l’assurance par téléphone, le service géogra-
phique dispose de la documentation nécessaire pour préciser et décrire d’une

manière satisfaisante les limites des cercles de San et de Macina...»
Le reste n’a pas d’intérêt sauf que quand il s’agit de préciser on ne dit pas
modifier.
Cette lettre indique déjà l’intention des auteurs de l’arrêté lors de sa prépara-
tion.
Ce qui est certain, c’est que l’arrêté est en contradiction avec toutes les cartes
antérieures, celles que nous avons projetées mais encore celles qui sont dans les
productions maliennes (ceci est tellement vrai que le chef du service géographique

de l’AOF réagit au projet d’arrêté dont il souligne (lettre 87 CM2 du 11 juillet
1935) que «la description sud (à partir de en «s’infléchissant du sud-est», jusqu’à
vers la fin) et celle de la limite est ne semblent pas correspondre à l’état de fait
actuellement existant (contre-mémoire du Burkina Faso, annexe 127).
Le gouverneur général, en conséquence, demande au lieutenant-gouverneur du
Soudan (lettre 506 AP4 du 23 juillet 1935) de préciser le tracé sur la carte Mopti-
Hombori au 1/500000 (c’est-à-dire la carte Blondel La Rougery) en application
de la circulaire de 1930 et de lui adresser ce document «à l’appui de ces proposi-
tions» (annexe I-29). Il y a là un ensemble d’éléments qui me paraissent de nature
à indiquer avec un degré de certitude la vraie nature de l’arrêté 2728.
Nous n’avons pas retrouvé la suite de la correspondance entre le gouverneur
général et le lieutenant-gouverneur du Soudan français. Ce que nous savons, en138 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 74-76]

revanche, c’est que l’autorité administrative a passé outre l’objection du service
géographique, en citant dans l’arrêté 2728 les points qui faisaient problème juste-
ment pour le service géographique, Diouaoulouna, la mare de Toussougou, le puits
d’Agouf, les mares de Fosse et de Dourgoma, et donc en modifiant «l’état de fait
actuellement existant», pour reprendre l’expression de la correspondance.
Nous relevons une seconde contradiction entre l’état de fait existant et l’arrêté
2728, que j’ai notée tout à l’heure, contradiction entre l’arrêté 2728 du 27

novembre 1935 et la lettre 191CM2 du 19 février précédent. Cette lettre 191 du
19 février décrit les limites du cercle de Dori, faite par le même gouvemeur
général, la même autorité administrative, et seulement quelques mois auparavant.
Or dans la lettre 191CM2, la mare de Maraboulé (Toussougou) relève de l’auto-
rité du cercle de Dori; ladite mare est ensuite, par l’arrêté 2728, transférée au
cercle de Mopti.
Le gouverneur général, sur proposition du lieutenant-gouverneur du Soudan
français, a donc visiblement, par l’arrêté général 2728, redessiné les limites admi-
nistratives méridionales du cercle de Mopti. J’ajoute que la pratique administra-
tive subséquente confirme le caractère modificatif de l’arrêté 2728 et confirme son
abrogation implicite par la loi de 1947.
L’arrêté 2728 du 27 novembre 1935 a fait l’objet d’une publication régulière
officielle au Journal officiel de l’AOF , le 14 décembre 1935 (mémoire du Burkina
Faso, annexe II-38), et, par ailleurs, à celui du Soudan français en 1936. Il devait
être accompagné d’une carte annexée, nous le savons qui n’a pas été retrouvée.
C’est grand dommage car, si on avait retrouvé cette carte, on aurait pu examiner le

fond de carte et comparer l’intention de l’auteur de l’arrêté, le gouverneur général,
avec la réalité préexistante telle qu’elle était tracée par le fond de carte. Quoi qu’il
en soit, l’arrêté 2728 a été largement diffusé. Nul ne pouvait l’ignorer, d’autant
plus qu’il a même été repris, souvenons-nous en, et nos confrères maliens l’ont
rappelé à plusieurs reprises, par l’arrêté 2557 du 2 août 1945 (mémoire du Mali,
annexe B 51), qui n’a pas été publié mais qui rappelait donc bien à cet égard
l’existence de l’arrêté 2728.
Les autorités administratives coloniales ne pouvaient donc pas manquer de
connaître ce texte. Et encore moins que quiconque, le service géographique de
l’AOF, celui-là même qui avait souligné les particularités, notamment les dévia-
tions contenues dans le projet d’arrêté, par rapport à 1’«état de fait actuellement
existant» en 1935.
Or, à partir de la publication de la loi du 4 septembre 1947, rétablissant la
Haute-Volta dans ses limites de 1932, on ne retrouve plus aucune référence à l’ar-
rêté 2728 du 27 novembre 1935, ni d’ailleurs à l’arrêté modificatif 2557 du 2 août
1945. Aucune référence cartographique, alors que l’organisation du service
géographique de l’AOF n’aurait pas été prise en défaut de manière si persistante

et si continue. Aucune référence administrative, ni pour infirmer ni pour confir-
mer le texte de l’arrêté. La seule explication de ce silence de mort, c’est que l’ar-
rêté était bien mort! c’est qu’aux yeux de l’administration coloniale, il avait bel et
bien été implicitement abrogé par la loi de 1947, qu’on en revenait au statu quo
ante, aux titres cartographiques dans le secteur.

B. Le titre cartographique est précis, constant, ferme

J’en viens maintenant, en l’absence de titre écrit, puisqu’il n’y en a plus, au fait
que cette absence de titre écrit est palliée par la fermeté du titre cartographique.
L’évidence cartographique, au sens anglo-saxon aussi bien qu’au sens français du
terme, paraît en effet ici éclatante. Elle n’est d’ailleurs pas sérieusement contestée
par la Partie malienne, qui a largement contribué au matériau de notre propre[86/5 : 76-78] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .COT 139

démonstration. Le Mali critique la qualité des cartes dressées au nom d’arguments
qui ne me semblent pas pertinents; je ne reviendrai pas sur ce point, j’en ai parlé
lors de la première plaidoirie. En revanche nos adversaires ne nient pas l’abon-
dance des cartes dans le secteur ni le fait qu’elles nous donnent pratiquement
toutes raison, à quelques exceptions près.
Ce matériel cartographique est singulièrement convaincant, en effet, dans le
secteur des quatre villages. Il s’agit d’un secteur habité, d’un secteur parcouru,

d’un secteur connu, ce n’est plus cette zone mystérieuse dont nous avons parlé
tout à l’heure. Or dès avant 1932, la délimitation administrative apparaît claire,
compte tenu de la période.
Je vous renvoie ici, Monsieur le président, Messieurs, aux analyses détaillées
des écritures burkinabés que j’ai évoquées avec la projection hier. Je n’insiste
donc pas sur ce point, compte tenu de l’heure.
Cet ensemble de cartes constitue dès avant 1932 un titre précis au profit de la
Haute-Volta, dès avant sa disparition, dès avant son démembrement. Cet ensemble
est par ailleurs confirmé par les cartes postérieures à 1947, c’est-à-dire posté-
rieures au rétablissement de la Haute-Volta dans ses frontières. On sait par ailleurs
qu’il n’y a pas eu à notre connaissance de cartes dressées dans la région de 1935
à 1947, ce qui aurait permis des comparaisons intéressantes.
A partir de 1947 et jusqu’en 1960, la série cartographique se poursuit avec une
constance égale et une précision accrue. Enfin la carte au 1/200000 de 1960, titre
majeur ici, trace avec précision et en croisillons continus la délimitation. Les
derniers doutes sont levés par cette carte, en particulier la distinction entre le

village de Kobou, situé au Mali, et le hameau de culture de Kobo, situé, lui, en
Haute-Volta. A l’époque, et nous l’avons noté ici, ils sont de part et d’autre de la
limite administrative devenue ensuite frontière internationale. Dionouga et Oukou-
lourou sont ainsi déterminés et placés avec précision sur la carte, pendant que,
nous le savons, Agoulourou a disparu. Très au sud de la frontière de la carte de
1960, Selba et Kounia sont évidemment en territoire voltaïque.
Aussi, s’agissant du titre cartographique dans le secteur des quatre villages,
conclurons-nous avec M. M’baye et ses collègues de la sous-commission juridique
de la commission de médiation de l’OUA, en accordant :
«à la carte au 1/200000, quand elle représente une frontière par des croi-

sillons continus, une fiabilité que seule peut entacher une erreur dont on peut
rapporter la preuve ou un accord intervenu entre les Parties» (p. 10).
Or, que je sache, la Partie malienne n’a pas apporté la preuve d’une erreur ni
bien entendu d’un accord intervenu entre les Parties. Le titre du Burkina Faso me
paraît donc bien établi. Je dirai même: d’autant mieux établi que je ne vois pas
d’amorce de titre concurrent. J’en viens maintenant aux arguments de la Répu-
blique du Mali.

II. L’absence de titre malien dans le secteur des quatre villages

L’absence de titre malien dans le secteur des quatre villages paraît établie à mes
yeux. Dès lors que l’on retire de la construction intellectuelle malienne l’arrêté
général 2728, tout s’effondre, il n’en reste plus rien.
Pour la clarté de l’exposé, j’examinerai d’abord le cas du secteur des quatre
villages dans son ensemble avant de m’attacher plus précisément au problème de
Dionouga. Mais auparavant, je voudrais rappeler tout de même avec insistance la
démonstration de M. Pellet sur l’impossibilité de fonder un titre juridique dans la
présente affaire sur la seule pratique administrative. S’agissant de cette affaire
précise, il me paraît que la remarque et le rappel s’imposent.140 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 78-80]

Je me permets de citer à nouveau la sous-commission juridique de la commis-
sion de médiation de l’OUA. Que dit-elle à ce propos?

«Le Mali invoque l’occupation effective des quatre villages dont il est
question ci-dessus. Le fait que les quatre villages soient habités par des
Maliens, recensés par le Mali, n’est nullement contesté par l’autre Partie.
La sous-commission quant à elle estime que les faits d’occupation ne
peuvent en aucune façon prévaloir sur un titre juridique. En l’espèce, le titre
juridique est prouvé comme l’a déjà montré la sous-commission. Ce titre doit
être préféré à une occupation même paisible et à une administration que
d’ailleurs le possesseur du titre prétend exercer aussi. De l’opinion de la
sous-commission une telle occupation ne peut pas mettre en échec la souve-
raineté qui s’exerce sur un territoire appartenant à un Etat.»

Sous réserve de cette observation liminaire, examinons maintenant les «effecti-
vités» avancées par le Mali.

A. Le secteur dans son ensemble
J’ai parlé tout à l’heure de l’arrêté général 2728, en notant, au demeurant,

l’accord des Parties pour exclure toute effectivité postérieure à la date critique, en
notant aussi — et je n’y reviendrai pas — qu’à notre avis la première et la plus
convaincante des effectivités est la constance de la série cartographique, référence
quotidienne de l’administration coloniale qui ne l’a jamais remise en cause.
Voyons maintenant d’abord le secteur dans son ensemble. Je me félicite ici que
soit levée l’ambiguïté sur l’argument dit ethnique ou ethnographique et j’ai lu à la
page 8 du mémoire malien des formules qui me paraissent clarifier, je dirais,
assainir, la situation.
Je m’en féliciterais davantage, Monsieur le président, Messieurs, si le Mali
avait proscrit toute argumentation tenant à la nature des peuplements en cause,
argumentation dangereuse, on le sait, pour la stabilité des règlements frontaliers,
argument très sagement rejeté par l’OUA en 1964 à la conférence du Caire.
Or, si une partie de l’argumentation malienne est en effet «purement adminis-
trative» à ce propos — et j’y reviendrai —, une autre partie ne laisse pas d’in-
quiéter, c’est l’argument que j’appellerai des «hameaux de culture». Ainsi, je lis
dans le contre-mémoire du Mali à propos de Douna:

«La mention, répétée à plusieurs reprises ci-dessus, de Douna peut sembler
superfétatoire puisqu’il n’est pas contesté par le Burkina Faso — par la grâce
des cartes — que Douna est malien.
Néanmoins, il ne faut pas oublier que, au même titre que Kounia est un
hameau de culture de Dioulouna, Selba et/ou Oukoulourou sont des hameaux
de culture de Douna et que, dès lors, toute mention de l’un vaut mention des
autres.» (Contre-mémoire du Mali, p. 143.) (Souligné par l’orateur.)

Et je continue, je vois de nouveau pour Kobou: «L’appartenance de Kobou au
canton de Boni (subdivision de Douentza, cercle de Mopti) est également indiscu-
tée» (ibid.).
Puis je vois à la page suivante du contre-mémoire:

«Encore une fois, le rappel du fait que Kobou est indiscutablement malien
n’est pas inutile puisque Koubo, situé à 4 kilomètres environ au sud de
Kobou ... est un hameau de culture de ce dernier.» ( Ibid., p. 144.)
Nous retrouvons la même démonstration. Cet argument, Monsieur le président,
Messieurs les juges, dépasse le caractère «purement administratif» qu’on cherche
à lui donner, pour prendre une extension très différente.[86/5 : 80-83] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . COT 141

Il s’agit d’une curieuse tentative d’application du vieil adage de droit romain
suivant lequel l’accessoire suit le principal. Mais qui ne voit pas la portée désta-
bilisatrice d’un tel raisonnement appliqué aujourd’hui aux hameaux de culture,
demain aux villages, après-demain à des secteurs entiers et indéfinis.
J’observe, au demeurant, que le Mali n’hésite pas, au nom de cet argument, à
franchir des distances respectables. Si Kobou est à 3 ou 4 kilomètres de Koubo,
Kounia est à 18 kilomètres de Dionouga, Oukoulourou est à 16 kilomètres de

Douna. Cependant que Selba en est distant de 20 kilomètres. Si l’accessoire suit le
principal ... Peut-être ... mais à distance! Ce sont des distances dont vous recon-
naîtrez qu’elles n’ont rien d’accessoire pour notre litige.
Nous pensions que nos confrères maliens avaient définitivement renoncé à ce
type d’argument en affirmant que le caractère du peuplement était sans influence
sur la ligne frontière, que le «simple exercice d’une compétence personnelle ...
n’est pas signe d’une compétence territoriale».
Or, en l’espèce, je dois constater que cette règle ainsi affirmée ne semble pas
appliquée, règle dont il nous paraissait qu’elle était néanmoins évidente. D’ailleurs
M. Diallo avait fort bien montré, tout au long de la frontière entre les deux
Parties, que cette limite sépare les villages de leurs hameaux de culture sans gêner
pour autant les populations dans leurs activités agricoles.
Pour notre part, les conseils du Burkina Faso persistent à penser que la stabilité
des frontières en Afrique n’est garantie que si elle est détachée de toute considé-
ration relative à la provenance des occupants, temporaires ou permanents, des
territoires en discussion.

Le règlement territorial africain ne peut être assuré que si la précision des fron-
tières est accompagnée de la nécessaire perméabilité, respectueuse des usages en
matière de culture des champs, d’accès à l’eau ou de nomadisme. La vieille notion
de voisinage, que connaît bien le droit international et qui a été prise en compte
par les Parties dans leurs relations et dans leurs accords, est le complément néces-
saire de la notion de frontière, l’élément de souplesse qui en garantit la stabilité.
Mais si on tire des relations de voisinage des arguments relatifs à la prétention
territoriale, c’est le règlement territorial dans son ensemble qui se trouve ainsi
atteint. Aussi, nous demandons instamment à la Chambre, dans sa sagesse, de ne
pas suivre le Mali sur ce terrain.
Alors que reste-t-il comme autres titres maliens dans le secteur? Des témoi-
gnages, recueillis dans des conditions un peu imprécises et faisant partie de la
«tradition orale». Ainsi apprenons-nous que Diounouga s’étendrait jusqu’à la
proximité immédiate de Diguel, la frontière passant près d’un «enclos en forme
de mosquée», puis ensuite elle passerait par le baobab situé au sud du village de
Selba, pour suivre ensuite, bien évidemment, l’affleurement de pierre blanche que
constitue le Tondigaria et qui fait tout le charme de cette région.

Sur ce dernier point, d’ailleurs, il faut noter que le Tondigaria, nous l’avons vu
lors de la projection des cartes, constitue une particularité géographique bien
repérée par les spécialistes. Mais nous avons aussi noté que cette particularité se
trouvait, de l’aveu des mêmes géologues, à une bonne vingtaine de kilomètres à
l’intérieur du territoire burkinabé.
Aussi, pour me résumer sur le point du titre malien dans le secteur des quatre
villages, je dirai qu’il est à la fois insuffisant et excessif. Insuffisant, cela me
paraît clair. On n’établit pas une frontière sur la base de vagues allégations de
notables, si respectables soient-ils, et quelle que soit la précision de leurs souve-
nirs!
Car je note, pour le reste, qu’en dehors du village de Dionouga, sur lequel nous
reviendrons dans un instant, le Mali n’évoque pas un seul acte d’administration
effective dans la région.142 DIFFÉREND FRONTALIER [86/5 : 83-85]

Excessif, d’autre part, car à force de s’attacher au baobab, à l’affleurement de
pierres blanches ou à l’enclos en forme de mosquée, le Mali va, là encore, très au-
delà de l’interprétation la plus expansive possible de l’arrêté 2728 et donc des
limites du cercle de Mopti de 1935 à 1947.
Car, revenons un peu sur la chose. L’enclos en forme de mosquée est à 2 kilo-
mètres au nord de Diguel, soit. Mais alors, pourquoi avoir défini la frontière par
rapport à Diolouna qui se trouve à 10 kilomètres au nord de l’enclos en forme de

mosquée, alors que Diguel était un village bien connu, bien répertorié à l’époque
même?
Dans l’esprit des rédacteurs de l’arrêté 2728, la frontière ainsi décrite passait à
proximité..., oui, mais à proximité de Diolouna et non pas de Diguel.
De même, si les rédacteurs de l’arrêté avaient entendu laisser Kounia et Selba
dans la circonscription de Mopti, ils auraient cité Kounia et Selba bien plutôt
qu’Oukoulourou ou que Kobo qui étaient des hameaux de culture ou encore
qu’Agoulourou, disparu depuis. Ces villages étaient beaucoup plus importants et
n’auraient pas manqué d’être marqués par l’auteur de l’arrêté comme autant de
points de référence.
Ensuite, le Tondigaria, l’affleurement de pierres blanches, les hauteurs de Fouri
faré Tiaiga se trouvent à plus de 10 kilomètres au sud de la pointe méridionale de
la mare de Toussougou (ou mare Feto Maraboulé).
Là encore, la référence géographique de l’arrêté 2728 n’aurait pas été ainsi
rédigée si la volonté du gouverneur général avait été de descendre si bas au sud de
la mare de Toussougou. Il aurait indiqué cette réalité par une précision, par une

référence au moins kilométrique.
Mais, de toute façon, nous le savons, l’arrêté 2728 a été depuis abrogé par la
loi de 1947 qui a rétabli la Haute-Volta dans ses frontières de 1932. Cela dit,
même abrogé, il a visiblement stimulé l’imagination de nos confrères maliens au-
delà du raisonnable en les conduisant à revendiquer, sans fondement sérieux, une
bande de territoire d’une bonne douzaine de kilomètres de large au sud de la zone
des quatre villages.
Enfin, et pour terminer, Monsieur le président, Messieurs les juges, il nous faut
revenir au cas de Dionouga.

B. Le cas de Dionouga
Le Mali verse sur le cas de Dionouga un certain nombre d’éléments au dossier.
Ces éléments, nous les avons discutés dans la procédure écrite. Je ne reviendrai
donc pas là-dessus et me contenterai de trois brèves remarques.

La première, c’est que les actes d’administration invoqués par le Mali sur
Dionouga ne peuvent pas constituer un titre par eux-mêmes. J’ai cité tout à l’heure
la sous-commission juridique de la commission de médiation de l’OUA. Nous
pensons, pour notre part, qu’elle a parfaitement raison de constater cela. Au
demeurant, je l’ai indiqué, ces actes d’administration concernent uniquement
Dionouga et n’ont aucune influence sur le restant du secteur. Ils ne suffisent pas à
établir le titre, sauf à admettre la dangereuse extension de la notion de villages de
culture, mais je ne reviens plus là-dessus.
Ma seconde observation est relative à l’échange de correspondance entre le
commandant de cercle de Djibo et l’Institut géographique national en 1961,
correspondance dans laquelle le commandant de cercle de Djibo, interrogé par
l’IGN sur l’appartenance de Dionouga, semble considérer que Dionouga est en
effet un village malien. Au demeurant, je note avec le sourire que, dans cette
correspondance, on trouve le nom de notre éminent expert, l’ingénieur-général
Gateaud, qui était à ce moment-là à Bamako et qui a interrogé les autorités du[86/5 : 85-86] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .COT 143

Soudan français. Je voudrais, à ce propos, dire combien la Partie burkinabé a été,
pour sa part, heureuse de pouvoir compter sur un homme dont l’impartialité et la
probité étaient une garantie constante tout au long de ce procès. Cet échange de
correspondance date de 1961. Il ne saurait être retenu puisque, pour reprendre les
termes excellents du mémoire malien (p. 12):

«Tous les accords obtenus au niveau des commandants de cercle qui n’ont
pas été confirmés ultérieurement par la commission paritaire permanente,
seule susceptible d’engager les deux Etats, doivent être tenus pour non réali-
sés.»

Il est évident que le commandant de cercle de Djibo n’avait aucune qualité,
aucune compétence internationale pour engager internationalement la Haute-Volta
de l’époque et que, de ce point de vue, cet échange de correspondance, postérieur
à la date critique, ne prouve rien. Au demeurant, nous ne devons pas avoir de
désaccord sérieux entre nous.
Enfin, la troisième remarque que je veux faire est au sujet des travaux de la
sous-commission juridique de la commission de médiation de l’OUA, dont vous
savez toute l’importance que nous lui avons accordée. Cette sous-commission
juridique, présidée par M. M’baye, a sans doute été sensible à l’argumentation
malienne sur Dionouga. C’est incontestable. Mais elle n’en a pas moins conclu,
en droit:

«Les villages maliens de Dionouna, Oukounou, Agounourou et Koubo,
faute de pouvoir demeurer en territoire malien, sont transférés en Haute-Volta
aux frais des deux Parties.»

Au terme d’un examen aussi scrupuleux que possible, la sous-commission juri-
dique a retenu le titre cartographique éminent dans ce secteur et a reconnu la
souveraineté du Burkina Faso sur Dionouga.
Alors, parce qu’elle était une commission de médiation, elle a toutefois
demandé à la Haute-Volta de laisser au Mali le village de Dionouga. Mais,
Monsieur le président, Messieurs les juges, parce que vous êtes une juridiction,
vous direz le droit, vous direz que Dionouga est dans le territoire du Burkina
Faso.
Monsieur le président, Messieurs les juges, j’en ai ainsi terminé. Les agents et
conseils du Burkina Faso ont présenté leurs arguments dans ces premières plai-
doiries. Ils confirment les conclusions déposées par le Faso et rappelées dans le
contre-mémoire.

L’audience est levée à 12 h 57144 [86/6 : 6-8]

C 2/CR 86/6

SEPTIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (19 VI 86, 10 h)

Présents: [Voir audience du 16 VI 86.]

EXPOSÉ DE M. MAIGA
AGENT DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. MAIGA: Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, en ce jour solen-
nel et historique, permettez que j’exprime à votre auguste Chambre les salutations
sincères et la profonde déférence du peuple du Mali, de son parti, l’Union démo-
cratique du peuple malien, du président Moussa Traoré, secrétaire général de
l’Union démocratique du peuple malien, président de la République.
C’est avec une profonde émotion et un profond soulagement que la délégation
que j’ai l’honneur et le privilège de conduire se trouve aujourd’hui dans ce haut
lieu qu’est le Palais de la Paix, à côté de nos frères burkinabé, avec lesquels,
Messieurs, nous avons en commun la culture, une grande partie de notre histoire,

en un mot, une civilisation.
Emotion, oui, quand je pense aux péripéties avant d’arriver à cette procédure.
Soulagement, également, quand j’ose espérer que l’arrêt que vous rendrez permet-
tra une solution définitive à ce malheureux différend.
Bien que la Chambre soit amplement informée par les écritures mises à sa
disposition depuis le 3 octobre 1985, le Gouvernement du Mali croit devoir faire
un rappel succinct de l’esprit de négociation dont il n’a cessé de faire preuve
pendant un quart de siècle à l’égard du Burkina Faso pour la délimitation de la
totalité de leur frontière commune, d’une part; pour le règlement judiciaire du
différend dans la présente affaire dont vous êtes saisi depuis 1983, d’autre part.
Le Mali a toujours estimé que, conformément aux obligations qui lui incombent
en vertu de la Charte des Nations Unies et de la charte de l’Organisation de l’unité
africaine, il convenait de régler pacifiquement les différends avec ses voisins dans
le respect du principe de l’ uti possidetis , pour ce qui concerne la frontière.
Pour les méthodes de règlement, il a d’abord privilégié les négociations
directes; le mode de règlement de l’article 33 de la Charte des Nations Unies cité

en premier lieu correspond d’ailleurs profondément aux traditions africaines qui
accordent à la palabre une place éminente.
Ainsi donc, c’est la voie de la négociation bilatérale que mon pays a proposée à
la Mauritanie à l’aube des indépendances en 1962 et qui a abouti en 1963 au traité
de Kayes délimitant la frontière entre la République du Mali et la République isla-
mique de Mauritanie.
C’est la même méthode qui a permis d’aboutir à la délimitation pacifique de la
frontière entre mon pays et la République algérienne démocratique et populaire.
Elle est la même que mon pays et le Niger ont décidé, lors d’une récente
rencontre, de mettre en Œuvre pour la détermination de la frontière commune.
A cet effet, les deux Etats ont décidé la mise en place d’une commission mixte
d’abornement.
Monsieur le président, Messieurs de la Cour, de l’autre côté de la barre, l’on
tente d’emporter la conviction de la Cour en laissant croire qu’un accord éminent
serait sur le point d’être signé entre le Burkina Faso et la République du Niger.[86/6 : 8-11] EXPOSÉ DE M .MAIGA 145

Un tel accord, Monsieur le président, ne pourrait être signé à l’insu du Mali car le
gouvernement de mon pays est convaincu que la République sŒur du Niger ne
pourrait aucunement porter atteinte à ses droits comme à ceux d’aucun de ses
voisins.
Le Mali, à son tour, ne saurait porter atteinte aux intérêts de la République sŒur
du Niger avec laquelle ses rapports de bon voisinage ont toujours été empreints de
fraternité et d’amitié, ayant résisté à toutes les épreuves du temps.

A l’instar de la démarche qui a prévalu avec les pays que j’ai énumérés plus
haut, cette voie de négociation sera proposée à tout autre voisin, partisan du
dialogue fraternel, parce que mon gouvernement est profondément attaché à l’un
des principes fondamentaux qui caractérisent la civilisation africaine, à savoir le
dialogue fraternel africain.
Cette voie de négociation a été en outre appliquée sur environ deux tiers de la
frontière commune avec nos frères burkinabés.
En effet, on se souviendra que c’est en 1961, dans la ville malienne de San, que
les gouvernements des deux pays ont convenu de reconnaître et de tracer leur
frontière commune. Après dix années d’investigations sur le terrain, d’exploitation
de la documentation établie par la puissance coloniale et retrouvée après son
départ, ensuite de négociations fraternelles, les deux pays sont arrivés à un
compromis pour une portion de la frontière longue de 1022 kilomètres. Ce
compromis laissait à chacun des deux Etats deux des quatre villages dont la posi-
tion faisait l’objet de contestation.
Les documents cartographiques qui l’ont concerné étaient relativement fiables.

Ils ont été élaborés soit pendant les guerres d’occupation, soit à l’occasion des
opérations contre les populations suspectes de velléités d’indépendance. Il s’agit
notamment des royaumes du Kénédougou et du Yatenga et des principautés
Samogo et Bobo.
Enfin, certaines cartes concernent ces régions qui étaient effectivement parcou-
rues et administrées par la puissance coloniale au cours de leurs tournées ou lors
des règlements de litiges de terrains de culture et de points d’eau entre villages,
subdivisions, cantons relevant de leur compétence.
C’est pourquoi cette partie de la frontière, pour laquelle le matériau cartogra-
phique a été établi de manière à coïncider avec l’implantation de la population,
n’a pas donné lieu à des concertations majeures.
Outre leur accord sur les 1022 kilomètres, les deux pays avaient décidé dans un
premier temps de retenir l’arrêté général 2728 du 27 novembre 1935 pour déter-
miner le tracé de la frontière dans la zone concernée par ledit arrêté. Il ne restait
plus, pour terminer la délimitation de la frontière, qu’à rechercher une documen-
tation complémentaire concernant une portion de 275 kilomètres parce que zone
de nomadisme et zone sous-administrée.

Cette décision a du reste été mise en chantier car en 1972, les pays avaient
envoyé sur le terrain une équipe mixte pour recueillir les renseignements néces-
saires à l’application de ladite décision.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, malgré la bonne volonté du
Mali, les résultats de ces travaux d’investigation n’ont pu être exploités, le frère
burkinabé ayant soudainement durci sa position et exigé que l’on exécutât le tracé
figuré sur les cartes au 1/200000 de l’IGN de 1960.
La rencontre de Bobo-Dioulasso de septembre 1974 consomma la rupture du
dialogue fraternel, la passion l’ayant, hélas, emporté, conduisant ainsi à l’affron-
tement des deux armées, ce qui mit provisoirement fin à la procédure de règle-
ment à l’amiable de la question frontalière.
L’analyse des circonstances de cette passion démontre clairement que mon pays
n’a jamais été animé d’aucune intention belliqueuse.146 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 11-13]

Le peuple du Mali, son parti et son gouvernement, épris de paix, ont toujours
répondu présents à l’appel de l’Afrique, car nous croyons à la sagesse et à la
dignité africaine, nous croyons à l’amitié entre les peuples et Œuvrons inlassable-
ment à la paix dans le monde.
C’est pourquoi, le président de la République du Mali a effectué personnelle-
ment le déplacement à Lomé, au Togo, en 1975, lorsque la sous-commission de
médiation a tenté de rechercher une solution au contentieux.

Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, cette médiation n’a pu
malheureusement aboutir pour les raisons figurant dans le dossier malien et que je
me garderai d’évoquer encore une fois.
Cependant, il convient de faire remarquer que tout au long de leurs plaidoiries,
les conseils du Burkina Faso n’ont pas tari de faire référence aux travaux de la
commission de médiation de Lomé. Mon pays voudrait souligner, et ce avec
fermeté, qu’il faudrait considérer la rencontre de Lomé comme une simple tenta-
tive de médiation qui a échoué; de surcroît, ses suggestions n’ont jamais été
suivies d’effets.
En conséquence, le Mali estime que les travaux de la sous-commission de
l’OUA ne doivent servir de base pour les besoins de la présente procédure, qui ne
saurait du reste s’identifier à celle de Lomé.
Ainsi, après l’échec de cette médiation de Lomé, un sommet tripartite fut
convoqué en juillet 1975 à Conakry, où, encore une fois, si besoin était de le
rappeler, le président de la République du Mali a personnellement effectué le
déplacement.

Cette rencontre a permis de mettre fin à l’état de belligérance et consacré la
reprise du dialogue fraternel en vue d’une solution bilatérale du contentieux fron-
talier.
Depuis, plusieurs rencontres interministérielles ont été consacrées à un mode de
règlement du différend.
Malgré ces différentes rencontres, le fond du contentieux est resté entier;
malgré la bonne volonté constamment manifestée par mon pays.
Cette bonne volonté a été exprimée à tous les pays amis de la sous-région et au
Gouvernement français, en la personne de son ministre de la coopération et du
développement aujourd’hui conseil du Burkina Faso dans la présente procédure.
Récemment encore, malgré les affrontements de décembre 1985, le président de
la République du Mali a tenu à assister personnellement à Yamoussokoro (Répu-
blique de Côte d’Ivoire) et à Ouagadougou (Burkina Faso), respectivement, au
sommet extraordinaire de l’accord de non-agression et de défense (ANAD) et au
sommet extraordinaire de la communauté économique de l’Afrique de l’ouest
(CEAO) tenus en janvier et février 1986, prouvant ainsi à nos frères burkinabés, à
toute l’Afrique et au reste du monde, qu’il n’était mû ni par rancune, ni par

velléité de conquête territoriale, exprimant ainsi, par la même occasion, sa volonté
de paix et de dialogue, car comme le disait Benjamin Franklin, notre peuple croit
fermement qu’«il n’y a jamais de bonnes guerres ni de mauvaises paix».
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, les multiples tentatives
n’ayant pu aboutir à un règlement bilatéral, le Mali quoi qu’aient pu en dire les
écritures burkinabés, adhéra sans détours à la solution du règlement judiciaire
lorsque celle-ci lui fut proposée par un pays ami et frère de la sous-région, je veux
nommer la République du Sénégal.
Par un compromis signé par les deux Parties au différend, cette mission fut
confiée à une chambre de la Cour chargée de trouver un règlement définitif au
problème de la détermination du tracé de la frontière entre la République du Mali
et le Burkina Faso.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, c’est sur vous que la[86/6 : 13-15] EXPOSÉ DE M .MAIGA 147

confiance des Parties repose. La haute considération morale dont vous jouissez,
l’exceptionnelle compétence en droit international qui est la votre sont pour nous
un gage et une assurance que vous ferez face à la lourde mission dont vous êtes
investis. Car je sais que vous aurez sans cesse à l’idée que le regard des peuples
des deux Parties, de l’Afrique et même du monde, est tourné vers vous.
En ce qui concerne les innombrables principes de droit que vous aurez certai-
nement à appliquer et dont vous avez eu depuis quelques jours une certaine inter-

prétation, je puis vous affirmer que, contrairement à ce que ne cesse de dire la
Partie burkinabé, le Gouvernement du Mali n’a jamais remis en cause un quel-
conque principe de droit, encore moins celui de l’ uti possidetis dont le corollaire
est le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Sur ce
point, il n’est pas superflu de rappeler que mon pays a utilisé ce principe avant
même qu’il ne soit adopté par l’OUA en l’occurrence par le traité signé à Kayes
que je viens d’évoquer à l’instant; mieux, il est l’un des initiateurs de ce principe
au sein de l’Organisation panafricaine.
C’est parce que le Burkina Faso n’admet pas que le Mali ait une autre interpré-
tation que lui de la ligne frontière qu’il nous accuse de vouloir modifier celle-ci.
Il s’agit d’une évidente pétition de principe et d’une attitude peu compatible
avec le compromis portant le litige devant la Chambre.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, mon pays est convaincu que
les peuples africains n’ont qu’une seule priorité, à savoir, la lutte à outrance contre
la maladie, la pauvreté, l’ignorance, la sécheresse.
Le peuple du Mali, son parti et son gouvernement n’épargneront aucun effort

pour que, dans cette région au sud du Sahara, règne un climat de sécurité propice
au développement, aspiration légitime des générations futures.
Nous osons espérer qu’après l’arrêt que votre auguste Chambre rendra, le
Burkina Faso et le Mali, une fois ce contentieux vidé, retrouveront en toute frater-
nité l’esprit de coopération pour le mieux-être des populations.
Monsieur le président, je voudrais saisir cette occasion pour remercier, du fond
du cŒur, le Greffier de la Cour; il a accompli un travail de préparation aussi effi-
cace que minutieux. Le Mali a été particulièrement admiratif devant la conscience
professionnelle de ses services et a été parfois mis mal à l’aise en pensant à la
rapidité excessive avec laquelle nous avions transmis des notes peu lisibles qui ont
causé tant de travail à ses dévoués collaborateurs.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, en vous remerciant pour la
compréhension et la constante disponibilité que vous n’avez jamais cessé de mani-
fester à mon pays, permettez-moi, Monsieur le président, de vous prier de bien
vouloir donner la parole à M. Jean Salmon, conseil du Mali, qui voudra bien
terminer l’exposé de nos idées et de notre réponse.148 [86/6 : 16-17]

PLAIDOIRIE DE M. SALMON

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. SALMON: Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, vous permet-
trez au conseil du Mali, amené à reprendre la parole devant la Chambre, de lui
dire à nouveau tout le privilège et l’honneur qu’il ressent de pouvoir lui exposer le
point de vue du Gouvernement du Mali.
Il souhaite, en guise d’introduction aux plaidoiries qui vont suivre, faire tout
d’abord quelques remarques générales sur l’esprit et la méthode qui ont guidé la
Partie malienne dans la préparation de son dossier pour la présente instance.
En premier lieu, le Mali a souhaité présenter à la Chambre et à l’autre Partie un
dossier aussi complet et aussi scientifiquement solide que possible. Ceci nous a
amené à rechercher avec la passion du collectionneur tous les actes législatifs et
réglementaires qui pouvaient apparaître utiles. Il y en a un ou deux, hélas, notam-
ment celui du 7 mars 1942 concernant In Abao, que nous n’avons pas retrouvé.
Nous en avons le dépit du philatéliste auquel il manque le neuf centimes sépia ou
le dix centimes vermillon d’une série rare. Mais, de toute façon, n’ayant pas
trouvé ces textes, il est évident que nous ne pouvons pas en faire état ni dans un

sens ni dans l’autre.
Nous avons recherché toutes les cartes que nous pouvions trouver relatives à la
région, et nous en avons fourni un très grand nombre, même si elles allaient très
clairement dans le sens du point de vue du Burkina Faso.
Nous avons, de la même manière, procédé à de longues recherches dans les
archives à Paris, Dakar, Koulouba, dans les chefs-lieux des cercles qui n’arrêtaient
pas de changer, comme vous le savez, à l’époque de la décolonisation, Douentza,
Rharous, Tombouctou, Gao, etc., pour essayer de retrouver la trace des comporte-
ments gouvernementaux ou administratifs. Il nous est apparu, en effet, qu’il était
indispensable d’avoir pour nous-mêmes une vue aussi objective et dépassionnée
que possible de la situation, ce qui n’avait pas toujours été le cas auparavant.
Nous avons souhaité passer au crible certains arguments invoqués dans le passé
par le Mali. Et après avoir trouvé certains d’entre eux vains ou sans substance,
nous les avons abandonnés. Tel est le cas de l’argument ethnographique, dont on
ne trouve aucune trace dans nos écritures devant la Chambre, si ce n’est dans le
mémoire, pour en faire la critique et exposer pourquoi nous l’avons considéré

comme non pertinent.
Aussi, lorsque le Burkina Faso croit devoir s’étendre encore, à ce stade, sur une
position malienne prise en 1972 ou en 1974, cela fait penser à la mère qui rappelle
à son fils devenu adulte que, lorsqu’il était petit, il mettait ses doigts dans le pot
de confiture!
Cette volonté de méthode rigoureuse sur le plan scientifique nous a amenés à
mieux comprendre la situation, à mieux cerner les problèmes. C’est ainsi que nous
avons mis au point une méthode que nous estimons sérieuse, et nous essaierons de
le montrer, pour la mare de Kétiouaire, un petit peu plus sérieuse que celle qui
consistait en 1972 à la placer à Manaboulé.
Nous avons, par la même méthode, pu préciser nos vues sur les problèmes de
N’Gouma. Nous y reviendrons plus tard.
Cette façon d’envisager les choses a amené le Mali, mieux informé, à modifier
ses positions par rapport à 1975.
Par ailleurs, la Chambre n’ignore pas que, au cours de négociations bilatérales[86/6 : 17-20] PLAIDOIRIE DE M .SALMON 149

qui ont eu lieu au cours de ces dernières années, le Mali a été appelé à faire des
propositions de compromis.
Ces deux facteurs, modification de la position du Mali sur une base scientifique
et, d’autre part, propositions dans le cadre de négociations, permettent au Burkina
Faso de faire un certain amalgame et de nous présenter comme un caméléon ou
une girouette.
Dans les deux cas, la Chambre appréciera qu’il ne s’agit pas de variations sans

raisons. Et si on estime que c’est être girouette que de tirer les conséquences qui
s’imposent d’une analyse objective et scientifique d’un dossier, alors, Monsieur le
président, Messieurs de la Chambre, nous sommes fiers d’être des girouettes.
Est-il besoin de souligner que depuis le dépôt de son mémoire, le Mali n’a plus
trouvé d’éléments nouveaux l’amenant à réviser ses points de vue.
En second lieu, le Gouvernement du Mali a tout fait pour éviter le ton polé-
mique car il estime que cela n’apporte rien, que la procédure devant la Cour doit
rester sereine. Le Mali, pour sa part, n’entend pas, même malgré les dernières
provocations du début de la semaine, qui se sont d’ailleurs heureusement estom-
pées ensuite, se départir de ce point de vue.
En troisième lieu, respectueux de l’article 60 du Règlement de la Cour, qui
prévoit qu’il convient d’éviter de reprendre tout ce qui est traité dans les pièces
de procédure, le Gouvernement du Mali ne reviendra pas sur une série de ques-
tions traitées de manière exhaustive dans le contre-mémoire, et qui ont été à
nouveau soulevées à l’audience par la Partie burkinabé.
Si nous ne reprenons pas toute cette argumentation par le menu et, à fortiori, si

nous ne revenons pas sur divers propos déplaisants réitérés contre le Mali, c’est
par souci d’efficacité et plus encore par respect que nous devons à la Chambre.
Ceci étant, il convient de mettre au point, suite au contre-mémoire et au premier
tour de plaidoirie burkinabé, certaines questions touchant l’objet du différend, le
droit applicable et la date critique.
Cette partie des plaidoiries maliennes était confiée à René-Jean Dupuy, profes-
seur au collège de France, mais, cloué au lit avec des antibiotiques, il prie la
Chambre de bien vouloir accepter ses respectueux regrets pour l’empêchement
médical qui le prive de l’honneur de se présenter devant elle et devant l’équipe du
Burkina Faso. Je me bornerai donc à vous présenter, non l’ensemble de la plai-
doirie de M. René-Jean Dupuy, car dans une certaine mesure un certain nombre
de choses se sont éclairées depuis, mais essentiellement des réactions ou des
réponses sur un certain nombre de points qui restent, me semble-t-il, à éclaircir
entre les Parties.
La tâche m’est, je dois dire, facilitée car, même s’il a fallu un certain temps
pour que la Partie burkinabé fasse la concordantia disconcordantium , il résulte des
plaidoiries les plus récentes de mon collègue et ami, Alain Pellet, que, faisant

enfin une lecture objective de nos écritures, l’autre Partie reconnaît que les deux
Parties sont en fait d’accord sur de nombreux points. Il s’en faut de beaucoup
cependant que tous les nuages se soient dissipés.
Je regrouperai donc diverses mises au point et les présenterai maintenant
successivement.

A. S UR LE DROIT APPLICABLE

Première observation:

Le droit applicable est dicté par le compromis et la volonté des Parties d’appli-
quer le principe de droit international et de droit africain de la succession à la
frontière, plus particulièrement le principe de l’ uti possidetis juris .150 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 20-22]

Ce droit est, par renvoi, le droit colonial français, fixé définitivement à la date
où les deux Parties ont acquis une autonomie complète pour la modification de
leur frontière. Nous avons situé cette date au 22 février 1959 (mémoire du Mali,
p. 91, n o52). Le Burkina Faso attend lui la date d’indépendance proprement dite
et place cette date au 9 août 1960. La discussion ne manque pas d’intérêt théo-
rique. Dans d’autres espèces, elle pourrait être très significative, en cas de modi-
fication de dernière minute, disons dans une période suspecte. Mais enfin il n’en

demeure pas moins que c’est une question, nous le reconnaissons, qui est suscep-
tible de points de vue divergents. Nous maintenons notre position car nous
croyons qu’elle est fondée constitutionnellement, mais quoi qu’il en soit, il semble
que la question soit au point de vue pratique sans intérêt dans la présente affaire.
Nous prions en tout cas la Chambre et l’autre Partie de prendre acte que notre
conclusion sur ce point était purement juridique et ne répondait nullement à l’in-
tention de contester les cartes IGN au 1/200000; postérieures à février 1959,
comme l’avait insinué l’autre Partie.

Deuxième observation:

Même à ce stade, le Burkina Faso continue à présenter le Mali comme un
saturne dévoreur du territoire des autres, une hydre avide de conquête.
Combien de fois faudra-t-il répéter que s’il y a un conflit devant la Chambre à
propos de la limite, c’est qu’elle est contestée.
Présenter systématiquement celui qui n’est pas de notre avis comme un usurpa-
teur n’est pas sérieux quand on a signé un compromis sur la question et déféré le
problème à une Chambre de la Cour. Pitié, attendons l’arrêt avant de conclure;
cela assurera plus de sérénité aux débats et fera plus honneur à la Chambre qui
souhaite faire tout ce qui est en son pouvoir pour qu’une paix définitive revienne
dans cette région.
Le Mali ne demande pas que la Chambre change la frontière, il demande qu’elle
l’établisse et la délimite en droit. Et essayer de faire croire qu’il y aura dans la
Chambre quelqu’un qui ouvrira la boîte de Pandore, nous n’avons aucune crainte,

il n’y a pas de femme au siège de la Cour.

Troisième observation:
C’est pour les raisons que nous venons d’expliquer que la prétention du Burkina
Faso selon laquelle le Mali n’accepterait pas l’ uti possidetis , c’est-à-dire cette
règle de succession d’Etat qui impose la transmission des frontières et des limites

administratives de l’Etat colonial à l’Etat indépendant qui lui a succédé est à son
tour dénuée de fondement.
Le Burkina Faso croit pouvoir tirer argument du fait que nous avons refusé la
vision particulièrement dictatoriale et automatique du principe de l’intangibilité de
la frontière qu’il ne cesse de présenter, pour soutenir que le Mali refuse le principe
de l’uti possidetis .
Nous avons expliqué notre position; nous la maintenons et regrettons de devoir
répéter des évidences. Le droit à la succession de la frontière, s’il implique un
droit et une obligation de succéder à la frontière sans pouvoir la changer au titre
de la succession, est néanmoins improprement appelé droit à l’intangibilité, si on
envisage l’avenir, car les deux Parties étant souveraines, elles conservent évidem-
ment le droit dans la suite de compromettre sur la frontière (mémoire du Mali,
par. 20) — l’équipe du Burkina Faso l’a d’ailleurs finalement reconnu, enfin
certains de ses membres, parce qu’il y en a d’autres qui ne l’ont pas reconnu —,
comme de confier à un juge, avec des pouvoirs ex aequo et bono , le soin de
décider de leur frontière commune. Le droit international n’interdit pas aux Etats[86/6 : 22-24] PLAIDOIRIE DE M . SALMON 151

de faire cela. Je m’empresse d’ajouter, immédiatement, qu’aucune des deux
Parties ne l’a fait. Le Mali n’y est pas disposé et l’a écrit noir sur blanc (contre-
mémoire du Mali, par. 2.21). Laisser croire au surplus que le Mali rechercherait
des compensations ou voudrait couper la poire en deux ne correspond pas à une
lecture sérieuse des écritures maliennes qui argumentent non en équité mais en
droit.
On a aussi soutenu que nous faisions état de prétentions ethnologiques. Nous ne

reviendrons pas sur ce que nous avons dit à propos de cet argument qui fut rejeté
dès le stade du mémoire pour ceux qui veulent bien le lire. Cet argument, nous
l’avons analysé, critiqué et repoussé.
Il reste ça et là quelques questions posées avec précision par mes amis Alain
Pellet et Jean-Pierre Cot sur des points précis. Nous ferons des mises au point
dans le contexte espérant encore que le Burkina Faso voudra bien rentrer dans ses
greniers les épouvantails qu’il ne cesse d’agiter à contretemps devant la Chambre.

Quatrième observation:

Il faut encore répondre à ceux qui soutiennent que nous refuserions d’appliquer
le principe de l’ uti possidetis juris d’une manière subreptice en disant qu’il n’y a
pas de frontière. C’est là encore une bien mauvaise lecture de nos écritures. Le
Mali soutient qu’il faut retrouver, dans le droit colonial, les preuves de la limite
entre les deux colonies. Il recherche d’abord les titres réglementaires. Il n’en
trouve qu’un — on s’expliquera — et pour le reste il constate le silence du légis-
lateur. Cette absence de textes réglementaires explique que l’administration colo-
niale — on a fourni de nombreux exemples de ces prises de position — a souvent
conclu à l’inexistence de frontières. Mais ce n’est pas parce que les administra-
teurs, même le lieutenant-général gouverneur du Soudan dans les années
cinquante, disent qu’il n’y a pas de frontières dans le sens d'une frontière régle-
mentaire ou législative qu'il n'y a pas de frontières du tout. A notre avis, on peut,
en dépit de cette absence de textes, retrouver quelle est la frontière, en tout cas,
dans l’espèce qui est la nôtre.

a) S’il n’y a pas de textes juridiques, il faut rechercher par d’autres titres-preuves
quelle a pu être la volonté du colonisateur;
b) Affirmer tout ceci n’est donc en rien renier l’ uti possidetis juris mais, au
contraire, en rechercher les plus ultimes efficacités.

A cet égard, nous sommes heureux du ralliement par le Burkina Faso à notre
distinction sur le titre-cause et les titres-preuves et dans les grandes lignes sur la
hiérarchie entre les titres-preuves, au moins en paroles car en pratique c’est autre
chose, nous aurons l’occasion de le montrer. Pour nous la hiérarchie est la
suivante:

a) Le titre qui a prééminence dans le système colonial, c’est le titre législatif et
réglementaire;
b) Les autres preuves, dans lesquelles peuvent se trouver des cartes — nous ne le
contestons pas et nous ne nous privons pas d’en invoquer nous aussi — ainsi
que les comportements d’autorités administratives sont donc ce qui est à notre
disposition à côté du titre législatif et réglementaire. Les uns et les autres
(cartes ou documents administratifs) doivent être appréciés à l’aune d’une série
de critères pour leur fiabilité. Sur ce point encore, nous nous réjouissons de la
sagesse des conseils burkinabés qui se sont ainsi ralliés à une méthode d’ana-
lyse critique que nous avions mise en application dès le stade de notre
mémoire en faisant une critique historique et scientifique de chaque texte ou
carte que nous produisions.152 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 24-26]

B. S UR LES POUVOIRS DE LA C HAMBRE

J’en viens maintenant, Monsieur le président, Messieurs, à quelques remarques
sur des questions qui touchent à vrai dire, sans oser parfois le dire, aux pouvoirs

de votre Chambre.
En dépit de certaines explications orales, le Mali reste encore très inquiet par
diverses théories avancées par l’autre Partie et qui tentent de limiter les pouvoirs
de la Chambre sous divers artifices.
l. S. Exc. M. Salembere a tenu sur l’équité des propos qui m’ont paru person-
nellement extrêmement surprenants. Citant le contre-mémoire du Mali, page 14,

où nous disions:
«le fait que les Parties excluent que la Chambre statue ex aequo et bono ne
signifie évidemment pas que la Chambre doive s’abstenir d’appliquer cette
forme d’équité qui est inséparable de l’application du droit international»,

voici comment M. Salembere commente ces propos:
«Autrement dit, le Mali invite la Chambre à transgresser la volonté des

Parties et à statuer en se fondant sur des considérations tirées de l’équité.
Cela est clair, net et écrit en toutes lettres.»
J’ose espérer que cela ne sera pas lu de cette manière par la Chambre.
Que le Burkina Faso s’insurge contre l’ ex aequo et bono , on le comprend.
Aucune des deux Parties n’a demandé à la Chambre de statuer en ce sens. On
comprend moins bien qu’elle s’insurge contre la notion d’équité dont nous avons
dit qu’elle est inséparable de la fonction judiciaire. C’est un truisme de relever

que toute application du droit est indissociable de cet esprit d’équité. Le répéter
n’est nullement inviter le juge à se transformer en amiable compositeur mais
souligner la confiance que l’on a qu’il fera un emploi raisonnable d’une équité
infra legem.
2. Par une vaine querelle sur l’ uti possidetis de facto , le Burkina Faso a tenté
d’empêcher la présentation devant la Chambre des preuves d’effectivité qui
évidemment l’effraient, d’autant plus qu’il n’en a guère à présenter — nous y
reviendrons. Cela s’est fait par une discussion byzantine sur la portée des expres-
sions uti possidetis juris et uti possidetis de facto . Cette discussion est à vrai dire
désormais inutile car il résulte des explications contenues dans nos écritures et des
positions plus souples adoptées par les conseils du Burkina Faso que l’on est,
disons, aux trois quarts d’accord. A vrai dire, je pense qu’il s’agit ici d’un
problème de nominalisme, d’un problème de vocabulaire. Qu’avons-nous entendu

dire lorsque, dans nos écritures précédentes, nous avions parlé d’ uti possidetis de
facto ? C’était d’ailleurs très clair d’après le contexte. A l’égard, il faut reconnaître
que le conseil du Mali tremble moins devant l’expert consulté par le Burkina Faso
que devant celui devant lequel il comparaît aujourd’hui en s’hasardant dans une
doctrine typiquement latino-américaine d’origine.
Mais il semble résulter de l’usage fait en doctrine de cette terminologie qu’elle
n’est pas toujours très fixée et qu’elle est utilisée dans deux sens:

a) Il y a d’abord, et là je vais me permettre d’utiliser la brillante plaidoirie de
mon ami Alain Pellet — en raccourci — le sens brésilien, si je puis m’expri-
mer ainsi, c’est-à-dire l’utilisation de la possession contre les titres écrits légis-
latifs, même des traités, une invocation de la possession fondée sur des empié-
tements, voire même sur l’utilisation de la force, voire même après la date
critique. Il est clair que le Mali s’oppose à cette vision; il l’a déjà dit vingt
fois.[86/6 : 26-29] PLAIDOIRIE DE M . SALMON 153

b) Un autre sens, qui est peut-être un abus du langage, consiste à penser que l’ uti
possidetis juris ne se référerait qu’au seul texte légal: le traité, la décision royale,
les cedulas donc, en quelque sorte le texte légal ou réglementaire fondant ou
décrivant la frontière et rien d’autre. C’est peut être là une vision réductrice de
l’uti possidetis juris et ceux qui ont cette vue restrictive de l’ uti possidetis juris
disent alors qu’il faut, lorsqu’il n’y a pas ce texte, recourir à la seconde face de
l’uti possidetis, à l'uti possidetis de facto, entendant bien que dans ce cas il s’agit

toujours de l’expression de la volonté du souverain auquel on succède. C’est donc
alors la recherche des effectivités coloniales substitutives au texte écrit mais qui,
à l’égal du texte écrit, sont la preuve du legs colonial.
En ce sens, nous avons dit dans le contre-mémoire malien:

«Il ne semble pas nécessaire, à ce stade, de pousser plus loin l’analyse des
précédents qui démontrent que si, comme l’a toujours soutenu le Gouverne-
ment du Mali, le principe de l’ uti possidetis juris reste applicable dans le
droit positif, il n’en reste pas moins que, dans les circonstances où le coloni-
sateur n’a pas laissé de titres écrits suffisamment explicites, il est tout à fait
légitime de faire appel à des considérations d’effectivités antérieures à l’in-
dépendance, lesquelles ne sont en réalité que la seconde face de la même
norme uti possidetis .» (Contre-mémoire du Mali, p. 49, par. 3.37.)

On peut conclure de ce qui précède, en ce qui concerne le point de vue malien,
que ce type de succession, qu’on l’appelle juris ou de facto, est cependant
toujours juris puisqu’il s’agit toujours de prouver le droit. Ce serait donc une
question de vocabulaire. J’ose espérer qu’ainsi, ayant expliqué le fond de la
pensée, les positions de fond sont claires, au-delà d’éventuelles contradictions sur
le vocabulaire.
En conclusion, notre position est que l’ uti possidetis autorise les Parties, à

défaut de textes législatifs ou réglementaires, à rechercher d’autres preuves du
comportement des autorités administratives sur la situation à la frontière.
A ce stade, il importe de souligner que nous pouvons suivre M. Pellet lorsqu’il
dit:
«iii) Si seul l’ uti possidetis juris est applicable, cela ne signifie en aucune
manière que le comportement des autorités administratives coloniales
doit être négligé.» (C2/CR86/3, p. 72.)

Jusque là nous sommes d’accord. Mais il n’est plus question de le suivre lors-
qu’il poursuit:
«iv) Mais simplement, ces «effectivités coloniales», dont la valeur probante

doit être soigneusement pesée (sur ce point nous sommes d’accord) dans
chaque cas, doivent constamment être rapportées au titre juridique dont
elles traduisent l’existence;
iv) Autrement dit, les «effectivités coloniales» peuvent conforter un titre
existant, écrit ou cartographique; elles ne peuvent s’y substituer.»
(C2/CR 86/3, p. 72-73.)
Je suis au regret de constater que ce texte comporte deux hérésies:

1. Tout d’abord une hiérarchie des titres-preuves tout à fait inacceptable. On
décèle encore une fois ici la tendance à élever au niveau législatif le «titre carto-
graphique». Mon collègue Pierre Dupuy vous expliquera plus tard combien cela
est totalement inacceptable au point de vue du droit international.
2. Deuxième hérésie, c’est d’établir un système d’irrecevabilité des preuves qui,
je dois le reconnaître, est tout à fait original, trop original.154 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 29-31]

Ce système, en effet, aboutirait à faire disparaître complètement les effectivités
substitutives, au profit des effectivités confirmatives. Ceci est complètement irréa-
liste et controuvé par la pratique.
Si on trouve des espèces où l’on interdit la présentation de faits de possession
ou d’effectivités, c’est parce qu’ils sont contraires à un texte, mais on n’a jamais
vu une situation où cette interdiction serait faite à l’endroit d’une carte.
Les sentences arbitrales, lorsqu’on se trouve dans des situations de défaut de

titres législatifs, mettent, dans la meilleure hypothèse, les cartes sur le même pied
que les actes administratifs, jamais elles ne leur confèrent un statut supérieur. Et si
ce n’est pas abuser de la patience de la Chambre, je voudrais signaler certains cas
d’arbitrage qui à mon avis sont parfaitement probants à cet égard.
Dans l’affaire de la Sentence arbitrale rendue par le roi d’Espagne le
23 décembre 1906 (Honduras c. Nicaragua) , portée devant votre Cour, notamment
il était traité du fameux traité de Gamez-Bonilla, dont l’article 2 excluait l’ uti
possidetis de facto à la brésilienne en disant que:
«La commission mixte, pour fixer les limites, tiendra compte du domaine

du territoire pleinement prouvé et ne reconnaîtra pas de valeur juridique à la
possession de fait, alléguée par l’une ou l’autre des Parties.»
Mais il ajoutait ensuite, cependant: «à défaut de preuve du domaine», la com-
mission mixte fixera «équitablement» la frontière commune en s’appuyant sur:

«les cartes des deux Républiques et les documents géographiques ou de toute
autre nature, publics au privés, qui pourraient apporter quelque lumière»
(C.I.J. Recueil 1960 , p. 200).
Il en découle clairement que, d’une part, les cartes ne viennent qu’en second
rang et qu’elles sont sur le même pied que les documents de toute autre nature,

publics ou privés.
Relisons la sentence Hughes du 23 janvier 1933 sur la frontière entre le Hondu-
ras et le Guatemala ( Recueil des sentences arbitrales , II, p. 1324 et suiv.).
Chief Justice Hughes rappelle tout d’abord que l’exercice de l’autorité administra-
tive pour avoir une valeur juridique doit être conforme à la volonté du souverain:
«Where administrative control was exercised by the colonial entity with
the will of the Spanish monarch, there can be no doubt that it was a juridical
control, and the line drawn according to the limits of that control would be a
juridical line. If, on the other hand, either colonial entity prior to indepen-

dence had asserted administrative control contrary to the will of the Spanish
Crown, that would have been mere usurpation, and as, ex hypothese, the colo-
nial regime still existed and the only source of authority was the Crown ...
such usurpation could not confer any status of “possession” as against the
Crown’s possession in fact and law.»
Cela est clair. C’est le refus du contrôle administratif contraire à la volonté de
la couronne d’Espagne. C’est le refus de l’ uti possidetis de facto à la brésilienne.
Mais alors, restant dans les limites de l’épure, quels sont les contrôles adminis-

tratifs que le juge Hughes admet:
«The question then is one of the administrative control held prior to inde-
pendence pursuant to the will of the Spanish Crown . . .
We are to seek the evidence of administrative control at the time. In ascer-
taining the necessary support for the administrative control in the will of the
Spanish King, we are at liberty to resort to all manifestations of that will —
to royal cedulas, or rescripts, to royal orders, laws and decrees, and also, in
the absence of precise laws or rescripts, to conduct indicating royal acquies-[86/6 : 31-33] PLAIDOIRIE DE M . SALMON 155

cence in colonial assertions of administrative authority. The Crown was at
liberty at all times to change its royal commands or to interpret them by
allow-ing what it did not forbid. In this situation the continued and unoppo-
sed assertion of administrative authority by either of the colonial entities,
under claim of right, which is not shown to be an act of usurpation because
of conflict with a clear and definite expression of the royal will, is entitled to
weight and is not to be overborne by reference to antecedent provisions or

recitals of an equivocal character.»
Il n’y a pas d’équivoque, à défaut de textes royaux, les comportements admi-
nistratifs ont le même effet et la même autorité.
Et les cartes? Et bien les voici les cartes. Tout au bout, à la queue:

«Statements by historians and others, of repute, and authenticated maps,
are also to be considered, although such descriptive material is of slight value
when it relates to territory of which little or nothing was known and in which
it does not appear that any administrative control was actually exercised.»
(Recueil des sentences arbitrales , II, p. 1324-1325.)
Les cartes sont sauvées du Styx si elles ont un caractère authentique et si elles
ne sont pas relatives à un territoire non connu. La carte de 1925 avec ses régions
non parcourues me revient curieusement à l’esprit.
Le Tribunal relève qu’au moment de la cessation du régime colonial, les Parties
n’étaient pas dans la situation d’Etats dont le droit dériverait de souverains terri-

toriaux différents. Le territoire de chacune d’elles ressortissant de la seule
couronne d’Espagne, il n’y avait pas avant l’indépendance de possession de fait
ou de droit qui ne dépendît de la possession du roi d’Espagne. Dès lors, pour le
Tribunal arbitral, la seule possession que pouvait avoir une entité coloniale avant
l’indépendance était celle qui pouvait lui être attribuée en vertu de l’autorité admi-
nistrative dont elle était titulaire: «The concept of uti possidetis of 1821 thus
necessarily refers to an administrative control which rested on the will of the
Spanish crown.» ( Ibid., p. 1324.)
Ainsi, c’est à l’existence de ce «contrôle administratif» que le Tribunal doit se
tenir pour établir la ligne de l’ uti possidetis de 1821. Vous aurez remarqué d’ail-
leurs qu’il ne parle pas des cartes.
Concrètement, si on relit la sentence Hughes et si on le suit dans son périple,
lui aussi touristique, on voit que, par exemple pour le territoire entre la rivière
Motagua et le Honduras britannique, il relève:

«That action of the State of Guatemala appears to have been in accord
with the view that had prevailed prior to independence as to the proper scope
of provincial administrative control . . .» ( Ibid., p. 1330.)

Dans une autre région, Omoa et Cuyamel, l’arbitre note à la fois l’absence de
titre écrit et de contrôle administratif, et alors bien entendu il sort de l’épure puis-
qu’il n’a rien:
«In view of the lack of proof as to the exercise of administrative control
during the colonial period by either the Province of Guatemala or Honduras,
and of the absence of any recognized boundary line in this region . . . it is
impossible for the Tribunal to establish the line of uti possidetis of 1821 . . .»
(Ibid., p. 1337.)

Même chose dans le secteur de la vallée Motagua:
«No royal cedula or rescript, or official order of any sort, has been produced
purporting to define a boundary between Chiguimula (Guatemala) and Coma-
yagua (Honduras) through this territory.156 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 33-35]

Nor is there any evidence of provincial administrative control by either
Guatemala or Honduras in this area, prior to independence.» ( Recueil des
sentences arbitrales, II, p. 1338.)

Même conclusion encore pour une partie de la frontière salvadorienne à Cerro
Osuno: «Neither line is supported by adequate evidence either of royal decree,
provincial control or actual occupation.» ( Ibid., p. 1345.)
Ces citations prouvent que l’arbitre, à défaut de décrets royaux, accorde une

valeur égale au contrôle administratif.
Jamais la recevabilité de la preuve du contrôle administratif n’est subordonnée
à une obligation d’être (j’ouvre les guillemets pour reprendre la prose de
M. Pellet) «constamment rapportée au titre juridique» écrit. Ni à fortiori
d’ailleurs, aux soi-disant titres cartographiques.
Nous souhaiterions savoir sur quelle base doctrinale ou jurisprudentielle le
Burkina Faso se fonde pour cette nouvelle théorie surprenante, car il sera montré
plus loin, notamment par mes collègues MM. Ranjeva et Dupuy, qu’en tout cas la
jurisprudence du Conseil d’Etat citée est absolument sans pertinence dans les cas
qui nous intéressent.
On a exposé dans notre contre-mémoire les raisons qui font que le Mali nourrit de
sérieux doutes sur l’intérêt de la distinction entre conflits territoriaux d’attribution
et conflits territoriaux de délimitation. Nous ne souhaitons pas y revenir en détail.
Mais on voudrait simplement ajouter quelques remarques: il est incontestable
que dans la présente affaire, il est demandé à la Chambre de délimiter le tracé de
la frontière entre les deux Etats, c’est-à-dire de procéder en quelque sorte à une

délimitation linéaire entre les deux Parties. Si c’est en ce sens que le Burkina Faso
soutient que le présent litige est un conflit de délimitation, la remarque est vraie
mais vous le reconnaîtrez avec moi, assez anodine. Mais, est-ce que ce n’est pas
parce que le Burkina Faso y attache d’obscures conséquences doctrinales?
Il convient de relever que cette distinction doctrinale reste passablement
ambiguë, même si elle a été exposée par de très savants confrères français! En
effet, la conséquence de la délimitation sur le plan pratique sera nécessairement
une attribution de territoire, pourquoi?
Certes on dira que la décision a un caractère déclaratif et que donc dans ce sens
elle est toujours censée avoir représenté ce qui existait dès l’origine. Mais chacun
sait qu’un jugement déclaratif a aussi pour conséquence de procéder à une répar-
tition et une attribution des espaces de part et d’autre de la ligne.
Sans vouloir faire trop de philosophie du droit, on sait que l’arrêt d’une cour,
tout en étant déclaratif de droit, a toujours, dans la mesure où il fixe, où il assure
enfin le sens du texte, a aussi un aspect constitutif d’une situation nouvelle. Une
très sérieuse thèse de M. El Ouali l’a fort bien montré ( Effets juridiques de la
sentence internationale , Paris, LGDJ, 1984).

Le Gouvernement du Mali ne veut donc pas accepter de distinctions doctrinales
dont il n’aperçoit ni l’intérêt ni les conséquences.
Il s’y oppose en tout cas fermement si la portée recherchée de la distinction par
le Burkina Faso serait d’exclure dans les conflits de délimitation les preuves d’ef-
fectivités. Ceci est évidemment excessif. Lorsqu’un conflit de délimitation porte
sur l’interprétation d’une convention de limite, les effectivités ne sont sans doute
pas en principe admissibles sauf si elles peuvent confirmer en quelque sorte la
volonté de ceux qui ont fait la convention. On ne peut pas normalement faire jouer
des effectivités contraires à un texte conventionnel, en principe. Au contraire, dans
une situation où il n’y a pas de limite faisant l’objet d’une description conven-
tionnelle ou législative, il faut bien rechercher la limite par d’autres moyens et les
recherches d’effectivité deviennent alors essentielles.[86/6 : 36-38] PLAIDOIRIE DE M .SALMON 157

Le rôle du juge dans une hypothèse de ce genre sera évidemment plus actif vu
la carence du législateur. En conclusion, nous ne pouvons accepter une théorie qui
aurait pour conséquence de limiter l’autre Partie dans les moyens et aussi de
limiter la Chambre dans son jugement, ce qui me paraît totalement inacceptable.

4. Le Burkina Faso persiste, contre toute vraisemblance, à prétendre qu’un
conflit frontalier doit répondre à un concept d’unité de tracé frontalier. Cette
conception curieuse ne repose évidemment pas sur des raisons ayant un caractère
juridique.
On ne voit pas pourquoi les Etats seraient tenus de déterminer toute leur fron-
tière selon la même méthode et selon la même technique.
Si cela ne dérange pas trop le Burkina Faso, le Mali, qui se considère toujours
comme un Etat souverain, estime avoir le droit de décider dans quelles conditions
il accepte de régler les problèmes de la preuve de sa frontière, dans un contentieux
bilatéral, selon quel mode de règlement et avec quelles garanties dont il est rede-
vable à son peuple seul.
Le Burkina Faso n’a aucun droit de lui dicter ses méthodes. Il n’y a aucune
contradiction a accepter volontairement une méthode qui convient pour une partie

de la frontière et en exiger une autre pour une autre partie. M. le ministre Maiza,
agent du Mali, l’a fort bien expliqué il y a quelques instants.
Au demeurant, cette idée d’unité du tracé frontalier ne trouve aucune trace dans
la jurisprudence internationale. La pratique est habituellement fixée dans la divi-
sion de la frontière en fonction, bien entendu, des titres-causes et que l’on a, des
titres-preuves rassemblés. D’ailleurs, que fait le Burkina Faso? Il découpe la fron-
tière en trois morceaux en fonction de ces titres. Alors, pourquoi vient-il nous
faire des reproches?
5. Le Burkina Faso tend encore de limiter la portée du différend soumis à la
Chambre en essayant de transformer celle-ci en Chambre d’enregistrement de la
sous-commission juridique de l’OUA.
Le Mali ne peut que renvoyer à ce propos à ses écritures sur ce point et rappe-
ler qu’en tout état de cause la saisine de la Cour emporte novation et que l’objet

de l’instance est de déterminer quelle est la frontière léguée par le colonisateur à
la date critique, à savoir en 1959-1960, et non d’examiner des comportements
post-coloniaux qui, au demeurant, en toute occurrence, n’engageaient pas l’Etat
malien comme nous l’avons simplement prouvé.
6. Enfin, la Chambre aura sans doute constaté aussi avec un certain étonnement
mêlé de regret, sinon peut-être de stupeur, que, selon les thèses burkinabés, il lui
est désormais interdit d’aboutir à des conclusions qui seraient différentes de celles
des Parties (voir à ce sujet l’opinion, encore, de S. Exc. M. Salambere C2/CR
86/3, p. 14, reproduisant d’ailleurs sur ce point une affirmation qui avait déjà été
faite dans les écritures burkinabés).
Autrement dit, c’est le tout ou rien. La Chambre doit choisir une ligne ou
l’autre, surtout qu’elle n’ait pas un point de vue autonome.
J’ignorais que ce fut le mode normal des pouvoirs de la Chambre.

N OTE SUR LA COMPÉTENCE DE LA C OUR À PROPOS DE N’G OUMA

Je voudrais maintenant exprimer pour quelles raisons, à son grand regret, le
Gouvernement du Mali doit demander à la Chambre de ne pas exercer sa compé-
tence sur une partie du litige qui lui est soumis. Et nous le faisons avec regret car,
à vrai dire, nous souhaiterions que la Chambre puisse pouvoir examiner de la
manière la plus totale, selon son souhait, ce litige, mais nous croyons qu’elle ne
peut pas le faire parce que ce serait contraire, aussi bien au devoir des Parties ici158 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 38-40]

présentes à l’égard des tiers, que du respect par la Chambre de sa fonction judi-
ciaire qui est de ne pas trancher des questions qui ne lui sont pas soumises par des
tiers.
Il s’agit du problème de la compétence à propos du point triple.
Le Gouvernement du Mali a exprimé, dans son mémoire et dans son contre-
mémoire, diverses considérations sur le positionnement des hauteurs de N’Gouma,
dont il n’est contesté par personne qu’il est au moins point frontière avec le Niger.

Selon le Burkina Faso, ce serait le point triple.
Selon le Mali, c’est un point double Soudan-Niger.
Et, toujours selon le Mali, le véritable point triple serait à Kabia.
Le Mali a apporté une série de preuves à l’appui de son point de vue dans son
mémoire et dans son contre-mémoire et nous développerons tout cela probable-
ment samedi matin.
Il se pose cependant, à ce propos, une question préalable. Jusqu’à quel point la
Chambre peut-elle trancher entre Parties des questions pouvant affecter des droits
d’un Etat tiers à l’instance?
Dans son mémoire, le Mali a soutenu que le positionnement des hauteurs de
N’Gouma au nord ou à l’est du gué de Kabia était susceptible d’affecter les droits
d’un Etat tiers non présent à l’instance.
Le Mali s’est permis de rappeler l’arrêt de la Cour du 15 juin 1954 sur l’ Or
monétaire pris à Rome en 1943 (question préliminaire). Dans cette instance, qui
est très familière à la Cour, celle-ci avait relevé que la question constituait un
différend entre l’Italie et l’Albanie, qui n’était pas présente à l’instance et que, dès

lors:
«La Cour ne peut trancher ce différend sans le consentement de l’Albanie.
En l’espèce, les intérêts juridiques de l’Albanie seraient [avait dit la Cour]
non seulement touchés par une décision, mais constitueraient l’objet même de
ladite décision.» ( C.I.J. Recueil 1954 , p. 32.)

La Cour ajoutait:
«Là où, comme dans le cas présent, la question essentielle à trancher a
trait à la responsabilité internationale d’un Etat tiers, la Cour ne peut, sans le
consentement de ce dernier, rendre sur cette question une décision qui soit
obligatoire pour aucun Etat, ni pour l’Etat tiers, ni pour aucune des Parties
qui sont devant elles.» ( Ibid., p. 33.)

Le Burkina Faso a, dans son contre-mémoire, contredit le point de vue du Mali
en utilisant plusieurs arguments:

1. Les pouvoirs inhérents à sa fonction judiciaire imposeraient à la Cour d’ap-
pliquer le droit international (contre-mémoire du Burkina Faso, p. 254, par. 46).
On s’en serait douté.
Mais on voit mal le rapport que le Burkina Faso établit entre les deux choses.
Du point de vue du Mali, le respect de la fonction judiciaire interdit au contraire
à la Cour de se prononcer sur les droits des tiers à l’instance; on ne se trouve pas
ici en matière consultative où le standard est assurément plus souple étant donné
le rôle de la Cour comme «organe judiciaire principal des Nations Unies».
Il ne faut pas mélanger les genres. Nous sommes ici en matière contentieuse.

2. «Pour s’acquitter de la mission qui lui est confiée [et cela était le second
argument du Burkina Faso] dans l’article premier du compromis en date du
16 septembre 1983, la Chambre doit se prononcer sur la situation du point
triple.» (Contre-mémoire du Burkina Faso, p. 254, par. 47.)
A vrai dire, le compromis est loin d’être aussi compromettant.[86/6 : 40-43] PLAIDOIRIE DE M .SALMON 159

La question posée à la Chambre de la Cour internationale est la suivante:

«Quel est le tracé de la frontière entre la République de Haute-Volta et la
République du Mali dans la zone contestée telle qu’elle se définit ci-après?
... La zone contestée est constituée par une bande de territoire qui s’étend
du secteur Koro (Mali) Djibo (Haute-Volta) jusques et y compris la région du
Béli.»

Rien n’est dit dans ce texte sur le point où la Chambre doit commencer ou s’ar-
rêter exactement puisque les extrémités de part et d’autre ont été volontairement
omises au moment de la rédaction du compromis.
Ce n’est certainement pas faire violence au compromis que de trancher tout ce
qui est strictement bilatéral Mali/Burkina Faso et de réserver ce qui pourrait
toucher les droits du Niger.
3. Le Burkina Faso soutient cependant qu’en tranchant ce point, la Chambre ne
porterait nullement atteinte aux droits du Niger (contre-mémoire du Burkina Faso,
p. 255, par. 48).
Le Mali ne peut partager ce point de vue.
A son estime, la Chambre doit s’abstenir de déterminer où se trouve le point
triple, où qu’il soit, car elle ne pourrait le déterminer sans trancher en même
temps les droits du Niger dans ses rapports avec le Mali, d’une part, et dans ses
rapports avec le Burkina Faso, d’autre part.

M. Pellet a cru devoir déclarer «avec gravité» que suivre cette voie entraîne-
rait une déstabilisation très grave, d’autant plus grave que la Partie malienne
insiste sur le fait que cette partie de la frontière n’est pas délimitée avec le Niger.
C’est avec une gravité au moins aussi sentie que la sienne que j’invite la Cour à
relire les arguments donnés ensuite par mon estimé collègue:
«Le Niger peut sans doute, comme le Burkina Faso, attendre avec con-
fiance l’arrêt que va rendre la Chambr e, puisque la frontière entre le Mali et
le Niger est bien la limite orographique que décrit la lettre 191CM2 à l’est
comme à l’ouest du mont N’Gouma.»

Je ne sais pas qui a mandaté le conseil du Burkina Faso pour défendre les droits
du Niger, mais il semble ignorer que jusqu’à présent, à la connaissance du Mali, le
Niger n’a jamais invoqué la lettre fossile dont il fait si grand cas et qui devait
établir la frontière entre le Soudan et le Niger depuis la frontière algérienne
jusqu’au point triple avec la Côte d’Ivoire. Il semble au surplus ignorer qu’une
série de conventions, qui n’ont absolument aucun rapport avec la lettre fossile, ont
été passées entre le Soudan et le Niger ou entre le Mali et le Niger depuis Labbé-
zanga jusqu’à la frontière algérienne. Il y en a toute une série, la plupart posté-
rieures à l’indépendance, certaines déjà antérieures.

Le conseil du Burkina Faso ignore complètement quelles sont les intentions du
Niger dans ses relations avec le Mali. De quel droit fait-il de la gestion d’affaires?
Comment déterminer où est le point triple sans l’accord du Niger?
S’agit-il de N’Gouma. Mais alors où est-il situé? S’agit-il d’un mont? S’agit-il
de hauteurs? Est-il au nord du gué de Kabia, et alors à combien de kilomètres?
Trois, quatre, cinq, sept, dix? Est-il au sud-est? Où? A combien de kilomètres? Et
d’ailleurs, pourquoi pas Fitili, qui est le point triple selon la carte au 1/200000
auquel, grand prince, le Burkina Faso renonce en ce qui le concerne? La Chambre
a-t-elle le droit d’y renoncer pour le Niger qui n’est pas présent ici?
Le Burkina Faso croit pouvoir se dégager de la difficulté en suggérant à la Cour
de ne pas se prononcer sur N’Gouma «mais sur l’emplacement du point triple»
(CR provisoire, p. 28). Mais qui ne voit que ceci ne résoud rien du tout ou plutôt
revient au même? Car le problème demeure. Où la Cour placera-t-elle ce point160 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 43-45]

triple? Qu’on donne ou non un nom à ce point triple n’évite pas de le localiser et
donc de trancher les droits du Niger.
Nous disions il y a un instant, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre,
que nous ignorions qui avait pu mandater le conseil du Burkina Faso pour l’intro-
duction en faveur du Niger d’une actio popularis . Nous pouvons en tout cas dire
avec certitude que nous ne l’avons nullement chargé de décider où doit commen-
cer, et quel cours doit suivre la frontière entre le Niger et le Mali. Rien ne lui

permet de s’immiscer dans les relations bilatérales de deux Etats souverains qui
sont sur le point d’ouvrir des négociations à cet égard. Monsieur le ministre vous
en a témoigné il y a un instant.
Le contre-mémoire du Burkina Faso (p. 256), citant la jurisprudence de votre
Cour dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et
contre celui-ci (C.I.J. Recueil 1984 , p. 431), croit pouvoir en déduire que le point
triple ne serait que la conséquence de l’arrêt de la Chambre et non son objet, la
conséquence de votre arrêt et non son objet. Ce qui a été dit précédemment
montre qu’il ne s’agit que d’un mauvais jeu de mots.
Le contre-mémoire du Burkina Faso poursuit par une longue citation de l’affaire
du Plateau continental Jamahiriya arabe libyenne /Malte.
La Chambre nous permettra, je l’espère, de lire un autre extrait de l’arrêt, que la
Partie burkinabé s’est bien gardée de citer. Dans cette affaire, le problème était de
savoir — l’Italie n’étant pas présente dans l’affaire pour la détermination de la
limite du plateau continental entre la Jamahiriya libyenne et Malte — dans quelle
mesure la Cour conservait des pouvoirs de délimitation aux confins ou à la limite

des revendications italiennes et des revendications des Parties Libye-Malte.
Suivons le raisonnement de la Cour:
«La Cour note qu’en venu du compromis elle est priée de définir les prin-
cipes et règles juridiques applicables à la délimitation de la zone de plateau
continental «relevant de» chacune des Parties. Conformément à l’article 59
du Statut, l’arrêt de la Cour sera obligatoire entre les Parties mais non à
l’égard des Etats tiers. Si donc la décision doit être exprimée en termes
absolus, en ce sens qu’elle permettra de délimiter les zones de plateau qui
relèvent des Parties, par opposition à celles sur lesquelles l’une des Parties a

fait valoir un meilleur titre que l’autre, mais qui pourraient néanmoins
«relever» en définitive d’un Etat tiers, si la Cour avait compétence pour véri-
fier le titre de celui-ci, ladite décision ne doit s’appliquer qu’à une aire
géographique où aucune prétention semblable ne s’exerce. Sans doute les
Parties ont-elles en fait invité la Cour, nonobstant les termes de leur compro-
mis, à ne pas limiter son arrêt à la région où elles sont seules en présence;
mais la Cour ne pense pas avoir une telle liberté d’action, vu l’intérêt mani-
festé par l’Italie à l’égard de l’instance.» ( C.I.J. Recueil 1984 , p. 25, par. 21.)

et la Cour poursuit:
«La présente décision doit, comme on l’a ainsi laissé prévoir, être d’une
portée géographique limitée, de manière à ne pas affecter les prétentions de
l’Italie; autrement dit elle ne doit porter que sur la zone où, selon les indica-
tions qu’elle a données à la Cour, l’Italie n’émet pas de prétentions sur le
plateau continental. La Cour, ayant été informée des prétentions de l’Italie, et
ayant refusé d’autoriser cet Etat à protéger ses intérêts par la voie de l’inter-
vention, accorde ainsi à l’Italie la protection qu’elle recherchait.» ( C.I.J.

Recueil 1984 , p. 26, par. 21.)
Certes, la situation est différente, puisque l’Italie avait voulu intervenir alors
que dans le présent conflit on sait que le Niger a préféré s’abstenir. La Cour n’en[86/6 : 45-46] PLAIDOIRIE DE M . SALMON 161

est pas moins avertie que les droits du Niger sont extrêmement précis et clairs. Ils
ne sont pas — je dirai — indéfinis ou difficilement déterminables au départ,
comme lorsqu’il s’agit d’une délimitation du plateau continental. Ici les droits du
Niger portent simplement sur la détermination du lieu où est le point triple. Nous

en concluons que quel que soit le point oriental extrême auquel la Cour arrêtera la
frontière entre le Mali et le Burkina Faso, elle s’abstienne de se prononcer sur la
qualité ou non de ce point comme point triple.
Il me reste maintenant, si la Chambre veut bien m’accorder encore une minute,
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, à vous annoncer la séquence des
exposés qui vont suivre avec votre permission.
Tout d’abord, M. Raymond Ranjeva procédera devant vous à la recherche des
titres législatifs légués par le législateur. A un premier stade, il vous parlera
notamment de 2278 et de la lettre 191CM2.
Ensuite M. Pierre Dupuy procédera devant vous à une analyse du contenu et de
la valeur juridique et technique de donné cartographique.
Je reprendrai ensuite la parole pour examiner les effectivités dans l’ensemble de
la frontière contestée et je m’efforcerai d’expliquer les arguments qui justifient le

tracé frontalier que le Mali vous propose.
Si le temps nous le permet, nous demanderons à deux de nos experts de vous
donner certaines explications, en particulier M. Diadié Traoré, qui est directeur
national de la cartographie et de la topographie et qui suit pratiquement ce
problème depuis vingt ans, ainsi que M. Paul Delmond, administrateur en chef des
affaires d’outre-mer en retraite, qui lui aussi connaît fort bien la région.
Si le temps ne nous le permet pas, avec votre permission, nous ferons passer
l’un ou l’autre au moment du deuxième tour.
En remerciant la Chambre de son attention, je la prie aussitôt après l’interrup-
tion, de bien vouloir donner la parole à M. Raymond Ranjeva.

L’audience, suspendue à 11 h 35, est reprise à 11 h 50162 [86/6 : 47-49]

PLAIDOIRIE DE M. RANJEVA

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. RANJEVA: Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, en intervenant
pour la première fois devant ce prétoire et l’illustre aréopage que vous constituez,
le modeste internationaliste, conseil du Gouvernement du Mali tient, avec votre
permission à vous exprimer toute son émotion. Il est particulièrement honoré de
présenter et de démontrer le bien-fondé des droits du Mali, objet de l’actuel diffé-
rend frontalier. Le continent et le peuple africain ne sont pas dépourvus de juristes
mais le privilège est échu à un originaire d’un pays insulaire provenant de l’hé-
misphère où l’on marche la tête en bas et acceptez que ce conseil vous fasse part
de l’honneur qu’il ressent à s’adresser devant la Cour internationale de Justice
pour le Gouvernement et le peuple du Mali.
Pour le Gouvernement du Mali, le respect des frontières héritées de la coloni-
sation dépasse le souci de logique formelle juridique. Il y a, à notre avis, par
devers ce principe, une exigence profonde que le mouvement de décolonisation a
pu mettre en exergue: il s’agit du droit à l’identité des peuples africains par oppo-
sition à la pratique coloniale. Animée peut-être par des sentiments altruistes ou

développementalistes, l’action coloniale a été, dans l’ensemble, peu soucieuse du
droit à l’identité des peuples colonisés. Et, c’est dans la quête de ce droit à la
reconnaissance de l’identité, que s’impose, de l’avis du Gouvernement du Mali, le
respect des véritables frontières héritées de la colonisation. L’Etat nouveau a droit
à une identité territoriale, il a droit à des frontières identifiées dans l’espace par
des actes juridiques objectifs, et correctement transcrites sur des cartes. Ainsi, en
disant, dans le présent différend, le droit, et en indiquant concrètement les
éléments constitutifs de cette délimitation, comme l’a annoncé tout à l’heure mon
ami M. Jean Salmon, vous parachèverez, Monsieur le président, Messieurs de la
Chambre, dans cette partie du monde, au moins, le mouvement de décolonisation.
Pour la République du Mali, le présent différend frontalier résulte d’un conflit
de titres juridiques dont entend se prévaloir chaque Partie. Bien que mon ami de
longue date, M. Pellet, ait rappelé à la présente barre que le Burkina Faso ne
retranchait absolument rien de ses écritures, je me plais à souligner que c’est avec
satisfaction que nous prenons acte des déclarations du Burkina Faso aux termes
desquelles, en matière de titres juridiques, la distinction que nous avons proposée

dans notre contre-mémoire entre titre-cause et titre-instrument leur paraît accep-
table. Cette position que nous considérons comme raisonnable, est en tout cas la
seule qui puisse être envisagée dans le différend qui oppose les deux Parties, cette
position nous semble raisonnable, car elle résout, ô combien! les difficultés que
le Mali et ses conseils ont rencontrées à la lecture des mémoire et contre-mémoire
burkinabé, nous ne reviendrons pas sur ces problèmes.
Toujours est-il que ce consensus entre les Parties montre, s’il en était encore
besoin, l’importance des titres juridiques dont chaque Partie entend se prévaloir
dans la justification de ses droits. Le rappel par le conseil du Burkina Faso de la
jurisprudence du Conseil d’Etat est des plus intéressants, dans la mesure où les
décisions de la plus haute juridiction administrative française ne font que confor-
ter l’idée que s’est toujours faite le Mali en matière de hiérarchie des titres juri-
diques applicables, à savoir: la primauté des titres écrits pour le règlement des
différends. A titre, disons tout simplement de rappel, notre ami M. Pellet, rappelait
que cette hiérarchie comprenait donc trois degrés:[86/6 : 49-51] PLAIDOIRIE DE M . RANJEVA 163

— le premier degré le plus important étant les titres écrits,
— les plans cadastraux à défaut de titres écrits,
— et enfin, et j’insiste, le recours aux usages et convenances si les deux titres
font défaut.

Pour cette aide, je tiens à remercier M. Alain Pellet. Il n’en reste pas moins que
le rappel de la jurisprudence du Conseil d’Etat, aussi intéressant soit-il, dans le
présent cas nous semble très peu pertinent. Non pas qu’il y ait lieu de contester le
sérieux ou le fond de cette construction, mais peu pertinent pour la bonne et
simple raison que nous paraît inappropriée la transposition pure et simple dans les
colonies et outre-mer des règles, principes et pratiques de droit métropolitain.
Dans notre affaire, on ne saurait transposer ces principes, cette hiérarchie retenue
par le Conseil d’Etat, tout simplement parce que le droit foncier ne s’y prête pas.
Le cadastre, les plans cadastraux, je dirais même à la limite les plans d’aména-
gement n’existaient ni au Mali ni en Haute-Volta au moment de l’indépen-
dance. Faute de base légale, je dirais même faute de base matérielle, on ne voyait
pas et on ne voit pas comment appliquer purement et simplement cette jurispru-
dence.
Cette remarque particulière, concernant l’application outre-mer de quelques

principes métropolitains, m’amène, avec votre permission, à attirer l’attention de
la Chambre sur le droit applicable, mais envisagé cette fois-ci au fond: le droit à
mettre en Œuvre dans la détermination des titres juridiques appelés à être invoqués
pour le règlement du litige. Ce problème, Monsieur le président, Messieurs de la
Chambre, doit être clarifié. En effet, après avoir reproché au Mali «de s’être
ingénié à rechercher hors du droit international les éléments applicables à la solu-
tion du litige» (contre-mémoire Burkina Faso, p. 18, par. 17) et de répondre «en
droit coutumier quand la question se pose en droit international public» (contre-
mémoire Burkina Faso, p. 91, par. 46) — ce sont les termes mêmes du contre-
mémoire Burkina Faso —, le conseil du Burkina Faso a atténué dans sa plaidoirie
orale cette proposition. Il propose une interprétation assez surprenante d’ailleurs,
des rapports entre le droit colonial ou droit d’outre-mer, applicable au fond, et le
droit international public. A cette fin, le conseil du Burkina Faso propose une
distinction entre:

— d’une part, le renvoi de principe au droit colonial, comme base juridique du
règlement du différend,
— d’autre part, son émasculation de principe. Comment? Par «la fonction de
filtrage de ce droit colonial dans son contenu concret et dans son application
de détail».
De l’avis du Gouvernement malien et de ses conseils, cette distinction vide de

toute sa substance le principe de renvoi à l’ordre juridique colonial.
Dans le présent différend, je ne vous apprendrai rien, je dois rappeler que c’est
en vertu du droit international que les Parties confirment leur adhésion au principe
de l’intangibilité des frontières léguées par la colonisation. Il s’agit d’un principe
consacré par la convention de Vienne en matière de succession d’Etat, mais il
s’agit aussi d’un principe que tous les Etats africains ont rappelé solennellement
en 1964 à la conférence du Caire. Le problème se pose concrètement de savoir
comment déterminer en droit ces limites coloniales devenues par la suite fron-
tières d’Etats indépendants, comment réaliser cette opération de délimitation si ce
n’est pas par référence aux règles juridiques qui ont régi la délimitation territoriale
pendant la période coloniale. Or, quel est ce droit? Quelles sont ces règles? Où
trouve-t-on ces règles? Vous conviendrez qu’il ne peut s’agir que du droit colo-
nial puis d’outre-mer français, droit envisagé dans toute son acception et aussi
dans toute sa spécificité par rapport au droit métropolitain.164 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 51-53]

Des voix plus autorisées que la mienne, Monsieur le président, Messieurs de la
Chambre, se sont déjà exprimées pour rappeler le caractère restreint, limitatif, de
l’expression «législation coloniale» car:

«Réduire l’étude du fait colonial à son aspect législatif, c’est en réduire
singulièrement l’intérêt même, la valeur scientifique...
L’étude des éléments sociologiques, économiques, politiques est d’autant
plus essentielle qu’ils constituent le fond du tableau devant lequel défilent
des législations particulièrement mouvantes. La législation, en effet, ne peut
d’ailleurs se fixer que si elle correspond à des données permanentes car il en
est ainsi outre-mer plus encore que dans la métropole. Dans ce cas particulier
du droit colonial et du droit d’outre-mer, la société qui fait la législation colo-
niale n’est pas celle qui la subit.
Vouloir dès lors transposer purement et simplement les idéologies juri-
diques et la législation de la métropole dans les pays d’outre-mer, serait de
notre avis, commettre un contresens substantiel et fondamental car «devant

une législation inadéquate imposée par la métropole [la société colonisée] a
toujours eu tendance à se refermer sur elle-même et à faire appliquer ses
propres coutumes par des juridictions occultes».»
C’est la raison pour laquelle, sur le plan des principes, il ne nous paraît pas
possible de transposer, purement et simplement, dans la présent conflit de délimi-
tation, les règles du droit métropolitain applicables en matière de conflit de déli-
mitation entre communes voisines métropolitaines ainsi que l’a rappelé le conseil
du Burkina Faso. Je suis certain que le conseil du contentieux administratif de

l’AOF aurait réagi différemment d’un juge administratif métropolitain face à ce
problème, tout simplement parce que les conditions n’étaient pas toujours absolu-
ment les mêmes.
La spécificité du droit d’outre-mer par rapport au droit métropolitain caractérise
les règles et techniques de délimitation territoriale outre-mer et en Afrique occi-
dentale française en particulier.
Des textes organiques particuliers régissent cette matière. Les chapitres II et III
de la deuxième partie de notre mémoire exposent ce régime juridique sans que,
soit dit en passant, le Burkina Faso ait éprouvé le besoin de faire des observations.
C’est donc par rapport à ces règles que doit être validé tel ou tel titre juridique
écrit, produit par chaque Partie.
Enfin, sur le plan pratique, concernant toujours cette transposition outre-mer des
idéologies juridiques métropolitaines, il nous semble qu’une précision doit être
apportée tant le Burkina Faso a insisté sur «le maillage» qu’aurait effectué dans
ces colonies l’administration coloniale française héritière d’une tradition jacobine
et napoléonienne. C’est, avouons-le, un peu hâtif, car il est vrai que, lors du
découpage de la France en départements, le souci était de créer des circonscrip-

tions dont le chef-lieu était distant des différentes localités d’une journée à cheval.
Dans les colonies, les distances à l’intérieur des subdivisions étaient sans
commune mesure avec celles de la métropole et les moyens de communication,
malgré les propos que nous avons entendus dans cette salle d’audience, les
moyens de communication des plus rudimentaires, les tournées se faisaient à pied,
à dos de chameau et le vélo était un instrument précieux pour un chef de district
ou un commandant de cercle qui visitait les différentes localités. En tout cas, ce
que nous voulons souligner, c’est ce contre-sens que l’on commet à vouloir à tout
prix, sous prétexte d’une approche ou d’une idéologie fondamentalement jacobine
de l’administration française, exporter outre-mer le système administratif français.
D’ailleurs, le gouverneur Deschamps, ancien gouverneur des colonies et de la
France d’outre-mer, et en même temps historiographe de la colonisation française[86/6 : 53-55] PLAIDOIRIE DE M . RANJEVA 165

comme professeur à la Sorbonne, avait déclaré lors de la célébration du soixante-
quinzième anniversaire de l’Académie malgache que:

«Le commandement d’une circonscription administrative coloniale rele-
vait plus des techniques de la diplomatie du droit international public que du
commandement impérial décrit par le droit administratif français.»
C’est en effet en matière d’organisation territoriale que se sont manifestées les
servitudes de la grande heure de cette administration. Est-il exact, comme le

prétend le Burkina Faso, que les fonctionnaires coloniaux des circonscriptions
territoriales avaient une conscience aiguë de l’extension territoriale et des limites
de leur juridiction? Non, nous n’en sommes pas certains. En tout cas, ces alléga-
tions sont démenties par les documents que le Mali a soumis à la Chambre et
invoquera à nouveau au moment de l’examen des différents titres juridiques et des
différentes données. En réalité, les chefs de territoire avaient toutes les peines du
monde à situer convenablement les limites de leurs circonscriptions.
Et au fond, qu’importait une telle ignorance? Le pouvoir régulateur de l’auto-
rité supérieure suppléait aux carences de la loi, car nous étions dans un système de
subordination hiérarchique. Mais aussi et surtout, tous les anciens de la France
d’outre-mer vous le confirmeront, ce n’étaient pas des divisions territoriales qu’il
fallait gérer mais des groupements humains à prendre en main et à initier au
monde de la modernité. En cas de difficultés, dans les confins, que se passait-t-il?
Les chefs de circonscription se retrouvaient en session de travail et tentaient d’ap-
porter une réponse aux difficultés qu’ils rencontraient.
Toujours est-il, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, que cette

vision domaniste et territorialiste de l’organisation administrative coloniale qu’a
retenue le Burkina Faso l’a amené à occulter la cause politique profonde de la
création de la Haute-Volta en 1919, que nous tenons à rappeler pour dissiper tout
malentendu à la suite de propos tenus dans cette salle d’audience.
Georges Madiega, qui est professeur à l’Université de Ouagadougou, a expliqué
qu’en 1915-1916, période particulièrement troublée, pour l’empire colonial fran-
çais, parce que dans un pays comme Madagascar c’était la deuxième manifesta-
tion du mouvement pour l’indépendance, Georges Madiega, disais-je donc, a
expliqué qu’en 1915-1916 a eu lieu une révolte dans l’ouest africain contre les
campagnes de recrutement de tirailleurs. Ce mouvement de 1915 a été appelé «la
révolte de la boucle de la Volta noire» et a débuté le 9 novembre 1915 à Boina
dans le cercle de Dédougou, pour atteindre Bobo-Dioulasso et Ouagadougou.
Cette insurrection générale entraînera, de la part des autorités coloniales,
une répression sanglante et, après la répression, il a fallu envisager l’avenir dans
le cadre d’une réforme administrative du Haut-Sénégal-Niger — je cite
M. Madiega — «pour permettre de prévenir la réédition de tels événements».
Donc la réponse de l’administration coloniale était très simple: mieux contrôler

les populations quels qu’en fussent les coûts économiques et les raisons tech-
niques.
En 1932, là je me réfère toujours à ce collègue burkinabé, la situation politique
s’est stabilisée, le maintien de la Haute-Volta coûtait trop cher au gouvernement
général de l’AOF, les raisons économiques ne justifiaient plus le maintien de ce
territoire et la colonie fut supprimée en 1932. Je prie mes collègues et amis burki-
nabés de m’excuser de me référer à leurs ressortissants, mais c’est ce que j’ai lu,
j’ai vu dans ce texte, juste avant de venir à La Haye. C’est dire que, dans le cadre
d’un tel système, la prise en main de la population était la préoccupation princi-
pale, la préoccupation première, celle qui prévalait sur des questions de bornage,
des questions de mitoyenneté ou des problèmes de délimitation (voir G. Madiega:
«Esquisse de la conquête et de la formation territoriale de la colonie de Haute-166 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 55-58]

Volta», dans Luto, cahier n o 2, décembre 1981, Ouagadougou, Ecole supérieure
des lettres et sciences humaines, p. 574).
Revenons à nos propos. C’est que cette spécialité de la règle coloniale, cette

spécificité de la règle du droit d’outre-mer ne peuvent que surprendre et faire
sursauter les juristes éminents de l’école métropolitaine. Les pratiques théorisées
de la linéarité de la théorie juridique ne trouvent pas toujours leur plein effet
outre-mer, car l’efficacité du système colonial, aussi surprenant que cela puisse
paraître, passait par la reconnaissance de la différence du colonisé, différence qu’il
y avait lieu d’annexer, fût-ce parfois au prix de concessions majeures à l’égard des
principes sacro-saints du droit métropolitain. Ainsi le gouverneur général en son
territoire avait les privilèges d’un quasi-chef d’Etat et assurait l’unité parfaite du
pouvoir. Il était à la fois le législateur, le gouvernement et aussi le chef de l’ad-
ministration judiciaire. Et dans les circonscriptions de base, les chefs de territoire
étaient de véritables roitelets, de véritables Maîtres Jacques; même dans les
premières années de l’indépendance les chefs de districts, les chefs de province,
les commandants de cercle avaient hérité des privilèges et en même temps du

statut des anciens commandants de circonscription de la période coloniale.
Ce que nous voulons signaler et que nous tenons à exposer à la Chambre, c’est
que, outre-mer, en ce qui concerne les problèmes de délimitation territoriale, la
puissance métropolitaine a dû s’accommoder de circonscriptions élastiques, aux
contours fluctuants, pour reprendre la formule même du Burkina Faso. Eût-elle
voulu le contraire, les moyens faisaient défaut, les cartes étaient défectueuses, les
hommes manquaient.
Ce rappel, un peu long, du caractère particulier du droit d’outre-mer nous a paru
nécessaire car on risque aisément de proposer une modification du droit applicable
à la date critique, à la date à laquelle doivent être gelées les prétentions.
Nous pensons du côté malien qu’on substituerait le droit métropolitain au droit
applicable à la date critique si on exporte purement et simplement les règles
métropolitaines, fussent-elles des règles de droit commun, si on cherche à appli-

quer à la date critique des règles qui ne sont pas applicables outre-mer à cette
date. Je cite un exemple: en France, l’obligation d’abroger les décrets illégaux
remonte à l’année 1983, avant 1983, comme nous le verrons tout à l’heure, l’ad-
ministration n’avait pas l’obligation d’abroger les règlements illégaux.
Et enfin, nous pensons qu’on risque de modifier le droit applicable au fond si
on introduit des règles telles que ces règles pouvaient apparaître en 1973, alors
que la date critique remonte à une époque antérieure.
Pour le Mali, la validité des actes administratifs réglementaires doit être établie
par rapport aux conditions de légalité des actes administratifs unilatéraux appli-
cables outre-mer, tel que ce droit l’était à la date critique.
Cependant, lorsqu’il s’agira d’interpréter l’application de ce droit, notamment
dans l’espace, on se référera avec profit au contexte concret dans lequel les admi-
nistrations avaient à rendre effectives ces différentes dispositions.

Ces mises au point méthodologiques, Monsieur le président, s’imposaient et je
prierai la Chambre d’excuser la longueur de mes propos car c’est précisément en
matière de titres juridiques écrits que les différences entre les deux Parties sont les
plus profondes.

I. LES TITRES ÉCRITS COLONIAUX

Sur la question des titres juridiques écrits de la période coloniale, le Mali se

permet de rappeler à l’attention de la Chambre les trois points suivants:
1. De Yoro à la mare de Kétiouaire, le Mali dispose d’un titre réglementaire :[86/6 : 58-60] PLAIDOIRIE DE M . RANJEVA 167

l’arrêté général 2728 du 27 novembre 1935 confirmé et repris mot à mot par l’ar-

rêté général 2557 du 2 août 1945.
2. De la mare de Kétiouaire au gué de Kabia (partie non habitée par des popu-
lations sédentaires — et ce caractère géographique a son importance): dans une
partie non habitée par des populations sédentaires, il n’y a pas de titres juridiques
écrits, sinon, comme nous le verrons plus tard, l’indication selon laquelle la limite
passe à In Abao. Au stade de notre raisonnement, la distinction dès lors proposée
par le Mali entre zones sédentaires et zones de nomadisme me paraît être la plus
pertinente car elle est fondée d’abord sur la nature des activités des hommes, l’oc-
cupation de l’espace; mais aussi c’est la seule distinction à conséquence juridique,
une distinction fondée sur l’existence ou non de titres juridiques écrits: la zone
sédentaire fait l’objet de délimitations déterminées par un texte législatif et la zone
de nomadisme n’a pas fait l’objet de délimitations linéaires par un acte adminis-

tratif.
Aux yeux de la délégation malienne, la proposition du Burkina Faso tendant à
découper la zone litigieuse en trois parties en forme de sandwich, objet des
chapitres III et IV du contre-mémoire et classification reprise dans les plaidoiries
orales, manque de pertinence car cet exercice ne se fonde pas sur les dispositions
de la loi et des règlements.
3. Enfin, les titres écrits considérés comme indiscutables par le Burkina Faso et
constitués par l’arrêté général du 3 août 1927 et son erratum du 5 octobre 1927,
ainsi que la lettre fossile, comme le disait Jean Salmon, la lettre fossile 191CM2
du 1 erfévrier 1935, n’ont ni la portée ni la pertinence que la Partie burkinabé leur
reconnaît.

II. L’ARRÊTÉ GÉNÉRAL 2728 DU 27 NOVEMBRE 1935

Ce matin, si vous le permettez, Monsieur le président, je traiterai d’abord du
problème de l’arrêté général 2728 du 27 novembre 1935.
L’arrêté général 2728 du gouverneur général de l’Afrique occidentale française
en date du 27 novembre 1935 porte délimitation des cercles de Bafoulabé,
Bamako et Mopti. De l’avis de la délégation malienne, il constitue le premier titre
juridique écrit dont nous demandons respectueusement à la Chambre l’application
pour le règlement du présent différent frontalier. Bien sûr, ce texte concerne

plusieurs circonscriptions de l’ancien Soudan français, notamment Bafoulabé et
Bamako, mais, pour notre affaire et pour les besoins de notre cause, nous ne parle-
rons et nous ne traiterons que des limites du cercle de Mopti, à l’exclusion des
limites des cercles de Bafoulabé et de Bamako.
Ce qui est surprenant, ce qui a toujours étonné la délégation malienne, c’est que
tout au long des procédures, tant écrites qu’orales, le Burkina Faso a tenté d’ex-
clure du débat le seul texte réglementaire qui couvrait de façon substantielle une
partie de la frontière et ce, en réaffirmant d’une façon dogmatique, pour ne pas
dire théologique, l’abrogation de ce texte du fait de la promulgation de la
loi 47.1707 du 4 septembre 1947, rétablissant le territoire de la Haute-Volta
(annexe B/52 du mémoire malien).

La conviction dont a fait montre M. Jean-Pierre Cot ne doit pas, à notre avis,
faire illusion quant à la fluctuation, pour ne pas dire l’incohérence de l’attitude de
la Haute-Volta, puis du Burkina Faso vis-à-vis de cette disposition réglementaire.
On se souviendra, l’agent du Mali l’a rappelé, que le protocole d’accord de Bobo-
Dioulasso du 3 août 1966 avait disposé que «d’accord parties, il a été convenu de
considérer comme élément de base de détermination de la frontière, les documents
objectifs tels que cartes et textes réglementaires (décrets, arrêtés, etc.)» (A.G.).168 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 61-63]

Ainsi, après recherche et investigation, le texte a été évoqué par le mémoran-
dum malien relatif au contentieux frontalier, mémorandum en date du 4 novembre
1974 (A/17), car, à la réunion de la commission paritaire permanente, le problème
de la validité en soi de l’arrêté n’a pas donné lieu à un exercice juridique analogue
à celui auquel nous nous livrons aujourd’hui. Le Mali, au cours de cette rencontre,
de cette session, de la commission paritaire permanente a tout simplement rappelé
que, «contrairement aux dispositions de l’arrêté général 2728, les villages de

Okoulou, Agoulourou et Koubo sont situés en territoire voltaïque alors qu’ils ont
toujours été administrés par les autorités maliennes». Mais la délégation voltaïque
a expliqué la situation par le fait de l’abrogation dudit arrêté consécutivement à la
loi de 1947, les villages devant revenir à la Haute-Volta, ainsi que l’avait déclaré
le ministre de l’intérieur de la Haute-Volta lors de cette réunion (annexée au
procès-verbal de la réunion). Pour la première fois dans l’histoire donc, le texte
faisait problème.
Dernier trimestre 1974, c’était la période des tristes événements sur lesquels
nous ne souhaitons pas revenir. Au moment de cette réunion les esprits n’étaient
plus sereins et on est amené à se demander actuellement si le rappel de cette
disposition n’était pas un simple prétexte. Pourquoi? Cinq ans plus tôt, les 29 et
30 septembre 1969, la commission paritaire permanente Mali/Haute-Volta siégeant
à Koulouba au Mali avait recommandé «à la commission technique mixte de s’en
tenir à l’arrêté 2728/AP du 27 novembre 1935 du gouvernement général de
l’AOF» pour le règlement des points litigieux se situant entre les circonscriptions
de Douentza et de Djibo (A/11).

Ce rappel rapide de l’utilisation dans le temps de cette disposition réglementaire
permet de relever deux observations:
1) Pendant les périodes de sérénité dans les rapports entre les deux Parties, on ne
trouve trace d’aucune difficulté à recourir aux lumières de l’arrêté 2728;
2) En second lieu en revanche, lorsque les rapports diplomatiques se gâtent, la
Haute-Volta remet en cause, ou remettait en cause la pertinence de l’arrêté, au
moins dans ses effets pratiques sinon dans son principe même.

Toujours est-il que la sous-commission juridique de la commission de média-
tion de l’OUA dont on a beaucoup parlé, a pris en considération le problème de
cette survivance de l’arrêté général et, a conclu à sa caducité pour la grande satis-
faction de nos frères du Burkina Faso.
Dans la phase écrite de la procédure judiciaire, le problème de la caducité ou
non de cet arrêté général 2728 a été de nouveau évoqué et ce, sur le plan stricte-
ment juridique; une occasion de bataille s’offrait. Seulement, dans le mémoire, on
ne saisit pas très exactement quelle attitude à son égard adopte le Burkina Faso, ce
d’autant plus que le Burkina Faso ne retranche absolument rien de ces écritures,
car à la page 160, paragraphe 2, lorsque le mémoire du Burkina Faso étudie le tracé

de la frontière dans la zone qu’il considère comme revendiquée par le Mali, il dit:
«qu’un des tracés possibles est d’adopter le tracé découlant de l’arrêté 2728».
Qu’est-ce à dire, sinon que n’est pas exclue la possibilité d’une référence à cette
disposition? Peut-on raisonnablement se référer à des actes juridiques ne produisant
plus d’effets parce qu’abrogés? Nous ne le pensons pas. Inconsciemment, par la
lecture littérale de cet aveu, nous nous demandons si le Burkina Faso ne considère
pas comme non déraisonnable l’application du tracé défini par 2728, puisque, par
la suite, il n’hésite pas en discuter l’interprétation cartographique.
Cet aveu, à notre avis, révèle les sentiments cachés du Burkina Faso dans la
mesure où ses conseils, tant dans le contre-mémoire que lors des plaidoiries,
reprennent purement et simplement la thèse de l’abrogation de cet arrêté général.
Permettez-moi, très simplement, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre,[86/6 : 63-65] PLAIDOIRIE DE M .RANJEVA 169

d’attirer votre attention sur quelques méthodes auxquelles a recouru le Burkina
Faso pour étayer sa démonstration justificative de l’abrogation de cet arrêté 2728:

— d’abord, l’autorité de la sous-commission juridique de l’OUA tient lieu de
raisonnement et de démonstration;
— et ensuite, cinq minutes ont été consacrées à la justification de l’abrogation,
par la loi de 1947, de cet arrêté général, dont je souligne que la discussion en
1974 a été un des éléments de la détérioration des rapports entre les deux
Parties.
C’est un peu bref, me semble-t-il, compte tenu du rôle reconnu à cet acte et de

l’importance que chaque Partie lui attribue, et c’est la raison pour laquelle le Mali
tient à exposer son idée de toujours selon laquelle la loi du 5 septembre 1947,
rétablissant la Haute-Volta dans ses limites de 1932, n’a pas entraîné l’abrogation
de l’arrêté général 2728 parce que précisément il n’avait aucune portée modifica-
tive. Ce seront les deux points que nous nous efforcerons d’exposer dans le cours
de notre plaidoirie.
La loi de 1947 a-t-elle entraîné l’abrogation de l’arrêté général 2728? Oui dit le
Burkina Faso en rappelant très succinctement les règles du droit français. Non,
répond le Mali, en raison précisément des règles de ce même droit français qu’in-
voque le Burkina Faso.
Je dois vous avouer, Monsieur le président, qu’une justification suffisamment
étayée, de la part du Burkina Faso, de sa thèse, aurait facilité la tâche des conseils
maliens. Mais peut-être que là résidait le stratagème, tant l’évidence crèverait les
yeux. Car de prime abord apparaît désespérée, voire insensée, toute tentative de
sauvetage d’un corps que la rumeur publique considère comme irrécupérable par
le seul jeu des dates, de la hiérarchie des textes, sans même qu’il y eût lieu d’étu-

dier la pertinence de la thèse de l’abrogation tacite. C’est ce que le Burkina Faso
rappelle subrepticement et que nous examinerons en étudiant successivement:
1) l’absence des effets d’un jeu de dates sur la validité de l’arrêté 2728;
2) l’absence d’effet de la hiérarchie des textes sur la validité de l’arrêté 2728;
3) et enfin, l’absence d’abrogation tacite de l’arrêté 2728.

Ratione temporis
L’arrêté général 2728 porte la date du 27 novembre 1935. Rappeler que l’acte
en question est intervenu après la promulgation et l’entrée en vigueur du décret du
5 septembre 1932 portant suppression de la colonie de la Haute-Volta et la répar-
tition de son territoire entre les colonies du Niger, du Soudan français et de la

Côte d’Ivoire est une vérité élémentaire.
Le rapprochement de ces deux dates — 1932 et 1935 — permet, prima facie,
reconnaissons-le, d’établir la conclusion suivante: l’acte général de 1935 est
postérieur à l’acte de 1932. Cependant, si, au regard de ce texte, et par une curio-
sité malsaine, on essaie de rechercher quels en sont les contenus exacts, quelle en
est l’histoire, on verra que ce texte, dans son troisièmement de l’article premier,
parle du cercle de Mopti et se réfère aux différents points cardinaux pour déter-
miner les limites de ce cercle de Mopti. Ce texte est annoncé par un certain
nombre de dispositions, notamment l’arrêté 2862 du 15 septembre 1934, mais ce
qu’il convient de signaler, et sur quoi il faut attirer l’attention de la Chambre, c’est
que cet arrêté général 2728 vient mettre d’une façon synthétique à jour l’ensemble
des dispositions réglementaires antérieures qui déterminaient la consistance et les
limites du cercle de Mopti. Ces limites ont été définies par les arrêtés généraux du
16 novembre 1923 et du 5 décembre 1925, ainsi que l’arrêté 2862 du 15 sep-
tembre 1934.170 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 65-67]

On voit donc que l’objet de cet arrêté général ne fait que confirmer les disposi-
tions rattachant au Soudan français des villages bien avant même la date de 1932.
Par ailleurs, lorsqu’on regarde le texte, on notera avec une certaine joie, en tout
cas pour la délégation malienne, que les visas de ce texte ne font aucune référence
à la loi de 1932. On vise des textes de 1932, par exemple l’arrêté général du
17 novembre 1932 portant création du cercle de Baninko, du 17 novembre 1932
portant modification du cercle de Bamako, mais en aucun cas on ne parle du

décret de 1932 portant suppression de la Haute-Volta.
De la lecture de ces visas, une première conclusion s’impose: l’arrêté général
2728, faute de référence au décret de 1932, peut être considéré comme autonome,
au moins sur le plan formel, par rapport à l’acte portant disparition de la colonie
de la Haute-Volta. Il n’y a pas, sur le vu des textes des visas, de relation de cause
à effet entre les deux textes car si la délimitation du cercle de Mopti était causée
par la dévolution des cercles de l’ancienne Haute-Volta dans le cadre d’un puzzle
dont parle si bien le Burkina Faso, il aurait été nécessairement simple de se référer
à une loi connue en 1935. C’est en vain, pensons-nous, que le Burkina Faso tente
désespérément de conférer un caractère inéluctable à une conclusion que nous
considérons comme purement formelle. La simple succession dans le temps de
différents actes ne crée pas nécessairement entre eux des liens de subséquence. La
subséquence ne peut être établie que si est rapportée la preuve de la relation de
cause à effet.
Bien sûr, on pourrait poursuivre la discussion et on pourrait, dans ces condi-
tions, remettre en cause la validité de cet acte pour défaut de visa, et ce au regard

du droit français. Nous n’en discuterons pas parce que, entre 1935 et 1947, aucune
des deux Parties n’a remis en cause la légalité de l’arrêté. Personne n’a contesté
l’aptitude de l’arrêté à produire des effets de droit. En tout cas, le caractère peu
formaliste du droit administratif, en ce sens qu’il contient très peu de règles régis-
sant impérativement la forme extérieure des décisions, hormis la question de
répartition des compétences entre les différentes autorités, nous amène à envisa-
ger le problème, non pas en termes de visas, mais en termes de hiérarchie des
textes et des actes administratifs.
De l’avis du Burkina Faso, la hiérarchie des textes et des actes administratifs
expliquerait la disparition de cet arrêté général de l’ordre juridique positif du
Soudan français. Qui, en effet, aurait l’outrecuidance de refuser de souscrire à
cette vérité, une vérité qui relève du pont aux ânes du droit public, pont aux ânes
exprimé par la phrase selon laquelle: «la loi française de 1947 avait une valeur
supérieure à un décret et à fortiori à celle d’un arrêté général» (mémoire du
Burkina Faso, p. 112, par. 54). Ce serait enfoncer une porte ouverte que de rappe-
ler que la loi a vocation à prévaloir sur toutes les dispositions inférieures. Seule-
ment, cette vision simpliste de la conséquence de la hiérarchie des textes doit être

nuancée compte tenu des dispositions constitutionnelles en vigueur en 1946.
Sur le plan constitutionnel, et d’autres voix plus autorisées que la mienne en
tout cas pourraient en parler à loisir, sur le plan constitutionnel, la constitution de
1946 établit bien sûr la distinction entre le domaine de la loi et le domaine du
décret. Pour les territoires d’outre-mer, le pouvoir législatif régissait des matières
aussi importantes que les libertés publiques et l’organisation administrative et les
matières qui n’étaient pas énumérées par l’article 72 de cette constitution rele-
vaient du domaine du décret. Bien sûr, dans la constitution de 1946, la distinction
entre domaine de la loi et domaine du décret ne connut pas le régime de sépara-
tion stricte mis en vigueur par la constitution de 1958 en France. Le Parlement
pouvait légiférer dans les matières autres que celles prévues par la constitution et
si on revient à notre cas, rien n’interdisait au Parlement français l’adoption d’un
texte beaucoup plus précis dans son contenu, beaucoup plus précis en tout cas que[86/6 : 67-70] PLAIDOIRIE DE M .RANJEVA 171

celui qui a été adopté en septembre 1947. Les travaux parlementaires révèlent que
ce fut presque dans la hâte que la loi a été votée et on envisageait une hypothèse
conservatoire, celle de la possibilité d’une modification ou d’amendements à
apporter à cette loi.
Toujours est-il que, selon l’adage de minimis non curat praetor , la loi de 1947
a posé des principes généraux et ces principes généraux devant trouver leur appli-
cation dans l’espace, l’espace africain du territoire de la fédération de l’Afrique

occidentale française, il apparaissait difficile de transposer purement et simple-
ment les règles valables en Europe dans la mesure où, en matière de délimitation,
il y a une stricte répartition des compétences que nous avons évoquée dans la
deuxième partie de notre mémoire.
En tout cas, la règle de la hiérarchie des textes aurait pleinement joué si était
rapportée la preuve de l’identité d’objet entre la loi de 1947 et l’arrêté général
2728. Nous reviendrons sur cette question beaucoup plus tard. En fait, le véritable
problème a été esquivé par le Burkina Faso. Il s’est accroché à un certain nomi-
nalisme juridique. Or, se référant à des simples qualifications, à une approche
simpliste de la hiérarchie des textes, à aucun moment, même si le droit est l’art de
bien parler, on n’a pu voir quelle était l’identité des objets de ces deux disposi-
tions prétendument considérées comme contradictoires.
Et ceci nous amène, Monsieur le président, à étudier les effets abrogatifs de la
loi de 1947 sur l’arrêté 2728.
Pour le Mali, et nous tenons à le répéter, la validité de l’arrêté général 2728 n’a
pas été affectée par la loi de 1947.

La loi postérieure, en l’occurrence la loi de 1947, selon les règles mêmes du
droit administratif français applicable en la matière tant en métropole qu’outre-
mer, n’a eu aucun effet abrogatif sur cet arrêté. A supposer un seul instant
d’ailleurs qu’il pût en être ainsi, nous pensons que ce n’est pas la démarche
retenue par le Burkina Faso qui entraînera la conviction, parce que tout sim-
plement il se retranche derrière les conclusions de la sous-commission juridique
de la commission de médiation de l’OUA alors que l’abrogation en droit adminis-
tratif est soumise à des conditions très strictes qui ne sont pas réunies dans le
présent différend. Nous procéderons donc dans un premier temps au commen-
taire du rapport de la sous-commission de l’OUA enrichi des renvois doctrinaux
apportés par le Burkina Faso et ensuite, au rappel de la permanence de la validité
de cet arrêté général nonobstant la reconstitution de la Haute-Volta par la loi de
1947.
Pour le Burkina Faso qui endosse les conclusions de la sous-commission de
l’OUA, la loi de 1947 a abrogé implicitement, a dit M. Cot à l’audience, l’arrêté
général 2728. La conclusion est apparemment sans appel surtout lorsque dans le
mémoire elle est estampillée du sceau de grands maîtres de la science juridique.

Permettez-moi tout simplement de relever que ces maîtres du droit sont essentiel-
lement des civilistes, les frères Mazeaud, les professeurs de Juglart et Carbonnier;
le doyen Vedel appelé au secours de la thèse chancelante du Burkina Faso ne
mentionne pas dans son édition de 1961 en tout cas, la plus proche de la date
critique, l’abrogation tacite ou implicite comme mode de terminaison des actes
administratifs. Le mémoire renvoie à l’édition de 1973, mais cette référence nous
paraît inopérante, puisque c’est la loi applicable à la date critique qui s’impose.
En fait, le problème est beaucoup plus complexe que ne le laisse croire la célé-
rité et la brièveté de la démonstration burkinabé. Seulement, dans la mesure où
c’est le rapport de la sous-commission qui tient lieu de document de base, c’est à
ce commentaire que nous nous permettrons de nous livrer tout en saisissant la
présente occasion pour rendre hommage à son président pour ses qualités connues
de tous.172 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 70-73]

En effet, à la question «l’arrêté 2728 du 27 novembre 1935 subsiste-t-il?»
après la promulgation de la loi du 4 septembre 1947, la sous-commission:

«a abouti à la conclusion que cet arrêté a été implicitement abrogé par la loi
de 1947. Les quatre villages sont actuellement inclus dans le territoire de la
Haute-Volta et la preuve n’a pas été apportée qu’ils faisaient partie du Soudan
français avant la création ou la suppression de la Haute-Volta... La sous-
commission a acquis l’intime conviction que ces quatre villages appartenaient
jusqu’en 1935 au cercle de Ouahigouya.» (D/25, p. 10 et 11.)

A cette intime conviction de la commission vient s’ajouter le renchérissement
du mémoire burkinabé qui invente purement et simplement pour les besoins de la
cause, la phrase péremptoire selon laquelle: «du fait de la volonté du législateur
français, l’arrêté du 27 novembre 1935 est abrogé...» (mémoire du Burkina Faso,
p. l13, par. 34).
Nous aurions d’ailleurs souhaité recevoir une preuve d’une telle affirmation.
Quoiqu’il en soit, ces propositions de la sous-commission paraissent critiquables aux
yeux du Mali en raison de la méthode retenue par la sous-commission juridique,
d’abord, et, ensuite, en raison d’une erreur de droit portant sur le droit applicable.
La méthode retenue par la sous-commission juridique nous paraît trop impré-
gnée des techniques de droit pénal pour que la conclusion à laquelle ont abouti les
travaux soit considérée comme valide.
Dans la présente question en effet, la sous-commission avait à se prononcer sur
la validité objective d’un acte administratif mais non sur la légitimité forcément
subjective de tel ou tel comportement vis-à-vis de l’acte envisagé.

Au niveau technique du raisonnement quelques observations doivent être
formulées. La sous-commission pose une question, elle donne une réponse qu’elle
s’efforce de justifier; on lit «la sous-commission a acquis sa conclusion...», et
immédiatement après elle justifie sa conclusion. Plus loin encore, toujours dans le
document A/25, p. 10 et 11, lorsque la sous-commission étudie l’occupation
«la sous-commission ... estime que les faits d’occupation ne peuvent en aucune
façon ...» et puis plus loin elle ajoute et développe les raisons de cette conclusion.
On pourrait allonger la liste.
Ce que le Mali tient à relever, c’est que dans la démonstration de la sous-
commission, la conclusion précède toujours la démonstration. Cette constatation
ne peut que mettre mal à l’aise le lecteur car, en bonne rhétorique, la conclusion
résulte de la confrontation et de la discussion des thèses, des arguments et des
propositions avancés par chaque Partie. Cette démarche de la sous-commission,
aux yeux de la délégation malienne, risque en effet d’être interprétée comme assi-
milant la conclusion à l’hypothèse de base et elle ne peut qu’affecter le caractère
objectif des conclusions. La méthode de travail, relatée d’ailleurs dans le rapport,
accroît ce sentiment de malaise puisqu’il est dit qu’à aucun moment n’est discutée

la valeur juridique de chaque titre avancé par les différentes Parties, tandis qu’au-
cune confrontation des titres n’est réalisée.
Enfin, au niveau des méthodes juridiques employées, la référence à l’intime
conviction de la sous-commission comme mode de probation du rattachement des
quatre villages au cercle de Ouahigouya jusqu’en 1935 laisse perplexe un juriste.
Pour qu’une conviction soit fondée, des preuves évidentes doivent, au préalable,
être produites pour que l’esprit puisse acquiescer, alors que, dans ce cas précis, la
sous-commission justifie son intime conviction de façon plus que surprenante:
d’une part, «aucun texte ne peut être produit pour prouver le fait» et, d’autre part,
«la seule ressource est de se reporter aux cartes même si elles sont peu précises».
Permettez-moi de poser la question; comment acquérir une conviction intime sur
des éléments aussi fragiles, si ce n’est par voie d’affirmation péremptoire?[86/6 : 73-75] PLAIDOIRIE DE M . RANJEVA 173

Pour ces raisons purement méthodologiques, il a toujours paru difficile au Mali,
ainsi que l’a rappelé M. Jean Salmon, de souscrire sans réserve à l’adhésion que le
Burkina Faso manifeste à l’égard dudit rapport. Et c’est la raison juridique pour
laquelle le Mali a entendu user de son droit souverain à ne pas être considéré
comme lié par ledit texte, ainsi qu’on l’a toujours rappelé.
La seconde critique que le Mali se doit de formuler à l’encontre des conclusions
de la sous-commission juridique est relative à la contextualisation dans le temps

du droit appliqué effectivement. Expressément, il est dit que les «quatre villages
sont actuellement inclus dans le territoire de la Haute-Volta...» L’utilisation de
l’adverbe «actuellement» permet de déterminer la période critique que la sous-
commission a retenue, en l’occurrence, la date à laquelle elle s’est réunie, c’est-
à-dire, juin 1975. On parle bien sûr d’une absence de preuve de rattachement de
ces villages au Soudan français, mais c’est dans le cadre d’une simple proposition
incidente, le principal dans ce rapport, c’est la constatation du rattachement en
1975 de ces villages à la Haute-Volta.
Cette proposition est difficilement acceptable pour le Mali car la proposition, en
fait, postule ce qui doit être prouvé, elle occulte l’objet même du litige: la cause
du différend plaidé devant la Chambre résulte de ce que la Haute-Volta souhaite
que ces villages fussent inclus dans son territoire, et le Burkina Faso de reprendre
les mêmes conclusions. La tâche de la sous-commission, et c’est ce qu’elle n’a
pas fait aux yeux de la délégation du Mali, était de dire si en 1932, mais non en
1975, ces quatre villages étaient rattachés au Soudan ou à la Haute-Volta. Nous
pensons que le choix de 1975 comme date critique, et non de 1932, constitue une

erreur de droit, une méconnaissance des dispositions littérales de la loi de 1947,
une méconnaissance du principe du respect de l’intangibilité des frontières léguées
par la colonisation, base du règlement du différend.
Simples scrupules ou arguments juridiques, pourrait-on opposer à notre refus de
nous rendre à l’évidence, cette évidence telle que la souhaite le Burkina Faso? A
juste titre aurions-nous accepté ses conseils, ses reproches, ses conclusions si,
malheureusement pour le Burkina Faso, notre conviction juridique n’était la
permanence de la validité intrinsèque de cet arrêté général malgré l’intervention
de la loi de 1947, objet de notre seconde partie.
Loin du Mali, Monsieur le président, Messieurs les membres de la Chambre,
l’intention de faire des déclarations de foi, mais toujours est-il que c’est dans le
droit que vous direz que doit se résoudre ce différend. Et parmi les règles que les
parties litigantes, au cours de la période de sérénité de leurs relations, ont consi-
dérées comme possibles, il y a précisément cet arrêté 2728 qu’on a exhumé, peut-
être, mais dont on n’a jamais rapporté la preuve de son éradication de l’ordre juri-
dique positif de l’organisation territoriale du Soudan français. Comme nous le
verrons successivement, il n’y a jamais eu abrogation de l’arrêté général 2728 car

les conditions de l’abrogation de plein droit de cet arrêté général ne sont pas
réunies dans notre cas d’espèce.
Qui dit que «du fait de la volonté du législateur français, l’arrêté général 2728
du 27 novembre 1935 est abrogé?» Le Burkina Faso seul l’a osé, au point de
prendre à témoin le Parlement français. Et en fait, s’étant rendu compte qu’il ne
pouvait rapporter la preuve de cette énormité, puisqu’à aucun moment au cours
des travaux parlementaires préparatoires, l’arrêté général 2728 n’a pas été évoqué,
le Burkina Faso a opéré un repli tactique. Il a atténué sa position officielle et parle
maintenant, dans la procédure orale, de la loi de 1947 qui aurait abrogé clairement
et implicitement l’arrêté général 2728. En réalité, cette repentance ou contrition
tactique du Burkina Faso s’explique aisément sans qu’il soit besoin d’être grand
sorcier.
En principe, un acte administratif reste valide jusqu’à l’entrée en vigueur d’un174 DIFFÉREND FRONTALIER [86/6 : 75-76]

texte l’abrogeant ou le modifiant. Et ce nouveau texte, en raison même de la règle
du parallélisme des formes, doit être de même nature que le texte abrogé ou de
nature supérieure (J. M.Auby, «L’abrogation des actes administratifs», AJDA,
1967, p. 131). Or, dans ce cas présent, aucun texte, et nous le répétons, aucun

texte n’a abrogé, ni en 1947, ni postérieurement à cette date ni de façon «expli-
cite» ni «implicite», l’arrêté général 2728. Seul le décret de 1932 a été abrogé
par une loi, et ce, par le jeu et la mise en Œuvre des nouvelles dispositions consti-
tutionnelles françaises de 1946.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, je crois qu’il est 13 heures
passées, et nous ne voudrions pas abuser de la patience de la Chambre. Si la
Chambre le souhaite nous nous permettrons de reprendre l’exposé demain en vous
priant de bien vouloir m’excuser pour cet oubli.

L’audience est levée à 13 h 5[86/7 : 4-6] 175

C 2/CR 86/7

HUITIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (20 VI 86, 10 h)

Présents : [Voir audience du 16 VI 86.]

M. RANJEVA: Hier Monsieur le président, nous étions en train d’examiner le
problème de la validité de l’arrêté général 2728 et, lorsque vous avez bien voulu
suspendre l’audience, j’étais en train d’expliquer l’absence d’abrogation formelle
dudit arrêté. Ce matin nous poursuivrons notre examen en étudiant le problème de
l’abrogation tacite de ce texte et ensuite, en second lieu, celui du caractère confir-
matif de l’objet de l’arrêté général 2728.

En effet, comme je le disais hier, au terme de ma plaidoirie, un acte adminis-
tratif reste valide jusqu’à l’entrée en vigueur d’un nouveau texte qui l’abroge ou
qui le modifie. Ce nouveau texte, en vertu du principe du parallélisme des formes
doit être de même nature que le texte abrogé ou de nature supérieure. Or, et c’est
à ce passage précis que nous nous sommes séparés, dans le cas présent, aucun acte
n’a abrogé ni en 1947, ni postérieurement à cette date, ni de façon explicite, ni
implicite, l’arrêté général 2728. Seul, ai-je dit, le décret de 1932 a été abrogé par
une loi et ce par le jeu de la mise en Œuvre de nouvelles dispositions constitu-
tionnelles françaises.
A supposer même que l’arrêté général 2728 fût considéré comme illégal, par
application des règles de droit commun du droit administratif, en l’absence d’acte
d’abrogation, ledit arrêté général doit continuer à produire pleinement ses effets
juridiques, même aujourd’hui. Et il n’y a pas de raison de ne pas l’admettre dans
la mesure où les conditions de l’abrogation implicite ne sont pas réunies dans ce
cas.
Evidemment, ainsi que nous avons eu l’occasion de le lire dans le verbatim,
pour le Burkina Faso, le silence des cartes confirme pour le moins la thèse de
l’abrogation implicite.
L’abrogation d’un acte administratif signifie l’anéantissement pour l’avenir d’une
mesure par un acte contraire et ce, comme je l’ai rappelé, en vertu du principe de la
symétrie des compétences combiné avec les règles de la hiérarchie des textes.

Seulement, la réalité de la vie du droit est beaucoup plus complexe et plus
nuancée que pourrait le faire croire le principe immédiatement énoncé. La juris-
prudence se montre très prudente lorsqu’elle a à statuer sur les effets de l’abroga-
tion d’un acte administratif (dans ce cas précis, le décret de 1932) à l’égard des
dispositions qui lui sont postérieures, c’est-à-dire les actes pris entre 1932 et 1947.
Une distinction doit être opérée selon que l’acte administratif abrogatif envisage
ou non le sort des actes administratifs postérieurs — pris postérieurement — à la
disposition législative ou réglementaire abrogée.
D’une façon générale, et c’est la conséquence logique des règles sur l’entrée en
vigueur des lois et règlements, les dispositions réglementaires prises en vertu du
texte abrogé restent en vigueur jusqu’à l’intervention du règlement à prendre selon
le nouveau texte. Et en ce sens la jurisprudence est ancienne et constante, et va
même jusqu’à reconnaître la survivance de plein droit et de plein effet des dispo-
sitions abrogées lorsque l’entrée en vigueur d’un texte est subordonnée à la consti-
tution d’un organisme et ce, jusqu’à la constitution de l’organe collectif par la
nomination des membres. Comme disait le président Odent: «l’abrogation tacite
d’un texte législatif ou réglementaire ne se présume pas» (R. Odent, op. cit.,
p. 426).176 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 6-9]

En revanche, l’abrogation tacite est admise dans la mesure où une règle
nouvelle est incompatible avec les prescriptions anciennes. Si l’énoncé de ce prin-
cipe ne soulève aucune difficulté particulière, sa mise en application soulève plus
de problèmes. En premier lieu, en matière d’acte administratif, la primauté de la
règle écrite amène nécessairement le juge à interpréter de façon restrictive les
hypothèses d’abrogation tacite des dispositions subséquentes, notamment dans les
cas où le respect sans réserve des textes anciens aboutit à des conséquences

absurdes. Ainsi peut-on confirmer que l’abrogation tacite ne se présume pas mais
se démontre. L’abrogation tacite est inopérante du seul fait de la désuétude ou de
la non-application, même pendant un temps prolongé, d’un texte. Car les textes ne
peuvent être abrogés que si les dispositions nouvelles suppriment celles en
vigueur ou sont inconciliables avec elles. Bien sûr, cette position jurisprudentielle
n’exclut pas l’hypothèse d’une non-application par l’administration de certaines
règles, soit volontairement pour des raisons d’opportunité, soit tout simplement à
la suite d’un oubli de l’existence de ces textes. Cette constatation ne doit pas
pourtant induire en erreur, car les règles tombées en désuétude pourraient être
appliquées à nouveau à moins qu’elles n’aient été abrogées entre-temps ou que
n’aient été édictées de nouvelles règles incompatibles avec les anciennes (R.
Odent, op. cit., 1965-1966, p. 259).
En second lieu, la condition essentielle de l’abrogation tacite est l’incompatibi-
lité de la règle nouvelle avec les prescriptions anciennes: en d’autres termes, il
faut que soit démontrée l’impossibilité légale pour les deux textes, c’est-à-dire les
règles nouvelles et les dispositions prises en vertu du texte abrogé, de coexister, et

ainsi doit être rapportée la filiation juridique entre le texte abrogé et le texte
contesté. Et, pour ce faire, le juge fait montre d’une extrême prudence.
Pour le Mali, malgré l’abrogation du décret du 5 septembre 1932 par la loi de
1947, que reste-t-il?
1) d’abord, une postériorité de l’arrêté général 2728 par rapport au décret du
5 septembre 1932;
2) l’absence de lien de causalité entre les deux textes précités;
3) ensuite, l’absence d’un acte d’abrogation.

Pourquoi cette situation juridique? Parce que, contrairement à ce qu’affirme le
Burkina Faso, nous pensons et nous maintenons notre affirmation selon laquelle
le texte de 1935 ne pouvait pas avoir un caractère modificatif des limites du
Soudan. C’est ce que nous essaierons de démontrer maintenant.
Au fond, le rétablissement de la Haute-Volta dans ses limites de 1932 est-il
incompatible avec le maintien en droit de la validité de l’arrêté général 2728? Tels
sont les termes du problème.
Si la réponse est affirmative, c’est-à-dire que, si l’arrêté général 2728 modifie
les limites du Soudan par amputation du territoire de la Haute-Volta, et bien, l’ar-

ticle 2728 aurait un caractère modificatif; si, en revanche, n’est pas rapportée la
preuve de cette amputation du territoire de la Haute-Volta, et bien, nous pensons
que l’arrêté général 2728 ne fait que confirmer une situation de droit antérieure.
Le Mali a déjà posé cette question dans son mémoire et dans son contre-
mémoire. Il nous semble que, contre toute évidence, le Burkina Faso insiste sur
les modifications apportées par la présente disposition réglementaire aux limites
du Soudan français.
Je m’empresse de préciser, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre,
que, au cours de cet exposé, nous n’envisagerons que l’hypothèse particulière des
limites du cercle de Mopti.
Des modifications auraient pu résulter concernant d’autres endroits de la limite,
c’est possible, mais nous n’avons pas poursuivi nos investigations dans ces[86/7 : 9-11] PLAIDOIRIE DE M . RANJEVA 177

matières et nous entendons limiter nos observations aux quatre villages en
étudiant:

1) le contenu de cet arrêté général en ce qui concerne le cercle de Mopti,
d’abord;
2) en examinant ensuite la nature juridique du maintien dans le cercle de Mopti
des villages de Yoro, Dioulouna, Oukoulou/Agoulourou et Koubo;
3) et enfin, en étudiant la confirmation du caractère soudanais de ces villages
avant d’émettre une appréciation sur les arguments burkinabés.

Le contenu de l’arrêté général 2728 concernant le cercle de Mopti nous est
donné dans l’article premier qui dispose expressément dans son troisième point:
«3) Cercle de Mopti

A l’est de ce dernier point (10 kilomètres au sud-est de Kare) une ligne
méridienne rejoignant au nord le parallèle 13° 30 ′, puis une ligne sensible-
ment nord-est, laissant au cercle de Mopti les villages de Yoro, Dioulouna,
Oukoulou, Agoulourou, Koubo, passant au sud de la mare de Toussougou
pour aboutir en un point situé à l’est de la mare de Kétiouaire.»
Par ailleurs, l’article premier du même arrêté annonce l’existence de «cartes
annexées» ayant une valeur probatoire, cartes qu’aucune des deux Parties n’a pu
produire au dossier et qui n’aient pu faire l’objet de discussion.

Litteris verbis

L’usage du verbe «laisser » donne, de l’avis de la délégation malienne, une idée
de marche, une idée d’avancement avec partage et distribution; ainsi, laisser signi-
fierait: abandonner afin de ne pas prendre. Je marche, je laisse ce point à tel
endroit; il y a donc une idée de partage, une idée de départ, et c’est le sens de la
marche de la personne qui relate le fait, qui effectue l’opération de distribution.
Ainsi donc, en se référant à cette expression, à ce mot, le verbe laisser, l’arrêté
2728 n’affecte en rien la composition du territoire du cercle de Mopti, puisque ces
villages étaient déjà à Mopti et, étant déjà à Mopti, ces villages restent à Mopti.
Ce qui appartenait auparavant à Mopti reste à Mopti sans qu’il y ait lieu de discu-
ter. Cette explication du verbe «laisser», Monsieur le président, Messieurs de la
Chambre, nous paraît importante car le Burkina Faso, à notre avis, utilise un
contresens dans la mesure où dans ses écrits on parlait de «détachement» : déta-
chement des villages, détachement de Yoro, Dioulouna, Agoulourou, Oukoulourou
et Koubo, il invente donc un mot qui n’existe pas dans le texte, mais — et c’est

beaucoup plus grave aux yeux de la délégation malienne — le Burkina Faso
procède par pure affirmation. Nous pensons que le verbe «détacher» pourrait être
acceptable si était rapportée la preuve que ces villages dont on parle, les quatre
villages dorénavant célèbres, avaient auparavant un caractère voltaïque. En
d’autres termes, nous aurions souhaité de la part du Burkina Faso la preuve du
caractère voltaïque de ces quatre villages, ce que le Burkina Faso omet de faire, et
pour cause.
Cela nous amène à étudier la question de la nature juridique du maintien dans le
cercle de Mopti de ces quatre villages.
D’abord, l’idée de «détachement» n’a pas été confirmée par un système de
preuve qui nous paraît acceptable. L’idée de détachement se fonde essentiellement
sur des affirmations de principe. Force est alors à la délégation malienne de tenter
de démontrer la portée purement confirmative de cet arrêté général 2728. Acte
confirmatif de situation juridique, l’arrêté, de l’avis de la délégation malienne, ne
fait que constater le statu quo ante . Pour nous ces villages ont toujours constitué178 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 11-14]

des subdivisions internes du cercle de Mopti: autrement, si ces villages n’étaient
pas du ressort du cercle de Mopti, l’arrêté 2728 aurait édicté des dispositions
nouvelles créatrices de nouvelles situations juridiques. Nous pensons qu’il est
impossible de considérer ces villages comme n’étant pas soudanais à partir du
moment où le texte parle de «laisser». A l’appui de notre argumentation, nous
préférons nous référer à des dispositions de droit positif, à des textes écrits.
Le deuxième paragraphe de l’article 2 du décret du 5 septembre 1932 indique

les circonscriptions de la Haute-Volta qui étaient rattachées au Soudan français
après la dislocation de la Haute-Volta. Il s’agit:
«— du cercle de Ouahigouya,
— du canton d’Aribinda du cercle de Dori,
— de la partie du cercle de Dédougou située sur la rive gauche de la Volta
noire».

Les mesures donc de répartition ayant été définies par le décret de 1932 portant
suppression de la Haute-Volta, le gouverneur général de l’AOF a aménagé en
détail l’organisation des territoires de la Haute-Volta qui étaient rattachés au
Soudan, et cet aménagement de détail a fait l’objet d’abord de l’arrêté 2743 du
17 novembre 1932 (annexe B/40) et de l’arrêté 2866/AP du 16 décembre 1933
(annexe B/41).
Ces deux arrêtés, 2743 et 2866, et notamment le second, énumèrent les circons-
criptions voltaïques devenues soudanaises entre 1932 et 1947 et récupérées par la
Haute-Volta en 1947 au moment de sa reconstitution.
L’exégèse des dispositions de ces textes permet de conclure à l’absence de

mention ou de référence concernant lesdits villages. Ces villages ne figurent pas
dans la liste des subdivisions qui ont fait l’objet d’un transfert ce qui, à notre avis,
exclut inéluctablement tout caractère voltaïque de ces villages au moment de la
suppression de la colonie de la Haute-Volta.
Pour contester le caractère malien de ces villages, le Burkina Faso fait le procès
de la politique coloniale en matière de division territoriale et invoque aussi bien
l’idée de «chambardement administratif» que celle de «l’incessant jeu de
domino» (mémoire du Burkina Faso, p. 166, par. 17), et, à partir de ces idées
générales et bien abstraites, la France aurait, par je ne sais quelle malice, procédé
par le biais de l’arrêté 2728 à une profonde mutation territoriale.
Mais pour qu’il en fût ainsi exactement, il fallait d’abord rapporter la preuve du
caractère voltaïque de ces villages. A cette fin, le Burkina Faso a prétendu en
soutenir le caractère voltaïque en raison de la subdivision de Djibo, qui est un
cercle de la Haute-Volta. Or, si l’appartenance du canton de Baraboulé à la divi-
sion de Djibo résulte de l’arrêté général 131/AP du 11 janvier 1949, l’apparte-
nance des villages de Dioulouna, Oukoulou, Agoulourou, Koubo au canton de
Baraboulé n’est établie ni en droit ni en fait.

L’appartenance au Soudan de ces villages se fonde sur leur propre appartenance
aux cantons de Mondoro pour Dioulouna et de Hombori pour Koubo — divisions
du Soudan français — et ce, bien avant la suppression de la Haute-Volta. En
d’autres termes, avant même que ne fût supprimée la Haute-Volta, pendant la
période de la première existence de la Haute-Volta, ces villages appartenaient déjà
à des divisions ou des circonscriptions du Soudan. En effet, l’arrêté général du
5 décembre 1925 portant suppression du cercle de Hombori (annexe B/32),
en 1925 donc, a réalisé une première transformation territoriale, puisque nous
avions déjà, à côté du cercle de Bandiagara, le cercle de Hombori, et en 1925 le
cercle de Hombori a été supprimé. Cette suppression du cercle de Hombori a
entraîné le rattachement des cantons de Mondoro et de Hombori au cercle de
Bandiagara. Or le cercle de Bandiagara a été lui-même supprimé pour être ratta-[86/7 : 14-17] PLAIDOIRIE DE M .RANJEVA 179

ché au cercle de Mopti. Cela nous donne cette carte; sur la partie gauche la fron-
tière séparant Mopti et le Bandiagara n’existe plus, puisque Bandiagara a été ratta-
ché au cercle de Mopti.
En l’absence de règles positives régissant la constitution en cantons de plusieurs
villages, l’effectivité du droit des cantons ne peut être constatée que par la
mention au répertoire des villages. Un répertoire des villages était un document
administratif tenu par les différents responsables des subdivisions. Dans ces réper-

toires des cantons étaient énumérés tous les villages relevant de l’autorité du chef
de canton ou du commandant de cercle. En effet, la circulaire en date du 7 juin
1917, relative à l’établissement des répertoires, stipule que:
«Le répertoire des villages de l’Afrique occidentale française ... indiquera
pour chacun d’eux la subdivision, le cercle et la colonie dont il dépend ... (les
listes), dans lesquelles les villages seront regroupés alphabétiquement par
subdivision, devront indiquer d’une manière très lisible l’orthographe...
Le nom du canton dont fait partie le village devra figurer entre parenthèses

à la suite du nom du village.»
Ainsi, bien que ces répertoires n’aient pas une portée juridique en eux-mêmes,
au regard des canons classiques du droit administratifs, ils traduisent l’expression
et l’interprétation du droit positif tel que doit le respecter l’administration tant
territoriale que spécialisée. Ceci ne se comprend que si nous nous remémorons
cette idée du chef de circonscription, depuis le gouverneur général jusqu’au
commandant de cercle, et même jusqu’au niveau du chef de canton, de l’autorité
du chef de circonscription incarnant la plénitude de l’autorité, constituant l’incar-

nation même de l’essence du pouvoir français.
Pour s’en tenir donc à la période antérieure à 1932, on consultera les états no-
minatifs des cantons et villages pour 1904 (annexe D/6), pour 1923 (annexe D/16) et
pour 1927 (annexe D/23 et D/24), et on constatera à juste titre que, indépendamment
de l’arrêté général 2728, ces villages ont toujours relevé de subdivisions appartenant
à la colonie du Soudan français. L’arrêté général 2728 n’a fait que constater à leur
sujet un état de droit, il n’a fait que constater un statu quo ante.
Aux yeux de la délégation malienne, rien dans les documents préparatoires de
l’arrêté général 2728 n’infirme ce qui précède (voir annexes D/152, D/153, D/154,
D/156, D/157, D/158, D/159, D/160, D/161, D/164). Cela nous permet de nous
reporter à la carte et de voir qu’à partir de 1928 cette limite n’a jamais plus subi
de modification ni de transformation. En 1934, et 1935, nous avons le même
tracé. Evidemment on pourra me reprocher de me référer à la carte, mais il nous
semble quand même que la constance du dessin rend difficile toute démonstration
tendant à révéler le caractère modificatif de ces différents villages.
A l’appui de ces observations d’ordre matériel, ma délégation, Monsieur le
président, estime souhaitable que pour chaque village, nous reprenions les titres

juridiques les rattachant au Soudan français, en examinant le cas village par
village. Et pour ce faire, nous reprendrons l’ordre, la séquence, tels que cet ordre
et cette séquence apparaissent dans le texte de l’arrêté.
Yoro qui est le premier village cité, a toujours été soudanais depuis 1904, année
à laquelle le village est mentionné comme soudanais dans l’état nominatif des
cantons et villages de Bandiagara.
A la même époque était établi le répertoire des cantons et villages de Dori, futur
chef-lieu de cercle de la Haute-Volta et dans ce second document, c’est-à-dire
dans le répertoire de Dori, Yoro n’apparaît nullement. Les cartes, argument cher
au Burkina Faso, ne laissent aucun doute au sujet du caractère malien de ce
village et la Haute-Volta n’a jamais contesté ce rattachement au Soudan.
Dioulouna ou Diounouga soulève plus de difficultés, c’est vrai. Bien que180 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 17-19]

le Burkina Faso, au cours des plaidoiries orales, ne se soit pas empêché de réser-

ver un statut particulier à propos de ses revendications sur Dioulouna ou Diou-
nouga.
Pour la délégation malienne l’appartenance de Dioulouna ou Diounouga au
Soudan est attestée avec une remarquable continuité de 1903 à l’indépendance.
Le village de Dioulouna est cité parmi les villages du cercle de Bandiagara dans
l’état nominatif du 9 octobre 1903 1 et dans celui du 28 février 1904 2. Au niveau

des cartes, il apparaît sur la carte du Gourma de 1900, sous le nom de Dioùkouna, 3
dans la région du Mondoro et sur la carte du lieutenant Desplagnes de 1905 .
Le 1 er mars 1923, l’état nominatif du recensement des villages du canton de
Mondoro inclut entre autres: Douna, Dioulouna, Ouroutougo 4. Et, en 1923, Diou-
louna est inclu dans la liste alphabétique par cantons et villages du cercle sous le
5 6
canton de Mondoro , avec croquis .
En 1929, dernière année de parution de ces fameux répertoires, mais dernière
année antérieure à la disparition de la Haute-Volta, le chef de canton de Mondoro
signale Dioulouna comme étant le centre le plus important. Voyez donc que
pendant la période, la première période de l’existence de la Haute-Volta, Diou-
louna a été soudanais.

Après 1947, ce caractère soudanais de Dioulouna n’a pas pour autant été remis
en cause, puisqu’en 1948 (D76), ce village est repris, mentionné dans la liste du
canton de Hombori, et le village apparaît également dans le relevé d’impôts du
même canton en 1949 (D78). Enfin, pour ne citer qu’un autre exemple, Dioulouna
faisait partie en 1951 du ressort du territoire du bureau de vote de Hombori I, et
ce, par l’arrêté n o 1627 du 12 juin 1951 (D95).

En somme, à propos de Dioulouna, un nombre écrasant de documents attestent
l’appartenance de Dioulouna au Soudan pendant toute la période coloniale, et ce,
sans interruption depuis 1904.
Malgré cette masse impressionnante de titres concernant Dioulouna, la sous-
commission juridique de la commission de médiation de l’OUA dont nous avons
parlé hier, n’a pas cru reconnaître des titres au Mali. Les listes administratives

n’avaient peut-être aucune valeur juridique.
Quant à Oukoulou et Agoulourou , situés dans la séquence entre Dioulouna et
Koubo, le problème est de savoir s’ils existent véritablement et s’ils constituent
un seul et même village. La sous-commission mixte de 1972 les a recherchés sur
le terrain mais a rencontré des difficultés pour les localiser. Et compte tenu du fait

que si sur la carte du Niger moyen du lieutenant Desplagnes d’août 1905, appa-
raissent deux villages distincts, Oukoulou et Agoulourou, les dispositions retenues
dans le texte de 2728 donneraient plutôt à penser qu’il s’agirait pour Oukoulou de
Kounia et pour Agoulourou d’Oukoulourou. Nous reviendrons sur ces problèmes
lorsque M. Salmon parlera des effectivités. Cette position, que la délégation
malienne a l’honneur de présenter devant la Cour, rejoint également celle de la

sous-commission technique, j’insiste bien technique, de la commission mixte de
1972.
Quant au village de Koubo, qui est le dernier point situé dans la séquence et qui
constitue le hameau de culture du village de Kobou, situé au nord à 4 kilomètres
(en 1903, voir mémoire, p. 280), la liste alphabétique par cantons et villages du

1Page 27 sous le n o 744.
2Annexe D/6.
3Annexes C/5 et C/7.
4Annexe D/15.
5Annexe D/16.
6Annexe C/20.[86/7 : 19-21] PLAIDOIRIE DE M .RANJEVA 181

cercle de Hombori, du 20 avril 1903, mentionne dans le canton de Boni le village
de Kobou, Hombori relevant du Soudan. Dans le répertoire général des localités
de l’AOF, fascicule VIII consacré au Soudan, Kobou apparaît comme relevant en
1927 du cercle de Bandiagara et, au sein de ce cercle, du canton de Douentza.
Après la reconstitution de la Haute-Volta, il est toujours mentionné comme rele-
vant du Soudan.
Ces rappels très brefs sur lesquels, dis-je, nous reviendrons, lorsque nous parle-

rons des effectivités, ces rappels très brefs de l’évolution du rattachement admi-
nistratif de ces quatre villages amènent à se demander en quoi l’arrêté général
2728 modifie les limites des cercles frontaliers, notamment le cercle de Mopti.
C’est aux yeux de la délégation malienne, chercher à induire en erreur les lecteurs
que de le prétendre, car l’arrêté général en question ne fait que confirmer des
dispositions de droit administratif rattachant au Soudan français ces points men-
tion nés.
Il n’empêche Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, le Burkina Faso
persiste à soutenir la thèse du caractère modificatif de l’arrêté général.
En premier lieu, et nous le répétons, nous pensons que cette thèse ne résiste pas
à une critique simple, car le Burkina Faso n’a jamais pu produire la preuve du
caractère voltaïque de ces villages . S’il avait pu, il se serait bien entendu
empressé de les produire. Or, nous constatons que jusqu’à présent nous n’avons
pas trouvé ces preuves.
En deuxième lieu, on pouvait s’y attendre compte tenu du rôle révélateur de la
cartographie, aussi bien dans les documents écrits que lors des plaidoiries orales,

la preuve avancée du caractère modificatif de l’arrêté 2728 est constituée par la
fameuse note en date du 11 juin 1935, note rédigée par le chef du service géogra-
phique de l’AOF et dans cette note je lis: «la limite est (du cercle de Mopti s’en-
tend) ne semble pas correspondre à l’état de fait existant». C’est sur la base de
cette phrase que le Burkina Faso justifie ses prétentions et ses revendications
concernant ces villages.
A l’analyse de cette phrase, Monsieur le président, nous pensons que la thèse
burkinabé est fragile. Elle est fragile pour la bonne et simple raison qu’on ne nous
a lu que des passages tronqués de cette lettre. Je lis la suite de cette lettre: «Il m’a
d’ailleurs été impossible de suivre cette description sur les cartes officielles du
service géographique, les points visés par le texte n’y figurant pas [la mare de
Ouairé, village de Dioulouna, mare de Toussougou, puits d’Agouf, mare de Fossa
et de Dourgana].» Voilà précisément l’aveu de faiblesse de toute la construction
du Burkina Faso. Le fait dont parle le chef du service géographique est bien
singulier car ce n’est pas de la réalité matérielle et administrative dont il parle
mais de la transcription reportée sur les cartes. En d’autres termes, pour le chef du
service géographique le fait c’est la carte.

Or, ce chef du service géographique en personne ignore lui-même ces faits,
M. Dupuy se chargera de vous le démontrer. Au stade actuel de la procédure, nous
pensons que parler de situation de faits existant à propos de 2728 constitue un
abus de langage pouvant induire en erreur. Et on comprend l’indignation du
Burkina Faso devant le sort réservé à la protestation élevée par le chef du service
géographique puisque le gouverneur général a passé outre à cet argument et à
cette objection.
En troisième et dernier lieu, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre,
M. Cot a parlé dans sa plaidoirie orale d’un texte 614/AP du 5 décembre 1934
dont le premier paragraphe parlerait de projet de modification territoriale du Sou-
dan concernant les cercles de Bafoulabé, Bamako et Mopti et qui serait un acte
préparatoire à 2728. Pour le moment, comme j’ai eu l’occasion de le dire à M. Cot
juste avant l’audience, nous n’avons pas encore pu retrouver ce texte et je prierai182 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 21-23]

la Chambre d’autoriser le Mali a revenir sur ce point lorsque nous aurons pris
connaissance de ce texte car, éventuellement, une mise au point s’imposerait.

*
* *

En conclusion de nos observations à propos de cet arrêté général 2728, nous

maintenons toutes nos affirmations selon lesquelles la loi rétablissant la Haute-
Volta n’a pas entraîné l’abrogation fût-ce tacite, de l’arrêté général 2728 en ce qui
concernerait les limites du cercle de Mopti.
Nous pensons, et c’est la deuxième conclusion, que l’arrêté 2728 n’est pas un
acte modificatif mais confirmatif du statu quo ante , c’est-à-dire que l’acte n’a fait
que confirmer les limites administratives de Mopti.
Et troisième conclusion, l’arrêté 2728 constitue bel et bien un titre juridique
pertinent dont la validité ne peut être sérieusement remise en cause.
Un titre régulier, un titre pertinent, qui prévaut sur tout autre que le Burkina
Faso serait amené à exciper, comme la lettre 191CM2 dont avec votre permission
nous parlerons maintenant.
La lettre 191CM2 du 19 février 1935 (D/33) est présentée par le Burkina Faso
d’abord comme un titre très général qui délimiterait la région de Soum, ce qui,
soit dit en passant, est surprenant, car Soum n’apparaît à aucun moment dans la
lettre; et ensuite comme un titre burkinabé si on se réfère aux plaidoiries orales
que nous avons eu l’honneur d’entendre.

Nous ne nous attarderons pas sur la nature juridique de ce document qui n’est
pas un acte administratif: cette lettre ne peut être revêtue d’effets juridiques. C’est
un projet, une correspondance administrative qui dès lors n’est revêtue d’aucune
vertu pour consacrer des droits et des obligations. Nous nous félicitons de ce que
le Burkina Faso ait eu l’honnêteté de le reconnaître dans sa plaidoirie orale et
nous demandons respectueusement à la Chambre de prendre acte de cette qualifi-
cation juridique.
A défaut de valoir acte juridique, la question est de savoir si la lettre 191CM2
a valeur testimoniale. Nous l’avons déjà évoqué dans le contre-mémoire et, à cette
question, le Burkina Faso répond de façon affirmative; à savoir que la lettre
191CM2 constitue un titre et, à tout le moins, constitue la description de la fron-
tière dans la région envisagée. Affirmation que le Mali considère comme abusive
pour trois raisons essentielles:

— d’abord le contenu même de la lettre;
— la réaction des chefs de circonscriptions administratives ensuite amène à se
demander si effectivement cette lettre décrivait la frontière;
— et enfin dirions-nous, le destin de cette lettre dément définitivement toute
valeur audit document.

En premier lieu, pour comprendre la nature et l’objet de la lettre, nous préfé-
rons nous reporter au texte lui-même que nous serrerons de très près pour éviter
précisément les contresens grossiers et les faux-sens. Or que voit-on? Le gouver-
neur général qui est la plus haute autorité administrative de l’administration se
contente de faire des constats — deux constats:
Premier constat: la limite entre le Soudan et le Niger existe bel et bien. Nous
n’avons jamais soutenu qu’il n’y avait pas de limite entre le Soudan et le Niger.
Ces limites sont fournies par des textes et il se contente de parler des textes. Il se
garde bien de donner les références de publication, les références de ces différents
textes qu’il évoque, alors que précisément l’occasion était offerte pour la mise à
jour systématique de ces différentes dispositions législatives et réglementaires.[86/7 : 23-26] PLAIDOIRIE DE M . RANJEVA 183

Pour nous (presque quarante ans après ou cinquante ans après, même), l’impasse
du gouverneur général est regrettable car si on se situait dans la philosophie admi-
nistrative de l’époque, à supposer qu’il y ait eu des erreurs dans les références
faites par le gouverneur général, personne n’irait relever une telle lacune. Et après
tout, comme il ne s’agissait que d’un projet, les autorités subordonnées, dont les
avis ne liaient pas la décision du gouverneur général, pouvaient traiter tout
simplement le dossier par le silence, car je pense qu’en 1935, on avait d’autres

urgences qu’à regarder des cartes et à formuler des avis qui pouvaient ne pas être
pris en compte. Voici donc le premier constat; des textes existent, on ne sait pas
quels sont ces textes.
Second constat: la représentation cartographique de ces limites n’est pas satis-
faisante. Cette constatation se déduit de deux propositions explicites. D’abord les
limites du Soudan-Niger, d’après la lettre, ne comportent pas de description
géographique. Ce qui signifie que les représentations portées sur n’importe quelle
carte, quelle qu’elle fût, ne pouvaient avoir valeur testimoniale — observation du
gouverneur général qui détruit tout système de probation fondé sur la cartogra-
phie. C’est seulement après adoption des dispositions réglementaires envisagées
qu’il y aura lieu d’établir une carte, mais c’est seulement en second temps qu’une
carte dressée à partir des indications pourrait avoir valeur officielle et valeur testi-
moniale. Les cartes antérieures à la lettre 191CM2, selon la lettre même du
gouverneur général, ne pouvaient avoir aucune valeur testimoniale.
Ainsi, se reconnaissant démuni d’un instrument de travail précieux, le gouver-
neur général prend une initiative louable qui était de fixer dorénavant les limites

juridiques et administratives séparant le Niger et le Soudan.
Et c’est ici qu’intervient la discussion sur la notion de «valeur de fait» de la
limite entre ces deux colonies en 1935. Pour le Burkina Faso, la description effec-
tuée par le gouverneur général dans le paragraphe 4 de la lettre coïnciderait avec
les limites contemporaines à la date de rédaction de la lettre. (En passant, cette
thèse reprend l’analyse que nous avons faite du contenu de l’arrêté général 2728
tout au long de la procédure écrite.) Seulement, une lecture exégétique du texte de
la lettre amène le Gouvernement malien à vous faire part de son doute quant à la
pertinence de cette analyse. En effet, littéralement, deux points renforcent le doute
de la délégation malienne.
D’abord le premier paragraphe de la lettre dit: «la limite ... n’a actuellement
qu’une valeur de fait». Grammaticalement, je vous prie de m’en excuser, je ne
suis pas français mais il y a quand même des moments où l’on est obligé de faire
de la grammaire, grammaticalement l’adverbe «actuellement» signifie «en ce
moment» et sa fonction est de modifier le sens du rapport entre le verbe avoir et
son complément d’objet. L’interprétation burkinabé aurait été plausible si, à la
place de l’adverbe, on avait un adjectif qualificatif se rapportant au substantif

«limite». L’interprétation burkinabé serait acceptable si on avait un texte rédigé
de cette manière: «la limite actuelle» entre vos deux colonies n’a qu’une valeur
de fait. Or, ce n’est pas ce qui est écrit dans le texte. Telle que rédigée, la propo-
sition du premier paragraphe ne peut être qu’ambiguë: ou bien il y aurait lieu de
consacrer en droit la limite de 1935, qui n’a qu’une valeur de fait — c’est ce que
soutient le Burkina Faso — ou bien il y a lieu de se situer dans le cadre d’une
solution de continuité juridique et de définir ab initio cette limite de droit; c’est-
à-dire considérer comme sans intérêt la situation actuelle et partir vers la défini-
tion d’une situation nouvelle.
Le troisième paragraphe de la lettre nous amène à considérer que c’est la
seconde interprétation que nous avons proposée qui est la bonne. C’est le second
point qui a amené le Mali à contester la valeur testimoniale que le Burkina Faso
accorde à la lettre 191CM2. On voit un certain nombre de notions à connotation184 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 26-29]

prospective beaucoup plus que statique. Je lis: «propositions, avis, projet» . La
correspondance administrative enseignée à l’Ecole nationale de la France d’outre-
mer obéissait à des préoccupations pédagogiques dans ces contrées où la docu-
mentation, même dans un chef-lieu de colonie, faisait défaut. Et en parlant
«d’avis sur le projet», nous pensons que litteris verbis le gouverneur général se
situait dans la perspective d’une solution de continuité. Autrement, il aurait parlé
très simplement de «description», non pas de «votre avis sur le projet suivant»

mais votre avis sur la description suivante, une idée simple, une idée ne soulevant
aucune discussion. Contrairement à ce qu’affirme M. Pellet, c’est un avis sur un
projet qu’on sollicite mais non une attestation de conformité à une situation
donnée. D’ailleurs, le dernier paragraphe de la lettre se garde bien de qualifier par
rapport aux points existants les points cités. On parle de points cités mais on ne
parle pas du tout de points existants, et nous pensons que c’est à tort que l’on
puisse parler de description de la limite existante.
Pour ces raisons, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, le Mali ne
trouve pas dans le texte lui-même de raisons suffisantes pour pouvoir accepter la
signification, la portée testimoniale, que le Gouvernement du Burkina Faso attri-
bue au fond à cette lettre 191CM2.
En deuxième lieu, c’est la réaction même des chefs de circonscription adminis-
trative dont le conseil du Burkina Faso a fait grand cas qui nous conforte dans
notre conviction.
D’abord, l’étude des réactions de ces chefs de circonscription mérite qu’on s’y
arrête. Que voit-on? Des renvois en cascade du problème, car les destinataires

premiers de la lettre ce n’étaient pas les commandants de cercle, c’étaient les
chefs de colonie, et l’on aurait pu penser raisonnablement que ces autorités supé-
rieures, qui venaient immédiatement après le gouverneur général, disposaient dans
leur bureau ou dans leur service de toute l’information requise tant réglementaire
que cartographique s’il s’était agi de limites contemporaines. Que, au niveau d’un
canton, d’un cercle à la limite, les rats aient fait montre d’une voracité particulière
et que les documents disparaissent c’était concevable, mais qu’au niveau d’une
colonie, d’une grande ville, chef-lieu d’une colonie, il n’y ait pas la moindre réfé-
rence cartographique et administrative relative à des situations existantes, c’était
quand même impensable. Les chefs de colonie s’étaient comportés comme de
simples boîtes aux lettres dans un sens ascendant comme dans un sens descendant.
En fait, c’était la vocation prospective de l’opération envisagée qui expliquait
cette consultation large. Une consultation large, pourquoi? Parce que chacun
voulait en définitive recourir à la technique du parapluie. Au lieu de prendre posi-
tion, et bien on consulte et, ma foi, les délais de distance et de réponse étaient tels
que personne n’avait trouvé à redire, et si la question était urgente, le gouverneur
général aurait de nouveau relancé le problème. La douceur de vivre était peut-être

perçue de cette manière, mais c’était aussi une technique pour ne pas avoir à
répondre à un problème ou à une difficulté qui brûlait les doigts de tout un
chacun. Nous ne voudrions pas reprendre le détail des analyses que nous avons
faites dans le contre-mémoire et les plaidoiries n’apportent aucun élément
nouveau sur ce sujet. Les deux Parties reconnaissent ensemble les lacunes d’ordre
technique qui pouvaient être relevées à propos de ce que le Burkina Faso appelle
la consultation des chefs de circonscription. Le Burkina Faso, pour réfuter
d’ailleurs les thèses du Mali, se fonde sur deux arguments:

— d’une part, le certificat de conformité donné par les chefs de circonscription
administrative alors que c’était un avis qui était sollicité à propos d’un projet.
Je pose personnellement la question: comment pouvait-on donner un avis
pertinent sur un problème alors que les éléments rudimentaires, pour la[86/7 : 29-31] PLAIDOIRIE DE M . RANJEVA 185

connaissance de ce problème, faisaient défaut? C’est une question qui se
pose; l’administrateur avait peut-être une compétence qui nous échappait;
— et le second argument, la suffisance technique des cartes à des fins de délimi-
tation. M. Dupuy reprendra ce problème.

Toujours est-il que quels que soient les commentaires faits par l’autre Partie sur
ces réactions, il y a un fait que personne ne peut occulter: l’unanimité des
reproches formulés à l’adresse de ces cartes. Et même, en 1949, le commandant
de cercle de Gourma-Rharous écrivait:

«J’ai l’honneur de vous rendre compte que j’ai cherché vainement dans les
archives de la subdivision la définition exacte des limites actuelles de la
circonscription.
..........................................
Dans l’affirmative, je vous serais reconnaissant de demander au chef-lieu
de m’en communiquer l’extrait qui me concerne, et dans la négative, quels
sont les textes précis qui déterminent les limites entre les subdivisions de
Rharous et les circonscriptions limitrophes: Gao (Bourem-Ansongo), Dori,

Ouahigouya, Bandiagara (Douentza), Goundam, Tombouctou.» (D/30.)
En fait, et c’est le second point de notre argumentation concernant la lettre
191CM2, la vraie difficulté réside dans les conséquences juridiques que le
Burkina Faso veut attacher à ces comportements, en rappelant, à tort me semble-
t-il, la jurisprudence du Temple de Préah Vihéar . Seulement, dans le présent diffé-
rend frontalier, il ne peut y avoir application de ce précédent du Temple de Préah

Vihéar, tout simplement ratione personae . Dans l’affaire du Temple de Préah
Vihéar, et l’IGN aurait beaucoup à dire en fait sur cette histoire, il s’agissait de
relations entre sujets de droit, des Etats souverains et égaux, alors que dans notre
cas, les rapports entre le gouverneur général et les chefs de colonies étaient des
rapports inégalitaires, des rapports hiérarchiques. L’avis du gouverneur du Soudan
ne pouvait pas lui être opposé puisqu’aucun effet de droit n’était attaché à cet
avis. En d’autres termes l’avis relevait essentiellement de considérations d’oppor-
tunité.
Mais à supposer même un seul instant pour les besoins du raisonnement, que
l’avis puisse être opposé au Soudan une question se pose, et je me permets de la
poser à haute voix: depuis quand l’acceptation d’un projet encore hypothétique et,
en ce qui nous concerne, avorté, depuis quand l’acceptation d’un projet est-elle de
nature à créer une obligation de comportement opposable? C’est ce à quoi veut
aboutir le Burkina Faso. En matière de filiation nous avons bien l’adage Infans
conceptus pro nato habetur . Dans le droit des traités, je n’offenserai pas nos frères
burkinabés en rappelant que le texte définitif de la convention de Vienne a écarté
l’obligation de comportement qu’on avait, à un moment, envisagé imposer aux

parties entrant en négociations. Or, que demande le Burkina Faso? Que soit
acceptée l’idée selon laquelle une simple question crée à la charge du destinataire
une obligation? C’est un pas que j’hésiterai à franchir, Monsieur le président,
Messieurs de la Chambre.
Devant ces difficultés et les conséquences ultimes de cette position, le Burkina
Faso tente de sauver sa thèse de l’acquiescement par le rappel du texte de l’ar-
ticleII du traité G amez-Bonilla du 7 octobre 1894, notamment les lignes indiquées
dans des documents publics non contredits par des documents publics ayant plus
d’autorité, et par le reproche que le Mali est dans l’incapacité de produire de tels
documents. C’est tout simplement, aux yeux du Gouvernement malien, un argu-
ment de prétoire car le traité Gamez-Bonilla est un acte juridique, ce que n’est pas
du tout la lettre 191CM2, peut-être considérée comme document public, mais un186 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 31-33]

document dont l’objet n’est même pas certain. De quoi parle-t-on? D’un projet de
délimitation. Aussi prierons-nous le Burkina Faso de bien vouloir limiter l’objet
de la lettre 191 à ce qu’il est, à ce qu’il a toujours été: un simple projet de
description des futures limites du Soudan et du Niger.
D’ailleurs, le destin de cette lettre, document public, révèle la mesure de son
importance dans la vie administrative du Soudan, et du Niger, et de l’Afrique
occidentale française en général. Le projet a été avorté; l’acte juridique n’a pas

pris forme et ce résultat fait justice à la critique que M. Pellet a adressée au Mali
à propos de l’importance de cette lettre. Nous aurions affirmé la nullité de la lettre
191CM2 pour vice d’erreur, or l’erreur est un vice du consentement; comment
parler de vice de consentement pour un acte inexistant et qui n’a jamais pris
forme?
Et même, je dirai qu’à aucun moment dans la vie administrative de ces deux
colonies, on n’a pu trouver la trace d’une référence quelconque à cette lettre
191CM2 les années suivantes. Aucune correspondance administrative ne l’a
visée, ne l’a rappelée, aucune suite, aucune reprise du projet avorté alors que, dans
la lettre du chef de la subdivision de Rharous, que j’ai citée tout à l’heure, on
disait:
o
«En 1937 un projet d’arrêté général n 364 CM du 8 mars 1937 a été
communiqué aux cercles du Soudan en vue de déterminer les limites des
diverses circonscriptions du territoire;
..........................................
J’ignore si l’arrêté rectifié a reçu ou non une consécration définitive.»
(D/30.)

On voit donc qu’il y a eu des projets ultérieurs qui sont évoqués par l’adminis-
tration dans la correspondance, mais le projet mentionné par la lettre 191 a été
définitivement enterré de la plus belle mort.
La sous-commission juridique de la commission de médiation de l’OUA a
considéré cette lettre avancée et présentée par la Haute-Volta à l’époque comme
sans intérêt, car la commission a reproché à cette lettre de se contenter de suivre
la carte de 1925 et l’organe de l’OUA «n’a pas tenu compte de l’accord du
gouverneur du Soudan». Pourquoi? Parce que pour la commission juridique de
l’OUA, l’avis du gouverneur du Soudan n’était qu’une simple indication.
Voilà, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, cette lettre 191CM2
que la Partie burkinabé considère comme un titre écrit juridique.
Ces raisons nous amènent à persister dans notre conviction selon laquelle cette
lettre n’est qu’un document administratif ne pouvant être considéré comme perti-

nent pour le règlement du présent différent.
Seulement, avant de vous demander de donner la parole à mon ami Pierre
Dupuy, je voudrais, avec votre permission, attirer l’attention de la Chambre sur un
problème apparemment anodin mais qui a toute son importance en ces jours où le
mundial attire l’attention de plusieurs milliards de spectateurs. En effet, des écrits
et plaidoiries de la Partie burkinabé, nous avons la fâcheuse impression que nos
frères souhaitent réaliser un match nul entre, d’une part le 2728 et, d’autre part,
la lettre 191CM2.
Ce match se situerait au niveau des qualifications juridiques: il s’agirait de
titres, mais à supposer qu’il en fût ainsi, peut-on considérer comme relevant de la
même nature un acte juridique régulier et imposé, fossilisé par la suite?
Ensuite, au niveau de la hiérarchie des textes et des actes juridiques, le Burkina
Faso soutient la portée modificative de 2728. Pourquoi? Parce que 2728 serait en
contradiction avec la lettre 191 CM 2. Je vous avouerai que c’est le monde
renversé car comment peut-on admettre une telle énormité? Qu’une simple lettre[86/7 : 33-34] PLAIDOIRIE DE M . RANJEVA 187

puisse être supérieure à un acte administratif et que cet acte administratif posté-

rieur se voie reprocher de contredire un projet. Je ne sais pas. Mais à supposer un
seul instant que ce fût vrai, eh bien la lettre 191CM2 serait ressuscitée en 1947,
lors de la prétendue abrogation de 2728! Un «Lazare juridique», pour paraphra-
ser l’article du professeur Rivero! Mais les résurrections, on en connaît que peu
dans l’histoire et d’autres résurrections relèvent de la légende.
En définitive, la lettre 191CM2 c’est au fond la carte au 1/500000 de 1925, et
c’est pour cette raison qu’il ne peut pas y avoir de match nul, les deux Parties
reconnaissent sans équivoque la primauté des titres écrits, des titres juridiques, et
c’est aussi pour la même raison que je prierai la Chambre de donner la parole à
mon ami M. Pierre-Marie Dupuy. Je prierai également la Chambre d’accepter mes
remerciements pour la patience dont elle a fait montre, aussi bien hier qu’aujour-
d’hui.

L’audience, suspendue à 11 h 20, est reprise à 11 h 35188 [86/7 : 35-37]

PLAIDOIRIE DE M. DUPUY

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. DUPUY: Je vous remercie, Monsieur le président. Monsieur le président,
Messieurs les juges, je voudrais tout d’abord vous exprimer le très vif plaisir et
l’honneur que je ressens à prendre la parole devant vous pour défendre les inté-
rêts de la République du Mali. Je voudrais aussi remercier publiquement le
gouvernement de ce pays pour la confiance qu’il a bien voulu placer en moi.
C’est pour ma part pour la seconde fois que j’ai le redoutable privilège de
m’adresser à la Cour au nom d’un Etat souverain.
Une première occasion m’en avait été donnée à l’automne 1981, pour m’expri-
mer en faveur de la République tunisienne, dans le différend qui l’opposait à la
Jamahiriya arabe libyenne aux fins de délimitation de leur plateau continental.
A l’époque, j’avais développé devant la Cour les éléments de droit beaucoup
plus que de fait, qui incitent à respecter la géographie, et notamment la géogra-
phie physique du territoire terrestre, pour délimiter la part de plateau revenant à
chacun des deux Etats.
Et dans la présente affaire, c’est d’une certaine façon également la géographie,

envisagée dans ses rapports avec le droit, qui fournira le point de départ de ma
plaidoirie.
Il m’appartiendra en effet d’analyser la place et la fonction que, dans ses plai-
doiries écrites et orales, le Burkina Faso accorde à la représentation de la géogra-
phie transcrite et dessinée sur les plans, c’est-à-dire à la cartographie. Disons le
tout de suite et chacun le sait, cette place est tout simplement cruciale et ceci pour
des raisons qui paraîtront évidentes si on prend une vue d’ensemble de la struc-
ture générale propre à l’argumentation de la Partie adverse. Ainsi que les autres
conseils du Mali ont pu le démontrer, le Burkina Faso a, en tout premier lieu,
voulu s’appuyer sur une conception très formelle et rigide de la règle de l’intan-
gibilité des frontières, telle qu’elle a été consacrée par les deux Parties dans le
compromis (la règle, pas la conception!). Suivant cette conception, précisément, il
conviendrait de privilégier, sinon de retenir exclusivement, les titres écrits laissés
par le colonisateur, et indiquant à l’un et l’autre Etat le tracé exact de la frontière.
Pourtant, de l’aveu même du Burkina Faso, les textes concernant la région en
litige présentent fondamentalement deux caractères: d’une part ils sont extrême-

ment rares, et d’autre part ils sont souvent imprécis. C’est ainsi, il est vrai de
façon plus insistante dans son mémoire que dans son contre-mémoire, que le
Burkina Faso avoue: «Bien souvent des textes formels n’existent pas» (mémoire
du Burkina Faso, p. 92, par. 72).
Ou encore:
«qu’il est presque miraculeux qu’existent des textes écrits, délimitant de
manière, il est vrai, assez générale, les limites entre la Haute-Volta et le
Soudan français concernant la zone revendiquée par le Mali» ( ibid., p. 109,

par. 22).
De la même manière encore, les mêmes écritures avoueront «l’imprécision rela-
tive des titres écrits» ( ibid., p. 102, par. 2) ou encore le fait que, parfois, «l’ab-
sence de délimitation constitue une véritable lacune» ( ibid., p. 108, par. 18). Tels
sont les termes de l’écriture burkinabé.
De fait, ainsi que la Chambre aura pu s’en rendre compte à l’audition de la plai-[86/7 : 37-39] PLAIDOIRIE DE M . DUPUY 189

doirie de ce matin, les titres sur lesquels se fonde la Partie adverse pour appuyer

ses revendications sont à la fois extrêmement peu abondants et bien précaires,
pour ce qui concerne la détermination exacte de la frontière. De quoi s’agit-t-il en
effet?
D’une part, d’un arrêté général du 31 août 1927 — sur lequel on reviendra
demain — accompagné de son erratum, ensemble dont on a vu qu’il ne concerne
en réalité que le point d’aboutissement d’ailleurs hypothétique de la frontière,
arrêté qui plus est, qui est entaché d’une erreur matérielle si fondamentale qu’elle
le prive dans la limite de cette erreur de toute efficacité tant au regard du droit
international que du droit interne. Par ailleurs, on vient de le voir il y un instant,
le seul autre titre que la Partie burkinabé est à même de produire n’en est pas un,
puisqu’il s’agit d’une correspondance restée sans suite normative, la fameuse
lettre 191CM2 émanant du gouverneur général de l’AOF, laquelle ne constitue

même pas l’embryon avorté d’un acte administratif!
Voilà en vérité un soutien bien fragile pour un Etat prétendant invoquer essen-
tiellement les titres écrits! Et comme par ailleurs la Partie burkinabé continue,
contre toute vraisemblance, d’affirmer que la limite administrative avait pourtant
été intégralement et précisément définie entre les deux anciennes colonies fran-
çaises par voie administrative, il lui faut bien tenter de fournir d’autres preuves de
cette délimitation. Dès lors, il ne lui restait plus, si j’ose le dire, qu’une seule carte
dans son jeu, celle précisément bien vaine on va le voir, de la cartographie.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, la plaidoirie que je vais avoir
l’honneur de prononcer devant vous sera structurée en quatre parties successives:

Dans la première, j’analyserai la portée conférée à la cartographie dans l’argu-
mentation du Burkina Faso.
Dans la seconde, je montrerai l’incompatibilité de cette thèse avec le droit inter-
national.
Dans la troisième, j’insisterai sur l’incompatibilité de la même thèse avec le

droit colonial et sa pratique administrative.
Enfin, j’avais initialement prévu, Monsieur le président, de ne traiter que très
synthétiquement, dans une sorte d’appendice technique, les arguments et parfois
même, les procédés dont use la Partie burkinabé dans sa façon d’utiliser le maté-
riel cartographique.
L’audition des talentueuses plaidoiries adverses, et en particulier, de celle de
M. Jean-Pierre Cot, m’a cependant bien vite persuadé qu’il serait nécessaire de
revenir sur cet usage technique, si l’on peut dire, que les burkinabés font de la
cartographie, en malmenant trop souvent la logique qui l’inspire.
Ma quatrième et dernière partie sera donc consacrée à l’analyse de la cartogra-
phie.

I. PRTÉE CONFÉRÉE À LA CARTOGRAPHIE DANS L ’ARGUMENTATION
DU B URKINA FASO

La cartographie, comme nous l’avons déjà évoqué, fait l’objet dans les écritures
burkinabés comme dans ses plaidoiries orales, d’une référence constante; la Partie

adverse voudrait en effet expliquer la quasi-inexistence des titres écrits par l’idée
qu’en contrepartie les travaux cartographiques auraient été produits en abondance,
qui justifieraient, quant à la localisation des limites administratives, le bien-fondé
de sa thèse.
Et pour tenter d’assurer aux cartes une consistance juridique dont ils ne peuvent
ignorer qu’elles en sont par elles-mêmes bien dépourvues, il a d’un bout à l’autre190 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 39-42]

de sa plaidoirie orale défendu, comme à l’écrit, l’idée que ces cartes, par la
constance et la fiabilité qu’il se plaît à leur accorder, constitueraient un titre juri-
dique.
Voilà une affirmation d’importance, qu’il reprend inlassablement, jusque dans
la formulation des conclusions finales qu’il présente à la Chambre, et qui mérite
d’autant plus l’analyse qu’elle n’a jamais été clairement explicitée.
Je vous convierai donc tout d’abord, si vous le permettez, Monsieur le prési-

dent, Messieurs de la Chambre, à l’examen attentif de cette notion de «titre carto-
graphique», ossature de l’argumentation burkinabé, en envisageant, tour à tour, le
contenu, puis la portée qu’il entend lui donner.

A. Le contenu de la notion de «titre cartographique»

Le contenu de la notion de «titre cartographique» tout d’abord est attesté par
exemple dans le chapitre IV de son mémoire, où les «titres cartographiques» sont
mis sur le même pied que les «titres écrits», auxquels ils sont en fait substitués,
et, dans son contre-mémoire, chacune des revendications de délimitation avancée
par le Burkina Faso, zone par zone, qu’il s’agisse de la région dite «des quatre
villages», de celle de la mare de Soum, ou de celle du Béli, est appuyée sur ce
qu’il appelle «la fermeté du titre cartographique». La Chambre aura, par ailleurs,
elle-même pu constater, à l’audition des plaidoiries des conseils, que cette notion
de «titre cartographique» demeure, au stade actuel de la procédure, un concept
essentiel dans le dispositif argumentaire de nos amis burkinabés.

Nous voici donc en face d’une notion, celle de «titre cartographique», que,
jamais auparavant, dans la pratique internationale, on avait pu rencontrer! Quels
sont en effet les textes conventionnels, les auteurs, les sentences ou les arrêts
ayant, avant les plaidoiries burkinabés, consacré cette notion juridique de «titre
cartographique»? Mystère!
C’est en vain, en effet, que l’on chercherait dans les écritures comme dans les
plaidoiries adverses de telles références. Ce silence a d’ailleurs de quoi
surprendre. Car enfin de deux choses l’une:
— ou bien on se trouve en présence d’un concept, d’une notion bien connus du

droit international public, et alors, l’usage, sinon la rigueur intellectuelle ou la
courtoisie judiciaire exigeraient, fusse à titre de rappel, que l’on citât ses
sources formelles et ses applications antérieures;
— ou bien on est confronté à une audacieuse construction, à une notion nouvelle
en droit, et alors la prudence tactique la plus élémentaire impose qu’on en
démontre minutieusement la pertinence technique, en en décrivant les origines
et le fondement, les applications et les nuances, par le recours aux sources
classiques qui sont répertoriées à l’article 38 du Statut de la Cour internatio-
nale de Justice.

Or, d’une telle démonstration, qu’elle intervienne à titre de rappel et d’illustra-
tion, ou de légitimation d’un concept nouveau en droit, il n’y a pas trace dans l’ar-
gumentation burkinabé. Le «titre cartographique» s’y avance à découvert, sûr de
son bien-fondé comme de sa consistance en l’espèce!
J’entends bien, Monsieur le président, que ce prétoire a fourni récemment le
cadre d’un ralliement aussi soudain et tardif qu’apparent à la conception que nous
défendons quant à la nécessité de clairement distinguer entre l’existence du droit
et sa manifestation ou, pour parler comme dans notre contre-mémoire (contre-
mémoire du Mali, chap. IV, par. 4.01 à 4.07) selon une terminologie qui semble
avoir paru heureuse à la Partie burkinabé, puisqu’elle la reprend à son compte,
entre le «titre-cause» et le «titre-instrument».[86/7 : 42-43] PLAIDOIRIE DE M .DUPUY 191

Nous avons eu en effet la vive surprise et le plaisir, il est vrai bien éphémère,
d’entendre mardi matin, à cette même barre, MM. Alain Pellet et Jean-Pierre Cot
qualifier l’un après l’autre les cartes de «titres-instruments».
Or, comme nous l’indiquons pour notre part au paragraphe 4.02 de notre contre-
mémoire, parler de «titre-instrument» ou de «titre-preuve» c’est désigner, selon
la formulation empruntée au dictionnaire de la terminologie du droit international
du président Basdevant, le «document invoqué en vue d’établir l’existence d’un

droit ou d’une qualité» ( op. cit., p. 605). Dès lors, dire d’une carte qu’elle consti-
tue un «titre-instrument» c’est lui dénier toute valeur juridique intrinsèque, et la
considérer tout au plus comme un moyen de preuve. Pendant un moment, hélas,
trop fugitif, une douce euphorie nous a gagnés. On pourra le comprendre au
rappel des propos si sages tenus par M. Jean-Pierre Cot:
«Nous n’entendons pas faire dire aux cartes plus qu’elles ne disent. Leur
valeur testimoniale est affaire d’espèce. Elle dépend de la valeur intrinsèque
[de la valeur technique intrinsèque, je pense que c’était le sens qu’il lui

accordait] des cartes, de leur qualité absolue, mais aussi de leur qualité rela-
tive jugée par rapport à la période où elles ont été dressées. Elle dépend de la
cohérence des séries de cartes... Enfin, les cartes s’insèrent parmi d’autres
titres juridiques et au premier chef les titres écrits: lois, décrets, arrêtés...»
Nous pourrions, moyennant quelques aménagements, nous reconnaître dans
cette conception, à la condition, clairement exprimée par une jurisprudence
constante sur laquelle je reviendrai, qu’on veuille bien admettre que, comme tout
moyen de preuve, la portée des cartes soit très relative, variable, conditionnelle et

surtout liée à la mise en évidence d’un lien entre une carte et l’expression des
volontés du sujet de droit habilité à délimiter.
Hélas! Comme tous les bonheurs que nous réserve ce bas monde, il fut de
courte durée!
Car manifestement le Burkina Faso n’a en fait nullement évolué dans cette
direction prudente et circonspecte qu’il annonçait là.
D’abord, il l’a dit ici même, et pouvait difficilement, il est vrai, à ce stade de la
procédure, dire autre chose, parce qu’il ne retire rien de ce qui est écrit dans ses
écritures.
Ensuite, parce que ses conseils ont, dans leurs plaidoiries orales elles-mêmes,
malgré toute l’habileté tactique et rhétorique qui les caractérise et à laquelle je
rends bien volontiers hommage, continué à faire jouer aux cartes, à la masse des
cartes, le rôle non pas du tout accessoire, conditionnel, relatif que leur assigne la
jurisprudence, mais celui, beaucoup plus fondamental, de source sinon toujours de
fondement d’un droit.
Revenons-y quelques instants, afin de lever toutes les ambiguïtés que la finesse
de nos distingués contradicteurs pouvait avoir fait naître.

C’est bien, que je sache, le Burkina Faso qui déclare dans son mémoire, à la
page 120:
«C’est parce que des cartes fiables existaient, que la puissance coloniale
n’a, en général, pas jugé utile de préciser dans des textes les limites exactes
des circonscriptions territoriales qu’elle avait instituées.»

C’est bien encore le Gouvernement du Burkina Faso qui déclare un peu plus
loin: «En outre, la valeur des cartes produites tient à leurs qualités intrinsèques:
elles sont la manifestation la plus claire et la plus complète de la conviction de
l’administration coloniale.»
C’est toujours lui, je présume, qui, dans son contre-mémoire, cette fois, à la
page 141, au paragraphe 49, affirme:192 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 44-46]

«Les cartes en effet ne sont pas seulement des titres juridiques par elles-
mêmes, elles constituent aussi l’explication du caractère «évident» dont les
textes réglementaires et les fonctionnaires coloniaux créditent les limites
administratives...»

La citation que je viens de faire un peu plus haut est d’ailleurs une illustration
particulièrement heureuse de la façon dont le Burkina Faso voit dans les cartes à
la fois un «titre-cause», je cite à nouveau, «elles sont des titres juridiques par
elles-mêmes», et un «titre-preuve», «elles sont l’expression du caractère évident
des titres».
Enfin, à l’oral, il m’a bien semblé, quant à moi, reconnaître M. Jean-Pierre Cot
dans l’orateur, plein de panache, qui affirmait tantôt que, dans la région des quatre
villages, le titre juridique est constitué par la cartographie, à l’exception de tout
titre écrit; cependant que, mardi après-midi, après l’interruption de séance, mon
collègue et ami Alain Pellet inaugurait sa plaidoirie en déclarant:

«Les cartes constituent, sans aucun doute, des titres valables de délimita-
tion dans un contexte colonial. Par le phénomène de la succession d’Etat,
elles sont de ce fait et ipso facto des titres que le droit international doit
prendre en considération, ceci indépendamment de toute considération propre
au poids des cartes en droit des gens.»

Nous reviendrons sur cette dernière affirmation.
Dès lors, il nous faut bien être au regret de constater qu’en dépit d’une appa-
rente concession, la thèse burkinabé reste la même, derrière l’habile écran de
fumées diffusées par ses avocats.
Le maintien de cette conception de la valeur intrinsèque des cartes, de la valeur
juridique intrinsèque des cartes, entretient du même coup l’illusion, bien plus
fondamentale encore, que les écritures burkinabés avaient déjà ménagée sur la

nature des cartes. Celles-ci ne sont en réalité, de près ou de loin, pas plus dans
cette affaire que dans la majorité de celles jugées par la jurisprudence internatio-
nale, ni le fondement ni la preuve manifeste de la frontière, ainsi qu’on va ample-
ment y revenir.
Et ceci, disons-le maintenant, d’abord pour une première raison, qui tient à la
généralité même de la référence établie par le Gouvernement du Faso à l’égard,
non pas de telle ou telle carte, mais «de la cartographie» prise dans son ensemble.
Ainsi, dans cette conception, le titre juridique serait constitué par l’accumulation
des cartes. Il ne cite aucune carte annexée à l’un ou l’autre des prétendus titres
écrits qu’il produit. Je reviens là-dessus un peu lourdement, Monsieur le président,
et je vous prie de m’en excuser, après avoir observé l’insistance avec laquelle mon
collègue Alain Pellet a voulu donner cette apparence à la carte C/30 de l’AOF
dont nous avons fait le commentaire dans notre mémoire (p. 210 et suiv.). Cette
carte, sans indication d’éditeur ni d’imprimeur, ni de date, ni de lieu d’édition, ne
peut faire figure de carte interprétative officiellement annexée à l’arrêté du 31
août 1927, pas plus d’ailleurs qu’à son erratum. On sait du reste qu’interrogé sur

ce point, l’Institut géographique national a répondu, en date du 25 février 1975,
je cite sa lettre:
«A notre connaissance, il n’existe pas de carte spécifique ayant interprété
l’arrêté général du 31 août 1927 et son erratum du 5 octobre 1927 délimitant
les frontières entre le Niger et la Haute-Volta.»

Comment dès lors, puisque la Partie adverse s’appuie, non pas sur telle ou telle
carte, mais sur un ensemble, concilier l’affirmation de la valeur juridique de cette
masse avec l’aveu fait un peu plus loin dans ses écritures, que toutes les cartes ne[86/7 : 46-48] PLAIDOIRIE DE M .DUPUY 193

présentent pas la même valeur probante! Qu’est-ce qu’un titre juridique dont les
composantes sont hétérogènes ou même, comme on l’a vu à plusieurs reprises
dans nos écritures, contradictoires? Que penser, qui plus est, de la force probante
de ce titre-amalgame lorsque l’on sait la propension du Burkina Faso à préférer

une carte de 1925 à celle de 1960, tout en avouant par ailleurs, par exemple à la
page 74 de son contre-mémoire, je cite, que «les cartes anciennes, en particulier,
sont peu fiables»? Ou ailleurs ( ibid., p. 156, par. 34) comment comprendre l’af-
firmation suivante: «certaines cartes sont trop imprécises pour fournir quelque
élément que ce soit, d’autres sont beaucoup plus éclairantes», quand on veut faire
par ailleurs de toute la cartographie la substance d’un titre juridique?
Qu’est-ce, encore une fois, qu’un titre qui, prétendu fondamental et appuyé sur
la totalité des cartes, n’est pourtant déclaré bon à prendre que sous bénéfice d’in-
ventaire, et dont les pièces seraient sélectionnées sur la base de critères subjectifs
défiant souvent, précisément, la logique cartographique?
L’interrogation et la perplexité s’accroissent lorsqu’on examine la portée exacte
des titres cartographiques revendiqués par le Burkina Faso.

B. La portée des «titres cartographiques»

La portée que le Burkina Faso donne aux cartes n’est pas univoque. Au fur et à
mesure des plaidoiries adverses, une diversification s’est de plus en plus nettement
affirmée, suggérant presque l’image d’une gamme chromatique, dont chacun des
degrés accentuerait l’intensité. Dès le stade du mémoire cependant, il était expli-
citement apparu que le Gouvernement du Faso prétendait voir dans les cartes de
véritables actes administratifs.
Examinons alors successivement ces différentes acceptions dans lesquelles le
Burkina Faso retient les cartes.
En premier lieu, on l’a déjà brièvement dit, les cartes apparaissent dans l’opi-
nion adverse, comme des substituts à l’arrêté international de délimitation.

Ainsi, dans son mémoire, nous dit-il:
«En l’absence de textes, elles constituent les documents les plus officiels
dont les divers administrateurs coloniaux peuvent disposer pour connaître
l’étendue et les contours des circonscriptions dont ils ont la charge.» (P. 93.)

Et, un peu plus loin, je cite encore:
«Ces constatations contribuent également à expliquer la très grande rareté

et le caractère lacunaire des textes de délimitation: les limites étaient, grâce à
ces cartes, connues de tous les intéressés avec une précision suffisante.»
(P. 125.)
Et c’est cette conception qui lui permet d’affirmer que les cartes constituent un
titre en elles-mêmes dans la région des quatre villages.
Cependant, pour être fondamentale, principale, cette première acception n’est

pas la seule.
On rencontre en effet, en second lieu, une intéressante utilisation praeter legem
de la cartographie. Elle apparaît en particulier dans son contre-mémoire (p. 109 et
suiv.), mais aussi dans ses plaidoiries orales, à propos de cette missive restée sans
suite dont elle fait grand cas, la fameuse lettre n 191CM2.
Non sans habileté, il est vrai, la Partie adverse veut utiliser la carte en lui confé-
rant ici apparemment une portée justement simplement complémentaire, une
valeur probatoire confirmative, de la fidélité de la description des limites. Elle
constate alors que l’une conforte l’autre. Et puis elle en tire la conclusion que la
lettre 191CM2 dit le droit, parce qu’elle décrivait fidèlement le fait cartogra-194 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 48-51]

phique. Il me semble bien, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, que
nous sommes ici confrontés au type même de l’argumentation circulaire. Où est la
cause? Où est la conséquence? Est-ce la carte qui crée la lettre? Est-ce la lettre
qui recopie la carte? On ne sait plus très bien, du moins, à lire les écritures
adverses. Car, en réalité, j’insiste là-dessus, en réalité la lettre est une description
littérale de la carte.
Ailleurs, et en troisième lieu, ce n’est plus à une interprétation praeter mais

bien, je regrette de devoir le redire, contra legem , que la Partie burkinabé nous
convie. M. Jean-Pierre Cot récuse cette qualification mais je crois qu’il en a donné
lui-même une illustration brillante lors de ses plaidoiries orales. En effet, le
Burkina Faso fait prévaloir les cartes sur deux arrêtés généraux du gouverneur
général de l’AOF. L’arrêté 2728, du 27 novembre 1935, et d’autre part, un autre
arrêté, qu’après tout on pourrait mentionner aussi, qui est l’arrêté 2557 du 2 août
1945, dont on sait qu’il reprenait et confirmait l’arrêté de 1935. Or c’est en vain,
à ce propos, que l’on nous objecterait que précisément il s’agit là d’un ou même
de deux arrêtés dont le Burkina Faso conteste la validité juridique car, même en se
plaçant de son propre point de vue, on doit au minimum reconnaître sa validité
durant l’inter-règne, si j’ose dire, qui, selon lui, courrait de 1935 à 1947. Or, j’y
insiste beaucoup, Messieurs de la Chambre, durant cette période d’une douzaine
d’années, aucun document cartographique n’a reproduit les limites de l’arrêté
2728. Ce n’est pas à partir de 1935 que la cartographie ignore l’arrêté 2728, c’est
durant toute la période durant laquelle au minimum (et nous avons vu qu’en
réalité il ne fallait pas s’arrêter à 1947 pour constater le maintien de cette validité)

on devait lui reconnaître valeur juridique.
En quatrième lieu , invoquée contre la loi, la cartographie l’est aussi contre le
fait de l’occupation constante, par des populations sédentaires, d’un territoire
donné. Et ce n’est pas là un argument ethnographique, c’est simplement le rappel
que la tradition africaine, reconnue d’ailleurs et reprise par la législation coloniale,
interdit qu’on sépare deux territoires appartenant au même village, le village pro-
prement dit et son hameau de culture. Or, pourtant, le Burkina Faso, comme on le
sait, s’appuie en particulier sur la carte de 1960 de l’IGN, dont il dit qu’elle est la
traduction graphique des effectivités, pour séparer le village reconnu malien de
Koubo de son hameau de culture Kobo, «à quelques kilomètres au sud-ouest du
précédent, mais en Haute-Volta».
Ainsi, nous le voyons, le «dit» de la carte est parole révélée, qu’on ne saurait
discuter! Puisque la carte l’a décidé, n’hésitons pas à couper un village en deux,
et tant pis pour les agriculteurs maliens, ils n’auront qu’à, chaque matin, se munir
de leurs pièces d’identité, pour aller cultiver leurs salades dans le même village!
On trouvera une conclusion de la même veine, page 89, paragraphe 43, du
contre-mémoire burkinabé, à propos du village de Dionouga, ou bien encore, un

peu plus loin, page 93, pour le secteur d’Okoulourou.
Enfin et surtout, en cinquième et dernier lieu , la carte est invoquée dans l’argu-
mentation voltaïque à l’encontre de la pratique administrative. Ici de façon, je le
reconnais cohérente avec sa thèse de la carte-acte juridique de délimitation, voici
comment elle pose le problème, page 182 de son contre-mémoire:
«La véritable question n’est pas de déterminer si les cartes confirment la
pratique, mais, bien plutôt, si la pratique administrative se conforme au tracé
cartographique.»

Et de fait, à plusieurs reprises, le contre-mémoire adverse, manifestant à cet
égard une sorte d’aggravation manifeste de la cartolâtrie déjà bien discernable dans
ses écritures précédentes, s’émeut à plusieurs reprises des distorsions entre le tracé
figurant sur les cartes et la pratique empirique exercée quotidiennement par l’ad-[86/7 : 51-53] PLAIDOIRIE DE M .DUPUY 195

ministration. Par exemple, lorsqu’il rencontre un rapport de tournée embarrassant
pour lui, celui effectué par le chef de la subdivision d’Ansongo dans le Gourrna en
1951, et dans lequel Tin Akoff est clairement désigné comme un point frontière
entre les cercles de Dori et de Gao, il s’écrie (p. 193, par. 78): «Quoi qu’il puisse
en être, ce document pèse peu face à la masse imposante des cartes...».
Cette masse, en effet, se voit conférer la majesté sereine et la puissance sourde
des légions en marche, balayant sur son passage tous les vains obstacles qu’on

aurait le front de lui opposer, du type rapports de tournées, correspondances d’ad-
ministrateurs, contestation épistolaire par les chefs de cercle des tracés proposés
par le gouverneur général, etc.
C’est en effet un véritable imperium que le contre-mémoire burkinabé, poussé,
malgré sa nouvelle habileté rhétorique, à accentuer ses thèses, confère ici à la
cartographie. Devant elle, chacun doit s’incliner et, si Platon nous incitait à faire
gouverner la Cité par les philosophes, le Burkina Faso nous engage à consacrer la
thèse du «cartographe roi». Exagération? Qu’on en juge plutôt sur pièce! A la
page 65 de son contre-mémoire, évoquant les conditions d’élaboration de l’arrêté
2728, il cite les objections faites par le chef du service géographique de l’AOF — je
m’excuse de le retrouver encore une fois — au projet de délimitation du cercle de
Mopti, projet qui devait être finalement consacré dans l’arrêté, sans modification.
Cette correspondance a d’ailleurs fait l’objet d’une citation par la Partie adverse
lors de sa dernière plaidoirie.
Le Burkina Faso regrette bien entendu cet état de choses, mais il le fait en
réprouvant une décision administrative prise pourtant par la seule autorité habili-
tée à prendre un arrêté de délimitation, c’est-à-dire le gouverneur général. Et il le

regrette au motif: que «l’autorité de délimitation a passé outre (sic) à la mise en
garde du chef des services cartographiques».
Et il récidive page 78, paragraphe 28:
«Ainsi, lorsqu’ils ont rédigé l’arrêté général de 1935, les services compé-
tents avaient à leur dispositions des cartes qui établissaient clairement l’appar-
tenance de lazone des quatre villages au cercle voltaïque de Ouahigouya.
Leur attention a été attirée par le service géographique de l’AOF sur le fait
qu’ils opéraient une modification de la limite existante [ce qui d’ailleurs est

faux], et ils ont délibérément passé outre!»
Quelle impudence, en effet, que celle du plus haut administrateur de l’Afrique
occidentale française, qui refuse de se laisser dicter des décisions par un service
technique!
A la page 77 du même contre-mémoire, parlant des cartes constitutives de
l’Atlas des cercles (contre-mémoire du Mali, par. 6.37 et suiv.), le Gouvernement
du Burkina Faso dit que ces cartes «assignent de manière officielle aux adminis-
trateurs coloniaux les limites de la circonscription».

Pour défendre ainsi ce qu’on pourrait aussi appeler le diktat du cartographe, on
verra plus loin que le Gouvernement du Burkina Faso entend se fonder sur une
circulaire de 1930 dont il a d’ailleurs été dans l’incapacité de retrouver le texte
intégral.
Pour l’instant, on se trouve rendu au terme de cet inventaire des acceptions
diverses, de plus en plus larges jusqu’à devenir envahissantes, que le Burkina Faso
retient pour utiliser cette notion de «titre cartographique».
Il convient, avant d’examiner en détail en quoi cette thèse contredit absolument
le droit et la pratique coloniale, de rappeler plus brièvement comment la notion de
«titre cartographique» et les implications diverses qu’en tire le Burkina Faso sont
tout aussi inconciliables avec les enseignements clairs et univoques de la jurispru-
dence internationale.196 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 53-56]

II. INCOMPATIBILITÉ DE LA THÈSE BURKINABÉ AVEC LE DROIT INTERNATIONAL

Le problème de la valeur juridique des cartes est une question classique en droit
international. A de très nombreuses reprises, dans le contentieux international
relatif aux disputes à propos de délimitation terrestre, l’une ou l’autre ou l’une et
l’autre Partie se sont référées à des cartes pour les utiliser à l’appui de leurs
thèses. Je dis bien «à l’appui», car jamais jusqu’ici, jamais aucun Etat n’avait

songé à élever le matériel cartographique au rang de titre juridique doté d’une
valeur intrinsèque. De ce point de vue, ayons-en bien conscience, nous vivons une
première...!
Toujours est-il que les cartes reviennent périodiquement sur le prétoire du juge
et de l’arbitre, depuis, au moins, le 25 octobre 1798, date à laquelle une commis-
sion mixte américano-britannique, constituée sur la base du traité Jay bien connu,
rendit sa sentence dans la célèbre affaire de l’ Identité de la rivière Sainte-Croix .
Par la suite, et pour ne citer que quelques unes des plus connues, l’affaire des
Highlands, celles de Jaworzyna, de la Frontière du Labrador , de l’ Ile de Palmas ,
de la Frontière entre le Guatemala et le Honduras , des Minquiers et Ecréhous , de
Certaines parcelles frontalières , du Temple de Préah Vihéar , du Rann de Kutch ,
du Canal de Beagle , on rencontre autant de maillons qui s’égrènent pour l’essen-
tiel de la fin du siècle dernier à l’époque immédiatement contemporaine.
D’une affaire à l’autre, la portée juridique accordée aux cartes est variable,
généralement nulle ou faible, en certains cas complémentaire; dans quelques cas,
rares il est vrai, en revanche, déterminante (c’est notamment ce qu’on a pu

rencontrer dans l’affaire relative à la Souveraineté sur certaines parcelles fronta-
lières entre la Belgique et les Pays-Bas ( C.I.J. Recueil 1959 , p. 254) et de l’affaire
du Temple de Préah Vihéar , l’une et l’autre jugées par cette Cour.
Ces différences quant aux solutions concrètes, à l’utilisation effective qui est faite
par le juge des cartes, s’expliquent en tout premier lieu par l’analyse des circons-
tances propres à chaque espèce et, d’un bout à l’autre, la question qui est en jeu
pour leur reconnaître éventuellement une certaine valeur probatoire, la question qui
se pose, disais-je, est celle de savoir s’il existe une relation directe tangible,
prouvée, évidente, entre une carte déterminée et la manifestation de la volonté de
l’autorité compétente pour engager l’Etat souverain en matière de délimitation.
C’est en effet qu’un phénomène est très frappant lorsqu’on analyse l’ensemble
de cette volumineuse jurisprudence, celui de la constance et de la simplicité des
principes juridiques en fonction desquels l’analyse de la valeur probante des cartes
est menée. Ces principes peuvent se résumer très brièvement.
En premier lieu les cartes n’ont en elles-mêmes aucune valeur juridique intrin-
sèque, parce qu’il n’appartient pas aux techniciens cartographes de décider, ou
même de conditionner, par le tracé qu’ils pourraient faire figurer sur un document

essentiellement topographique, la décision politique de délimitation du territoire.
Cette décision ne peut en effet appartenir qu’aux organes politiques et administra-
tifs compétents pour engager l’Etat souverain.
C’est en second lieu, et par voie de conséquence, la raison pour laquelle les
cartes ne sont jamais, dans aucune espèce jurisprudentielle, considérées de façon
autonome par rapport aux actes administratifs. A fortiori, ne sont-elles jamais
préférées à un acte administratif émanant de l’autorité compétente pour le prendre.
Les cartes, en jurisprudence, sont toujours envisagées en tant que moyens éven-
tuellement complémentaires de preuve mais non comme des titres autonomes.
C’est pour cette raison, comme l’indiquait Charles De Visscher dans son ouvrage
resté justement célèbre sur les problèmes de confins en droit international, que
«leur force probante est affaire d’espèce» ( Problèmes de confins en droit interna-
tional public , Paris, Pedone, 1960, p. 41, cité dans le contre-mémoire, p. 169).[86/7 : 56-58] PLAIDOIRIE DE M . DUPUY 197

Ainsi, j’y reviens dans quelques instants, si dans l’affaire relative à la Souve-
raineté sur certaines parcelles frontalières , une carte a bien été retenue et a joué
un rôle déterminant, c’est parce qu’elle était annexée à une convention entre les
deux Etats, convention dont elle faisait partie intégrante, et dans l’affaire du
Temple de Préah Vihéar , chacun sait qu’une carte a effectivement joué un rôle
important parce que, du fait des conditions dans lesquelles elle avait été commu-
niquée au royaume du Siam, il était apparu que cette conduite subséquente en

constituait un assentiment, une acceptation. A propos de cette dernière affaire, je
dirais peut-être quelques mots supplémentaires puisque mon ami M. Alain Pellet
s’y est lui-même référé à l’occasion d’une démonstration aussi audacieuse que
brillante pour tenter d’en tirer un parallèle avec la présente affaire. La démonstra-
tion bien sûr ne pouvait pas spéculer sur un quelconque assentiment du Mali à la
valeur juridique des cartes, puisqu’il l’a toujours déniée en principe et que lors-
qu’il a retenu une d’entre elles, la carte IGN de 1960, pour délimiter une large
part de sa frontière avec la Haute-Volta, ce fut précisément sur la base d’un accord
formalisé et enregistré notamment aux procès-verbaux.
Alors mon collègue a tenté une sorte de translation, en tentant d’utiliser un
prétendu acquiescement soudanais qui aurait été enregistré à la période coloniale,
pour faire valoir en droit interne la jurisprudence internationale consacrée quelque
trente ans plus tard dans l’ordre international. Cette démonstration est évidemment
inacceptable, et pour au moins deux raisons.
En premier lieu, nous y reviendrons, parce qu’on peut grandement douter, c’est
dire le moins, que le tracé proposé dans la lettre 191CM2 de 1935 par le gouver-

nement général ait fait l’objet d’un quelconque acquiescement de la part des chefs
de cercle consultés.
En second lieu, parce qu’il est évident qu’on ne peut comparer le comportement
d’un Etat souverain et son silence approbateur face à la manifestation d’un fait,
avec celui d’administrateurs dont on aura l’occasion de redire qu’ils n’avaient pas
du tout la conscience aiguë des limites que leur attribue notre adversaire.
Dans un cas, celui de l’Etat souverain, il y va de la détermination exacte de
l’aire sur laquelle s’étend sa souveraineté territoriale. Dans l’autre en revanche,
celui des limites administratives, la France était partout chez elle, au Soudan
comme au Niger ou en Haute-Volta à certains autres moments, et l’enjeu n’avait
pas du tout la même importance. Je ne fais que reprendre ici la pertinente obser-
vation faite par le professeur Jean-Pierre Cot peu avant le terme de sa plaidoirie
de mardi matin.
Laissons donc ces approximations beaucoup plus imparfaites encore que les
ratifications évoquées ailleurs par M. Pellet. On saisira d’ailleurs cette occasion
pour faire remarquer que, dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar comme dans
l’affaire de la Souveraineté sur certaines parcelles frontalières , il s’agissait chaque

fois de la mise en évidence du lien entre une carte déterminée et un texte juridique
existant, et non pas entre une masse cartographique et un éventuel texte qui au
demeurant n’est même pas invoqué.
Dans les cas, assez fréquents en pratique, comme celui de l’affaire de l’ Ile de
Palmas, de l’affaire des Minquiers et Ecréhous , du Rann de Kutch ou du Canal
de Beagle , où les parties ont, comme ici, ressorti des archives des dizaines de
cartes, la Cour ou les tribunaux, en des termes souvent très voisins, ont soit carré-
ment mis à l’écart toute cette documentation, soit accordé à quelques-unes de ces
cartes une valeur tout au plus confirmative d’une décision à laquelle ces juridic-
tions étaient de toute façon parvenues à l’examen des textes écrits. C’est tout
particulièrement le cas pour l’affaire du Canal de Beagle , dont l’insistance mise
par nos distingués contradicteurs à vouloir lui faire dire à peu près le contraire de
ce que les arbitres y ont déclaré, nous oblige à rappeler quelle place y fut exacte-198 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 58-60]

ment réservée aux cartes. Je reprendrai donc en particulier une citation qui a été
faite à la page 135 de leur mémoire et qui a été reprise par le conseil du Burkina
Faso sur les termes de laquelle j’insisterai beaucoup. Cette citation, que l’on
trouve au paragraphe 139 de la sentence, se termine ainsi à propos de la cartogra-
phie qui lui assigne une fonction: «confirmatory of conclusions reached, as in the
present case, independently of the maps». (A noter que ce paragraphe se trouve
dans la section IV de la décision, intitulée: «Confirmatory or corroborative inci-

dents and materials».)
De plus, cette affaire, fort différente de la nôtre, se situe dans un contexte
complètement différent, un contexte interétatique (Chili, Argentine) dans lequel
effectivement le problème des manifestations de l’acquiescement éventuel d’un
Etat prenait une place considérable.
Rappelons de toute façon qu’au terme d’un examen très systématique des cartes
fournies par les Parties le tribunal arbitral affirmait au paragraphe 163 de sa
sentence:

«Finally, the Court wishes to stress again that its conclusion to the effect
that the PNL group is Chilean according to the 1881 Treaty has been reached
on the basis of its interpretations of the Treaty, especially as set forth in para-
graphs 55-111 above, and independently of the cartography of the case which
has been taken account of only for purposes of confirmation or corroboration.
The same applies in respect of the particular maps discussed in, and from,
paragraph l19 onwards.»
On retrouve ainsi l’inspiration qui de longue date déjà avait inspiré l’arbitre

Max Huber dans l’affaire de l’ Ile de Palmas , lorsqu’il avait écarté les cartes
produites par les différentes Parties ( Recueil des sentences arbitrales , II, p. 853).
Quant à l’affaire du Rann de Kutch , que, dans la quête bien aride d’une juris-
prudence favorable à ses thèses, le Burkina Faso n’a pas non plus hésité à appeler
à la barre, il vaut la peine de se rappeler ce qu’en dit le président Lagergren.
Il a précisément indiqué que, sauf l’une d’entre elles, parce qu’elle était
annexée à un texte juridique formalisant l’opinion britannique quant à la position
de la frontière, toutes les autres, malgré leur concordance, ne pouvaient être rete-
nues:

«An overall assessment of the evidence on record concerning the methods
applied in making ground surveys and in preparing basic maps, and particu-
larly the subsequent compiled maps, were produced, examined, approved and
continuously modified, gives a clear picture of the true status of the relevant
maps. This may be said to have been that the boundary in dispute as depicted
cannot have been intended to offer more than a rather tentative indication of
the actual extension of sovereign territorial rights.» ( Recueil des sentences
arbitrales, XVII, p. 566.)

Ce rappel de deux affaires récentes permet ainsi de constater l’inanité de deux
allégations avancées imprudemment par les conseils du Burkina Faso.
l. La première, bien connue, d’après laquelle il y aurait eu un infléchissement
récent de la jurisprudence quant à l’admission de la valeur juridique des cartes,
thèse dont on se souvient qu’elle n’a jamais été défendue en doctrine que par un
auteur, M. Günther Weissberg, qui très rapidement a été démentie, en particulier
par Charles De Visscher dans l’étude que je citais antérieurement ( Problèmes de
conflits, Paris, Pedone, p. 41). Pour être fiables topographiquement, les documents
cartographiques récents n’en demeurent pas moins des documents techniques.
Ainsi, je concéderai volontiers à la Partie adverse que les cartes récentes ont fait
des progrès considérables quant à leur fiabilité topographique mais le problème[86/7 : 60-63] PLAIDOIRIE DE M . DUPUY 199

juridique reste pourtant inchangé, c’est encore une fois et toujours celui de savoir
dans quelle mesure elles sont liées à l’expression de la volonté propre à l’autorité
compétente en matière de délimitation. Rappelons d’ailleurs, à cet égard, ce qui
fut affirmé par les techniciens eux-mêmes lors du premier séminaire cartogra-
phique des Etats africains et de la France, auquel participait l’ingénieur général
Gateaud. Il y avait notamment été déclaré:

«En matière de représentation cartographique des frontières:
— les textes prévalent sur les tracés cartographiques;
— les tracés non basés sur les textes et non matérialisés sur le terrain ont
un caractère essentiellement figuratif.» (Voir contre-mémoire du Mali,
par.6.20.)

2. La deuxième affirmation imprudente du Burkina Faso, et je n’y insisterai pas,
concerne la valeur de l’accumulation des cartes convergentes.
Rappelons encore une fois que la citation qui vient d’être faite de l’affaire du
Rann de Kutch concernait précisément une telle accumulation.
Aussi, d’une façon générale, pour citer une dernière fois le très grand juriste
que fut Charles De Visscher, reprenant ici les observations unanimes que nous
avons citées dans notre mémoire et émanant notamment de Max Huber, de Charles
Chesney Hyde, de Sandifer ou de Cukwurah (voir, pour ces auteurs, mémoire du
Mali, p. 171 et suiv.):

«On comprend la grande circonspection dont témoignent arbitres et juges à
l’égard de l’utilisation des cartes. Il n’est guère de décision internationale qui ne
contienne une mise en garde à ce sujet.» ( Problèmes de confins, op. cit., p. 47.)

Ainsi, pour en revenir à la savoureuse formule employée par le mémoire burki-
nabé à propos du bilan de la jurisprudence relative à la valeur des cartes, dans
lequel on voulait accréditer l’idée qu’entre les affaires qui les retiennent et celles
qui les rejettent, le «match était nul», on se permettra de rappeler que la réalité du
score est plus sévère, puisqu’elle s’établit plutôt aux alentours de 25 ou 30... à
zéro!
Dans tous les cas, en effet, le principe de la subordination des cartes aux mani-
festations tangibles de la volonté de l’autorité souveraine a dicté la conduite des
juges et des arbitres, pour les retenir ou, plus souvent, les écarter comme moyens
tout au plus auxiliaires d’établissement de la preuve.
Mais alors, il faut bien se rendre compte des implications judiciaires de l’argu-
mentation cartographique avancée par le Burkina Faso.
Il demande en effet ni plus ni moins à la Chambre de renverser toute la juris-
prudence antérieure, en accordant aux cartes non seulement une valeur probatoire
déterminante, mais en leur conférant qui plus est, une valeur juridique intrinsèque

autonome!
Et après tout, pourquoi pas? La Chambre est souveraine! Pourquoi pas, si, par
extraordinaire, il était ressorti des plaidoiries adverses que l’autorité coloniale s’en
remettait aux cartographes du soin de délimiter, ou même, sans aller jusque-là, s’il
était apparu que le gouverneur général de l’AOF avait coutume de choisir plutôt la
carte que l’arrêté pour publier ses décisions de délimitation des cercles et des
colonies?
Pourtant, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, où sont ces cartes
valant acte administratif de délimitation? Est-ce la carte de l’AOF au 1/500000
de 1925 qu’à plusieurs reprises le Burkina Faso semble privilégier? Curieux acte
administratif, dont le service cartographique, compétent en matière topographique
s’il ne l’était pas en matière de délimitation, déclarait par la voix autorisée du
commandant de Martonne, qu’il était «essentiellement sujet à révision».200 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 63-65]

Etait-ce alors la carte de l’IGN au 1/200000 de 1960? Mais alors, comment
jusque-là, c’est-à-dire jusqu’à la fin de la période coloniale, avait-on pu délimi-
ter? Et pourquoi, si cette carte présente une autorité administrative, lui préférer,
lorsqu’on s’engage à la recherche des monts N’Gouma, des cartes de trente-cinq à

cinquante ans plus anciennes, dont on savait pourtant qu’elles ne pouvaient
qu’être entachées d’erreurs si substantielles qu’elles auraient rendu impraticable la
décision de délimitation?
Non, Messieurs de la Chambre, ce n’est pas vers les cartes qu’il faut se tourner
pour retrouver le legs de la puissance coloniale en matière de délimitation. Si le
Burkina Faso, comme nous allons à présent le revoir en détail, n’a pas été à même
d’apporter la moindre preuve en ce sens, c’est parce que sa thèse, inconciliable
avec le droit international, l’est tout autant, et de façon même peut-être encore
plus radicale, avec le droit colonial et sa pratique administrative.

III. ICOMPATIBILITÉ DE LA THÈSE DU B URKINA FASO AVEC LE DROIT COLONIAL
ET SA PRATIQUE ADMINISTRATIVE

A. Le droit colonial

Deux questions doivent être ici brièvement examinées. Je n’y insisterai pas
beaucoup parce qu’elles ont fait l’objet de développements importants dans nos
écritures.
La première concerne la répartition des compétences en matière de délimitation
des circonscriptions coloniales, et la seconde s’adresse aux techniques de délimi-
tation durant cette même période.
l. En ce qui concerne tout d’abord les compétences de délimitation, rappelons-le
très brièvement, pendant toute la durée de la Troisième République, soit jusqu’à
1946, et ce à partir du sénatus-consulte du 3 mai 1854, les compétences afférent à
la colonie, et, notamment, celles relatives à sa création et à sa délimitation, rele-

vaient du pouvoir réglementaire et elles se trouvaient donc entre les mains du
gouvernement. C’est ainsi, par exemple, par la voie décrétale, que fut d’abord
instituée en 1919, puis supprimée en 1932, la colonie de la Haute-Volta. Dans ce
même domaine, après l’entrée en vigueur de la constitution du 27 octobre 1946, la
traditionnelle compétence coloniale sera redistribuée entre le parlement et le
gouvernement. Et c’est ainsi que, comme chacun le sait, c’est une loi qui recons-
titue en 1947 la Haute-Volta.
En ce qui concerne l’attribution des compétences en matière de création et de
délimitation des circonscriptions administratives internes à une colonie, c’était le
gouverneur général qui déterminait en conseil de gouvernement, et sur le rapport
des lieutenants-gouverneurs intéressés, les circonscriptions de chacun des terri-
toires et colonies de l’AOF, la circonscription de base étant constituée, comme on
sait, par le cercle. Le gouverneur général avait donc seul la compétence pour

procéder à la création du cercle et il le faisait, exclusivement, par voie d’intérêt
général, agrémenté ou non, suivant les cas, d’une carte annexée. Mais jamais, bien
entendu, il n’a recouru à la carte indépendamment, ou aux lieux et places de
l’arrêté général, contrairement à ce qu’affirme pourtant le Burkina Faso. Et c’est
encore le gouverneur général qui conservait la compétence exclusive pour appor-
ter une modification quelconque à l’organisation des divisions ou subdivisions
administratives internes au cercle.
Ce pouvoir exclusif du gouverneur général sera, avec la constitution de 1946,
transféré progressivement aux nouvelles assemblées territoriales, dont la loi-cadre
du 23 juin 1956, dite Loi Deferre, accentuera encore les prérogatives. Est-il besoin[86/7 : 65-67] PLAIDOIRIE DE M .DUPUY 201

d’insister sur le fait que, pas plus que le gouverneur général, ces assemblées ne
s’en remettaient au service cartographique de l’AOF du soin de prendre à leur
place les décisions exactes de délimitation ni même d’en assurer pour elles la
publication par la voie de document cartographique?

En quoi résidaient alors les compétences du service géographique de l’AOF? er
Ainsi que le déclare, de façon parfaitement claire, l’arrêté général du 1 mars
1922 consacré précisément à la détermination de ces compétences, arrêté qui a
d’ailleurs été très fidèlement cité par M. Jean-Pierre Cot mardi dernier, c’était
purement et simplement un organe technique chargé «de la conservation et de
l’extension des connaissances géographiques sur toute l’étendue du domaine colo-
nial de la France en Afrique occidentale» (article premier de l’arrêté). Et l’ar-
ticle 2 précise ses attributions: «centralisation des documents géodésiques, topo-
graphiques et cartographiques, préparation et exécution des cartes, relations avec
les établissements géographiques fonctionnant en France, etc.». Bref, ainsi que le
dit excellemment l’article 8 du même arrêté, sa tâche était de fournir au gouver-
neur général «des renseignements d’ordre exclusivement techniques». Au reste,
on ne peut qu’admirer la prudence et l’habileté réthorique de M. Jean-Pierre Cot

lorsqu’il affirmait mardi, avec toute l’autorité qui lui est propre, que:
«Les cartes dressées par le service géographique du gouvernement général
de l’AOF participent en quelque sorte de la nature des actes administratifs.
Ces cartes s’insèrent incontestablement dans la vie administrative de l’AOF.»

Notons alors que tous les services techniques dotés d’un caractère administratif,
comme par exemple le service sanitaire et social, le service hydrographique, les
postes et télécommunications, s’insèrent également à la même époque dans la vie
administrative de l’AOF.
Nul n’aurait cependant songé de ce fait à leur conférer une compétence norma-
tive!
2. Quant au second point de droit colonial que nous voudrions rappeler, il a trait
aux techniques de délimitation, nous serons là aussi très brefs, ayant traité abon-
damment de cette question, particulièrement dans les deux sections du chapitre III

de la seconde partie de notre mémoire.
Durant la période coloniale française, on a déjà vu avec quelle fréquence les
circonscriptions administratives étaient soumises à des modifications impliquant,
selon les cas, redécoupage, rattachement, dissociations (mémoire malien, p. l14 à
148). On a pu constater également la pluralité des critères et des procédés
employés par l’administration coloniale pour procéder à ces délimitations succes-
sives ( ibid., p. 150, par. 163). On a ainsi constaté que la pratique de l’autorité
compétente consistait précisément à déterminer l’étendue globale d’une entité par
référence à sa composition en éléments d’échelon inférieur. C’est ce que j’ai
proposé d’appeler, pour ainsi dire, une technique de délimitation «moléculaire»:
une colonie était définie par les régions et les cercles la composant, un cercle était
défini par la liste des subdivisions et des cantons, celle du canton par l’énuméra-
tion des villages auxquels on avait soin de laisser la superficie et les contours que

leur avait laissés la tradition locale ( idem, p. 150). Ce qui, en d’autres termes,
définissait la limite administrative, était moins le dessin de l’enveloppe que la
structure du contenu.
Une telle manière de faire avait de grands avantages. Elle était caractérisée, en
effet, par beaucoup de souplesse, propre à ménager la prise en considération et,
dans bien des cas, le respect de l’aire traditionnelle de séjour des ethnies
(mémoire du Mali, p. 152-154, et annexes maliennes B/25, D/72, D/12, B/32,
B/33), ce qui n’excluait pas non plus, bien entendu, qu’on puisse avoir en certains
cas recours à des indices proprement topographiques (mémoire du Mali, p. 155).202 DIFFÉREND FRONTALIER [86/7 : 67-69]

Le respect des limites traditionnelles des villages mérite sans doute, Monsieur
le président, Messieurs de la Chambre, une nouvelle fois, d’être ici rappelé,
lorsque l’on se souvient de l’usage séquentiel qui est fait de la carte de 1960 au
1/200000 pour séparer Koubo de Kobo. Toujours est-il que la relative imprécision
des contours du cercle, dont on se souviendra sans doute que, dès 1917, le gouver-
neur général Van Vollenhoven appelait ses administrateurs à s’accommoder
(contre-mémoire du Mali, par. 6.56), était précisément liée aux soucis d’adapta-

tion de l’encadrement colonial, naturellement trop porté à la rigidité, à la réalité
plus complexe des découpages fonciers de chaque village ou, plus difficilement
encore, des parcours de nomadisation.
L’administration coloniale ne s’en remettait ainsi nullement aux cartes du soin
de signifier officiellement le tracé exact des délimitations territoriales parce que,
précisément, sa méthode de délimitation structurelle ou «élémentaire» lui permet-
tait de trouver, sur le terrain et dans la gestion quotidienne, les repères empiriques
aptes à lui faire savoir où commençait un cercle, où finissait une région, une
colonie ou l’autre.
Ainsi peut-on constater qu’il y avait une continuité entre le droit colonial, que
nous venons d’évoquer à grands traits, et sa pratique administrative, vers laquelle
il convient à présent de se tourner de manière plus approfondie.

B. La pratique administrative

La République du Mali avait déjà, dans son mémoire et surtout son contre-

mémoire, notamment aux paragraphes 6.43 à 6.59, analysé l’ampleur de l’incom-
patibilité de la thèse burkinabé du «titre cartographique» avec la réalité quoti-
dienne de la pratique administrative, pendant la période coloniale.
Il ressort de l’analyse des correspondances des journaux de poste, des rapports
de tournée, bref de tous les témoignages encore disponibles de cette pratique, le
tableau suivant, concernant la place et la portée qui étaient effectivement faites à
la cartographie.
Pendant la période coloniale, il y avait des cartes officielles, c’est-à-dire des
cartes émanant du service géographique de l’AOF, comme la célèbre carte au
1/500000 de 1925, et ces cartes ont d’ailleurs, comme vous le savez, été minu-
tieusement analysées, notamment par le Mali dans son mémoire.
Sur le terrain, c’est-à-dire dans les chefs-lieux de cercle, en particulier, ces
cartes, dont les administrateurs (du moins lorsqu’ils les possédaient) pouvaient
vérifier les grandes imprécisions techniques, étaient à grande échelle, peu ou mal
mises à jour, lacunaires, bref, totalement insatisfaisantes. Elles étaient aussi, et j’y
insiste singulièrement, mal distribuées. De tout cela, d’ailleurs, dans quelque
instant, je rapporterai témoignages.

Sans doute les administrateurs étaient-ils les premiers à se plaindre de cet état
de choses, car il est bien certain qu’ils avaient besoin de cartes, ne serait-ce que
pour avoir une représentation d’ensemble et de détail de circonscriptions souvent
très vastes. Et ils auraient bien souhaité en avoir de plus fiables. Seulement ils
faisaient avec ce qu’ils avaient! Pour palier ces graves imperfections, ils prati-
quaient souvent eux-mêmes des levés d’itinéraires, technique à laquelle ils étaient
préparés, notamment dans le cadre de l’école coloniale, et ces itinéraires, ces
croquis, ils les laissaient au poste où les trouvaient leurs successeurs en arrivant.
Certains de ces travaux étaient envoyés au service cartographique qui en faisait
grand cas, car il les utilisait et les recoupait ensuite pour modifier ses propres
documents ou en établir de nouveaux. En ce qui concerne les croquis topogra-
phiques exécutés par les administrateurs, ils étaient de deux sortes:[86/7 : 70-71] PLAIDOIRIE DE M .DUPUY 203

— Certains étaient d’ordre essentiellement thématique. Ils avaient pour but de
porter sur la carte des renseignements de natures diverses, ethnologiques,
pastoraux, agricoles ou autres. Ils utilisaient alors généralement un fond de
carte, dont ils recopiaient les contours principaux, pour ensuite les illustrer
d’informations complémentaires. Leur valeur comme éléments probatoires est
alors fonction de la fiabilité de la carte matrice dont ils ne sont que la repro-
duction. Leur nombre pouvait être en effet très important, ce qui permet à qui

veut les produire hors de leur contexte de tenter d’en tirer effectivement un
effet de «masse»!
— D’autres croquis, en revanche, pouvaient présenter davantage d’intérêt, non
pas tant du point de vue proprement topographique que de celui des limites
administratives dont ils portaient un certain témoignage. Il s’agit cette fois de
croquis non tirés d’une carte mère, mais d’originaux exécutés directement par
les administrateurs, ils les dressaient généralement pour les usages de la
gestion de leurs cercles, ou, à une période antérieure, pour préciser l’étendue
du contrôle militaire qu’ils exerçaient sur un territoire donné. Ces croquis,
encore une fois, sont intéressants comme témoignages, à verser au dossier de
ce que les administrateurs considéraient, dans la gestion quotidienne, comme
les limites des circonscriptions placées sous leur autorité. Ils sont vivants
parce qu’ils étaient constitués, non pas de compilations, mais au prix d’une
visite des lieux parcourus à pied, à cheval ou à dos de chameau. C’étaient, en
d’autres termes, les fruits de l’expérience de terrain acquise par tous les
auteurs. Bref, pour tout dire, c’étaient des «documents vécus».

Alors, il ne s’agit bien entendu pas de prétendre, quand ils sont favorables à nos
thèses, qu’ils constituent pour autant des «titres juridiques». Bien entendu, il ne
peut s’agir de cela!
Ce sont des éléments à verser au dossier, pour les témoignages qu’ils apportent.
Quant aux cartes officielles existantes, dépourvues en elles-mêmes de toute
autorité administrative, elles n’avaient pas grand prestige auprès des administra-
teurs, chefs de cercle en premier lieu. Mais elles étaient pourtant utilisées par eux,
lorsque du moins ils les possédaient, pour y porter, à la plume sergent major ou
au crayon bleu, les limites effectives de leurs circonscriptions.

A cet endroit Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, je crois qu’il
serait souhaitable d’accorder toute l’importance qu’elle requiert à l’examen d’une
circulaire administrative souvent abondamment citée par la Partie adversaire afin
de lui faire produire des effets tout à fait inconciliables avec sa lettre et son esprit.
S’il plaît à la Cour, je pourrais peut-être interrompre ici mon exposé de la matinée
pour le reprendre cet après-midi.

L’audience est levée à 13 heures204 [86/8 : 3-5]

C 2/CR 86/8

NEUVIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (20 VI 86, 15 h)

Présents : [Voir audience du 16 VI 86.]

M. DUPUY: Comme la Chambre s’en souviendra, j’en étais parvenu dans le
cadre de la troisième partie de ma plaidoirie, à l’examen de la pratique adminis-
trative coloniale et à l’usage qu’elle faisait des cartes.
A cet endroit je voulais m’arrêter un peu plus longuement sur une circulaire
administrative qui a été très souvent citée par nos adversaires et porte le nom de
code 93CM2. Il s’agit de la note du 4 février 1930.

Si elle requiert de vous, Messieurs les juges, une attention particulière, ce n’est
pas tant en raison de sa valeur intrinsèque, mais bien de l’usage et de l’interpréta-
tion que le contre-mémoire burkinabé, comme d’ailleurs ultérieurement ses plai-
doiries orales, ont voulu en faire. C’est en effet sur elle que nos adversaires ont
cru pouvoir refonder l’autorité réglementaire du cartographe devant lequel, selon
eux, tout le monde (y compris, à l’occasion, le gouverneur général) doit s’incli-
ner.
Alors que dit cette circulaire? Hélas, on ne peut s’en remettre au Burkina Faso
pour en avoir le texte complet, puisqu’en dépit de l’utilisation qu’il en fait, il ne
l’a pas retrouvée et ne peut pas la citer in extenso ! Je me garderai cependant de
lui jeter la pierre, car j’ai pu moi-même constater que cette recherche était fort
mal aisée. Nous nous y sommes livrés et elle n’a pas non plus abouti.
Toujours est-il que nous pouvons examiner son contenu par un bref extrait qui
en est donné à l’annexe 127 du contre-mémoire burkinabé, reproduisant une
correspondance du service géographique de l’AOF au directeur des affaires poli-
tiques et administratives, datant du 11 juillet 1935. Cette correspondance, vous
n’allez pas tarder, j’en suis persuadé, Messieurs les juges, à la reconnaître. Elle est
en effet fort intéressante! Elle illustre d’abord un point qui ne nous surprendra
nullement, c’est celui de la très large autonomie des textes par rapport aux cartes.
En effet, concernant la description qu’en fait le projet de ce qui deviendra plus
tard l’arrêté 2728, le service géographique indique:

«En ce qui concerne [je cite] le texte concernant le cercle de Mopti, la
description de la limite sud et celle de la limite est ne semblent pas corres-
pondre à l’état de fait existant.» (Je ne reviens pas sur l’interprétation de
cette expression «état de fait existant» qui a déjà été donnée ce matin par
mon ami Raymond Ranjeva.)

Et il poursuit:
«Il m’a d’ailleurs été impossible de suivre cette description sur les cartes
officielles du service géographique, les points visés par le texte n’y figurant
pas.»

Alors ici une première remarque. C’est que précisément ces points ne sont pas
mineurs, il s’agit de la mare de Ouaire, du village de Dioulouna, de la mare de
Toussougou, du puits d’Agouf, des mares de Fossa et Dourgana, qui sont bien
mentionnés dans le texte mais qui sont inconnus du cartographe, du moins s’il lit
son document. Elles sont bien connues de l’administrateur local, elles sont mécon-
nues du cartographe en salle ou en bureau.
Et alors il poursuit en suggérant, non pas du tout que l’on remette le projet en[86/8 : 5-7] PLAIDOIRIE DE M .DUPUY 205

accord avec la carte, ce fonctionnaire a trop conscience des limites de ses propres
compétences. Il demande simplement que l’on appelle le lieutenant-gouverneur du
Soudan à bien vouloir se conformer: «aux directives de la circulaire générale
no 93CM2 du 4 février 1930».

Nous y voilà. Voilà la seule source que nous ayons pour connaître le contenu de
cette fameuse circulaire. L’auteur de la lettre en cite en effet un extrait qui se lit
comme suit:
«L’arrêté doit se borner à donner des indications générales et à spécifier
dans un article spécial que la limite est celle qui est tracée sur la carte au
(... échelle et nom de la feuille) jointe au présent arrêté.»

Voilà le contenu! Que signifie-t-il manifestement? Que l’arrêté doit être accom-
pagné d’une carte illustrative, sur laquelle sera porté le tracé de la frontière qu’il
décrit. Qu’un arrêté, en d’autres termes, n’est pas toujours suffisant par lui-même
pour qu’on comprenne précisément sa description, et qu’il faut donc l’accompa-
gner d’une carte explicative.
La carte, autrement dit, est dans cette circulaire clairement indiquée pour ce
qu’elle est, un instrument d’explicitation du texte, un médium, un support de la

transcription linéaire d’une décision ou, selon les cas, d’une proposition de déci-
sion réglementaire, dont elle constitue non pas du tout le substitut, mais simple-
ment, et fort logiquement l’illustration!
Ainsi, la circulaire ne dit nullement que, puisqu’il y a des cartes, les délimita-
tions ou les propositions de délimitation réglementaires doivent en transcrire les
tracés qu’elles figurent. Elle dit très exactement le contraire!
On voit d’ailleurs mal comment il aurait pu en aller autrement. Quel pourrait
être en effet l’intérêt d’une proposition de délimitation administrative, qui,
condamnée à subir le joug implacable du dit cartographique, se verrait perpétuel-
lement contrainte à n’en proposer que la répétition? Cela n’a pas de sens!
En revanche, il est tout à fait rationnel, en effet, de demander aux administra-
teurs de compléter leur description de la limite, nécessairement fondée sur l’utili-
sation de points de repères topographiques, en reportant le tracé sur une carte. Et

si cela semble avoir été trop rarement fait, dans la pratique, c’est parce que préci-
sément, comme il ressort d’ailleurs aussi de cette lettre du service géographique,
les lacunes et les inexactitudes topographiques des cartes en faisaient des instru-
ments trop désaccordés pour qu’on les utilisât avec des chances sérieuses de clari-
fication.
Pourquoi, dès lors, le Gouvernement du Burkina Faso semble-t-il avoir cru
exactement le contraire de ce que disait un texte administratif, au demeurant mani-
festement resté mal appliqué, quel que soit le bon sens qui l’inspirait?
Toujours est-il — et je suis forcé d’y insister un peu — qu’à la lecture du contre-
mémoire burkinabé, on assiste à un incontestable glissement sémantique qui part
d’une formule ambiguë pour aboutir à l’affirmation répétée d’une contre-vérité.
Au paragraphe 51 de la page 42, il dit en effet que:

«La circulaire 93CM2 impose aux autorités faisant des propositions en
matière de délimitation de se fonder sur la carte à la plus grande échelle qui
existe et qui a été publiée par le service géographique...»

«De se fonder» nous dit-il. C’est déjà une traduction erronée au sens de la
circulaire, laquelle, comme on l’a vu, ne commande pas à l’administration de
respecter la limite portée sur la carte, par définition, puisqu’il s’agit précisément
d’en modifier le tracé, mais de transcrire sur cette carte la proposition faite.
Enfin! Le terme «se fonder sur» pourrait encore être compris comme «utiliser»
la carte pour indiquer le nouveau tracé.206 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 7-10]

Un peu plus tard l’ambiguïté peut encore subsister à l’extrême rigueur, le
contre-mémoire du Faso parle, je cite, de «la carte de référence officielle à
laquelle les fonctionnaires coloniaux sont juridiquement tenus de se reporter»!
(p. 44, par. 52.) On peut encore comprendre, ce qui découle effectivement de la

circulaire déjà citée, que l’objet de l’obligation faite aux administrateurs était bien
de les inviter «à se reporter» à la carte. Cela ne signifiait pourtant pas qu’ils
devaient en respecter les indications quant aux limites mais qu’ils devaient les
utiliser pour dire précisément en quoi les propositions différaient de ce qui figurait
sur la carte.
Mais l’ambiguïté est ensuite abandonnée dans la suite du contre-mémoire qui
pousse peut-être ainsi l’habileté rhétorique un peu loin ..., lorsque par exemple à
la page 190, au paragraphe 76, voulant défendre la limite orographique figurant
sur les cartes, il en dit, s’appuyant sur une simple référence numérique au para-
graphe 51 de sa page 42:

«Les fonctionnaires coloniaux s’y référaient continuellement, non seule-
ment par commodité, mais aussi parce qu’ils en avaient l’obligation juridique
et qu’ils s’estimaient liés par elle!»
Ici, c’est clair, je le crains. Tout se passe comme si on voulait persuader la
Chambre que la circulaire 93CM2 donnait à la carte le caractère d’acte juridique
obligatoire. Entre parenthèses, il eût été pour le moins étrange que l’administra-

tion introduisît un principe d’une telle portée révolutionnaire par la voie d’une
simple circulaire.
Quoi qu’il en soit, rien n’est plus étranger à la pratique administrative du droit
colonial que cette vision de commandants de cercle au garde-à-vous devant des
cartes officielles impératives, respectées et largement diffusées à travers les postes
les plus reculés de l’Afrique occidentale française! Cela ne signifie pas, d’ailleurs,
que l’administration était approximative, nonchalante ou délibérément incertaine!
Elle était simplement pragmatique et il est incontestable que, dans bien des cas,
une marge d’imprécision parfois considérable régnait en ce qui concerne la démar-
cation et même la délimitation des cercles et des colonies. Cela s’explique du fait
même des procédés de délimitation que nous avons déjà explicités ce matin et
dont on a vu qu’ils laissaient une large place à l’empirisme comme au respect des
limites traditionnelles. C’est bien pour cela qu’il est parfaitement inexact de dire,

comme le fait pourtant le contre-mémoire burkinabé, à la page 37, que les
commandants de cercle avaient «une conscience aiguë de leurs limites»!
Qu’on en juge plutôt, en réexaminant les échanges de lettres qui ont eu lieu à la
suite de la demande formulée par le gouverneur général relativement aux limites
du cercle de Gourma-Rharous. Il avait reçu la réponse suivante du capitaine Le
Cocq, en date du 8 juillet 1935:
«Réponse n o 4685 du 27 juin 1935. Honneur vous rendre compte qu’il

n’existe au cercle de Rharous aucune carte ou croquis donnant des indications
sur les limites de la circonscription.
Par ce même courrier, je demande aux cercles voisins d’avoir l’obligeance
de m’indiquer ces limites.» (Annexe D/155.)
La suite devait arriver le 18 octobre 1935, toujours signée par le capitaine Le
Cocq. Son télégramme n o 595 indique notamment:

«III. Tiens à vous rendre compte que n’ayant trouvé dans archives aucun
renseignement sur limites cercle, que cartes et itinéraires envoyés dernière-
ment par chef-lieu ne donnent aucune indication ce sujet, ait été obligé
attendre réponses cercles et circonscriptions voisins avant pouvoir établir
carte.» (Annexe D/163.)[86/8 : 10-12] PLAIDOIRIE DE M . DUPUY 207

On a ici une illustration exacte de l’usage qui était fait des cartes et une illus-
tration de l’application effective de la circulaire n o 93CM2 que j’évoquais il y a
un instant: l’administrateur, en effet, pour s’acquitter de la tâche qui lui avait été
demandée, c’est-à-dire indiquer les limites de son cercle, prend le temps qu’il faut
pour réunir les renseignements nécessaires, puis reporte le tout sur une carte, qui
lui sert non pas du tout de source d’autorité ni même de guide, mais de moyen de
transcription de la limite qu’il a pu — à grand mal on a pu le constater — recons-

tituer.
Cette correspondance illustre, qui plus est, l’indigence de la diffusion des
cartes. Le capitaine Le Cocq n’a pas de carte. Pourtant, de l’avis même de
certaines personnes qui l’ont connu et qui pourront en témoigner à cette barre,
c’était un bon administrateur et un officier conscient de ses devoirs. D’autres
témoignages manifestent aussi le peu d’estime dans lequel elles étaient tenues, et,
en particulier, l’imperfection bien connue de la carte au 1/500000 de 1925 que,
faute de mieux, on continuait pourtant à utiliser comme fond de carte.
Je m’arrêterai quelques instants, si vous le permettez Monsieur le président, sur
cette carte de 1925. Mon distingué contradicteur disait mardi dernier qu’elle
constituait avec l’ Atlas des cercles et la carte de 1960 l’instrument de travail
quotidien des administrateurs — c’est son expression. Je ne pense pas que l’on
puisse dire justement au vu de la mauvaise diffusion de tels documents qu’ils
puissent avoir été consultés quotidiennement. Et pour l’instant, je laisserai de côté,
par ailleurs, l’ Atlas des cercles , précocement tombé dans un oubli profond, mais
dont nous le ressortirons dans quelques instants.

Quant à la carte de 1960 au 1/200000, sur laquelle je reviendrai plus tard, je
doute évidemment qu’elle ait été l’instrument de travail quotidien des administra-
teurs, coloniaux du moins, car chacun sait qu’en 1960, date critique s’il en fût,
devait précisément intervenir ... la décolonisation!
Mais pour en revenir à la carte de 1925, l’avocat du Burkina Faso s’étonnait
que personne, à aucun moment, n’ait émis de doutes ou de critiques sur sa fiabi-
lité. Rappelons alors peut-être brièvement certains témoignages qui paraissent bien
peu conforter cet étonnement, en ayant tout de même d’abord rappelé que cette
relative rareté des protestations n’est pas une preuve de l’autorité administrative
des cartes, mais bien au contraire un aveu de l’indifférence dans laquelle les
tenaient les administrateurs. Mais, pour reprendre un témoignage critique, souve-
nons-nous par exemple, Monsieur le président, Messieurs, de notre annexe D/160,
où l’on peut consulter le télégramme-lettre du 25 août 1935 émanant du comman-
dant de cercle de Mopti, et adressé au gouverneur général de l’AOF, en réponse
à une demande du même type que celle qui avait suscité les réponses déjà citées
du capitaine Le Cocq. Ce télégramme-lettre lui aussi, comme on va le voir, par-
faitement conforme aux instructions données dans la circulaire 93, se lit comme

suit:
«Honneur vous retourner sous pli séparé les feuilles Mopti et Hombori sur
lesquelles ont été tracées au crayon bleu les limites des subdivisions du cercle
mentionnées sur le projet d’arrêté ci-joint.»

et d’ajouter: «Ce tracé est très approximatif car ces cartes établies depuis plus de
quinze ans présentent des lacunes et beaucoup d’inexactitudes» (doc. D/160).
On comprend, dès lors, qu’en écho à de telles réactions, le gouverneur général
lui-même, dans une lettre un peu plus tardive, du 12 décembre 1936, déclare lui
aussi: «Le seul document cartographique de la région est actuellement la carte au
1/500000 feuille Ansongo, édition 1925, qui aurait besoin d’une révision com-
plète» (cf. annexe D/39).
On retrouve ainsi, presque mot à mot, le diagnostic tout aussi sévère que portait208 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 12-15]

sur la même carte le commandant de Martonne. Le jugement critique porté par les
administrateurs n’avait en effet d’égal que celui qu’énonçaient les cartographes
eux-mêmes.
Si l’on consulte en effet la série du Bulletin de la section de géographie du
comité des travaux historiques et scientifiques de l’année 1925 et des années
suivantes, on y trouvera des jugements fort sévères à l’égard de la fiabilité des
cartes de l’AOF et, particulièrement, à l’égard de cette carte du service géogra-
phique de l’AOF éditée par Blondel La Rougery, carte dont il est vrai qu’elle
mérite une attention particulière, puisqu’elle a servi de référence pendant trente-
cinq ans.
S’agissant de cette carte, le commandant de Martonne, dont je rappelle qu’il
était lui-même le directeur du service cartographique de l’AOF et le responsable
de ladite carte, écrit dans une étude très complète sur le patrimoine cartographique

de cette région:
«Ces feuilles (parmi lesquelles figurent celles d’Ansongo et de Hombori)
dessinées à l’aide des itinéraires, levés de reconnaissance et travaux topogra-
phiques de tout ordre qui existent au gouvernement général à Dakar, sont,
comme l’indique le qualificatif de «carte de reconnaissance», essentiellement
sujettes à révision: rien n’était plus propre que l’établissement d’une pareille
carte à montrer l’insuffisance de la documentation existante et la nécessité de
partir sur de nouvelles bases.» (Annexe D/149.)

Ce départ, malheureusement, s’est produit très lentement puisqu’on n’en perçoit
véritablement l’amorce qu’à partir de ce que, justement d’ailleurs, les écritures du
Burkina Faso appellent le saut qualitatif du début des années cinquante. Toujours
est-il que nous sommes ici confrontés, on en conviendra, à un éloge bien mitigé
de la «fiabilité» d’une carte choisie pourtant par la Partie voltaïque pour retrouver
le mont N’Gouma!
Quant aux conditions dans lesquelles cette carte fut dressée, la même étude
nous livre aussi des informations fort éclairantes:

«Le public ne connaît que la collection manuscrite composée par les cartes
schématiques des cercles, à l’échelle 1/500000. Les premières de ces cartes,
fournies vers 1907, paraissent utiliser un fond emprunté à la carte Fortin.
Dans la suite, elles sont reproduites périodiquement sur calque ou par tirage
photographique en se contentant trop souvent de reproduire les précédentes,
et en les déformant un peu plus chaque fois.» ( Bulletin du comité d’études
historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale française , année 1926,
Paris, librairie Larose, 1927, p. 388 et 389, par. 30, annexe D/149. Les
italiques sont de nous.)
La suite de ce jugement critique mérite également d’être citée, car elle concerne
l’Atlas des cercles cette fois. Cet atlas, que l’on qualifiait l’autre jour, de l’autre
côté de la barre, de bréviaire des administrateurs. Vous allez voir que ce bréviaire

n’invitait qu’à de laborieux jeux de patience dont il apparaît que, sous les chaleurs
des tropiques, les administrateurs n’ont jamais tenté vraiment de s’y livrer. L’ Atlas
des cercles d’abord je le rappellerai, n’a jamais fait l’objet de mise à jour.
Prétendre dans ces conditions qu’il constituait un acte administratif peut paraître
véritablement surprenant:
«On peut supposer que la première série de ces cartes, si vraiment elle a
été découpée comme un puzzle dans une carte d’ensemble, avait fourni des
éléments juxtaposables. Mais les fréquents remaniements territoriaux amènent
dans les limites des cercles des modifications qui sont rarement représentées
de la même manière par les circonscriptions voisines. Si, à cet élément d’er-[86/8 : 15-17] PLAIDOIRIE DE M . DUPUY 209

reur presque inévitable, on ajoute la part de fantaisie imputable à chacun des
copistes successifs, on se trouve dès la deuxième ou troisième copie en
présence d’un jeu de patience qui n’est pas du tout assemblable.» (Ibid.)

Voilà sans doute le meilleur commentaire, parce que le plus averti, que l’on
puisse faire de la «convergence» et du «cumul» des cartes.
Reprenant et confortant les analyses précitées, M. Louis Raveneau, secrétaire
des annales de géographie et membre titulaire de la section de géographie du
comité des travaux historiques et scientifiques, notait à propos de la feuille de
Hombori, celle-là même qui intéresse la région en litige ( Bulletin de la section de
géographie, année 1926, pages LX à LXII, doc. D/145):

«La feuille Hombori est pauvre en positions géographiques. Il n’existe
aucune donnée altimétrique sérieuse dans toute l’étendue de la feuille. Malgré
les documents topographiques utilisés (lieutenant Desplagnes, G. de Giron-
court, F. de Coutouly sur lesquels nous reviendrons), la représentation reste
très approximative... La feuille n’a d’autre valeur que celle qui peut être attri-
buée à une carte de reconnaissance assez faible.»

Ses observations sur la feuille d’Ansongo n’étaient pas moins critiques ( ibid.,
p. CXXVI et CXXVII, annexe D/147).
A cet endroit, si vous le permettez, je voudrais faire deux brèves remarques:
1. La première, c’est qu’il nous paraît bien difficile d’accepter le reproche que
nous adressait M. Cot, mardi dernier, dans l’après-midi, lorsqu’il nous accusait de
céder à la facilité, en critiquant en 1986, avec en quelque sorte un point de vue

hautain de cartographes modernes, des documents levés et produits dans le
premier quart de ce siècle! Dois-je en effet rappeler que le jugement sans
complaisance émis par le commandant de Martonne, comme celui de M. Rave-
neau, sont exactement consécutifs à la publication de la carte éditée par Blondel
La Rougery, soit 1926?
La deuxième remarque est complémentaire. Pour être ancien, et c’est, on va
voir, ce qui fait tout son prix, le jugement du commandant de Martonne n’en est
pas moins actuel, puisqu’encore une fois, pendant trente-cinq ans d’abord, la carte
de 1925 sera la matrice de toutes les autres, et que même au-delà, elle influencera
directement, pour dire le moins, le tracé des délimitations tel qu’il sera repris sur
des cartes modernes, dont notamment la carte au 1/200000.
Avec beaucoup de probité intellectuelle, M. l’ingénieur général Gateaud fait lui-
même aujourd’hui dans sa note rigoureuse jointe au Petit Atlas produit par nos
amis burkinabés, toujours à propos de cette même carte, l’observation suivante:

«La grande qualité du dessin de cette carte peut prêter à confusion ... à
noter aussi que l’altimétrie n’est que figurative, il est donc absolument
impossible de l’utiliser pour définir quels sont les massifs qui dominent tant
au nord qu’au sud de la dépression du Béli.»

C’est une objurgation à laquelle les plaideurs du Burkina Faso ont paru être un
peu sourds, toujours est-il que cette observation trouve un exemple parfait dans le
fait que le lieu nommé mont Tabakarach sur la feuille de Hombori est bel et bien,
en réalité, une mare! Pourtant cette carte n’hésite pas à faire passer la limite admi-
nistrative par ce mont, dont l’évanescence n’a semble-t-il rien à envier à la prime-
sautière mare de Kébanaire, telle du moins qu’elle fut décrite il y a peu, par notre
distingué contradicteur.
Quant à l’ Atlas des cercles repris par la carte de 1925 dont on vient de parler, il
n’a pas bénéficié de la même longévité, puisqu’il ne fut jamais remis à jour,
encore une fois, et ne servit même pas de référence à peine quelques années plus210 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 17-20]

tard à l’arrêté 2728 de 1935 lors de sa préparation. En fait, c’est la carte de 1925,
au 1/500000, et rien qu’elle, avec toutes ses lacunes, ses erreurs et ses imperfec-
tions, qui demeura le document ordinaire. Si l’on doit alors s’étonner à son
propos, ce n’est pas parce qu’elle n’aurait pas fait davantage l’objet de la critique
des administrateurs, puisque aussi bien ceux-ci n’y voyaient pas une source d’au-
torité administrative, mais c’est qu’en dépit de toutes leurs qualités profession-
nelles les fonctionnaires du service géographique l’aient si longtemps utilisée et

laissée en diffusion.
Il faut dire qu’ils avaient bien des excuses: la nature inhospitalière de certaines
des zones déshéritées figurées, l’absence encore pendant une longue période de la
photographie aérienne, enfin la survenance de la seconde guerre mondiale.
Quoi qu’il en soit, j’insiste à nouveau sur le fait que l’imperfection technique
de ces cartes et leur absence d’appropriation et de mise à jour aux modifications
successives qui ont été faites des circonscriptions territoriales, attestent bien
qu’elles ne peuvent être considérées comme une source administrative. Lorsqu’on
connaît le caractère tatillon et paperassier de toute administration et sans doute,
puis-je me permettre de le dire aussi de l’administration coloniale française, on
imagine mal en effet, que les documents cartographiques, si jamais ils avaient été
dotés d’une autorité normative, n’aient jamais fait l’objet d’erratum, de mise à
jour, de modification, dont, tout de même, on aurait bien dû trouver des traces
lorsque nous avons fait nos recherches dans les différents postes et les archives.
Toujours est-il que cette situation n’était pas vraiment préjudiciable à l’adminis-
tration coloniale. La France, au Soudan comme au Niger, je l’ai déjà dit ce matin,

était partout chez elle, et si d’aventure des problèmes de mitoyenneté apparais-
saient, dus à l’insubordination d’une tribu ou aux querelles de pacage, on les
réglait au coup par coup, entre chefs de cercle. C’est ce qui explique qu’en 1949
encore, en une répétition non dépourvue d’échos couroelinesques, le chef de subdi-
vision de Rharous, par télégramme-lettre n 760, du 10 novembre, câble à
nouveau à l’autorité centrale qu’il cherche toujours les limites de sa circonscrip-
tion avec celles de Gao, Dori, Goundam et Tombouctou. Voilà sans doute,
Monsieur le président, ce que le contre-mémoire du Burkina Faso appelle «avoir
une conscience aiguë de ses limites»!
Toujours est-il qu’en 1948, soit postérieurement à la reconstitution de la Haute-
Volta, le lieutenant-gouverneur du Soudan déclarait dans son rapport annuel que
les limites entre les deux colonies n’étaient «toujours pas déterminées de façon
précise» (annexe D/77). Il entendait «déterminées par la voie réglementaire».
Il ne fait aucun doute en effet que, dans la pratique administrative, des limites
existaient. Mais contrairement à ce qu’a laissé croire, à plusieurs reprises, le
contre-mémoire burkinabé, ce n’est pas parce qu’il y avait des limites de fait (en
l’occurrence notamment, le long de la ligne des mares), qu’il y avait pour autant

délimitation de droit.
J’en ai ainsi terminé, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, avec la
démonstration de l’inconsistance de la thèse burkinabé quant à l’autorité juridique
des cartes à l’époque coloniale.
On a vu que le droit prévalant alors ne conférait, pas plus qu’un autre, au
service cartographique de compétence administrative de délimitation, ni même de
publicité des décisions délimitatives émanant du seul gouverneur général.
On a constaté, qui plus est, que les administrateurs pouvaient reconnaître,
lorsque du moins ils étaient eux-mêmes pourvus de cartes, ce qui n’était hélas pas
toujours le cas, les lacunes, les erreurs et les imperfections techniques des cartes
officielles et particulièrement de leur mère à toutes, la carte de 1925 au 1/500000,
et que s’ils étaient sollicités de le faire, ils ne se privaient pas de dire ce qu’ils
pensaient de telles cartes.[86/8 : 20-22] PLAIDOIRIE DE M . DUPUY 211

On a observé du même coup, qu’avec philosophie aussi bien qu’avec pragma-
tisme, ils s’accommodaient de cette situation, puisque c’est par d’autres moyens
et dans d’autres procédés que, lorsque les événements le requéraient, ils allaient
s’assurer de leurs limites, sans consulter pour autant des documents ne compor-
tant pas les renseignements qu’ils cherchaient.
Ainsi les limites administratives étaient-elles d’autant moins fixées par la voie
cartographique que les cartes ne présentaient ni la fiabilité (on l’a vu), ni la

concordance, ni la surabondance (on va le voir) que la Partie burkinabé s’est plu
à leur reconnaître.
J’en viens en effet à présent, à la quatrième et dernière partie de mon exposé,
dont j’aurais bien volontiers fait grâce à la Chambre, en me contentant de
quelques brèves observations. Mais la déposition talentueuse et iconographiée de
nos amis, quoi qu’adversaires, du Burkina Faso m’oblige à en accroître quelque
peu l’importance.
Mardi dernier dans l’après-midi, M. Jean-Pierre Cot vous a présenté une grande
abondance de documents, à vrai dire bien hétérogènes, afin, précisément, d’illus-
trer la thèse qu’il avait pour charge de défendre, celle du cumul et de la concor-
dance des documents cartographiques.
Pour nous, bien sûr, cette démonstration présente en elle-même peu d’intérêt.
Chacun sait, en effet, ainsi que toutes les jurisprudences, y compris celles récentes
du Rann de Kutch et du Canal de Beagle , l’ont encore confirmé, que le cumul des

cartes, même à titre probatoire, ne saurait en lui-même apporter la conviction qu’à
titre parfaitement accessoire et très conditionnel.
Il y a tout de même, malgré tout, une vérité cartographique, qui, même si elle
n’est pas frappée au sceau de Thémis, mérite néanmoins qu’on lui rende les
égards qui lui sont dus.

IV. L’ ANALYSE DE LA CARTOGRAPHIE

Mon exposé sera pour l’essentiel, ici, structuré en trois points successifs.
J’examinerai d’abord, et d’un regard critique, les critères de sélection des cartes
qui ont été utilisés par nos amis burkinabés, à l’appui de leur thèse de la constance
cartographique.
Je me pencherai ensuite sur ce qui en est d’ailleurs la suite logique, c’est-à-dire
sur cette notion intéressante de «profil général de la frontière», je reviendrai enfin
brièvement sur cette carte de 1960 de l’IGN au 1/200000 que le Burkina Faso
qualifie de testament — encore une terminologie bien juridique — du colonisa-
teur, pour vider la fausse querelle qui nous est faite à son égard.
Sur ce troisième point, je me ferai assister avec votre autorisation, Monsieur le

président, du témoignage éclairé de M. Didier Traoré, directeur national de la
cartographie et de la topographie du Mali, après la brève intervention duquel, si
vous le permettez, je reprendrai la parole pour conclure cette plaidoirie sur la
cartographie.
A. Tout d’abord, donc, les critères burkinabés de sélection des cartes .
Disons-le tout de suite, il y a eu sélection. La masse volumineuse des cartes qui
vous a été présentée mardi, était abondante, sans doute, disparate, oh combien,
mais pas exhaustive! Un certain nombre de documents démentant la thèse burki-
nabé de la concordance et de la constance des cartes ont été judicieusement omis
et renvoyés aux oubliettes. D’autres cartes ont été amalgamées, qui n’étaient que
des redites approximatives les unes des autres, ou qui n’émanaient pas, pour la
plupart, de cartographes rendus sur le terrain.212 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 22-24]

En ce qui concerne, en premier lieu, les documents omis, ou pour certains
d’entre eux, habilement réinterprétés, il y a d’abord pour nous tout de même une
source d’étonnement. Le Burkina Faso a plusieurs fois répété que, dans la zone en
litige, et particulièrement dans la région du Béli, la frontière entre les colonies
avait traversé les divers soubresauts des remaniements territoriaux en restant
d’une grande constance dans son tracé. S’agissant de cette région, mon ami et
condisciple M. Alain Pellet notait mardi dernier dans l’après-midi:

«La limite nord du cercle de Dori apparaît d’une extraordinaire stabilité.
Du début à la fin de la colonisation, elle est demeurée identique, en tous cas
dans sa partie orientale.»

(Incidemment, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, je me permets de
manifester d’autant plus mon assentiment à cette observation qu’ainsi qu’on l’a vu
ce matin, dans sa partie occidentale aussi, la frontière est restée d’une très grande
stabilité.)
Mais alors là où nous ne comprenons plus très bien, c’est pourquoi, alors que la
frontière est constante depuis le début de la colonisation, la partie burkinabé
s’abstient de produire un certain nombre de documents anciens, certes soumis à
caution du point de vue de la topographie, mais en revanche non dépourvus d’in-
térêt pour ce qui concerne le tracé des limites. Il s’agit en effet, encore une fois,
de rappeler qu’il y a lieu de dissocier les qualités topographiques des cartes de
leur aptitude éventuelle à figurer, correctement ou non, le tracé des limites admi-
nistratives et politiques. Du premier point de vue, le point de vue de la topogra-
phie, la République du Mali, quant à elle, s’en est toujours tenue aux constats

incontestable que les cartes anciennes sont aléatoires, lacunaires, souvent même
fantaisistes et qu’en revanche les cartes récentes, notamment celles de l’IGN de
1960, présentent à peu près toutes les garanties que l’on peut attendre de la carto-
graphie moderne. Mais en ce qui concerne la représentation des limites adminis-
tratives et politiques, que l’on ne peut de toute façon prendre en considération
qu’à titre de moyen de preuve auxiliaire, rien ne légitime qu’on évince des cartes
plus anciennes au profit des cartes modernes.
Or, on constate que le Burkina Faso n’est pas à cet égard soucieux d’une très
grande cohérence logique. Ainsi, il n’hésite pas à rejeter sans appel les cartes
anciennes qui sont contraires à ses vues en invoquant d’ailleurs certains docu-
ments, pourtant antérieurs, dont il pense tirer profit (voir annexe 124, 1899,
contre-mémoire du Burkina Faso).
Par exemple (document n o 1), la carte C/73 a été établie en 1899. Le Burkina
Faso la rejette. Elle est certainement très imprécise du point de vue topographique.
Mais quant aux limites politico-militaires, à l’époque, elle importait beaucoup à
celui sous les ordres duquel elle fut dressée, le général de Trintignan. Cette carte,
effectivement, ne présente pas de grand intérêt topographique comme l’avère par

exemple la mauvaise configuration du Béli. Elle est intéressante du point de vue
historique d’autant plus qu’elle remonte à une époque où le cercle de Dori n’était
pas encore constitué. Elle a été dressée sur la base de levés exécutés sur le terrain
par les troupes d’occupation. Ce qui est intéressant, c’est d’y constater que la
limite suit le cours du Béli, en séparant ainsi la région militaire nord de celle du
nord-est qui comporte la région de Dori. On peut d’ailleurs en montrer un agran-
dissement qui permet de mieux se rendre compte du tracé de cette frontière (c’est
bien entendu la même que celle que je viens de montrer il y a quelques instants).
Et nous avons retrouvé, quant à nous, plusieurs documents qui font également
passer la limite par le marigot du Béli. Nous allons nous permettre, si vous le
permettez, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, de vous en montrer
quelques témoignages:[86/8 : 24-26] PLAIDOIRIE DE M . DUPUY 213

o
Document n 2: voici la carte des Etats du Haut-Sénégal, Moyen-Niger et terri-
toires de la Haute-Côte d’Ivoire, échelle 1/1000000. C’est une carte de 1900. Ici
le cercle de Dori a déjà été constitué et le Béli constitue toujours le tracé de la
frontière.
Autre témoignage, document n o 3: voici la carte du Gourma. Cette carte est
intéressante parce qu’elle est déjà beaucoup plus exacte du point de vue topogra-
phique. C’est une carte datée, dans notre mémoire, de 1900-1901, mais à la
réflexion, le Mali pense que c’est une carte légèrement postérieure, d’une dizaine
d’années environ, si toutefois on se reporte à l’organisation territoriale qu’elle
figure. Elle est à l’échelle 1/1 000 000, c’est-à-dire à la même échelle que la carte
qui vous a été présentée précédemment. Voici une preuve de sa meilleure qualité

topographique: le tracé de la route qui va du gué de Kabia jusqu’à Fitili. Autre
témoignage: désormais, les collines qui se trouvent au nord de Béli sont égale-
ment figurées. Et il apparaît encore nettement que la frontière suit le cours du Béli
jusqu’à son terme.
On peut, dès cette époque, diviser le tracé en trois zones. Le première, c’est
celle que je viens d’indiquer, c’est la zone du Béli. La seconde, c’est déjà à
l’époque la zone des villages et cette zone est répertoriée de façon assez précise
parce qu’elle est déjà à l’époque bien connue de l’administration coloniale. Entre
les deux, il y a, si j’ose cette expression, une sorte de «ventre mou», c’est-à-dire
une vaste courbe concave qui correspond à une région dont nous savons qu’elle
sera pendant très longtemps inexplorée, c’est précisément la région de la mare de
Soum; région dont on sait qu’en 1943 encore, elle n’avait pas véritablement fait

l’objet de reconnaissanco systématique, c’est le moins qu’on puisse dire!
Enfin, document n 4: voici la carte de l’AOF, feuille de Tombouctou, établie
par le service géographique des colonies, édition 1903, échelle 1/2000000. (Je
demande à la Chambre de ne pas porter grande attention, encore que cela n’ait
rien d’outrageant, aux mentions qui sont portées en rouge ici et qui correspondent
justement à une préoccupation de rétablissement de la vérité terminologique en ce
qui concerne les acceptions du terme «région du Béli». Il se trouve qu’effective-
ment on parle du «Grand Béli» et du «Béli de Dori», mais ce n’est pas ici le
propos que j’entends illustrer.) Encore une fois, ce qui m’intéresse, c’est bien
entendu le tracé de la frontière qui suit le cours du Béli. Alors, ici d’ailleurs, je
voudrais tout de suite rassurer nos amis burkinabés car, à en croire évidemment

cette carte, les deux rives du Béli figurent, au moins dans certaines portions, dans
le Soudan, mais pour autant nous ne faisons pas de revendication territoriale de ce
type!
Une autre carte, jusqu’au début de la procédure orale, non produite, mais
présentée aujourd’hui à la Chambre avec l’accord de l’autre Partie, que nous
remercions pour sa courtoisie, est également tout à fait digne d’intérêt: il s’agit
de la carte routière du cercle de Gao (vous voyez que nous n’hésitons pas non
plus à citer des cartes routières), au 1/500000, d’après les itinéraires de MM. Les
officiers Pasquier, Vallié, Figeac, Bruhard et Plommier, et elle date du 15 août
1924, cette fois. Donc, évidemment, elle est d’autant plus intéressante qu’elle est
beaucoup plus tardive. Et bien, là encore, on trouve un tracé qui, du gué de Kabia,

placé ici, jusqu’au terme du Béli, suit le cours du marigot.
Alors bien sûr, à ce stade, on peut s’interroger sur une question qu’il est normal
que le Burkina Faso s’abstienne de poser: pourquoi, à partir environ de 1911,
pourquoi la frontière figurée sur beaucoup de cartes, pas sur toutes, saute-t-elle
par-dessus le Béli pour aller, sans explication apparente, sans texte réglementaire
le prévoyant, sans correspondance administrative le mentionnant, s’établir de
façon durable sur l’autre rive du Béli? On verra que les administrateurs des
régions concernées se sont eux-mêmes, à leurs moments perdus, posé la même214 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 27-29]

question, sans trop d’ailleurs s’émouvoir de ne pas y trouver de réponse, puis-
qu’aussi bien, ce n’était de toute façon pas chez Blondel La Rougery qu’ils
allaient prendre leurs ordres!
Nous nous sommes, quant à nous, posé le même problème et il nous est apparu
que l’on peut raisonnablement avancer une explication, une explication qui, préci-
sément, est d’ordre technique, purement cartographique.
Tous les hommes de cet art savent en effet combien il peut être souvent malaisé

de conserver aux cartes leur clarté et leur fiabilité, tout en portant, sur le même
accident, deux mentions, c’est-à-dire deux indications le concernant. Comment
porter sur leurs documents le signe conventionnel de délimitation, sans surcharger
du même coup le tracé représentant le Béli? Ils ont dû alors recourir à une
pratique fréquente en cartographie, dont M. l’ingénieur général Gateaud pourra
porter témoignage, qui consiste à décaler légèrement un tracé par rapport à l’autre.
En voici une illustration.
Carte n o 6: comme la Chambre aura pu le constater, il s’agit bien entendu d’un
montage. Nous avons juxtaposé un certain nombre de cartes, ou d’extraits de
cartes, qui figurent précisément des tracés frontaliers, et je dis bien, cette fois, des
tracés frontaliers et non pas des limites administratives. En effet, de gauche à
droite, voyons tout d’abord une frontière; une frontière internationale entre la
République du Mali et celle de Mauritanie, d’après le décret de 1944, confirmé
par le traité de 1963 et ici, c’est la carte qui illustre le traité. Elle a été dressée par
l’IGN et elle est au 1/200000. Le trait rouge que vous voyez ici figure le tracé de
la frontière, le bleu figure le marigot; pour autant, le texte du traité lui-même est
absolument dépourvu d’ambiguïté, la frontière court le long du marigot. Pourtant,

si l’on suivait une interprétation burkinabé, on pourrait avoir tendance à croire
que ces deux rives se trouvent du côté de la République du Mali. Dans le cas
suivant, je vais vous montrer deux figurations de la même frontière dont vous
verrez qu’elles utilisent chaque fois une figuration légèrement différente. Il s’agit
de la frontière entre la Côte d’Ivoire et la Gold Coast, c’est-à-dire le futur Ghana.
Elle est tirée, pour la première, du croquis boucle du Niger-Haute-Volta dressée
par le service géographique de l’AOF et dont l’original a été déposé au Greffe. On
trouve ici, à nouveau, le rouge qui est la frontière, le bleu le marigot. Là aussi,
nulle ambiguïté n’est possible, puisque le texte de la convention internationale
indique bien que le tracé suit le cours du marigot. D’ailleurs, et cette fois c’est
bien la même frontière, mais, sur une autre carte, on constate que la ligne rouge a
sauté de l’autre côté du marigot et pour autant la frontière elle-même, bien sûr, est
demeurée localisée sur ce marigot.
Là aussi, je prie respectueusement la Chambre de se rendre compte où abou-
tissent les techniques cartographiques burkinabés ou du moins leur interpréta-
tion. Dans un cas, cela voudrait dire qu’elles sont des deux côtés sur le territoire

de la Gold Coast, alors que, dans l’autre, elles seraient sur l’autre territoire. Là
aussi, il n’y a pourtant pas de doute possible, en raison des termes des textes juri-
diques.
Alors ici, c’est notre frontière. Vous aurez peut-être du mal à la reconnaître
parce que nous l’avons mise, pour les besoins de la figuration, la tête en bas, mais
il s’agit bien du Béli. Il s’agit du Béli tel qu’il est figuré précisément sur la carte
C/5 avec ici le marigot en bleu, et là, le tracé de la limite. Je dois reconnaître,
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, que l’explication que je viens de
présenter devant vous est une hypothèse, rien de plus, mais je vous demande de
la prendre en considération.
J’insiste tout de même sur le fait que ce problème proprement technique de
cartographie peut évidemment, à la longue, se traduire par des conséquences très
sensibles sur le terrain. Vous avez encore à l’oreille le témoignage du comman-[86/8 : 29-33] PLAIDOIRIE DE M .DUPUY 215

dant de Martonne, lorsqu’il se plaignait précisément de la fantaisie des copistes.
En particulier, on devrait à cela rajouter que, pour les besoins de la confection de
cartes de compilation, on est amené à associer différents documents cartogra-
phiques et que l’on procède à des agrandissements. Dans ces conditions bien

entendu, il peut se produire, si l’on n’y prend pas garde, et de toute façon c’est un
résultat quasiment mécanique de l’agrandissement, que l’écart figurant entre les
deux lignes, celle par exemple de la frontière et celle du marigot, cet écart s’ac-
croît très considérablement et ici une petite donnée d’arithmétique. On sait que le
décalage de position d’un détail, sur un plan de carte au 1/2000000, par exemple,
à un plan au 1/500000 est proportionnel au carré du rapport entre le 1/2000000 et
le 1/500000. Ainsi, si nous avons initialement un décalage de 2 millimètres sur la
carte au 1/2000000, l’agrandissement pour l’amener au 1/500000 nous amène à
16 millimètres, ce qui représente 8 kilomètres sur le terrain. Or, que l’on en
prenne bien conscience, les deux Parties sont aujourd’hui devant cette Chambre
pour un enjeu qui concerne à peu près des amplitudes de cet ordre, dans certaines
régions du moins. Par conséquent, une telle distance est loin d’être négligeable.
Mais pour en revenir au caractère critiquable des critères burkinabés de sélec-

tion des cartes retenues, lors notamment de la présentation de l’autre jour, ou dans
le cadre de leurs écritures, on signalera, précisément à propos d’échelle, qu’à la
page 150 de son contre-mémoire, le Burkina Faso rejette des cartes au
1/2000000, à cause de l’insuffisance de leur échelle. Mais c’est pour retenir,
aussitôt après, des cartes au 1/4000000!
Il est vrai que depuis, M. Alain Pellet nous a conviés à une audacieuse applica-
tion de la jurisprudence du Conseil d’Etat français en matière de délimitation des
communes, de laquelle il ressort que la juridiction du Palais Royal ne dédaignait
pas, en cas de litige, et faute de mieux, de se référer au plan cadastral. Hélas, il est
vrai qu’il n’y a jamais eu de cadastre à Dori ou à Mondoro, pas plus qu’à Bamako
ou à Ouagadougou, ce qui confirme bien, en effet, que Dori n’est pas Deauville!
Mais, de plus, pour en rester à des problèmes d’échelle, rappelons qu’un plan
cadastral est généralement établi au 1/500. Lorsqu’on sait, comme on vient de le

voir, que la Partie adverse invoque à l’occasion des cartes au 1/4000000, on
comprendra que la translation s’avère malaisée!
Mais la critérologie qui a été retenue par le Burkina Faso pour produire et
projeter devant la Chambre d’autres documents cartographiques, nous paraît
malheureusement tout aussi irrecevable que celle qui avait présidé à l’éviction des
cartes que nous venons de vous rappeler.
Un véritable critère déterminant, non exclusif, mais néanmoins essentiel, est
celui de l’origine des cartes: sont-elles reprises d’un fond antérieur, constituent-
elles en d’autres termes une copie seulement surchargée d’informations nouvelles,
ou sont-elles des documents de première main, dont le relevé et la figuration
procèdent directement d’un ratissage systématique du terrain cartographié? C’est
extrêmement important à savoir pour apprécier quelle peut être leur portée proba-
toire. Prenons un exemple emprunté précisément au plan produit l’autre jour
o
devant la Chambre, document n 7.
J’aurai ici reconnu le croquis portant la cote C/18, croquis de tournée chez les
Sonraï du Gorouol, datant de novembre 1922 et qui est effectivement intéressant,
pour savoir où se trouvaient stationnés à l’époque les Touaregs ou les Sonraïs.
C’est une carte thématique par excellence parce que précisément le propos de son
auteur était simplement d’indiquer où se trouvaient ces différentes ethnies.
Le propos de M. de Coutouly n’était pas du tout, à l’époque, de savoir exacte-
ment où passerait la rive du Béli. Ce qu’il a fait, c’est qu’il est allé effectivement
sur place, il a étudié les aires de stationnement des ethnies et puis il est rentré au
poste. Il a pris une carte, il a pris un calque, il a recopié les principaux traits de216 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 33-35]

cette carte sur lesquels il a porté la mention des informations qu’il était allé glaner
sur le terrain. Ou alors, si l’on refuse cette vérité de bon sens, il faudrait rendre
hommage aux pérégrinations de M. de Coutouly qui n’aurait pas hésité, par
exemple, à remonter fort loin, en amont et bien loin de son poste aussi, le cours

du Niger. Par conséquent une carte de ce type est certes intéressante d’un point de
vue ethnographique, mais certainement pas cartographique et encore moins juri-
dique.
A un autre endroit de la projection, on a pu penser que M. Cot s’était cette fois
reporté à des cartes de première main. Il présentait en effet dans sa nomenclature
sous le n o 11 le croquis de l’Afrique française au 1/1000000 et je cite sa déposi-
tion:

«Cette carte, ici l’édition de 1926, est intéressante car elle relève de la
catégorie des cartes «régulières» — expression utilisée par les géographes
pour marquer que ce sont des cartes de généraliste établies sur le fondement
des archives cartographiques. Elles sont levées sur le terrain par des carto-
graphes qualifiés.»
Ceci est parfaitement exact pour les cartes régulières. Malheureusement, il

s’avère que M. Cot a été mal renseigné car, précisément, si c’est l’édition de 1926,
cela ne oouvait absolument pas être une carte régulière. En voici la preuve (docu-
ment n 8). Ce document administratif mérite qu’on indique son objet, il s’agit du
tableau d’assemblage des cartes de l’Afrique occidentale française, c’est un docu-
ment qui est utilisé par les services de la cartographie pour savoir où ils en sont
concernant, précisément, l’état des relevés systématiques sur le terrain. Or, on
constatera ici que la seule région qui ait fait l’objet, à l’époque en 1926, de cartes
«régulières» est une région qui concerne la Guinée et le Sénégal. Ici, c’est une
région dans laquelle il y a eu des levés semi-réguliers, c’est-à-dire, pour être plus
précis, que ces cartes sont encore assez fiables mais moins que celles-là, dans la
mesure où les mailles du filet des itinéraires de levés sur le terrain sont déjà beau-
coup plus espacées. Mais ce qui est intéressant, c’est de constater surtout que dans
notre région les cases demeurent désespérément vierges. Par conséquent, il faut

bien admettre que les témoignages produits ne présentent pas les qualités tech-
niques que l’on aurait pu en espérer.
Pour en terminer avec l’examen de ces critères de sélection des cartes, je
voudrais très brièvement rappeler, Monsieur le président, que, finalement, nous
avons assisté l’autre jour à une projection très brève. On aurait pu multiplier à
l’infini ou presque le nombre des projections présentant des cartes sur lesquelles
la frontière passe nettement au nord du Béli. En effet, si l’on prend par exemple la
carte du BRGM dont nous avons tous pu apprécier les qualités esthétiques — c’est
effectivement une jolie carte — ou si l’on consulte les cartes Michelin, on ne sera
pas étonné de constater leur plein accord avec le tracé qui est porté sur la carte
IGN de 1960, puisque, comme l’indication en est portée en marge, leur fond de
carte est précisément fourni par cette carte de 1960.

B. Après avoir examiné les critères burkinabés de sélection des cartes, j’en
viens maintenant, Monsieur le président, au second point que j’avais annoncé:
l’analyse de l’argument de profil général de la frontière qui serait reproduit par la
masse de la cartographie.
On notera d’abord qu’on se situe ici, bien entendu, dans le prolongement direct,
dans la suite logique de ce qui précède. Si on examine des dizaines de copies aux
thématiques variées mais au fond de carte identique de la carte Blondel La
Rougery auquel on ajoute tout autant de copies de la carte de 1960, on ne pourra
en effet qu’avoir une concordance générale de profil.[86/8 : 35-37] PLAIDOIRIE DE M .DUPUY 217

Pourtant, même en partant de ce point de vue, l’effet multiplicateur n’est que
très partiellement assuré. Qu’on en juge plutôt à l’examen du document n o 9. Il
s’agit de la carte portant dans nos écritures la cote C/64.
Cette carte est intéressante à plus d’un titre parce que l’on y a reporté les

limites administratives telles qu’elles figurent sur différents documents. En vert,
au nord, voici la limite telle qu’elle figure sur l’ Atlas des cercles de Haute-Volta ,
c’est-à-dire sur une carte de 1925. En points rouges, il s’agit d’un autre atlas des
cercles, qui est l’ Atlas des cercles du Soudan français de 1925. Donc les deux
premières cartes sont des cartes d’atlas de cercles. C’est le trait noir qui figure le
tracé de Blondel La Rougery de la carte au 1/500000 de 1925 et le trait rouge
franc, ici, montre la frontière de la carte au 1/200000 de l’IGN, la carte de 1960.
Vous voyez là aussi que les distorsions sont de grande amplitude et, d’après nos
calculs, elles vont dans certaines zones jusqu’à 15 kilomètres d’amplitude. Là
encore, ai-je besoin d’insister, l’enjeu est considérable.
Par conséquent il paraît encore bien difficile de parler de constance et de
convergence des cartes, à moins, bien entendu, de se contenter d’une vision tout à
fait sommaire de profil général. Cette notion, avons-nous besoin d’y insister, est

de toutes façons totalement dépourvue d’intérêt et de pertinence juridiques?
J’avoue qu’elle m’a fait penser un petit peu à une sorte de version terrestre de
la théorie de la façade maritime consacrée en son temps par cette Cour, certes,
mais dans un tout autre contentieux, lui, de la délimitation du plateau continental.
Dans ce dernier, la façade maritime permet en effet d’indiquer l’orientation géné-
rale d’un prolongement naturel, d’une masse terrestre immergée. Mais ici,
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, je crois d’ailleurs ne pas avoir
de grandes difficultés à en convaincre nos amis du Burkina Faso, nous sommes
dans un contentieux de délimitation! Par conséquent, ce qui est en cause, ce n’est
pas un profil général, c’est la détermination précise des endroits par où passe la
limite administrative laissée d’une manière ou d’une autre par le colonisateur.
Il nous reste alors, Monsieur le président, Messieurs, à aborder le troisième et
dernier aspect de cette mise au point cartographique dont vous vous souviendrez

qu’il se rapporte à cette carte de 1960 au 1/200000.
C. La carte de l’IGN de 1960. Très brièvement, je dirai avant de passer la
parole, si vous m’y autorisez, à M. Traoré, qu’une assez vaine querelle me semble
avoir été cherchée tant à la Partie malienne qu’à l’Institut géographique national
dans cette affaire.
En ce qui concerne le Mali, je rappellerai très brièvement sa position constante.
Il reconnaît la grande qualité technique de la carte IGN de 1960, tant pour la
topographie que pour la toponymie. En revanche, parce que cela n’a rien à voir
avec la technique cartographique, il ne peut pas faire plus confiance à la carte de
1960 qu’à une autre pour déterminer par elle-même le tracé d’une limite adminis-
trative.
Quant à l’IGN, si elle avait pu savoir le procès qui lui serait intenté à propos de
croisillons tracés encore dans le contexte de l’administration coloniale, nul doute

qu’elle aurait, dès la publication de la carte, évité d’employer cette cause de
malentendu. Je passerai maintenant la parole très brièvement, si vous me le
permettez, à M. Diadié Traoré, directeur national de la cartographie et de la topo-
graphie du Mali. Après quoi je reprendrai la parole pour une brève conclusion de
cette plaidoirie.

L’audience, suspendue à 16 h 20, est reprise à 16 h 35218 [86/8 : 38-39]

EXPOSÉ DE M. TRAORÉ

CONSEILLER DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. TRAORÉ: Je vous remercie, Monsieur le président, Messieurs de la
Chambre, et je remercie également le chef de la délégation malienne pour l’hon-
neur qui est fait au très humble technicien que je suis de donner quelques expli-
cations sur la carte au 1/200000.
Cela dit, je dirai que mon aîné, ami et, pourquoi ne pas le dire mon ancien
patron, l’ingénieur général Jean Gateaud, a donné les critères d’analyse d’une
carte de ce genre, et, en tant qu’ancien technicien géographe du service géogra-
phique de l’AOF, je partage entièrement son point de vue relatif à ces critères qui
sont: d’abord, la fiabilité de la topographie; deuxièmement, la fiabilité de la topo-
nymie; et troisièmement, la fiabilité des positions des limites administratives.
Pour ce qui est de la carte au 1/200000, elle se suffit à elle-même pour donner
toutes les informations relatives à sa fiabilité. En effet, elle porte des inscriptions
marginales imprimées sur sa marge droite.
C’est ainsi que, pour la topographie, les informations imprimées sur cette partie
de la carte nous apprennent qu’elle est issue de l’exploitation de photographies

aériennes verticales. Donc, à l’échelle des sélections près, le fond topographique
de la carte au 1/200000 a la même valeur que la photographie du terrain. Donc
c’est l’exactitude même!
Maintenant, ce fond topographique (qui est exact) est-il (géométriquement)
semblable au terrain? La réponse à cette question est donnée par une inscription
portée sur la carte. Cette inscription nous apprend que:
— le canevas primaire est un canevas astronomique dont la précision est suffi-
sante pour l’échelle 1/200000;

— le canevas du levé (restitution) est un canevas de triangulation photographique
par fentes radiales (TPFR) dont la précision est également suffisante.
L’humble technicien que je suis était le chef de l’atelier de canevas de triangu-
lation photographique par fentes radiales (TPFR) 1/50000 au service géogra-
phique de l’AOF à Dakar.
M. Gateaud pourra en témoigner.
Donc, au point de vue couverture photographique aérienne, la carte au
1/200000 est exacte, elle est également exacte pour ce qui concerne son canevas.

Nous en venons maintenant au levé de la carte. S’agissant de cette phase de son
élaboration une inscription, également imprimée sur sa marge droite, nous apprend
que la carte au 1/200000 provient de la restitution des photographies aériennes
verticales préalablement interprétées. Le fond topographique est donc fiable.
Deuxièmement la fiabilité de la toponymie. Il s’agit des informations qui
concernent les noms des lieux. Nous savons tous que les satellites et les avions
survolent les territoires, photographient ou détectent les formations topogra-
phiques, mais les noms des lieux ne sont malheureusement pas encore inscrits sur
la terre et les satellites et avions photographes ne peuvent donc pas les collecter.
L’élaboration de la carte au 1/200000 issue de photographies aériennes comporte
donc une phase de départ sur le terrain qu’on appelle le complètement.
C’est au cours de cette phase que les opérateurs parcourent quasi systématique-
ment le terrain pour notamment identifier tous les lieux nommés sur la carte et
recueillir tous les toponymes. Une inscription imprimée sur la marge de la carte[86/8 : 39-41] EXPOSÉ DE M .TRAORÉ 219

au 1/200000 nous renseigne sur son complètement. Nous y voyons complètement
sur le terrain telle date (1958).
Autrement dit, tous les noms figurés sur la carte au 1/200000 ont été vérifiés
sur le terrain et l’opérateur a eu sous ses pieds les sites et détails auxquels ces
noms se rapportent; la toponymie de la carte au 1/200000 est donc l’exactitude
même.
En toponymie il y a également l’aspect de l’orthographe des noms. C’est ainsi

par exemple qu’on peut poser la question de savoir si pour dire «ou» il faut écrire
«ou» ou écrire tout simplement «w» ou encore «ü». Ces questions se résolvent
au bureau et ne sont pas essentielles pour la présente affaire.
L’essentiel pour la présente affaire est le positionnement de lieux nommés.
Ainsi, de ce qui précède, nous constatons donc que la toponymie de la carte au
1/200000 est l’exactitude même.
Pour la République du Mali, s’agissant de la topographie et de la toponymie, la
carte au 1/200000 est comparable à une photographie aérienne ou à des données
de télédétection du terrain sur lesquelles sont imprimés des noms recueillis sur le
terrain par des opérateurs qui se sont présentés sur les lieux mêmes auxquels se
rapportent ces noms. C’est pourquoi le Mali dit que la carte au 1/200000 est la
fiabilité même pour la topographie et la toponymie.
Maintenant il y a d’autres renseignements, il s’agit de la fiabilité des limites
administratives.
La photographie du terrain ne peut pas faire paraître les limites administratives
à moins que cela ne soit des limites cadastrales. Quand j’ai ma concession ou ma

maison clôturée, la photographie aérienne à grande échelle au 1/500 me fait voir
le mur de clôture. Mais les frontières, en principe, ne sont pas clôturées par des
murs. Même si elles étaient clôturées, pour que cela paraisse sur la photographie
au 1/50 000 où un dixième de millimètre est égal à 5 mètres il faudrait, pour être
décelées, deux dixièmes de millimètres; donc il faudrait que les frontières soient
clôturées par des murs de 10 à 20 mètres de large. Or cela n’est malheureusement
pas le cas et je crois que les gens n’ont pas d’argent pour clôturer leurs frontières
avec des murs de 10 à 20 mètres de large pour que la photographie à petite échelle
puisse les faire paraître. Donc la photographie aérienne dont est issue la carte au
1/200000 ne peut pas permettre de savoir où est la frontière. La frontière est une
convention dont le géographe n’est nullement responsable.
La fiabilité d’une carte n’est pas conditionnée par l’existence d’une frontière,
c’est ainsi qu’il existe au Mali, au Sénégal comme au Burkina Faso des cartes au
1/200000 qui ne sont pas du tout concernées par des frontières mais qui sont
fiables.
Pour nous géographes, la frontière, c’est l’accessoire, c’est ailleurs, nous
sommes d’abord des agents pour donner des éléments (de description de la terre)

pour tout le monde.
La carte est d’abord un instrument de développement. Celui qui veut y faire
figurer sa frontière (il) donne les éléments permettant de l’imprimer là-dessus.
Celui qui veut voir un autre thème qui le préoccupe (il) l’imprime là-dessus, mais
le cartographe est d’abord le descripteur du terrain. Les informations thématiques
sont imprimées après. La frontière est une information thématique.
J’étais au service géographique de l’AOF et il est vrai qu’à cette époque les
cartes au 1/200000 ne portaient pas d’inscription relative à la valeur des tracés de
frontière. Mais maintenant, on trouve imprimée sur la carte au 1/200000 une
mention par laquelle l’IGN renseigne sur la valeur des tracés de frontière qui y
sont figurés, et cela depuis que nous, cartographes africains et français, nous
sommes rencontrés en 1975 pour analyser objectivement la carte au 1/200000.
M. Gateaud (y) était présent.220 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 41-43]

Ainsi nous avons, cartographes français et africains, analysé ensemble la carte
au 1/200000, conformément aux critères évoqués ci-dessus, et convenu de ce qu’il
faut en penser au point de vue technique. Et depuis cette analyse, l’IGN, en accord
avec tous les Etats africains, a imprimé sur ses cartes ce qu’il faut attendre réelle-
ment des tracés de frontière figurés sur la carte au 1/200000, car la méconnais-
sance de la valeur de ce tracé posait des problèmes et entraînait des dissensions
entre Etats. Cette mention, qui est imprimée sur la carte, est la suivante: «Le tracé

des frontières figurant sur cette carte n’a pas de valeur juridique et ne saurait
engager la responsabilité de l’IGN.»
D’aucuns estiment que l’IGN, en reconnaissant cette vérité évidente d’ordre
technique, aurait agi sur les pressions du Mali. Mais cela n’est pas convaincant,
car nous savons que bien avant le séminaire de 1975, mon aîné et ami l’ingénieur
général Gateaud avait, en 1961, au nom de la puissance coloniale, officiellement
informé le Mali de l’inexactitude du tracé de la frontière figurant sur la feuille de
Djibo. Ce tracé était pourtant représenté en croisillons continus. Je lis la lettre,
avec votre permission, Monsieur le président:

«A noter que le village de Dioulouna est situé en territoire malien, subdi-
vision de Boni et non en Haute-Volta. Pour me permettre de procéder à une
rectification indispensable, j’ai l’honneur de vous demander de me préciser le
tracé exact de la frontière Haute-Volta/Mali dans la feuille de Djibo .»
On aura constaté que, dans cette lettre, mon aîné ne demande pas seulement de
préciser la frontière en un point, il (a) dit: «J’ai l’honneur de vous demander de
me préciser le tracé exact de la frontière Mali/Haute-Volta dans la feuille de

Djibo.» Autrement dit, le représentant officiel et authentique du service géogra-
phique de l’AOF avouait par là que son service ignorait par où passait la frontière
dans la feuille de Djibo, en totalité. Dès lors, soutenir que le compléteur aurait
cheminé cette frontière, accompagné des autorités administratives, n’est que pure
théorie, car si cela avait été exact, l’IGN aurait trouvé dans ses archives les chemi-
nements, mais si l’IGN pose la question par son représentant authentique, c’est
qu’il n’a pas cheminé et levé le tracé sur le terrain.
Et c’est pourquoi, pour nous, au Mali, les croisillons continus ou discontinus,
nous n’en faisons pas un problème. L’IGN a avoué (de) par son représentant
authentique, qu’il ne connaissait pas où passait la frontière et pour nous, s’il y a
testament (comme le Burkina le dit dans son contre-mémoire), c’est ça le testa-
ment de la puissance coloniale et non pas la carte. Parce que M. l’ingénieur
général Gateaud était effectivement le représentant légal de la puissance coloniale
défunte.
Et maintenant, que ce tracé n’ait pas de valeur, disons juridique, force de loi, là
également, ce n’est pas le Mali qui le dit — c’est M. l’ingénieur général Gateaud
qui le dit dans son Petit Atlas :

«On fit confiance aux «géomètres-arpenteurs jurés» qui sont devenus des
officiers ministériels ayant une charge officielle dont l’essentiel à l’échelon
national est de légaliser les titres de propriété. Les géographes n’ont pas reçu
d’attribution similaire donnant une «force de loi» aux travaux qu’ils ont eu la
charge de réaliser.» (P. 7.)

Voilà, Monsieur le président, la réalité même. Au service géographique de
l’AOF, nos travaux n’avaient pas force de loi parce que nous n’avions pas, bien
que nous soyons du corps napoléonien, la qualité de géomètre de jure. Ceux dont
les travaux avaient force de loi, ce sont les géomètres du cadastre. J’ai acquis cette
qualité au Mali, mais pas au service géographique. Et aucun agent du service
géographique de l’AOF n’était géomètre de jure. Il existait en AOF deux services.[86/8 : 43] EXPOSÉ DE M .TRAORÉ 221

Le service géographique de l’AOF chargé de la cartographie de la totalité des

territoires des colonies du groupe. Ses travaux étaient compliqués, sophistiqués,
mais n’avaient pas force de loi. Il y avait le service topographique fédéral qui
avait des appendices ou des représentations dans chaque colonie; on les appelait
les services topographiques locaux. Ces petits services s’occupaient de la propriété
foncière. Eux oui, leurs plans étaient les plans de cadastre et, moyennant certaines
conditions, avaient force de loi. Voilà la différence. Donc, je pense que nous, au
Mali, nous savions cela, c’est pourquoi nous ne faisons pas de querelle pour les
croisillons continus.
A partir du moment où nous savons qu’il y a des conditions pour que la limite
portée sur un plan puisse être considérée comme sûre, nous ne faisons aucune
querelle pour les croisillons: dès lors le signe conventionnel, qui n’a pas de valeur
par lui-même, peut être en trait plein, en croisillons continus ou discontinus. Dans

ces conditions, nous pensons donc qu’en imprimant sur la carte au 1/200000 la
mention qui renseigne sur la valeur des tracés de frontière, l’IGN n’a fait que son
travail et nous lui en savons gré.222 [86/8 : 44-45]

PLAIDOIRIE DE M. DUPUY (suite et fin)

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. DUPUY: Je vous remercie, Monsieur le président. Je serai très bref. J’ar-
rive effectivement au terme de cette plaidoirie et nous approchons même de la
dernière phase de l’ensemble de nos exposés puisqu’il appartiendra, juste après
moi, à mon ami M. Jean Salmon, de tirer des conclusions d’ensemble auxquelles
parvient la République du Mali concernant la détermination précise du tracé de la
frontière, secteur après secteur.
Je voudrais, quant à moi, ramasser brièvement en trois observations, les conclu-
sions auxquelles nous a conduit cet examen général du rôle et des fonctions que la
Partie burkinabé entend assigner à la cartographie dans la présente affaire.
En premier lieu, parce que le Burkina Faso est conscient de la grande rareté des
titres existants et de l’indigence de ceux qu’il produit, il a tenté, sans étayer en
droit cette innovation, de faire de l’ensemble de la cartographie un titre juridique.
Il a, qui plus est, de cette notion une conception assez envahissante qui n’a rien à
voir, comme ses plaidoiries orales du début de la semaine viennent encore de l’at-
tester, avec la contribution très conditionnelle et, de toute façon, très relative que

la totalité de la jurisprudence internationale, ancienne et contemporaine, a toujours
reconnu aux documents cartographiques. Ceux-ci sont admis, tout au plus en
quelques cas dus aux circonstances, à une valeur probatoire confirmative.
En second lieu, nous avons vu précisément que les caractéristiques de notre
espèce, créées par le droit colonial et tout autant, sinon encore davantage, par sa
pratique, n’autorisaient en rien l’attribution aux cartes d’une valeur normative. Les
cartes étaient des instruments précaires de l’administration: elles sont restées,
jusqu’au milieu des années cinquante, sans grande garantie technique, et elles sont
restées, jusqu’à la fin de la période coloniale, sans aucune valeur administrative.
Enfin, en troisième et dernier lieu, une analyse de leur ensemble, et non d’une
sélection habilement présentée, interdit une nouvelle fois, dans cette affaire
comme dans celles qui l’ont précédée, de voir dans leur cumul tronqué la fiabilité
et la constance qui n’auraient de toute façon pas suffi à en faire un instrument de
preuve, encore moins un titre juridique autonome. On comprend aussi bien,
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, que la Partie qui nous est
opposée, perçoive alors toute la précarité de ses positions. Par la technique et le

talent de ses avocats, elle avait un moment cru camper sur des positions impre-
nables, bardées de titres, fortifiées de preuves, protégées par des assurances
inébranlables. Nous avons vu pourtant quelle était la consistance de ces défenses.
L’argumentation burkinabé n’est pas un donjon inexpugnable, mais un château de
cartes! Je vous remercie, Monsieur le président, Messieurs les juges, pour la
patience et la bienveillante attention dont vous avez bien voulu faire preuve à mon
égard et je vous prierai de bien vouloir donner la parole à M. Jean Salmon.[86/8 : 46-47] 223

DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M. SALMON

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. SALMON: Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, ce matin
M. Raymond Ranjeva, conseil du Gouvernement malien, a exposé à la Chambre
les raisons pour lesquelles il existe, à propos de la partie occidentale de la fron-
tière contestée par les Parties, un titre juridique écrit dont la validité constante a
été démontrée: l’arrêté général 2728 du 27 novembre 1935, confirmé d’ailleurs
par son homologue de 1945.
La Chambre me permettra de résumer, en quelques mots, les raisons pour
lesquelles cette validité est certaine.
On ne reviendra pas sur l’absence d’abrogation expresse. On ne reviendra pas
non plus, sur le fait que, chaque fois qu’il y a eu de légères modifications, une
législation postérieure a remis les choses en état, ce qui n’a pas été fait ici.
Restons à l’essentiel.
Dans leurs plaidoiries, les conseils du Gouvernement du Burkina Faso ont à
juste titre exposé, qu’à défaut d’abrogation explicite les deux arrêtés généraux de
1935 et de 1945, leur abrogation tacite suffisait. Et selon eux, elle était prouvée.

Mais ainsi que l’a souligné M. Raymond Ranjeva, pour qu’il y ait une abroga-
tion tacite, encore eût-il fallu que l’arrêté général et la loi de 1947 aient été deux
actes incompatibles, entrant en conflit par leurs termes, ou encore qu’il ait été
constant, c’est une autre façon de présenter les choses, que 2728 ait eu en 1935
un caractère modificateur de la situation antérieure à 1932.
Or cela, et c’est tout à fait crucial, Monsieur le président, Messieurs de la
Chambre, n’a jamais été prouvé ni par la Haute-Volta, ni aujourd’hui par le
Burkina Faso. Pour la bonne raison que ces villages ont toujours relevé du
Soudan. Et quand nous disons, ont toujours relevé du Soudan, ce n’est pas comme
cela est écrit dans les mémoires de l’autre Partie sans en apporter la moindre
preuve. Nous allons vous rappeler, si besoin est, les différentes raisons pour
lesquelles nous estimons que ces villages ont toujours relevé du Soudan.
M. Ranjeva a déjà abordé ce matin la question. Je voudrais cependant y revenir
un instant.
Il est tout d’abord incontestable, par les pièces fournies par le Mali, que les
autorités centrales du Soudan, comme les autorités locales, à tous les niveaux,

cercles, circonscriptions, subdivisions, ont toujours considéré ces villages comme
relevant du Soudan, et ceci depuis 1903.
Nous avons donné dans nos dossiers (les références aux documents se trouve-
ront au verbatim) des documents qui font état des états nominatifs des cantons,
donnant le nom de chaque village faisant partie du canton dès 1903. En 1904,
vous y trouvez la mention des villages que nous appelons aujourd’hui les quatre
villages (annexe D/6).
Si on prend, un petit peu plus tard, le recensement du canton de Mondoro de 1923
(annexe D/15) — je projetterai d’ailleurs tout à l’heure le croquis représentant
ce canton —, on y retrouve les noms des villages de Dioulouna, Douna et d’autres.
En 1927, le gouvernement de l’AOF demande à chacune de ses colonies de
faire un répertoire de ses localités, en exigeant un très grand nombre de préci-
sions: de quelle colonie, de quel canton, de quelle subdivision, ce village relève-
t-il? Tous les villages que nous appelons les quatre villages (pas Agoulourou, mais
en tout cas certainement Douna, Dioulouna, Koubo) se retrouvent dans ces docu-224 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 47-51]

ments relatifs au Soudan. Aucun ne se retrouve dans les mêmes documents relatifs
à la Haute-Volta (annexes D/23 et D/24).
Est-il une façon plus claire, plus nette pour le gouvernement de l’Afrique occi-
dentale française, de dire où se trouvent les villages, de qui ils relèvent, à quelle
colonie ils appartiennent?
Cela c’est pour avant 1932. Mais la chose se continue encore après le retour à
l’indépendance; on va trouver dans les dernières années avant l’indépendance,

dans le Journal officiel de la République française, les circonscriptions électorales
dont relèvent les villages en ce qui concerne par exemple les élections qui vont
avoir lieu dans les années 1955-1957 (D/123 bis, D/125, D/127). L’autre Partie n’a
jamais prouvé que les villages étaient alors classés en Haute-Volta, et pour cause.
Il faut ajouter à cela, le fait que les autorités fiscales (Dieu sait si les autorités
fiscales connaissent leur ressort, et on a rarement vu une autorité fiscale essayer
d’aller dans la colonie qui n’est pas la sienne!), que les autorités judiciaires, toute
l’administration traitait les villages comme soudanais.
Je n’ai pas compté, Messieurs de la Chambre, le nombre de pièces, mais il y en
a probablement plus de quatre-vingts qui, de 1903 à la date critique, montrent une
effectivité constante de la part du Soudan, et un sentiment constant, de la part des
autorités de celui-ci, que ces villages étaient soudanais.
Quelle est la portée de cette preuve? Certes, on pourrait la discuter. S’il y avait
une convention (hypothèse exclue dans le cadre de la souveraineté territoriale du
même colonisateur), s’il y avait une législation, une réglementation coloniale,
déterminant clairement que le village de Dioulouna devait se trouver en Haute-

Volta, il n’y a pas de doute qu’il faudrait conclure que pendant un certain nombre
d’années, le Soudan a eu tort de violer une disposition législative, qui faisait que
Dioulouna devait se trouver en Haute-Volta.
Mais comme la Chambre le sait très bien, il n’y a pas la moindre délimitation
réglementaire de cette nature, qui indiquerait que Dioulouna, Douna ou Kabou se
trouvent en Haute-Volta. Au contraire, il y a toute une législation qui montre que
ces villages ont toujours fait partie du canton de Hombori, ultérieurement de
Mondoro ou de Douentza, etc., en tout état de cause, des cantons soudanais.
Dans ces circonstances, à défaut de délimitation réglementaire ou législative
déterminant la limite dans cette région, ceci jusqu’à l’arrêté général 2728, tous les
actes suscités pris par le Gouvernement du Soudan, déterminant la composition de
ces cantons, actes accomplis souverainement par cette colonie, sont une preuve
par le contenu des différents éléments qui se trouvent dans les cantons. C’est en
quelque sorte une autre façon de prouver que ces villages sont soudanais, non pas
en disant que la limite passe par ici ou par là, mais en déterminant la liste des
noms des villages. La détermination par le contenu remplace une limite linéaire.
La contre-preuve peut être faite. Allez lire la liste des villages du Burkina Faso!

Que le Burkina Faso nous montre si, de 1903 à 1932, il a reçu ou il a réussi à aller
obtenir de l’argent des gens de Dioulouna, si le fisc de la Haute-Volta s’y est
exercé, si ce village relevait de cantons voltaïques?
Que le Burkina Faso ait le front de soutenir que les villages ne relevaient pas du
Soudan, en fait et en droit, à cette époque, est absolument à mes yeux incompré-
hensible.
Alors est-ce que les cartes sont susceptibles de renverser tous ces actes admi-
nistratifs coloniaux. Avant de poser la question, je crois qu’il faudrait peut-être
regarder ce que disent ces cartes! La Chambre aura remarqué que le Burkina
Faso, qui est habituellement féru d’arguments cartographiques, n’a apporté aucun
croquis détaillé de la région. Il n’a montré qu’une série de cartes générales. C’est
la théorie du profil général. Mais, quant à montrer des croquis détaillés de la région,
établis par des administrateurs voltaïques, on n’en n’a jamais vu aucun ! Alors que[86/8 : 51-54] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .SALMON 225

les autorités soudanaises en présentent plusieurs, qui ont un certain nombre de parti-
cularités que je soulignerai tout à l’heure. Envisageons tout d’abord la carte C/5.
Cette carte, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, me paraît particu-
lièrement intéressante et toujours pour les mêmes raisons. M. Pierre Dupuy a déjà

attiré l’attention de la Chambre à ce sujet et je ne manquerai pas d’y revenir. A
plusieurs reprises, le Burkina Faso, dans ses écrits, a répété que la frontière de
Dori était une évidence, que l’on n’avait pas besoin d’une délimitation, car elle
était évidente. Il ajoutait qu’elle était évidente par les cartes. Il vous a dit encore
que le cercle de Dori s’était formé dès le début du siècle, 1895-1900, à mon avis
d’ailleurs, cela n’est pas tout à fait vrai, je crois que c’est un petit peu plus tard,
mais enfin tant pis, s’ils sont remontés à ces dates là, tant mieux!
Que montrent les cartes à ce propos? Tout à l’heure, M. Pierre Dupuy en a
projeté un certain nombre concernant la région du Béli; en ce qui me concerne je
voudrais attirer l’attention de la Chambre du côté des villages. A côté du pano-
rama d’identité sélective que le Burkina Faso a présenté, il y a quelques jours, il
y a des cartes discordantes qu’on n’a pas estimé nécessaire de montrer à la
Chambre. Alors que peut-être, un point de vue objectif aurait au moins appelé à

les présenter et à les combattre.
La carte C/5 est cette fameuse carte du Gourma que nous avions présentée dès
le mémoire, comme M. Pierre Dupuy vous l’a dit tout à l’heure. Nous avions
pensé, d’abord, qu’elle devait dater de 1901-1902. Il semble aujourd’hui qu’à
cause des dénominations générales qu’elle comporte elle doit dater plutôt de 1909-
1910. Finalement, cela n’a pas énormément d’importance pour mon propos actuel.
Comment, avant 1910, présente-t-on cartographiquement la région des quatre
villages? c’est-à-dire la limite de Dori évidente par les cartes? Eh bien, c’est très
simple! l’évidence, Messieurs de la Chambre, la voici!
Vous trouvez ici le village de Dioulouna, vous avez là le village de Douna... Il
s’agit d’un extrait de la carte C/5, qui a été présentée d’ailleurs dans sa totalité
précédemment par M. Dupuy. Il vous avait montré, d’abord, le Béli, qui était tout
à fait à la droite et puis il avait indiqué ce qu’il a appelé le «ventre mou», c’est-

à-dire cette région qui est restée inexplorée pendant de très nombreuses années.
Puis on arrive dans la région occidentale, qui elle, a tout à fait été parcourue. Elle
est clairement parcourue. Tout ce que l’on aperçoit sur ce croquis est un levé, qui
a été fait par des militaires qui ont parcouru la région, qui ont levé le terrain et
ont rapporté des croquis dans leur cercle. C’est sur base de ces levés que la
présente carte a été dressée. Elle est extrêmement précise, aussi bien quant aux
toponymes — et vous voyez qu’ici on cite Mondoro, Dioulouna, en tout cas
Nyangassagou, Douna — qu’en ce qui concerne la frontière, qui passe à une
dizaine de kilomètres en dessous de la ligne Dioulouna-Douna.
Si l’on pouvait me donner maintenant la carte C/20 (audience de samedi, carte
no 2)? Cette carte, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, est une carte que
nous avons toujours considérée comme importante, parce qu’elle était jointe à la liste
des villages du canton de Mondoro de 1923 (annexe D/16, du 20 avril 1923). Vous y

retrouvez Dioulouna, Douna et ensuite Ourotongo par ici, et, encore une fois, la fron-
tière à une douzaine de kilomètres au sud, parallèlement à l’axe Dioulouna-Douna.
C’est un croquis au 1/500000 qui, encore une fois, est un levé par celui — un
certain Lugeol — qui l’a fait à Hombori, le 10 mars 1923. Le croquis est contre-
signé par le commandant de la région. Il était joint d’ailleurs à la liste des villages
et transmis à l’autorité supérieure pour la confection de ces fameux répertoires de
localités qui étaient nécessaires dans tout le Soudan.
J’ai ensuite deux croquis. Evidemment on va me dire qu’ils sont in tempore
suspecto. Il s’agit du document D/180 (n o 3 de l’audience de samedi). Il est daté
du 21 février 1948. Il montre que rien ne change, et que, apparemment, le fait226 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 54-56]

que, depuis 1920 et 1925, un certain nombre de cartes aient cru bon tout d’un
coup de représenter la frontière autrement, n’a en tout cas jamais eu pour effet de
changer l’opinion des administrateurs sur place qui, eux, imperturbablement,
continuaient, bien entendu, à gérer leurs cantons en se moquant pas mal de ce que
l’on pouvait faire dans les bureaux de Paris où on ne connaissait pas le terrain.
Vous voyez encore ici Orotongo, Dioulouna, Baneye, Toykana, Douna et
10 kilomètres en dessous environ une ligne frontière parallèle à l’axe Dioulouna-

Douna. La ligne passe bien au sud. o
Si M. Traoré veut bien projeter le document D/185 (n 4 de l’audience de
samedi), qui est un croquis du 20 mai 1953, vous retrouvez exactement la même
chose, un peu plus schématisée, toujours la même formule, toujours les mêmes
directions. Et lorsque vous verrez et examinerez de très près la fameuse carte de
1925, vous verrez qu’il est très clair qu’ils ont remplacé Mondoro par Dioulouna,
plus exactement placé l’un à la place de l’autre, ce qui d’ailleurs, dans une large
mesure, explique une des grosses erreurs de cette carte. Ce n’est pas la seule.
Il résulte de tout cela que l’argument cartographique ici joue contre le Burkina
Faso. Celles que l’on nous assène postérieurement n’ont pas pour effet de retirer
la conviction qui résulte des cartes qui ont été établies au début de la colonisation,
au moment où se formait la frontière nord de Dori, à l’époque tous les croquis qui
ont été faits par les officiers qui cheminaient leurs cantons. Pour eux il n’y a
jamais eu aucun doute que ces villages étaient soudanais, pas plus d’ailleurs que
pour toutes les autorités supérieures, vous le savez par les multiples exemples
d’exercice de compétence territoriale que nous vous avons fournis.

Il en résulte, Monsieur le président, Messieurs, que l’arrêté général 2728 de 1935,
lorsqu’il a placé ces villages dans le cercle de Mopti, n’a absolument pas fait de
modifications par rapport à ce qui existait. Il a précisé les limites, il ne les a
pas modifiées. Si on pouvait me dire: il y avait une description réglementaire avec
les points A, B, C, D, E, F, et on les a changés en G, H, I, J, K, alors on pourrait
admettre qu’il y a eu modification. Mais cela n’a jamais été prouvé par l’autre Partie.
Pour la première fois, en 1935, on procède à une description de cette limite. On
soutient que c’est une modification parce que les gars de Paris qui regardent leur
carte de 1925, laquelle est bourrée d’erreurs, ne trouvent évidemment pas ces indi-
cations sur leur carte. Ils s’en plaignent. Alors on dit: Ah! puisque ce n’est pas
sur la carte, c’est donc que ce n’est pas au Soudan. Il est évident que ce raisonne-
ment n’est pas sérieux.
Ce qui compte, ce n’est pas de déterminer ce qui est sur la carte, mais la façon
dont les colonies, qui étaient relativement autonomes à cette époque, concevaient
leurs territoires et l’administraient. Ce territoire, c’était leur domaine, qui n’était
d’ailleurs nullement revendiqué par l’autre — on en a des preuves — en tout cas
dans toute la région des villages. Dès lors, la description qui a été faite par l’arrêté

général 2728 est une description qui a un caractère non pas constitutif ou modifica-
teur, mais purement et simplement un caractère déclaratif de l’état de fait antérieur.
Je souhaiterais peut-être ajouter ces quelques éléments à ce qu’avait dit mon
collègue Raymond Ranjeva ce matin.
Dès lors, le seul texte qui gouverne cette partie de la frontière, le seul texte dont
on est sûr, une fois que l’on a pu renverser l’argument d’abrogation avancé par le
Burkina Faso, c’est ce texte de 1935 que l’autorité gubernatoriale a encore recon-
firmé en 1945. C’est important de le souligner car sinon le Burkina Faso préten-
drait bien entendu que 2728 était tombé dans les oubliettes. Heureusement, nous
avons de la chance, il a été répété en 1945.
En revanche, la lettre 191CM2 n’a jamais été qu’un projet abandonné par le
colonisateur. Le tracé qu’elle proposait reposait sur une description de la carte de
1925. On l’avait vraiment établi depuis Dakar sans se rendre compte exactement[86/8 : 56-59] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . SALMON 227

que la carte était absolument pleine d’erreurs. Il y eut des réactions de toutes
parts. Le gouverneur général en prit son parti et laissa tomber ce projet. Il y a eu
d’autres projets en 1937, on vous l’a signalé. Plus jamais personne n’a parlé de ce
projet de 1935. C’était un projet qui devait englober toute la frontière Soudan-
Niger. Le Niger a établi ultérieurement sa limite avec le Soudan sur de toutes
autres bases. On essaie de nous faire accepter, je m’excuse du jeu de mots, une
lettre fossile..., je ne pense pas que la Chambre se laissera prendre à ce petit

jeu.
Face, dès lors, à l’existence de deux titres juridiques qui, il faut bien le recon-
naître, sont accablants pour le Burkina Faso, celui-ci doit essayer — c’était sa
seconde tactique — de hausser certaines cartes — pourvu bien sûr qu’elles soient
favorables à sa thèse — à la dignité d’un titre juridique, équivalant à un titre légis-
latif ou réglementaire, et de leur conférer en tout cas un statut toujours supérieur
aux effectivités.
Je crois que M. Pierre-Marie Dupuy a montré à la Chambre que les cartes
n’avaient pas du tout cette portée éminente, que l’on a fait justice de toutes ces
théories originales du Burkina Faso, originales mais tout de même dangereuses.
Aucune d’entre elles, aucune de ces cartes, pas même celles qu’ils prétendent
de 1927, n’a été attachée à un texte réglementaire et n’a de valeur réglementaire.
Les considérer comme un titre-preuve, nous le voulons bien. Nous avons toujours
dit que nous reconnaissions que les cartes pouvaient être des titres-preuves, mais
alors, chaque fois, elles doivent être examinées à la lumière des circonstances; il
convient de peser le pour, le contre, de voir l’ensemble des critères.

A cet égard, il convient de rendre hommage à la typologie présentée par M. Jean-
Pierre Cot, en début de sa plaidoirie. Il avait exposé là un point de vue nuancé.
Mais enfin, à part quelques croquis à petite échelle levés dans les cercles par
des officiers de corps d’occupation et des administrateurs, que l’on peut considé-
rer comme ayant fait l’objet d’une très très grande attention, il faut bien recon-
naître qu’à part les cartes de l’IGN en 1958-1960 au 1/200000, toute la produc-
tion cartographique a peu de valeur scientifique. Contrairement à la contradiction
dans laquelle l’autre Partie a cru pouvoir nous enfermer, nous estimons que les
cartes au 1/200000 de 1958-1960 sont excellentes du point de vue topographique
et toponymique, mais qu’elles n’ont aucune valeur quant à la description de la
frontière parce que ce renseignement ne relevait pas de leur spécialité et, qu’en
tout cas, ils n’ont pas recueilli ce renseignement selon les règles qui auraient dû
être suivies.
La Chambre se trouve donc, en l’occurrence, devant une frontière dont la déli-
mitation peut être envisagée selon la dichotomie suivante: il y a d’une part une
partie de la frontière à propos de laquelle il existe un titre légal: l’arrêté général
2728 et son successeur de 1945; et de l’autre une partie de la frontière à propos

de laquelle il n’y a pas de texte, sauf sur un point — In Abao —, et éventuelle-
ment sur le gué de Kabia, nous y reviendrons plus tard, il en découle évidemment
que toute la question de la recevabilité ou du jeu des preuves va se présenter
d’une manière différente selon que l’on se trouve ou non face à un titre régle-
mentaire; puisque aussi bien les deux Parties s’opposent à l’ uti possidetis de facto
à la brésilienne, il n’est pas question de possession contre un titre. En revanche, là
où il n’y a pas de titre au-delà du champ d’application spatial de 2728, nous allons
devoir rechercher d’autres modes de preuve du legs colonial.
On peut donc résumer les choses ainsi: pour la partie de la frontière où il existe
un titre réglementaire, le rôle de la Chambre et des Parties est de rechercher quelle
est l’interprétation correcte de ce texte. Comment doit-on l’appliquer sur le
terrain? Et en revanche, pour la partie de la frontière où il n’existe pas de titre
réglementaire, il faut rechercher par d’autres sources quelle fut la volonté du colo-228 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 60-62]

nisateur, en particulier par l’exercice effectif des compétences territoriales et aussi
par certaines cartes; il n’y a pas de raison de rejeter les cartes par principe. Elles
doivent toujours être examinées en fonction de leur valeur intrinsèque.
L’évocation, dans la présente espèce, des preuves d’exercice effectif des compé-
tences territoriales, donc en un mot des preuves d’effectivité, devra se faire dès
lors d’une manière différente selon que l’on est dans le premier secteur ou dans le
second. Là où l’on a un texte réglementaire, on ne pourra pas aller contre ce texte.

On ne pourra utiliser les preuves d’effectivité que lorsque l’on pourra prouver
qu’elles sont conformes au texte, qu’elles viennent à l’appui du texte réglemen-
taire. Elles auront alors valeur confirmative du titre légal. Ces effectivités vont
permettre de nourrir, en quelque sorte, le texte par une interprétation concrète sur
le terrain. Au contraire, si les actes d’effectivité sont contraires au texte, ils ne
peuvent supplanter celui-ci; il s’agit d’actes d’usurpation auxquels on ne peut
accorder aucun effet juridique, ainsi que l’a bien montré le président Jiménez de
Aréchaga dans sa consultation jointe au mémoire burkinabé. Là où il n’existe pas
un titre réglementaire, les actes d’effectivité émanant des autorités administratives
constituent, à nos yeux, la principale preuve du legs colonial; ceci, vu la pauvreté
et en général la trop grande échelle des cartes qui ne peuvent pas nous aider à ce
point de vue. Donc, ici, l’effectivité joue un rôle supplétif, substitutif à l’acte
réglementaire défaillant. Le contrôle administratif, à défaut de textes réglemen-
taires, devient la preuve essentielle de la volonté de l’administration coloniale en
ce qui concerne la frontière. J’ai exposé hier à la Chambre que telle était bien la
manière dont avaient procédé les arbitrages internationaux exactement dans les

mêmes circonstances. A défaut de règlements, ils recouraient à l’activité adminis-
trative. Le présent exposé, dès lors, que je vais commencer aujourd’hui et conti-
nuer demain matin, va être consacré à la discussion des preuves d’effectivité le
long de la frontière et, par la même occasion, nous ferons la synthèse des éléments
de preuve pour les divers points de la frontière qui est revendiquée par le Gouver-
nement du Mali.
Je vais donc commencer ce soir avec la première partie de la frontière. Nos
amis burkinabés sont partis, en ce qui les concernait, réjouissais de la droite pour
aller vers la gauche. J’espère qu’on ne me reprochera pas que, pour une fois,
j’aille de la gauche vers la droite!
A partir du moment où il ne fait plus de doute que les arrêtés 2728 de 1935 et
2557 de 1945 offrent une description de la frontière de Yoro à la mare de
Kétiouaire le seul problème à résoudre est d’essayer de savoir où s’arrête, par où
passe cette ligne. Et le problème n’est pas mince. C’est d’assurer la traduction, sur
le terrain, de ces textes.
Avant de présenter à la Chambre les points qui, à l’estime du Gouvernement du
Mali, doivent être retenus comme frontaliers, qui sont d’ailleurs ceux qui figurent

dans nos conclusions provisoires, il convient, je crois, d’abord de répondre à
quelques arguments généraux présentés par le Burkina Faso dans ses écritures ou
au cours de ses plaidoiries à ce propos.
Un premier argument burkinabé consiste à dire que le tracé que décrivait l’ar-
rêté 2728 n’a jamais été matérialisé sur le terrain (contre-mémoire du Burkina
Faso, p. 64, par. 10). Cette observation est parfaitement exacte. L’argument est
cependant de peu de poids car il convient d’observer que le tracé proposé par le
Burkina Faso ne l’est pas davantage. Alors ici, c’est un match nul! Il est clair,
au demeurant, que si le tracé de 1935 avait été démarqué, je crois qu’on n’en
serait pas là. La question reste donc bien d’interpréter sur le terrain les arrêtés géné-
raux 2728 et 2557.
Un second argument, très sérieux, que mes amisAlain Pellet et Jean-Pierre Cot ont
tous deux soulevé, mérite de notre part des explications. Ce second argument burki-[86/8 : 62-65] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . SALMON 229

nabé consiste à s’étonner que les noms cités par le Mali dans ses conclusions ne sont
pas exactement les noms qui se trouvent dans le texte 2728 mais d’autres noms.
Je crois pourtant qu’il n’y a pas lieu de s’étonner. Puisque les arrêtés généraux
2728 et 2557 citent des noms de villages, il y a lieu de s’arrêter quelques instants
à cette notion de village. L’organisation administrative de l’Afrique occidentale
française était en fait un système gigogne; il y avait des colonies, qui elles-mêmes
étaient définies par le fait qu’elles étaient composées d’un certain nombre de

cercles, les cercles étaient définis par le fait qu’ils contenaient des cantons, et les
cantons étaient définis par le fait qu’ils contenaient des villages.
Dès lors, la frontière de la colonie était en même temps la frontière du cercle, la
frontière du canton, la limite du village.
La notion de village a retenu assez tôt l’attention de l’administration coloniale.
Il y a sans doute d’autres circulaires, puisque nous avons vu que, déjà dès 1903-
l904, il y avait des rapports, des listes de villages dressées par les administrateurs,
mais en tout cas, nous n’avons pu produire qu’une circulaire du 7 juin 1917, par
laquelle le gouverneur général de l’AOF avait donné des instructions sur la
manière d’établir un répertoire des villages de l’AOF, lequel devait donner la liste,
par ordre alphabétique, des villages de la colonie de la circonscription, avec
chaque fois indication du canton.
L’exécution d’une telle circulaire est en soi une preuve importante, car elle indique
de quel canton, et partant de quel cercle, de quelle colonie, relève chaque village
énuméré. De cette façon, le Mali détient la preuve, par exemple, que les villages de
Dioulouna et de Douna relevaient en 1923 du canton soudanais de Mondoro, et les

villages de Koubo du canton de Hombori (D/16). Ces renseignements sont confirmés
dans les répertoires des localités de l’AOF de 1927 (annexe D/23).
Pour apprécier maintenant la notion de village elle-même, il y a un autre docu-
ment législatif fort intéressant. C’est l’arrêté du lieutenant-gouverneur du Soudan,
du 30 mars 1935, dont nous avons donné le texte en annexe B/44, sur l’organisa-
tion de l’administration indigène, qui, lui, répète ce système gigogne, c’est-à-dire,
qu’il dit que «le canton est constitué par un groupement de villages, et par les
territoires qui en dépendent».
Et puis, l’article 2 dit que «le village représente l’unité administrative indigène.
Il comprend l’ensemble de la population y habitant, et tous les terrains qui en
dépendent. » Cet article est très important car il confirme qu’un village n’est pas
un point sur une carte; un village c’est une surface, il y a peut-être d’anciens
paysans ici qui le savent!
Il est constitué de tous les terrains qui en dépendent, et en particulier, dans la
région qui nous intéresse, des hameaux de culture. Comme on le verra plus loin,
ceci explique que le Mali cite Kounia qui est un hameau de culture de Dioulouna,
ou Selba et Oukoulourou, qui sont des hameaux de culture de Douna ; ou Koubo,

qui est un hameau de culture de Kobou. Et si nous avons cité ces noms, plutôt que
Dioulouna et les autres, ce qui aurait été plus facile, c’est simplement pour une
raison sur laquelle je reviendrai d’ailleurs plus tard, Monsieur le président,
Messieurs de la Chambre, c’est pour essayer de délimiter la frontière, avec la plus
grande finesse possible, ne pas se borner à des indications trop vagues.
La justification du choix de ces noms résulte donc dans le fait qu’il s’agit de
parties de villages, de hameaux qui font partie de ceux indiqués dans l’ar-
rêté 2728.
C’est donc une bien mauvaise querelle que le Burkina Faso poursuit à propos
de ces hameaux (contre-mémoire du Burkina Faso, p. 59).
C’est pour la même raison qu’il convient de repousser un troisième argument
burkinabé, selon lequel, le Mali utiliserait l’argument ethnographique ( ibid., p. 84,
par. 36), cet épouvantail que l’on agite régulièrement!230 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 65-68]

L’argumentation malienne n’est nullement fondée, quoiqu’aille répétant le
Burkina Faso, sur l’ethnie ou la nationalité maliennes. Elle est fondée sur le carac-
tère administrativement soudanais des villages. L’argumentation malienne, dite en
d’autres termes, n’est pas fondée sur une compétence personnelle; elle est fondée
sur une compétence territoriale.
Tout cela, à vrai dire, était déjà très transparent dans nos mémoire et contre-
mémoire.

Les villages relevaient des cantons soudanais; les terrains de culture relevaient
des villages soudanais.
Cette tentative d’effrayer la Chambre, en présentant le Mali comme fossoyeur
des frontières africaines par l’ethnographie, relève non seulement d’un procédé
douteux, mais révèle ce qui est bien pire à mon avis, une flagrante erreur de droit.
Le Mali revendique les villages administrativement soudanais, rien que ces
villages, mais tous ces villages, et dans leur extension légale.
Contrairement donc à ce que donne à penser à cet égard le contre-mémoire du
Burkina Faso, et encore récemment dans leurs plaidoiries, certains de ses conseils,
le Mali ne revendique pas des terres cultivées par des Maliens, mais des terres
relevant administrativement des villages maliens. Les choses sont tout à fait diffé-
rentes, et elles ont toujours été différentes.
Cette distinction a été faite avec une clarté lumineuse en 1913. Il s’agissait d’un
problème de terrains près de Yoro, du côté de la mare de Tassonga et de Lofou.
Un procès-verbal fut dressé, confirmé en 1943, puis encore d’ailleurs en 1964.
On peut relire ces textes, ils sont d’une clarté lumineuse!

On distingue parfaitement la limite du village qui, elle, doit être respectée. C’est
de l’extension du village qu’il s’agissait, non du peuplement.
Donc la chose est parfaitement bien comprise par les autorités locales, qui
distinguent très bien la différence entre l’extension territoriale du village et la
propriété privée.
L’administration qui n’était d’ailleurs pas méchante, disait aux villageois étran-
gers au village qu’ils pouvaient continuer à y cultiver des champs, mais avec l’au-
torisation du maire local.
Les choses étaient donc parfaitement claires. J’espère que, maintenant, il en
sera fini avec cet argument-là.
Un quatrième argument burkinabé consiste à soutenir que, puisqu’il y a égale-
ment des nomades dans la zone sédentaire, le simple exercice d’une compétence
personnelle n’est pas signe de compétence territoriale (contre-mémoire du Burkina
Faso, p. 48, par. 41).
Le Mali ne le conteste nullement. La phrase en question est d’ailleurs emprun-
tée à son mémoire. Le Mali n’invoque nullement une compétence personnelle
dans la région sédentaire. Il invoque une compétence territoriale.

L’argument relève donc à nouveau d’une déformation de l’argumentation
malienne, et d’une méconnaissance (je suis désolé de le dire) de notions juridiques
tout à fait élémentaires.
Un cinquième argument burkinabé consiste à reprocher au Mali un recours à la
tradition orale pour la détermination de l’extension des villages. Une critique de
ce genre apparaît dans le contre-mémoire du Burkina Faso:

«La tradition orale n’est pas une modalité de publication des actes en droit
colonial français. De plus, le choix des points de repère, en clos, en forme de
mosquée, affleurement des pierres blanches, baobabs plantés au sud de Selba,
sont des indications qui ne correspondent pas aux exigences de la détermina-
tion d’une ligne sur le terrain et qui ne se trouvent reportées sur aucune carte
ou croquis.» (P. 92, par. 47.)[86/8 : 68-71] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . SALMON 231

Oralement, il nous a été reproché de faire remonter la tradition à l’homme de
Neanderthal. Nous y reviendrons. Malheureusement nous n’avons pas réussi,
hélas, à le toucher jusqu’à présent.
Quoi qu’il en soit, nous sommes au regret de trouver l’appréciation générale de
nos amis burkinabés erronée. Elle est entièrement empreinte d’ethnocentrisme et
du plus mauvais aloi. Car cela n’a évidemment pas été, nous allons le démontrer,
la position des administrateurs pourtant français coloniaux, lorsqu’ils étaient saisis

de problèmes de ce genre. Quel est le problème en effet? La réglementation en
vigueur définit l’extension du village, je citais le texte il y a un instant, en disant
«tous les terrains qui en dépendent». Qu’est-ce que c’est que les «terrains qui
dépendent d’un village»? Il n’y avait pas, à la période coloniale qui nous inté-
resse, de cadastre communal (mesure soit dit en passant non de publication mais
de «publicité»). Il y a des cadastres communaux dans certaines villes d’Afrique,
mais en tout cas il n’y en avait certainement pas dans la région qui nous intéresse,
sinon les Parties n’auraient pas manqué de les produire pour prouver exactement
la limite des villages.
Soit dit en passant, de là, le caractère totalement inapplicable, pour des raisons
de fait, de la jurisprudence très intéressante d’ailleurs du Conseil d’Etat, jurispru-
dence savamment relevée par M. Alain Pellet. Mais, on le sait, Royan n’est pas
Dori, et Djibo n’est pas Deauville. Il n’y a pas ici de cadastre. Comment à défaut
de cadastre prouver l’extension d’un village, si ce n’est par la tradition orale des
notables?
C’est au demeurant cette tradition que les arrêts du Conseil d’Etat envisagent à

défaut de cadastre. Il faut se tourner vers «les usages et les convenances». Alors
qu’est-ce que le Burkina Faso nous reproche?
Il suffit de regarder comment on a procédé lors de la rencontre de Yoro du
26 juillet 1913 (annexe D/9):
«nous nous sommes rendus sur les lieux [c’est le commandant de cercle qui
parle] accompagnés de Djika Mamaré, chef de Baraboulé, et Kouka Horé
Péla, chef de Yoro, et plusieurs notables des deux cantons, qui nous ont
indiqué les emplacements de Tassonga et Lofou».

Et que font les administrateurs occidentaux, qui eux ne sont pas ethnocentriques?
Ils remarquent «un bouquet d’arbres, composé d’un gros tamarinier et de trois
autres petits tamariniers ... placés en arc de cercle, qui ont été choisis comme
point de repère». Et ils ont «fait connaître aux indigènes que cet endroit serait
proposé pour relever de l’autorité du chef de Yoro, conformément à la tradition».
Voyons encore la pièce D/10, où l’on insiste sur le fait que les points de repère
choisis sont le marigot de Tassonga et le bouquet d’arbres. Il est vrai qu’il ne
s’agit pas de sapins de Savoie ou de chênes de la forêt de Compiègne. Ici, dans

ces régions, ce genre d’élément a toute sa signification.
Ce procès-verbal est confirmé le 31 mars 1944 par les commandants de cercle
de Ouahigouya et le chef de subdivision de Bandiagara, qui, en présence des chefs
locaux, précisent au surplus la position du village de culture de Ouri. Le procès-
verbal des opérations de délimitation entre les cercles de Dori, Niger, et Ouahi-
gouya, Soudan, du 16 novembre 1943, adopte comme délimitation un bas-fond
boisé, un ancien cimetière, un gros baobab (annexe 133, p. 10, 11 et 12). De même
la légende de la carte au 1/200000 comporte-t-elle des indications comme
baobabs, cotonniers, caféiers, arbres isolés, mosquées, etc.
Il n’y a rien d’étonnant par conséquent que la tradition orale se soit fixée sur
des notions telles que l’affleurement de pierres blanches du Tondigaria.
L’enclos en forme de mosquée, un baobab, ce sont des points de repère aisé-
ment discernables, et l’on peut comprendre que la population locale s’y attache.232 DIFFÉREND FRONTALIER [86/8 : 71-74]

Enfin, il n’y avait pas qu’elle; puis-je rappeler que la commission mixte, en 1972,
a pris acte des déclarations des notables à cet égard?
L’argumentation burkinabé dans cette région repose sur quelques postulats. Les
cartes seraient un titre de compétence, et c’est pourquoi la région des villages
ferait partie du Burkina Faso. Au surplus, de toute façon, à part pour Diounouga,
le Mali ne citerait aucun acte d’administration effective. Nous ne reviendrons pas
sur la démonstration qui a été faite par le professeur Dupuy, sur la valeur des

cartes comme titre-preuve et sur leur hiérarchie, ni sur celle de M. Ranjeva, sur
les titres dont le Mali peut se targuer. Dans ces conditions, la seule issue juridique
pour le Burkina Faso, pour repousser l’inéluctable dans cette région, serait de
prouver qu’il y a eu un comportement des autorités administratives voltaïques
contraire à ce texte, et que ce comportement, accepté de manière claire et certaine
comme étant du droit par le Soudan, a fait l’objet d’un acquiescement par celui-ci.
Car, les deux Parties admettent la règle proposée par M. Jiménez de Aréchaga:
pas de possession contre un titre, sauf si on peut prouver que finalement il y a eu
une possession acceptée, auquel cas on revient au principe de l’accord sous une
autre forme. Donc, il faudrait que le Burkina Faso prouve, d’une part, qu’il y ait
exercé des effectivités et, d’autre part, que le Soudan les ait acceptées dans cette
partie, puisque nous avons un titre législatif jusqu’en 1945.
Hélas, en ce qui concerne les effectivités dans cette région, le Burkina Faso, qui
fait la moue à propos des preuves maliennes, n’a pas grand chose à offrir. Selon le
contre-mémoire du Burkina Faso: «le rapport du commandant de cercle de Ouahi-
gouya pour le mois de décembre 1930 en dit plus long que de savants discours».

Relisons quelques extraits de ce texte:
«A parler franc, il faut l’avouer, notre action dans cette région est surtout
théorique et nous restons la plupart du temps dans la plus complète ignorance
de ce qui s’y passe. Nous ignorons tout de la vie courante de tout ce pays.»
(Annexe 126, et contre-mémoire du Burkina Faso, p. 83, par. 34.)

En effet, ce texte en dit plus long que de savants discours sur l’occupation
depuis toujours par le Burkina Faso de cette région!
Sur le plan concret, à part un texte qui prouve que Diguel est burkinabé, ce que
nul ne conteste ou que la compétence voltaïque s’étendait jusqu’à Selba, ce qui
n’est pas davantage querellé puisque Selba est frontière, le Burkina Faso n’apporte
pas la moindre preuve d’effectivité en ce qui concerne les villages se trouvant
dans la région couverte par le titre réglementaire malien.
Face au silence et à l’ignorance des administrateurs voltaïques, comparons la
netteté des prises de position du canton sédentaire de Hombori qui connaît sa
composition en villages, l’extension de ceux-ci et les administre. Le dernier refuge
des burkinabés est dès lors l’argument d’autorité, l’intime conviction de la sous-
commission juridique de l’OUA.

Je crois que, après ces quelques explications de caractère général, je me permet-
trai, si la Chambre le veut bien, demain de la conduire à mon tour pas à pas dans
le marécage.

L’audience est levée à 18 h 2[86/9 : 4-6] 233

C 2/CR 86/9

DIXIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (21 VI 86, 10 h)

Présents : [Voir audience du 16 VI 86.]

M. SALMON: Monsieur le Président, Messieurs de la Chambre, après vous
avoir présenté hier quelques généralités sur la région couverte par le titre que
possède le Mali, c’est-à-dire l’arrêté 2728, je voudrais maintenant, si la Chambre
veut bien, envisager concrètement chacun des points que le Mali propose comme

cheminement de la frontière, depuis le début jusqu’à la fin. Cela sera d’ailleurs, o
en tout cas 1u départ, illustré pour la première partie par la carte C/6 (carte n 1
sur la liste de la séance de samedi).
Le point de départ c’est le village de Yoro. Je pars donc pour le moment du
texte de l’arrêté; le village de Yoro ne pose aucun problème, il n’est pas contesté
par le Burkina Faso que ce village appartienne au Mali. Il n’est d’ailleurs même
pas représenté sur cet extrait de carte, il est un petit peu au-delà, à l’ouest.
Le premier point que nous proposons est Lofou, la Partie burkinabé s’en est
étonnée dans ses écritures. C’est plutôt nous qui sommes étonnés parce qu’il

semblait que ce point était non contesté. Le point de Lofou est fixé par le fameux
procès-verbal du 26 juillet 1913, qui a été confirmé le 31 mars 1944 et encore le
14 mai 1964. Il s’agit d’un point tout à fait incontestable (mémoire du Mali,
p. 269-270).
Selon notre point de vue, la ligne droit alors suivre les limites des terrains
dépendants des villages, mais sur ce point ce n’est peut-être pas la peine de faire
de longues recherches, le Mali n’a aucune difficulté à accepter la ligne qui se
trouve actuellement sur la carte au 1/200000 jusqu’au point où la ligne s’oriente
vers l’est en direction du nord de Diguel.

A partir de là, en effet, se pose pour nous le problème de l’extension du village
de Diounouga ou Dioulouna dont il est, je pense, aujourd’hui tout à fait assuré
qu’il est malien.
La Chambre voudra bien nous dispenser de la fastidieuse lecture des très
nombreux documents que nous avons présentés sur Dioulouna ou Diounouga et
qui prouvent que ce village a toujours été administré par le Mali de 1903 à nos
jours en passant par la date critique (mémoire du Mali, p. 271-274, et contre-
mémoire du Mali, p. 141-143). La Chambre aura remarqué que le Gouvernement
du Burkina Faso, qui a un sens assez aigu des expressions, a estimé qu’il s’agis-

sait d’«arguments ténus qui relèvent davantage de la rumeur que de la preuve»
(contre-mémoire du Burkina Faso, p. 62). Rumeur sans doute, mais alors je crois
que c’est une question d’oreille. La Chambre aura noté que du côté burkinabé il
n’y a pas de rumeur du tout.
La difficulté en ce qui concerne Dioulouna concerne la détermination exacte de
l’endroit où finissent les limites de Dioulouna et où commencent celles du village
de Diguel.
Les croquis faits par les administrateurs des cercles, que j’ai projetés hier, la

Chambre s’en souviendra, font passer la frontière à une douzaine de kilomètres au
sud du village. Ces éléments sont des premiers éléments cartographiques, mais ils

1Voir ci-après correspondance, no 153.234 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 6-9]

ont une grande valeur probante, parce que ce sont des levés qui ont été faits par

des hommes de terrain qui connaissaient exactement l’extension de leur canton et
de leur village. Ceci est confirmé par les déclarations, qui ont été recueillies en
1972, par la sous-commission technique mixte Haute-Volta/Mali. Les membres de
la sous-commission s’étant rendus sur le terrain, ont demandé aux populations ce
qui en était exactement.
Les différents hameaux de culture sont mentionnés dans ce texte. Dampsenodie,
etc.; tous ces hameaux se trouvent au nord de Diguel.
Avec quelques variations, on rencontre encore, parmi les éléments donnés par
les notables, l’idée d’un enclos en forme de mosquée ou le Tondigaria.
Le Burkina Faso croit pouvoir tirer argument du fait que, puisque l’arrêté 2728
cite Dioulouna en disant: «laisse Dioulouna au Soudan» et ne parle pas de
Diguel, la ligne frontière passerait plutôt près de Dioulouna que de Diguel parce

que sinon, selon lui, on aurait plutôt dit: «laisse Diguel à la Haute-Volta». Cet
argument n’est évidemment pas très sérieux, parce qu’évidemment, comme le
cheminement se faisait dans un certain sens, on relevait tout ce que l’on laissait à
droite, et on n’allait pas commencer à dire: on laisse à droite quelque chose et on
laisse à gauche quelque chose, cela c’est la première observation.
Donc, cet argument, le fruit d’une lecture naïve des documents cartographiques.
Les villages ne sont pas des lettres imprimées sur des papiers; ce sont des
surfaces, ce sont des terrains implantés sur le sol. Chacun sait qu’à la campagne
on peut avoir un village qui a une extension énorme alors que son nom est écrit en
tout petit sur la carte et qu’au contraire il y aura des grosses lettres pour une ville
qui peut en fait être beaucoup plus petite qu’un village. La façon correcte de

procéder est de rechercher exactement comment, sur le terrain, le village s’étend.
Dioulouna et Diguel s’arrêtent quelque part et il faut le déterminer aussi scientifi-
quement que possible. Nous avons essayé de rechercher un certain nombre d’élé-
ments pour dire où ils s’arrêtent. Jusqu’à présent, comme l’autre Partie s’est
bornée à dire que Dioulouna n’était pas du tout malien, elle n’a évidemment guère
collaboré sur ce point à la preuve pour expliquer où s’arrêtait Diguel. Et comme il
faut le faire — si on n’est pas d’accord avec l’endroit où nous l’arrêtons — qu’on
nous apporte alors des contre-preuves.
Toujours selon les travaux de la sous-commission technique, dès 1972, les
terres de culture de Dioulouna s’étendent jusqu’à Kounia. Voilà! et même, selon
un autre document, ce serait éventuellement à 3 kilomètres au sud de Kounia. De

là, le fait que la frontière passerait depuis l’enclos à un point situé à 3 kilomètres
en dessous de Kounia.
Les localités qui sont ensuite mentionnées par les deux arrêtés généraux de
1935 et de 1945 sont Oukoulou et Agoulourou.
Comme la Chambre le sait, ces villages ne sont pas des villages proprement
dits, mais des hameaux de culture de Douna. Il est vrai qu’il a toujours été incon-
testé que Douna était malien, puisque Douna est bien au-dessus de la frontière
reproduite sur les cartes. D’après la carte du Niger-Moyen du lieutenant
Desplagnes de 1905 (carte C/7, projetée ce samedi sous le numéro 6) 1, on voit
apparaître ces deux villages de Oukoulou et de Agoulourou qui n’existent plus
aujourd’hui, ou en tout cas qui n’existent plus aujourd’hui sous cette appellation.

On retrouve sur cette carte Mondoro, Dioulouna et Douna, ainsi que cette espèce
de ligne droite Dioulouna/Douna, qui, régulièrement, sur tous les croquis exécutés
à l’époque par les chefs de poste, est toujours entourée, en quelque sorte, par une
espèce de protection à 12 kilomètres en dessous. Il apparaît nettement que Oukoulou

1Voir ci-après correspondance, no153.[86/9 : 9-13] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . SALMON 235

et Agoulourou sont bien dans le périmètre du canton de Mombori. Oukoulou et
Agoulourou ont sans doute disparu aujourd’hui comme toponymes mais, si on
superpose la carte C/7 sur la carte C/65, on se rend compte qu’il s’agit alors des
villages qui sont aujourd’hui Kounia et Oukoulourou.

De toute façon, la tradition orale, relevée également par la sous-commission
mixte de 1972, prouve que les travaux de piste de Douna s’arrêtaient à la hauteur
du baobab de Selba (annexe A/15). Cela est une chose importante, parce qu’il
n’est pas dans les habitudes d’une colonie d’effectuer les travaux de piste d’une
autre. Et plusieurs autres documents peuvent être cités ici en référence (D/142,
D/201 et D/203). Il y avait d’ailleurs, sur ce fameux baobab de Selba, une plaque
matérialisant la limite et, d’après un document que nous vous avons fourni (le
D/204), cette plaque a été enlevée par des inconnus en 1974. En conclusion, en ce
qui concerne l’extension des villages, la tradition, les cartes levées par les admi-
nistrateurs et le texte de l’arrêté 2728 sont autant de raisons de considérer comme
parfaitement raisonnable la ligne qui passe aux endroits que je viens d’indiquer.
Le point suivant mentionné dans la séquence de l’arrêté général 2728 est
Koubo. Sur la carte C/65 on ne trouve pas Koubo, nous avons Kobou ou Kobo.

Koubo en tant que tel n’apparaît pas sur la carte au 1/200000 dont ceci est un
extrait. En réalité, il existe un village de Koubo, qui est indiscutablement malien,
cela personne ne le discute, puisqu’il est au-dessus de la frontière sur la carte au
1/200000, et il y a un hameau de culture situé à 4 kilomètres environ au sud. Ce
hameau de culture est Kobou. Cela aussi avait été retenu par la commission mixte.
Selon la tradition, qui a été aussi relevée par la sous-commission mixte en 1972, la
limite se trouve sur le Tondigaria (annexeA/15). Ce dernier est la limite des terrains
de culture de Kobou. Tondigaria, on vous l’a déjà dit, est un affleurement de pierres
blanches très caractéristique, qui est reproduit sur diverses cartes et même sur la
carte géologique de Ouagadougou de 1961, la carte n o 17 du Burkina Faso. Le
Tondigaria comme limite est attesté par divers documents (D/142, D/200 et D/201).
La limite des terrains de culture des villages maliens, selon la tradition, corres-
pond dans les grandes lignes, à peu près jusqu’à cet endroit, aux croquis des chefs

de poste. Au-delà, les choses deviennent différentes. En effet, à partir du moment
où on quitte cette région qui a été parfaitement reconnue par Hombori, et cela
pratiquement dès 1903, on entre dans ce que plusieurs d’entre nous — je ne sais
plus à qui il faut attribuer cette qualification — ont appelé le «ventre mou» de
cette frontière. «Ventre mou» qui provient de ce qu’il n’y avait, d’une part, pas de
sédentaires et, d’autre part, pas de contrôle du terrain par les administrateurs: la
carte Blondel La Rougery de 1925 en fait foi, c’était une région «non parcourue».
Et les deux Parties ont toutes les deux reconnu, par divers documents, que c’était
une région très difficile d’accès. Ce n’est qu’assez tard dans la période coloniale
que cette région fut parcourue par les administrateurs. Partant du texte des arrêtés
généraux 2728 et 2557, la ligne frontière doit se poursuivre en passant «au sud de
la mare de Toussougou». La mare de Toussougou a aujourd’hui pour nom Féto-
Maraboulé.

Le Burkina Faso essaie de rejeter notre prétention sur base de deux arguments:
d’abord, en soutenant que Toussougou ne serait qu’une partie de la mare de Féto-
Maraboulé et que Toussougou se trouverait au nord de cette mare, ensuite, ils esti-
ment qu’une distance de plus de 10 kilomètres entre la ligne que nous proposons
et la mare de Toussougou n’est vraiment pas sérieuse.
Si le texte dit «passer au sud», je le reconnais, c’est une question où il faut être
raisonnable; il ne faut pas passer trop loin, il est sûr que si cela avait été 25 kilo-
mètres on l’aurait dit.
Mais je me permettrai de faire observer deux choses. D’une part, la mare de
Toussougou — contrairement à ce que l’on veut nous faire croire — ou la mare de236 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 13-16]

Féto-Maraboulé, c’est exactement la même chose. Les deux toponymes se trou-
vent sur les cartes, il n’y a aucune raison de prétendre que cette mare aurait un
autre nom lorsqu’elle s’étend. C’est exactement le même problème qui se pose
d’ailleurs avec la mare de Soum. Ce qu’il y a, c’est que la mare est plus petite en
saison sèche et plus grande en saison des pluies, mais c’est tout de même toujours
la même mare. D’autre part, si on prend la mare à son extension de saison des
pluies, nous ne sommes qu’à 9 kilomètres de Tondigaria, nous sommes donc dans

les limites de l’épure selon les exigences du Burkina Faso.
Enfin, troisième et dernier argument à cet égard, nous longeons toujours le
Tondigaria, ce qui est conforme à la tradition orale. Certes, cette tradition par voie
de témoignages de nomades peut être discutée: ces témoignages sont le plus souvent
postérieurs à la date critique. Et cela, je suis persuadé que nos amis du Burkina Faso
n’y manqueront pas. Mais, encore une fois, que peut-on offrir d’autre comme preuve
que, justement, ce que pensent les gens ou les plus vieux d’entre eux qui ont vécu
là. Qu’est-ce que l’on peut avoir d’autre? Je vous le demande.
A partir de maintenant, il n’y a plus de sédentaires, il n’y a plus que des
nomades avec des campements provisoires. Tout raisonnement fondé sur des
hameaux de culture n’est plus possible; la tradition est, à défaut de mieux, la
seule chose qui nous reste.
Nous pouvons, à la vérité, faire valoir deux éléments: une interprétation aussi
raisonnable que possible des textes 2728 et 2557 d’une part, une tradition orale,
d’autre part. J’ajouterai que, si dans cette région nous ne pouvons pas faire état
d’une activité administrative malienne, il n’y en a pas davantage de la part du

Burkina Faso.
La frontière passe donc ici, en dessous, au sud de la mare de Féto-Maraboulé.
Je saisis cette occasion pour signaler avec la plus claire netteté qu’une interpré-
tation correcte de l’arrêté 2728, qui, en tout cas, a vécu jusqu’en 1945 et qui,
selon nous d’ailleurs, continue à vivre, puisqu’il est encore aujourd’hui applicable,
rend totalement inapplicable le projet administratif de lettre 191CM2, qui finale-
ment n’a pas été édicté mais qui, lui, proposait quelques semaines auparavant un
point de coordonnées de latitude nord 14° 43 ′ 45ʺ et de longitude ouest 1° 24 ′ 15ʺ.
Ce point ne peut en tout état de cause être retenu, puisque aussi bien dans la même
période critique — nous sommes à quelques mois de distance de l’arrêté 2728 —
ce dernier ne retient pas ce point de coordonnées, que vous voyez ici figuré par
une croix rouge, c’est-à-dire 14° 43 ′ 45ʺ de latitude nord et 1°24 ′15ʺ de longitude
ouest. Ce n’est pas du tout ce point qui est retenu par le lieutenant-gouverneur
général, mieux informé quelques mois plus tard, qui a tout à fait abandonné le
tracé exposé dans la lettre 191CM2. Il a choisi de passer en dessous de la mare de
Toussougou.
Même si on prétend qu’on descend trop bas, même s’il fallait admettre que la

frontière passe à 10 centimètres au sud de la mare de Toussougou, il n’en demeu-
rerait pas moins que cela exclurait le point de coordonnées de la lettre 191CM2.
Ce point-là, c’est uniquement le point qui est figuré sur la carte Blondel La
Rougery de 1925, et il n’a d’autre réalité que d’être sur cette carte. Il ne corres-
pond en tout cas pas à la volonté du législateur quelques mois après la fameuse
lettre qu’il a laissée tomber aux oubliettes.
Si le Mali fait passer la frontière le long du Tondigaria, ce n’est pas parce
qu’elle serait une frontière naturelle — bien entendu ce n’est pas du tout cela
l’idée —, c’est parce que les nomades de la région l’ont retenue, parce que pour
eux c’était facile. Les différents points retenus par le Mali, l’ont été parce que tous
ces points ont été cités par les nomades.
Il convient de signaler que la ligne qu’impose l’interprétation des arrêtés géné-
raux, à supposer qu’elle ait été aussi droite que possible, venant du sud de Diou-[86/9 : 16-19] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .SALMON 237

lana pour passer au sud de la mare de Toussougou, peut affecter l’appartenance de

la mare de Soum à l’un ou l’autre pays. Cette mare, il est clair qu’en 1935 elle
était ignorée, parce que, si elle avait été connue, l’arrêté général 2728 l’aurait
mentionnée. Encore une fois, si on ne l’a pas mentionnée, c’est parce que l’on ne
connaissait pas cette région. C’était le «ventre mou», qui n’était pas connu. La
mare de Soum n’apparaît que bien plus tard. Elle apparaît pour la première fois
en 1939 dans la pratique administrative et en 1950 sur une carte (C/39). Dans son
contre-mémoire, le Mali a retracé longuement toutes les notes antérieures à l’in-
dépendance relatives à Soum et il en découle, si on veut être de bonne guerre, que
les deux Parties considéraient la mare comme frontalière. Si on prend l’ensemble
des cartes, les remords de part et d’autre, il y a autant de notes du Mali qui
avouent qu’elle est frontalière que de notes du Burkina Faso qui le reconnaissent
également, bien que parfois les uns et les autres aient soutenu qu’elle était entiè-

rement à eux. Une note des services hydrauliques de la Haute-Volta de 1954
mentionne Soum comme un point triple entre le cercle de Dori, Ouahigouya et
Bandiagara (contre-mémoire du Burkina Faso, p. 123, par. 37, et annexe 143 bis,
no 220). Un accord postérieur à l’indépendance — bien sûr, il ne faut pas le
retenir, puisqu’il est en dehors des dates critiques — montre que les deux Etats
s’étaient mis d’accord pour partager la mare.
Alors il faut s’entendre maintenant sur la compatibilité que nous pouvons
établir entre cette possibilité de partage de la mare de Soum et la ligne du Tondi-
garia que nous proposons aujourd’hui. Il n’y a pas en vérité d’incompatibilité. Je
crois que l’on peut résoudre, à vrai dire, le problème en prenant pour base le fait
que la mare de Soum n’est pas spatialement une évidence.

Tout comme la mare de Toussougou ou Féto-Maraboulé, c’est une mare qui,
selon que l’on se trouve en saison sèche, ou en saison des pluies, a une extension
considérablement différente.
Comme on peut l’apercevoir sur la carte n o 17 déposée par le Burkina Faso
(no 207 de la séance de samedi), la mare de Soum est véritablement très étendue
(voir aussi carte C/45). La ligne frontière proposée par le Mali, qui quitte le
Tondigaria pour rejoindre la mare du Kétiouaire, traverse la mare de Soum. Il n’y
a pas d’obstacle à partir de ce moment à ce que Soum soit partagée entre les deux
Parties.
Elle est très longue, cette mare de Soum, elle s’étire très à l’est vers Gountou-
rényényé, et donc, on pourrait peut-être trouver là une explication des contesta-

tions byzantines à ce propos, qui font que dans certains cas on a dit qu’elle était
uniquement malienne, ou qu’elle était uniquement voltaïque ou qu’elle était fron-
tière, simplement parce que cela dépendait du moment auquel on l’envisageait.
En tout état de cause, et ceci est important, il doit être bien évident, que toute
activité voltaïque dans la direction de Soum, postérieure à l’arrêté général 2728,
est contraire à ce titre juridique. Si c’est le Tondigaria qui est la ligne frontière, il
est évident qu’à ce moment-là, si la Haute-Volta a fait des actes d’occupation à un
endroit de Soum qui ne serait pas du côté voltaïque de la ligne frontière, ce serait
une occupation à la Brésilienne, que nous ne serions pas prêts à accepter.
Il est évident que face à un titre juridique réglementaire, une activité illégale est
incapable de créer des droits pour la Haute-Volta.

Mais il faut remarquer que l’activité prétendue de nos amis burkinabés est ici,
en ce qui concerne la mare de Soum, plus apparente que réelle. Il faut regarder
pièce par pièce le dossier qui nous est présenté, et ne pas se contenter des procé-
dés rhétoriques par lesquels on nous le présente à la barre.
Le contre-mémoire du Burkina Faso, après avoir relevé que «la Partie malienne
est étrangement silencieuse sur cette portion de la frontière» et n’apportait aucun
acte d’administration effective» (contre-mémoire du Burkina Faso, p. 122), com-238 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 19-21]

mence à son tour à plaider les circonstances atténuantes lorsque c’est la Haute-
Volta qui est concernée.
Et que nous dit sur cette région le Burkina Faso? Il nous dit que la région se
prête mal à l’exercice d’une pratique administrative: «Toutefois son faible intérêt
économique et son caractère globalement peu hospitalier font que la pratique
administrative y a été assez limitée.» (Contre-mémoire du Burkina Faso, p. 97,
par. 3.) Et vous pouvez encore lire d’autres lamentations burkinabés des pages 120

à 122 et à la page 129, au paragraphe 44.
Et puis, après cela, on essaie tout de même de vous donner quelques notes, et
on sort un dossier qui est, je dois le dire d’une navrante vacuité.
On nous dit que jusqu’en 1943 aucun européen n’avait été dans la région; mais
il ne s’agit pas de Soum, selon le texte, il s’agit de Gountourényényé (contre-
mémoire du Burkina Faso, p. 121, par. 35). Même son de cloche dans un rapport
de 1954 (ibid.).
Et puis, il y a quelques textes, qui sont cités par le contre-mémoire malien et le
rapport hydrologique de 1954, qui eux, mentionnent la mare comme point triple.
Cela est acquis. Mais sinon, on nous offre des textes, qui sont hors-sujet, qui
concernent Gountourényényé encore, à la page 125, paragraphes 35 et 40.
On apprend aussi qu’un chef touareg de l’Oudalan est allé jusqu’à Soum (p. 127).
Mon Dieu, vu que la région était infestée de lions, c’était à vrai dire un acte de
courage; mais que l’on puisse qualifier cet acte téméraire, comme «attestant ainsi
l’appartenance de cette localité au cercle de Dori», il y a de quoi surprendre!
C’est me semble-t-il confondre magistralement compétence personnelle et

compétence territoriale.
C’est peut-être — on ne sait pas très bien à quoi il faisait allusion — ce que
mon ami Jean-Pierre Cot a qualifié de peuplement de la région de Soum; c’est
peut-être ce voyage qui, selon lui, était le début du peuplement, mais enfin nous
n’en avons guère de preuves.
Ensuite, comme autre argument, on nous parle du village de Kouna. Il est, nous
dit-on, un hameau de culture, un quartier de Sô, très bien! Savez-vous où est Sô?
Sô est à 78 kilomètres de là. Vous vous souviendrez peut-être de la manière avec
laquelle M. Jean-Pierre Cot, il y a quelques jours, se gaussait du fait que le Mali
avait des hameaux de culture à 15, 16, 17 kilomètres de Dioulouna? Je me
permettrai de faire remarquer très respectueusement à la Chambre que nous
n’avons jamais été à 78 kilomètres!
Vérité en deçà de Dioulouna, erreur au-delà!
Selon un rapport du commandant de cercle de Dori de 1953, la région de Soum,
au nord-ouest du cercle, est fréquentée par des nomades voltaïques et des trou-
peaux soudanais. C’est donc un lieu de transhumance pour les deux. Et alors?
On en est toujours à attendre le premier acte administratif. Après quoi, on

relève un croquis du canton de l’Oudalan (carte n° 9 de la séance de samedi), qui
est joint au rapport de vérification générale du cercle de Dori du 4 mars 1955
(c’est l’annexe 144 bis de nos amis burkinabés).
Voilà ce document, qui d’après le Burkina Faso, prouve l’appartenance de
Soum! Mais oui, Messieurs de la Chambre, voilà le document qui prouve que
Soum fait partie du Burkina Faso. Evidemment, comme moi, vous vous demandez
comment cela pourrait être aussi éclairant, parce que, sur ce croquis, on ne voit
même pas Soum.
Pourtant, on nous a dit, dans le contre-mémoire du Burkina Faso, à la page 129,
que ce croquis avait été fait par un «très haut fonctionnaire, connaissant bien l’en-
semble de la région».
Ce qui est en tout cas clair à propos de cet illustre fonctionnaire, c’est, primo,
qu’il n’a pas été à la mare de Soum, secundo, qu’il ne sait pas où elle est, parce[86/9 : 21-24] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .SALMON 239

que, sinon, il l’aurait située sur son croquis, qu’il a purement et simplement,
comme d’habitude, recopié sur un fond de carte.
Dès lors, en toute objectivité, il y a deux notes de 1957 qui ont été produites
dans les annexes du mémoire du Burkina Faso et qui sont intéressantes, elles

mentionnent l’éventualité du creusement d’un puits à Soum, je crois que cela est
véritablement un acte d’administration. En effet quand on va creuser un puits
quelque part ce n’est pas comme quand on y envoie un nomade, cela veut dire que
l’on fait un acte administratif sérieux. Je pense qu’un acte de ce genre peut être
retenu en faveur du Burkina Faso.
Mais, sauf omission, pour la période antérieure à l’indépendance, il est pour le
moins difficile de voir dans ces indications une occupation paisible, susceptible de
renverser un titre, et qui, au surplus, aurait été à ce point évidente qu’elle aurait
permis à l’autre Partie de protester.
En outre, le texte du Burkina Faso soutient qu’il y a un village voltaïque de
Soum, mais il reconnaît que ce village a été créé en 1965 — on a d’ailleurs l’obli-
geance de nous donner le décret voltaïque qui le crée le 16 mars 1965 — (contre-
mémoire du Burkina Faso, annexe 149). Il y a plusieurs choses à dire à ce propos.

D’abord la prétention qu’il y aurait en fait un village burkinabé à Soum est
inexacte, ce village n’existe pas.
Cela pour le fait. Et pour le droit cette création est absolument sans pertinence,
parce qu’elle est produite clairement au-delà de la date critique. 1965, cela n’est
pas 1960. En conclusion, il y a eu un village créé sur papier en 1965, mais c’est
une tentative postérieure à l’indépendance qui ne peut créer pour le Burkina Faso
aucun droit.
Je voudrais ajouter aussi — je suis presque gêné de le faire — qu’il y a un
procédé un peu puéril et irritant, qui a consisté à créer une région administrative
de Soum postérieurement à l’indépendance pour faire croire que la région a
toujours été burkinabé. Ce genre de qualification unilatérale, postérieurement à la
date critique, est évidemment totalement inopérante et heureusement, d’ailleurs, le
Burkina Faso l’a reconnu solennellement plusieurs fois à cette barre, est contraire

au principe de l’ uti possidetis .
Nous en venons maintenant, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre,
ao dernier point cité par l’arrêté 2728, et l’arrêté 2525. Voyons la carte C/67 (carte
n 10 de la séance de samedi). Voilà dans les grandes lignes la ligne que nous
suivons, jusqu’au point qui est, d’après le texte légal que la Chambre a à inter-
préter, situé à l’est de la mare de Kébanaire. Il convient donc de trouver une mare
et, une fois cette mare trouvée, il faut trouver un point à l’est qui n’en soit raison-
nablement pas trop loin, mais qui soit à l’est de toute façon.
Dans son mémoire le Mali a consacré plusieurs pages au problème de la déter-
mination de la localisation de la mare de Kétiouaire. Cela a été fait en prenant
acte du fait qu’il résulte des travaux de la commission mixte de 1972 que les
populations intéressées, de part et d’autre de la frontière, ignorent ce que peut être
cette mare. Aussi bien du côté voltaïque que du côté malien, en 1972, personne ne

sait où est cette mare de Kétiouaire.
Vous vous souviendrez, pour avoir relu ces longs procès-verbaux, que les deux
Parties ont fait des suggestions qui étaient à l’évidence faites pour soutenir des
vues maximalistes. Je l’avoue sans honte en ce qui concerne le Mali qui proposait
Manaboulé, les burkinabés ont de la même manière regretté que le Mali ait choisi
Manaboulé. En revanche, je regrette qu’ils n’aient pas eu une petite honte en ce
qui les concerne, lorsqu’eux choisissaient aussi un point assez suspect qui était
Petel Kétiouaire. Chacun a sa façon d’être objectif.
Le Gouvernement malien propose une méthode sur laquelle je voudrai mainte-
nant, si vous me le permettez, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre,240 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 24]

vous demander qu’elle vous soit exposée par M. Diadié Traoré qui est, nous vous
l’avons déjà présenté, un homme qui était en 1972 dans la région, faisait partie de
ces équipes qui ont essayé de découvrir la mare de Kétiouaire — il est lui aussi
dans une certaine mesure un des responsables de Manaboulé — mais de toute

façon, depuis lors, nous vous l’avons dit dès le départ, nous avons essayé de
repartir sur de nouvelles bases, d’essayer de trouver des méthodes plus scienti-
fiques, plus rigoureuses, pour essayer de trouver un point que l’on puisse justifier
solidement. Avec votre permission, M. Traoré pourrait vous présenter comment
nous pensons situer la mare de Kétiouaire, après quoi, avec votre permission, je
reprendrai la parole.[86/9 : 24-26] 241

DEUXIÈME EXPOSÉ DE M. TRAORÉ

CONSEILLER DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. TRAORÉ: Je vous remercie, Monsieur le président. Je voudrais tout d’abord
redresser une petite confusion de mon prédécesseur, le professeur Salmon. En
effet, je n’étais pas en 1972 sur le terrain. Ce sont mes collaborateurs qui s’occu-
paient de ce dossier et, comme je l’ai dit par ailleurs, au point de vue technique, je
suis pratiquement neutre pour ce dossier, même si, du point de vue fondamental,
je suis Malien. C’est donc sans aucune passion, et sans aucun parti pris, que j’ai
essayé, à partir d’indices disponibles, de localiser la mare de Kétiouaire pour
permettre de ramener la paix. C’est donc en technicien neutre que j’ai examiné le
dossier comme je crois l’avoir dit ailleurs.
Cela dit, au Mali, nous n’avons aucune haine ni aucun complexe contre Cassini,
contre Nadar, et contre les techniciens de la NASA et également nos frères tech-
niciens du CNES qui ont mis au point les techniques de la topographie, les tech-
niques de la photographie aérienne, les techniques de la détection par satellites et,
à ce titre, je tiens à adresser les sincères félicitations de la République du Mali aux
français qui sont là, pour le succès du lancement du satellite Spot, qui j’en suis

sûr, nous permettra de mieux déceler la position de la mare de Kétiouaire.
Ceci dit, le problème posé consistait à localiser une mare dans ce secteur. Il
fallait la rechercher. Cette recherche est une affaire relevant de techniques pure-
ment cartographiques.
En cartographie, pour déterminer la position d’un point, plusieurs méthodes
peuvent être utilisées:
a) On opère sur le terrain et on connaît le site du point. Dans ce cas on y
stationne, on se relève sur les étoiles (s’il s’agit d’un point fondamental) ou sur
des points connus environnants visibles de la station (cas de point non fondamen-

tal); on arrive ainsi à savoir où on est sur la terre, autrement dit à connaître les
coordonnées du point.
Quand le point à déterminer n’est pas un point fondamental on peut recourir
soit au relèvement soit à l’intersection. Dans le cas de l’intersection on stationne
des points connus d’où on vise le point à déterminer — la position du lieu à déter-
miner est le point d’intersection des visées faites des points connus.
b) On opère uniquement au bureau sur une carte et on dispose d’informations
relatives à l’orientation du point à déterminer par rapport à des points connus sur
la carte. C’est le cas qui nous concerne ici, on procède par intersection. Au Mali
nous avons opté pour cette méthode.

Je crois que mon grand ancien (M. Gateaud) me dira si j’ai bien appris mes
leçons.
Pour déterminer correctement un point par intersection il faut un minimum de
trois directions (visées). Par ailleurs, en intersection il est très rare que ces trois
visées se recoupent en un point unique précis. Elles se recoupent généralement en
formant un petit triangle qu’on appelle triangle d’indécision: le point à déterminer
est à l’intérieur de ce triangle.
La précision de la détermination graphique d’un point par intersection étant
fonction de l’échelle de la carte utilisée, si nous n’avions pas voulu rechercher la
clarté nous aurions pu faire notre intersection concernant la mare de Kétiouaire en
nous servant d’un croquis au 1/4000000 ou 1/5000 000. Alors, le triangle qui est242 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 26-27]

là, serait réduit proportionnellement au carré des rapports d’échelles entre la carte
au 1/200000 que nous avons utilisée et les cartes au 1/4000000 ou 1/5000000.
Mais cela n’aurait servi rien à cause de l’imprécision du résultat.
On a également dit ici que le général Moussa Traoré avait refusé d’autoriser

l’exécution de prise de vues préconisées par la commission de médiation de
l’OUA en 1975. Mais, Monsieur le président, vous verrez dans les mémoires
maliens qu’il ne s’agissait nullement d’un refus mais que c’était plutôt pour
permettre aux spécialistes qui devaient procéder à la reconnaissance du secteur de
disposer de documents aussi précis que possible qu’il a proposé de faire une prise
de vue à grande échelle; ces documents à grande échelle n’ont pas été établis.
Pour en revenir à la mare de Kétiouaire, nous avons deux directions (princi-
pales):

1. L’arrêté 2728 de 1935 nous indique une direction nord-est; nous avons le
nord ici, nous avons le plein-est ici, nous avons l’azimut nord-est là, donc la ligne
verte est de direction nord-est.
Pour les points (lieux) cités dans cet arrêté nous avons Yoro, Dioulouna, nous
avons Toussougou, pour aboutir à l’est de la mare de Kétiouaire, donc nous

sommes là.
2.1 Mes amis cartographes dits de l’OUA qui sont partis sur le terrain ont dit
que la mare de Kétiouaire doit être située à l’est de ce point dont les coordonnées
sont mentionnées dans la lettre 191 du 19 février 1935. Ils ont raison.
2. La carte au 1/500000 de 1925 nous donne également un indice: voilà le tracé
(direction) qui ressort de cette carte 1.
3. D’après la lettre du lieutenant-gouverneur du Soudan adressée au gouverneur
général de l’AOF, qui en parle pour la première fois, nous savons que la mare de
Kétiouaire doit être située entre le mont Tabakarach et le point dont les coordon-
nées sont précisées dans la lettre 191. Mais, contrairement à ce qu’en dit le
Burkina Faso, ce point n’est pas un point géodésique; il s’agit seulement d’un
point dont les coordonnées ont été déterminées à partir de mesures faites sur la
carte.

On reviendra peut-être sur la géodésie et l’astronomie si vous le voulez bien, si
la partie burkinabé veut que l’on fasse de la cartographie.
Bien! nous voyons que la lettre du lieutenant-gouverneur du Soudan au gouver-
neur général nous donne un indice.
4. Ensuite, cette lettre nous dit que la mare de Kétiouaire doit se trouver pas
loin des limites des cercles de Gourma-Rharous, de Dori et de Mopti.
Voyons la carte qui illustre approximativement la limite entre Gourma-Rharous
et Mopti; il s’agit de la carte au 1/2500000 dressée par le service géographique
sous la direction du commandant de Martonne. Elle donne cette direction approxi-
mative qui est une esquisse de ladite limite.
5. Enfin, en lisant l’arrêté 2728, nous apprenons qu’à partir de la mare de
Kétiouaire pour monter au nord, la limite du cercle de Mopti passe à l’ouest de la
mare de Massi.

Si nous nous référons au croquis (carte) de 1925, Massi est là; nous avons cette
direction. Si nous nous servons de la carte réelle au 1/200000, Massi est là. En
reportant sur cette carte la limite figurée sur la carte au 1/2500000 du comman-
dant de Martonne, voilà, nous avons cette autre direction.
Ainsi donc, nous avons délimité à l’aide des différents indices en notre posses-
sion notre quadrilatère à l’intérieur duquel il faut chercher la mare. On nous fait

1Voir V, documents cartographiques.[86/9 : 28-29] DEUXIÈME EXPOSÉ DE M .TRAORÉ 243

des reproches pour ce quadrilatère qui n’est pourtant autre que ce qu’on appelle
en géodésie et en topographie le «chapeau» (équivalent du triangle d’indécision
évoqué ci-dessus), c’est une formule consacrée.
Si le Mali a tort d’avoir fait cette démarche, c’est que l’Ecole nationale des
sciences géographiques de Paris enseigne peut-être des choses que je ne voudrais
pas qualifier. Mais nous savons que cette école est respectable, donc c’est la vérité
que je viens de dire et ce n’est pas Monsieur Gateaud qui dira le contraire.

Bien! voilà donc notre chapeau d’indécision. A l’intérieur de ce chapeau d’in-
décision, qui ici est un quadrilatère, il faut chercher une mare.
Des chercheurs de l’ORSTOM, que nous respectons et félicitons, ont opéré sur
le terrain, là, dans ce secteur. Ils nous rapportent des éléments fort utiles pour la
localisation de la mare.
Là, nous voyons sur la carte au 1/200000 que c’est le Séno Yarendi, là les
travaux de l’ORSTOM nous apprennent qu’il s’agit du Séno Danadio.
Séno signifie plaine dunaire; Séno Yarendi signifie plaine dunaire parsemée de
cailloux. Séno Danadio signifie plaine dunaire blanche, c’est du peulh.
Il n’est donc pas possible de trouver une mare sur des dunes de sable. Il faut
donc voir dans le «triangle» où (est-ce qu’) on peut avoir de l’eau.
Pour ce faire, nous avons eu recours à d’autres documents établis par l’Institut
géographique national; il s’agit des photographies aériennes à l’échelle 1/50000
utilisées pour l’établissement de la carte au 1/200000.
Les photographies à grande échelle, avec des agrandissements à l’échelle
(1/10000 pour certains sites) dont l’exécution a été suggérée par le colonel

Moussa Traoré en 1975, n’ayant pas été réalisées, nous avons donc pris les
anciennes photographies au 1/50000 et les avons agrandies au 1/10000.
Ainsi, nous avons pu déceler davantage le cours amont du Béli et mieux locali-
ser dans ledit cours cette mare que nous avons appelée fossile parce qu’il s’agit
d’une mare comblée par le sable et qui n’était certainement pas connue.
Parce que si son nom et sa localisation précise étaient bien connus de tout le
monde, elle aurait été figurée et nommée sur les anciens documents cartogra-
phiques concernant le secteur (qui portent les noms d’autres mares) et il n’y aurait
pas eu de problème.
On nous reproche d’avoir parlé de mare fossile. Nous voyons donc que la fossi-
lisation dont il s’agit est relative et ne veut pas dire qu’il faille aller jusqu’au
début des siècles!
La méthode que nous avons utilisée est celle que tous les spécialistes utilisent
pour la recherche de sites favorables pour les forages. On examine les photogra-
phies aériennes ou les imageries des satellites pour détecter les sites propices pour
les forages ou pour détecter des mares comblées: c’est ce que nous avons fait et
nous avons trouvé un indice ici.

Par ailleurs, il se trouve qu’avant le lancement du satellite Spot, le satellite
Landsat était déjà lancé et fonctionnait. Le Mali et le Burkina Faso sont membres
du conseil africain de télédétection et nous avons en commun fort heureusement
des choses qui nous unissent.
C’est notamment le cas pour le centre régional de télédétection de Ouagadou-
gou dont je suis d’ailleurs l’un des membres du conseil d’administration.
Ce centre a exploité des imageries du satellite Landsat et la carte que nous
avons déposée au Greffe ici est issue desdites imageries.
Elle a été dressée par le centre de Ouagadougou avec le concours technique
du GDTA (groupement pour le développement de la télédétection aérospatiale),
télédétecteur français, avec le concours technique de l’IGN, avec le finance-
ment du ministère français de la coopération, mais à l’insu de la République du
Mali.244 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 29-31]

La copie de cette carte que nous avons déposée au Greffe a été officiellement
remise à la République du Mali par S. Exc. l’ambassadeur de Haute-Volta à Paris,
mais, jusqu’à présent, aucune réponse n’a été donnée aux questions suivantes
posées par le Mali: qui a demandé d’établir cette carte au nom du Mali, du Niger
et de la Haute-Volta de l’époque? Pourquoi cette carte a-t-elle été dressée?
Mais pour nous, du point de vue purement scientifique, elle est intéressante.
Nous l’avons donc exploitée pour la localisation de la mare de Kétiouaire.

En examinant cette carte, nous voyons que la zone que les satellites aussi nous
indiquent comme site de mare se trouve là.
Les informations provenant des imageries satellites et des photographies
aériennes étant concordantes, nous avons donc dit que la position probable de la
mare de Kétiouaire c’est là. Est-ce que nous nous sommes trompés? Nous n’avons
rien inventé; mais nos résultats sont des indices à vérifier; les techniciens n’affir-
ment pas avant vérification.
Mais, en nous référant aux recherches faites sur le terrain par M. Barral de
l’ORSTOM, nous constatons que le site est effectivement celui d’une mare. Ces
recherches nous apprennent qu’une partie de la mare fossile que nous avons loca-
lisée est d’ailleurs encore pérenne: c’est la mare de Tin Arkachen.
Et nous constatons ainsi que nous ne sommes partis espionner qui que ce soit;
nous avons effectué notre recherche à partir de documents publiés, nos résultats
sont corroborés par ceux des spécialistes de l’ORSTOM qui ont opéré sur le
terrain. Et c’est là-bas (à la mare fossile que nous avons localisée comme site
probable de Kétiouaire) que nos amis burkinabés ont réalisé leur forage Christine.

Ils ont débaptisé Kétiouaire et l’ont rebaptisée Christine. De Kétiouaire à Chris-
tine le son «Ké» reste tout de même.
Nous, nous ne débaptisons pas; c’est la mare probable de Kétiouaire et il y a
de l’eau, nous n’avons rien inventé.
Que notre démarche soit machiavélique, je ne le pense pas. Ce n’est certaine-
ment pas par machiavélisme que le Burkina Faso avait choisi là, en 1972, le site
de la mare de Kétiouaire. Ils reconnaissent maintenant que leur point extrême
ouest est là; donc cette localisation n’était pas exacte, ce n’est donc pas par
passion que nous l’avons éliminée.
Le site retenu par le Mali en 1972 était là, nous l’avons également éliminé
parce qu’il n’est pas exact.
Par ailleurs je sais que, dans leurs écritures, les Burkinabés disent que c’est à
Dakar qu’ils ont trouvé les informations relatives à Tilawati: cela aussi n’est pas
exact.
Enfin, nous savons qu’en restant dans la logique la mare de Kétiouaire est
située au sud-est de la mare de Massi. Voilà ce que nous avons proposé, c’est
conforme à la logique.[86/9 : 31-33] 245

DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M. SALMON (suite et fin)

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. SALMON: Monsieur le directeur général de la cartographie du Mali vient
de vous montrer quel est l’effort combiné du juriste et du cartographe. Cela est le
résultat d’une réflexion extrêmement longue et complexe mais qui, personnelle-
ment, m’avait paru être un effort très sérieux pour essayer d’aboutir à une solu-
tion raisonnable. Malheureusement notre proposition n’a pas eu l’heur de plaire au
Burkina Faso qui estime que l’emplacement nouvellement suggéré est aussi arbi-
traire que le précédent. Pour ce qui le concerne, dans son contre-mémoire, le
Burkina Faso a proposé une méthode linguistique qui mêle le peulh et le tama-
chek. Ketéouairé signifierait en peulh mare aux arbres cassés, ce qui en tamachek
se dirait Tilaouati, et alors on recherche s’il n’y a pas quelque chose qui s’appelle
Tilaouati et on trouve très opportunément quelque chose qui ressemble à Tilaouati
et qui est situé à 5 kilomètres au nord de Toussougou.
Dans ses explications orales, M. Jean-Pierre Cot a exprimé un certain doute sur
cette possibilité, et il a fait de nouvelles propositions. Il vous a proposé Soum. Il
vous a même aussi proposé, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre,

Ouaïré, qui se trouve quelque part à l’Ouest de Dioulouna! Vous voyez la logique
qui vraiment découle de ce raisonnement. Le Mali, je le crains, et le Burkina Faso
ont des conceptions différentes de l’arbitraire. La Cour aura à choisir entre la
méthode qui est proposée par le Mali, que le Burkina Faso compare à un quadri-
latère magique voire même, ce qui nous fait beaucoup d’honneur, au triangle des
Bermudes. Vous avez cette proposition-là et vous avez en revanche celle qui vous
est faite par le Burkina Faso, que nous aurions tendance pour notre part à qualifier
de saute-mouton linguistique, suivi d’un saute-mouton géographique.
Ayant ainsi, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, terminé le chemi-
nement dans la première partie de la frontière, celle où il existe un titre juridique
et qui aboutit en fait au début du marigot, je souhaiterais maintenant pouvoir
aborder la seconde partie de cette plaidoirie qui va de la mare de Kétiouaire au
gué de Kabia.
Pour nous résumer, dans cette seconde partie de la frontière, il n’y a aucun texte
décrivant la frontière, sinon ceux qui, à plusieurs reprises, mentionnent que la
mare d’In Abao est frontière. Vous vous souviendrez de l’argumentation burki-

nabé. Dans les grandes lignes, je pense ne pas trop la détériorer, il y a d’abord la
fameuse lettre 191CM2 de 1935, l’argument cartographique, une philosophie
orographique de la frontière et des prétentions d’effectivité.
Je ne crois pas qu’il soit bien nécessaire de revenir beaucoup sur la question du
texte avorté de 1935. Il a été exposé pour quelles raisons il ne pouvait être retenu,
ni comme texte ayant une portée réglementaire, ni comme texte représentant une
acceptation par le Soudan d’une situation de fait, puisqu’en fait c’était une propo-
sition du gouverneur général que l’on n’avait guère à discuter. Y aurait-il eu une
forme d’acceptation (d’ailleurs comment peut-on comparer l’ignorance du cercle
de Gourma-Rharous à une acceptation), il est clair qu’ensuite ce texte est complè-
tement tombé dans l’oubli. Il a fait l’objet de pratiques récentes contraires sur tout
le reste de ce texte. Je vous l’ai déjà signalé à l’égard du Niger. Dans les rapports
entre le Soudan et le Niger il n’en a plus jamais été question jusqu’à ce que d’in-
telligents conseils l’exhument de son tombeau. De toutes façons, il est clair que
ce texte était la traduction en mots de la ligne tracée sur la carte au 1/500000 de246 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 33-36]

1925. C’est incontestable. Et on sait combien cette carte fut contestée de toutes
parts à l’époque. Nous ne reviendrons pas sur ce qu’a exposé à ce propos
M. Dupuy hier; reconnaissance par les autorités du service géographique que la
carte n’était pas liable, protestations multiples des administrateurs sur le terrain et
sur tout le parcours de la frontière, depuis Mopti jusqu’à Gao, attestant que ce
document était complètement à revoir. Il est surtout prouvé aujourd’hui que la
carte de 1925, dans ces parages, a modifié très sérieusement certains accidents de

terrain, a créé des toponymes que l’on ne retrouve plus aujourd’hui. Les monts
Tabakarach, Tin Eoult, etc., n’existent plus aujourd’hui comme toponymes. Vous
pouvez le constater vous-mêmes en comparant la carte de 1925 à celle de 1960.
Le Burkina Faso est lui-même plus prudent aux pages 113 et 115, car il n’y parle
plus des monts mais des monts «ou leurs emplacements» !
Et en effet, un peu plus loin, il apparaît que le mont Tin Eoult est une petite
dune, et que Tabakarach serait Tin Tabakkat, qui est une mare! (contre-mémoire
du Burkina Faso, p. 101 et 129). Le Burkina Faso nous réserve sans doute pour le
second tour une explication de saute-mouton linguistique ou géographique pour
montrer comment une montagne devient une mare!
Mais de toute façon on aura bien compris la consternation et la perplexité des
pauvres commandants de cercle auxquels à un certain moment le lieutenant-
gouverneur général du Soudan propose que leurs limites soient bornées de topo-
nymes qui n’existent pas ou de montagnes qui sont des mares! Leur silence, je
crois dire, tout aussi respectueux qu’il puisse être à l’égard d’un gouverneur
général, en dit tout de même long sur la solidité qu’ils assignaient à cette fameuse

lettre 191 comme à la carte de 1925.
Et d’ailleurs, on comprend très bien pourquoi le gouverneur général de l’AOF,
convaincu de l’inadéquation du support cartographique, a tout à fait rejeté ce texte
aux oubliettes, puisque quelques mois après son projet, il avait produit l’arrêté
général 2728 qui lui était partiellement contraire et puisqu’en 1937 il y avait déjà
un autre arrêté qui était en cours.
Mais je ne voudrais tout de même pas laisser passer tout cela sans relever avec
stupeur un certain nombre d’allégations du Burkina Faso, même si elles ont déjà
été relevées par certains de mes collègues.
Pages 109 et 111 du contre-mémoire du Burkina Faso, on nous dit que la carte
de 1925 conforterait la lettre de 1935, alors que c’est l’inverse, bien entendu,
puisque c’est la lettre qui a copié la carte. On présente le projet comme une réalité
confirmée par des documents cartographiques alors que c’est un projet irréel qui
repose sur la description d’une représentation cartographique erronée. C’est du
Walt Disney! Non, je vais être plus aimable: Lewis Caroll convient mieux à l’in-
telligence et au goût de nos amis J.-P. Cot et A. Pellet!
Plus extraordinaire encore, les éminents spécialistes du droit colonial français

que comporte la Chambre auront, sans doute, été surpris d’apprendre qu’un projet
avorté d’arrêté de juin 1935 prévaut sur un arrêté de novembre de la même année
qui fut régulièrement adopté, lui.
Mais on n’est pas au bout de notre étonnement, car on apprend que la carte de
1958-1960 au 1/200000 est une interprétation authentique d’un arrêté de 1935, ou
plus exactement d’un projet d’arrêté de 1935, qui n’a jamais été pris! (contre-
mémoire du Burkina Faso, p. 117). Il y a là, je crois, de quoi faire plusieurs thèses
de doctorat qui seront certainement très appréciées pour leur nouveauté.
Nous ne reviendrons pas non plus sur l’argument cartographique. Pour cette
partie de la frontière le Gouvernement du Burkina Faso abandonne la carte de
1960 au 1/200000 qu’il considère pourtant comme «le principal titre juridique
que peuvent invoquer les Parties» (contre-mémoire du Burkina Faso, p. 44), pour
celle de 1925 ( ibid., p. 262). Quand on se remémore tout ce que l’on sait de la[86/9 : 36-38] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .SALMON 247

carte de 1925, ce choix laisse pantois! D’autant plus qu’on nous dit que «c’est la
carte au 1/200000 qui est l’interprétation authentique de la lettre de 1935»
(contre-mémoire du Burkina Faso, p. 117), citation que j’ai déjà faite tout à
l’heure. Alors pourquoi changer tout d’un coup de 1925 au 1/200000, selon que
cela vous arrange?
Nous avons suffisamment expliqué la valeur de l’argument cartographique pour
ne plus avoir à y revenir. Il n’y a, pour cette partie de la frontière, aucune carte

ayant une valeur juridique propre, aucune carte qui décrive d’une manière authen-
tique et officielle la frontière. Et ainsi apparaît en pleine lumière la circularité du
raisonnement du Burkina Faso: partant du postulat que les cartes sont un titre, il
veut faire vivre, par ce titre, un texte mort-né. On avait déjà eu le cartographe-roi,
on a maintenant la carte-médium!
On ne saurait cependant souligner assez le caractère profondément contradic-
toire de l’argumentation du Burkina Faso dans l’utilisation qu’elle fait du maté-
riau cartographique. On se souvient qu’à propos de la limite, le Burkina Faso fait
constamment appel, dans toutes ses écritures, à un concept des «frontières qui
vont de soi» (contre-mémoire du Burkina Faso, p. 142). Incidemment, c’est aussi
une jolie thèse de doctorat: il y avait les frontières naturelles, il y avait les fron-
tières sûres et reconnues, maintenant nous avons les frontières qui vont de soi! Le
Burkina Faso fait aussi appel au concept de «frontières qui sont connues avec
précision» (contre-mémoire du Burkina Faso, p. 34). Et comment sont-elles
connues avec précision, puisqu’il n’y a pas de texte? Elles sont connues avec
précision par les cartes. C’est l’argumentation de nos amis. C’est leur premier

point.
Le Burkina Faso insiste aussi sur le fait que les textes qui, dès le départ, traitent
de la frontière, textes réglementaires, importants, indiscutables, utilisent l’expres-
sion «la limite septentrionale du cercle de Dori (contre-mémoire du Burkina Faso,
p. 143) ou «la limite sud du Soudan»... Enfin, c’est toujours par une référence à
une ligne soit sud soit nord qui est considérée comme acquise. Cela veut dire, le
Burkina Faso y a insisté avec lourdeur, mais avec justesse, que, sauf s’il y a une
modification ultérieure, d’une manière claire et nette, ces textes signifient que la
frontière est bien celle qui apparaissait à l’époque. Cela veut dire que la limite ne
change pas. Si, dans tous les textes subséquents, on se réfère simplement à la
limite septentrionale de Dori, cela veut dire que cette limite reste la même. Mais,
évidemment, notre problème est que nous n’avons pas d’indication sur cette fron-
tière initiale. Puisque malheureusement, dès le départ, le législateur n’a pas
procédé à une délimitation linéaire, la première description manque.
Alors quand est-ce que le cercle de Dori s’est constitué? Selon le Burkina Faso,
la frontière nord du cercle de Dori a toujours été constituée par l’Oudalan dans ses
limites de 1895-1899. Telle elle était alors, telle elle doit être aujourd’hui (contre-

mémoire du Burkina Faso, p. 135). Je souhaiterais que la Chambre veuille bien en
prendre acte.
Certes, nous pourrions ergoter en disant que ceci crée une nouvelle date
critique, 1900, que le reste du mémoire du Burkina Faso ne respecte jamais
ailleurs. Peu importe, le raisonnement paraît tout de même historiquement
convaincant: la limite de Dori s’est créée tôt (dans les environs de 1900) et elle
n’a pas été changée, parce que sinon il y aurait eu des textes qui diraient qu’elle a
changé. Donc alors, en bonne logique, le Burkina Faso devrait vous montrer la
frontière sur les cartes du début du siècle. Or, dans le très brillant exposé qui vous
a été fait, on fait l’impasse sur les vingt premières années des cartes. Avec le sens
aigu du paradoxe dont il a le secret, le Burkina Faso insiste sur le fait qu’il ne
faut pas prendre les cartes en considération, si ce n’est à partir de 1920. Il exclut
donc expressément, comme sans valeur, toutes les cartes du début du siècle. Celle-248 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 38-40]

là mêmes qui sont contemporaines de la création de la limite septentrionale de
Dori.
A ce stade, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, je devrais
commencer à présenter une série de cartes. Peut-être pour éviter la rupture dans
cette présentation, autoriseriez-vous le conseil du Mali à arrêter maintenant
pour vous permettre de prendre votre pause afin que nous puissions reprendre
ensuite.

L’audience, suspendue à 11 h 23, est reprise à 11 h 41

Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, je vous disais donc il y a
quelques instants le grand étonnement du Gouvernement du Mali que le Burkina
Faso, après avoir insisté dans ses écritures que la ligne frontière était née au début
du siècle, au lieu d’essayer alors de nous en montrer la représentation d’après les
cartes du début du siècle, saute tout d’un coup à 1920.
Nous estimons de notre devoir, de vous montrer à la Chambre toutes les cartes
de cette période, parce qu’elles nous paraissent extrêmement importantes pour
savoir ce qu’il en était.
o
Carte C/3 (carte n 11 sur la liste de la séance de samedi). Cela est en fait une
des toutes premières cartes. Elle est intéressante. C’est la fameuse carte par
laquelle les troupes françaises ont établi les limites des terrains de parcours du
fameux N’Diougui, qui les terrorisait particulièrement.
Tant d’après le texte que de la carte, les limites de parcours qui lui furent impo-
sées allaient de Raf Naman aux différentes mares du Béli, et puis, vers le sud,
dans cette espèce de quadrilatère qui, lui, n’avait rien de magique.
On aura remarqué en tout cas que les limites étaient bien au sud du marigot, et
pas au nord comme on essaie de vous le prétendre.
Carte C/73 (carte n o 12 de la séance de samedi). C’est la carte politique du

Soudan français, qui fut dressée par ordre du général Trentinian, en octobre 1899.
Ici encore, voici ici toute la région qui nous intéresse (c’est évidemment une
carte tout à fait du début du siècle). Elle est contemporaine des batailles avec
N’Diougui. Vous vous apercevrez que la frontière passe sur le marigot.
Annexe 124 du Burkina Faso (carte n o 13 de samedi). Même conclusion.
Carte C/4 (carte n o 14 de samedi). C’est la carte des Etats du Haut-Sénégal-
Moyen-Niger du 1 erjuin 1900. Aucun doute, à ce moment-là; Dori est constitué.
Vous voyez que l’on fait passer (et déjà d’ailleurs avec cet espèce de décroche-
ment bien systématique), en quittant un peu au nord Dounzou, ce qui va être

Labbézanga, la frontière sur le marigot. A dire vrai le signe conventionnel passe
au nord puis au sud.
Je ne crois pas que nous allons réclamer de passer en dessous du marigot, ici.
Nous pensons que c’est simplement une façon de montrer que le marigot est fron-
tière; une partie du signe au-dessus, une partie du signe en dessous, qui est aussi
une des formules utilisées en cartographie pour montrer qu’un point est frontière.
Carte C/6 (n o15 de samedi). C’est la feuille de Tombouctou de 1903. Toujours
on ne peut plus contemporaine de la naissance de Dori. D’ailleurs, vous voyez
apparaître ici Oudalan.
Comment se présente la frontière? Le Béli est représenté ici, et la frontière suit

le marigot jusqu’à Raf Naman. Elle suit le thaoweg des mares.
Carte C/5 (projetée le samedi sous le n 16). C’est la carte du Gourma de 1910.
Encore avec la plus grande évidence, on voit d’ailleurs apparaître ici différents
monts qui sont bien au nord, mais ce n’est pas sur eux qu’on fait passer la fron-
tière. On fait passer la frontière sur le marigot avec une évidente clarté.[86/9 : 41-43] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .SALMON 249

En 1910, il y a déjà dix ans que Dori existe, et persiste dans ses frontières.

Prenons encore1le fameux croquis de 1924, que nous avons déposé au Greffe le
16 juin1986 .
Voici un croquis, qui est fait en 1924 par Gao. Le levé de la frontière a été
effectué par des militaires.
Voilà Kabia, qui est d’ailleurs présenté ici comme point triple. La frontière suit
le marigot et pas du tout les montagnes.
Donc, pas de question, la frontière suit le marigot jusqu’à la mare d’In Abao.
Nous sommes maintenant en 1924.
Pourquoi ne nous a-t-on pas montré toutes ces cartes? Pourquoi avoir
commencé à nous les montrer à partir de 1920 quand elles commencent à devenir
bonnes pour le Faso? Ce sont tout de même des questions à propos desquelles on
est en droit d’avoir des réponses. En bonne logique, ce sont ces cartes-là qui

constituent la conception que l’on se fait, à l’époque, de la limite nord du cercle
de Dori. Le Burkina Faso s’est bien gardé d’en parler.
On conclura en tout cas, en ce qui nous concerne, et de manière très ferme, qu’à
l’origine, et jusqu’en 1924, la frontière nord de Dori a été une frontière hydrogra-
phique; qu’aucun texte n’est venu la changer ensuite, comme l’a répété souvent
l’autre Partie. Il n’y a pas eu un texte, qui soit venu transformer cette limite des
mares en une limite de montagnes. Rien ne justifie par conséquent le changement
soudain des cartes. Les aberrations cartographiques ultérieures non fondées sur
des textes ne sauraient raisonnablement être retenues.
Le troisième argument du Burkina Faso est que le colonisateur aurait adopté sur
le Béli le concept orographique.

On remarquera d’abord que, pour le prouver, il faudrait commencer par contes-
ter toutes les cartes que nous avons montrées, et qui indiquent le contraire.
Mais quels sont les arguments du Burkina Faso pour justifier son point de vue?
Ce sont toujours les mêmes qui reviennent.
C’est de nouveau le couple «narcissique» de la lettre 191CM2 et de la carte
1925, qui, comme vous le savez dans la pensée burkinabé, courent l’un après
l’autre pour savoir lequel va justifier l’autre, alors qu’aucun ne peut justifier
l’autre. A ce propos nous ne pouvons que nous répéter. Aucun texte réglementaire
ne permettait de dire que la frontière passait par le sommet de montagne. La fron-
tière portée sur la carte de 1925 ne repose sur aucun texte quelconque, elle ne
répond qu’à des fantaisies de géographes, à moins qu’elle ne se fonde sur l’expli-

cation que Pierre Dupuy a déjà donnée, et sur laquelle je reviendrai. En tout état
de cause, ce tracé orographique ne peut lier les Parties.
Par ailleurs la carte est fantaisiste en ce qui concerne l’orographie, comme l’ont
prouvé de multiples fois les géographes sérieux. Je ne veux pas de nouveau
augmenter la confusion de M. Gateaud en le citant. Chaque fois que l’on cite cet
excellent homme, c’est toujours pour lui faire dire des choses contre le gouverne-
ment qui l’emploie. Alors finalement, on finit par être gêné. Enfin il est évident
que toute l’orographie de cette carte de 1925 n’est pas sérieuse. Comme la lettre
191CM2 n’est que la photographie en mots de la carte et qu’elle n’a pas survécu
aux critiques qui ont été adressées à son modèle, tout cela s’effondre, comme le
disait hier M. Dupuy, comme un château de cartes.

Il y a d’autres arguments qui sont avancés par le Burkina Faso qui sont des
arguments de bon sens. J’aime beaucoup les arguments de bon sens. Quels sont-ils
en l’espèce? Cet argument de bon sens, c’est de dire que, si la limite entre les
cercles de Gao et de Dori avait suivi le Béli, et bien on l’aurait mentionné!

Voir ci-après correspondance, n o139.250 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 43-45]

Evidemment! Mais je me permettrai la réponse du berger à la bergère: si la limite
entre le cercle de Gao et de Dori avait suivi des montagnes, on l’aurait aussi dit.
Or, les seuls points mentionnés dans les textes sont In Abao qui, comme par
hasard, est une mare, et Kabia, que l’on rencontre à l’autre bout de la frontière,
qui est commune aux deux pays et qui est aussi une mare.
Troisième argument, selon le Burkina Faso le vocabulaire des chefs de circons-
cription exclurait la limite hydrographique. Vraiment, je regrette que l’on ait si

mal lu les textes des écritures que nous avons remises non seulement à la
Chambre, mais à l’autre Partie pour qu’elle puisse nourrir de telles réflexions. Je
suis donc obligé, puisqu’on ne s’en souvient pas, de lire certains textes qui pour-
tant me paraissent prouver que la notion de limite hydrographique était bien clai-
rement celle des administrateurs.
Tout d’abord le fameux paragraphe 15 des clauses provisoires signées par
N’Diougui le 15 novembre 1899, qui stipulait que:
«La zone dans laquelle Djougui pourra établir les campements de sa tribu
et des tribus soumises en même temps que lui, est limitée par les directions

générales suivantes: Bibi, Oursi, Raf Naman, Tin Akoff, Youmbam, Markoï,
Dakoï, Bidi.»
Il en résultait clairement qu’il ne pouvait pas dépasser vers le nord la ligne nord
des mares. Les cartes que j’ai projetées il y a un instant et qui ont suivi dans la
foulée en 1900, 1902, 1903, etc., indiquaient la frontière sur le Béli, et ne
montaient pas au-dessus.
Dans son rapport du 7 février 1900, le capitaine Girodon, qui était résident à
Dori sur sa tournée de police dans l’Oudalan, écrit là encore également que:

«Les nomades soumis à N’Diougni forment un groupe ... ils doivent ...
obéir à un seul commandement... Or le terrain de parcours qu’on leur a
assigné comprend Oudala et Béli, la première de ces deux provinces apparte-
nant forcément à Dori, il doit en être de même de la deuxième.» (D/14.)

Il avait donc dit qu’ils devaient rester dans les lignes de démarcation qui leur
était réservées. Ce terrain de parcours de N’Diougni était limité, il faut s’en
souvenir, aux mares et non aux falaises, ou prétendues telles, au nord des mares.
En 1923, M. François de Coutouly, dont on nous a donné, vous vous en
souviendrez, quelques croquis, et qui fut résident à Dori et sait donc de quoi il
parle, écrit que les Touaregs de Dori nomadisent entre la frontière de Hombori, le
chapelet des mares au nord et le Liptako au sud (contre-mémoire du Mali, p. 291).
Encore une fois, le nord c’est le Béli, le sud le Liptako.
Une note du 17 mai 1923 émanant du commandant de la subdivision d’Ansongo
donne les renseignements suivants sur les limites de sa subdivision:

«A hauteur de Labbézanga sur la rive Gourma, la limite est fixée par une
vallée qui, passant par Tangoun, se dirige sur la mare d’In Abao. Cette partie
se trouve également au sud et au sud-ouest [sic], la Haute-Volta (cercle de
Dori) limite la subdivision depuis Labbézanga jusqu’à la mare d’In Abao.»
(D/17.)
Donc il est clair qu’il ne suit pas une crête de falaise, il suit une vallée, il suit
le Béli. Il cite d’ailleurs In Tankoum et In Abao.

Dans son rapport politique du 31 décembre 1935, le chef de la subdivision
d’Ansongo écrit:
«Les nomades de la subdivision ne dépassent qu’exceptionnellement les
limites du cercle ... dans le sud vers les mares frontière Gourma et Koussa
sans d’ailleurs aucun incident. La fixation de cette limite sud, en levant l’in-[86/9 : 45-48] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .SALMON 251

décision dans laquelle on est encore au sujet de plusieurs points d’eau, rendra
service aux cercles limitrophes et permettra d’exercer des droits de police en
connaissance de cause et efficacement.» (D/37.)

Tous ces textes montrent bien que, d’une manière générale, référence est faite
au marigot. On ne rencontre en revanche aucun texte faisant allusion à des
montagnes ou falaises.
A cet égard, il est important de signaler une curieuse conception du Burkina

Faso dans l’interprétation qu’il fait (contre-mémoire du Burkina Faso, p. 196,
par. 82, et p. 197) du texte de l’inspecteur Arnaud, celui-ci en effet écrit (annexe
D/12, p. 9) : « Le Gourma est en effet une unité géographique bien déterminée,
bornée au sud par des lignes de falaises habitées par des montagnards fétichistes.»
Ah! s’écrie la Haute-Volta, voilà la preuve, la limite, c’est les falaises, avec des
montagnards fétichistes! Il est hélas notoire que les falaises du nord du Béli ne
sont pas habitées. Il n’y a pas là de montagnards. A fortiori de montagnards féti-
chistes.
Une connaissance géographique et ethnologique rudimentaire suffit pour
comprendre que la référence au Gourma qui était utilisée par l’inspecteur Arnaud
inclut une large partie de la Haute-Volta et que la référence aux montagnards féti-
chistes visent les Gourmendchés du sud de Dori (mémoire du Mali, p. 34).
M. Paul Delmond a expliqué tout cela fort bien in tempore non suspecto dans
1’«esquisse géographique du Gourma central».
L’autre exemple donné par le Burkina Faso est encore plus saugrenu. Pour
prouver sa ligne orographique, il fait allusion à la hauteur de Dodbangou, comme

si cela prouvait que la frontière passait par une chaîne de montagnes. C’est là un
argument extraordinaire parce que, à supposer même que Dodbangou soit une
hauteur, Dodbangou se trouve à un certain nombre de kilomètres au nord
d’In Abao. Or s’il y a un endroit où il est certain que la frontière passe sur une
mare, c’est bien In Abao. Alors à quoi cela sert-il de venir nous parler de Dodban-
gou?
Selon le Burkina Faso, le fait que la mare d’In Abao est la seule mare citée
serait la preuve qu’elle est la seule mare frontière. Ceci est le fruit d’une illusion.
Si la mare d’In Abao est citée deux fois (articles 5 et 6 de l’arrêté général du
7 mars 1916 et article 5 de l’arrêté général du 31 décembre 1922, annexes B/21 et
B/30) dans des arrêtés, quelle en est la raison? Mais c’est bien simple. C’est parce
que chaque fois In Abao est un des points d’arrivée ou de départ d’un cercle ou
d’une subdivision. C’est l’aboutissement de ces subdivisions. Dès lors si on cite
In Abao, c’est seulement parce qu’il est chaque fois un point triple (Rharous,
Tombouctou, Dori). Telle est la raison pour laquelle on cite In Abao et non In
Kasham ou Fadar-Fadar, parce que ces autres mares n’ont jamais été des points
triples. On ne cite que ce qui peut avoir une signification. On mentionnait ce point

car il était un point d’arrivée ou de départ et on ne parlait évidemment pas des
points intermédiaires.
On profitera de l’occasion pour dire à nouveau qu’aucun texte légal ne parle de
«pointe nord de la mare d’In Abao». Il n’y a aucune raison de continuer à utiliser
ce vocable qui est, encore une fois, pris de la lettre CM2 qui exprimait en mots le
dessin de la carte de 1925. Et soutenir que seul un point d’une mare peut être
frontière et pas la mare comme espace, comme le fait le contre-mémoire du
Burkina Faso, relève du jeu de mots. Une frontière n’est évidemment ni un espace
ni un point. Une frontière, c’est une ligne. La pratique internationale de la fron-
tière le prouve amplement. Dès lors si le texte dit que la frontière passe à In Abao,
il n’y a rien qui permette au Burkina Faso de prétendre que l’emplacement de ce
point triple est une extrémité du lac plutôt qu’en son milieu, à moins évidemment252 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 48-50]

que le seul intérêt de cette mare ait été de permettre à un serpent soudanais
particulièrement fin de venir tremper sa langue dans la pointe d’In Abao. A cet
égard on remarquera que l’extraordinaire précision, l’acuité de nos amis burki-
nabés, lorsqu’il s’agit de dire: «Vous savez, ce qui compte, c’est la pointe nord
d’In Abao», est étrangement sélective. A d’autres moments vous les entendrez
dire: «In Abao ou Kacham, c’est la même chose». Il me semble parfois que la
précision devrait être plus équilibrée et, quand on dit In Abao, ne pas dire que

c’est Kacham! Il faudrait savoir de quoi on parle. En ce qui concerne le Mali, il se
fonde simplement sur le texte juridique qui parle d’In Abao et pas de pointe d’In
Abao.
Selon le Burkina Faso, l’exercice des compétences des administrateurs prouve-
rait que la limite est orographique. Cette assertion n’est nullement prouvée. Le
mémoire du Mali a fait état de nombreuses notes indiquant que dans la région de
l’Agacher il existait un système de coopération étroite, de coresponsabilité. Le
Mali n’a jamais dit qu’il s’agissait d’un condominium, comme au demeurant on
l’insinue (contre-mémoire du Burkina Faso, p, 166). Le mémoire du Mali repousse
expressément cette analyse à la page 157.
Il est évident que si, comme va répétant le Burkina Faso contre toute vrai-
semblance, les administrateurs de Dori avaient «une conscience aiguë de l’exis-
tence des limites fixes et reconnues entre les circonscriptions dont ils avaient la
charge» (contre-mémoire du Burkina Faso, p, 166), d’une part, il n’y aurait pas
eu ces différentes marques de coopération frontalière sur l’Agacher (mémoire du
Mali, p. 264-266) et surtout, d’autre part, il y aurait eu de féroces protestations

chaque fois que le Soudan eût exercé une compétence entre les falaises et les
mares.
On donnera ci-dessous, mare par mare, les indications que le Mali a pu rassem-
bler. On verra qu’il n’y a jamais eu de protestations de Dori, sauf dans un cas,
celui des Bellahs en 1950, dont je vais traiter dans un instant.
La position du Mali de ce point de vue est de dire que, dans la pratique de
l’époque, il n’y avait, quand on examine l’ensemble de ces notes avec soin, de
protestations d’un cercle par rapport à un autre, que lorsqu’il y avait une profonde
intrusion de nomades qui n’étaient pas en ordre dans les cercles des autres. Beau-
coup de notes font allusion à des points qui sont tout à fait au nord ou tout à fait
au sud du Béli, très clairement dans des zones incontestées où il est clair que là,
les protestations pouvaient avoir lieu. Il n’y a pas, en revanche, de preuves que
Dori ait été particulièrement attaché à défendre son territoire, comme il le prétend,
entre les mares et les falaises.
Si la thèse burkinabé était exacte, on aurait régulièrement trouvé dans les notes
des expressions telles que: «nos goumiers ont été obligés de ramener à la limite
des falaises X ou Y. Nous avons surpris, au moment où ils passaient les falaises,

tel et tel bellah. Nous avons remarqué qu’ils descendaient les falaises. Nous les
avons obligés à remonter les falaises... » et des choses de ce genre. Jamais vous ne
trouvez la moindre note qui fasse allusion à des falaises, ni dans un sens ni dans
l’autre, ni en Haute-Volta ni au Soudan.
On a déjà fait cette démonstration dans le contre-mémoire malien (p. 159 et
suiv.). On se bornera ici à reprendre les notes dont il a été fait état dans le contre-
mémoire du Burkina Faso.
Voilà le genre de textes que l’on nous apporte comme preuves.
Le texte de 1949 (mémoire burkinabé, p. 189) dit que la seule région de l’Ou-
dalan défavorisée est celle d’In Abao, Tin Akoff et de Kabia. Ce qui, d’après nos
amis, signifie que l’on s’intéresse aux deux côtés des mares. Donc la Haute-Volta
se serait intéressée aussi à l’autre côté de la mare d’In Abao, qui est au Soudan:
de quel droit? Quelles preuves le Burkina Faso possède-t-il que ce texte signifie[86/9 : 50-53] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .SALMON 253

que la limite passe nécessairement de l’autre côté de la mare? Dire d’une manière
générale qu’il n’y a pas d’eau dans des mares ou dans un fleuve ne veut pas, pour
autant, dire que la mare ou le fleuve est frontière. Si un texte avait vraiment voulu
dire cela, il aurait évidemment exclu In Abao de l’énumération.
Ensuite, il y a deux notes de 1950 qui pourraient être interprétées comme le fait
le Burkina Faso parce qu’en effet ces notes parlent des rives du Béli et là, on peut
en effet douter. Je suis persuadé que si je m’étais trouvé de l’autre côté de la

barre, j’aurais aussi exploité ces notes qui parlent des rives du Béli. Seulement,
j’estime — j’y reviendrai dans un instant — que l’on peut interpréter autrement
ces notes. Sinon on ne pourrait comprendre pourquoi il n’y a jamais eu aucune
protestation par la Partie adverse lorsque nous avons eu une série d’actes d’admi-
nistration — dont je vous parlerai tout à l’heure — qui ont eu lieu à In Kacham,
à Tin Akoff, à In Tangoum, au gué de Kabia. Le seul texte véritablement clair
présenté par le Burkina est hors date. Il date de 1961. Il est présenté en page 197
de son contre-mémoire. Il est absolument irrecevable parce qu’il est au-delà de la
date critique.
Alors, en ce qui concerne le litige qui a eu lieu au sujet des Bellahs dans le
Béli, il faut bien comprendre la position du Mali, que le Burkina Faso s’évertue à
présenter d’une manière peu rigoureuse. Le Burkina Faso tente de faire accroire
que le Mali aurait soutenu qu’il n’y a pas de pâturage au nord du marigot (contre-
mémoire du Burkina Faso, p. 177, 180, 184 et 186). Il est évident que le Mali n’a
jamais dit ça. Non seulement parce que, s’il n’y avait pas des pâturages au nord
du marigot, on ne voit pas très bien pourquoi nous voudrions y aller, mais encore

parce qu’il suffit de regarder les cartes au 1/200000 auxquelles nous faisons foi
pour s’apercevoir qu’il y a des campements qui sont mentionnés au nord du
marigot. Aussi n’est-ce pas là tout le sens et la portée de notre argumentation. Il
s’agissait du sort des Bellahs qui, disait-on, s’installaient ou allaient voir des
notables installés à Tin Akoff. Or s’il est vrai qu’il y a des pâturages au nord du
marigot, les campements qui ont une certaine permanence, ceux à propos desquels
on parle d’établissement et à propos desquels il y a d’ailleurs certaines petites
cultures , sont tous au sud du marigot. Le contre-mémoire du Burkina Faso le
reconnaît lui-même:

«Sur le plan humain [p. 11, par. 3], la région présentée présente la caracté-
ristique d’être une zone mixte parcourue par des nomades, où l’on trouve des
villages sédentaires principalement sur la rive droite du Béli (notamment
Kacham, Tin Akoff et Kabia), mais également sur la rive gauche (notamment
Menzourou et Tin Hrassan)... »
Donc, lorsque nous disons qu’en effet on venait voir les gens dans le village de
Tin Akoff, c’était évidemment dans les villages burkinabés puisqu’ils étaient en
dessous du Béli. C’est là qu’étaient installés les campements permanents.

Donc, ce qui est important ici, c’est de bien comprendre la portée de ce que
nous disons et de ne pas nous faire dire autre chose que ce que nous disons, ce
qui est toujours passablement irritant. Que l’on se remémore ce que nous avons
écrit page 296, à propos de Tin Akoff, dans notre mémoire: «les campements les
plus intéressants au point de vue des pâturages sont au sud et c’est là que les
Bellahs du nord venaient s’installer dans le cercle de Dori» (voir aussi contre-
mémoire du Mali, par. 7-32), et c’est parce qu’ils allaient s’y installer, auprès
d’ailleurs d’un chef que l’on cite souvent et qui attirait certains Bellahs, c’est
parce qu’ils allaient s’y installer que l’on protestait. Et c’était bien sûr parce que
c’était au sud. On peut comprendre que le Burkina Faso ait pu penser de bonne
foi que les notes qu’il présente visaient les deux rives de Tin Akoff, mais, à l’ana-
lyse, cette lecture n’est pas compatible avec les autres notes contemporaines ou254 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 53-56]

postérieures qui sont adressées à Dori sans contestation, et qui témoignent que Tin
Akoff ou d’autres mares sont situées à la limite des deux cercles (contre-mémoire
du Mali, par. 7.35).
Donc, il découle de tout ce qui précède que la conclusion du Burkina Faso,

selon laquelle «le vocabulaire utilisé par les chefs de circonscription territoriale
exclut absolument la possibilité d’une limite hydrographique, alors qu’elle établit
très nettement les distances d’une limite orographique», est doublement fausse. Il
n’y a pas un seul texte qui parle de limite orographique, d’une part, et il y en a
toute une série qui parle de la limite hydrographique, d’autre part.
A plusieurs reprises, le Burkina Faso tire argument du fait que certains croquis
faits par les administrateurs de part et d’autre du Béli représentaient la frontière
comme sur la carte de 1925. C’est vrai, nous l’avons déjà dit à plusieurs reprises,
très souvent les administrateurs se servaient des anciens croquis, les recopiaient
pour indiquer certaines théories. Mais ce n’est pas toujours le cas. Ainsi la carte
C/68 (carte n o18 de la séance de samedi). Voilà un exemple où le chef de subdi-
vision d’Ansongo, qui est parti vérifier tous ses gens, a été voir les Saramaten qui
sont constamment à In Tangount, et il place la frontière au sud d’In Tangount. Ce

qui prouve bien que pour lui, à In Tangount, il est chez lui. J’ai mieux encore:
c’est un document qui omane des Burkinabés eux-mêmes et qui est l’annexe 134
du Burkina (carte n 19 de la séance de samedi). Cette fois-ci la frontière est bien
placée comme sur la carte de 1925. Vous voyez, la frontière est mise tout à fait au
nord du gué de Kabia. Ceci est un document qui émane de Dori. Mais à vrai dire,
ce qui apparaît, c’est que l’administrateur a calqué la carte existante et il y a
indiqué le thème de ses préoccupations, c’est-à-dire les pistes. Nous sommes en
1946, il s’agit du commandant du cercle de Dori, il doit inspecter les pistes de son
cercle et que fait-il? Il arrête son inspection au gué de Kabia. Il ne va pas visiter
la piste jusqu’à Fitili, qui serait pourtant théoriquement de son cercle. En plus,
quand on lit son texte — je prie respectueusement la Chambre de relire l’annexe
134 — le commandant de Dori, en 1946, déclare que Kabia est le point triple
Soudan/Niger/Haute-Volta! On peut faire exactement la même analyse avec l’an-
o
nexe 144 bis du Burkina Faso (carte n 9 de la séance de samedi).
Cela est aussi une annexe intéressante parce que voilà encore une fois un fonc-
tionnaire de la Haute-Volta qui est chargé de vérifier les pistes de sa circonscrip-
tion. On s’aperçoit qu’il ne mentionne aucune des pistes qui vont au-delà de la
frontière qui passe par le marigot, aucune qui se dirige vers les falaises, et que
nous avons ajoutées en rouge, prouvant bien par là que ce fonctionnaire avait une
très bonne idée de la limite du pouvoir de sa circonscription.
Avant de conclure ces remarques générales, relatives à la présente partie de
la frontière, il convient de souligner aussi l’usage quelque peu abusif qui est fait
par nos confrères des notions d’Oudalan et de Béli. Disons très rapidement que
l’Oudalan est une région beaucoup plus restreinte que ce que le Burkina Faso
soutient. Quant au Béli, ce mot est utilisé indifféremment dans plusieurs sens.
Dans la pratique, il désigne parfois le marigot, parfois une portion du Gourma

central, parfois la partie septentrionale de la résidence de Dori qui était réservée à
N’Diougui. Il faut faire extrêmement attention lorsqu’on utilise cette terminolo-
gie. Bien souvent les écritures burkinabés, disons-le, n’allument pas la lumière
pour nous faire savoir exactement quel est le sens exact du mot Béli lorsqu’ils
l’utilisent.
Nous allons maintenant passer aux actes administratifs qui sont une preuve
additionnelle en fait que dès l’origine il apparaît que la frontière de Dori a été sur
le Béli, que les cartes de l’époque le prouvent, que la frontière orographique
prétendue par le Burkina Faso ne peut nullement être prouvée, alors qu’au
contraire il existe de multiples preuves émanant de nos administrateurs qu’elle[86/9 : 56-58] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . SALMON 255

existait bien sur le Béli. Il reste maintenant à conduire la Chambre dans le maré-
cage, elle nous en excusera, c’est-à-dire à la faire passer le long de quelques
mares.
De ce point de vue là, il est significatif que les deux Parties sont d’accord pour

dire, l’une et l’autre, qu’il est très difficile de retrouver des renseignements à ce
propos. Les raisons en sont bien simples, et je crois que, là aussi, les deux Parties
sont d’accord. Nous sommes dans une région où il y a des nomades, pas de séden-
taires. Dès lors toute compétence exercée sur les nomades, si c’est une compé-
tence personnelle, en fonction de leur rattachement à une colonie, n’est nullement
l’exercice d’une compétence territoriale. On ne peut vraiment alléguer comme
pertinent un acte administratif que si l’on prouve qu’il était la preuve de l’exer-
cice de l’ imperium au moment où on était sur un territoire déterminé. Ce qui
compte, c’est de pouvoir prouver que les administrateurs ont exercé l’ imperium à
un certain endroit.
Il faut dire que pratiquement toutes les deux Parties sont assez mal placées pour
se défendre sur ce point: Dori n’est pas très près, Ansongo est probablement un
petit peu plus près, et c’est d’ailleurs à cause de cela, je crois, que nous avons, il

faut bien être honnête, parfois un tout petit peu plus de notes. Quant à Gourma-
Rharous, c’est vraiment le fin fond du désert par rapport au Béli. Il y a 250 kilo-
mètres de désert à traverser à cheval; cela ne se faisait pas tous les jours. C’est
probablement la raison pour laquelle il y a peu d’actes d’administration de
Gourma-Rharous. En conséquence, pour apprécier la portée des preuves d’effecti-
vité il faut bien concevoir de quel territoire il s’agissait comme la Cour faisait fort
bien remarquer dans l’affaire du Groënland oriental .
Passons rapidement les mares en revue. Tout d’abord la mare de Raf Naman, qui
est donc celle à laquelle pratiquement nous aboutissons en venant de l’ouest, puis-
qu’on la voit à l’est de la mare de Kétiouaire, se trouve près de la mare de Raf Naman.
En ce qui concerne cette mare, à vrai dire, il y a peu d’indications à son sujet.
On sait qu’en 1899 (D/2) c’est une des limites des campements de N’Diougui.
Il y a aussi une note non datée, mais probablement de 1908 ou 1909, relative à la

région de Tombouctou et du cercle civil de Dori qui souligne que les Kel Gossi,
qui viennent du nord, devront être surveillés par l’annexe du Gourma. Donc les
Kel Gossi qui arrivent à Raf Naman venant du Gourma devront être surveillés par
celui-ci. Et puis le texte poursuit à propos de Dori, «on devra visiter Raf Naman,
grande mare permanente sur les bords de laquelle Oudalan et Kel Gossi se rencon-
trent souvent» (D/142). Vous voyez donc qu’il y a bien cette idée que du nord on
arrive à Raf Naman mais que Dori doit aussi surveiller Raf Naman. C’est vrai-
ment cette conception de l’étroite collaboration qui apparaît, dès ce moment là,
entre les colonisateurs que chacun dans son cercle doit essayer de venir se rencon-
trer à la frontière. Ceci montre, à cette époque de constitution des cercles où
gestion et surveillance sont les forces qui configurent les cercles, que la mare est
frontalière.
A part cela, en dépit de tous leurs efforts, aucune des deux Parties ne prouve

qu’il y a eu beaucoup d’administrateurs qui ont été à Raf Naman. Les descriptions
épiques fournies à ce propos par le Burkina Faso montrent que c’est un endroit
absolument impossible. Par contre il est intéressant de noter qu’aussi bien la carte
des pistes de l’AOF publiée en 1948 par le service géographique de o’AOF (carte
C/37) que la carte routière de l’AOF (carte C/37 bis, carte n 22 de la séance de
samedi) montrent que la piste qui aboutit à Raf Naman vient du Soudan. Cette
piste, vous la voyez, elle vient du Soudan et elle traverse la soi-disant frontière
pour aller à Raf Naman, autrement dit cela montre bien que c’est le Soudan qui
est intéressé par Raf Naman, puisque c’est lui qui construit la piste jusqu’à Raf
Naman.256 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 58-61]

En ce qui concerne maintenant la mare de Fadar-Fadar, dans son rapport de
tournée du 19 novembre 1926, le commandant de cercle de Rharous mentionne la
mare de Fadar-Fadar comme principal point d’eau rencontré dans cette partie de
son itinéraire (D/143).
En 1939, c’est le commandant de Dori qui expose qu’il a parcouru une notable
partie du sud de la subdivision de Gourma-Rharous pour repérer s’il y avait des
indigènes de Dori en situation irrégulière et il visite pour cela la rive nord de Tin

Akoff (D/55), ce qui prouve bien qu’il recherche sur la rive nord de Tin Akoff des
gens qui y seraient irrégulièrement placés là, alors qu’ils ne doivent pas dépasser
la rive sud de Tin Akoff. Selon le tableau récapitulatif des tribus du 25 août 1945
— on peut évidemment discuter cela car c’est simplement une indication d’hiver-
nage, les Kel Gossi sont en hivernage à Fadar-Fadar (D/71). Un rapport de
décembre 1949 rédigé par l’agent hydraulique du cercle du Gourma Rharous sur
les possibilités hydrauliques du Gourma dans la division de Rharous cite la mare
de Fadar-Fadar (D/81). Tout de même, c’est un homme qui sait ce qu’il fait. Les
rapports de Defossez de 1952-1953 et de 1953-1954, dans l’étude géologique du
Soudan français, parlent de Fadar-Fadar (D/111 et D/116). M. Jean-Pierre Cot a
signalé que cette même carte de Defossez représentait une ligne frontière qui
impliquait que Fadar-Fadar était en territoire voltaïque. Mais encore une fois il
faut bien comprendre que ces fonds de cartes étaient utilisés parce que l’on n’avait
rien d’autre sous la main. En revanche, lorsqu’il s’agissait de l’exercice de la
compétence, on savait très bien jusqu’où on pouvait aller.
Dans son rapport de décembre 1952, l’inspecteur général de la subdivision de

Gourma-Rharous, traite de la limite de sa circonscription, mentionne «Fadar-
Fadar, mare limite avec le cercle de Dori». Les choses sont claires dans cette
période proche de la date critique.
Pour la mare d’In Kacham, je suis vraiment désolé, nous n’avons pratiquement
rien. Dieu sait si l’on a cherché! Dans un rapport de tournée du 19 novembre
1926, le commandant de cercle de Rharous mentionne la mare d’In Kacham
comme point d’eau rencontré pendant ses tournées (D/143). C’est la seule mention
que l’on ait pu trouver. Mais je ne pense pas que le Burkina Faso en ait apporté
davantage. De toute façon, même s’il en avait apporté, cela ne prouverait rien de
plus que le fait qu’elle est frontière. Nous ne leur demandons pas l’autre côté de la
mare.
Je ne reviens pas sur la mare d’In Abao. Là il n’y a aucun problème.
On arrive maintenant à la mare de Tin Akoff (Tin Akhof). La mare de Tin Akoff
est mentionnée en 1899 comme limite des campements de N’Diougui (D/2). Le
Burkina Faso fait allusion à un certain nombre de notes de 1950, qu’il interprète
comme assurant à la Haute-Volta la juridiction sur la partie nord du Béli, simple-
ment parce qu’on y fait allusion aux rives du Béli. Nous avons fait l’interprétation

de ces notes dans notre mémoire (p. 296) et dans notre contre-mémoire (par. 7.29-
7.36). Nous allons essayer d’y revenir un instant.
Mais commençons d’abord par rappeler qu’aucune des pièces que cite le
Burkina Faso ne prouve de manière vraiment certaine que les incidents relatés se
sont déroulés au nord des mares. Parce qu’enfin si un Parisien vous dit qu’il a été
passer ses vacances le long des rives de la Méditerranée, est-ce que cela signifie
qu’il était en Algérie? Ce n’est pas exclu. Mais si vous voulez, pour qu’on puisse
vraiment donner un sens plus précis à une terminologie de ce genre, il faudrait
alors que l’ensemble de la note vous donne des éléments de critique historique
permettant de dire que l’on a trouvé la mare. J’invite respectueusement les
membres de la Chambre à relire ces notes. Personnellement, je n’y ai rien vu.
Au demeurant, il est clair que les tournées du résident d’Ansongo vers le sud
passaient régulièrement à Tin Akoff sans jamais la moindre protestation,[86/9 : 61-63] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .SALMON 257

er
18 décembre 1939, 19 décembre 1939, 28 novembre 1940, 2 février 1951, 1 avril
1955 (D/56, D/57, D/65, D/90, D/122). Dans son rapport de tournée du mois de
janvier 1951, immédiatement après les discussions à propos des Bellahs, le
commandant en chef de la subdivision d’Ansongo écrit: «les sept tentes Ichaga-
mine sont en effet à Tin Akoff à la limite des deux cercles de Dori et de Gao»
(D/90). Peut-on être plus précis?
La note du 16 avril 1953 du commandant de cercle de Gao à celui du cercle de
Dori est également très pertinente. Il écrit ceci: «Imadi Ag Mohammed Ahmed est
actuellement installé aux environs de Tin Akoff, dans la subdivision d’Ansongo et
un peu au nord de la limite entre les cercles de Dori et de Gao» (annexe II-55 bis),
ce qui prouve encore que Ansongo va jusqu’à la limite nord de la mare de Tin

Akoff.
Le 23 mai 1954, par une convention, la subdivision de Gourma-Rharous recon-
naît les droits d’usage à la mare de Tin Akoff à certaines tribus (D/119). Même si
c’est un acte unilatéral, c’est un acte d’administration.
Dans sa tournée du 1 er avril 1955, le chef de subdivision d’Ansongo passe par
Tin Akoff; le but de sa tournée est de «constater l’état des mares» (D/122) de sa
subdivision.
Dans une note du 10 janvier 1956, sur la nomadisation des Kel Gossi, le chef de
la subdivision de Gao mentionne la nomadisation d’éléments de la tribu à Tin
Akoff sans donner l’impression qu’ils auraient pour autant quitté sa circonscrip-
tion. Enfin, il y a encore tous les rapports de Defossez que je vous ai déjà signa-
lés tout à l’heure, qui incluent Tin Akoff (D/111 et D/l16).

Voilà donc un ensemble de comportements qui se produisent pendant la période
1951-1955, après les fameux incidents bellahs de 1950, et qui montrent bien que,
même s’il y a eu des protestations de Dori en 1950, avec ces termes un peu
ambigus des «rives du Béli», entre 1950 et 1955 il y a eu une activité de fonc-
tionnaires soudanais continue dans cette région sans qu’il y ait la moindre protes-
tation de la part de Dori. Probablement qu’on était tombé en 1950 sur un fonc-
tionnaire qui supportait assez mal les tropiques et dont le comportement est resté
isolé.
La mare d’In Tangoun apparaît sous diverses formes, In Tangoun, In Tangoum,
In Tangounte, N’Tankoum, In Tangoumit, etc. Le premier document à citer est
l’importante note du 17 mai 1923, précitée tout à l’heure, qui, traitant de la limite

de la subdivision d’Ansongo, décrit celle-ci comme «fixée par une vallée qui
passant par N’Tankoum se dirige vers la mare d’In Abao». Nous sommes là en
1923, c’est la note D/17.
Il n’y a pas une plus belle preuve que la soi-disant limite orographique n’existe
pas.
Le registre de contrôle des renseignements sur les nomades d’Ansongo, pour
l’année 1929, parlant des Saramatem les caractérise de la manière suivante:
«petite fraction, qui faisait autrefois partie des Kel Es Souk, sont presque séden-
tarisés, à la limite du cercle de Dori et de la subdivision d’Ansongo entre In
Tangoun et Tin Téhattin» (D/31, voir encore D/67 de 1941 et D/75 de 1948).
Encore une fois clairement In Tangoun se trouve au Soudan.

Le bulletin politique mensuel de la subdivision d’Ansongo du 4 août 1936
comporte un croquis qui montre la nomadisation constante des Kel Es Souk à
Tangoun (L/38) : ça correspond à ce que je vous ai déjà dit. La patrouille dans le
sud passe par In Tangoun, il y a toute une série de notes en 1940 (D/65),
1941 (D/67), 1948 (D/75), 1952 (D/110), 1954 (D/118), 1955 (D/122).
Le rapport du 2 septembre 1948 (voir carte C/72, carte n o23 de l’audience de
samedi) spécifie que les Saramatem sont établis à Tin Tangoumit (In Tanghount) à
la limite sud-ouest de la subdivision. Quatre ans plus tard, le 8 août 1952, le chef258 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 63-66]

de la subdivision d’Ansongo écrit ceci au commandant du cercle de Dori: «je me
trouverai chez les Saramatem sur la frontière à la mare d’In Tanghount vers le
16 août 1952» et il demande au commandant de Dori qu’il renvoie les insoumis
«à la frontière, soit à In Tanghount où je me trouverai». C’est l’annexe II-55 du
Burkina Faso. On ne peut être plus clair. Il n’y a aucune réaction de Dori à cette
claire revendication de la rive nord comme soudanaise.
Un rapport de décembre 1952 fait encore état de la réfection de la piste du

Soudan jusqu’à In Tangoun (D/l10). Une équipe de vingt-cinq manŒuvres se met
au travail début 1953. Le chef de la subdivision se plaint cependant encore de son
état en février 1954 au-delà de la frontière: «à partir du gué d’In Tangoun (entrée
dans le territoire d’Ansongo) il est difficile de parler de piste (D/l18) ». Il suffit
de regarder leo croquis faits par les administrateurs (ainsi annexe 134 du Burkina
Faso, carte n 19 de la séance de samedi) pour voir que la piste Kabia-In Tangoun
passe au sud du marigot, clairement en Haute-Volta. Lorsque l’administrateur écrit
«à partir du gué d’In Tangoun (entrée dans le territoire d’Ansongo) il est difficile
de parler de piste», il parle des pistes des voisins. Une chose est certaine,
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, c’est que connaissant ce qui est
une administration, il paraîtra certainement peu probable qu’une administration
quelconque ait décidé de payer 25 kilomètres de piste pour la colonie voisine. En
tout cas, je ne crois pas que c’était l’usage dans le système colonial français.
On voit encore dans un rapport de février 1955 de la subdivision d’Ansongo,
qu’elle fait état du balisage de la piste jusqu’à In Tangoun (ce sont les pièces
D/121, D/122).
La Chambre qui aujourd’hui a pu prendre conscience combien, dans ces régions

reculées de confins, les actes d’administration sont rares, jugera l’importance de
ce faisceau de comportements qui vont jusqu’à l’engagement de fonds pour effec-
tuer des travaux de piste. Le contre-mémoire du Burkina Faso, page 173, croit
pouvoir tirer argument du fait que dans le document D/122 d’avril 1955, l’admi-
nistration de la subdivision d’Ansongo parle de son cheminement d’In Tangoun à
Tin Akoff «en territoire voltaïque». Mais je viens d’en expliquer la raison, c’était
parce que la piste passait sur la rive sud.
Nous arrivons maintenant au gué de Kabia. Le caractère limitrophe de Kabia est
lui aussi attesté par de nombreux documents administratifs. Par une lettre du
3 septembre 1927, le chef de subdivision d’Ansongo fait part au commandant de
cercle de Gao que le commandant de cercle de Dori lui demande s’il ne pourrait
pas se rendre à «Kabia mare limitrophe des deux cercles» (D/26). Je me permets
de vous faire remarquer que c’est Dori qui s’exprime comme ça. Et Ansongo
répond «serais heureux également vous rencontrer limite deux cercles» (ibid.).
Le livre de poste de la subdivision d’Ansongo, le 25 décembre 1927, mentionne
qu’un cargo d’Ansongo ramène à Kabia, «nord du cercle de Dori» — bien sûr,

puisque le sud de l’un c’est le nord de l’autre — des Bellahs irrégulièrement
stationnés au Soudan (D/27). Sinon il ne se serait pas arrêté à Kabia, il se serait
arrêté aux falaises!
C’est en 1927 qu’une borne astronomique est placée au gué de Kabia. Mais ce
n’est pas parce que c’est un endroit se trouvant à un niveau peu élevé, car,
contrairement à ce qu’on a essayé de nous expliquer très scientifiquement, il
arrive que l’on établisse des bornes astronomiques sur des montagnes. Si on
établit justement cette borne astronomique en 1927 au gué de Kabia, c’est parce
qu’on sait parfaitement bien que c’est la limite nord de Dori, cela résulte
d’ailleurs, à ce moment-là, des travaux de l’IGN, qui essaie de situer un certain
nombre de bornes pour pouvoir déterminer les frontières.
Si on établit cette borne à Kabia, c’est parce que l’on se rend compte que c’est
la limite nord de la Haute-Volta. En 1940, il y a un accord sur les travaux de piste[86/9 : 66-68] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M . SALMON 259

jusqu’à Kabia, le Soudan effectue les travaux à Ansongo-Kabia. Il est bien spéci-
fié dans l’ensemble des notes que cette piste est «sur territoire Soudan». Je vous
renvoie aux textes, aux annexes D/58, D/61, D/63, D/66.
Selon le rapport de tournée dans l’Oudalan et Yagha du 31 décembre 1946, le

commandant du cercle de Dori, il s’agit encore de lui, mentionne ce qui suit dans
son rapport: «Les campements du gué de Kabia, de Beiga sont en ruines. Une
équipe de manŒuvres est chargée de les reconstruire. Le chemin est important par
le fait que Kabia est le point de jonction des trois cercles de Dori, Tillabéri et de
Gao» (contre-mémoire du Burkina Faso, annexe 134). C’est Dori qui parle, ce
n’est pas le Soudan.
On ne peut être plus précis. Ce qui est d’ailleurs le plus piquant c’est qu’à
travers son rapport il y a toujours ce fameux croquis, ce fond de croquis qu’im-
perturbablement on reproduit, vous savez comme ces espèces de cartes muettes.
Le texte lui-même proclame l’inverse du croquis.
Un télégramme-lettre émanant du Tillabéri, du 17 octobre 1953, propose au
commandant de cercle de Gao et à celui de Dori une rencontre le 3 novembre:
«délimitation Kabia pourrait être effectuée jours suivants... » (D/187).

Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, que peuvent aller faire trois
commandants de cercle à Kabia pour faire une délimitation, si ce point n’intéresse
que la Haute-Volta et le Niger comme on ne cesse de nous le répéter sans preuve
mais, il faut bien le reconnaître, sans lassitude?
Le croquis que l’on projette maintenant (carte n o24 de samedi) a été fourni très
objectivement — il convient de les en créditer — par nos amis burkinabés (carte
no 19). C’est le croquis du cercle de Tillabéri au 1/250000, qui est dressé par l’ad-
joint au commandant de cercle de Tillabéri en 1954. On s’en est gaussé un peu
rapidement, en prétendant qu’il y avait probablement des erreurs sur l’emplace-
ment de détails orographiques. On a aussi dit qu’aucun point triple n’y apparais-
sait.
Il n’en demeure pas moins que la frontière passe à Kabia, et puis se dirige fran-
chement à l’est vers Latobezanga, en passant par les monts N’Gouma. Au-dessus,

il est indiqué «Soudan».
A quel endroit le Burkina Faso voudrait-il arriver ailleurs qu’à Kabia.
Personnellement, nous avons le sentiment que cela veut bien dire que Kabia est
le point triple: Tillabéri, Dori, Gao. Cela a été d’ailleurs dit, à plusieurs reprises,
par les textes de Dori eux-mêmes.
Il est évident que si Kabia est le point triple, cela signifie que les hauteurs de
N’Gouma ne concernent que le Soudan et le Niger, comme l’atteste le croquis de
1954.
Pour des raisons qui sont liées à la compétence de la Chambre, que nous avons
respectueusement exposées devant elle avant-hier, nous préférerions ne pas devoir
parler du tout du problème des hauteurs de N’Gouma, et c’est vraiment quelques
brefs petits rappels que nous ferons ici, simplement pour confirmer que les vues
des Parties ont bien pour objet les droits du Niger.

En quelques mots, la position malienne qui est longuement exposée dans ses
écritures, auxquelles je me permets respectueusement de renvoyer la Chambre est
la suivante:

Le projet de frontière, qui a été levé par les commandants de cercle de Tillabéri
et de Dori en 1927, avait été fait par deux commandants de cercle qui ont cheminé
la frontière. Ils ne se sont pas bornés à regarder des cartes. Ils ont transmis au
gouverneur un projet d’arrêté sur la délimitation de cette frontière. Et si vous lisez
ce texte — il n’est pas très bien écrit mais ceux qui vont suivre sont encore pire
— il dit bien qu’il y a une frontière du Soudan au nord, qui passe par le mont260 DIFFÉREND FRONTALIER [86/9 : 68-71]

N’Gouma, qu’il situe à l’est d’ailleurs, exactement comme le croquis de 1954.
Elle passe par le mont N’Gouma, situé à l’est, et, en venant de l’est, arrive à
Kabia. La frontière partait du gué de Kabia. Ce qui veut donc bien dire (les admi-
nistrateurs ne cessent de le répéter) que Kabia est point triple. C’est donc normal
que les administrateurs, après avoir décrit en quelque sorte la frontière nord du
Soudan, fassent partir la limite entre le Niger et la Haute-Volta du gué de Kabia.

Les gens de Dakar, loin de la réalité des cercles, sont partis évidemment de la
carte erronée de 1925 et se sont mis à raisonner sur elle. Voyant cette carte, ils se
sont dit: mais qu’ont-ils raconté dans les cercles? Ce n’est pas possible! La limite
du Soudan part de N’Gouma, elle ne part pas de Kabia. Il faut donc changer leur
projet d’arrêté. Et c’est ce qu’ils ont fait. Ils ont donc changé ce que les gens qui
étaient sur place, connaissant la situation, avaient décrit comme étant leur véri-
table frontière. Et en toute vitesse d’ailleurs, en quelques jours, sans d’ailleurs
demander l’avis du Soudan, ils décident d’établir que le point de départ sera
N’Gouma.

C’était ainsi rendre la confusion totalement indescriptible et l’arrêté inappli-
cable, car c’était, primo, faire une erreur sur l’emplacement à cet endroit de la
véritable frontière du Soudan, qui avait toujours été une frontière des mares; et
c’était, secundo, placer les hauteurs de N’Gouma à un endroit où elles ne se trou-
vent pas comme le prouvaient d’ailleurs déjà plusieurs cartes de l’époque, et
comme l’a finalement confirmé, avec toute la pertinence qu’on lui reconnaît, la
carte au 1/200000, qui est soudainement récusée par le Burkina Faso.
Quelle est la portée de cette double erreur? Pour nous, elle est fort simple, c’est
qu’elle rend l’arrêté inapplicable. Elle ne le rend pas nul, mais inapplicable, dans
la stricte limite de son erreur, en quelque sorte faute d’objet matériel, fondé sur
une cause inexistante.
Et dans une hypothèse de ce genre, la solution traditionnelle en droit interna-
tional n’est pas la nullité, mais la recherche par les intéressés d’un nouvel accord,
fondé cette fois sur une vision claire de la réalité.
C’est ce qui devrait être recherché en l’espèce. Ceci d’ailleurs permettrait au
Niger de faire valoir ses propres moyens de fait et de droit, et de collaborer ainsi
à la recherche de la preuve.

Il est temps de conclure. Pour cette partie de la frontière, on peut faire les
constatations suivantes:
1) lorsque la frontière nord de Dori s’est établie dès 1899, la délimitation dans la
zone du Béli a été établie sur le marigot, ainsi qu’en attestent la plupart des
cartes de cette époque;
2) le Burkina Faso reconnaît que la frontière n’a pas varié depuis;
3) pour des raisons inconnues, et en tout cas sans base légale quelconque, car il
n’y a eu aucune modification réglementaire dans les années vingt, certaines

cartes reproduites ensuite avec assez de constance, même si leur tracé était
fluctuant, ont établi la frontière au nord du marigot, sous forme d’une ligne
plus ou moins parallèle à celle-ci, ou à une espèce de chapeau circonflexe
renversé. Cette représentation nouvelle est inexpliquée et inexplicable. Elle
procède peut-être d’une erreur produite par l’amplification de l’espace entre le
signe du marigot et le signe de la frontière. Elle n’a en tout cas, au point de
vue juridique, pas la moindre valeur;
4) aucun texte administratif régulier ne défend la thèse orographique;
5) au contraire, de nombreux textes généraux émanant d’administrateurs du
Soudan exposent clairement la thèse hydrographique jusqu’au gué de Kabia;
6) Sexto, le Burkina Faso n’exerçait aucune compétence au nord du marigot, sauf
conjointement avec le Soudan dans le cadre de la coopération intercoloniale;[86/9 : 71-72] DEUXIÈME PLAIDOIRIE DE M .SALMON 261

7) au contraire, ainsi qu’on a pu vous le montrer, le Soudan exerçait des compé-
tences administratives très précises pour chacune des mares de la région,
chaque fois sans qu’il y ait eu de protestations de la part de Dori et au
contraire bien souvent avec une acceptation directe de lui-même, puisque nous
nous sommes efforcés chaque fois que cela était possible, d’exploiter plutôt
des textes de Dori que des textes du Soudan.

Nos conclusions restent donc, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre,
identiques à celles du contre-mémoire. Si vous me permettez, je ne vais pas vous
redire ce qui est identique, néanmoins j’aurais voulu vous lire la dernière page
qui, elle, n’est pas identique.

Le PRÉSIDENT: Monsieur le conseil, vous pouvez le faire après la réplique,
au deuxième tour.
M. SALMON: Ce sont simplement deux points que je voudrais vous dire.
D’une part, nous prions respectueusement la Chambre de se déclarer incompétente
pour la détermination du point triple. Et pour le reste, ce n’est peut-être pas véri-

tablement une conclusion, mais nous souhaiterions que lorsque la Chambre sera
amenée à faire la délimitation qui lui est demandée par les deux Parties — et je
sais combien cette tâche va être rude et difficile pour elle — nous souhaiterions
qu’elle le fasse avec le maximum de précisions possible. Parce que ce que nous
croyons souhaitable, qu’à l’issue de ce procès les Parties puissent aisément exécu-
ter votre arrêt. Si, au contraire, il reste, dans la manière dont vous auriez donné
des directives, un large champ ouvert éventuellement à des interprétations éven-
tuelles, des décisions qui seraient ainsi abandonnées aux experts, alors que,
d’après le compromis, la seule chose pour laquelle ils sont compétents c’est
d’aider les Parties dans la démarcation. Je crois qu’il serait souhaitable que la
Chambre s’efforce d’être aussi précise que possible dans la délimitation de façon
que les Parties n’aient pas de difficultés à démarquer, ou ne soient pas obligées de
venir au bout de six mois vous demander un arrêt interprétatif. Je vous remercie,
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre. Je vous prie de m’excuser
d’avoir été aussi long et d’avoir légèrement dépassé les temps.

Le PRÉSIDENT: La Chambre vous remercie Monsieur le conseil. Je déclare
clos le premier tour des plaidoiries orales en cette affaire. La Chambre tiendra
audience le mardi 24 juin à 10 heures pour entamer le second tour de ces plaidoi-
ries avec les exposés du Burkina Faso en réponse.

L’audience est levée à 13 h 5262 [86/10 : 4-6]

C 2/CR 86/10

ONZIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (24 VI 86, 10 h)

Présents : [Voir audience du 16 VI 86.]

Le PRÉSIDENT: Je déclare ouverte cette audience par laquelle s’ouvre le

deuxième tour des plaidoiries orales en l’affaire du Burkina Faso/Mali. J’appelle à
la barre M. Cot.

RÉPLIQUE DE M. COT
CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. COT: Monsieur le président, Messieurs les juges. Il me revient l’honneur
d’ouvrir ce second tour de plaidoiries devant la Chambre de la Cour internationale
de Justice.
Nous avions, lors du premier tour, établi, du moins je le crois, les titres du
Burkina Faso dans la présente instance, titres présentés en général d’abord, puis
détaillés par secteur géographique. Au passage, nous avions tenté de désosser les
écritures et les plaidoiries maliennes qui nous avaient parues essentielles et réfuté,

dans la mesure du possible, leur argumentation.
Nos adversaires ont fait de même. Peut-être davantage acharnés à détruire qu’à
construire, m’a-t-il semblé. Plus habiles à jeter le trouble sur nos thèses qu’à
conforter un titre concurrent.
Au demeurant, Monsieur le président, Messieurs les juges, vous l’avez sans
doute observé avec nous, ils ont été obligés de se replier sur des cartes anciennes
et très approximatives ou d’invoquer une tradition orale hésitante là où le Burkina
Faso se prévalait plus classiquement de textes écrits et de cartes récentes, telle est
en tout cas l’impression globale, et j’en conviens, toute subjective, que j’ai ressen-
tie à l’issue du premier tour de plaidoiries.
J’ajouterai, Monsieur le président, si vous me le permettez, une supplique à
l’adresse de nos adversaires. Est-ce trop demander à la Partie malienne de lire
avec attention ce que nous écrivons, et d’écouter avec soin ce que nous disons?
Certes, nous avons beaucoup écrit, beaucoup parlé, il est vrai. Sans doute la
fatigue en fin de parcours explique-t-elle certaines inattentions. Enfin nous
connaissons tous la facilité rhétorique qui consiste à tirer un argument dans un

sens pour le mieux démolir et nous-mêmes à l’occasion avons cédé à la tentation,
j’en conviens.
Mais en l’espèce, il me semble que la recherche passionnée de l’argument —
voire de la petite bête — a conduit les conseils maliens à multiplier les contresens
au point de m’obliger à rectifier les plus importants d’entre eux. C’est un exercice
dont je me dispenserais volontiers. Monsieur le président, Messieurs les juges, je
n’aime pas donner des leçons, ce n’est pas mon genre, mais le nombre et la
gravité des contresens commis m’imposent ce pensum que je prie la Chambre
d’excuser.
Ainsi, on continue à nous faire dire que la carte prévaut sur le texte (C2/
CR 86/7, p. 35). Or, j’ai affirmé moi-même la primauté des textes sur les cartes et
très précisément de la primauté de l’arrêté 2728 du 27 novembre 1935 sur les
cartes de l’époque, tant qu’il était en vigueur. C’est uniquement parce que l’arrêté[86/10 : 6-9] RÉPLIQUE DE M . COT 263

de 1935 — et bien entendu, son petit frère de 1945 —, ont été abrogés par la loi
du 4 septembre 1947, c’est-à-dire ont disparu de l’ordre juridique de l’AOF, je dis
bien, c’est uniquement à cause de cette abrogation implicite et de cette disparition
subséquente, que les cartes reprennent dans ce secteur toute leur importance, et je
prie nos collègues maliens d’en prendre note.
Dans le même esprit, on nous accuse de faire prévaloir une simple lettre sur un
arrêté général (C2/CR86/7, p. 33), repris avec une lourde insistance le lendemain

matin. Il n’en est pas davantage question. Pendant sa durée de validité, bien
entendu, l’arrêté général 2728 l’emporte sur les indications de la lettre 191CM2
du 19 février précédent. Et là encore, nous l’avons dit explicitement (C2/CR86/5,
p. 72 et 74), c’est justement parce que l’arrêté général 2728 modifie la situation de
fait existante auparavant, situation décrite par la lettre 191CM2, que l’arrêté est
ensuite abrogé par la loi de 1947, et que, dès lors, les indications contenues dans
la lettre 191CM2 retrouvent toute leur valeur. Il ne s’agit en aucune manière de
faire prévaloir la correspondance administrative sur un arrêté général en vigueur;
je prie là encore nos collègues maliens d’en prendre note.
On nous reproche de noter que l’administration coloniale a «passé outre» les
observations du service géographique et on en tire la curieuse conclusion (C2/CR
86/7, p. 51 et 52), que nous regretterions l’arrêté 2728. Nous ne regrettons rien.
Nous constatons simplement que, nonobstant les observations du service géogra-
phique, le gouverneur général a maintenu son texte et que ceci, Monsieur le prési-
dent, Messieurs les juges, est un indice du caractère modificateur de l’arrêté 2728
qui a été édicté malgré ces remarques. C’est tout.

Puis on a vu dans nos thèses poindre le souhait d’un «match nul» entre l’arrêté
général 2728 et la lettre 191CM2 (C2/CR86/7, p. 33). Il n’en est pas question. Et
là encore, je prie nos collègues d’en prendre bonne note. Les deux documents ne
se situent bien évidemment pas sur le même plan. L’arrêté général 2728, acte
administratif légalement édicté, nous ne l’avons jamais contesté, édicté et publié,
a fixé la limite sur une partie de la frontière pendant sa durée d’application. Il a
été abrogé par la loi de 1947 dans ses dispositions contraires à ladite loi. Ces
dispositions ont totalement disparu. Du fait de l’abrogation, elles ne peuvent donc
plus être retenues, même comme indice de la ligne frontière existant auparavant.
En revanche, la lettre 191CM2 n’a jamais participé de la noblesse de l’acte
administratif, elle n’a jamais été un acte juridique s’inscrivant en tant que tel dans
l’ordre juridique de l’AOF, mais elle a été une indication importante et elle est
toujours actuelle sur ce qui était le tracé de la frontière aux yeux des principales
autorités coloniales en février 1935. Notre thèse donc, vous le voyez bien, je l’es-
père, n’est en aucune manière, même implicitement, celle d’un «match nul».
Enfin, le samedi 21 juin 1986, matin, on a commenté en projection une carte
géologique établie par M. Desfossez (C2/CR86/9, p. 59) sans tenir aucun compte

du développement consacré par M. Pellet à ce sujet (C2/CR86/5, p. 43).
Puisque nous en sommes à exposer nos états d’âme — vous m’excuserez,
Monsieur le président, Messieurs les juges — j’ajouterai que nous ne goûtons pas
la tentative faite par les conseils du Mali d’opposer les agents du Burkina Faso et
leurs conseils. Nous avons peut-être des styles différents, mais nous défendons
exactement la même position et je souhaiterais que les conseils du Mali en pren-
nent acte.
Excusez-moi pour cet avant-propos, Monsieur le président, Messieurs les juges,
et j’entre maintenant dans l’objet de ma plaidoirie.
La structure de notre réplique s’ordonnera de la manière suivante soulignant à
juste titre l’importance du renvoi au droit colonial et d’outre-mer, les conseils du
Mali y ont consacré des développements conséquents dans leurs écritures comme
dans leurs plaidoiries.264 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 9-11]

J’y répondrai et je préciserai les conceptions du Burkina Faso en la matière,

cependant que M. l’ingénieur général Gateaud vous donnera les explications,
devenues nécessaires — ô combien — sur le rôle du service géographique de
l’Afrique occidentale française.
Puis, M. Pellet reprendra les problèmes et l’ensemble du dossier dans la pers-
pective du droit international public pour répondre à l’argumentation malienne.
Enfin, M. le ministre Ernest Ouedraogo, agent, ministre de l’administration
territoriale et de la sécurité, conclura nos plaidoiries et présentera nos conclusions
finales.
Pour ma part, Monsieur le président, Messieurs les juges, je serai obligé de
quitter La Haye après une plaidoirie en raison, vous le savez, d’une obligation
parlementaire à laquelle je ne puis me soustraire. Je prie la Chambre, ainsi que
nos adversaires, de m’en excuser. Je serai malheureusement privé du plaisir d’en-

tendre les conseils du Mali en leur réplique. Mais je ne doute pas que l’on me
rapportera fidèlement leurs propos.

I. B REF RAPPEL DES PRINCIPES DU DROIT COLONIAL
ET D ’OUTRE -MER APPLICABLES DANS LA PRÉSENTE ESPÈCE

On l’a fait observer à de nombreuses reprises au cours du procès, le principe uti
possidetis juris conduit à examiner les titres avancés par les Parties à la période
critique, c’est-à-dire à l’instant de la décolonisation, et à en examiner la validité
par référence au droit colonial et d’outre-mer français.

Les règles relatives à l’application du droit dans le temps nous conduisent à
examiner ce droit existant au moment de l’apparition des différents titres pour
nous prononcer sur leur validité initiale, puis à considérer l’évolution ultérieure de
la législation coloniale pour examiner la destinée de ces titres, leur durée d’appli-
cation, la portée de leurs effets dans le temps.
Dans notre affaire, il y a donc renvoi du droit international public au droit colo-
nial. Ce renvoi est-il complet? Il serait sans doute excessif de dire que le droit
international public est sans pertinence dans la présente affaire. On peut considé-
rer que, dans une certaine mesure, le droit interne, ici le droit colonial et d’outre-
mer français, est «filtré» par le droit international public, pour reprendre l’ex-
pression avancée par M. Pellet. Mais lui-même vous expliquera tout à l’heure la

nature et les effets de ce filtre.
Pour ma part, je m’en tiendrai à l’exposé des principes de droit constitutionnel
et administratif colonial et d’outre-mer applicables à la présente instance.
Pour cet exposé, je me référerai surtout aux deux manuels les plus récents en
usage sous la IV e République et qui ont donc fait la synthèse historique de ce droit
colonial et d’outre-mer:

— le Précis de droit des pays d’outre -mer, par Louis Rolland et Pierre Lampue,
paru aux éditions Dalloz (les références sont à l’édition de 1949);
— le Manuel de droit d’outre -mer, de M. François Luchaire — qui me pardon-
nera de le citer ici mais c’est inévitable —, manuel paru aux éditions Sirey
(les références sont à l’édition de 1949).

On peut distinguer en matière coloniale et d’outre-mer trois directions princi-
pales entraînant des conséquences tant sur le plan juridique que sur le plan poli-
tique: l’assujettissement, l’assimilation et l’autonomie.
Après avoir pris, dans un premier temps, la voie de l’assujettissement, la poli-
tique coloniale française a hésité, jusqu’à la fin, entre la voie de l’assimilation et
celle de l’autonomie. Elle a sans doute privilégié le choix de l’autonomie avec la[86/10 : 11-14] RÉPLIQUE DE M .COT 265

constitution de 1946, puis avec la loi Defferre de 1956. Mais elle n’a jamais tota-
lement choisi, on le sait et, en matière d’autonomie administrative en particulier,
qui nous intéresse ici, elle a sciemment confondu décentralisation et déconcentra-
tion pour maintenir son empire, ce qui conduit M. Luchaire à conclure: «l’auto-

nomie conférée est faible et fragile» ( op. cit., p. 35).
Juridiquement, l’autonomie trouve son terrain d’élection en droit privé. Le
statut local régit les personnes et les biens dans une large mesure, ainsi que l’or-
ganisation judiciaire correspondante. En revanche, l’autonomie constitutionnelle et
administrative reste très limitée, les compétences normatives sont organisées par
l’Etat métropolitain, par la puissance métropolitaine et, pour les principales
d’entre elles, exercées directement par cette puissance.
L’exercice de la compétence législative est réservé au Gouvernement français
par le sénatus-consulte du 3 mai 1854 qui dispose, en son article 18:

«Les colonies autres que la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion
seront régies par décrets de l’Empereur, jusqu’à ce qu’il ait été statué à leur
égard par un sénatus-consulte.»
Ce second sénatus-consulte n’étant jamais intervenu, on avait coutume de dire

que le président ou le gouvernement était législateur colonial et c’est en vertu de
ces dispositions que la Haute-Volta a été créée par décret en 1919, puis supprimée
par décret en 1932. e
La constitution de 1946 de la IV République a transféré une partie de cette
compétence législative à l’Assemblée nationale française, notamment en ce qui
concerne l’organisation politique et administrative, les autres matières étant
normalement régies par décret — nous y reviendrons.
Ajoutons le principe de spécialité de la législation coloniale, les lois métropoli-
taines ne s’appliquant outre-mer que dans la mesure où elles sont faites pour ces
territoires ou si elles comportent une disposition particulière les déclarant appli-
cables.
Le pouvoir réglementaire outre-mer relève du Gouvernement français et, pour
ce qui est du pouvoir réglementaire local, de l’autorité locale, c’est-à-dire du

gouverneur général de l’AOF en l’espèce.
Quant aux assemblées représentatives, à partir de 1946, assemblée de l’union
française et assemblées territoriales, elles n’exercent que des fonctions consulta-
tives, du moins jusqu’en 1956.
Le système est donc centralisé, je dirai même verrouillé, par l’autorité politique
métropolitaine. Il est régi pour ces aspects par le droit constitutionnel et adminis-
tratif français, notamment pour ce qui est du régime juridique des actes adminis-
tratifs. Il est sanctionné par l’ordre juridictionnel administratif français. Certes, il
existe des conseils du contentieux administratif spécialisés pour les territoires
d’outre-mer, mais le contentieux administratif est porté en appel ou en cassation
devant le Conseil d’Etat français et, par ailleurs, c’est significatif, les recours pour
excès de pouvoir contre les actes administratifs sont eux portés directement devant
la juridiction métropolitaine. De ce point de vue, je dirai que M. Ranjeva n’avait

donc que partiellement raison lorsqu’il faisait observer que les conseils du conten-
tieux administratif de Dakar auraient réagi différemment par rapport à un juge
administratif métropolitain en matière de limite territoriale (C2/CR86/6, p. 52)
puisque ce dernier n’aurait pas pu être saisi par la voie du recours pour excès de
pouvoir et qu’il n’aurait donc sans doute pas réagi du tout.
Je m’empresse d’ajouter tout de suite que le Conseil d’Etat français, lui, n’au-
rait pas davantage confondu Deauville et Djibo. Car cette centralisation juridique
n’exclut pas une large prise en compte des particularités des territoires d’outre-
mer dans le domaine politique et administratif.266 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 14-16]

Cette adaptation au terrain du droit d’outre-mer est le fait d’une administration
spécifique, l’administration coloniale devenue administration de la France d’outre-
mer, administration formée dans une école spécifique, jouissant sur le terrain
d’une certaine liberté d’allures pour servir au mieux la politique coloniale fran-
çaise, cette politique mélangée d’assimilation et d’autonomie, qu’on appelle sur la
fin la «politique d’association».
L’originalité politique se traduit en particulier dans la définition des circons-

criptions administratives et de leurs limites. La méthode du cercle organisée par
Faidherbe suivant le principe de la tache d’huile est décrite — vous l’aurez noté,
Monsieur le président, Messieurs les juges, avec un certain bonheur — dans le
mémoire du Mali (vol. I, p. 150). Ainsi que la constatation faite dans ce même
mémoire de la modification fréquente des circonscriptions (mémoire du Mali,
vol. I, p. 110).
Mais il me semble que la Partie adverse commet un délit d’anachronisme lors-
qu’elle décrit cette politique de la «tache d’huile», exacte au début de la coloni-
sation, mais de moins en moins vraie à mesure que l’administration coloniale
installe plus solidement son emprise sur les territoires en cause.
Le renforcement de l’action administrative, de la présence administrative et les
progrès de la cartographie substituent insensiblement à la structure moléculaire
décrite une conception linéaire de la limite administrative, davantage en harmonie
avec les conceptions traditionnelles du droit administratif français.
Le phénomène est sensible sur les cartes qui gagnent en précision quant aux
limites administratives. Il est tout aussi sensible, j’attire votre attention là-dessus,

dans la rédaction des arrêtés de délimitation qui se réfèrent de plus en plus à des
points de repère topographiques pour tracer des lignes droites entre ces points.
L’arrêté 2728 du 27 novembre 1935 ou l’arrêté du 31 août 1927 dans la partie
orientale de la frontière et son erratum sont de bons exemples de ce besoin
ressenti par l’administration coloniale de mettre un terme à ce que pouvait avoir
de flou cette conception moléculaire de la juxtaposition des entités administratives
coloniales afin de passer progressivement à la conception linéaire de délimitation
des circonscriptions administratives. Et le projet d’arrêté décrit dans la lettre 191
CM2 du 19 février 1935 participe de ce même souci, même si ce dernier projet
n’a pas été mené à son terme.
Ces trois documents témoignent de la même volonté de préciser la frontière, de
substituer un trait précis à la notion de «confins», comme dirait Charles De
Visscher.
Cet anachronisme est lourd de conséquences, car il est lié à la date critique. Le
legs colonial, c’est bien celui laissé par la France en 1959-1960. Ce n’est pas celui
transmis par Faidherbe à la fin du XIX e siècle. L’uti possidetis juris doit bien
s’apprécier à la date critique que les Parties s’accordent à situer en 1959-1960.

Si j’insiste sur ce point, c’est parce que la frontière s’est progressivement préci-
sée au cours du temps, parce qu’elle a pu changer dans la période considérée, et
que nous devons la prendre en son dernier état.
Ainsi, dans le secteur des quatre villages, la prise en compte de la date critique
conduit à exclure de notre raisonnement les textes intermédiaires qui ne sont plus en
vigueur à la date critique, c’est-à-dire à ne pas prendre en considération l’arrêté 2728.
Dans le secteur de Soum, nous l’avons souligné, la région est mal connue
jusqu’à la fin des années quarante, peu explorée. La frontière ne trouve son tracé
définitif, tel qu’il est légué aux deux Etats, que sur les représentations cartogra-
phiques des années cinquante.
Enfin, il me faut insister davantage sur la région du Béli où M. Salmon a tenté
avec adresse, habileté, de substituer une date à l’autre; de considérer que la date
critique n’est pas 1958-1960 mais 1895-1899.[86/10 : 16-19] RÉPLIQUE DE M . COT 267

Et je dois avouer, Monsieur le président, Messieurs les juges, que nous avons
prêté le flanc à cette offensive par une rédaction ambiguë de notre contre-
mémoire, page 135, paragraphe 5, dont on pouvait tirer l’impression que nous
affirmions la définition ne varietur de la frontière de l’Oudalan dans ses moindres

détails dès la fin du siècle dernier.
Je prie donc la Chambre et nos adversaires d’excuser cette rédaction défec-
tueuse et de considérer que la thèse du Burkina Faso est bien celle que je vais
maintenant exposer.
L’Oudalan trouve en effet ses frontières de principe, je dirai, au début du siècle,
puisque la résidence de Dori est établie dans la période 1895-1899. Mais le cercle
de Dori précisera ses limites au cours du premier quart du XX e siècle comme en
témoigne ensuite l’échange de correspondance de 1935 qui semble à peu près
refléter la stabilisation de la frontière.
En effet, peuplée de nomades, la région du Béli est mal connue à la fin du
siècle dernier, les cartes — et le Mali en a fait la démonstration — sont très
approximatives; celles qui ont été projetées par la Partie adverse datent du début
du siècle, elles montrent la frontière sur le Béli, mais on connaît mal alors le

marigot et on connaît mal le relief géographique de la région. Ces mêmes cartes
qui, au demeurant, vous l’avez noté, Monsieur le président, Messieurs les juges,
conduisent la délimitation jusqu’aux portes d’Hombori, c’est-à-dire en plein terri-
toire malien.
Le progrès décisif de la cartographie et de la connaissance de la région vient en
réalité avec les missions Gironcourt, notamment la seconde mission de 1908-1909
qui va donner naissance, et qui va être l’occasion de dresser la carte Gironcourt
de 1911 que nous avons projetée l’autre jour.
Cette carte indique pour la première fois à leur position respective exacte les
points de repère naturels, l’enchaînement des mares et la chaîne des élévations,
sinon des sommets qui vont du mont N’Gouma jusqu’à la mare d’In Abao. Cette
première carte, la carte Gironcourt 1911, vous vous en souvenez peut-être, est une
carte purement physique qui ne porte pas de limites administratives. Mais c’est

une carte qui résume les enseignements de la mission Gironcourt, et c’est à partir
de ce moment-là qu’apparaissent les cartes administratives, elles, plaçant systé-
matiquement la frontière au nord des mares en choisissant de manière délibérée la
ligne orographique et non la ligne hydrographique. Ainsi du reste que la référence
constante à la mare d’In Abao, dont le toponyme sur les cartes est parfois
confondu avec celui d’In Kacham, sur les cartes comme dans les textes.
En d’autres termes, à partir du moment où l’administration coloniale a mieux
su de quoi il s’agissait, elle a précisé la ligne frontière, elle l’a placée, non pas sur
le Béli, mais au nord du Béli. D’abord sur les cartes émanant de ses services offi-
ciels (c’est l’ensemble des cartes suivant la mission Gironcourt et qui en sont
nourries), puis dans les textes pris (arrêté de 1927 et son erratum pour la partie
orientale de la frontière, le mont N’Gouma se trouvant défini au nord du gué de
Kabia conformément à la localisation qu’en avait faite Gironcourt), textes pris,

textes envisagés: lettre 191CM2 de 1935 dont on a longuement rappelé qu’elle
suivait en effet très exactement les points de repère physiques qui avaient été
correctement identifiés par Gironcourt.
Cette précision croissante de la frontière n’a pas été le fait du hasard, ça n’a pas
été une commodité de tracé cartographique comme on a cherché à nous le faire
croire. J’ai admiré la virtuosité avec laquelle M. Dupuy nous a expliqué que,
comme il s’agissait de carte à petite échelle, la différence entre la limite adminis-
trative et le fleuve était à peu près impossible à distinguer. L’agrandissement des
cartes aurait poussé la frontière au nord, d’où la thèse en quelque sorte de l’acci-
dent cartographique.268 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 20-23]

Or, il s’agit bien là, si on reprend l’origine de ce tracé plus précis, d’une
meilleure connaissance du secteur par la mission Gironcourt, et par l’exploration
que François de Coutouly fait de sa circonscription, d’une meilleure connaissance
du secteur, d’une meilleure connaissance aussi des exigences de l’administration
dans le secteur.
Au demeurant, la thèse de M. Salmon qui privilégie la période antérieure aurait
pour conséquence de faire prévaloir des cartes anciennes, imprécises, éloignées de

la date critique, sur des cartes récentes, d’une précision très supérieure et proches
de la date critique. Si vous le suiviez, Monsieur le président, Messieurs les juges,
pour le coup, ce serait une innovation jurisprudentielle d’importance que de
proclamer ainsi que moins une carte est précise, plus elle est fiable!
Ce n’est pas la seule thèse de nos adversaires qui m’ait surprise. Je me réfère ici
à la contestation par le conseil du Mali de la notion d’unité de conception du tracé
frontalier. Vous vous en souvenez peut-être, M. Pellet, s’appuyant sur les travaux
de La Pradelle, avait à mes yeux un peu enfoncé une porte ouverte en affirmant
qu’il y avait unité de la frontière dans son tracé et que l’on ne concevait pas que
ce qui fut excellent jusqu’à Diounouga devint inadmissible au-delà.
Or, je lis dans la bouche de l’éminent conseil du Mali les propos rapportés par
le procès-verbal:

«On ne voit pas pourquoi les Etats seraient tenus de déterminer toutes
leurs frontières selon la même méthode et selon la même technique. Si cela
ne dérange pas trop le Burkina Faso, le Mali, qui se considère toujours
comme un Etat souverain, estime avoir le droit de décider dans quelles condi-
tions il accepte de régler les problèmes de la preuve de sa frontière dans un
contentieux bilatéral, selon quel mode de règlement et avec quelles garanties
dont il est redevable à son peuple.» (C2/CR86/6, p. 36.)

Mais ici, Monsieur le président, Messieurs les juges, il y a maldonne. L’unité
de la conception de la frontière, ce n’est pas l’unité de conception du Mali ou du
Burkina Faso, c’est l’unité de conception de la puissance coloniale à la date
critique qui est en cause. Et quant aux modes de preuve de la frontière, excusez
moi, ce n’est pas au Mali ou au Burkina Faso de les régler, mais bien à vous,
Monsieur le président, Messieurs les juges, par application du droit international.
Je reviens à ce ralliement progressif à la notion contemporaine de frontière
linéaire que j’ai décrite. Pour souligner que ce ralliement n’exclut pas la prise en
considération des spécificités de la région frontière, ni pour la détermination de la
limite exacte, ni pour fixer le statut de la région frontière.
Pour la détermination de la ligne frontière, le Mali a produit, dans le secteur des
quatre villages, certains témoignages de notables. Et je voudrais être précis sur ce
point. Je ne conteste pas en principe la valeur probatoire des témoignages locaux.
Je conteste en revanche les témoignages qui nous ont été présentés et dont les con-

ditions de production ne nous paraissent pas entourées des garanties nécessaires. Je
considère surtout que des témoignages, qui s’éloignent considérablement des indi-
cations portées sur les cartes et même de celles contenues dans l’arrêté 2728 du
27 novembre 1935, n’emportent pas la conviction face aux titres avancés par le
Burkina Faso.
Au demeurant, M. l’ingénieur Gateaud vous précisera tout à l’heure que les
cartographes étaient sans doute les mieux placés pour recueillir ce type de témoi-
gnages. Et à une époque où leur activité ne pouvait pas être considérée comme
partiale, où les témoignages ne pouvaient pas être considérés comme entachés de
suspicion. Car enfin, la Chambre constatera comme nous que les témoignages
produits ont été recueillis pendant la période suspecte, et pour certains d’entre eux
tout récemment, et qu’ils doivent donc être traités comme tels.[86/10 : 23-26] RÉPLIQUE DE M . COT 269

Au demeurant, je constate que l’autre Partie ne s’est pas privée de mettre en
cause les activités du Burkina Faso dans la région pendant la période suspecte:

«Je voudrais ajouter aussi, je suis presque gêné de le faire, qu’il y a un
procédé un peu puéril et irritant qui a consisté à créer une région administra-
tive de Soum postérieurement à l’indépendance, pour faire croire que la
région a toujours été burkinabé.» (C2/CR86/9, p. 23.)
Permettez-moi ici de retourner le compliment et de dire que s’agissant d’un Etat

souverain, un tel propos n’est pas convenable.
J’en viens maintenant, toujours du point de vue de l’administration coloniale, à
la notion de village et de hameau de cultures. M. Salmon a cité plusieurs textes à
ce propos pour tenter de montrer que les villages comprennent les hameaux de
cultures. Le premier de ces textes, la circulaire du 7 juin 1917 (mémoire du Mali,
annexe B/23) est plutôt relative à la condition des tirailleurs sénégalais. C’est à ce
propos en effet que le gouverneur général de l’AOF ordonne l’établissement d’un
répertoire de villages.
Le second, plus intéressant, est l’arrêté du 30 mars 1935, arrêté du lieutenant-
gouverneur par intérim du Soudan français portant réorganisation de l’administra-
tion indigène.
Le titre 1 de cet arrêté vise les chefs de village; l’article 2 en est ainsi libellé:
«Le village représente l’unité administrative indigène. Il comprend l’ensemble de
la population y habitant et tous les terrains qui en dépendent » (ibid., B/44).
M. Salmon en tire la conclusion «qu’un village n’est pas un point sur une
carte; un village c’est une surface, il y a peut-être d’anciens paysans parmi vous

qui le savent» (C2/CR86/8).
Monsieur le président, Messieurs les juges, point n’est besoin d’être ancien
paysan pour savoir cela. Je suis maire de mon petit village de Coise-Saint-Jean-
Pied-Gauthier en Savoie, chef de village, pour reprendre l’expression du lieute-
nant-gouverneur du Soudan. Mon village n’est pas un point, c’est exact, il fait un
millier d’hectares et comprend une dizaine de hameaux.
Mais nos paysans vont cultiver sur d’autres communes, ils ont des champs dans
d’autres communes. Moi-même j’ai un petit bois d’une vingtaine d’ares sur Villard-
d’Hery. Et les paysans de Villard-d’Hery sont propriétaires ou locataires à Coise.
Je ne cherche pas à transposer les institutions métropolitaines outre-mer et ne
méconnais pas la spécificité du village africain, du village sahélien. Mais j’ob-
serve que Félix Eboué, signataire de l’arrêté du 30 mars 1935, connaissait aussi
bien les structures administratives de la France métropolitaine que les structures
sociales du Soudan français et qu’il cherchait à rapprocher les secondes des
premières; qu’il connaissait bien l’imbrication des villages de culture et l’impos-
sibilité de définir une carte administrative à partir du rattachement personnel ou
des cultures.

J’en trouve la preuve à l’article 7 du même arrêté, qui comprend un paragraphe
intitulé «Conventions entre les villages», paragraphe ainsi libellé:
«Les chefs de plusieurs villages voisins pourront préparer entre eux, après
avis des conseils de village intéressés, des conventions collectives relatives à
la pêche, à la chasse, aux terrains de culture, aux terrains de parcours, aux
zones de transhumance.»

Voilà, Monsieur le président, Messieurs les juges, l’élément de souplesse néces-
saire qui vise notamment les hameaux de culture relevant administrativement d’un
autre village. Voilà qui établit, dans l’arrêté lui-même, que la notion de village et
des «terrains qui en dépendent» (art. 2) ne comprend pas l’ensemble des «terrains
de culture» (art. 7) qui intéressent un village.270 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 26-28]

Au fond, cette idée que les terrains cultivés par les habitants d’un village s’éten-
dent sur une zone géographique uniforme, sans rupture de continuité, est une idée
très parisienne, très bruxelloise, enfin, citadine. Le gouverneur Eboué qui, lui,
connaissait son terrain, ses paysans, savait que l’enchevêtrement des terres, des
hameaux de culture, était une réalité dont il fallait tenir compte.
J’en viens maintenant à une autre remarque sur les hameaux de culture.
M. Salmon, reprenant l’exemple que nous avions donné de Kouna distant de

78 kilomètres, a-t-il calculé, de Soum, s’est exclamé que nous n’avions pas à
reprocher au Mali les distances entre villages et hameaux de culture dans le
secteur des quatre villages. Soyons précis: je n’ai jamais considéré ces distances
comme excessives. Là n’est pas le problème. On me prête d’ailleurs beaucoup de
jugements de valeur alors que je cherche à les éviter par formation sociologique!
Ces distances considérables sont des distances imposées par la pauvreté de la
terre et le mode de culture qu’elle impose avec ses longues pérégrinations. Ses
hameaux de culture — l’expression est explicite — accueillent les paysans pour
quelques semaines, voire quelques mois. Au fond comme, vous m’excuserez,
Monsieur le président, les troupeaux de Coise-Saint-Jean-Pied-Gauthier montent
en alpage en Maurienne ou en Chartreuse à plus de 50 kilomètres de notre
commune et ceci depuis des siècles. La transhumance, elle aussi, a ses villages de
culture!
Mais ce sont justement ces distances qui doivent nous rendre attentifs aux
conséquences dangereuses qu’on peut tirer de l’assimilation entre parcours de
culture et délimitations administratives (limites territoriales). Je maintiens que

l’utilisation de la notion de hameaux de culture, d’une manière trop expansive et
à des fins de délimitation, peut être funeste et engendrer une instabilité redou-
table; jeter, ce faisant, un trouble non négligeable dans l’ensemble du règlement
territorial frontalier, puisque la ligne arrêtée d’accord parties sur les 1000 kilo-
mètres déjà délimités sépare de nombreux villages de hameaux de culture.
Et pour illustrer mon propos, je vais vous donner trois exemples de villages
burkinabés séparés de leur hameau de culture, et en choisissant trois frontières
différentes:
— Premièrement, dans le secteur de Faramana déjà délimité par référence à la

carte IGN au 1/200000, les hameaux de culture sont en territoire malien et,
chaque année, les ressortissants maliens viennent à Faramana au Burkina Faso
demander l’autorisation de créer de nouveaux champs en territoire malien. Je
rassure M. Dupuy, on ne leur demande pas leur carte d’identité. Et le Burkina
Faso n’a jamais, jamais, demandé une modification de la ligne frontière pour
récupérer les hameaux de culture situés en territoire malien.
— Deuxième exemple. Dans le secteur de Beiga, sur la frontière qui sépare le
Burkina Faso du Ghana, un certain nombre de villages ghanéens dépendent
coutumièrement du canton de Beiga. Jusqu’à ce jour, certains de ces chefs de
hameaux de culture viennent prendre leur bonnet de chef chez le chef de
canton de Beiga, au Burkina Faso. Le Burkina Faso n’a pas davantage
demandé de rectification de frontière avec le Ghana.
— Enfin, sur la frontière qui sépare le Burkina Faso du Niger, même situation à
Botou. Le village est situé en territoire burkinabé, les hameaux de culture au
Niger, le problème ne se pose pas entre les deux pays.

On pourrait multiplier les exemples sur toutes les frontières africaines, mais je
suis certain que le Mali en a une pleine sacoche ailleurs que dans les quatre
villages, et dont il s’accommode parfaitement.
Pour conclure sur ces quelques observations générales relatives à l’administra-
tion coloniale française, nous voyons à la lecture de ce texte de 1935 que l’orga-[86/10 : 28-30] RÉPLIQUE DE M . COT 271

nisation de l’Afrique occidentale française et de ses colonies et territoires concilie

une réelle flexibilité d’application avec une centralisation administrative hiérar-
chisée de manière très nette, et dont l’arrêté du 30 mars 1935 du lieutenant-
gouverneur du Soudan donne un bon exemple.
La rigoureuse hiérarchie imposée aux autorités locales, chef de village, chef de
canton, chef de province, avec leurs attributions uniformément définies, est un bel
exemple de l’administration directe à la française, du découpage cartésien de l’es-
pace économique et social africain, et il est certain que l’introduction d’un prin-
cipe déstabilisateur, comme les hameaux de culture dans la conception qu’en ont
nos adversaires, risquerait de faire basculer la pyramide et n’est pas du tout dans
le style de l’administration coloniale française. Autonomie certes, mais faible et
fragile, y compris pour le cloisonnement spatial du territoire.

II. APPLICATION DES PRINCIPES DE DROIT COLONIAL ET D ’OUTRE MER
AUX TITRES INVOQUÉS PAR LES PARTIES DANS LA PRÉSENTE INSTANCE

Dans ma deuxième partie, Monsieur le président, Messieurs les juges, je
voudrais maintenant appliquer les principes de droit colonial et d’outre-mer aux
titres invoqués par les Parties dans la présente instance.
Après ce long préliminaire, arrivons-en aux titres. Et d’abord l’arrêté général
2728 du 27 novembre 1935.

A. L’arrêté général 2728 du 27 novembre 1935

J’examinerai son sort; j’y lierai le sort de l’arrêté de 1945 qui reprend ses
dispositions dans le secteur concerné.
La thèse du Burkina Faso, vous le savez, est que l’arrêté 2728 ayant modifié les
limites de l’ancienne Haute-Volta s’est trouvé implicitement abrogé par la loi du
4 septembre 1947, qui a rétabli la Haute-Volta dans sa frontière de 1932.
J’avoue que je ne pensais pas que le problème de l’abrogation implicite nous
opposerait. Le mémoire malien, loin d’insister sur cette question, avait conclu à
propos de l’argumentation burkinabé à ce sujet:

«Cette argumentation ne serait acceptable que s’il était prouvé que par
l’arrêté général 2728, le gouverneur général ne s’était pas borné à préciser les
limites mais les avait modifiées.» (Mémoire du Mali, vol. I, p. 132.)

Et j’en avais tiré la conclusion imprudente que la question cruciale en cette
affaire était de savoir si l’arrêté 2728 présentait un caractère modificatif ou
simplement confirmatif. C’était compter sans le redoutable talent de M. Ranjeva
qui m’oblige à revenir sur l’abrogation implicite en droit colonial et d’outre-mer,
c’est-à-dire en droit administratif français, puisqu’ici nous pouvons faire ce
second renvoi du droit d’outre-mer au droit administratif métropolitain.
M. Ranjeva, je dois le dire, a chatouillé mon honneur de publiciste en faisant
remarquer que nous avions surtout cité des civilistes à l’appui de notre thèse. Pour
ma démonstration, je ferai donc appel à l’autorité de nos bons maîtres de droit
public, et notamment à l’article de Jean-Marie Auby sur l’abrogation des actes

administratifs que cite d’ailleurs M. Ranjeva dans sa plaidoirie (Auby, L’abroga-
tion des actes administratifs , AJDA, 1967, p. 131-139).
Et je conduirai mon raisonnement en deux temps. En établissant d’abord que les
conditions de l’abrogation implicite sont bien réunies dans le cas d’espèce, et
ensuite que le caractère modificatif de l’arrêté 2728 le soumet à la censure de la
loi de 1947.272 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 31-32]

D’abord les conditions de l’abrogation implicite sont réunies en l’espèce.

Rappelons la hiérarchie des textes. Nous sommes en présence d’une loi votée par
le Parlement français d’une part, d’un arrêté général du gouverneur général de
l’AOF d’autre part. La supériorité du premier texte sur le second ne fait pas de
problème et M. Ranjeva a raison, cela ne suffit pas. Il faut encore que la loi posté-
rieure intervienne bien dans le domaine de l’arrêté antérieur.
L’Assemblée nationale française avait-elle le droit d’intervenir dans ce
domaine? On pourrait songer un instant que l’arrêté 2728, relevant du domaine du
règlement et non du domaine de la loi, défini par l’article 72 de la constitution de
1946, ne serait pas concerné par la loi du 4 septembre 1947. Mais M. Ranjeva, qui
est trop fin juriste, se garde sagement d’aller si loin. Il connaît bien la notion de
loi dans le système constitutionnel de 1946, la véritable souveraineté de la loi,
pour parler comme Carré de Malberg, souveraineté confirmée par Rolland et

Lampué dans leur précis:
«L’Assemblée nationale dispose d’un pouvoir législatif illimité à l’égard
des territoires d’outre-mer. Elle peut, comme le faisait antérieurement l’or-
gane législatif, se saisir d’une matière quelconque pour la régler par la loi.»

Or la loi de 1947, dotée de cette force législative éminente, vise bien le règle-
ment territorial en Haute-Volta.

«Article 2

Le territoire de la Haute-Volta, rétabli, possède l’autonomie administrative
et financière dans les mêmes conditions que les autres territoires du groupe
de l’Afrique occidentale française. Son chef-lieu est Ouagadougou et ses
limites celles de l’ancienne colonie de la Haute-Volta à la date du 5 sep-
tembre 1932.

Article 3
Les modifications pourront être ultérieurement apportées aux limites terri-
toriales fixées à l’article 2, après consultation des assemblées locales intéres-
sées.»

Question suivante: l’abrogation peut-elle être implicite?
Sans doute, à en croire M. Auby, qui, visant l’abrogation implicite des règle-
ments dans son article, déclare:

«Un autre cas est celui dans lequel un règlement apparaît comme inconci-
liable avec un texte ultérieur de valeur juridique supérieure. Dans ce cas, le
règlement est considéré comme abrogé mais uniquement dans celles de ses
dispositions qui sont inconciliables avec le texte ( 36).
Cette solution s’applique quel que soit le caractère du second texte, règle-
ment de valeur supérieure ( 37), loi ordinaire ou loi constitutionnelle ( 38).
Ici encore, elle suppose l’incompatibilité du règlement avec ce texte: il n’en

va pas ain39 par exemple s’il s’agit d’un règlement spécial et d’un texte
général ( ).»
Mais précisons que, dans ce cas-ci, nous ne trouvons pas la relation entre le
règlement général et règlement spécial, et je vous renvoie sur ce point à la savante
étude de Jean-Marie Auby.

Vous aurez noté qu’Auby précise dans ce passage des effets de l’abrogation,
s’appuyant sur l’ouvrage classique de Moreau, le «Règlement administratif», qui
date de 1902. Il note que le règlement n’est abrogé que dans celles de ses dispo-
sitions qui sont inconciliables avec le texte.[86/10 : 32-34] RÉPLIQUE DE M .COT 273

Un lecteur innocent aura vite conclu: l’arrêté général 2728 est abrogé implici-
tement dans celles de ses mesures qui sont incompatibles avec le texte de la loi
du 5 septembre 1947. Mais ce n’est pas suffisant pour le subtil esprit de
M. Ranjeva.
M. Ranjeva établit en effet une relation triangulaire entre le décret de 1932

supprimant la colonie de Haute-Volta, l’arrêté 2728 de 1935 délimitant le cercle
de Mopti et la loi de 1947 rétablissant la Haute-Volta comme entité distincte.
En somme ce qu’il nous dit — et j’espère ne pas trahir sa pensée —, c’est que
l’arrêté de 1935 est indépendant du décret de 1932, qu’il ne mentionne même pas
dans ses visas, et qu’il n’est donc pas concerné par l’abrogation d’un décret qui
ne le regarde pas, qui n’est pas le fondement de sa propre validité. Ici,
M. Ranjeva, d’après ce que j’ai compris, fait allusion à la jurisprudence sur la
disparition d’un texte dont le second est un règlement d’application, jurisprudence
nuancée, dont l’arrêt du Conseil d’Etat Dame Mougeot du 17 novembre 1961

donne un bon exemple.
Mais nous ne sommes pas en présence d’une relation triangulaire. M. Ranjeva
a raison: l’arrêté de 1935 ne s’appuie pas sur le décret de 1932, c’est parfai-
tement exact. Seulement la relation en l’espèce est bilatérale, directe, entre
l’arrêté de 1935 et la loi de 1947. En effet l’article premier de la loi de 1947 dit
bien:

«Article premier

Est et demeure abrogé le décret du 5 septembre 1932, portant suppression
de la colonie de Haute-Volta.»
Voilà une abrogation explicite. Mais l’article 2 n’a pas le même objet. Je
rappelle qu’il ne parle plus du décret du 5 septembre 1932, il décrit le territoire

de la Haute-Volta rétabli et il précise que ses limites sont celles de l’ancienne
colonie de la Haute-Volta à la date du 5 septembre 1932, c’est-à-dire par référence
à la date et non pas par référence au décret. Vous noterez qu’il se réfère à la situa-
tion de fait à cette date, non point au texte même du décret de 1932. Il abroge
directement, et sans avoir besoin de passer par le détour du décret de 1932, toute
disposition contraire, toute modification territoriale, intervenue entre les deux
dates. Il est «self-executing» en vertu de la jurisprudence constante rappelée par
Auby, il n’a pas besoin d’un texte intermédiaire pour confirmer l’abrogation de
dispositions contraires à l’article 2. Cette abrogation est implicite.
Au demeurant, décider autrement de cette question serait priver la loi du

4 septembre 1947 d’une bonne part de son effet utile. Enfin j’ajoute sur ce point
que je suis tout à fait d’accord avec cet obiter dictum de M. Ranjeva lorsque lui-
même ajoute:

«A supposer même que l’arrêté général 2728 fût considéré comme illégal,
par application des règles de droit commun du droit administratif, en l’ab-
sence d’acte d’abrogation, ledit arrêté général doit continuer à produire plei-
nement ses effets juridiques, même à la journée d’aujourd’hui.» (C2/CR86/7,
p. 5.)

J’espère vous avoir convaincu, Monsieur le président, Messieurs les juges. Il
s’agit bien d’un obiter dictum, puisqu’il y a eu abrogation implicite de l’arrêté 2728
et donc que cette déclaration de M. Ranjeva n’a pas lieu de s’appliquer ici, que
l’acte abrogé explicitement ou implicitement cesse de produire ses effets à la
date de l’abrogation, ici la date du 4 septembre 1947. Mais la sagesse de274 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 34-36]

M. Ranjeva sera utile, dans quelques instants, pour examiner le sort d’un autre
arrêté général.
Je n’en ai pas tout à fait terminé avec le présent arrêté, l’arrêté général 2728.
Nous avons établi sa possibilité d’abrogation implicite, encore faut-il montrer que
certaines de ses dispositions sont contraires à la loi postérieure.
Or l’arrêté 2728 du 27 novembre 1935 modifie bien les limites existantes à la
date du 5 septembre 1932. Ici je serai plus rapide, Monsieur le président, et me

permettrai de renvoyer respectueusement la Chambre à nos écritures et à nos plai-
doiries du premier tour.
Je crois que nous avons déjà établi la divergence manifeste entre l’arrêté 2728
et les indications portées sur l’ensemble des cartes de l’époque. Nous avons
examiné les travaux préparatoires, nous avons observé que l’administration savait
qu’elle dérogeait à l’état de fait existant d’après le service géographique de l’AOF
qui l’avait dûment averti à cet effet, nous savons que l’administration a néanmoins
persisté dans son projet pour des motifs sans doute légitimes et rassurez-vous je
ne regrette rien!
Enfin, nous savons que l’attitude de l’administration après 1947 confirme l’hy-
pothèse de l’abrogation implicite.
A ce propos, un mot. Nous ne soutenons pas la thèse d’une quelconque désué-
tude de l’arrêté 2728 après 1947. Nous sommes d’accord avec les conseils maliens
pour constater que la désuétude n’a pas de place dans la théorie des actes unilaté-
raux en droit administratif français. Mais nous prétendons que l’attitude de l’ad-
ministration peut être instructive pour comprendre la situation juridique à un

moment donné. Or, tout se passe ici comme si le service géographique de l’AOF
avait constaté l’abrogation de l’arrêté 2728 et le rétablissement de la Haute-Volta
dans ses frontières de 1932 telles que décrites par les cartes de l’époque.
J’en viens maintenant au second écrit.

B. La correspondance administrative de 1935

J’englobe dans cette appellation la lettre 191CM2 du 19 février 1935 envoyée
par le gouverneur général de l’AOF aux lieutenants-gouverneurs du Soudan fran-
çais et du Niger, ainsi que la correspondance entre ces derniers et les comman-
dants de cercle. La question est la suivante: quelle est la valeur, quelle est la
portée de cette correspondance au regard du droit administratif colonial et d’outre-
mer?
Observons immédiatement et pour éviter tout faux débat, qu’il ne s’agit pas
d’un acte administratif. La lettre 191CM2 et le courrier qu’elle a engendré n’ont
pas l’apparence d’un acte administratif, ils n’en réunissent aucune des conditions
de forme. Il ne s’agit donc en aucune manière, je le rappelle, de mettre cette

correspondance en concurrence avec un arrêté général régulièrement pris et publié
tel que l’arrêté 2728 l’a été de 1935 à 1947.
Mais cette correspondance est tout de même nourrie et significative. Je vous
rappelle les éléments produits en annexe au mémoire malien dans les documents
D 32 à D 36 bis, la lettre du gouverneur général Boisson aux deux lieutenants-
gouverneurs du Soudan français et du Niger, partie le 19 février, enregistrée le
11 mars 1935 au Niger, reflétant d’ailleurs les difficultés de transport à l’époque.
Le même jour, par télégramme-lettre, le gouverneur Eboué interroge les cercles de
Tombouctou, Gao, Gourma-Rharous, Mopti et Ouahigouya. Le 19 mars, le
commandant de cercle de Mopti, M. Grisoni, répond qu’il n’a pas de modification
à apporter sauf sur la mare de Kébanaire. Le 14 avril 1935, le commandant de
cercle de Gao élève des objections dans un secteur qui ne nous concerne pas. Le[86/10 : 36-38] RÉPLIQUE DE M . COT 275

30 juin 1935, le lieutenant-gouverneur du Soudan français répond au gouverneur
général en demandant la précision sur la mare de Kébanaire et le levé dans le
secteur de Labbézanga. Nous savons que la procédure de levé donne lieu ensuite
à une autre correspondance et pour finir, n’aboutissant pas, fait échouer l’en-
semble du projet de délimitation.
Cet ensemble de lettres ne constitue pas, nous l’avons dit, un acte administratif.
Mais en revanche cet échange de correspondance a une valeur probatoire considé-

rable et je m’étonne qu’on s’obstine à le nier, car cette correspondance met en
cause l’autorité administrative suprême dans la colonie, le gouverneur général de
l’AOF, ses subordonnés immédiats qui se trouvent à la tête des colonies en ques-
tion, les lieutenants-gouverneurs du Soudan français et du Niger, les commandants
de cercle concernés, c’est-à-dire ceux qui connaissent le mieux le terrain et sont le
plus aptes à apprécier la situation. J’ai été étonné d’entendre parler à propos de
cette correspondance de «parapluie». Il me semble que les commandants de
cercle ont répondu avec une honnête diligence, puisque l’administrateur en chef
Bellieu peut répondre le 3 juin 1935 à une lettre, envoyée initialement le
19 février de la même année, demandant des consultations sur le terrain, et
compte tenu de l’état du service postal de l’époque, cela me semble tout à fait
honorable. Il me semble de plus que personne ne risquait d’être très mouillé dans
la région. Je ne fais pas allusion à l’aridité du secteur! Mais si un commandant de
cercle n’était pas d’accord, il pouvait manifester son sentiment en toute liberté.
C’est d’ailleurs ce qu’a fait le commandant du cercle de Gao, qui a fait objection
dans le secteur de Labbézanga — qui ne nous concerne pas — et qui du reste, en

maintenant son objection, a, pour finir, empêché l’opération d’aller à terme.
Pour le reste, le consentement explicite des commandants de cercle et des lieu-
tenants-gouverneurs à la délimitation proposée me semble être une indication
importante, indication de ce que l’administration coloniale croyait être la frontière
entre les deux colonies à l’époque, et ceci sans qu’il y ait eu la moindre réserve,
contrairement à l’arrêté 2728, ni de la part du service géographique de l’AOF, ni
de la part des autorités administratives subordonnées dûment consultées. La tenta-
tion de disqualification de cette correspondance me paraît relever de l’argument
d’autorité tout bête, si je puis dire.
Je n’y reconnais certainement pas la «volonté de méthode rigoureuse sur le plan
scientifique» qu’exaltait M. Salmon dans l’introduction de sa plaidoirie jeudi
dernier (C 2/CR 86/6, p. 17).
Alors, pourquoi nos adversaires, qui font si grand cas de la pratique adminis-
trative — nous ferions de même à votre place d’ailleurs! — écartent-ils cet
élément de pratique administrative au plus haut niveau de l’autorité coloniale,
dont les réponses ont été fournies après la consultation par Félix Eboué de ses
commandants de cercle (mémoire du Mali, annexe D/33 bis)?

Faute de réponse pertinente à ce stade, nous maintenons que la correspondance
suscitée par la lettre 191CM2 a un caractère probatoire important et constitue au
profit du Burkina Faso un titre juridique d’autant plus convaincant qu’il ne se voit
opposer aucun titre de force équivalente.
Pour revenir au statut de cette correspondance en droit colonial et d’outre-mer,
disons qu’elle a le même statut qu’en droit des gens, qu’elle est, là aussi, une
manifestation impressionnante de la conviction de l’autorité administrative à ces
différents échelons quant au tracé de la limite dans un secteur qui n’est pas régi
par un acte administratif formel.

C. L’arrêté du 31 août 1927 et son erratum276 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 38-40]

Last but not least , l’arrêté du 31 août 1927, décrivant les limites des colonies
du Niger et de la Haute-Volta.
Monsieur le président, Messieurs les juges, vous me permettrez d’exprimer ici
ma déception. Nous attendions beaucoup de nos amis de l’autre côté de la barre au
sujet de l’arrêté du 31 août 1927. M. Salmon nous avait alléché, dans sa première
plaidoirie, avec son allusion aux difficultés du point triple. M. Ranjeva, qui avait
tenté l’impossible avec brio sur l’arrêté 2728 au sujet de la théorie de l’abrogation

implicite, s’était brusquement arrêté devant l’obstacle du mont N’Gouma. Enfin,
M. Salmon, arrivé à ce point de la frontière, a évoqué — le mot est presque trop
fort — l’arrêté pour terminer sa plaidoirie, mais sans même nous laisser deviner
quelles auraient été les arcanes de son raisonnement, lui en eût-on laissé le
temps.
Nous sommes d’autant plus déçus que le contre-mémoire malien avait indiqué
l’intéressante théorie de l’erreur-obstacle en droit civil, esquissé une argumenta-
tion de l’inexistence en droit administratif, épluché les travaux de la convention
de Vienne en droit international. En d’autres termes, il nous promettait une partie
de plaisir juridique!
Notre déception intellectuelle se double, en l’espèce, d’une interrogation sur le
sort réservé à l’arrêté du 31 août 1927 dans l’argumentation malienne. A lire le
contre-mémoire (p. 61-69), il m’a semblé que nos adversaires soutenaient la thèse
de l’inexistence de l’arrêté en droit colonial et de sa nullité au regard de la
convention de Vienne.
Or, que dit rapidement M. Salmon à ce sujet samedi matin (C2/CR86/9)?

«Quelle est la portée de cette double erreur? Pour nous, elle est fort
simple, c’est qu’elle rend l’arrêté inapplicable. Elle ne le rend pas nul, mais
inapplicable dans la stricte limite de son erreur, en quelque sorte, faute
d’objet matériel fondé sur une cause inexistante.»

Et d’ajouter:
«Et dans une hypothèse de ce genre, la tradition du droit international n’est
pas la nullité, mais la recherche par les intéressés d’un nouvel accord fondé
cette fois sur une vision claire de la réalité.»

Le contre-mémoire était pourtant clair à ce sujet qui énonçait péremptoirement:

«Dans le présent différend, seul le droit colonial français constitue la
norme applicable. La solution ne serait cependant pas différente si l’on devait
prendre pour référence le droit international en vue de vérifier si l’erreur peut
constituer en la matière une condition affectant la validité des actes interna-
tionaux.» (Contre-mémoire du Mali, p. 66.)
Oublions cependant notre perplexité et reprenons, faute de mieux, les écritures
du Mali dans la perspective du droit colonial et d’outre-mer, puisque lui seul

«constitue la norme applicable». Quel est le statut juridique de l’arrêté du 31 août
1927 et de son erratum à la date critique?
Je rappelle qu’ici, comme pour l’arrêté 2728 du 27 novembre 1935, nous
devons recourir aux lumières du droit administratif français, le droit colonial et
d’outre-mer renvoyant sur ce point au droit métropolitain pour les raisons que j’ai
exposées.
La question que pose le contre-mémoire malien est la suivante: l’erreur
commise sur l’emplacement du mont N’Gouma est-elle de nature à vicier l’arrêté
du 31 août 1927 au point de le faire disparaître de l’ordre juridique de l’Afrique
occidentale française?[86/10 : 40-43] RÉPLIQUE DE M .COT 277

Je rappelle que, pour le Burkina Faso, l’arrêté du 31 août 1927 n’a commis
aucune erreur sur l’emplacement du mont N’Gouma. L’intention de l’auteur de
l’arrêté, le gouverneur général, était clairement de faire passer la ligne frontière
par le massif rocheux se trouvant au nord du gué de Kabia, clairement identifié

sur les cartes de l’époque et désigné sous le toponyme de N’Gouma. Cette inten-
tion se trouve confirmée par le croquis retrouvé aussi bien à Niamey qu’à Ouaga-
dougou et produit, au demeurant, par les deux Parties.
Mais, pour les besoins de l’argumentation, acceptons l’hypothèse de nos adver-
saires. Quelles en sont les conséquences en droit colonial et d’outre-mer français?
Ecartons d’abord, malgré tout son intérêt, la thèse civiliste de l’erreur-obstacle.
La confusion des genres n’est pas de mise dans la présente affaire. Un arrêté est
un acte unilatéral de droit administratif, il ne saurait dépendre pour sa validité de
l’application de thèses civilistes. Et ceci pour une bonne raison, c’est que le droit
administratif français ignore la théorie des vices du consentement. Il n’y a pas de
consentement puisqu’il n’y a pas d’accord, il n’y a pas échange de prestations. Le
droit administratif est un droit autoritaire, un droit de la puissance publique. C’est
de plus un droit qui fait prévaloir la stabilité des situations juridiques au nom de

l’intérêt général. L’erreur-obstacle ne saurait donc être retenue dans notre analyse.
Le principe de la stabilité des situations juridiques en droit administratif
entraîne une conséquence inéluctable, celle rappelée l’autre jour avec force par
M. Ranjeva. Un acte reste valable tant qu’il n’a pas été annulé. Il déploie tous ses
effets juridiques et doit être appliqué.
Et citons ici André de Laubadère dans son traité de droit administratif:

«573. — Nécessité d’une annulation . En droit administratif, comme en
droit privé, la nullité doit être constatée par une autorité publique. L’acte nul
produit ses effets jusqu’à ce qu’il ait été annulé. C’est là, en droit privé, une
règle de sécurité juridique qu’exprime la maxime: foi est due au titre. En
droit administratif, ce principe a une force plus grande encore, du fait de la
présomption de légalité qui s’attache à l’acte administratif.» ( Traité de droit
administratif , t. I, 9 éd., 1984, par Jean-Claude Venezia et Yves Gaudemet.)

L’acte administratif unilatéral, en droit administratif colonial et d’outre-mer
comme en droit métropolitain, est doté de ce qu’on a appelé l’autorité de la chose
décidée. Ce n’est certes pas l’autorité de la chose jugée, puisque l’acte est suscep-
tible des recours contentieux organisés pour le contester. Mais c’est néanmoins
l’application de l’idée que la décision administrative, entourée d’un certain
nombre de garanties d’élaboration et de publicité, ne peut pas être remise en
cause, sauf dans des conditions déterminées et que l’interprétation qu’elle donne
d’une situation — ici la localisation de la frontière et du mont N’Gouma — s’im-
pose avec cette autorité à toutes les Parties concernées.
On notera d’ailleurs qu’en droit français le juge administratif se réserve l’inter-
prétation de l’acte administratif et que le juge civil est obligé de lui renvoyer les
questions d’interprétation, puisque l’acte administratif n’est pas un acte juridique
ordinaire.

Le souci d’assurer la stabilité des situations juridiques se manifeste, on le sait,
par la brièveté des délais du recours contentieux: deux mois! Ce qui fait que deux
mois après la publication de l’arrêté du 31 août 1927 et son erratum au Journal
officiel de l’AOF et, faute d’avoir été attaqué devant les tribunaux compétents,
l’arrêté est devenu définitif au regard du droit colonial et d’outre-mer français.
Rappelant la jurisprudence Camino du Conseil d’Etat (Conseil d’Etat,
14 janvier 1916), le contre-mémoire note que le Conseil d’Etat vérifie la matéria-
lité des faits qui ont motivé l’acte administratif, matérialité qui est un des
éléments de légalité de l’acte. Encore faudrait-t-il prouver que la matérialité du278 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 43-45]

fait n’est pas établie — ce que nous contestons — et qu’elle a été un motif de
l’acte en question.
Mais, en vérité, cette discussion sur la vérification de la matérialité est une
discussion purement théorique et oiseuse. Faute d’avoir pu produire des effets en
temps utile, c’est-à-dire dans le délai du recours contentieux, l’arrêté est définitif
tant qu’il n’a pas été abrogé.
Car, s’apercevant de son erreur superposée, l’autorité administrative pouvait, à

tout moment, abroger l’arrêté du 31 août 1927 pour le remplacer par un autre
texte. Il s’agissait d’un acte réglementaire, n’ayant pas créé, à ma connaissance,
de droits acquis.
Les auteurs du contre-mémoire malien ont d’ailleurs senti la difficulté. Ils écri-
vent:
«Le Burkina Faso, de façon compréhensible, se retranchera sans doute
derrière l’apparence et la bonne foi. En l’absence de décision d’abrogation,
l’arrêté ferait toujours partie du droit administratif.» (Contre-mémoire du

Mali, p. 65.)
Notons, au passage, que la bonne foi n’a rien à voir dans cette affaire et que le
détournement de pouvoir n’est pas allégué. Tenons-nous en à la question de la
validité juridique de l’acte en cause.
Alors, pour aboutir à l’invalidité de l’arrêté de 1927, nos adversaires sont
obligés de pratiquer l’escalade et de se fonder sur la théorie de l’inexistence,
présentée de manière d’ailleurs fort succincte.
Or, l’inexistence est une théorie bien explorée en droit administratif. Je note

d’abord avec M. Marcel Waline le titre du passage qu’il consacre dans son traité à
l’inexistence «Répugnance du droiteadministratif pour la théorie de l’inexistence»
Waline, Droit administratif , 9 éd., Sirey, p. 445). Waline énumère d’ailleurs les
rares cas retenus par la jurisprudence. Dans tous les cas, il s’agit d’incompétence
flagrante de l’auteur du texte. Or, personne ne prétend que le gouverneur général
par intérim, M. Dirat, n’était pas compétent pour prendre l’arrêté en question ou
qu’il avait statué à la place d’une juridiction.
Pour être complet, mais je ne voudrais pas lasser l’attention de la Chambre, il
faudrait y ajouter la liaison que le tribunal des conflits fait entre inexistence et
voie de fait, mais là encore, on ne peut pas dire que l’acte du 31 août 1927 soit
concerné par ce type de définition puisqu’il ne porte pas atteinte au droit de
propriété ou à une liberté fondamentale. En l’espèce, l’acte du 31 août 1927 n’est
évidemment pas concerné par la théorie de l’inexistence. Il n’a pas seulement
l’apparence d’un acte administratif, il a été pris par une autorité compétente, il a
un objet légal — la délimitation de la frontière entre deux colonies —, il repose
sur des motifs de fait et de droit devenus incontestables.
Alors, le contre-mémoire malien essaie bien d’expliquer que «le mont

N’Gouma visé par l’arrêté de 1927 n’existe que dans l’imagination du gouverneur
général...» ( ibid., p. 65). Il s’agit alors d’une berlue collective partagée, rappe-
lons-le, par l’explorateur Gironcourt, l’administrateur Coutouly et pratiquement
tous les cartographes de la région! L’inexistence n’offre donc pas un refuge
sérieux aux thèses maliennes.
Pour résumer la situation incontestable en droit colonial et d’outre-mer à la date
critique (1959-1960), et je rappelle la rigueur avec laquelle le Mali défend une
conception stricte du renvoi du droit international au droit colonial et d’outre-mer,
pour résumer la situation dis-je, en 1959-1960, l’arrêté du 31 août 1927 et son
erratum du 5 octobre 1927 étaient des actes administratifs incontestables,
déployant pleinement leurs effets de droit, et que l’administration coloniale avait
le devoir d’appliquer.[86/10 : 45-48] RÉPLIQUE DE M . COT 279

Alors, faute de mieux, on tente de nous faire croire que l’arrêté n’était pas

applicable. Or l’application de l’arrêté de 1927 est parfaitement possible si l’on
veut bien rechercher l’intention de l’auteur. Son auteur visait clairement les monts
situés au nord du gué de Kabia, la séquence même de la phrase le montre bien. Il
s’appuie sur les données de la carte Blondel La Rougery du service géographique
de l’AOF de 1925 au 1/200000, la mention des points de référence l’établit. Il
confirme probablement son intention par les croquis retrouvés à Niamey et à
Ouagadougou et produits respectivement par les deux Parties.
C’est sans doute la clarté des conclusions auxquelles nous parvenons — et
auxquelles les talentueux juristes du Mali ne manquent pas de se résigner — qui
explique le changement de position des conseils du Mali. Ceux-ci abandonnent,
d’après ce que je peux voir aujourd’hui, la théorie de la nullité et de l’inexistence,
ils préfèrent contester votre devoir de rendre une décision sur l’ensemble du

secteur visé par le compromis au nom de l’argument développé sur le point triple,
M. Pellet y reviendra.
Pour ma part, et pour m’en tenir à l’uti possidetis juris , c’est-à-dire au renvoi au
droit colonial à la date critique, je constate que nous nous trouvons ici en présence
d’un acte administratif d’une validité incontestable et d’une applicabilité certaine.
S’il y a bien un titre devant lequel tous les autres devraient céder, pour
reprendre l’argumentation de nos adversaires, c’est bien l’arrêté du 31 août 1927
complété par son erratum du 5 octobre 1927.
Monsieur le président, je dois maintenant aborder ma troisième partie sur le rôle
des cartes en droit colonial et d’outre-mer et le service géographique de l’AOF,
mais vous souhaiterez peut-être que la pause traditionnelle ait lieu à ce moment-ci.

L’audience, suspendue à 11 h 27, est reprise à 11 h 42

Monsieur le président, Messieurs les juges, il me reste en effet dans cette plai-
doirie à examiner le rôle des cartes, en droit colonial et d’outre-mer, ainsi que
celui du service géographique de l’Afrique occidentale française.

III. LE RÔLE DES CARTES EN DROIT COLONIAL ET D ’OUTRE -MER
L E RÔLE DU SERVICE GÉOGRAPHIQUE DE L ’AOF

Pour mesurer le rôle des cartes dans la perspective du droit colonial et d’outre-
mer qui nous retient, il faut se reporter aux notions d’autonomie, de spécialité, de
spécificité.
Nous avons en effet décrit un droit des actes soumis au droit administratif fran-
çais, expression de l’ imperium de la métropole sur ses colonies. Nous avons aussi
observé, à propos de l’organisation coloniale, comment ce cadre centralisé pouvait
intégrer les spécificités locales.
Il en est ainsi pour le rôle des cartes dans la constitution des titres juridiques
coloniaux.
Certes, Deauville n’est pas Djibo, on ne le dira jamais assez! Et les conseils
maliens ont eu raison de souligner l’impossibilité de transposer telle quelle la

jurisprudence du Conseil d’Etat en matière de limite de commune, notamment
faute de cadastre, comme l’a montré M. Ranjeva.
Mais sans prétendre que les cartes du service géographique de l’AOF puissent
être un substitut au cadastre métropolitain. Je me dois d’attirer l’attention de la
Chambre sur leur caractère officiel dans la présente instance.
D’abord — et ce n’est pas nié par nos adversaires — la carte peut être annexée
à l’acte administratif qui la vise expressément.280 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 48-50]

C’est notamment le cas de nos deux arrêtés 2728 du 27 novembre 1935 à
l’ouest, et 31 août 1927 à l’est.
Nous n’avons malheureusement pas retrouvé les cartes annoncées, du moins
pour l’arrêté 2728, car je persiste à penser, M. Pellet reviendra peut-être sur ce
point, que la présence simultanée dans les archives de Niamey et de Ouagadou-
gou du même croquis illustrant l’arrêté du 31 août 1927 indique bien que ce
croquis était celui visé par l’arrêté.

En tout état de cause, une carte annexée à un arrêté et l’illustrant se trouve ainsi
intégrée à l’ instrumentum de l’acte administratif, elle le conforte; elle en est pour
le moins un élément d’interprétation authentique.
Certes en cas de conflit entre la carte et le texte de l’arrêté, le droit administra-
tif colonial et d’outre-mer aurait sans doute été rebelle à la transposition de la
jurisprudence Préah Vihéar.
Le droit des actes unilatéraux français, entouré des garanties de publication,
n’aurait pas manqué de donner la primauté au texte, mais dans le cas de l’arrêté
du 31 août 1927 et de son erratum le problème ne se pose pas; puisque la carte est
conforme au texte, elle vient en l’espèce consolider le texte, confirmer l’interpré-
tation qu’il faut lui en donner.
Je regrette toujours que nous n’ayons pas pu faire le même raisonnement à
propos de l’arrêté 2728 du 27 novembre 1935. Car la carte administrative aurait
nécessairement été établie à partir d’un fonds de carte récent. On voit mal le
gouverneur général de l’AOF aller chercher les cartes qui nous ont été montrées
par nos collègues maliens. Et je n’en vois guère parmi les cartes récentes, je veux

dire contemporaines de l’arrêté de 1935, je n’en vois guère qui ne placent pas les
quatre villages du côté voltaïque de la frontière.
La surcharge du fonds de carte aurait sans doute été intéressante à observer,
comme le notait dès l’époque le service géographique de l’AOF dans la corres-
pondance que nous avons citée (lettre 87CM2 du 11 juillet 1935).
Quoi qu’il en soit, ces regrets sont inutiles, ni l’une ni l’autre des Parties
n’ayant retrouvé la carte annexée à l’arrêté 2728.
Les cartes produites par le service géographique de l’AOF jouent un second
rôle, officiel, dans le fonctionnement de l’administration coloniale française,
puisque cette dernière est obligée de s’y référer par application de la circulaire
93CM2 du gouverneur général de l’AOF en date du 4 février 1930, dès lors qu’il
s’agit de tracer ou de modifier les limites territoriales. Au demeurant, avant même
la parution de la circulaire 93CM2, c’est-à-dire avant même 1930, je note que
l’administration n’hésite pas à se référer aux cartes du service géographique de
l’AOF, et à les incorporer ainsi par référence dans les actes officiels. Par exemple,
l’arrêté du 31 décembre 1922 portant réorganisation de la région de Tombouctou
définit le cercle de Tombouctou et note dans son article 3: «à partir de Tondibi la

limite est constituée par une ligne parallèle à la vallée d’In Jawouag passant à mi-
distance entre le puits d’In Tabzaz (In Taberras de la carte Meunier) et Tigerit».
Il y a donc référence dans l’arrêté en question à une carte du service géogra-
phique. Mais surtout, à partir de 1930, la circulaire du gouverneur général est
effectivement appliquée par les autorités administratives, pendant la période consi-
dérée, et ceci à plusieurs reprises, sur notre secteur.
La circulaire est évidemment appliquée pour préparer l’arrêté 2728.
Elle est visée explicitement par le service géographique des armées, dans sa
note 87CM2 du 11 juillet 1935 (contre-mémoire du Burkina Faso, annexe 127),
ainsi que dans la réponse du gouverneur général au lieutenant-gouverneur du
Soudan français en date du 23 juillet 1935 (lettre 506/AP4) ( ibid., annexe 129).
Mais la circulaire est appliquée, tout aussi bien, sans être explicitement visée,
tout au long de la procédure entamée par la lettre 191CM2 du 19 février 1935.[86/10 : 50-53] RÉPLIQUE DE M . COT 281

Puisque la lettre 191CM2 joint une carte «sur laquelle a été reportée la situation
des divers points précisés» (mémoire du Mali, annexes D/32 et D/33); et que le
gouverneur Eboué, dans son télégramme A 1907 du 11 mars 1935, transmet, avec
la lettre 191CM2, le croquis annexé et demande que les observations du cercle

soient «appuyées au besoin d’un relevé rectificatif établi sur un calque de la partie
intéressée du croquis contenu sous ce pli» ( ibid., D/33 bis).
Quand à M. Toby, commandant du cercle de Gao, vous vous souvenez, celui qui
a des réticences sur le secteur de Labbézanga, il répond longuement à l’interroga-
tion du gouverneur Eboué par un télégramme-lettre du 14 avril 1935 ( ibid., D/35).
Que fait-il? Il se réfère, lui aussi, aux cartes officielles du service géographique
de l’AOF. Non dans le secteur qui nous concerne, où il approuve la délimitation
proposée, mais dans le secteur de Labbézanga, où il constate que la carte de réfé-
rence au 1/500000 (la carte de 1925, dressée par le service géographique de
l’AOF, dite carte Blondel La Rougery) ne correspond pas aux indications données
par la carte n o99 de l’ Atlas des cercles au 1/1000000; ni aux constatations faites
par M. Pierret, résident à Ansongo, lors d’une tournée.
Il demande donc un levé précis et profite de la correspondance pour souligner

l’indigence des documents cartographiques du cercle et, «pour vous demander de
bien vouloir me faire expédier les dernières cartes de la région».
M. Toby se plaint sans doute de l’indigence en cartes du cercle. Mais que
demande-t-il? Des cartes, encore des cartes, toujours des cartes! Et lorsque les
cartes ne correspondent pas aux limites de sa circonscription, il ne manque pas de
le faire savoir. Ce faisant, il applique à la lettre les prescriptions de la circulaire
93CM2 du 4 février 1930.
A ce stade, je ne voudrais pas que nous nous perdions dans un faux débat.
M. Dupuy a reconnu que les administrateurs avaient l’obligation de se reporter à
la carte à la plus grande échelle disponible, conformément à la circulaire 93CM2
du 4 février 1930, lorsqu’il s’agissait de préciser ou de modifier les limites des
cercles. Il a pu constater comme nous que telle était la pratique de l’administration
dans les deux cas que je viens de citer et que la circulaire était bien appliquée.

Puis analysant avec la rigueur d’esprit qui le caractérise, analysant de manière
acérée nos écritures, il a pris la mouche lorsque nous écrivions que les fonction-
naires coloniaux se référaient à la carte parce qu’ils en avaient l’obligation juri-
dique et qu’ils s’estimaient liés par elle (C2/CR86/8, p. 9).
Or, je voudrais essayer de clarifier ce débat-ci. Nous sommes d’accord, n’est-
ce-pas, sur l’obligation de se reporter à la carte à la plus grande échelle disponible
pour préciser la frontière ou la modifier. Nous sommes d’accord aussi, j’espère,
pour constater qu’interrogé par son supérieur hiérarchique dans une opération de
ce type, le commandant de cercle est obligé de répondre — cela fait partie de ses
devoirs de fonctionnaire discipliné — et donc d’indiquer en quoi la carte est
exacte ou non, ce que ne manquent pas de faire les intéressés qui répondent de
manière tout à fait honorable, je dirai, aux interrogations de leurs supérieurs
hiérarchiques.

Or, tout cet exercice n’aurait aucun sens si les administrateurs ne s’estimaient
pas liés par la carte qu’ils ont eux-mêmes modifiée au cours de la procédure que
je viens de rappeler. C’est en ce sens que nous disons que les commandants de
cercle s’estiment liés par la carte devenue, du fait de la correspondance adminis-
trative, un document administratif interne à l’administration, mais auquel ils ont
consenti dans le cadre de cet échange administratif interne.
L’autorité particulière des cartes en ce qui nous concerne en droit administratif
et colonial français ne découle pas seulement, ni principalement d’ailleurs, de la
circulaire 93CM2. Elle résulte surtout de la liaison organique entre le service
géographique de l’AOF et l’administration coloniale, que j’ai montrée, vous vous282 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 53-55]

en souvenez peut-être, en analysant l’arrêté de 1922 portant organisation de ce
service.
Certes, le service géographique est un service technique, alors que la décision
politique relève bien entendu des autorités politiques et administratives, notam-
ment du gouverneur général. Mais ce service, et j’y insiste, agit en liaison
constante avec l’administration coloniale et se tient informé de tout ce qui s’y
passe, se met au service des missions qui parcourent l’AOF et qui vont chercher

leur viatique avant de partir, il en récolte et en conserve ensuite les enseignements
à leur retour et pour utiliser une terminologie anglo-saxonne, «briefing» et
«debriefing» sont des pratiques systématiques.
Je voudrais à ce stade, Monsieur le président, Messieurs les juges, faire justice
de deux procès injustes, sinon insidieux, qu’intentent, du moins j’ai cru le perce-
voir, ils le confirmeront ou l’infirmeront, nos adversaires.
Le premier consiste à opposer les «gens de Dakar», les tyrans cartographes aux
administrateurs, qui, eux, sont sur le terrain et connaissent bien leur affaire. Lancé
dans sa démonstration, M. Salmon a même fustigé les bureaux de Paris:

«Le fait que depuis toujours, enfin que depuis 1920 et 1925, un certain
nombre de cartes aient cru bon tout d’un coup de faire des petits accents
circonflexes bizarres, n’a en tout cas jamais eu pour effet de changer l’opi-
nion des gens qui travaillaient sur place et qui, eux, imperturbablement conti-
nuaient, bien entendu, à gérer leurs cantons en se moquant pas mal de ce que
l’on pouvait faire dans les bureaux de Paris quand on ne connaissait pas le
terrain.» (C2/CR 86/8, p. 54.)

Et M. Salmon récidive à la page suivante en ironisant sur: «Les gars de Paris
qui regardent leurs cartes». Je n’insiste pas sur la confusion entre Paris et Dakar,
il est vrai que vu d’Outre-Quiévrain ... mais enfin, rappelons tout de même que le
service géographique est installé à Dakar.
L’ingénieur général Gateaud vous dira, Monsieur le président, Messieurs les
juges, avec une autorité qu’on s’accorde en général à reconnaître des deux côtés
de la barre, combien ceci est une vision faussée des choses, et combien les carto-
graphes qui se trouvaient constamment sur le terrain étaient les mieux à même de
rassembler l’ensemble des éléments permettant de faire correctement leur travail,
procédaient aux levés nécessaires pour établir les cartes et pour tracer les limites
de circonscriptions.
Je dois dire qu’à mieux connaître aujourd’hui l’ingénieur général Gateaud, je
n’ai vraiment pas le sentiment de côtoyer un homme qui se complaisait dans les
bureaux de Paris ou de Dakar.
Le second procès dont je voudrais faire justice est celui qui consiste à considé-
rer le cartographe comme un analphabète administratif et politique, plus générale-
ment à réduire la géographie à sa seule dimension de géographie physique.

Je ne crois pas trahir l’esprit général de la démonstration de nos adversaires en
la résumant de la manière suivante: les cartographes dressent le fond de carte
physique, les administrateurs y tracent la limite administrative à la plume de
sergent-major puis au crayon bleu.
Mais ce n’est pas du tout comme cela que ça se passait! La géographie admi-
nistrative, Monsieur le président, Messieurs les juges, fait partie intégrante de la
géographie et le service de Dakar y était d’autant plus sensible qu’il était intégré
organiquement à l’administration coloniale, qu’il était systématiquement consulté
lors de la préparation des décisions relatives aux limites administratives.
Ces limites étaient précisées avec autant de soin et de compétence que les acci-
dents physiques ou les toponymes reportés sur la carte, c’est-à-dire, sans doute,[86/10 : 55-56] RÉPLIQUE DE M .COT 228833

avec des risques d’erreur, mais une marge d’incertitude se resserrant au fil des ans
pour devenir assez fiable.
C’est d’ailleurs pourquoi, au début des années cinquante, l’IGN a introduit la
distinction entre croisillons continus et croisillons discontinus pour indiquer la

différence entre les secteurs où la masse des renseignements recueillis lui permet-
tait de tracer avec une grande certitude la délimitation, et ceux où les renseigne-
ments, moins précis, ne lui permettaient pas d’affirmer la délimitation avec une
telle autorité.
Pour échapper au débat sur les cartes, il me semble qu’on a beaucoup parlé des
cartographes. On s’est gaussé de leur incompétence, on les a dépeints comme des
tyrans. Permettez-moi de vous dire que la déposition de M. Diadié Traoré ne m’a
pas du tout donné cette impression. J’ai vu un technicien dont la compétence m’a
parue certaine, passionné de son métier, développant ses thèses, non un homme
des bureaux de Paris, de Dakar ou de Bamako.
Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il a dit, et notamment pas avec sa
méthode de calcul du quadrilatère de Kétiouaire, nous le savons. Je n’y ai vu ni
tyran ni homme incompétent.

Dans le même esprit, je prierai respectueusement la Chambre de bien vouloir
entendre un autre géographe qui, à ma connaissance, n’est pas plus tyrannique ou
incompétent que son collègue et disciple malien, l’ingénieur général Gateaud.284 [86/10 : 57-59]

C 2/CR 86/11

EXPOSÉ DE M. GATEAUD

EXPERT DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. GATEAUD: Monsieur le président, Messieurs les juges, je tiens à vous
remercier de m’avoir autorisé à prendre la parole devant vous et à vous dire
combien j’en suis honoré.
Je suis toutefois gêné et confus, car même si mon propos n’a rien à voir avec
une plaidoirie, et ne se limitera qu’à vous apporter quelques compléments d’in-
formation sur l’organisation des services et des personnes participant à la «fabri-
cation» des cartes, je ne peux en rien prétendre au brillant des exposés que nous
avons pu apprécier ces derniers jours de la part des divers membres tant d’une
délégation que de l’autre.
J’ajoute, confus, par les multiples propos qui ont été tenus à mon égard de la
part des deux délégations, soit en citant les avis que j’avais pu donner, et les
responsabilités que j’avais pu avoir, soit enfin en faisant état de mon impartialité.
Je vais donc essayer d’être bref et clair et me permettrai de développer trois
points seulement ou plutôt de vous apporter des compléments d’information
sur trois des points qu’a déjà évoqués mon ami M. Traoré Diadié que je connais,

vous le savez, depuis plus de trente ans. J’approuve en général les processus
techniques qu’il a décrits, mais quelques explications complémentaires permet-
tront certainement à la Cour de se faire une idée plus globale du processus carto-
graphique que je considère, et c’est bien normal pour un cartographe, comme très
important.
Tout d’abord, concernant la carte Hombori-Ansongo au 1/500000 de 1925, cette
carte de la série «Carte des colonies de l’AOF» (carte de reconnaissance) a été
publiée par Blondel La Rougery.
Si le dessin de cette carte est de qualité, la position des accidents planimétriques
représentés n’a que la valeur de celle des cartes de base utilisées, soit:

— la carte du plateau central nigérien (lieutenant Desplagnes), de 1900;
— celle de la mission de Gironcourt (région des mares), de 1912;
— la carte des cercles;
— le document de François de Coutouly, administrateur, de 1923.
On a pu voir, d’autre part, que, dans la région des mares, et de celles du Béli en
particulier, cette carte Blondel La Rougery est une copie presque parfaite de la

carte de la mission de Gironcourt, nommée en second. Le Burkina Faso n’ayant
pu la retrouver qu’après la présentation de son mémoire et de ses pièces annexes,
ne s’y était malheureusement pas suffisamment attaché lors de la remise de ce
mémoire.
Cette carte de Gironcourt montre une qualité et une précision importantes
confirmées par le rapport de la société de géographie qui l’accompagne; les levés
qui ont permis de la réaliser sont partis de quelques mesures astronomiques assez
précises en latitude et de cheminements très soignés. Les reliefs indiqués ne le
sont malheureusement qu’en courbes figuratives c’est vrai, mais on les retrouve à
la même place que sur la carte de 1960.
La toponymie est très soignée.
C’est cette carte que le gouverneur général de l’AOF conseille au gouverneur
général du Soudan d’utiliser (voir sa lettre 506/AP 2 du 23 juillet 1935, document
du Burkina Faso, n o129).[86/10 : 59-61] EXPOSÉ DE M .GATEAUD 285

Evidemment, mon grand ancien, le commandant de Martonne a donné des avis
bien restrictifs sur cette carte; un secrétaire des annales de géographie, M. Rave-
neau, en a donné d’autres. Je souhaite que la Chambre ne juge pas en fonction de
tels extraits et de tels critères, qu’ils soient favorables ou non; ces critères ont

tous une partie vraie, une partie fausse aussi, des avis complets et des descriptions
incomplètes. De plus, pour nous, ce ne sont pas des feuilles complètes qu’il faut
juger mais de minimes parties de celles-ci et, dans la feuille d’Hombori en parti-
culier, il est clair que la partie de cette feuille qui est extraite des travaux de M. de
Gironcourt est de bien plus grande valeur que toutes les autres zones de cette feuille.
Donc une opinion générale sur cette feuille risque d’être quelque peu faussée.
Peut-être puis-je ajouter que, connaissant bien les géographes, ils imitent
souvent Saint Thomas et n’apprécient toujours que ce qu’ils ont «touché du
doigt», ce n’était pas le cas de M. de Martonne.
Un ennui certain en tout cas est décelable dans la zone contestée. La région du
Béli a été mise en place et cartographiée à partir de la carte de 1925, en se basant
sur une carte incomplète mais de qualité, celle de M. de Gironcourt. Il n’en est
pas de même dans la zone des villages où les cartes levées sur le terrain n’ont

jamais prétendu à une qualité sérieuse. Cette différence est d’importance, me
semble-t-il, et encore plus importante pour un technicien. Elle permet d’affirmer
que, depuis cette période, jusqu’aux cartes modernes et régulières de 1960, les
cartographies des deux zones étaient de valeur très inégale.
En second point, maintenant, Monsieur le président, je souhaiterais évoquer
l’appellation de «cartes régulières» qui a été mentionnée en plusieurs places des
plaidoiries, et je crois qu’une certaine confusion s’est faite entre l’appellation
«cartes régulières» et «cartes modernes ou récentes».
Dans le Petit Atlas présenté par la Partie burkinabé, et auquel j’ai eu l’honneur
de participer, la définition suivante est donnée:

«Une carte régulière est une carte sur laquelle les divers accidents reportés
sont connus et ont été déterminés sur le terrain avec une précision semblable,
compte tenu de l’échelle, à la précision possible du report sur le document
(cette précision, admise par tous les cartographes, est d’environ 2/10 e de
millimètres).»

Peut-être pourrais-je ajouter une autre définition plus éloignée d’une terminolo-
gie technique et plus simplifiée en disant:
«Une carte est régulière, lorsque, mesurant sur cette carte une distance
entre deux points, cette même distance se retrouve à l’échelle près sur le

terrain et aux imprécisions près.»
Nous pourrions à ce stade entamer une discussion avec M. Traoré Diadié, afin
de préciser l’une ou l’autre des deux définitions ci-dessus, mais vous nous verriez
échanger des termes techniques barbares probablement très lassants pour vous. Ce
n’est ni le moment, ni le lieu me semble-t-il et je ne crois pas que la Chambre
souhaite entrer plus dans le détail.
Cette précision avait comme seul but de clarifier la notion de cartes régulières,

hors de celle de cartes récentes et modernes.
Pour vous préciser le troisième point et vous faire entrevoir les relations entre
les autorités administratives et les cartographes officiels, qu’annonçait M. Jean-
Pierre Cot il y a un instant, je vous propose de vous faire découvrir les opérations
que suivaient et que devaient suivre les cartographes qui touchaient de près ou de
loin à la mise en place des toponymes et des limites administratives; nous choisi-
rons, pour simplifier, si vous le voulez bien, le cas des cartes régulières avec
photographie aérienne, les cartes récentes.286 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 61-63]

Ceux-ci (les cartographes) étaient d’abord essentiellement des cartographes de
terrain choisis autant que possible en fonction d’une expérience déjà affirmée et
de leur grande qualification.
Un programme cartographique était décidé, une «brigade» était constituée et
recevait mission d’aller «compléter», c’est le terme que l’on employait et que
l’on emploie toujours, un certain nombre de feuilles.
Le chef de brigade devait avant de partir (le chef, vous le verrez, avait de

grandes responsabilités):
— premièrement, informer par lettre de sa mission tous les responsables poli-
tiques et administratifs de la région où il devait opérer et solliciter dès son
arrivée une audience;
— deuxièmement, répartir géographiquement la tâche entre ses opérateurs et
récolter tous les documents techniques issus de la restitution, c’est-à-dire des
travaux qui étaient partis de la photographie aérienne et des précédents travaux
(géodésie, astronomie, nivellement, etc.) qui avaient pu conduire à parcourir le

terrain;
— troisièmement, le chef de brigade devait se présenter au gouvernement général
pour obtenir toutes directives particulières, recevoir les lettres d’introduction
et, en particulier, très officiellement du bureau des archives de cet organisme,
tous documents, cartes, décrets, croquis, etc., susceptibles de lui être néces-
saires.
Dès l’arrivée sur le terrain, les campements étant assurés (ils doivent encore
l’être), les responsables officiels locaux étaient contactés afin de leur fournir

d’abord tous détails sur l’objet de la mission, leur demander aide et assistance,
mais aussi obtenir de leur part le maximum d’informations sur la qualité des accès
et la position des limites administratives; le chef de brigade assurait en général
ces rencontres. A noter, qu’ensuite un dialogue permanent était assuré entre les
responsables locaux et les cartographes de terrain et ceci depuis le début jusqu’à
la fin de la mission.
C’est une des raisons pour lesquelles le chef de mission envisageait souvent
d’installer son campement près du centre administratif de la région.
Les opérateurs, avec leurs moyens d’alors, parcouraient le terrain en détail,
contrôlaient les accidents topographiques d’abord, et corrigeaient si nécessaire les
erreurs, plaçaient ensuite les limites administratives en fonction des textes et des
documents dont ils disposaient puis, comme des enquêteurs avisés, jamais lassés,
consciencieux, ils interrogeaient et recoupaient toutes informations récoltées
auprès des populations locales, nomades ou sédentaires, vérifiaient la position des
toponymes, en ajoutaient d’autres éventuellement, essayant, avec des interprètes
locaux souvent fournis sur le conseil des administrateurs, de trouver pour chaque
nom une écriture phonétique et des transcriptions plausibles. Ce travail épuisant,

vous pouvez l’imaginer, fastidieux mais passionnant, nécessitait de ne pas se
contenter des seules notions topographiques mais de s’initier à des éléments de
linguistique et d’ethnologie. Pour mieux s’adapter, nous avons connu, j’en ai
connu, certains opérateurs apprenant le «Tifinar», le Tamachek, le Peulh et
d’autres dialectes locaux pour souhaiter ensuite refaire des missions dans les
régions où leurs connaissances leur permettaient de mieux percevoir le contexte.
Tous ces renseignements recueillis par écrit (pour les toponymes) ou tracés sur
les documents reçus au départ (pour les limites administratives) étaient présentés
et discutés, d’abord entre opérateurs et chefs de mission, puis avec les chefs des
diverses circonscriptions et approuvés en finale par les commandants de cercle.
La mission est de retour: les documents de terrain sont remis aux ateliers de
rédaction. D’autres cartographes alors, souvent spécialisés par type de région,[86/10 : 63-66] EXPOSÉ DE M .GATEAUD 287

contrôlent en atelier les éléments fournis, et leur conformité, avant rédaction. Ils
«rédigent» alors, assurant pendant cette opération un dialogue permanent avec les
opérateurs de terrain, souvent physiquement présents (je mets souvent car dans
certains cas les opérateurs de terrain pouvaient être appelés à opérer dans d’autres
régions); et ceci jusqu’à l’obtention d’une «épreuve d’essai» finale («épreuve
d’essai» est le terme employé en cartographie, c’est un dessin complet de la carte
avant impression). Cette épreuve finale était soumise à une commission où le

gouverneur général était représenté, et elle devait obtenir un «bon à tirer» avant
d’être transmise aux ateliers d’impression.
Ces processus étaient similaires tant pour les cartes réalisées sur le terrain que
pour celles qui en dérivaient directement, depuis celle de Gironcourt jusqu’à la
carte de 1925 ou depuis les cartes au 1/200000 et au 1/500000 régulières qui ont
conduit aux croquis de l’AOF au 1/1000000 de 1947 et 1948.
Ainsi, pour peut-être résumer un peu, je dirai que la mise en place des topo-
nymes et des limites administratives sur les cartes:

—premièrement, se faisait en intime liaison avec les autorités officielles
centrales et avec les autorités voisines du terrain;
— deuxièmement, nécessitait des techniciens sensibilisés à la tradition orale, leur
outil de travail permanent, mais aussi des recoupements continuels concernant
les informations recueillies par cette voie;
— était faite, enfin, par des experts de qualité, ayant une conscience profession-
nelle hors du commun.
Les garanties qui en découlent sont d’importance et, si les géographes n’ont pas

reçu comme les «ex-géomètres arpenteurs jurés d’attribution donnant force de
loi» à leurs travaux, leur appartenance à de grands organismes d’Etat créés à cet
effet, et chargés de dresser, contrôler et entretenir les cartes de base des pays dont
ils avaient la charge leur a, sans aucun doute, conféré une officialisation suffisante
pour que jamais ne soit mise en doute leur conscience professionnelle, leur totale
impartialité et leur compétence, donc la fiabilité des cartes qu’ils ont réalisées.
Je manquerais cependant d’honnêteté, Monsieur le président, en ne signalant
pas que l’erreur est humaine et que malgré toutes ces précautions, des erreurs, des
fautes ont pu se glisser et se sont glissées certainement dans les processus de
rédaction des cartes. Il est toujours difficile de l’affirmer et de le prouver mais les
deux délégations ont eu respectivement à en faire état dans leurs mémoires,
contre-mémoires ou plaidoiries.
Nous avons donc ainsi parcouru le chemin qui conduit à la réalisation d’une
carte. Avant de quitter ce troisième point, je voudrais attirer votre attention sur les
présentations faites par le Mali dans son mémoire (p. 183 à 195) et par le Burkina
Faso dans son Petit Atlas ; les deux délégations ont présenté dans ces documents
l’évolution des matériaux cartographiques retrouvés. Deux classements ont été

faits; les termes employés, les adjectifs retenus par les deux Parties pour retenir
les plans, les croquis ou les cartes sont ceux du «jargon» des géographes et il faut
se garder, je crois, de les utiliser en non initié; les deux versions sont d’ailleurs
assez voisines, mais peut-être serais-je plus enclin à insister sur le fait qu’en de
multiples époques, par exemple du temps du lieutenant Desplagnes en 1900 ou
lors des missions de M. de Gironcourt et ses officiers topographes avant 1909, des
levés sur le terrain étaient exécutés; bien entendu les mesures faites ne pouvaient
l’être qu’avec les moyens et les instruments dont ils disposaient à l’époque, mais
déjà, comme mon grand-père, en n’utilisant qu’un double décamètre en toile pour
mesurer son jardin, obtenait une surface suffisamment proche de la réalité, les ré-
sultats obtenus à cette époque, et avec les moyens d’alors, étaient dignes d’intérêt.
Peut-être aussi serais-je moins catégorique sur la méconnaissance du terrain,288 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 66-68]

invoquée dans certains documents, par certains «auteurs» travaillant en atelier.
J’ai pu personnellement apprécier la valeur et la sûreté de jugement de certains de
ces auteurs; d’aucuns, et ils étaient nombreux, se passionnaient pour des types de
régions déterminés (Sahel, région forêt, bassin du Niger, du Sénégal, Tibesti, etc.)
et en étaient tellement passionnés que, en partie sur le terrain, en partie par la
lecture de documents officiels et profanes, en partie aussi par la critique des docu-
ments cartographiques de toutes sortes déjà existants, ils avaient acquis sur ces

régions une érudition que de nombreux cartographes de terrain leur enviaient.
Les deux avis personnels que je me suis permis de vous donner me contraignent
à prendre encore la liberté, vous m’en excuserez, Monsieur le président, d’attirer
votre attention sur une certaine incertitude qui peut apparaître sur les toponymes
retrouvés sur les cartes.
Tout d’abord, la «toponymie» n’est pas le résultat d’une science exacte, mais
plutôt le fruit d’un ensemble de jugements, d’appréciations, d’estimations dépen-
dant d’une compréhension correcte, d’une transcription phonétique en écriture
adaptée, de la qualité des sources d’information ... et j’en passe, en tous cas d’une
multitude de motifs d’erreurs humaines dont certaines peuvent être évitées il est
vrai par une meilleure connaissance du contexte local, des traditions et en multi-
pliant les recoupements des informations recueillies.
Ce propos pourrait être inquiétant, et encore plus du fait que, au cours des ans,
des toponymes, comme les humains, hélas, peuvent disparaître et d’autres appa-
raître, ce qui ne fait que compliquer le problème, mais peut nous permettre, et
pourrait nous permettre de douter de la valeur des toponymes. En fait, il faut

modérer sérieusement cette opinion, car les géographes sur le terrain y sont
toujours très attentifs et les résultats qu’ils obtiennent sont en majorité positifs.
Une dernière petite précision aussi pour mon ami Traoré Diadié, si vous le
voulez bien, Monsieur le président. Des termes de la lettre que j’adressai en 1961
à Monsieur le ministre de l’intérieur du Mali, il déduit que: «j’ignorais où passait
la frontière dans la feuille de Djibo, en totalité». Je puis le rassurer et lui dire que
j’ai encore bien présent à l’esprit les échanges de correspondance assurés officiel-
lement à cette époque et que les termes que j’avais employés n’avaient comme
seul but que de faire préciser par la plus haute autorité en charge de ces
problèmes, si la frontière que nous proposions était bien en place.
J’ajouterai que la réponse (du ministre de l’intérieur du Mali), précisant qu’à sa
connaissance, «il n’y avait pas de village du nom de Dionouga dans l’arrondisse-
ment de Dori», n’a pas manqué de me surprendre, mais j’ai donné suite à la
demande du ministre qui souhaitait que le commandant de cercle de Douentza soit
interrogé. Hélas, après avoir donné cette suite, j’ai changé de fonctions et n’ai pu
connaître le résultat de l’enquête.
Mon propos se termine, Monsieur le président, Messieurs les juges, j’espère ne

pas avoir été trop long mais j’espère aussi avoir fourni une nouvelle pierre pour la
construction qui s’érige et avoir apporté à la Chambre quelques précisions lui
permettant de juger en pleine connaissance de cause les travaux cartographiques.
Vous avez pu noter que je n’ai pas parlé des possibilités, pour résoudre nos
problèmes, que la télédétection pouvait nous apporter, comme l’a évoqué mon ami
M. Traoré Diadié. Je ne veux personnellement pas, pas encore tout au moins,
m’aventurer dans des conclusions et faire naître des espérances en invoquant les
données fournies par les imageries satellites, fussent-elles celles du satellite Spot,
satellite français dont nous sommes très fiers. Il fournit déjà des résultats de
qualité exceptionnelle, et semble tenir plus qu’il ne promettait; je préfère cepen-
dant attendre, et cela me semble plus sage, les conclusions des experts.[86/10 : 69-70] 289

RÉPLIQUE DE M. PELLET

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. PELLET: Merci, Monsieur le président. Monsieur le président, Messieurs
les juges, M. Jean-Pierre Cot, tout à l’heure a exposé les vues du Gouvernement
burkinabé en ce qui concerne le rôle du droit colonial dans le litige qui oppose la
République du Mali et le Burkina Faso.
A l’instant, M. l’ingénieur général Gateaud vient de vous faire part de son
expérience et de ses réactions face à la position que la Partie malienne a cru
pouvoir prendre sur un certain nombre de points concernant la cartographie, points
qui sont évidemment essentiels pour la solution du présent litige et je vais y
revenir.
Avant que l’agent du Burkina Faso donne lecture des conclusions finales, il
m’appartient de répondre aux autres arguments que les conseils du Gouvernement
malien ont fait valoir lors du premier tour des plaidoiries orales, et ceci je le ferai
en deux temps.
Ce matin, mais je crois qu’étant donné l’heure, je devrai poursuivre cet après-
midi, je commencerai par présenter, sous l’angle cette fois du droit international et

non plus du droit colonial, quelques observations sur un certain nombre de
problèmes de principe qui continuent d’opposer les Parties et dont nous pensons
qu’ils présentent décidément une importance non négligeable pour le règlement du
différend. Lorsque j’en aurai terminé avec ces problèmes de principe qui,
d’ailleurs, se concrétiseront assez rapidement sur l’examen des modes de preuve
fournis par les Parties, je parcourrai à nouveau, « droit en main» si je peux dire,
l’ensemble de la frontière, mais je le ferai beaucoup plus rapidement que la
semaine dernière, me bornant à revenir sur les arguments qui ont été invoqués par
la Partie malienne, au moins sur ce qui nous a semblé constituer les principaux de
ses arguments.
Avant d’en venir, Monsieur le président, à l’objet principal de mon exposé, je
souhaiterais dire quelques mots d’une question soulevée avec une certaine insis-
tance par mon adversaire et néanmoins ami, M. Jean Salmon.
A plusieurs reprises, celui-ci, au nom du Gouvernement malien, a insinué, et
puis laissé entendre, et puis franchement affirmé, que l’un des objectifs du Gou-
vernement du Faso était de limiter les pouvoirs de la Chambre. Lors de sa pre-

mière intervention, il a indiqué: «En dépit de certaines explications orales, le Mali
reste encore très inquiet par diverses théories avancées par l’autre Partie et qui
tentent de limiter les pouvoirs de la Chambre sous divers artifices» (C2/CR86/6,
p. 24).
Oh, ce genre d’arguments, Monsieur le président, constituent des arguments de
bonne guerre! Mais enfin, quelles sont les «diverses théories» qui inquiètent tant
le Gouvernement malien? Selon son conseil, ces «diverses théories», ce sont les
positions burkinabés:

— surl’équité,
— sur l’uti possidetis ,
— sur la hiérarchie des titres qui, selon nous, en découle,
— sur le principe d’unité du tracé frontalier,
— et sur l’importance du rapport de la sous-commission juridique de l’OUA de
1975.290 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 70-73]

Je ne reviendrai que très brièvement sur ces différents points dont on a déjà
beaucoup parlé, mais je dirai à M. Jean Salmon, qui se plaint d’être incompris de
nous, qu’il nous lit ou qu’il nous écoute bien peu. Ces cinq points ont fait l’objet
de développements ou de précisions, aussi bien dans les écritures burkinabés que
lors de nos plaidoiries la semaine dernière, et je me garderai, Monsieur le prési-
dent, Messieurs les juges, de vous infliger une répétition de ce que nous avons dit.
Quelques remarques cependant sur certains de ces problèmes.

L’équité? Nous l’avons dit: c’est par l’application ferme des principes juri-
diques en vigueur que la Chambre rendra un arrêt équitable et certainement pas
par je ne sais quel jugement de Salomon auquel, quoiqu’il en dise, le Mali s’ef-
force de vous inviter discrètement et, à cet égard, j’indiquerai que malgré leur
vertueuse indignation, ses représentants ont donné la semaine dernière un nouvel
exemple de cette attitude: à deux reprises au moins ils sont revenus sur l’affaire
des quatre villages — pas les nôtres, pas les quatre villages dont nous avons l’ha-
bitude de parler (bien que, j’y reviendrai, je me demande désormais ce que sont
devenus les fameux quatre villages dont nous sommes censés parler...) mais ceux
de Zitonnosso, Benzasso, Poro et Sénéla.
Nos amis maliens sont revenus sur ces quatre autres villages. Et pour en dire
quoi? Pour dire que ces villages, dont la position faisait l’objet de contestation ont
été partagés entre les deux Etats à la suite d’un «compromis» (je me réfère à l’ex-
posé de M. l’agent du Mali (C2/CR86/2, p. 9)). Et ceci appelle tout de même
quelques remarques. Il est tout à fait exact que deux de ces villages (il s’agit de
Zitonnosso et Sénéla) ont été reconnus par les Parties comme étant burkinabés. Il

est tout aussi exact que les deux autres (Benzasso et Poro) ont été reconnus
comme maliens. En revanche, ce qui n’est plus exact, c’est que ce que l’on veut
nous faire prendre pour un partage soit le résultat d’un «compromis». La décision
qui a été prise à Sikasso le 8 octobre 1971 repose sur un critère beaucoup plus
objectif que ce qu’implique le mot «compromis». La commission paritaire perma-
nente s’est en effet fondée sur les travaux de la commission technique mixte,
travaux qui ont reposé exclusivement sur la carte au 1/200000 de 1960 (mémoire
du Burkina Faso, annexes II-90 et II-91 bis). Si c’est à un «compromis» de cette
sorte, fondé sur un document objectif établi par la puissance coloniale, que vous
invite discrètement la Partie malienne, alors bien sûr le Burkina Faso ne peut qu’y
applaudir — mais le Gouvernement burkinabé s’inquiète que M. le ministre Maiga
n’ait pas jugé utile de rappeler les éléments de base sur lesquels le «compromis»
de Sikasso a été atteint...
Reste, bien sûr, l’équité infra legem derrière laquelle M. Salmon se retranche
prudemment (C2/CR86/6, p. 25). Faut-il redire qu’en ce qui nous concerne, nous
ne voyons aucune espèce d’inconvénient à l’usage de cette notion, quoique nous
comprenions mal quelle peut être, en la présente instance, sa portée concrète?

Autant que je le sache, il n’existe pas, en matière de frontière terrestre, d’équiva-
lent de la notion de «principes équitables» à laquelle le droit applicable dans le
domaine de la délimitation des zones marines renvoie si fréquemment.
Et c’est la raison pour laquelle M. l’agent et M. le coagent du Burkina Faso, ont
fait valoir que cette référence à l’équité, même infra legem , si elle ne nous
inquiète pas forcément, nous intrigue considérablement.
Je ne m’attarderai pas davantage, Monsieur le président, sur l’importance que
la Partie malienne nous reproche d’accorder au rapport de la sous-commission
juridique présidée par celui qui allait devenir M. le juge Kéba M’Baye, rapport
dont la simple mention suscite d’ailleurs chez nos adversaires une extraordinaire
irritation.
Je rappellerai seulement la position du Gouvernement burkinabé à cet égard.
Cette position tient en trois points:[86/10 : 73-75] RÉPLIQUE DE M .PELLET 291

i) Ce rapport n’est par lui-même pas obligatoire pour les Parties; il s’agit d’une
médiation, il ne s’agit pas d’un arbitrage — ceci ne signifie pas pour autant qu’on
puisse considérer l’intervention de la sous-commission juridique et de la commis-
sion de médiation de l’OUA, puis de la commission elle-même, comme une
simple tentative de médiation qui a échoué (C2/CR86/6, p. 12) comme l’a indiqué
la Partie malienne: c’est une médiation dont les conclusions ont été refusées par
le Mali et il y a là tout de même une nuance ...; et il est paradoxal aussi que

M. l’agent du Mali souligne que, «de surcroît, les suggestions de la sous-commis-
sion de médiation n’aient pas été suivies d’effets» (ibid.) ; il ne dépendait en effet
que de son pays qu’elles le fussent.
ii) Le deuxième élément de la position de la Partie burkinabé sur cet aspect des
choses est le suivant: on peut en outre s’interroger sur la validité, en droit, du
refus du Mali de donner suite à ces propositions, dès lors que, dans un premier
temps, le Mali, par la voie la plus autorisée, avait accepté par avance les conclu-
sions de la commission. Ce point de vue a été développé dans notre mémoire et je
n’y reviens pas.
iii) Enfin, et c’est le troisième point qui traduit les positions de la Partie burki-
nabé: de toutes manières, le rapport de la sous-commission a au moins l’autorité
qui s’attache à celle de ses membres et à son contenu. Et, à ce point de vue, nous
voudrions dire tout de même qu’il ne mérite certainement pas l’opprobre dont
l’accable la Partie malienne. Quoi qu’ait pu en dire mon ami M. Raymond
Ranjeva, la sous-commission, qui avait en main l’essentiel de la documentation
fournie à votre Chambre, a pris position à la suite d’un examen méticuleux des

faits de l’espèce; elle a suivi un raisonnement juridique rigoureux et, sur la base
de ce raisonnement, elle a abouti à des conclusions claires en distinguant les
conclusions dictées par le droit et celle, unique, qu’elle atteint hors du droit et qui
est fondée sur l’équité, telle que cette commission la concevait, équité à laquelle
sa fonction de médiateur lui permettait en effet d’avoir recours.
Nous voyons mal, je dois dire, de ce côté de la barre, en quoi le rappel de ces
principes limite, de quelque manière que ce soit, la portée du différend qui a été
soumis à votre juridiction et nous restons tout à fait songeurs face à l’affirmation
de M. Salmon lorsqu’il s’écrie qu’«en tout état de cause, la saisine de la Cour
emporte novation» (C2/CR86/6, p. 37). Est-ce que cela signifie que la saisine de
la Cour imposerait à celle-ci de faire abstraction de l’attitude des Parties antérieu-
rement à sa saisine? Est-ce que cela signifie que la Chambre doit s’abstenir de
faire application de tout principe général de droit international? Est-ce que ce
n’est pas cela, précisément, limiter les pouvoirs de la Chambre?
La même remarque vaut également en ce qui concerne le principe de l’unité du
tracé frontalier dont, soit dit en passant, il n’est pas exact que l’on ne «trouve
aucune trace dans la jurisprudence internationale» (C2/CR86/6, p. 37). Certaines

de ces «traces» sont d’ailleurs citées dans le mémoire du Burkina Faso (p. 158) et
j’en ai évoquées quelques autres mardi dernier (C2/CR86/3, p. 48).
En relisant la plaidoirie du conseil du Mali, j’ai cependant le sentiment que,
peut-être, sur ce point, nous nous sommes mal exprimés: ce principe que nous
avions formulé ainsi ne signifie évidemment pas dans notre esprit qu’il doit
exister un titre unique décrivant la frontière entre deux Etats sur toute sa longueur.
Bien souvent, nous le savons, un tel titre n’existe pas et, on l’a assez dit depuis
quelques jours, tel est évidemment le cas dans notre affaire si l’on adopte les vues
de la Partie malienne en tout cas — car il y a tout de même des cartes et, en parti-
culier, celle de 1960. Mais enfin, pour l’instant, ce n’est pas la question qui me
préoccupe.
A vrai dire, ce que nous voulons dire en parlant d’unité du tracé frontalier, c’est
que d’un bout à l’autre de la frontière, la méthode de délimitation doit être unique292 DIFFÉREND FRONTALIER [86/10 : 75-78]

et que, à moins qu’il existe des circonstances spéciales, que l’on ne nous a
toujours pas démontrées, il n’y a aucune espèce de raison dans notre affaire que
les principes qui ont été tenus pour valables à l’ouest de Dionouga ne le soient
plus à l’est.
Et cela, indépendamment même des considérations juridiques dont le Burkina
Faso a déjà fait état. Cela est d’autant plus certain en l’espèce que, comme on
nous l’a déjà rappelé surabondamment, la France dans cette région de l’Afrique

«était partout chez elle». Elle a tracé les limites entre ses colonies en fonction
d’une conception unique qu’elle se faisait de ses propres intérêts.
Dans le secteur qui a fait l’objet d’un accord, comme dans celui qui est
contesté, ce tracé répond à des préoccupations constantes et uniformes de la puis-
sance coloniale et nous ne voyons pas non plus en quoi cette constatation, qui
nous paraît être de simple bon sens — il n’y a pas beaucoup de droit très subtil là-
dessous —, «limite la Chambre dans son jugement» (C2/CR86/6, p. 36) comme
nous le reproche avec indignation la Partie malienne.
Il nous semble, je dois dire, que ce sont, bien au contraire, les déclarations caté-
goriques de la Partie malienne qui restreignent, elles, assez considérablement
les pouvoirs de la Chambre, voire même qui lui dénient toute liberté d’appré-
ciation.
Je reviendrai, cet après-midi, sur l’objurgation du Mali en ce qui concerne le
point triple et qui constitue une tentative avouée pour limiter la portée du compro-
mis. M. l’agent du Burkina Faso y reviendra également. Mais, alors qu’ils avan-
cent là à découvert, nos amis maliens procèdent aussi de manière plus insidieuse.

Je relis les thèses exposées par M. Salmon:
«Si cela ne dérange pas trop le Burkina Faso, le Mali qui se considère
toujours comme un Etat souverain estime avoir le droit de décider dans
quelles conditions il accepte de régler les problèmes de la preuve de sa fron-
tière.» (C 2/CR 86/6, p. 36.)

Et puis juste après à la page 37:
«Il n’y a aucune contradiction à accepter volontairement une méthode qui
convient pour une partie de la frontière et à en exiger une autre pour une

autre partie.» ( Ibid., p. 37.)
C’est à notre tour, Monsieur le président, de nous étonner! Les déclarations
faites au nom du Mali traduisent une conception qui, à nos yeux au moins, est une
conception singulière du déroulement de la procédure judiciaire. Un Etat n’a, nous
semble-t-il — et j’y reviendrai un peu plus longuement tout à l’heure — rien à
«décider» quant au mode de preuve, il ne lui appartient pas de rejeter tel ou tel
mode ou d’«accepter» tel ou tel autre; il lui appartient moins encore d’«exiger»
devant une juridiction internationale, qu’il a volontairement saisie, que l’on fasse

application d’une méthode donnée. Chaque Partie doit simplement s’efforcer de
convaincre la juridiction devant laquelle elle se présente en invoquant les moyens
de preuve qui lui semblent pertinents et, comme il est normal, l’adversaire peut
discuter cette pertinence. Il peut le faire en droit comme il peut le faire en fait,
étant entendu que c’est finalement à la Chambre de trancher.
Tout naturellement, Monsieur le président, cette remarque me conduit à tenter
de vider une bonne fois ce que l’on pourrait appeler la «vaine querelle des titres»
que nous impose la Partie malienne depuis les débuts de cette procédure.
J’essaierai de la vider en deux temps: d’abord, en me plaçant sur un plan assez
général, en m’interrogeant une nouvelle fois mais assez brièvement — nous
sommes tout de même en fin de cette longue procédure — sur cette notion de
«titres juridiques» que la République du Mali s’ingénie, me semble-t-il, à compli-[86/10 : 78-79] RÉPLIQUE DE M .PELLET 293

quer. Ensuite, plus longuement et beaucoup plus concrètement j’examinerai les
modes de preuves qui, dans la présente espèce, ont été offerts par les Parties et je
ferai cet examen à la lumière des plaidoiries que nous avons entendues la semaine
dernière.

L’audience est levée à 12 h 49294 [86/11 : 4-6]

C 2/CR 86/11

DOUZIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (24 VI 86, 15 h)

Présents : [Voir audience du 16 VI 86.]

M. PELLET: Monsieur le président, lorsque l’audience de ce matin a été inter-

rompue, j’en étais à indiquer à la Chambre que j’allais, dans un premier temps,
examiner, essayer de régler la vaine querelle des titres, dans laquelle nous a
entraîné la Partie malienne, puis que j’examinerai de façon assez détaillée les
différents modes de preuves que les Parties ont présentées à la Chambre.

I. LA VAINE QUERELLE DES TITRES

Après la lecture de près de mille pages d’écritures des Parties, après l’audition
de vingt-cinq heures ou plus de plaidoiries orales, on peut penser, Monsieur le
président, Messieurs les juges, que tout a été dit sur ce problème des titres que les
Parties peuvent invoquer devant vous à l’appui de leur thèse et, pourtant, plus la
procédure avançait, plus l’étonnement du Burkina Faso a crû.
Dans notre mémoire et notre contre-mémoire, nous avions pensé qu’une
approche empirique était sur ce point amplement suffisante. Dans le chapitre IV
de son contre-mémoire, le Mali nous a sermonnés: il a dénoncé le «flou termino-

logique» de nos écritures et nous a gratifiés d’une leçon de philosophie du droit
pour nous amener à «une perception conceptuelle rigoureuse de la notion de titres
juridiques» (p. 51).
Contrairement à la Partie malienne, je n’irai pas jusqu’à dire que nous nous flat-
tons d’être des «girouettes» (C2/CR 86/6, p. 18); mais enfin nous ne sommes pas
obstinés, Monsieur le président; cette leçon, nous l’avons accueillie avec beau-
coup d’humilité et, en plaidoirie, nous nous sommes ralliés la semaine dernière,
sans nous faire prier, à cette savante construction doctrinale. Cela a fort réjoui nos
collègues qui sont assis de l’autre côté de cette barre puisque les trois conseils du
Mali se sont félicités tour à tour que nous soyons si réceptifs à leurs idées.
Cependant, à écouter leurs brillantes plaidoiries, il est apparu que leur satisfac-
tion était nuancée et que nous n’étions pas des élèves très doués. Nous nous étions
bornés à répéter par cŒur ce que nous avions lu, sans en pénétrer toutes les
nuances et toute la subtilité.
Monsieur le président, à la réflexion, cette subtilité nous a paru en effet exces-
sive.

Laissons de côté les «titres-causes» pour reprendre la terminologie malienne,
qui ne semblent pas faire problème. En ce qui concerne les «titres-instruments»,
nous avions cru comprendre qu’il s’agissait, tout simplement, des modes de
preuve du droit de chacun. Toutefois, après avoir écouté nos excellents collègues,
nous ne savons plus très bien de quoi il s’agit et j’ai peur de ne pas caricaturer
vraiment leur pensée en disant que pour le Mali, au fond, constitue un «titre-
instrument» tout mode de preuve qui, globalement et à ses yeux en tout cas, paraît
aller dans son sens: les autres éléments de preuve fournis par les Parties se voyant
rejetés dans ce que mon collègue Salmon a appelé le «Styx».
Les documents écrits? Il est difficile tout de même de ne pas y voir à priori des
titres-preuves; mais pour l’arrêté de 1927 en tout cas, point de salut! Les cartes?
Probatio diabolica ... aux oubliettes. Restent les effectivités, dont la masse[86/11 : 6-8] RÉPLIQUE DE M . PELLET 295

impressionnante ferait, dans notre affaire, le titre-instrument par excellence, si
nous comprenons bien.
Pour éviter d’encourir, dorénavant, les foudres de nos amis maliens, nous
croyons sage de ce côté de la barre de revenir à des conceptions classiques et
d’aborder la question sous l’angle plus traditionnel de la théorie des preuves
devant les juridictions internationales. Cette théorie a un premier avantage, elle est
sans mystère; elle en a un second, elle est connue de tous et elle est peut-être

susceptible, en tout cas, nous l’espérons, de ramener un peu de simplicité en ce
débat byzantin où nous nous sommes laissés entraîner.
Il suffit pour cela, pensons-nous, de partir de la définition célèbre de la preuve
(évidence) reprise jadis par le surarbitre Duffield dans l’affaire Faber:
«In its wider and universal sense (evidence) embraces all means by which
any alleged fact the truth of which it submitted to examination, may be
established or alleged.» (Commission mixte de réclamations Allemagne-
Venezuela, Ralston’s Report , 1904, p. 621.)

On peut aussi prendre tout simplement la définition très simple donnée par le
président Basdevant, dans le dictionnaire de la terminologie du droit international:
la preuve c’est tout simplement «la démonstration de la réalité d’un fait» et «les
éléments utilisés pour faire cette démonstration et éclairer le tribunal» ( Diction-
naire de la terminologie du droit international , Paris, 1960, p. 471).
La recherche de la «vérité», la vérité aux fins de la solution du litige bien sûr,
constitue donc l’objet de la présentation des preuves — vérité juridique dont il
faut avoir une conception raisonnable comme le rappelle Sandifer dès la première

page de son irremplaçable ouvrage, Evidence before International Tribunals :
«The aim of the proceedings is not to discover the truth in the absolute
sense of that term, but to see that evidence is brought before the Court in
accordance with the established rules, and to award the victory to the party
who succeeds in getting the most convincing evidence through the rules.»
(Chicago, The Foundation Press, 1939, p. l.)

Peut-être le Mali me reprochera-t-il de m’abriter derrière des arguments d’auto-
rité mais il me semble tout simplement que ces remarques pleines de sagesse
valent bien tous les échafaudages théoriques et constituent au fond un point de
départ suffisant pour mon propos.
Un problème pourtant demeure: sur quelles règles se fonder pour déterminer la
recevabilité des preuves? Ceci renvoie, bien sûr, à la question des relations entre
le droit colonial français et le droit international, problème que ce matin M. Jean-
Pierre Cot a abordé, mais sur lequel il nous a paru utile de revenir un instant dans
une perspective un peu plus précise que je vais essayer de définir, celle de la rece-
vabilité des moyens de preuve.

Dans leur talentueuse présentation, nos amis et adversaires maliens se sont
appuyés constamment sur des principes de droit colonial ou bien — selon les
convenances de leur démonstration — de droit métropolitain français. Il s’y sont
tellement référés, je dois dire, que de temps à autre j’ai eu le sentiment de me
trouver non pas devant la Cour mondiale mais — ici aussi selon les nécessités du
moment — devant un conseil constitutionnel qui, contre toutes les traditions
établies depuis 1958, pourrait tenir audience, ou bien à d’autres moments devant
un juge de paix de Dori.
Il nous a semblé utile de répondre à ces arguments d’abord, nous l’avons fait ce
matin, et ceci en premier lieu pour déférer à la «courtoisie judiciaire» à laquelle
M. Pierre-Marie Dupuy nous a accusés, d’ailleurs fort courtoisement, de manquer
(C2/CR86/7, p. 41). Ensuite, si nous avons fait ce long détour par le droit colo-296 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 8-11]

nial, il faut reconnaître que c’est parce qu’il nous est apparu que loin de nuire à la
thèse que nous vous présentons, ce débat au contraire la sert.
Mais il y a une troisième raison à cette attitude; si nous nous sommes référés
tellement au droit colonial c’est parce que, dans son principe, la référence au droit
colonial nous a paru pertinente. Comme l’a montré ce matin mon collègue Jean-
Pierre Cot, c’est la conséquence logique et nécessaire du principe même de l’ uti
possidetis juris : comme tu possédais en droit, au moment de l’indépendance, tu

continueras à posséder après l’indépendance; et ce droit, qui fonde la possession,
il est normal, il est naturel de le rechercher en l’espèce dans la pratique coloniale
française.
Ce droit, Jean-Pierre Cot nous l’a présenté et il savait de quoi il parlait; non
pas, comme l’a rappelé la Partie malienne avec une insistance peut-être importune,
parce qu’il a été ministre de la coopération et du développement de la République
française — quoique, à ce titre, il ait eu à en combattre les séquelles —, mais
aussi parce que, lorsqu’il faisait ses études de droit, des maîtres éminents ensei-
gnaient encore ce que l’on appelait le «droit d’outre-mer» — et ce n’est pas, je
pense, M. Luchaire qui me contredira.
Je referme cette parenthèse pour dire à mon ami et contradicteur M. Ranjeva
que, décidément, nous ne sommes ni devant le Conseil constitutionnel français —
il n’existait d’ailleurs pas en 1947 —, ni devant un conseil de contentieux admi-
nistratif, mais bien devant une chambre de la Cour internationale de Justice, dont
la mission est — nul ne l’ignore — «de régler, conformément au droit internatio-
nal, les différents qui lui sont soumis».

Le conseil de la République du Mali m’a reproché en plaidoirie d’«émasculer»
l’idée de «renvoi de principe au droit colonial, comme base juridique du règle-
ment du différend» (C2/CR86/6, p. 50), ceci parce que j’avais parlé du «filtre»
que constitue le droit international, et ce matin mon collègue M. Cot y a fait allu-
sion.
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’ouvrir ici, surtout à ce stade des débats,
une polémique sur un problème doctrinal dont je reconnais qu’il est tout à fait
captivant. Je relèverai simplement que, dans toutes les hypothèses dans lesquelles
le droit international renvoie au droit interne, sous une forme ou sous une autre,
en vertu d’un principe général ou d’une règle spéciale, ce phénomène de filtrage
se produit en effet, qu’il s’agisse de l’expression du consentement de l’Etat à être
lié par un traité, qu’il s’agisse de la réception des principes généralement reconnus
en droit international. Et saisi d’une question dont la solution fait appel à des
règles de droit national, le juge international s’impose toujours une certaine
retenue comme l’a rappelé par exemple la Cour permanente de Justice internatio-
nale dans l’affaire des Droits de minorités en Haute -Silésie :

«La Cour [a-t-elle dit] n’est certainement pas appelée à interpréter la loi
polonaise comme telle; mais rien ne s’oppose à ce qu’elle se prononce sur la
question de savoir si, en appliquant ladite loi, la Pologne agit ou non en
conformité avec ses obligations internationales.» ( C.P.J.I. série A n o 7, p. 19.)

Que la Partie malienne ne s’empresse surtout pas de voir dans les remarques
que j’ai faites le reflet d’une quelconque zizanie entre les conseils du Burkina
Faso: pour les raisons que j’ai dites, il fallait que le rappel des règles coloniales
françaises fût fait. Il l’a été, de manière que je crois fort éclairante, par M. Jean-
Pierre Cot ce matin. Mais cet exposé ne dispense sans doute pas d’une étude des
règles applicables en matière de recevabilité des moyens de preuve au regard cette
fois du droit international. L’analyse de la pratique administrative et du droit colo-
nial français permet de déterminer les moyens de preuve dont disposent les
Parties; la recevabilité de ces moyens doit, en revanche nous semble-t-il, être[86/11 : 11-13] RÉPLIQUE DE M . PELLET 297

appréciée non pas en fonction des règles du droit colonial français, mais en fonc-
tion des règles relatives à la preuve en droit des gens.
C’est une banalité, Monsieur le président, de rappeler que ces règles sont extrê-
mement libérales.

Pour faire court, je me tournerai à nouveau vers le maître-livre de Sandifer dans
lequel il écrit:
«It follows from the general character of international judicial proceed-
ings . . . that tribunals are inclined to refrain from adopting restrictive rules
with regard to the form, submission and admissibility of evidence.» ( Op. cit.,
p. 6.)

Et, dans son mémorandum du 31 décembre 1925, Max Huber rappelait que les
«Parties peuvent présenter toutes preuves qu’elles jugent utiles, et la Cour est
entièrement libre d’en tenir compte dans la mesure dans laquelle elle juge ces
preuves comme pertinentes» ( C.P.J.I. série D n o 2 (add.), p. 249-250). La pratique
de la Cour actuelle n’est pas moins libérale et son Règlement n’impose, dans ce
domaine, aucune contrainte particulière aux Parties.
Du reste, s’agissant plus particulièrement de l’application du principe de l’ uti

possidetis, il est tout à fait clair que c’est à travers le prisme du droit international
que les preuves du contrôle administratif par les entités coloniales préexistantes
sont appréciées — prisme, je m’empresse de le dire, qui n’est pas forcément
déformant, mais qui est très certainement et très nécessairement simplificateur.
C’est donc à travers les mécanismes de preuve admis en droit des gens que le bien
fondé des titres juridiques invoqués par les Etats successeurs est évalué par le juge
ou par l’arbitre international. Ainsi, pour prendre un exemple que nos amis
maliens affectionnent particulièrement, alors même qu’il ne leur est pas très favo-
rable — je pense à la sentence de 1933 dans l’affaire opposant le Guatemala et le
Honduras, dont on a décidément beaucoup parlé —, il est tout à fait clair que le
Chief Justice Hughes a pesé les preuves de la «volonté de la couronne d’Espagne
(«the will of the Spanish Crown») à l’aune du droit international, sans s’embar-
rasser à l’excès de la technique juridique coloniale espagnole.

Ces constatations, qui jusqu’à présent, ont eu un aspect assez abstrait, ont
évidemment des implications concrètes non négligeables. Il en résulte en effet que
les Parties sont libres de présenter devant la Chambre tous les éléments de preuve
qui leur paraissent susceptibles d’emporter la conviction de celle-ci — et comme
vous pouvez le constater Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, l’idée
de limiter le droit du Mali d’invoquer les arguments qu’il juge bon est très loin de
la Partie burkinabé —, et faut-il dire que c’est moins encore le cas en ce qui
concerne votre pouvoir d’appréciation dans ce domaine!
Le droit colonial peut constituer un élément important de l’appréciation de la
Chambre, il ne saurait à lui seul déterminer la nature des preuves que les Parties
peuvent invoquer devant la Chambre. C’est sans aucun doute dans la pratique
coloniale française qu’il faut rechercher les preuves du bien-fondé des prétentions
respectives des Parties, mais c’est le droit international — et non pas le droit colo-

nial — qui détermine la force probante de ces éléments.
Je m’attarderai tout à l’heure, très rapidement d’ailleurs, sur les solutions
concrètes qu’il faut, selon le Gouvernement du Burkina Faso, donner dans cette
perspective aux problèmes de preuve les plus importantes qui se posent dans la
présente instance.
Auparavant une dernière remarque générale peut être faite. De même que
certaines règles de droit international — et, en particulier, l’ uti possidetis juris —
renvoient à des hypothèses dans lesquelles le droit colonial est pertinent, de la
même manière, le droit colonial dans certains cas renvoie à son tour au droit inter-298 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 13-15]

national. Ce n’est que pour l’anecdote que je rappellerai à mon ami M. Ranjeva
la forte déclaration du gouverneur Deschamps qu’il citait jeudi dernier:

«Le commandement d’une circonscription administrative coloniale relevait
plus des techniques de la diplomatie, du droit international public, que du com-
mandement impérial décrit par le droit administratif français.» (C2/CR86/6,
p. 53.)
Plus sérieusement, chacun sait que le droit des Etats fédéraux renvoie constam-

ment aux principes du droit international pour ce qui est de la réglementation des
litiges entre les Etats membres.
De cette idée je vais prendre deux exemples précis et récents qui présentent à
notre avis une importance particulière dans notre affaire.
Il s’agit d’une part de l’arrêt rendu le 2 juillet 1980 par le Tribunal fédéral
helvétique dans l’affaire de la Frontière entre les cantons du Valais et du Tessin
(ASDIF, 1981, p. 229 et suiv.) et il s’agit d’autre part de la décision de la commis-
sion nationale argentine des limites inter-provinciales en date du 16 décembre de
la même année sur la limite entre les provinces de Catamarca et de Tucman
(Anuario de Derecho Internacional Publico , 1981, p. 178 et suiv.).
Ces deux décisions Monsieur le président, sont intéressantes d’abord en ce que
l’une et l’autre admettent de manière tout à fait expresse, que les principes du droit
international valables en matière de frontière sont applicables dans le domaine des

problèmes de délimitation entre les Etats membres d’un Etat fédéral. Il n’est pas sans
intérêt de noter en particulier que la décision de la commission argentine de 1980 se
réfère explicitement au principe de l’ uti possidetis juris et également au fait que la
validité de toute acquisition territoriale est subordonnée à l’exigence de ce qu’elle
appelle la titularidad (peut-être que l’on peut traduire par «titularité»?); et elle
ajoute: « titularidad dans le sens de cause licite, de cause conforme au droit» ( op.
cit., p. 183) (titularidad en el sentido de causa licita , causa conforme al derecho ) et
il y a là, peut-être, l’indication d’une direction raisonnable pour revenir sur notre
vaine discussion sur les titres — mais, décidément, je préfère n’y point revenir.
Par ailleurs, l’une comme l’autre des deux décisions que je viens de citer, la
décision du Tribunal fédéral de Berne et la décision de la commission argentine,
présentent, aux yeux de la Partie burkinabé en tout cas, le très grand intérêt de
faire, de la manière la plus expresse, application de la doctrine de l’ estoppel —

c’est le mot utilisé par la commission argentine — ou de l’ acquiescence — c’est
le mot utilisé par le Tribunal suprême helvétique — et, dans les deux cas, cette
référence est faite dans le sens qu’a cette doctrine en droit international.
Dans la décision du Tribunal fédéral de Berne, l’une des questions qui était au
centre du litige était précisément de savoir si le Valais avait acquiescé à la limite
que défendait le Tessin, et la limite que défendait le Tessin se fondait sur... le tracé
figurant sur les cartes. Il faut, indique le Tribunal — je le cite en français, la
langue de Goethe m’étant malheureusement inconnue mais la version authentique
figure dans le texte que j’ai remis au Greffe —, il faut donc dit le Tribunal:

«examiner la question de savoir si le Valais a reconnu tacitement la frontière
indiquée dans la carte nationale par un comportement passif pendant de
longues années. Le principe de l’effet d’obligation dérivant d’un consente-
ment passif est décrit en droit international [mais nous sommes en droit
interne] par le terme acquiescence .» 1

1«Näher zu untersuchen ist schliesslich die Frage, ob der Kanton Wallis die Grenzlinie
gemäss Landeskarte durch langjärhrige passive Hinnahme Konkludent anerkannt hat. Das
Prinzip der Bindung durch passive Hinnahme eines Zustandes wird in Völkerrecht in Anleh-
nung an einen Begriff der angelsächsischen Rechtstradition «acquiescence» genannt.»[86/11 : 16-18] RÉPLIQUE DE M . PELLET 299

En l’espèce, le Tribunal fédéral suisse a estimé que le «comportement passif»
du canton du Valais n’était pas suffisamment établi compte tenu de l’écart minime
qui figurait sur la carte. Mais sa décision établit sans doute possible:

iii) d’abord que la doctrine de l’acquiescement est bien reçue en matière de déli-
mitation d’entités territoriales dans un cadre fédéral;
iii) ensuite que cette doctrine est identique à celle connue en droit international,
auquel elle est purement et simplement empruntée;
iii) en troisième lieu, que dans ce cadre non-international, cette doctrine de l’ac-
quiescement s’applique à l’ensemble des comportements des entités fédérées,
y compris à leur attitude à l’égard des cartes;

iv) et en quatrième lieu que ceci vaut aussi bien pour les actes positifs que pour
les comportements passifs de l’entité à laquelle ils sont opposés. (La décision
argentine du 16 décembre 1980 conforte également au moins les deux
premières de ces conclusions.)
Cela, me semble-t-il, fait justice de l’objection de la Partie malienne à un argu-
ment qui est apparu parfois dans les écritures burkinabés, comme en plaidoiries, et
qui a consisté à dire que, successeur du Soudan français, le Mali est lié par l’ac-

quiescement donné par les autorités coloniales soudanaises au tracé de la frontière.
Contrairement à ce qu’a cru pouvoir avancer mon ami M. Ranjeva (C2/CR86/7,
p. 30), les principes posés par la Cour internationale de Justice dans l’affaire du
Temple de Préah Vihéar sont tout à fait transposables en la présente espèce.
J’entends bien, Monsieur le président, que l’Afrique occidentale française ne
constituait pas à proprement parler une fédération au sens strict de ce mot —
Jean-Pierre Cot, d’ailleurs, l’a tout à fait admis ce matin —, encore que l’assimi-
lation soit de moins en moins hardie à mesure que l’on avance dans le temps, que
l’on se rapproche de la date critique: c’est plus exact après 1946 qu’auparavant;
ça le devient davantage avec la loi-cadre Deferre de 1956 et, plus encore, avec
l’institution de la «Communauté» par la constitution de 1958. De toute manière,
l’analogie semble suffisamment frappante pour qu’il n’y ait pas lieu de s’arrêter à
ce qui, vu sous l’angle du droit des gens — et encore une fois nous sommes

devant la Cour mondiale —, apparaît tout de même comme des nuances. L’essen-
tiel en effet est que les décisions que j’ai citées appliquent la doctrine de l’ac-
quiescement, telle que cette doctrine est entendue en droit international; elles l’ap-
pliquent dans les relations entre entités non souveraines et la ratio decidendi de
ces décisions semble bien être la même que celle qui est à l’origine de la juris-
prudence internationale et correspond à l’adage selon lequel «on ne peut souffler
à la fois le chaud et le froid»: il ne s’agit au fond, si l’on préfère, que du principe,
si fondamental dans tous les ordres juridiques, de la bonne foi.
Cette mise au point à laquelle j’ai essayé de procéder très brièvement a égale-
ment, croyons-nous, des conséquences considérables pour l’appréciation de
plusieurs des moyens de preuve qui ont été avancés par les Parties et c’est à cette
question, Monsieur le président, qu’avec votre autorisation, je voudrais consacrer
la fin de ce premier exposé. Je reviens donc à l’étude des modes de preuve

concrets offerts par les Parties dans le litige qui nous occupe.

II. LES MODES DE PREUVE OFFERTS PAR LES PARTIES

Après les considérations que je viens de développer et dont je reconnais bien
volontiers le caractère très général et un peu rapide, il m’appartient donc de procé-
der à l’étude plus précise des modes de preuve qui ont concrètement été présentés
à la Chambre par les Parties. Je le ferai à la lumière, bien sûr, de ce que je viens300 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 18-21]

de dire, et en espérant que cela lèvera toute ambiguïté sur les positions du Burkina
Faso car, à écouter les plaidoiries de nos collègues, j’ai eu le sentiment qu’il
subsistait de très sérieuses incompréhensions sur des points auxquels, pourtant, les
écritures burkinabés, comme la consultation du président Jiménez de Aréchaga qui
avait été jointe au mémoire, avaient consacré de nombreuses pages et que
M. Jean-Pierre Cot et moi avions repris encore mardi dernier.
En parlant de modes de preuve, et non plus de titres, j’espère avoir désamorcé

l’irritation de nos contradicteurs, face à notre incompréhension de la notion de
titre. Sans aller jusqu’à me risquer à nouveau sur le terrain de la distinction entre
titre-preuve et titre-cause, il me semble cependant, que la Partie burkinabé ne
rompt pas pour autant avec l’idée qui, si elle la comprend tout de même un peu,
fonde cette distinction: les preuves dont je vais parler maintenant sont la traduc-
tion, le support matériel, la manifestation, nous semble-t-il du titre. Et c’est bien
de ce titre dont il s’agit d’établir l’existence.
Pour cela, il existe plusieurs moyens, plusieurs supports: l’écrit, la cartographie,
les témoignages. Mais ce sont évidemment les seuls modes de preuve fournis par
les Parties à l’appui de leur thèse que je me propose d’examiner. Il suffit par consé-
quent d’aborder successivement le problème des preuves écrites puis le problème
des cartes, puisque aussi bien aucune des Parties n’a fait connaître son intention de
faire entendre de témoins en application de l’article 57 du Règlement de la Cour.

A. Les preuves écrites

Les Parties ont versé au dossier un très grand nombre de documents écrits dans
lesquels l’une et l’autre prétendent trouver la preuve de la validité du tracé de la
frontière qu’elles défendent.
Je m’empresse de dire qu’aucune de ces preuves n’est, aux yeux de la Partie
burkinabé, irrecevable. Tel est l’effet de la très grande libéralité du droit interna-
tional en matière de production des preuves, dont je parlais il y a un instant; libé-
ralité que consacre l’article 43, paragraphe 2, du Statut de la Cour.
Mais dans cette masse importante de documents en tous genres qui ont été
déposés devant la Cour, tous n’ont pas, loin s’en faut, une valeur probante égale.
On peut répartir ces documents écrits, me semble-t-il, en quatre catégories.
Certains de ces documents peuvent établir, par eux-mêmes et sans qu’il soit
besoin d’un quelconque complément, le tracé de la frontière litigieuse.
Pour qu’il en soit ainsi, en premier lieu — c’est presque une lapalissade, mais
elle peut avoir son importance — il faut que l’objet de ces documents soit bien le
tracé de la limite ou le tracé d’un secteur de la limite. En deuxième lieu, et c’est
surtout là que le droit colonial devient important et éclairant, il faut que ces docu-
ments aient eu, au regard de la puissance administrante, une valeur obligatoire.

Enfin, et c’est la troisième condition, ces documents doivent avoir possédé cette
valeur obligatoire à la date critique, c’est-à-dire au moment des indépendances, et
il n’est pas utile je pense de revenir sur la petite nuance qui sépare les Parties sur
ce point.
Les Parties s’accordent pour considérer qu’il n’existe pas de documents écrits
présentant ces caractères qui soient relatifs à l’ensemble du secteur litigieux. En
revanche, il existe certains de ces documents qui concernent des points précis du
tracé de la frontière. Les Parties sont d’accord pour considérer que tel est le cas
des arrêtés généraux du 7 mars 1916 et du 31 décembre 1922 — tous les deux
sont relatifs à la réorganisation de la région de Tombouctou — quoique, si l’on
veut être rigoureux — et il faut l’être —, seul le second de ces documents, c’est-
à-dire l’arrêté de 1922, réunit véritablement les trois conditions que j’ai énumé-
rées: celui de 1916 a été implicitement abrogé — j’utilise l’expression si elle ne[86/11 : 22-23] RÉPLIQUE DE M . PELLET 301

réveille pas l’indignation de nos amis maliens —, a été donc implicitement abrogé
par celui de 1922. Ceci n’a d’ailleurs guère d’importance aux fins qui nous inté-
ressent: ces deux arrêtés, celui de 1916 et celui de 1922, disposent l’un et l’autre
que la frontière passe par la mare d’In Abao; par conséquent, peu importe que sur
d’autres points le second ait abrogé le premier. Je dois toutefois indiquer que si, à
cet égard, l’arrêté du 31 décembre 1922 dit le droit pour autant qu’un acte de
même valeur ou d’une valeur supérieure ne l’a pas modifié ensuite — et ceci,

dans ce cas précis, ne semble pas s’être produit —, rien n’empêche que cette
disposition selon laquelle la limite passe à la mare d’In Abao ait été précisée ulté-
rieurement par un acte juridique postérieur, même si cet acte postérieur possède
une moindre valeur probante que l’arrêté dont il précise le sens et c’est en effet
ce qui s’est produit pour la mare d’In Abao — j’y reviendrai.
Il existe un second document écrit présentant le même caractère: c’est l’arrêté
du 31 août 1927 qui fixe la frontière entre les colonies du Niger et de la Haute-
Volta et l’erratum à cet arrêté du 5 octobre, auquel la loi du 4 septembre 1947 a
redonné toute sa portée. Mon collègue Jean-Pierre Cot en a établi l’indiscutable
validité au regard de l’ordonnancement juridique colonial français de l’arrêté de
1927; et il a montré en particulier que l’erreur alléguée par la République du Mali
n’entachait nullement ce texte de nullité en admettant qu’une telle erreur existât
— quod non.
Bien qu’il se suffise à lui-même, ce raisonnement est valable à fortiori au
regard du droit international. Il convient en effet de relever que, même si par
impossible — et encore une fois ce n’est pas le cas — l’arrêté avait été nul au

regard du droit français, il ne le serait pas forcément en application des règles du
droit des gens que vous devez appliquer en vertu du Statut de la Cour; en effet, il
n’est de toute manière pas nul au regard du droit international, et ceci même en
suivant la Partie malienne sur son terrain de l’erreur en droit français: d’une part,
l’erreur invoquée par la République du Mali n’est de toute manière pas de celles
qui vicient le consentement, je me suis efforcé de montrer ceci la semaine dernière
et je prie la Chambre de bien vouloir se reporter au procès-verbal (C2/CR86/5,
p. 20) — la Partie malienne n’a d’ailleurs pas répondu sur ce point; d’autre part,
la France ayant cessé d’exercer sa souveraineté territoriale sur la région en 1960,
il serait en tout état de cause impossible aujourd’hui de «réparer» les consé-
quences de cette prétendue erreur commise dans le cadre colonial et le juge inter-
national que vous êtes ne peut guère que s’efforcer de donner, en l’interprétant, un
sens à cet arrêté, et ce n’est évidemment pas possible en s’en tenant à l’interpré-
tation que propose le Mali, à notre avis, contre toute raison. De toutes façons, et je
le répète, ceci n’est qu’un argument subsidiaire; valide en droit colonial et admi-
nistratif français, l’arrêté des 31 août et 5 octobre 1927 établit le droit et, à ce
titre, il doit être appliqué dans la mesure où il est pertinent dans notre affaire,

c’est-à-dire qu’il doit l’être pour la détermination de ce que je ne sais plus si l’on
peut encore oser appeler le point triple.
Un troisième document produit par les Parties pourrait, enfin, faire preuve du
tracé de la frontière: ce troisième document, ce serait l’arrêté 2728 du
27 novembre 1935, mais M. Jean-Pierre Cot l’a montré également, ce troisième
document ne répond pas, quant à lui, au troisième des critères que j’ai énumérés il
y a quelques instants: la loi du 4 septembre 1947 prive cet arrêté 2728 de toute
valeur dans l’ordre juridique colonial et, dès lors, il.ne peut plus produire des
effets dans la sphère internationale, puisqu’à la date critique il avait totalement
disparu. On l’a rappelé, Monsieur le président (mais pas à ce propos): il n’y a pas
de «Lazare juridique» et c’est d’ailleurs ce qui fait toute la différence entre l’ar-
rêté de 1927 et celui de 1935; quelles que pûssent être ses imperfections, s’il en
avait, le premier — celui de 1927 — n’avait jamais été annulé au regard du droit302 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 23-25]

français. En 1960, à la date critique, il existait par conséquent et, par la grâce du
principe de l’ uti possidetis , il doit continuer de produire ses effets. Le second —
celui de 1935, l’arrêté 2728 —, ayant cessé d’exister en 1947, le phénomène de la
succession d’Etats nouveaux à la France dans la région ne peut bien évidemment
pas lui redonner une vie que, sauf accord bien sûr entre le Burkina Faso et la
République du Mali — mais il n’y a pas un tel accord —, il a définitivement et
irrémédiablement perdue.

La deuxième catégorie de preuves écrites dont dispose la Chambre est consti-
tuée par des documents dont la nature d’acte juridique peut sembler douteuse au
regard du droit de la puissance administrante mais auxquels des règles bien
établies du droit international cette fois — je parle du droit matériel, du droit
substantiel international — confèrent une très grande valeur probante.
L’un, au moins, de ces documents, présente ce caractère: il s’agit de la lettre ou
des lettres 191CM2 du gouverneur général de l’Afrique occidentale française aux
lieutenants-gouverneurs du Niger d’une part et du Soudan français d’autre part, en
date du 19 février 1935. «Lettre fossile», nous dit-on et lettre qu’au surplus le
Burkina Faso aurait lui-même disqualifiée juridiquement en plaidoirie (cf.
C2/CR86/7, p. 22).
Si M. Ranjeva, qui a avancé cette idée, se place dans la perspective du droit
français, ce que nous avons fait est à vrai dire assez différent d’une disqualifica-
tion car, pour «disqualifier» la lettre 191CM2, il aurait fallu que, auparavant,
nous ayons qualifié ce document d’acte juridique. Or, depuis le début de la procé-
dure — je crois d’ailleurs que de temps en temps le Mali nous en rend grâce —

nous avons évité de procéder à une telle qualification au regard de l’ordre colo-
nial français, de l’ordre juridique français. Faut-il rappeler que déjà dans son
mémoire, le Burkina Faso écrivait [je cite la page 110 du mémoire]: «il n’est pas
douteux que la lettre 191CM2 ... n’a pas la perfection formelle de l’arrêté de
1935». Il ajoutait cependant: «elle n’en présente pas moins une réelle valeur
probante». Mon ami — d’il y a près de vingt ans déjà, complice sur les bancs de
l’Académie de droit international —, mon ami Raymond Ranjeva m’aura mal
compris ou mal entendu s’il pense que je disais autre chose la semaine dernière. Je
me suis, bien au contraire, efforcé de préciser et de compléter la position burki-
nabé en ce qui concerne l’extrême valeur probante que présente la lettre du
19 février 1935 par elle-même, du simple fait de son contenu — je m’y attacherai
à nouveau, très brièvement d’ailleurs, un peu plus tard, lorsque j’en viendrai à ce
qu’a dit à son sujet mon adversaire mais néanmoins toujours mon ami M. Sal-
mon —, et M. Cot en a lui aussi parlé ce matin, ce qui me permettra d’être bref.
Donc, la lettre 191CM2 a une valeur probante en vertu de son contenu. Mais nous
ne disons pas et nous n’avons jamais dit que c’était un acte juridique au regard
du droit international français.

En outre, et j’ai longuement insisté la semaine dernière sur l’importance supplé-
mentaire que confèrent à ce document les réactions de ses destinataires que nos
contradicteurs se sont efforcés de minimiser autant qu’ils ont pu sans toutefois
parvenir à faire oublier que le lieutenant-gouverneur du Soudan français a bel et
bien approuvé, après consultation des commandants de cercle intéressés, la
description de la limite de fait existant entre le cercle de Dori et le Soudan que
cette lettre se proposait de décrire.
Pour tenter de réduire la portée de cet échange de correspondance effectué après
mûre réflexion, les conseils de la République du Mali sont revenus à plusieurs
reprises sur le fait que la lettre 191CM2 n’a jamais été évoquée par la suite. Je
cite M. Salmon qui me reproche d’«ignorer que, jusqu’à présent, à la connais-
sance du Mali, le Niger n’a jamais invoqué la lettre fossile dont [je ferais] si grand
cas». Un peu plus loin il ajoute:[86/11 : 25-27] RÉPLIQUE DE M .PELLET 303

«Une série de conventions, qui n’ont absolument aucun rapport avec la
lettre fossile [quelle insistance!] ont été passées entre le Soudan et le Niger
depuis Labbézanga jusqu’à la frontière algérienne.» (C2/CR86/6, p. 42.)

C’est aussi ce qu’a dit M. Ranjeva le lendemain — dans des termes différents
mais l’idée est la même (C2/CR86/7, p. 31-32). A vrai dire, le Burkina Faso
n’ignore pas cela — mais je me permets d’indiquer à mes contradicteurs qu’il y a,
au silence dont ils s’émerveillent, une raison qui est tout à fait simple, évidente:

les pourparlers, les accords dont ils font état concernent le secteur oriental de la
frontière du Soudan (aujourd’hui de la frontière du Mali) avec le Niger, celui qui,
partant de la frontière algérienne s’arrête à Labbézanga: or, dans ce secteur orien-
tal, le bien-fondé de la description effectuée par la lettre 191 a été contesté par le
commandant de cercle de Gao; dès lors, la valeur probante de la lettre 191CM2
s’en est trouvée, sinon anéantie, du moins très considérablement amoindrie. Et
l’on comprend que, pour ce secteur-là, on ne l’exhume pas.
A l’ouest de Labbézanga, rien de tel ne s’est produit. Or c’est seulement cette
portion occidentale de la frontière qui nous intéresse ici, et le contraste de la
postérité de la lettre de 1935, dans la mesure où elle concerne ce second secteur
par opposition avec ce qui s’est produit à l’est justement, est tout à fait frappant.
Dans ce secteur occidental en effet la lettre 191CM2 n’est pas si fossile que ça. Je
n’ai pas eu le temps de rechercher si cette lettre est mentionnée dans certains
documents de la période coloniale mais chacun sait en tout cas qu’elle a été invo-
quée par la Partie burkinabé dès que, revenant sur son attitude antérieure, le Mali
a refusé de s’appuyer sur la carte IGN de 1960 pour déterminer le tracé de la fron-

tière. Et il paraît raisonnable de penser que, s’il se trouve placé dans les mêmes
conditions, le Niger — qui, je rassure nos amis maliens, ne m’a pas demandé de
défendre ses intérêts (je ne fais que formuler une hypothèse) —, le Niger, donc,
fera très vraisemblablement la même chose au cours des pourparlers dont l’agent
de la République du Mali nous a révélé qu’ils venaient de s’ouvrir. Quoiqu’il en
soit, et en ce qui concerne notre secteur, celui partant de Labbézanga ou, si l’on
préfère, celui partant du point triple ou, si l’on préfère encore, celui partant de
l’extrémité orientale de la frontière commune entre le Mali et le Niger — je ne
veux pas faire de gestion d’affaire pour la République du Niger qui ne m’en a pas
prié —, les choses se présentent de manière tout à fait claire: les autorités souda-
naises, en ce qui concerne ce secteur, ont expressément approuvé la description
proposée par le gouverneur général de l’AOF; et le fait est encore plus remar-
quable si l’on admet, comme la Partie malienne l’affirme de manière assez
curieuse — M. Cot en a parlé — que la lettre 191CM2 n’appelait aucune réponse
(cf. C2/CR86/7, p. 24, 27 et 28); parce qu’elle n’appelait peut-être aucune
réponse mais les autorités soudanaises ont répondu. Dès lors, ce qui n’était au
départ qu’une lettre revêtue de la seule valeur probante d’un document de ce type

— il ne faut pas oublier tout de même qu’elle émanait du plus haut fonctionnaire
colonial, compétent en matière de délimitation — acquiert du fait de l’acquiesce-
ment des autorités coloniales soudanaises — acquiescement exprès, mais il aurait
pu tout aussi bien être tacite — la valeur probante que lui confère cette appro-
bation. Or, comme nous l’avons vu, et malgré les espérances du Mali, l’acquies-
cement, dans un tel contexte, a la portée et les effets qu’on lui connaît en droit
international; successeur du Soudan français, la République du Mali est liée par
cet acquiescement et c’est ce qui confère, moins peut-être à la lettre elle-même
qu’à l’ensemble de la correspondance dont elle est le point de départ, une
valeur probante déterminante dans tout le secteur de la frontière qu’elle couvre et
dans lequel son bien-fondé n’a pas été contesté par les autorités coloniales souda-
naises.304 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 28-30]

Le Gouvernement burkinabé ne croit pas que d’autres documents figurant au
dossier entrent dans la catégorie de ces actes dont je parle, c’est-à-dire de ces
actes dont la valeur probante absolue peut être contestée au regard du seul droit
colonial, mais qui acquièrent une telle valeur du fait de règles du droit internatio-
nal et, en particulier, du fait du comportement de leur destinataire. Nous verrons
cependant tout à l’heure que le même raisonnement vaut mutatis mutandis en ce
qui concerne les cartes ou en tout cas en ce qui concerne certaines des cartes —

mais restons-en pour l’instant aux preuves écrites.
La troisième catégorie de documents que les Parties ont produites est constituée
par un certain nombre de notes, de lettres, de rapports, qui émanent de fonction-
naires, de services très divers et qui ont pour points communs, dans la perspective
qui nous intéresse, d’une part, d’être sans doute des modes de preuve admissibles
devant la Cour — au titre toujours de ce que la doctrine anglo-saxonne appelle
«documentary evidence» — mais, d’autre part, de n’avoir qu’une faible valeur
probante propre. Est-il besoin de préciser que, faible dans la perspective du droit
international, cette valeur devient absolument nulle si on l’envisage dans la pers-
pective du droit colonial français auquel la Partie malienne attache, à juste titre
d’ailleurs, tant de prix. Quiconque a quelques connaissances de droit administratif
français ne peut avoir le moindre doute sur le fait que ce type de preuves seraient
tenues pour totalement irrecevables devant les juridictions administratives — et je
dirais même qu’elles seraient tenues pour absolument «farfelues» si la Cour
m’autorise l’adjectif; or, M. Cot a montré ce matin que le contentieux administra-
tif colonial relevait, en définitive, du Conseil d’Etat. Quant à la valeur probante

de tels actes dans l’ordre international cette fois, elle est toujours faible, elle est
essentiellement relative, elle doit dans chaque cas être soigneusement pesée en
fonction notamment de leur contenu, de leur origine, des réactions qu’elles susci-
tent ou qu’elles ont suscitées et de leur date.
Je me suis longuement arrêté sur ces points mardi dernier (C2/CR86/3, p. 57 à
63) et j’ai d’autant moins de raisons de m’y attarder à nouveau que la Partie
malienne à cet égard ne m’a pas contredit. Toutefois — c’est l’impression que m’a
donnée l’audition des plaidoiries de ses conseils et, tout particulièrement, l’audi-
tion de M. Salmon —, la Partie malienne n’a pas marqué beaucoup de considéra-
tion pour des directives générales qui me paraissent pourtant relever de ce simple
bon sens auquel le conseil de la République du Mali se dit fort attaché. En réalité,
en l’écoutant, la semaine dernière, additionner sinon des vaches avec des cochons,
du moins des notes de géologues à des rapports de tournée d’élèves administra-
teurs décrivant souvent par ouï-dire des endroits où ils ne sont pas allés, nous
nous sommes pris à penser, dans la délégation burkinabé, que la Partie malienne
encourait, certainement plus que nous, les reproches qu’elle nous adresse lors-
qu’elle nous fait grief d’invoquer le cumul des cartes qui nous donnent raison.

En quatrième lieu, il y a ce que l’un des conseils de la République du Mali
appelait, avec humour, «le Styx», c’est-à-dire l’ensemble des documents qui ne
présentent aucune espèce de valeur probante, que ce soit au regard des règles du
droit international ou au regard des règles du droit colonial français.
On peut y faire entrer d’abord une bonne partie des très nombreux documents
qui, formellement, se présentent comme relevant de la catégorie précédente mais
qui ne prouvent rien du tout, car ils sont, si l’on peut dire, totalement «hors
sujet». Ils ne concernent aucunement le tracé de la limite et peuvent avoir, au
mieux, un intérêt documentaire pour éclairer, peut-être, le contexte dans lequel la
frontière a été tracée; mais il me semble que leur accumulation en l’espèce a fini
par obscurcir les choses beaucoup plus qu’elle a servi à les rendre plus claires,
d’autant plus que la Partie malienne en a fait, croyons-nous, un usage quelque peu
abusif. J’en donnerai des exemples tout à l’heure.[86/11 : 30-32] RÉPLIQUE DE M . PELLET 305

Je pense que l’on peut également ranger dans cette catégorie de documents,
totalement dépourvus de valeur probante, ceux qui relatent les vues des habitants
du secteur frontalier interrogés, quoiqu’ils puissent également être rattachés au
mode de preuve particulier que constituent les témoignages. Peu importe d’ailleurs
cette classification; dans les deux cas, le résultat est le même: qu’on les considère
comme des documents écrits ou comme des témoignages, du fait de leur contenu,
comme de leur origine, ces «témoignages» ne peuvent, raisonnablement, rien

prouver du tout.
Monsieur le président, avant d’en arriver à des considérations plus strictement
juridiques, je dois revenir sur ce point à un incident regrettable, quoique sans
gravité, qui avait marqué l’audience tenue par la Chambre le 9 janvier dernier. Ce
jour là, le Gouvernement du Burkina Faso avait demandé que la Chambre indique
aux Parties d’avoir à s’abstenir de toute action visant à compromettre la collecte
des moyens de preuve et, d’ordre de ce gouvernement, j’avais défendu ce point de
vue, sans d’ailleurs y insister beaucoup; ceci avait cependant attiré une réplique
fort vive de M. le coagent de la République du Mali. A la demande expresse de
M. l’agent du Burkina Faso, je dois indiquer aujourd’hui que c’est précisément à
ce genre de témoignage que la Partie burkinabé pensait alors. M. Salmon ayant
fait, samedi, abondamment état de ces témoignages (C2/CR86/9), le Gouverne-
ment du Burkina Faso, qui les tient pour extrêmement suspects, prie respectueu-
sement la Chambre de n’en point tenir compte.
Dans une perspective plus technique, il me semble que de toute manière, le
Mali accorde une foi excessive à ces «témoignages» — qui, faut-il le préciser,

n’ont aucunement fait l’objet des précautions qu’impose l’article 64 du Règlement
de la Cour. Au surplus, le Burkina Faso a indiqué dans son contre-mémoire
combien ces «dépositions» étaient peu fiables et le Mali lui-même a admis le
caractère contradictoire de ces on-dit (mémoire, p. 283 et 284).
En réalité, et en mettant les choses au mieux, il nous semble que ces «témoi-
gnages» apparaissent comme des preuves par ouï-dire ( hearsay evidence ), dont la
doctrine la plus autorisée montre bien le peu de poids que l’on peut leur accorder:
«Normally, the Court will exclude hearsay evidence, that is to say
evidence attributed by the witness or deponent [il n’y a pas ici de témoin au

sens juridique du mot] to third parties or which the Court has received no
personal and direct confirmation. Statements of this kind will be regarded as
allegations falling short of conclusive evidence.» (Shabtai Rosenne, The Law
and Practice of the International Court , t. II, 1965, Sijthoff, Leyde, p. 558.)
Malgré cela, ne réfutant aucunement les arguments qu’a fait valoir à leur
encontre la Partie burkinabé, M. Salmon reprend, en des termes analogues,
quoique plus imagés, les conclusions que, dans ses écritures, la République du
Mali avait cru pouvoir en tirer par ailleurs. J’en cite deux exemples:

«De toute façon, dit M. Salmon, la tradition orale ... prouve que les
travaux de piste de Douma ... s’arrêtaient à la hauteur du baobab de Selba.»
(C 2/CR 86/9, p. 10.)

Encore un peu plus loin:
«Mais, encore une fois, que pouvez-vous nous offrir d’autre que, justement
ce que pensent les jeunes ou les vieux qui ont vécu là; qu’est-ce que l’on
peut avoir d’autre?» ( Ibid., p. 14.)

En vérité, je dois dire que, si nos amis maliens ne peuvent, réellement, pas
présenter d’autres moyens de preuve à la Chambre, le tracé de la frontière qu’ils
voudraient faire reconnaître paraît bien peu fiable...306 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 32-35]

Il est vrai, on le sait, que les preuves cartographiques, dont, avec votre autori-
sation, Monsieur le président, je vais parler maintenant, ne servent guère la thèse
de la Partie malienne.

B. Le problème des preuves cartographiques
A la «cartolâtrie» dont il accuse le Burkina Faso, le Mali répond par une

«cartophobie» tout aussi têtue.
Dans sa talentueuse plaidoirie mon ami et collègue M. Pierre-Marie Dupuy fait
au Burkina Faso longuement querelle d’avoir forgé de toutes pièces un concept
nouveau, dominateur et sûr de lui, celui de «titre cartographique». Pour reprendre
la terminologie martiale de l’habile conseil de la République du Mali, je ne me
hasarderai certainement pas à sortir du donjon de cartes dans lequel il nous a
enfermés pour entamer avec lui une joute oratoire que je crois un peu vaine sur
cette expression «titre cartographique», expression sur laquelle, à y regarder de
près, il bâtit en fait tout son discours. La querelle, pourtant, est d’autant plus trou-
blante que, la veille du jour où elle nous a été faite, un autre conseil du Mali
s’était réjoui.

«de la sagesse des conseils burkinabés qui se sont ... ralliés à une méthode
d’analyse critique que [disait-il] nous — il s’agit de la Partie malienne —
avions mis au point dès le stade de notre mémoire»
pour l’appréciation des documents administratifs et des cartes, et M. Salmon ajou-
tait que les cartes peuvent se trouver parmi les preuves en même temps que le

«titre législatif et réglementaire»; «nous ne le contestons pas, disait M. Salmon,
et nous ne nous privons pas d’en invoquer nous aussi» (C2/CR86/6, p. 24).
Fort bien; mais alors, puisque le Mali ne se prive pas d’invoquer des cartes,
pourquoi vouloir nous en priver nous-mêmes, lorsque cela sert la thèse burkinabé?
On peut, en effet, trouver dans les démonstrations de la Partie malienne maints
exemples de recours aux cartes — et ceci d’ailleurs de la part de ses trois conseils.
Ceci nous confirme dans la conviction qu’il s’agit là d’une simple querelle de
mots dans laquelle la Partie malienne nous entraîne. Mais, je l’ai dit tout à l’heure,
Monsieur le président, nous ne sommes pas entêtés, puisque l’expression «titre
cartographique» n’a pas l’air de plaire à nos amis maliens, je l’abandonne, comme
je me suis gardé d’utiliser le mot «titre» à propos des éléments de preuve écrits.
Cela, nous allons le voir, ne changera, à vrai dire, pas grand-chose aux conclu-
sions que l’on peut, selon nous, tirer de l’abondant matériau cartographique qu’ont
fourni les Parties. Parlons donc des cartes comme de moyens de preuve, tout
simplement. Est-ce que ces cartes peuvent servir à établir le tracé de la frontière
litigieuse? Et si oui, dans quelle mesure, à quelles conditions?
Les Parties se sont exprimées si longuement déjà sur ces points, qu’il n’apparaît

peut-être pas très utile d’y revenir avec force détails et je me bornerai à des
remarques générales, avant d’examiner, de manière beaucoup plus précise — mais
tout aussi critique — «l’analyse de la cartographie» à laquelle les conseils du
Mali nous ont convié.
Ma première remarque est celle-ci: il est étrange que M. Dupuy, au terme d’une
analyse de la jurisprudence internationale qui n’a, en définitive, porté que sur
une demi-douzaine d’arrêts ou de sentences — en comptant celles simplement
citées —, croit pouvoir conclure avec conviction «qu’entre les affaires qui retien-
nent [les cartes] et celles qui les rejettent, ... la réalité du score ... s’établit plutôt
aux alentours de vingt-cinq ou trente ... à zéro» (C2/CR86/7, p. 62).
Je ne crois vraiment pas qu’il soit utile de citer à nouveau, ici, les très
nombreuses affaires dans lesquelles juges et arbitres ont utilisé les cartes comme[86/11 : 35-37] RÉPLIQUE DE M . PELLET 307

moyen de preuve, le mémoire du Burkina Faso en a donné maints exemples
(p. l14-l19). Bien que le Gouvernement burkinabé n’y ait rien dissimulé des hési-
tations de la jurisprudence, cette analyse établit, tout à fait clairement, que cette
jurisprudence a connu une évolution considérable entre la fin du XVIII e siècle et
la période contemporaine. Et c’est assez naturel: la prévention initiale des
arbitres, à l’encontre des documents cartographiques, tenait évidemment à leur
incertitude et au caractère rudimentaire de leur tracé et il paraît assez déraison-

nable de manifester, à l’égard de cartes dressées en 1960 et même en 1925 ou
1926, la même méfiance qu’à l’encontre de celle établie en 1755 et qui était en
litige dans l’affaire de la Rivière Sainte -Croix, tranchée en 1798. Encore faut-il
noter que, même à cette période reculée, la commission Jay, loin de rejeter la carte
Mitchell comme mode de preuve, a au contraire fondé entièrement la décision sur
une discussion approfondie de cette carte, datant pourtant de plus de deux siècles
(La Pradelle et Politis, Recueil des arbitrages internationaux , Paris, 105, p. 5-12).
De même, beaucoup plus tard, en 1933, dans l’affaire de la Frontière entre le
Honduras et le Guatemala , qu’on retrouve décidément, l’arbitre Hughes a certes
manifesté des hésitations quant à la valeur probante des cartes dont il disposait;
mais s’il les a citées «tout au bout, à la queue», pour reprendre l’expression de
M. Salmon (C2/CR86/6, p. 32), ce n’est pas parce que l’arbitre les rejetait dans le
non-droit, mais parce que ces cartes, très anciennes, concernaient des régions très
mal connues. On ne peut certainement pas raisonnablement en dire autant de la
zone revendiquée par le Mali à la veille de la date critique, ni même d’ailleurs en
1925, et cette «zone non parcourue» de la carte au 1/500000 établie par le service

géographique de l’AOF, qui «revenait en mémoire» du conseil du Mali à ce
propos, traduit bien davantage un souci d’exactitude qu’un manque de fiabilité
globale — a contrario cette mention est même, me semble-t-il, tout à fait rassu-
rante quant à l’exactitude du reste de la carte.
Dans les affaires plus récentes, d’ailleurs, les réticences des arbitres et des juri-
dictions disparaissent, qu’il s’agisse de la sentence rendue dans l’affaire du Rann
de Kutch — sur laquelle je reviendrai dans un instant — ou de celle du Canal de
Beagle. A ce propos d’ailleurs, je dois signaler que la citation qu’en a faite
M. Pierre-Marie Dupuy l’autre jour est incomplète (C2/CR86/7, p. 58). S’il est
vrai que, dans cette affaire, la Cour d’arbitrage a noté que les cartes pouvaient,
«comme dans le cas présent» ( as in the present case ), avoir une valeur confirma-
toire de conclusions atteintes indépendamment des cartes (confirmatory of conclu-
sions reached, as in the present case, independently of the maps) , notre contradic-
teur omet de préciser que ceci n’est présenté par la Cour d’arbitrage que comme
une possibilité; la citation que je viens de relire est précédée par les mots « or
else » («ou encore») et, juste avant ce passage, la Cour consacre très clairement la
valeur probante que peuvent avoir, non plus une carte déterminée, mais un

ensemble de cartes (sentence du 18 avril 1977, par. 139, p. 84).
Je ne puis y insister davantage mais il me semble résulter tout à fait clairement
de ce que je viens de dire que les cartes ont toujours eu au moins une certaine
valeur probante — en tout cas dans les conflits de délimitation frontalière — et
cette valeur est allée en s’affermissant avec le temps et le progrès des techniques
cartographiques. M. Jean-Pierre Cot l’a d’ailleurs également souligné la semaine
dernière (C 2/CR 86/3, p. 79).
Au demeurant, et c’est ma deuxième observation — qui, elle aussi, avait été
faite par M. Cot ( ibid., p. 77) —, cette valeur n’est certainement pas uniforme;
elle n’est pas indifférenciée; elle ne peut être appréciée dans l’abstrait; elle est,
pour tout dire, affaire d’espèce. Le Burkina Faso, dont vous pouvez voir que la
cartolâtrie n’est finalement que relative, l’a écrit et répété depuis le début de cette
procédure.308 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 37-39]

Il faut croire d’ailleurs que nous manquons moins du sens de la nuance que
notre estimé collègue veut le faire croire puisqu’aussitôt après avoir raillé — en la
déformant quelque peu, j’y reviendrai — l’illusion que nous entretiendrions sur la
valeur des cartes, il feint de s’étonner: «qu’est-ce, encore une fois» — dit
M. Dupuy —

«qu’un titre qui, prétendu fondamental et appuyé sur la totalité des cartes ou
sur leur qualité sélective ... n’est pourtant déclaré bon à prendre que sous
bénéfice d’inventaire?» (C2/CR86/7, p. 46).

A vrai dire, l’ingénieux conseil du Mali répond en même temps qu’il pose la
question — nous avons constamment rejeté le «titre-amalgame» qu’il nous
impute. Les cartes n’ont, pour la Partie burkinabé, jamais eu un caractère
univoque; il nous a toujours semblé (il nous semble toujours) que la valeur
probante des cartes, prises individuellement, dépend de la combinaison de
plusieurs facteurs. Comme dans le cas des documents écrits, cette valeur doit être
appréciée au cas par cas.
Il y a d’abord les cartes officielles, celles qui, seules, trouvent grâce aux yeux
de nos adversaires, et dont ils relèvent, à juste titre, qu’elles peuvent avoir une
«portée juridique ... déterminante» (C2/CR86/7, p. 55); ce sont celles qui
forment un tout indissociable avec l’acte écrit auquel elles sont liées (comme ce
fut le cas dans l’affaire relative à la Souveraineté sur certaines parcelles fronta-
lières). On ne peut pas dire, assurément, que le dossier en fourmille. Mais il y a
tout de même la carte au 1/1000000 figurant — c’est son titre — la «nouvelle
frontière de la Haute-Volta et du Niger (suivant erratum du 5 octobre 1927 à

l’arrêté du 31 août 1927)», carte que nous avons projetée à deux reprises la
semaine dernière. Et évidemment, en reprenant la thèse habituelle du Mali, son
conseil affecte d’y voir une carte sans aucune valeur probante ( ibid., p. 45). C’est
oublier, peut-être un peu rapidement, que, récemment, le Burkina Faso a retrouvé,
dans ses propres archives, un second exemplaire de cette carte, identique je le
répète, à celui trouvé au Niger en 1975, ce qui atteste son caractère très officiel.
J’avais évoqué d’ailleurs cet argument lors de l’audience de mercredi dernier
(C2/CR85/5, p. 26). M. Dupuy n’a pas jugé utile d’y répondre: le Gouvernement
burkinabé le maintient en tout cas intégralement. Il en résulte que cette carte,
indissociable de l’erratum du 5 octobre 1927 dont elle constitue l’interprétation
cartographique, participe de la même force probante que l’arrêté (en même temps
qu’elle confirme la thèse burkinabé sur le sens qu’il convient de donner à cet
arrêté).
La deuxième catégorie de documents cartographiques qui ont été présentés à la
Chambre est formée par les cartes auxquelles s’attache une très grande valeur
probante dont nous maintenons qu’elle tient d’ailleurs à leur valeur intrinsèque.
Ce sont ces cartes qui, dressées par le service géographique de l’AOF, bénéficient

de la grande compétence technique de cet organisme et de son caractère de service
officiel, autant de qualités dont MM. Cot et Gateaud nous ont parlé ce matin.
A ces deux considérations s’en ajoutent deux autres. D’une part, M. Jean-Pierre
Cot l’a dit également, ces cartes ont un caractère d’autant plus officiel que,
conformément aux directives de la circulaire 93CM2, toute proposition d’acte
concernant l’organisation des circonscriptions administratives doit être effectuée
en fonction de ces cartes. Telle est, je dirai, l’interprétation minimale que les
documents grâce auxquels nous connaissons l’existence de cette circulaire — que
ni l’une ni l’autre des Parties n’a pu retrouver — imposent de donner à celle-ci
(ces lettres qui font référence à la lettre 93CM2 sont en particulier, je l’indique à
mon ami Pierre-Marie Dupuy, la note du service géographique au directeur des
affaires politiques et administratives de l’AOF du 11 juin 1935, celles adressées[86/11 : 39-42] RÉPLIQUE DE M .PELLET 309

le 23 juillet suivant par le gouverneur général de l’AOF, cette fois au lieutenant-
gouverneur du Soudan français (contre-mémoire du Burkina Faso, annexes 127 et
129) et enfin celle de ce lieutenant-gouverneur du Soudan français au cercle de
Mopti le 5 août 1975 (contre-mémoire du Mali, annexe D/157). Il y en a peut-être
d’autres. D’autre part, ces cartes ont été largement diffusées et les chefs de
circonscription territoriale se référaient constamment à ces cartes, comme nous
l’avons montré abondamment — et même le désarroi du commandant de cercle de

Gourma-Rharous en 1935 et puis de nouveau de son successeur en 1949, désarroi
auquel le Mali accorde une importance telle que ses conseils en ont parlé plusieurs
fois en plaidoirie (cf. C2/CR86/8, p. 18), est révélateur. Que demande ce fonc-
tionnaire? Justement, il demande des cartes et, plus précisément encore, il
demande la carte au 1/500000 de 1925 (cf. annexes D/160 et D/163 au contre-
mémoire du Mali).
Car, il faut bien le dire, même si cela peine nos amis de l’autre côté de la barre,
cette carte, si conspuée par elle, fait précisément partie de cette catégorie de
moyens de preuve, si fondamentaux et dont l’importance est encore accrue par le
fait, qu’a fort justement relevé M. Dupuy, que cette carte de 1925 a été utilisée et
diffusée durant trente-cinq ans (cf. C2/CR86/8, p. 17) avant qu’intervienne la
carte au 1/200000 de 1960 qui ajoutait une fiabilité technique accrue à ce que l’on
pourrait appeler les «qualités juridiques» de la carte de 1925.
Cela conduit en outre à une autre constatation: la large diffusion dont a bénéfi-
cié, pendant si longtemps, la carte abhorrée de 1925, son caractère officiel connu
de tous (ainsi la note, que j’ai mentionnée, du service géographique de l’AOF du

11 juin 1935 qualifie cette carte expressis verbis de «carte officielle») concourent
quand même à poser une question: si les limites de circonscription figurant sur
cette carte — tout de même la plus fiable et la plus officielle existant alors —
étaient aussi grossièrement erronées que le rappellent à l’envi des conseils de la
République du Mali, comment se fait-il que, jamais pendant les trente-cinq ans
durant lesquels elle a été diffusée, le tracé de la limite qu’elle figurait n’ait été
contesté par les administrateurs concernés dans la zone qui nous intéresse? Il est
vrai qu’ils ont, parfois, relevé des lacunes ou des inexactitudes concernant la topo-
graphie figurant sur la carte — de la limite, ils ne parlent jamais. Je précise et j’y
insiste: de la limite dans le secteur qui nous intéresse car, ailleurs, c’est une autre
affaire et je pense en particulier au télégramme-lettre du commandant de cercle de
Gao du 14 avril 1935 qui critique, force arguments à l’appui, le tracé que figure
cette lettre ainsi que d’ailleurs celui de la planche n o 99 de l’ Atlas des cercles de
l’AOF de 1926 . Mais ces critiques concernent uniquement le secteur, toujours le
même, situé à l’est de Labbézanga. Et cela est tout à fait intéressant; ces protes-
tations sont en effet tout à fait éloquentes. Elles montrent d’abord, a contrario ,
que ce fonctionnaire consciencieux — sa lettre l’atteste — n’a rien trouvé à redire

à l’encontre du tracé figurant sur ces deux documents dans notre secteur. Surtout,
on peut inférer de ces protestations que les administrateurs coloniaux n’hésitent
pas lorsque la limite leur semble erronée, à protester avec beaucoup de netteté et
de vigueur. L’explication un peu facile tirée de la nonchalance à laquelle invite la
douceur des tropiques — assez relative dans ces contrées — ou bien celle tenant
à l’indifférence des administrateurs à l’égard des cartes deviennent, à vrai dire,
extraordinairement difficiles à soutenir.
D’ailleurs, comment prétendre sérieusement que les fonctionnaires coloniaux
étaient indifférents aux cartes (C2/CR86/8, p. 12)? J’ai noté avec intérêt la
remarque de M. Pierre-Marie Dupuy lorsqu’il tente d’établir cette indifférence
qu’il a avancée. Il dit que les administrateurs s’accommodaient du dénuement
cartographique qu’il nous décrit avec philosophie et pragmatisme car ce serait
«par d’autres moyens et selon d’autres procédés» «qu’ils allaient s’assurer de310 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 42-45]

leurs limites, sans consulter pour autant des documents ne comportant pas les
renseignements qu’ils cherchaient» (C2/CR86/8, p. 20). Mais quels moyens?
Quels procédés? Cela, la République du Mali ne nous le dit pas. Le Mali ne peut,
en fait, que s’en tenir à ce silence énigmatique car l’affirmation que fait son
conseil est controuvée par les faits. Comme le Burkina Faso l’a déjà longuement
établi, notamment dans son contre-mémoire (voir notamment p. 41 et 42), c’est
bien vers les cartes qu’en cas de doute ou de problème les chefs de circonscription

administrative se tournent pour connaître les limites de celles-ci. Et d’ailleurs,
vers quoi d’autre auraient-ils pu se tourner? Il n’existait point de textes généraux
de délimitation; sauf à admettre des chevauchements et des conflits constants de
compétence, les cartes officielles établies par les services du gouvernement
général constituaient leur seul recours. C’est une question de bon sens là encore,
attestée par la pratique. Faisant foi pendant la colonisation, elles font foi de la
même manière aujourd’hui et cela ne fait que renforcer la conclusion à laquelle
M. Jean-Pierre Cot était parvenu tout à l’heure.
Il y a d’ailleurs encore une autre raison de le penser: par leur silence de plus
de trente ans sur la validité du tracé des limites y figurant — je parle essentielle-
ment de la carte de 1925 au 1/500000 — les colonies intéressées ont eu ce
«comportement passif» dont on sait — j’en ai donné un exemple tout à l’heure
— qu’il est un élément constitutif de l’acquiescement, opposable dans le cadre de
l’empire colonial français dans les mêmes conditions et avec les mêmes effets que
dans l’ordre juridique international. De même que — je le redis — dans le secteur
qui nous intéresse, le Soudan s’était lié par cette absence de protestation qui a

duré si longtemps et l’on peut en déduire son approbation à l’égard d’un tracé
qu’il ne pouvait pas ignorer, de la même manière encore une fois le Mali, Etat
successeur est, lui aussi, lié par ce tracé.
M. Dupuy qui, au nom du Mali, conteste cette conclusion en ce qui concerne la
carte de 1925, pour des raisons principalement liées à l’absence de fiabilité de
celle-ci (C2/CR86/8, p. 11 et suiv.), ajoute:
«Quant à la carte de 1960 au 1/200000 ..., je doute évidemment qu’elle ait
été l’instrument de travail quotidien des administrateurs, coloniaux du moins,
car chacun sait qu’en 1960, date critique s’il en fût, devait précisément inter-

venir ... la décolonisation!» ( Ibid., p. 11.)
Certes. Mais l’applicabilité de la règle de l’acquiescement n’en est que plus
certaine: dorénavant, c’est le Mali, Etat souverain, qui est lié par son acquiesce-
ment. Et il ne l’est pas seulement parce que, comme je l’ai montré la semaine
dernière, et comme je l’ai redit tout à l’heure, il a considéré qu’une valeur pro-
bante absolue s’attachait aux indications portées sur la carte de l’IGN français dans
le reste de la frontière, le Mali est aussi lié parce que, dans le secteur litigieux
lui-même, la République du Mali a pendant longtemps accordé foi à ce document.

M. Diallo l’a montré lundi dernier: ce n’est qu’en 1969 que, pour la première
fois, la Partie malienne en a mis en doute la valeur probante (C2/CR86/2, p. 70).
Peut-être n’y a-t-il pas là un estoppel au sens technique qui est parfois donné à ce
mot, même en droit international, mais je le répète «nul ne peut souffler à la fois
le chaud et le froid» et le Mali est, sans aucun doute, lié par sa position anté-
rieure, adoptée — sous cet angle au moins, il ne peut le nier — en toute souve-
raineté.
J’ai longuement traité jusqu’à présent, Monsieur le président, des cartes qui
présentent une très grande valeur probante soit parce qu’elles sont liées à un acte
administratif, soit parce qu’elles ont un caractère officiel qu’elles tiennent de leurs
caractères propres et que renforce l’acceptation expresse ou implicite du Mali ou
de la colonie dont il est le successeur. Mais les Parties ont versé au dossier de[86/11 : 45-47] RÉPLIQUE DE M .PELLET 311

nombreux autres documents cartographiques qui n’entrent ni dans l’une ni dans
l’autre des catégories dont j’ai parlé: cartes «fonctionnelles» à objet spécialisé,
cartes de moindre diffusion ou cartes établies par des organismes non officiels, etc.
La valeur probante qui s’attache à cette troisième catégorie de cartes appelle à
peu près, croyons-nous, les mêmes remarques que celles que j’ai eu l’occasion de
formuler au sujet des documents écrits auxquels ni le droit colonial français, ni le
droit international ne reconnaissent un caractère obligatoire. Chacune d’elles ne

constitue sans doute qu’une preuve assez faible des droits des Parties et leur
valeur doit ici encore être appréciée en fonction d’une panoplie de critères qu’il
appartient à la Chambre d’apprécier souverainement: fiabilité technique —
chacune des Parties en a fourni, dans ses écritures, des analyses précises à son
estime —, objet, origine, date, etc.
Parmi ces documents cartographiques divers, un mot doit cependant être dit des
croquis de tournée et des autres documents de ce type dont, en règle générale, la
valeur proprement cartographique est faible. Cependant, ces croquis de tournée
n’en sont pas moins très révélateurs au point de vue qui nous intéresse. «Le plus
petit croquis — chacun le sait — vaut mieux qu’un long rapport», et ils tradui-
sent en effet l’idée que les administrateurs coloniaux se faisaient des limites de
leur circonscription.
Je sais bien que l’on nous a dit que les cartes de ce type ne présentaient aucune
pertinence juridique, les fonctionnaires, nous dit-on, se bornant à recopier ce
qu’ils voyaient sur les cartes. Ceci est certainement vrai assez souvent, mais ne
me paraît en aucune manière appeler à cette disqualification juridique qu’opère

mon excellent collègue Pierre-Marie Dupuy (C2/CR86/8, p. 33). Voilà qui est, au
contraire, extrêmement significatif, voilà qui traduit bien la déférence — plutôt la
confiance: le cartographe n’est pas roi; M. Gateaud l’a montré, il est surtout
sérieux, il est surtout fiable —, voilà qui traduit donc la confiance placée par les
administrateurs coloniaux dans les cartes coloniales existantes. J’observe en
passant que le conseil du Mali a fait cette remarque à propos du croquis dessiné
en 1922 par l’administrateur François de Coutouly; or ce croquis n’est visible-
ment calqué sur aucune carte existant à l’époque alors qu’il est assez proche au
contraire du tracé figurant sur la carte au 1/500 000 publiée trois ans plus tard. On
ne peut guère être davantage convaincu par les explications voisines de M. Salmon
à propos du croquis de l’Oudalan joint au rapport de vérification générale du cercle
de Dori (C2/CR86/9, p. 54): à vrai dire le tracé, assez rudimentaire, de ce document
montre qu’il n’est en aucune manière calqué sur une carte préexistante.
Quoi qu’il en soit, et mis à part le cas un peu particulier des croquis établis sur
le terrain par les fonctionnaires coloniaux, le Burkina Faso reconnaît tout à fait
volontiers que, pour la plupart, ces documents — ces cartes diverses — considé-
rés isolément, n’ont qu’une valeur probante limitée. Mais malgré le grand talent

déployé par le conseil du Mali pour tenter d’établir le contraire, il n’en va certai-
nement pas de même en ce qui concerne l’ensemble que forme ces documents
cartographiques divers.
M. Pierre-Marie Dupuy utilise deux arguments principaux pour tenter d’établir
que le cumul des cartes allant dans le même sens ne présente aucune valeur proba-
toire particulière. D’une part, la jurisprudence internationale n’aurait jamais, nous
dit-il, consacré une telle idée; d’autre part, cette prépondérance en faveur du Faso
ne serait guère marquée ou, en tout cas, n’aurait pas la signification que lui prête
la Partie burkinabé. J’examinerai, Monsieur le président, successivement ces deux
assertions mais je m’attarderai davantage sur la seconde que sur la première,
puisque la première — l’argument jurisprudentiel — ne peut en effet guère se
réduire qu’à une nouvelle bataille de citations et son utilité me paraît, à ce stade
encore une fois, tout à fait douteuse.312 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 47-49]

Je me bornerai donc, à cet égard, respectueusement à renvoyer la Chambre au
développement du mémoire du Burkina Faso (p. 135 et 136) et à ce qu’a dit mon
collègue Jean-Pierre Cot mardi dernier en plaidoirie (C2/CR86/4, p. 30). Il faut
tout de même signaler qu’à ce jeu des citations nous nous attribuons tout de même
un petit point supplémentaire, si vous m’autorisez, Monsieur le président, cette
autosatisfaction: la citation que nous donnons de la sentence rendue dans l’affaire
du Canal de Beagle à laquelle, dit-on, nous ferions «dire à peu près le contraire

de ce qui est déclaré» (C2/CR86/7, p. 57) est complète et présente les deux côtés
des choses. Quant à l’affaire du Rann de Kutch , qu’il me suffise de dire à son
propos à mon ami Pierre Dupuy que, si le contexte dans lequel se situait l’affaire
du Canal de Beagle était complètement différent, a-t-il dit, de celui de la présente
affaire, cela est encore plus évident en ce qui concernait le litige indo-pakistanais;
or, si, du fait précisément de ce contexte, l’arbitre Lagergren n’a pas vu, dans l’ac-
cumulation des cartes, un fondement décisif (a conclusive support) aux revendi-
cations de souveraineté de l’Inde, il n’en a pas moins admis, dans le principe, que
l’ensemble des cartes produites aurait pu, dans d’autres circonstances, constituer
la preuve convaincante (persuasive evidence) des prétentions d’une partie.
Je vous remercie, Monsieur le président, de m’avoir accordé ces petites minutes
supplémentaires.

Le PRÉSIDENT de la Chambre: La Chambre vous remercie, Monsieur le
conseil. J’espère que personne n’a été trop incommodé durant le premier quart
d’heure de cette séance par les projecteurs de la télévision. La télévision polonaise
— car il s’agissait d’elle — vient d’opérer ici pour la première fois dans l’histoire
de la Cour. Elle nous a priés de l’autoriser à prendre ces jours-ci diverses
séquences des travaux tant de la Chambre que de la Cour. J’ignore si elle a aussi
enregistré le son; en ce cas, elle a dû certainement apprécier l’extraordinaire
hasard, heureux pour elle, de vous entendre citer, en la présente affaire, la législa-
tion polonaise en cause dans l’affaire des ressortissants en Haute-Silésie tranchée
par l’ancêtre de la présente Cour. La séance est suspendue pour quinze minutes.

L’audience, suspendue à 16 h 36, est reprise à 16 h 55

M. PELLET: Monsieur le président. Monsieur le président, Messieurs les juges,
j’en étais à discuter ce problème, qui a déjà pas mal occupé les Parties, de savoir
quelle pouvait être la valeur du cumul ou de la prépondérance des cartes en faveur
d’une Partie.
Après avoir dit un mot très bref des arguments purement jurisprudentiels que
nous oppose M. Pierre-Marie Dupuy, j’en arrive à mon second argument. Se
plaçant sur un tout autre terrain le conseil du Mali tente, comme il peut, de mini-
miser l’évidente prépondérance des cartes dont la Partie burkinabé peut se préva-

loir. Bien entendu, il ne nie pas cette prépondérance de front; elle est trop
évidente, elle est trop clairement marquée. Non, il part à l’assaut de notre château
de cartes en lui décochant des flèches plus acérées: en premier lieu, nous aurions,
dans la présentation des cartes montrées à la Chambre, effectué une sélection trop
soigneuse pour être, sinon honnête, du moins convaincante et, en second lieu,
cette prépondérance — car, il faut bien le constater, elle demeure — serait un
trompe-l’Œil, un miroir aux alouettes; à la réflexion, je vais essayer de le montrer,
ces traits s’apparentent sans doute davantage au boomerang qu’à la flèche.
Visant la projection de diapositives qu’a commentée l’autre jour M. Cot,
M. Dupuy a donc déclaré: «on aurait pu multiplier à l’infini ou presque le nombre
des projections présentant des cartes sur lesquelles la frontière passe nettement au
nord du Béli». — Est-ce un aveu? Point du tout: s’il en est ainsi, c’est tout[86/11 : 49-52] RÉPLIQUE DE M .PELLET 313

simplement, selon la Partie malienne, que ces cartes sont toutes reprises les unes
des autres, là où il y en a dix, vingt, trente, quarante, il faut n’en voir qu’une.
Il n’est pas douteux que certaines des cartes fournies par les Parties constituent
des séries homogènes reproduites souvent presque sans changement ou sans chan-
gement du tout, par des tirages successifs — mais, soit dit en passant, ces séries,
nous les avons justement exclues de notre projection. De toute manière, il ne faut
tout de même pas exagérer en ce sens et la République du Mali, elle-même, a

montré par son attitude qu’elle n’était pas convaincue de la justesse de sa thèse: si
tel était le cas, à quoi sert donc d’avoir fourni tant de cartes à la Chambre? Mais
surtout, il y a une grave contradiction dans l’argumentation de M. Dupuy. En
effet, peu de minutes avant d’avoir développé cette thèse de l’uniformité par
imitation du tracé figurant sur les cartes, il a projeté la carte C/64 annexée au
mémoire du Mali (voir C2/CR, 86/8, p. 35), qui est un montage. A quelle fin ce
montage a-t-il été fait? Pour montrer la concordance, la superposition de ces
cartes, toujours calquées les unes sur les autres? Non point! C’est le contraire
qu’il s’agit d’établir: il s’agit de montrer que décidément, tous ces tracés portés
sur des cartes diverses sont bien divergents... A trop vouloir prouver... tantôt dans
un sens, tantôt dans l’autre...
D’ailleurs, ce premier argument, fondé sur la constance du tracé, n’est guère
compatible avec le second qui nous accuse d’avoir été abusivement sélectif dans
le choix des cartes que nous avons projetées. Pour dire le vrai, nous n’avons pas
beaucoup aimé l’argument, et si notre accusateur avait consulté la liste de nos
diapositives, il aurait pu constater qu’à l’exception de peu de cartes faisant juste-

ment partie de séries homogènes (et dont j’indique en passant qu’elles nous
étaient toutes — je dis bien toutes — favorables), nous avons sans exception
projeté l’ensemble des cartes dont nous disposions et il me paraît un peu injuste
de nous accuser de n’avoir pas projeté les cartes fournies par la Partie malienne
dont, à l’exception de deux ou trois, les originaux n’ont pas été déposés au Greffe
de la Cour, ni moins encore montrés à la Partie burkinabé. Dois-je rappeler au
surplus que, samedi, M. Salmon s’est plu à rappeler, pour sa part, que nous
n’avions pas hésité à produire des cartes qui ne plaidaient pas pour notre thèse, du
moins pas entièrement, puisqu’aucune de celles que nous avons trouvées ne nous
est entièrement défavorable?
Cette mise au point étant faite, quelles conclusions tirer de la projection que
mon collègue Jean-Pierre Cot a commentée? Je ne vois pas très bien ce que l’on
peut en dire d’autre que ce que chacun ici a pu constater, c’est-à-dire que sur cet
ensemble très hétérogène de cartes diverses par leur date, par leur origine, par leur
objet, le tracé de la frontière correspond presque toujours aux thèses burkinabés
— au moins dans son «profil général» — et que les cartes, qui sur tel ou tel point
s’en écartent, sont extrêmement rares. Je dois d’ailleurs rappeler que cette petite

proportion de cartes «hétérodoxes» demeure à peu près identique si l’on ajoute
aux cartes que nous avons projetées — qui sont aussi celles que nous avons
produites et que nous possédions — l’ensemble des documents cartographiques
produits par la Partie malienne. J’indique en outre que les statistiques qui ont été
reproduites à propos de chaque secteur de la frontière dans chacun des chapitres
de notre contre-mémoire — et j’ai rappelé quelques statistiques la semaine
dernière — sont évidemment écrasantes en faveur du Burkina Faso contre le Mali.
Il nous semble du reste que la Partie malienne est d’autant plus mal venue à
reprocher au Faso d’avoir effectué un choix très sélectif des documents dont il
disposait, comme après tout ç’eût été son droit même s’il ne l’a pas exercé, que
les clichés que les conseils du Mali ont commentés sont, presque sans exception,
ceux des très rares documents cartographiques qui sont en partie favorables à ses
allégations. Il est vrai que le Mali pouvait, bien plus que nous, redouter une314 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 52-55]

prépondérance qui ne va pas dans son sens, et dont par la soigneuse sélection qu’il
a cru bon de faire — comme je le répète, c’était son droit le plus strict d’ailleurs
— il fait l’aveu.
Les cartes que le Mali a projetées à l’appui de ses thèses sont du reste suffi-
samment peu nombreuses pour que je puisse revenir sur chacune très brièvement.
Mais je dois au préalable prier la Chambre et nos amis maliens de bien vouloir
m’excuser de ne pouvoir les projeter: comme je le disais il y a quelques instants

nous n’avons pu en faire des photos, nous n’avons que des photocopies entière-
ment en noir et blanc et de reproduction très difficile.
Sauf erreur de ma part, les cartes qu’ont commentées MM. Dupuy et Salmon
(C2/CR86/8, p. 22 et suiv., et C2/CR86/9, p. 39 et suiv.) sont essentiellement les
mêmes. Elles s’étalent de 1899 à 1903 — croyions-nous au départ, 1910 nous dit-
on maintenant et j’y reviendrai — à quoi il faut ajouter une carte de 1924 qui
mérite un traitement particulier.
En ce qui concerne les cartes anciennes — celles portant les numéros C/73, C/4
et C/6 annexées aux écritures maliennes, elles appellent les remarques suivantes:

iii) la limite y apparaît en effet près du Béli, tantôt elle le suit au nord, tantôt elle
enjambe le Béli;
iii) cette limite sépare non pas à proprement parler le cercle de Dori des cercles
soudanais mais deux régions militaires — si la résidence de Dori existe dès
cette époque, le cercle ne sera constitué qu’en 1908-1909 semble-t-il (ce que,
je dois confesser, je n’ai appris que tout récemment grâce à l’intéressante
annexe D/142 jointe au contre-mémoire du Mali); et
iii) enfin, troisièmement, sur ces trois cartes très anciennes, la limite septentrio-
nale de Dori se prolonge à l’ouest jusqu’à Hombori.

En ce qui concerne la carte du Gourma que la Partie malienne avait d’abord cru
pouvoir dater de 1900-1901 et qu’elle nous présente aujourd’hui comme étant
vraisemblablement de 1910, cette seconde datation nous paraît en effet préférable
quoiqu’elle soit, cette fois, un peu tardive selon nous — 1908 pour cette carte du
Gourma, serait sans doute plus exact car la frontière y acquiert à peu près son
profil actuel, ce qui tendrait à prouver que le cercle de Dori avait cette fois été
constitué. La frontière — en voie de fixation — y passe au nord du marigot mais
au sud de la chaîne des collines, ici esquissée (ce qui constitue un autre indice de
leur réalité, que la République du Mali s’acharne par ailleurs à nier).
Monsieur le président, la présentation rapide que je viens de faire se passe peut-
être de commentaires: ces quatre cartes, quatre seulement, sont «hétérodoxes» car
elles sont antérieures ou contemporaines à la formation définitive du cercle de
Dori. A partir de 1908-1909, plus aucune carte ne reprendra un tel tracé. Au
surplus, leur éloignement de la date critique leur confère en tout état de cause une
faible valeur probante car si, bien sûr, on ne peut pas appliquer aux cartes de

manière rigide le principe lex posterior priori derogat , il paraît tout de même légi-
time et raisonnable de considérer que des cartes récentes sont plus convaincantes
que les cartes anciennes, compte tenu des autres critères à prendre aussi en consi-
dération. L’abondance des cartes plus récentes estompe — c’est le moins que l’on
puisse dire — de toute manière, dans les brumes de l’histoire, les documents très
anciens, les seuls documents cartographiques sur lesquels la Partie malienne nous
a montré qu’elle s’appuyait.
Quoi qu’il en soit, il n’est pas exact, comme M. Salmon a cru pouvoir l’affir-
mer, que tout à coup, en 1924, la frontière quitte le Béli pour se fixer sur la ligne
orographique qui se trouve au nord de celui-ci (C2/CR86/9, p. 41) et son collègue
en plaidoirie, M. Dupuy commet une erreur moindre en admettant que c’est «à
partir environ de 1911» que ce phénomène se produit (C2/CR86/8, p. 26). En[86/11 : 55-57] RÉPLIQUE DE M . PELLET 315

vérité, c’est bien à partir de 1908 — avec l’annexe C/9 au mémoire du Mali,
c’est-à-dire la carte au 1/4000000 de 1908 — que le tracé actuel figure de
manière quasiment constante sur la chaîne de monts au nord du marigot, ceci ainsi
que le Gouvernement burkinabé l’a montré aux pages 202 et suivantes de son
contre-mémoire.
Les seules exceptions — c’est pour cela que j’ai dit quasiment constante — à
notre connaissance, sont, d’une part, la carte au 1/2000000 de 1925 dont nous

avons déjà très longuement parlé, et puis cette «carte routière» que la Partie
malienne a déposée au Greffe le 16 juin, ce qui ne nous avait pas permis d’en
tenir compte durant le «premier tour» des plaidoiries.
Cette dernière nous a été projetée, nous avons pu en outre consulter son origi-
nal. Je dois dire que cette carte pose des problèmes particuliers et il paraît utile
d’en dire quelques mots.
En premier lieu, elle est intitulée «carte routière», ce qui signifie qu’elle s’at-
tache avant tout aux pistes et à leur position, et mon adversaire et ami M. Pierre-
Marie Dupuy nous a mis en garde, vendredi, je crois, contre toute utilisation
abusive des cartes thématiques en ce qui concerne le positionnement des frontières
(C 2/CR 86/8, p. 32).
En deuxième lieu, établie par cinq officiers, elle apparaît assez rudimentaire sur
le plan de la technique cartographique et de la topographie. Bien qu’elle conforte
d’ailleurs la thèse du Burkina Faso en ce qui concerne l’emplacement du mont
N’Gouma (appelé ici «N’Gourma»), cette carte n’est guère crédible sur ce plan.
Elle l’est certainement beaucoup moins encore en ce qui concerne la figuration

des limites. Comme le montre le petit trait fin — je suis désolé nous ne pouvons
pas la projeter — figurant au sud du Béli, les officiers qui ont établi cette carte
ont cheminé de ce côté-ci du marigot, au sud de la rive droite; ils semblent avoir
tracé la limite par ouï-dire au nord, au nord du marigot, mais apparemment sans se
préoccuper de l’endroit exact où elle passait. Mais surtout — et ceci nous paraît
discréditer complètement le croquis qui nous a été montré — comment pourrait-on
attribuer une quelconque fiabilité à ces limites, alors que l’une de ces limites,
partant du gué de Kabia et allant presque plein sud, est de pure invention. On peut
voir sur la carte qui est déposée au Greffe — et on l’a vu également en projection
— qu’au sud de Kabia part un trait qui est figuratif d’une limite, apparemment
une limite intercoloniale, en tout cas une limite de cercle qui a exactement la
même contexture — trait-point-trait-point —, en rouge sur la carte originale, que
celle des limites extérieures du cercle de Gao que cette carte figure. Notre ami,
M. Jean Salmon a cru pouvoir s’écrier samedi en nous présentant cette carte:
«Voilà Kabia, qui est d’ailleurs présenté ici, a-t-il ajouté, comme un point
triple...» (C2/CR86/9, p. 41). Certes! Mais c’est là justement que le bât blesse:
car nous sommes en 1924, et au sud du gué de Kabia il n’y avait aucune limite

justiciable d’être reportée sur une carte, comme cela est figuré ici par une ligne
«trait-point-trait», en rouge sur l’original, exactement comme la limite extérieure
du cercle de Gao. A cette époque, nous sommes en 1924, le cercle de Dori s’éten-
dait jusqu’au Niger et ce n’est que par l’arrêté général du 28 décembre 1926 qu’il
a été amputé de sa partie orientale et par celui que nous connaissons bien, des
31 août et 5 octobre 1927. Que la nouvelle limite des colonies de la Haute-Volta et
du Niger a été fixée à la ligne mont N’Gouma - gué de Kabia - mont d’Arouns-
koye, etc.
Ceci confirme, évidemment, que cette carte, pour le moins fantaisiste, ne peut
pas être prise en considération pour le fond de nos débats.
Du même coup, nous voici, décidément, ramenés à 1908 et contrairement à ce
que semble penser M. Dupuy, il nous paraît tout à fait naturel de se demander
pourquoi, à partir de cette date, je cite M. Dupuy: «la frontière figure sur beau-316 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 57-60]

coup de cartes» — à vrai dire, compte tenu des explications qui nous ont été
données, c’est bien de toutes les cartes antérieures qu’il semble s’agir —, pour-
quoi donc cette frontière figurant sur beaucoup de cartes:

«Saute-t-elle par-dessus le Béli pour aller, sans explication apparente, sans
texte réglementaire la prévoyant, sans correspondance la mentionnant, s’éta-
blir de façon durable sur l’autre rive du Béli?» (C2/CR86/8, p. 26.)
Je ne crois pas qu’il soit bien utile de m’étendre sur le fait que l’explication
avancée par le conseil du Mali à cet égard n’est pas très convaincante. Selon lui,
ce saut soudain pourrait s’expliquer par une déformation de copiste: chaque fois
qu’une nouvelle carte serait établie, celle dont elle s’inspire serait dénaturée... Il
est vrai qu’il présente ceci comme une simple «hypothèse» ( ibid., p. 29), une

hypothèse qui tout de même paraît hardie!
Elle est très hardie, d’abord, parce qu’elle n’explique en rien le caractère
«soudain», justement, de ce recul de la limite sur la ligne de monts: si elle était
fondée, les choses se seraient produites progressivement, pas d’un seul coup.
Ensuite — je tiens ma grande science de M. Gateaud — il ne semble guère y
avoir d’exemple — en tout cas il n’y en a que très peu — où des cartographes ont
agrandi photographiquement des cartes à une certaine échelle pour obtenir des
cartes à une échelle plus grande, ce qui réduit à néant l’explication mathématique
que notre savant collègue a avancée; c’est toujours — me dit-on — l’inverse qui
se produit, et la nouvelle rédaction de la carte n’est jamais une simple copie des
lignes qui apparaissent. Contrairement à ce que pense la Partie malienne, les
dessinateurs cartographes ne sont pas de simples «calqueurs».
A vrai dire, l’explication est peut-être plus simple — j’avance également une
hypothèse mais elle me paraît plus raisonnable et, en tout cas, moins tortueuse que
celle proposée par M. Dupuy. Celui-ci part du principe qu’il n’existe pas de texte
réglementaire, pas non plus de correspondance administrative mentionnant la

modification de la limite. Ceci aussi est une hypothèse: ce qui est certain et qui
est un peu différent, c’est que nous ne possédons pas ces textes. Mais il est peut-
être excessif de dire qu’il n’en existe pas ou qu’il n’en a pas existé; car nous
savons tout de même aussi que, durant la période 1908-1909, toute la région a fait
l’objet d’une réorganisation extrêmement importante — les arrêtés des 31 dé-
cembre 1907, 14 décembre 1908, et 21 juin 1909 annexés au mémoire du Mali
(annexes B/13, B/14 et B/15) ainsi que le document D/142 annexé à son contre-
mémoire en témoignent d’ailleurs. Et l’on a là une première explication possible,
qui, de ce côté de la barre en tout cas, nous paraît plus plausible que celle avancée
par mon estimé — mais sur ce point un peu compliqué — collègue.
Cette première hypothèse peut du reste être combinée avec une autre hypothèse,
de nature différente: à partir de cette époque, 1908-1909, la région devient mieux
connue et M. Jean-Pierre Cot ce matin a esquissé cette explication. 1908-l909, telle
est aussi la date de la première mission de Gironcourt, d’où est issue la carte du
sommet de la boucle du Niger (mémoire du Mali, annexe C/15), et pour la pre-
mière fois figure sur cette carte avec une fiabilité raisonnable la chaîne de collines

et de dunes qui se trouve au nord du marigot et sur laquelle, de ce fait, la fron-
tière peut dorénavant «s’installer».
Si je peux ouvrir une brève parenthèse, Monsieur le président, j’aimerais faire une
petite remarque qui n’est pas dépourvue de tout lien avec ce que je viens de dire.
M’adressant à votre haute juridiction il y a une semaine j’avais indiqué au sujet
de la limite septentrionale du cercle de Dori que:
«Du début à la fin de la colonisation cette limite est demeurée identique
en tout cas dans sa partie orientale; plus à l’ouest, le cercle de Dori paraît avoir
subi une amputation au profit de celui d’Hombori.» (C2/CR86/4, p. 47.)[86/11 : 60-62] RÉPLIQUE DE M . PELLET 317

Si je me suis permis de me citer moi-même, Monsieur le président, c’est parce
que, sans cela, la remarque de M. Dupuy à laquelle je souhaite répondre serait
incompréhensible. Celui-ci, évoquant ce passage de ma plaidoirie, a en effet relevé:

«Incidemment ... je me permets de manifester d’autant plus mon assenti-
ment à cette observation qu’ainsi qu’on l’a vu ce matin, dans sa partie occi-
dentale aussi, la frontière est restée d’une très grande stabilité.» (C2/CR86/8,
p. 22.)

M. Dupuy se trompe. Compte tenu de ce qui précède, la remarque qu’il formule
à cet égard ne me paraît pas exacte; comme je l’avais indiqué, il y a bien un chan-
gement: à l’aube de la colonisation, la limite séparant les deux territoires militaires
court à l’ouest jusqu’à Hombori avant de s’orienter vers le sud et ce n’est qu’après
la réorganisation de 1907, de 1908 et de 1909 que la frontière se stabilise.
J’ajoute aussi que si M. Dupuy se trompe, je crois que moi aussi j’ai commis
une erreur. Et ce matin, M. Jean-Pierre Cot a parlé de l’erreur qu’il avait commise
lui-même. Je crains en effet, pour ma part, de ne pas m’être non plus convenable-
ment exprimé: en réalité, me semble-t-il, ce qui vaut à l’est vaut aussi au nord et
là aussi, ce n’est, compte tenu de la discussion ouverte par la projection des cartes
produites par le Mali, qu’à partir de 1908-1909 que la frontière s’est stabilisée.
Je tenais à faire cette mise au point qui rejoint les propos tenus ce matin par
mon collègue Jean-Pierre Cot. Il aurait certainement été plus logique de le faire
lorsque je reparlerai, tout à l’heure, de la zone du Béli, mais il m’a paru plus
commode de le faire, si je peux dire, «dans la foulée», juste après le débat qui en
explique le sens et la portée. Je serai d’ailleurs très bref sur la zone du Béli.

Cette discussion d’ailleurs nous a finalement entraînés assez loin de mon propos
principal, celui, je le rappelle, de l’étude des preuves présentées à la Chambre par
les Parties.

C. Conclusion

Avant de conclure ce premier exposé, il me paraît indispensable d’aborder tout
à fait brièvement un problème tout de même essentiel: j’ai décrit, du mieux que
j’ai pu, les différents modes de preuve offerts par les Parties; mais il faut sans
doute dire quelques mots des relations qui peuvent exister entre ces différents
modes de preuve.
A cet égard, le principe fondamental qui me semble applicable est le suivant:
dans la perspective du droit de la preuve dans laquelle je me suis placé, c’est à la
Chambre qu’il appartient d’apprécier, comme elle l’entend, les moyens de preuve
de leurs prétentions que les Parties lui ont soumis et ce qu’écrit l’ambassadeur
Rosenne reflète certainement le droit positif: aussi bien sur le plan formel que sur
le plan matériel:

«The restrictions upon admissibility of evidence sometimes encountered in
municipal procedure ... have no place in international adjudication, where the
relevance of facts and the value of evidence tending to establish facts are left
to the entire appreciation of the Court.» ( Op. cit., p. 557.)

Bien entendu, la Chambre, devant trancher le litige conformément au droit
international, est liée, comme les Parties, par les règles matérielles du droit inter-
national et, dans la présente espèce, par celles du droit colonial français auquel
renvoie le principe de l’ uti possidetis . Il en résulte que la principale question
proprement juridique qui se pose à cet égard est de savoir si, à l’un ou l’autre de
ces deux titres, international ou colonial, certains des éléments de preuve fournis
par les Parties ont un caractère obligatoire.318 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 62-64]

Pour résumer ce qui résulte à ce stade, aux yeux du Gouvernement du Burkina
Faso des exposés que M. Jean-Pierre Cot et moi avons eu l’honneur de prononcer
devant vous, Monsieur le président, Messieurs, je dirais:

iii) qu’ il existe des preuves certaines du bien-fondé du tracé de la frontière
défendu par le Burkina Faso car il s’agit d’actes juridiques obligatoires tant
en droit colonial français qu’en droit international: il s’agit de l’arrêté des
31 août et 5 octobre 1927 et de la carte qui y est annexée ainsi que, à défaut
de titres écrits, de certaines cartes officielles établies par la puissance colo-
niale et acceptées par le Soudan français ou par le Mali et, en particulier bien
sûr, les cartes de 1925 et de 1960;
iii) que d’autres preuves des droits du Faso trouvent leur caractère obligatoire
dans les seules règles du droit international: il s’agit de la lettre 191CM2, qui
n’a pas constitué, par elle-même, au regard du droit colonial, un acte régle-
mentaire formel, mais qui a acquis ce caractère du fait de l’acquiescement des
autorités coloniales du Soudan français, acquiescement qui lie aujourd’hui le

Mali en tant qu’Etat successeur;
iii) j’ ajouterai que tous les autres moyens de preuve avancés par les Parties,
auxquels ni le droit international ni le droit colonial français n’attachent de
valeur obligatoire, relèvent de l’appréciation souveraine de la Chambre mais
que, dans cet ensemble, aux yeux du Gouvernement burkinabé, les cartes, du
fait surtout de leur nombre et de la constance du tracé qu’elles figurent revê-
tent une importance particulière.
Monsieur le président, le Gouvernement burkinabé a le sentiment qu’il reste

relativement peu à dire. Toutefois, la Partie malienne ayant, la semaine dernière,
avancé un certain nombre d’arguments concernant certains points précis de la
frontière qui nous paraissent mériter une brève réfutation, je vous serais recon-
naissant de bien vouloir m’autoriser maintenant à présenter à la Chambre cette
réfutation.
Monsieur le président, Messieurs les juges, comme je l’ai dit à l’instant, le
Gouvernement du Burkina Faso a pensé qu’il était utile d’exposer à nouveau, de
manière assez précise, son point de vue concernant les questions juridiques fonda-
mentales que pose le différend frontalier que la Chambre est appelée à trancher.
Souvent, en effet, le Burkina Faso ne s’est pas reconnu dans les positions que les
conseils de la Partie malienne ont combattues à cette barre et il lui a semblé
nécessaire de présenter les positions qui sont les siennes d’une manière peut-être
un peu différente et, il l’espère, plus simple, qu’il l’avait fait auparavant.
Cette présentation, je dois le préciser, n’entraîne aucun changement quant à ses
positions au fond et je pense pouvoir être relativement bref par conséquent pour
répondre à nos adversaires en ce qui concerne la discussion du tracé précis de la
frontière que ceux-ci ont défendu.

III. REMARQUES SUR LE TRACÉ DE LA FRONTIÈRE

Je dois dire en effet que, si nous ne nous étions pas toujours reconnus dans leur
dénonciation indignée de théories juridiques hérétiques, nous avons, en revanche,
tout à fait reconnu nos amis maliens à travers les revendications qu’ils ont fait
valoir et l’utilisation, à notre sens bien sélective, des titres-instruments ou causes?
— nous ne savons décidément plus — qu’ils prétendent détenir. Plus qu’ils ont
répondu à nos propres plaidoiries, il nous a semblé, Monsieur le président, que
nos collègues de l’autre côté de la barre ont surtout réitéré les arguments de leurs
propres écritures, aggravant peut-être l’«effectolâtrie», dont, plus que nous, ils
sont atteints.[86/11 : 64-66] RÉPLIQUE DE M .PELLET 319

Nous leur avons donc déjà répondu, croyons-nous, et dans notre propre contre-
mémoire, et lors de nos plaidoiries de la semaine dernière. Toutefois, et pour
essayer de ne rien laisser au hasard, je parcourrai à nouveau la frontière, mais
cette fois à beaucoup plus grandes enjambées que nous l’avions fait il y a
quelques jours et, pour suivre l’exemple de M. Salmon, en allant cette fois de la
gauche vers la droite, choix qui, je m’empresse de le préciser, n’engage pas poli-
tiquement le Gouvernement du Burkina Faso.

Le plan que je suivrai est dicté, non par le caractère du peuplement de chaque
secteur — nomade ou sédentaire —, distinction qui nous paraît très sujette à
caution, mais par les modes de preuve dominants dont nous disposons pour
chacun d’eux. Reprenant la division en quatre parties du contre-mémoire burki-
nabé, j’étudierai d’abord ce que l’on a coutume d’appeler le «secteur des quatre
villages», caractérisé d’abord par le fait qu’il est délimité sur la carte IGN de
1960 par une ligne figurée en croisillons continus; au nord-est au contraire, la
délimitation de la zone du Béli est très constante sur toutes les cartes postérieures
à 1908 et conforme à la description qu’en donne la lettre 191CM2 du 19 février
1935 complétée par la correspondance des autorités coloniales du Soudan fran-
çais; entre les deux, le secteur de Soum bénéficie à la fois, sur le plan juridique
des modes de preuves qui valent pour chacun des deux secteurs que j’ai cités.
Enfin, je terminerai par l’étude du point d’aboutissement à l’est du secteur liti-
gieux, et je m’expliquerai sur ces précautions oratoires.

A. Les quatre villages

Le secteur des quatre villages, je le rappelle, est caractérisé par les traits
suivants: premièrement absence de titre écrit, absence de mode de preuve absolu
aussi bien au regard du droit interne que du droit international; deuxièmement,
existence de cartes; troisièmement, absence quasi totale de pratique administra-
tive, sauf sur Diounouga; quatrièmement, irrecevabilité des témoignages produits
par la Partie malienne; cinquièmement enfin, à titre subsidiaire, impossibilité pour
le Mali de fonder ses prétentions sur l’arrêté général 2728 du 17 novembre 1935.
Reprenons dans l’ordre brièvement ces cinq observations. Première observation,
absence de moyen de preuve écrit ayant une valeur obligatoire. Il n’y a pas, dans
le secteur des quatre villages, de titre écrit en vigueur à la date critique 1958-
1960; cela n’a pas d’importance. La Partie malienne a dépensé des trésors d’in-
géniosité pour tenter de montrer que l’arrêté 2728 du 17 novembre 1935 était
encore en vigueur. Je reconnais en particulier la subtilité du raisonnement de mon
ami M. Ranjeva. Mais je crains que toute son ingéniosité n’y suffise pas, je ne
reviens pas sur l’abrogation implicite en droit colonial et d’outre-mer. M. Cot, ce
matin, vous a démontré que l’abrogation implicite de l’arrêté 2728, du fait de sa

contradiction avec la loi du 4 septembre 1947, était inéluctable dès lors qu’il avait
modifié les frontières telles qu’elles existaient ou les limites telles qu’elles exis-
taient à la date du 5 septembre 1932.
M. Cot a en particulier établi la relation directe entre les dispositions de la loi
de 1947, relative aux frontières et l’objet de l’arrêté 2728, qui était bien de modi-
fier les limites du cercle de Mopti. Or, l’arrêté 2728 a bien modifié les limites de
fait existant antérieurement à son entrée en vigueur. Je n’y reviens que très briè-
vement; ceci ressort en premier lieu des travaux préparatoires de l’arrêté général
et je dois revenir sur la correspondance que nous avons produite et qui devrait
emporter la conviction.
Rappelons d’abord la lettre 614/AP 2 du 5 décembre 1934 intitulée, c’est son
titre, «modifications territoriales du Soudan». Que lisons-nous sous la plume du
directeur des affaires politiques et administratives de l’AOF?320 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 66-68]

«J’ai l’honneur de vous faire connaître que les contre-propositions, objet
de votre note susvisée, concernant les modifications à apporter aux cercles de
Bafoulabé, Bamako et Mopti, par suite du rattachement respectif des cercles
de Satadougou, Banimiko et Bandiagara, ne soulèvent aucune objection de
principe de ma part.»

J’espère à ce propos que M. Ranjeva, qui avait indiqué à l’audience qu’il
n’avait pu retrouver cette note, a entre-temps remis bon ordre dans ses papiers.
Cette pièce avait été déposée le 10 juin dernier au Greffe de la Cour et transmise
par le Greffe à la Partie malienne.
Ce projet, on le sait, a ensuite été transmis au service géographique de Dakar
qui a réagi immédiatement:
«J’ai l’honneur de vous rendre compte que je n’ai aucune observation à
présenter sur les textes concernant les limites des cercles de Bafoulabé, et de

Bamako.
Ces textes sont d’ailleurs la reproduction fidèle de ceux que j’avais précé-
demment établis. Mais, en ce qui concerne le texte, concernant justement le
cercle de Mopti, la description de la limite sud à partir de s’infléchissant au
sud vers, jusqu’à la fin, et celle de la limite est ne semblent pas correspondre
à l’état de fait actuellement existant.»
Il n’y a pas trente-six interprétations possibles de cette lettre. Le directeur du
service géographique n’a aucune observation à faire pour les limites de Bafoulabé
et de Bamako, ces textes étant la reproduction fidèle de ceux qui l’avaient précé-
demment établie, en revanche, les textes concernant le cercle de Mopti ne

semblent pas correspondre à l’état de fait existant.
M. Ranjeva conteste cette interprétation: «au stade actuel de la procédure, nous
pensons que parler de situation de fait existant à propos de l’arrêté 2728 corres-
pond à un abus de langage pouvant induire en erreur». Mais faut-il observer que
c’est le service géographique de Dakar qui parle d’état de fait existant, non pas le
conseil du Burkina Faso? Et, il n’y a abus de langage que vis-à-vis des thèses
soutenues par le Mali.
M. Ranjeva s’appuie sur la phrase suivante pour contester que le service
géographique ait noté une modification des limites: «il m’a d’ailleurs été impos-
sible de suivre cette description sur les cartes officielles», mais il n’a sûrement
pas échappé à l’attention du fin linguiste qu’est notre ami Ranjeva, que l’expres-
sion «d’ailleurs» indique une observation complémentaire, une demande de modi-
fication, de matérialisation sur une carte de la modification prévue.
M. Ranjeva semble d’ailleurs si je puis dire nous donner raison lorsqu’il pour-
suit: «et on comprend l’indignation du Burkina Faso devant le sort réservé à la
protestation élevée par le chef de son service géographique, puisque le gouverneur
général a passé outre à cet argument et à cette objection». Que M. Ranjeva se

rassure: il n’y a aucune espèce d’indignation de notre part, simplement la consta-
tation que le gouverneur général a, en effet, passé outre. Qu’il a donc poursuivi
dans son dessin de modifier les limites du cercle de Mopti.
Le caractère modificateur de l’arrêté 2728 apparaît d’ailleurs clairement lorsque
l’on compare le texte de l’arrêté avec les principales cartes en usage à l’époque.
Cela est vrai de la carte au 1/500000 de 1925 du service géographique de l’AOF,
cela l’est aussi de l’ Atlas des cercles et des autres cartes publiées avant 1935 et
produites par le Burkina Faso dans ses annexes écrites comme à l’audience.
Je sais que nos amis maliens ont un goût singulier pour les cartes clandestines,
anciennes, imprécises. Ils affectionnent en particulier les croquis très anciens, qui
n’ont pas été retenus par le service géographique des armées à l’époque perti-
nente, et ils ont projeté quelques-uns de ces croquis.[86/11 : 68-71] RÉPLIQUE DE M . PELLET 321

Ils critiquent d’autre part avec vivacité «les gars du Dakar» qui ne connais-
saient rien à la situation sur le terrain et semblent englober dans cette appellation
péjorative cartographes et gouverneurs généraux.
Peut-être faut-il être cohérent? L’arrêté général 2728 est signé par un «gars de
Dakar», le gouverneur général de l’AOF après consultation du service géogra-
phique dont il écarte, en l’espèce, l’avis. Et après examen de quoi? Des cartes
disponibles à Dakar à l’époque, dans ses services. Or, ces cartes ne sont pas les

croquis du début du siècle qu’on nous a montrés: c’est d’abord la carte au
1/500000 de 1925, c’est l’ Atlas des cercles , c’est le croquis de l’Afrique française
au 1/1000000 de 1926. En d’autres termes, l’autorité compétente pour prendre
l’arrêté 2728 du 17 novembre 1935 savait qu’elle modifiait les limites du cercle
de Mopti. Elle en avait été avertie; elle ne pouvait que constater, sur les cartes
qu’elle avait à sa disposition, la modification adoptée et elle passait outre. J’ajoute
qu’elle n’aurait pas eu les moyens de savoir qu’elle respectait l’état de fait actuel-
lement existant puisque les informations cartographiques qu’apporte le Mali
aujourd’hui étaient confidentielles à l’époque et que le gouverneur général
Boisson les ignorait tout à fait certainement.
La réalité, c’est que le gouverneur général était bien persuadé — on le lui avait
écrit — qu’il passait outre l’avis de son service géographique, et que c’est lui qui
avait raison contre son service géographique. Pour des raisons politiques, il élar-
gissait les limites méridionales du cercle de Mopti comme il en avait le droit et
comme cela relevait de sa compétence.
Je rappellerai brièvement la pratique ultérieure de l’administration. Avant la loi

de 1947, l’arrêté 2728 trouve pleine application. Il est même repris par l’arrêté de
1945. Mais à partir de la promulgation et de la publication de la loi du
4 septembre 1947, il disparaît. Les publications cartographiques inscrivent les
quatre villages en Haute-Volta avec une belle cohérence. Les textes administratifs,
après cette date, ne font plus référence à l’arrêté 2728, car tout le monde est
persuadé, à juste titre, qu’il a disparu de l’ordre juridique de l’AOF. J’ajoute en
passant que la Partie malienne nous reproche de ne pas avoir produit de textes de
l’interrègne de la période 1932-1945; elle non plus, à notre connaissance; il n’y a
pas eu, nous devons le reconnaître, de texte illustrant ceci, mais je vais y revenir.
Faute d’être applicable, l’arrêté général 2728 pourrait-il au moins servir d’in-
dice pour délimiter la frontière? Certainement pas, puisqu’il dérogeait à la situa-
tion existant auparavant et que la loi du 4 septembre 1947 impose le retour aux
limites existantes du 5 septembre 1932. On ne peut donc pas l’utiliser comme la
lettre 191CM2 de 1935 qui, sans être devenue un acte juridique unilatéral, con-
serve — on l’a vu tout à l’heure — une valeur probatoire extrêmement forte. Tout
au plus peut-on recourir — et ceci nous paraît relativement important — à l’arrêté
général 2728 pour en tirer a contrario une indication sur les limites de la fron-

tière: puisque les quatre villages sont «laissés» par l’arrêté général 2728 au cercle
de Mopti, ils doivent faire retour à la Haute-Volta.
La Partie malienne s’est lancée dans une savante digression sur le verbe
«laisser»: nous ne la suivrons pas sur ce terrain linguistique; la consultation des
bons auteurs et des grands dictionnaires nous convainc que le verbe «laisser»
peut être aussi bien utilisé pour attribuer les villages au cercle de Mopti que pour
maintenir le statu quo .
Et puis, en second lieu — laissons l’arrêté — il y a des cartes. Le matériau
cartographique est abondant dans le secteur, même s’il est inégal. M. l’ingénieur
général Gateaud a fait observer que le secteur des quatre villages n’a pas bénéfi-
cié de l’activité d’un cartographe de la qualité de Gironcourt et que le lieutenant
Desplagnes était certainement loin de valoir. Aussi les premiers croquis et les
premières cartes sont-ils assez éloignés de la réalité que nous connaissons aujour-322 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 71-73]

d’hui. La limite — on l’a vu tout à l’heure — part des portes d’Hombori pour
attribuer ensuite les villages, tantôt à un cercle, tantôt à un autre, d’une manière
qui nous a paru assez fantaisiste. La situation, par contre, se stabilise après la
Première guerre mondiale. L’immense majorité des cartes produites à cette date
laisse les quatre villages à la Haute-Volta. Ceci est en particulier vrai des cartes
les plus récentes, des cartes les plus précises, des cartes les plus diffusées. Et nous
devons redire ici notre étonnement de voir la Partie malienne préférer, tout à coup,

des cartes anciennes et inexactes, à des cartes contemporaines de la date critique
et d’une précision infiniment supérieure. Au demeurant, le Mali ne conteste pas
vraiment, nous semble-t-il, l’écrasante supériorité cartographique du Burkina
Faso. Il se contente de jeter le trouble en accusant notamment la Partie burkinabé
d’opérer une «sélection» dans les cartes projetées à l’audience. Je n’y reviens pas,
nous en avons déjà parlé.
A côté des cartes, il n’y a pas, dans le secteur des quatre villages, de pratique
administrative, sauf sur Dionouga. Je rappelle, au sujet de la pratique administra-
tive de l’ensemble de ces documents qui n’ont pas de valeur obligatoire par eux-
mêmes, ni en droit international, ni en droit colonial, que cette pratique a une
valeur probante faible en elle-même et quasi nulle, en tout cas une valeur très
inférieure aux cartes, du moins dans les conditions et dans les circonstances de la
présente affaire.
La Partie malienne présente un certain nombre d’éléments de pratique adminis-
trative dans le secteur des quatre villages. Je les ai regardés de près. Toutes ces
activités sont concentrées sur Dionouga. Il n’y a pas une seule activité adminis-

trative qui concerne l’un quelconque des trois autres villages. Sur Dionouga,
M. Jean-Pierre Cot s’est exprimé lors du premier tour des plaidoiries. Il a
constaté, suivant en cela la sous-commission juridique de la commission de
médiation de l’OUA, que la pratique administrative était en contradiction avec un
titre cartographique solide — une preuve cartographique solide — la carte au
1/200000 de 1960 dont la frontière est indiquée en croisillons continus. Comme
M. M’Baye et ses collègues, il en a tiré au nom du Faso la conclusion que la
pratique contradictoire ne saurait prévaloir sur la carte.
Il convient sans doute de revenir un instant sur l’échange de correspondance
entre l’Institut géographique national et le commandant de cercle de Djibo, cité
dans nos écrits et dans la plaidoirie de Jean-Pierre Cot. Il n’y a pas de doute quant
à l’incompétence du commandant de cercle de Djibo pour engager le Burkina
Faso sur le plan international. Mais ajoutons que les deux Parties sont très hési-
tantes quant à la situation en droit. Le ministre de l’intérieur de la République du
Mali, répondant à l’ingénieur géographe Gateaud par une lettre du 12 mai 1961,
déclare:

«En réponse à votre lettre du 10 mai 1961, j’ai l’honneur de vous faire
connaître qu’il n’y a pas à ma connaissance dans le cercle de Douentza, et
spécialement dans l’arrondissement de Boni, de village du nom de
Dionouga.»

Le Burkina Faso n’entend pas tirer de cette correspondance plus d’enseigne-
ments qu’elle ne peut produire. Ils constate simplement que les deux Parties
étaient en fait dans l’ignorance de leurs droits à la date critique et qu’on ne peut
utiliser ces éléments pour étayer une thèse plutôt que l’autre.
Restent les témoignages produits par le Mali dont j’ai déjà dit un mot. Ceux-ci
datent de la période suspecte, puisque le Mali se fonde essentiellement sur des
témoignages de notables pour asseoir ses revendications dans la zone des quatre
villages. Le Burkina Faso ne conteste pas, au moins dans la période coloniale, la
possibilité de principe du recours à des témoignages de notables. Mais nous[86/11 : 73-76] RÉPLIQUE DE M . PELLET 323

faisons observer que tous les témoignages recueillis datent de la période suspecte.
Et je pense qu’il n’est pas utile de revenir longuement sur ce point puisque, sous
l’angle de l’étude du droit des preuves devant les juridictions internationales, je
m’y suis arrêté. Rappelons seulement que dans l’affaire des Droits des ressortis-
sants des Etats -Unis d’Amérique au Maroc la Cour a écarté un témoignage écrit
pour le motif suivant, communiqué par le Greffier aux Etats-Unis:

«I have been instructed to inform you that the Court considers that this
document which contains reports of conversations with persons unknown is
not admissible as evidence in this case since in these circumstances it is not
possible to assess the value of this evidence.»

Dans la présente affaire, nous ne demandons pas à la Cour formellement d’écar-
ter ces témoignages, mais d’en évaluer la portée et de les considérer comme nuls.
Cette disqualification nécessaire remet en cause, je dois dire, l’ensemble de la
démonstration de M. Salmon pour justifier les prétentions maliennes dans le
secteur des quatre villages.
Enfin, j’ajouterai, à titre subsidiaire, que les revendications maliennes, ne trou-
vent même pas de fondement dans l’arrêté 2728 du 15 novembre 1935. Je viens
de rappeler que le Burkina Faso considère cet arrêté comme implicitement, nette-
ment, indiscutablement abrogé en 1947. Je n’avance ce document en son nom
qu’à titre tout à fait subsidiaire et pour mieux souligner l’arbitraire des prétentions
maliennes. Le Mali se fonde pour l’essentiel sur les conséquences de la notion de
«village de culture». Il aboutit ainsi à décaler la ligne frontière d’une bonne quin-
zaine de kilomètres vers le sud en confortant cette construction par les témoi-

gnages suspects que nous venons d’évoquer.
M. Cot a montré ce matin en quoi les conséquences administratives de la notion
de «village de culture» avaient été tout à fait abusivement étendues par le Mali
jusqu’à mettre en péril le règlement territorial africain sur une très grande échelle.
Il a démontré d’une manière, qui m’a paru convaincante, que l’administration
coloniale n’avait jamais entendu donner une telle portée administrative à cette
réalité sociale.
J’ajoute que, pour le Mali, ces villages de culture s’étendent toujours vers le
sud par un curieux héliotropisme. Mais les conseils du Mali ne se posent jamais la
question des villages de culture burkinabé; le cas de Diguel est manifeste: coincé
entre l’extension présumée de Dionouga vers le sud jusqu’aux portes mêmes de
Diguel — et encore, le tracé que vous voyez sur le tableau qui se trouve derrière
moi serait plutôt favorable à Diguel que ne l’était celui projeté l’autre fois par
mon collègue, M. Salmon — et la présence à proximité immédiate, vers le sud,
d’un village burkinabé assez conséquent, qu’on ne voit pas sur ce schéma, et qui
est le village de Doundoubangou, voilà Diguel réduit véritablement à la portion
congrue par les prétentions de nos amis maliens.

Enfin, la Partie malienne voit le triomphe de ses thèses dans la constatation que
les corvées coloniales de pistes s’arrêtaient à la frontière revendiquée. L’argument
témoigne, nous semble-t-il, d’une assez curieuse méconnaissance de la réalité
coloniale, le recrutement de la main-d’Œuvre pour les travaux forcés n’était nulle-
ment lié aux limites des circonscriptions, mais lié à l’abondance de main-d’Œuvre
disponible.

B. La région de Soum

J’en viens maintenant, Monsieur le président, à la «région de Soum», qui
entoure la mare de ce nom.
Les rédacteurs du mémoire du Mali étaient restés au sujet de celle-ci sur une324 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 76-78]

prudente réserve. Pourtant l’enjeu n’est pas négligeable: la région de Soum et la
mare sont le trait d’union géographique entre le secteur des quatre villages, d’une
part, et celui du Béli, de l’autre, secteurs sur lesquels la Partie malienne a toujours
fait porter l’essentiel de ses efforts. Cette région de Soum est, pour reprendre dans
un autre contexte l’expression de mon ami Dupuy, le «ventre mou» des revendi-
cations du Mali. Pourtant, un coup d’Œil à la carte permet de constater qu’il suffit
que la mare de Soum apparaisse comme étant au Burkina Faso ou même comme

étant simplement située sur la frontière pour que la ligne forgée par la Partie
malienne perde toute crédibilité, sauf à voir cette ligne opérer un brusque coude
vers le nord (à partir de quel point?), ceci jusqu’à Soum, pour redescendre ensuite
vers le sud jusqu’à quel point?).
Dans un paysage peu attrayant et passablement désolé, l’appartenance de la
mare de Soum elle-même revêt une importance toute particulière.
J’ai admiré, samedi dernier, les prouesses dialectiques de M. Salmon à ce sujet
tout en constatant qu’il éprouvait quelques difficultés bien compréhensibles pour
expliquer la compatibilité entre le fait que, selon lui, «les deux Parties considé-
raient la mare comme frontalière» (C2/CR86/9, p. 16) et la ligne que le Mali
propose aujourd’hui.
Cet embarras a reçu une traduction très parlante sur le croquis qui a illustré le
propos de l’orateur adverse: une mare de Soum, à vrai dire bien peu reconnais-
sable, étirée d’une manière démesurée vers l’est tout autour des petits pointillés
bleus figurés sur la carte au 1/200000 comme constituant une «zone humide» et
non point du tout une mare. Je signale d’ailleurs à nos amis maliens qu’à ce

compte ils auraient pu, et dû tracer, dans toute la région une vaste «mare» aux
contours tourmentés certes, mais pas beaucoup plus que les trois grosses flaques
qu’ils nous ont présentées.
Comme M. Jean-Pierre Cot l’avait longuement rappelé la semaine dernière,
l’ensemble de la région est, si l’on peut dire, solidement barricadé derrière deux
moyens de preuve très solides, qui coïncident parfaitement pour attester la réalité
du tracé de la frontière défendu par le Burkina Faso: la lettre 191CM2 du
19 février 1935 et la correspondance qui en est découlée d’une part, et la carte
IGN de 1960 d’autre part, carte sur laquelle, dans cette région aussi, la frontière
est figurée en croisillons continus.
Je rappelle qu’il résulte de la description de la frontière dans ce secteur, telle
que la donne l’échange de lettre de 1935, que, venant de l’est, elle passe par «le
sommet des monts Tin Eoult et Tabakarach» — c’est la lettre 191CM2 — «et la
mare de Kébanaire» — c’est la réponse du lieutenant-gouverneur du Soudan.
Qu’elle s’infléchit ensuite vers le sud-ouest; cela signifie, semble-t-il, que la
limite passe par les monts Tin Eoult, Tabakarach et la mare de Kébanaire, « et
s’infléchit» donc ensuite vers le sud-ouest.

Si l’on ose encore évoquer son autorité, c’est d’ailleurs la conclusion à laquelle
avait abouti la sous-commission juridique de l’OUA, présidée par celui qui allait
devenir M. le juge M’Baye en 1975.
Monsieur le président, il me reste encore des développements un peu plus longs
que je ne le croyais. Jusqu’à quelle heure m’autorisez-vous à parler?
Le PRÉSIDENT de la Chambre: Comme il a été communiqué à chacune des
deux Parties, vous savez, Monsieur le conseil, que la journée d’aujourd’hui est
consacrée au deuxième tour du Burkina Faso et il est donc impératif que nous

terminions. Je vous prie par conséquent de faire au mieux.
M. PELLET: Je ne serais d’ailleurs pas très long tout de même. Merci,
Monsieur le président.
Partant vaillamment à la recherche de cette mare de Kébanaire, malgré les[86/11 : 78-80] RÉPLIQUE DE M . PELLET 325

mises en garde de M. Jean-Pierre Cot, M. Dupuy, fort de l’aide technique de
M. Traoré, nous a proposé l’autre jour une savante démonstration en se fondant
sur la carte C/67 annexée au mémoire du Mali et qui aboutissait à inscrire la mare
dans un quadrilatère (dont les sommets sont figurés par les points A, B, C et D).
Ce quadrilatère, nous estimons qu’il est extrêmement contestable pour un très
grand nombre de raisons, mais étant donné l’heure, je me bornerai à dire qu’il
suffit de prendre l’axe D-C figurant sur la carte dont la légende nous informe qu’il

est tracé selon la direction nord-est décrite par l’arrêté 2728 du 27 novembre 1935
(peu importe pour cette démonstration que celui-ci soit abrogé). Mais en cartogra-
phie «nord-est» signifie, en l’absence de précision complémentaire en degrés, 45°
par rapport à la base de la carte. Or, si l’on regarde ce trait D-C, il est beaucoup
plus proche de 30° que de 45°, ce qui a bien entendu pour effet de situer la mare
de Kébanaire trop au sud, c’est d’ailleurs très évidemment l’effet qui est recherché
par ce croquis. Si l’axe D-C se trouve doté d’un angle correct, alors cet axe laisse
la mare de Maraboulé et la mare de Soum au Burkina Faso.
Le quadrilatère sur lequel le Mali appuie toute son argumentation dans ce
secteur apparaît en effet vraiment comme trop magique pour pouvoir être pris au
sérieux, même si l’idée d’essayer de tracer un quadrilatère n’est pas forcément
mauvaise en soi.
Je dois dire, Monsieur le président, que nous avons essayé, nous-mêmes, de
reprendre cette idée, c’est-à-dire de figurer sur une carte les données combinées
résultant de la description de la lettre 191CM2 précisée conformément aux indi-
cations du commandant de cercle de Mopti en 1935 et de l’arrêté abrogé 2728.

Les résultats nous ont paru suffisamment peu concluants pour que je m’abstienne
de présenter à la Chambre une démonstration assez compliquée dont la conclusion
la plus probable est d’ailleurs qu’il peut difficilement y avoir coïncidence entre la
mare de Kébanaire — citée par le commandant de cercle de Mopti — et celle de
Kétiouaire mentionnée par l’arrêté.
Ce qui est certain c’est que, de toutes manières, la ligne-frontière revendiquée
par le Mali, qui a pour objet, plus que pour conséquence, d’attribuer à celle-ci
l’importante mare de Soum, n’est pas compatible avec la correspondance de 1935
à la suite de la lettre 191CM2. Monsieur Salmon a beaucoup insisté sur le fait que
la mare de Soum n’était guère mentionnée avant la seconde guerre mondiale
— peut-être tout simplement l’appelait-on d’un autre nom? Peut-être même la
nommait-on Kétiouaire? —, il n’en reste pas moins que, à l’évidence, la mare
existait. Elle ne s’est pas creusée soudainement, par une sorte de miracle et je
veux bien admettre qu’une mare peut se fossiliser mais j’éprouve quelque diffi-
culté à penser qu’elle puisse disparaître aussi rapidement que M. Traoré nous l’a
dit. Monsieur Salmon, au prétexte que la mare n’est pas figurée sur une carte,
nous dit qu’on ne peut pas en tenir compte. Ce nominalisme paraît tout à fait

curieux au Gouvernement burkinabé: ce n’est évidemment pas parce qu’elle
n’était pas mentionnée sur les cartes ou dans les textes qu’elle n’existait pas. Et,
puisqu’elle existait, elle se trouvait forcément d’un côté ou de l’autre de la fron-
tière.
Il résulte du texte de la lettre 191CM2 que la mare de Soum, située entre Taba-
karach — dont on connaît l’emplacement — et le point dont les coordonnées sont
indiquées par la lettre 191, est inévitablement à cette époque dans le territoire du
Burkina Faso; elle l’est encore aujourd’hui et de la même manière. L’emplace-
ment actuel est bien connu de la mare de Soum et laissé au territoire du Burkina
Faso sur toutes les cartes dont nous disposons, que Soum y figure ou non.
Nous avons déjà beaucoup parlé de la pratique coloniale et si le temps n’était
pas si avancé, j’en donnerais d’autres exemples. Je n’y insiste pas, Monsieur le
président.326 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 80-82]

J’en arrive immédiatement, en laissant, en ce qui concerne la zone de Soum, le
soin à notre contre-mémoire de parler pour nous, à la zone du Béli.

C. La zone du Béli
Je dois dire que, au sujet de la zone du Béli, la très longue plaidoirie de
M. Salmon samedi dernier nous pose un problème très embarrassant. Je n’ai pas

dit que ces arguments avancés du côté malien nous paraissent embarrassants mais
les arguments sont sans surprise, ils n’ont été que l’accumulation des effectivités
coloniales que, faute d’autres modes de preuve lui permettant d’établir ses droits,
la Partie malienne croit pouvoir invoquer. C’est la raison pour laquelle je ne vais
pas reprendre dans le détail ce qu’a dit mon collègue et ami Jean Salmon. Je me
bornerai à dire qu’en ce qui concerne ces actes d’administration effective, on
peut leur faire dire beaucoup de choses, dans un sens et dans l’autre. Les deux
Parties, me semble-t-il, s’y sont risquées, aussi bien dans leurs écritures que dans
leurs plaidoiries. Je crois qu’il y a mieux à faire. Nous l’avons dit la semaine
dernière comme aujourd’hui: la lettre 191CM2, que le Mali s’obstine à tenir pour
quantité négligeable, constitue d’abord la description fiable de cette partie de la
frontière telle qu’elle existait en 1935 et il n’est pas allégué que dans ce secteur
elle ait été modifiée depuis lors. Au surplus, cette description, de projet qu’elle
était au départ, a acquis valeur de droit du fait de l’approbation qu’il lui a été
donnée.
Il en résulte très clairement qu’entre la ligne hydrographique constituée par le

marigot et la ligne orographique constituée par la chaîne de monts, le colonisateur
a délibérément choisi la seconde, alors même qu’il connaissait l’une et l’autre. Il
les connaissait grâce aux cartes; ces cartes, certes, n’étaient pas parfaites, mais la
confrontation que l’on peut en faire avec les plus récentes, et notamment avec la
carte au 1/200000 de 1960 à l’égard de laquelle, nous avons eu l’étonnement de le
constater au cours des audiences de la semaine dernière, le Mali manifeste la
même admiration révérencieuse que la nôtre, cette confrontation, disais-je, permet
de vérifier que pour être figurative, la représentation du relief sur les cartes de
1908-1909 et de 1925 que je viens d’évoquer était en effet, sinon parfaite, du
moins acceptable. Il y avait bien des hauteurs là où il y en a en effet aujourd’hui,
figurées sur la carte de 1960. M’abstenant de reprendre la discussion sur les effec-
tivités concrètes, largement abordées dans le mémoire et déjà dans les plaidoiries,
voici très sommairement rappelé l’essentiel, aux yeux du Burkina Faso, en ce qui
concerne la zone du Béli.
J’aborde enfin la question du point triple, ou de l’extrémité orientale de la fron-
tière commune entre les deux Etats, puisque cela semble correspondre davantage
aux vues de la République du Mali.

D. Le point triple

Malgré l’extrême importance, souvent soulignée par le Burkina Faso, que
présente le problème de la localisation du point triple à ses yeux, nous avons été
assez surpris à cet égard par les développements, ou plutôt, le peu de développe-
ments, que la Partie malienne lui a consacré en plaidoirie.
Seul M. Jean Salmon, lors de sa première intervention, en a parlé — et seule-
ment pour vous demander... de vous abstenir de vous prononcer sur ce point triple.
J’ai eu l’occasion de développer, la semaine dernière, les vues du Gouverne-
ment burkinabé en ce qui concerne le positionnement du point triple. Je m’abs-
tiendrai évidemment d’y revenir puisque la Partie malienne n’a pas cru devoir y
répondre. Je vous prie seulement, Monsieur le président, Messieurs les juges, de[86/11 : 82-85] RÉPLIQUE DE M . PELLET 327

bien vouloir considérer que le Burkina Faso maintient entièrement les positions
que j’ai eu le privilège d’exposer.
A l’appui de la demande, assez singulière à nos yeux, que la République du
Mali adresse à la Chambre, son conseil s’est donné, la semaine dernière, beaucoup
de mal pour essayer de démontrer que celle-ci n’était pas compétente pour détermi-
ner le point triple. Il a prétendu, à plusieurs reprises, qu’une délimitation de la fron-
tière allant jusqu’au point triple porterait atteinte aux droits du Niger (C2/CR86/6,

p. 41, 43 et 45) et il a invoqué, à l’appui de son opinion, les arrêts de la Cour dans
les affaires de l’ Or monétaire (C2/CR86/6, p. 39) et du Plateau continental
(Jamahiriya arabe libyenne/Malte) (C 2/CR 86/6, p. 44).
L’un des aspects les plus curieux de l’argumentation que M. Salmon a dévelop-
pée est, qu’affirmant que les droits du Niger seraient affectés par le futur arrêt que
vous rendrez, il n’a nullement essayé de le démontrer, et surtout pas en fait; il
s’est borné à ponctuer cette affirmation maintes fois répétée par des citations de
jurisprudence et je dois dire que cette manière de procéder ne facilite pas la tâche
du conseil du Burkina Faso. J’ai d’ailleurs eu, en écoutant Monsieur Salmon, le
sentiment d’avoir largement développé les arguments qui s’opposent à ce que la
Chambre fasse droit à cette demande; ils figurent au surplus aux pages 253 à 260
du contre-mémoire du Faso.
Je me limiterai donc à quatre brèves observations:
Premièrement: dans ses écritures, le Burkina Faso avait indiqué que la détermi-
nation du point triple serait la conséquence de votre arrêt et non son objet (contre-
mémoire, p. 256). Le conseil du Mali n’y voit qu’un «mauvais jeu de mots»

(C2/CR86/6, p. 43), l’affirmation tenant lieu sur ce point de raisonnement.
Deuxièmement: le conseil de la République du Mali interpelle le Burkina Faso
en se demandant si celui-ci peut «renoncer» (je mets le mot entre guillemets, ce
n’est pas tout à fait ce qu’a fait le Gouvernement burkinabé) à Fitili comme point
triple, ceci pour le Niger, qui n’est pas présent à l’instance.
La remarque serait fondée s’il existait, en faveur des Etats, un «droit au point
triple», mais, si un tel droit existait, il serait bien nouveau et, de ce côté de la
barre, nous n’en n’avons en tout cas jamais entendu parler. Admettons que le
Gouvernement du Burkina Faso ait «renoncé» à Fitili, cela ne gêne en rien le
Niger, son intégrité territoriale n’est aucunement menacée, en tous cas en droit:
de Fitili à N’Gouma, il changerait de voisin, mais un Etat n’a pas davantage le
droit d’avoir tel ou tel voisin, qu’il n’a le droit à un point triple.
Troisièmement: quoi qu’ait pu en dire M. Salmon, si, Monsieur le président,
Messieurs les juges, vous défériez à la demande que vous adresse le Mali, vous
renonceriez, du même coup, à vous acquitter de la mission que vous confère le
compromis: il résulte en effet des termes non seulement de son article premier,
mais aussi de son préambule, que les Parties vont bien entendu vous demander de

parachever la délimitation de la frontière commune. Pour cela, vous n’avez, me
semble-t-il, guère d’autre possibilité que de vous prononcer sur son tracé jusqu’à
son point le plus oriental, et celui-ci sera nécessairement le point triple.
Quatrièmement: toutefois, ayant dit cela, je me reprends et ce sera ma dernière
observation. Cela, en effet, n’est au fond pas forcément exact. Supposons, comme
nous pensons que ceci découle des éléments de preuve en votre possession, que
vous décidiez que la frontière commune entre les deux Etats Parties à ce litige
aboutit au mont N’Gouma — mont N’Gouma tel que nous le concevons, au nord
du gué de Kabia. A priori le point triple se trouvera situé à cet endroit de manière
tout à fait automatique, sans que ceci implique une prise de position quelconque
en ce qui concerne la frontière septentrionale de la République du Niger, qui peut
demeurer telle qu’elle figure actuellement sur la carte IGN de 1960. Mais suppo-
sons — ce n’est qu’une hypothèse — que l’intention du Mali à l’égard du Niger328 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 85-87]

soit, dans ce qui semble être la logique de la position défendue devant vous contre
le Burkina Faso, de ramener la frontière avec le Niger aussi sur le Béli, alors, je
ne sais pas si la qualification par votre arrêt de l’extrémité orientale du secteur
frontalier que vous êtes priés d’arrêter en vertu du compromis comme étant le
point triple s’imposerait au Mali, mais il est certain que cela lui poserait des
problèmes.
Certes, comme l’a fait remarquer à cette barre M. Salmon, jeudi dernier, le

Niger ne nous a pas donné mandat de défendre ses droits et les considérations que
je viens d’exposer nous conduisent à admettre que, dans une perspective stricte-
ment juridique, peut-être en effet, vaut-il mieux parler de l’extrémité orientale de
la frontière commune entre les deux Etats, plutôt que du point triple. Qu’il soit
permis en tout cas au conseil du Burkina Faso d’indiquer que cette modification
ne change strictement rien à la manière dont se pose, en droit, le problème que la
Chambre est priée de bien vouloir trancher.
J’en aurai terminé, Monsieur le président, sur les problèmes juridiques que
posent, selon nous, la détermination du point le plus oriental de la frontière
commune entre les deux Etats Parties au présent différend, lorsque j’aurai relevé
qu’à de nombreuses reprises au cours de leurs exposés de la semaine dernière, les
conseils de la République du Mali, nous ont critiqués pour préférer la carte au
1/500000 de 1925 à celle de 1960 pour «rechercher le mont N’Gouma»; je ne
veux pas de nouveau entrer dans cette querelle mais il me paraît nécessaire de
redire tout de même que pour le Gouvernement du Burkina Faso, la question
n’est, de toute manière pas, de savoir où se trouve le mont N’Gouma mais où se

trouve l’extrémité orientale de la frontière commune entre les deux Etats.
Monsieur le président, Messieurs les juges, les considérations que je viens de
présenter au nom du Burkina Faso ont eu, j’en suis conscient, un caractère un peu
disparate et je vous prie de bien vouloir m’en excuser. C’est que, sauf à répéter ce
que nous avions déjà dit, nous avons voulu nous borner à relever certaines affir-
mations de la Partie malienne, soit qu’elles fussent nouvelles — ceci n’a concerné
qu’un très petit nombre de points, un nombre d’autant plus restreint que j’ai été
obligé de sauter, compte tenu de l’heure, des développements relativement
substantiels —, soit que l’assurance avec laquelle nos amis qui se trouvent de
l’autre côté de la barre ont procédé à certaines affirmations, qui nous paraissent
inexactes, nous ait semblé imposer une mise au point.
Avant de vous demander, Monsieur le président, de bien vouloir donner la
parole à M. l’agent du Burkina Faso pour qu’il donne lecture des conclusions
finales, je souhaiterai formuler deux brèves observations d’un caractère général.
Ma première remarque renvoie au premier exposé que j’ai eu l’honneur de
prononcer devant vous. Le Gouvernement burkinabé a la conviction profonde que,
même si aucun moyen de preuve avancé par les Parties ne lui paraît irrecevable

techniquement, ces moyens de preuve n’ont décidément pas tous le même poids,
la même valeur probante. Certains établissent véritablement les droits des Parties;
d’autres confirment ces droits; d’autres encore ont un caractère, reconnaissons-le
franchement, anecdotique et paraissent, au gouvernement qui m’a fait l’honneur
de me demander de présenter ses vues à la Chambre, dénués de tout impact juri-
dique. Et si nous y insistons tellement, Monsieur le président, c’est que, tout au
long de ces débats — et déjà, souvent, durant la procédure écrite —, nous avons le
sentiment que la tactique — et c’est sans doute même plus qu’une tactique —, la
stratégie de la Partie malienne a constamment consisté à dissimuler la faiblesse de
sa position derrière un amas impressionnant de faits peu ou pas du tout significa-
tifs.
Par ma seconde remarque en revanche, je voudrais indiquer que le Gouverne-
ment du Burkina Faso rejoint tout à fait les préoccupations exprimées samedi[86/11 : 87-89] RÉPLIQUE DE M . PELLET 329

dernier au nom de la République du Mali par M. Salmon au terme de sa plaidoi-
rie. Les deux Parties s’accordent, en effet, pour souhaiter, et je reprends les termes
mêmes qu’a utilisés mon collègue, que «lorsque la Chambre sera amenée à faire
la délimitation qui lui est demandée ... nous souhaiterions qu’elle le fasse avec le

maximum de précisions possible» (C2/CR86/9, p. 70-71).
Nous constatons toutefois que le «pointillisme» qui caractérise la stratégie judi-
ciaire de la République du Mali, et que je viens d’évoquer, que ce pointillisme
rend de sa part une telle demande assez paradoxale: le Gouvernement burkinabé
comprend en effet assez mal comment la Partie malienne concilie cette demande
avec son refus d’accepter l’idée d’unité du tracé frontalier. Comment peut-elle
penser que vous pourrez répondre au souci de précision qu’elle exprime, alors que
l’essentiel de l’argumentation qu’elle vous a présentée, repose sur l’interprétation
— souvent audacieuse — de documents très divers, disparates par leur nature, leur
origine et leur date?
De notre côté, nous avons tenté d’avoir une conception plus globale et ceci
aussi nous semble de nature à conférer un poids particulier aux cartes et, spécia-
lement, à celles établies respectivement par le service géographique de l’AOF en

1925 et par l’IGN français en 1960: ces cartes traduisent, dans son unité, la
conception globale de la frontière qu’avait la puissance administrante. J’ajoute que
la puissance coloniale a témoigné à cet égard d’une suite dans les idées assez
remarquable car, comme la Partie malienne l’a noté à plusieurs reprises et pour le
regretter, ces deux cartes, établies à trente-cinq ans de distance, témoignent, au-
delà de divergences de détail dues au progrès de la cartographie, d’une très remar-
quable constance.
Monsieur le président, Messieurs les juges, j’ai beaucoup occupé cette barre et
je l’ai fait plus que ce n’était mon dû. Je vous prie très vivement de m’en excuser
et je vous suis très respectueusement reconnaissant de m’y avoir autorisé. Il me
reste à vous remercier très vivement de votre patience et à vous demander,
Monsieur le président, de bien vouloir donner la parole à M. le ministre Ernest
Ouedraogo, agent du Burkina Faso.330 [86/11 : 90-91]

DÉCLARATION DE M. OUEDRAOGO

AGENT DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. OUEDRAOGO: Monsieur le président, Messieurs les juges, au terme de nos
plaidoiries, mes premiers mots seront pour vous remercier d’avoir écouté avec
patience nos propos et d’avoir auparavant lu nos volumineuses écritures. Le
Burkina Faso, qui se présente pour la première fois devant la Cour internatio-
nale de Justice, a été impressionné par l’ampleur des débats, la durée de la pro-
cédure.
Vous me permettrez d’ajouter, même si cela m’est pénible, l’expression d’une
certaine déception. Notre Etat est petit mais souverain et fier. Son appellation se
traduit par «patrie des hommes libres et dignes». Nous espérions qu’un tel Etat
aurait droit, de la part de ses adversaires, dans le prétoire, à la considération qui
s’impose. Or, j’ai entendu des formules blessantes pour notre dignité. J’espère,
je sais, qu’elles n’ont pas été dictées par l’agent représentant la république sŒur
du Mali. Je ne puis malheureusement pas les imputer à l’inexpérience de celui qui
les a prononcées et dois considérer que la passion du prétoire l’a entraîné trop

loin.
J’avoue que nous avons été un moment habités par la tentation d’une réplique à
la hauteur de la virulence des invectives qui nous ont été assénées. La sérénité que
requiert votre haute juridiction et la pondération de l’agent du Mali nous ont dicté
d’élever plutôt les débats.
Le Burkina Faso renouvelle sa confiance à la Cour internationale de Justice et à
la Chambre que vous présidez, Monsieur le président. Il sait que vous écarterez de
vos débats tout ce qui pourrait être inspiré par la passion partisane ou la mauvaise
foi pour établir en toute sérénité un règlement territorial solide parce que fondé
sur le droit.
Les Parties vous ont confié une mission difficile: dire le droit sur l’ensemble
de la partie non délimitée de la frontière. Le Burkina Faso compte sur la Chambre
de la Cour internationale de Justice pour accomplir pleinement la mission qui lui
a été attribuée par le compromis. Si vous ne vous prononcez pas sur l’ensemble
de la frontière, vous ne vous serez prononcé sur rien. Vous aurez laissé en suspens
une situation incertaine, instable et — le passé l’a malheureusement montré —

lourde de périls.
La Cour internationale de Justice, dont vous êtes l’expression, est un des
organes principaux des Nations Unies. Elle a le devoir de contribuer au maintien
de la paix et de la sécurité internationales. Conscients de vos éminentes responsa-
bilités, vous y avez contribué efficacement par votre ordonnance du mois de
janvier indiquant des mesures provisoires. Vous avez ainsi apporté votre partici-
pation à l’effort de paix pour mettre fin à un combat fratricide.
Le Burkina Faso vous demande de mener jusqu’au bout votre tâche. Il s’in-
quiète à ce propos de la modification des conclusions de la République du Mali.
Notre conseil, à l’instant même, vous a montré que la détermination de l’extrémité
orientale de la frontière entraîne automatiquement détermination du point triple
avec le Niger. Il vous a aussi montré en quoi les droits du Niger n’étaient pas
remis en cause par cette détermination.
Mais, si vous devez tenir compte des intérêts d’Etats tiers, vous avez aussi à
respecter les droits des Parties au procès, le droit à l’application pleine et entière
du compromis. Appelez l’extrémité orientale de notre frontière comme vous le[86/11 : 91-93] DÉCLARATION DE M .OUEDRAOGO 331

voulez, à condition de statuer sur ce point. C’est la condition de l’applicabilité de
votre décision, la condition du règlement judiciaire du différend.
Et je me tourne vers nos frères maliens et je leur demande: voulez-vous sincè-
rement mettre un terme à ce conflit et vivre en paix pour les générations à venir?
Si c’est le cas, je vous demande de laisser la Chambre statuer complètement,
conformément au compromis, à la parole donnée.
Monsieur le président, me faisant le fidèle interprète du conseil national de la

révolution, du capitaine Thomas Sankara, du Gouvernement et du peuple burki-
nabé, j’ai l’honneur et le plaisir de vous exprimer les remerciements les plus vifs
pour le rôle personnel que vous aurez joué dans le règlement de cette affaire du
différend frontalier entre le Mali et mon pays.
Vous me permettrez également de faire part de ma sincère gratitude à MM. les
juges à qui j’affirme qu’ils sont les architectes de la paix entre les deux pays et, je
n’hésite pas à le dire, entre tous les Etats africains.
Quant à M. le Greffier Santiago Torres Bernárdez, je n’ose pas imaginer ce
qu’aurait été le cours des choses sans l’amabilité et la grande compréhension qu’il
a su mettre au service d’une grande efficacité.
J’aimerais, avant de quitter cette barre, définitivement je l’espère, réitérer à
MM. Jean-Pierre Cot et Alain Pellet, à leurs collaborateurs et à M. l’ingénieur
général Jean Gateaud, toute la confiance du Burkina Faso ainsi que la gratitude de
mon pays pour la grande compétence et la disponibilité qu’ils ont mises à notre
disposition.
M’adressant à mon aîné, ami et frère, le colonel Maïga, je lui demande de bien

vouloir accepter pour lui-même l’assurance de mes sentiments fraternels et de
faire part à M. l’ambassadeur Diarra de toute mon estime.
A MM. Salmon, Pierre-Marie Dupuy et Ranjeva, je dirai toute mon admiration
pour la grande ingéniosité dont ils ont fait montre dans la défense des intérêts de
nos frères maliens. Je suis convaincu qu’ils auront ainsi contribué, à leur manière,
à la manifestation de la vérité. Et je n’en déplore que plus l’absence de M. René-
Jean Dupuy, à qui je souhaite un prompt rétablissement.
Monsieur le président, la Partie malienne nous avait annoncé l’audition d’un
administrateur colonial à la retraite. Nous pensions pouvoir l’entendre avant le
deuxième tour de nos plaidoiries, afin de pouvoir, le cas échéant, répondre aux
éléments nouveaux qu’il pourrait fournir. Force est de constater qu’il n’a pas
encore parlé. Le Mali renonce-t-il à lui donner la parole? Attend-on que le
Burkina Faso ait épuisé son temps de parole et ne puisse plus intervenir pour
appeler l’administrateur colonial à la barre? Le procédé manquerait d’élégance et
le Burkina Faso vous prierait dans ce cas, Monsieur le président, Messieurs les
juges, de préserver ses droits.
Monsieur le président, Messieurs les juges, le Burkina Faso vous fait confiance.

Il a confiance en votre honnêteté, en votre impartialité, en votre sens de la justice,
en votre science du droit.
Il attend votre décision avec sérénité.
«La patrie ou la mort, nous vaincrons.»
Et pour terminer, Monsieur le président, conformément aux dispositions de l’ar-

ticle 60 du Règlement de la Cour, il me reste à donner lecture des conclusions
finales du Burkina Faso. Elles sont identiques à celles figurant dans notre
mémoire et notre contre-mémoire:
«I. Le Burkina Faso demande respectueusement à la Chambre de la Cour
internationale de Justice constituée en application du compromis du 16 sep-
tembre 1983 de dire et juger que le tracé de la frontière entre le Burkina Faso
et la République du Mali est constitué par la ligne suivante:332 DIFFÉREND FRONTALIER [86/11 : 93-94]

1. A l’ouest du point de coordonnées géographiques
M = 0° 40 ′ 47ʺ ouest

L = 15° 00 ′ 03ʺ nord,
la ligne est celle qui résulte de la carte de l’Institut géographique national
français au 1/200000 édition 1960, les villages de Dioulouna, Oukoulou,
Agoulourou et Koubo étant situés en territoire burkinabé.
2. A l’est du point de coordonnées géographiques:

M = 0° 40 ′ 47ʺ ouest
L = 15° 00 ′ 03ʺ nord,
la ligne suit les indications de la lettre 191CM2 du 15 février 1935 et de la
carte au 1/500000, édition 1925, jusqu’à la pointe nord de la mare d’In Abao.
3. A partir de la pointe nord de la mare d’In Abao, la ligne suit le tracé de
la carte au 1/500000, édition 1925, laissant au Burkina Faso la région du
Béli, jusqu’au point triple avec la frontière du Niger qui est constitué par les
monts N’Gouma, situés au nord du gué de Kabia.

II. Le Burkina Faso prie respectueusement la Chambre de désigner trois
experts qui devront assister les Parties aux fins de l’opération de démarcation,
qui devra être achevée dans l’année suivant le prononcé de l’arrêt.»
Je vous remercie encore une fois, Monsieur le président.

Le PRÉSIDENT de la Chambre: La Chambre vous remercie, Monsieur l’agent.
En réponse aux préoccupations procédurales qui viennent d’être exprimées, je
rappelle que les droits de chaque Partie seront strictement respectés et l’égalité
entre elles assurée. La Chambre tiendra audience jeudi 26, à 10 heures, pour
entendre les plaidoiries du Mali.

La séance est levée à 18 h 27[86/12 : 4-6] 333

C 2/CR 86/12

TREIZIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (26 VI 86, 10 h)

Présents : [Voir audience du 16 VI 86.]

RÉPLIQUE DE M. SALMON
CONSEIL DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. SALMON: Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, à ce stade final
de nos plaidoiries je voudrais faire le point sur quelques questions de nature géné-
rale concernant le rôle de la Cour, le droit applicable et les problèmes de preuve.

A. R ÔLEDELA C HAMBRE

La Chambre voudra bien se souvenir que nous avons attiré son attention sur le
fait que le Burkina Faso avait utilisé diverses techniques pour limiter les pouvoirs
de la Chambre. Le Burkina Faso s’en défend. Il n’est donc pas inutile alors de
rappeler quelles ont été les diverses techniques utilisées par l’autre Partie.
Premier point, la Chambre se souviendra qu’on nous a imputé de vouloir lui
accorder des pouvoirs ex aequo et bono , alors que nous parlions d’équité infra
legem. Ne voilà-t-on pas maintenant que l’on insinue que nous sollicitons des
«jugements de Salomon» (C2/CR86/10, p. 10) ou que nous «invoquerions les
principes équitables», qui à ma connaissance ne sont applicables qu’en matière de

droit de la mer.
L’imagination est grande outre-Béli.
Pour y couper court, je ferai si la Chambre me le permet, à propos de l’équité
infra legem , quelques citations de Charles De Visscher, qui s’expliquait comme
suit: «Sans sortir du droit positif, elle tient le rôle d’une modalité d’interprétation
et d’application de la règle.» (Dans son ouvrage De l’équité dans le règlement
arbitral ou judiciaire des litiges de droit international , p. 5.)
En 1937, l’Institut de droit international, à sa session de Luxembourg, déclarait
que «l’équité est normalement inhérente à la saine application du droit» et que
«le juge international est, de par sa fonction, appelé à en tenir compte dans la
mesure compatible avec le droit».
Et pour reprendre encore Charles De Visscher, on retiendra que «l’application
équitable du droit, celle qui en assure la pleine réalisation par son exacte adapta-

tion à l’espèce, implique la présence d’éléments individualisateurs constitutifs de
l’équité» ( ibid., p. 13).
Si dès le début de nos écritures, nous avons toujours insisté sur l’équité infra
legem et sur elle-seule — on peut relire nos écritures dès le mémoire — c’est que
dès le départ, nous avions compris combien seraient délicates, en l’occurrence, les
pesées de fait et de droit dans les circonstances spécifiques complexes et
variables, à chaque point de la frontière.
Deuxième point, le Burkina Faso a ensuite essayé d’enfermer la Chambre dans
une conception restrictive de l’ uti possidetis qui aurait interdit au Mali la produc-
tion de preuves d’effectivité. Il semble maintenant y avoir renoncé; dont acte.334 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 6-9]

Troisième point, le Burkina Faso a ensuite opéré une nouvelle tentative consis-
tant à hisser la carte à la valeur d’un titre qui s’imposerait d’une manière dictato-
riale, avions-nous dit. On a pu constater que d’abandon en abandon, tout douce-
ment, le Burkina Faso recule. Nous avions cru un instant respirer tout à fait.

Mais non, dans les dernières plaidoiries, et c’est mon quatrième point, il y a de
nouvelles théories qui sont suscitées, les preuves d’effectivité ne pouvaient être
rapportées qu’au titre juridique cartographique! Heureusement nous pouvons
constater aujourd’hui, semble-t-il, l’abandon de cette thèse dont nous avions souli-
gné combien elle limitait les droits de l’autre Partie au procès de recourir à la
preuve et le droit de la Chambre d’en apprécier souverainement la valeur et la
pertinence.
Cinquième point, il semble que le Burkina Faso a abandonné sa théorie selon
laquelle la Chambre devrait choisir soit le tracé burkinabé, soit le tracé malien, la
seconde branche de l’alternative, est-il besoin de le dire, n’étant exprimée que du
bout des lèvres.
Il semble que cette dichotomie dans laquelle on voulait enfermer la Chambre ait
disparu, on n’en parle plus! Peut-être l’autre Partie a-t-elle eu l’occasion de lire

ce qu’écrivait, il y a quelques années, un juge actuellement au siège de la
Chambre. Cet éminent juriste citait ainsi l’affaire des Zones franches :
«L’idée que la Cour est indépendante des parties a été exprimée de toute
clarté dans une autre affaire où la Cour a dit: «on ne saurait facilement
admettre que la Cour, dont la fonction est de dire le droit, soit appelée à
choisir entre deux ou plusieurs interprétations, déterminées d’avance par les

parties et dont il se pourrait qu’aucuneone correspondît à l’opinion qu’elle se
serait formée.» ( C.P.J.I. série A /Bn 46, p. 1381.)
Sixième point, on n’a plus droit heureusement aux théories sur les conflits de
délimitation qui, encore une fois, la Chambre s’en souviendra, auraient eu pour
effet de rendre irrecevable les preuves d’effectivité. Tant mieux, prenons-en acte.
Septième point, le Burkina Faso reste cependant ferme sur la question du prin-
cipe de l’unité du tracé frontalier.

Cette théorie confuse a évidemment toujours le même but: imposer à la Cour
de privilégier les cartes sur tout autre moyen de preuve, les cartes qui, il faut bien
le dire, voient pourtant au fur et à mesure des renoncements burkinabés, perdre de
leur superbe.
On ne nous a cependant toujours pas prouvé l’existence d’un tel principe en
droit international public et je pense qu’on serait bien en peine. Chacun de vous
connaît l’histoire, chacun de vous s’est penché fréquemment sur des problèmes de
frontière et sait que chaque frontière est un puzzle où se mélangent, où se répar-
tissent, des titres divers au gré des aléas de l’histoire. Chaque partie de la fron-
tière doit s’apprécier par des titres-causes qui lui sont propres et doit être prouvée
par des titres-preuves qui s’y adaptent.
A cet égard, je suis étonné de voir que les propos que j’ai eu l’honneur de tenir
devant la Chambre il y a quelques jours ont été déformés d’une manière assez

substantielle. o
La Chambre voudra bien se souvenir, c’était dans le procès-verbal n 6, à la
page 36, j’avais dit:
«Le Burkina Faso persiste contre toute vraisemblance, à prétendre qu’un
conflit frontalier doit répondre à un concept d’unité de tracé frontalier. Cette
conception curieuse ne repose évidemment pas sur des raisons à caractère
juridique.»

Voilà les phrases qui étonnent le Burkina Faso:[86/12 : 9-11] RÉPLIQUE DE M . SALMON 335

«On ne voit pas pourquoi les Etats seraient tenus de déterminer toute leur
frontière selon la même méthode et selon la même technique.
Si cela ne dérange pas trop le Burkina Faso, le Mali qui se considère
toujours comme un Etat souverain estime avoir le droit de décider dans
quelles conditions il accepte de régler les problèmes de la preuve de sa fron-
tière, dans un contentieux bilatéral, selon quel mode de règlement et avec
quelles garanties dont il est redevable à son peuple seul.» (C2/CR86/6.)

On a fait des citations dans lesquelles on a habilement retiré les mots dans un
«contentieux bilatéral».
Le Mali n’a évidemment pas à retrancher un seul mot de cette déclaration.
Comme la Cour l’aura noté, nous avons bien dit «dans un contentieux bilaté-
ral», entendant par-là: au moment où la négociation entre Parties avait lieu, c’est-
à-dire à l’aube de l’indépendance, dans les années soixante.
C’est à ce moment que le Mali a estimé que, si les cartes avaient pu valoir pour
une partie de la frontière, elles ne valaient plus pour le reste de la frontière. Ce
que l’on nous reproche, c’est donc d’avoir accepté les cartes pour une partie de la
frontière et de les refuser pour l’autre.
Combien de fois faudrait-il répéter à l’autre Partie les mêmes choses. Il n’est
pire sourd...
Le Mali a refusé d’appliquer les cartes au-delà de Yoro parce qu’il avait un titre
juridique contraire à une carte qui, elle, ne reposait sur rien et n’avait aucun carac-
tère obligatoire.
Et pour le Béli, là où il n’y avait pas de texte, en l’absence de texte législatif, la

tradition administrative était contraire à une carte que nous estimons sans valeur.
Nous répétons dès lors que nous étions en droit, dans une procédure bilatérale,
dans une négociation bilatérale, d’apprécier dans quelle mesure nous allions
admettre l’un ou l’autre mode de preuve de la frontière, face à des cartes inadé-
quates, privées de tout support législatif et contraires à l’effectivité sur le terrain.
C’était le droit du Mali d’accepter, dans certains cas, qu’il a d’ailleurs décidés
souverainement, de faire certains échanges de villages sur la frontière.
M. Pellet nous fait, je crois, un bien injuste procès lorsqu’il prétend que telle
est notre position devant la Chambre, nous imputant d’étendre cette position bila-
térale, entre deux Etats souverains qui négocient, à la procédure judiciaire. Ce que
nous n’avons évidemment jamais fait. Nous avons exposé devant la Chambre les
raisons de fait et de droit expliquant à nos yeux nos comportements.
Il n’entre nullement dans nos vues d’imposer à la Chambre des modes de
preuve particuliers. Nous y reviendrons d’ailleurs. Mais il suffit d’ailleurs de voir
nos écritures et l’ensemble des arguments de nos plaidoiries pour voir qu’il n’a
jamais été question de cela. La Chambre est évidemment souveraine pour appré-
cier, secteur par secteur, la valeur des titres et des preuves apportés par chacune

des Parties.
Ce qui est inadmissible encore une fois de la part du Burkina Faso, c’est d’essayer,
par des voies détournées, de trouver des règles accordant coûte que coûte — mais
cela coûte surtout à sa crédibilité — un statut souverain, exclusif, ou à défaut main-
tenant, simplement privilégié, aux cartes, du moins à celles qui les arrangent.
Autre point. Le Burkina Faso essaie une nouvelle fois de convaincre la
Chambre que le Mali est lié par une acceptation de la médiation de la sous-
commission juridique de l’OUA.
Nous serons donc obligés de répéter que cette médiation a échoué. Et il n’y a
aucune nuance sur le point de savoir à cause de qui elle a échoué. Le sort des
médiations est de réussir ou d’échouer. Les Etats, n’en déplaise au Burkina Faso,
ont encore le droit d’être souverains dans l’acceptation d’une médiation. En336 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 11-13]

aucune façon, le Mali n’avait donné son accord pour admettre qu’il exécuterait
cette médiation, comme s’il s’était agi d’un arrêt de la Cour. Nous avons expliqué
dans nos écritures quelles distorsions on fait aux textes de l’époque pour essayer
de leur donner une telle valeur. Au surplus, les contacts bilatéraux qui reprirent
entre les Parties sur de nouvelles bases indiquent bien que cette proposition de
médiation devait être examinée, que le conflit devait être examiné sur de
nouvelles bases. On se souviendra que la proposition de la sous-commission a été,

du fait de textes ultérieurs adoptés par les Parties, dépassée. Enfin, en particulier,
par le compromis devant la Chambre qui la saisit a novo du différend. Il est clair
que cette saisine emporte, comme nous le disons, novation. L’objet du différend
est fixé par le compromis, ainsi que sa date critique. Jamais les Parties n’ont
entendu transformer la Chambre en chambre d’enregistrement ou d’appel de la
sous-commission juridique de l’OUA. La Chambre est saisie de l’ensemble et pas
simplement d’une action, d’un moment de négociations à une période qui est,
d’ailleurs, postérieure à la date critique.
A ce propos, nos collègues ont cité à l’envi les travaux de la sous-commission.
C’était de bonne guerre, puisqu’ils pouvaient en tirer beaucoup d’éléments favo-
rables à leurs thèses.
Le Mali souhaite conserver à propos des travaux de la sous-commission un
jugement très mesuré. Nous estimons qu’elle a fait, à l’époque, un travail de
déblaiement certain, mais qu’à défaut de temps, bien moins informée que ne l’est
la Chambre aujourd’hui — il suffit de comparer les éléments que l’une et l’autre
ont eus, aussi bien en fait qu’en droit —, avec une procédure extrêmement

sommaire et dont vous savez qu’elle n’était pas contradictoire, les solutions
qu’elle a formulées, l’intime conviction que dans ces conditions elle s’est forgée,
auraient, à notre avis, été différentes si elle avait bénéficié des avantages de procé-
dure dont votre Chambre a bénéficié.
Avant de quitter le champ de la compétence de la Chambre, nous voudrions dire
quelques mots sur la question du point triple puisqu’aussi bien cette limitation à la
compétence de la Chambre, c’est nous qui l’invoquons.
Nous avons entendu hier, sur ce sujet, à la fois mon ami Alain Pellet et S. Exc.
M. le ministre Ouedraogo, dans des sens différents. Que l’on comprenne bien ce
que je vais dire maintenant. Je relève ceci, et si nous avons été amenés à le relever
dans le passé, ce n’est pas du tout, comme Jean-Pierre Cot l’a cru, afin de créer
une espèce de zizanie au sein de l’autre équipe ou pour quelqu’idée machiavé-
lique. Notre problème est que nous trouvant devant la Chambre, nous devons
savoir exactement quelle est la position de l’autre Partie.
En l’occurrence, si on aborde d’abord le fond — je viendrai à la forme ensuite
— M. Pellet, sagement je pense, après avoir défendu courageusement la position
traditionnelle du Burkina Faso, a déclaré:

«Les considérations que je viens d’exposer nous conduisent à admettre
que, dans une perspective strictement juridique, il vaut peut-être mieux parler
de l’extrémité orientale de la frontière commune des deux Etats plutôt que du
point triple.» (C2/CR86/11, p. 88.)

Nous pensons avoir expliqué à la Chambre pourquoi cette position raisonnable
garantit les droits du Niger.
Malheureusement, S. Exc. M. Ouedraogo, après avoir demandé au Mali de
laisser la Chambre «statuer complètement, conformément au compromis et à la
parole donnée» ( ibid., p. 93) a, dans les conclusions présentées à la Chambre, fait
expressément allusion au point triple, puisque dans ces conclusions, on peut lire:
«jusqu’au point triple avec la frontière du Niger qui est constitué par les monts de
N’Gouma, situés au nord du gué de Kabia».[86/12 : 14-15] RÉPLIQUE DE M .SALMON 337

La contradiction est nette. Avant de dire, à mon avis, comment elle doit se
résoudre en droit, je souhaiterais répondre très respectueusement à S. Exc. M. le
ministre Ouedraogo: je pense que la proposition du Mali est conforme au compro-
mis et à la parole donnée. Elle est conforme aux deux car, comme l’a dit
M. Pellet, «elle permet à la Chambre de délimiter la frontière jusqu’à l’extrémité
orientale de la frontière commune des deux Etats». C’est donc toute la frontière.
Donc il n’est pas question qu’il y ait un morceau de la frontière entre les deux

Etats qui ne soit pas tranché ou qui puisse ne pas être tranché par la Chambre.
J’en viens donc maintenant au problème de droit. Lorsque l’on se trouve,
comme c’est le cas ici, devant une contradiction flagrante, je crois qu’en bonne
règle les déclarations de l’agent, qui exprime seul la volonté du gouvernement
représenté devant la Chambre et est seul habilité à engager son Etat devant elle,
doivent primer sur celles des conseils en cas de contradiction.
L’article 42 du Statut de la Cour dit que:
«1. Les parties sont représentées par des agents.

2. Elles peuvent se faire assister devant la Cour par des conseils ou des
avocats.»
Il en résulte que la qualité de représentant des parties est donc conférée aux
seuls agents.
Aux termes de l’article 40 du Règlement intérieur, paragraphe 1, on dit que:
«tous les actes accomplis au nom des parties après l’introduction d’une instance le
sont par l’agent...»
Je me permettrai aussi de citer un de nos livres de chevet, en tout cas à nous de

ce côté de la barre, l’ouvrage de Geneviève Guyomar qui rappelle bien les attri-
butions des agents:
«Les agents sont les représentants des Etats qui les ont désignés. Ils parlent
et agissent au nom de ces Etats avec toutes les conséquences que cela peut
impliquer. ... Ils peuvent être assistés de conseils ou d’avocats, d’experts ou
de conseillers experts. ... Les conseils, avocats, etc., sont placés sous l’auto-
rité de l’agent. N’étant pas les «représentants» de l’Etat qui les a nommés à
moins d’avoir été spécialement habilités à cet effet, ils ne peuvent théorique-

ment, ni engager ce dernier par leurs déclarations, ni prendre de décision en
ce qui concerne la conduite de la procédure...» (Geneviève Guyomar,
Commentaire du Règlement de la Cour internationale de Justice , Paris,
Pedone, 1983, p. 265.)
Il en découle que nous estimons donc que la position du Burkina Faso est que la
Chambre doit désigner le point triple et dire que ce point triple est N’Gouma, etc.,
comme il est indiqué dans les conclusions; telle nous paraît donc être la position
du Burkina Faso et, bien entendu, comme nous ne partageons pas ce point de vue,

dans nos propres conclusions, nous demanderons à la Chambre de ne pas désigner
de point triple et nous considérerons donc que le rapprochement qui avait pu
sembler s’esquisser par les paroles de M. Pellet ne doit pas être finalement retenu.
Renonçant à ces théories limitatives de recevabilité des preuves d’effectivité, la
Chambre l’aura remarqué, le Burkina Faso change brusquement d’argumentation
et se place maintenant sur le terrain de l’administration de la preuve.
Nous allons l’y suivre. Mais avant, nous devons regretter que l’enfant ait été
jeté avec l’eau du bain.
Sans qu’il s’agisse à proprement parler d’une règle de recevabilité des preuves,
il faut conserver à l’esprit les règles de fond, constamment rappelées par le
Gouvernement du Mali depuis le début de ses écritures — et sans jamais changer
lui —, qu’il y a des règles qui gouvernent la hiérarchie des titres dans les conflits338 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 15-18]

de frontière. Notamment, nous avons dit et répété que face à un titre convention-
nel (dans une relation interétatique) ou à un titre législatif ou réglementaire
valable (dans une relation intercoloniale), ce titre écrit prévaut sur les preuves
d’effectivités. Celles-ci seraient de l’usurpation qui ne pourrait être admise à son
tour comme titre que si l’on prouvait l’acquiescement de celui qui pâtit de cette
usurpation.
Dans la débandade des positions burkinabés, il faut tout de même retenir ce qui

est valable.

B. L A QUESTION DES PREUVES

Le problème des preuves est abordé par l’autre Partie dans un étrange cadre
conceptuel.
N’ayant pas réussi à imposer à la Chambre des limites pour la recevabilité des
titres, elle échafaude maintenant un régime de preuves original où s’enchevêtrent
droit colonial et droit international d’une manière très imaginative.
La Partie burkinabé commence par dire qu’aucune des preuves n’est à ses yeux
irrecevable. Ceci est une heureuse conclusion. Elle justifie cela par l’article 43,
paragraphe 2, du Statut de la Cour qui ne dit rien de tel expressément:

«La procédure écrite comprend la communication à juge et à partie des
mémoires, des contre-mémoires, et éventuellement, des répliques, ainsi que
de toute pièce et document à l’appui.»
Il n’est pas question là de preuve mais passons; il est vrai que l’idée exprimée

est exacte. Il n’y a pas de système d’irrecevabilité de preuve en droit international.
Toutefois, immédiatement après cette généreuse ouverture, le Burkina Faso
établit une hiérarchie à quatre niveaux dans la valeur probante des documents. Il
n’est pas possible d’ailleurs de savoir si la hiérarchie qu’il nous fournit provient
du droit colonial ou du droit international.
Procédant à l’examen de divers modes de preuves, les textes burkinabés passent
du droit colonial au droit international, sans indiquer exactement le fonctionne-
ment des aiguillages.
Le Burkina Faso semble craindre, tout d’un coup, le droit colonial. Il estime
que même si un arrêté est nul au regard du droit français, il ne le serait pas forcé-
ment en application des règles du droit des gens que la Chambre doit appliquer!
Autrement dit, la Chambre pourrait déclarer que n’est pas nul un acte du Gouver-
nement français qui pourtant l’était. Je ne comprends pas!
Il soutient également que, dans la sentence Hughes de 1933, l’éminent arbitre
aurait examiné le «will of the Spanish Crown» à l’aune du droit international,
sans s’embarrasser à l’excès de la technique juridique coloniale espagnole.
J’ai relu cette sentence et je dois dire que je n’ai rien vu de tel. Au contraire,

j’ai vu que la sentence à certains moments écartait très nettement des actes qui
avaient été accomplis par des autorités non légales, dans la région, au sens du
droit constitutionnel espagnol et refusait d’y faire droit ( Recueil des sentences
arbitrales, II, p. 1320 et suiv.).
De manière générale, le Burkina Faso soutient que le renvoi fait par le droit
international au droit colonial doit être «filtré» (C2/CR86/10, p. 10), qu’il doit
passer par le prisme du droit international (C2/CR86/11, p. 12).
Il ne nous paraît pas possible de suivre le Burkina Faso dans ce flou conceptuel.
Revenons aux principes.
La Chambre doit délimiter la frontière entre les deux Etats sur base de l’ uti
possidetis, c’est-à-dire conformément au legs colonial. Qu’on le veuille ou non, il
s’agit d’un renvoi du droit international au droit interne.[86/12 : 18-20] RÉPLIQUE DE M .SALMON 339

Cela n’a rien de révolutionnaire, la Chambre y a procédé à de multiples reprises.
Comme l’a dit excellemment un des éminents membres de la Chambre ici
présent et il m’excusera encore de le citer à nouveau:

«Il existe de nombreux cas où le droit international renvoie le juge au droit
national; il y en a d’autres — et c’est la majorité — où les actions entreprises
sur le plan national sont décisives dans la formation du droit international.
Dans une affaire où la Cour juge nécessaire d’appliquer le droit interne,
quelle est la preuve de ce droit? La Cour permanente a précisé qu’elle «doit
s’efforcer de l’appliquer comme on l’appliquerait dans ledit pays. Ce ne
serait pas appliquer un droit interne que de l’appliquer d’une manière diffé-
rente de celle dont il serait appliqué dans le pays où il est en vigueur.» Mais
logiquement il fallait se demander ce qu’est «l’application», et quelle est la
preuve de l’une ou l’autre application? La Cour a admis que cela impliquait
une appréciation, en particulier «la Cour appréciera librement la jurispru-
dence nationale». Et elle poursuit: «si celle-ci est incertaine ou partagée, il

appartiendra à la Cour de choisir l’interprétation qu’elle croit être la plus
conforme à la loi. Mais il ne serait pas conforme à la fonction qu’exerce la
Cour lorsqu’elle applique une loi nationale que de l’obliger à faire abstrac-
tion de la jurisprudence.» (M. Lachs, La preuve et la Cour internationale de
Justice dans la preuve en droit , Bruxelles, Bruylant, 1981, p. 115.)
Le renvoi, comme je le disais il y a un instant, fait par le droit international au
droit interne n’a donc d’une part rien de révolutionnaire, c’est une prise en consi-
dération du droit interne qui est nécessaire pour appliquer la norme de droit inter-

national. C’est en quelque sorte un des éléments nécessaires du raisonnement de la
Cour pour donner une juste application du droit international.
Mais il est évident qu’à partir du moment où la Cour est ainsi renvoyée à des
notions de droit interne, il faut les analyser en fonction de ce droit interne et toute
idée de filtrage est totalement étrangère à ce qui nous occupe. L’idée de filtrage
apparaît dans d’autres éléments du droit international, nous ne le nions pas: dans
le domaine des conventions, c’est-à-dire dans le domaine du consentement, etc.,
mais en tout cas certainement pas ici où il s’agit d’un type de renvoi similaire à
celui du droit international privé.
Il convient d’établir quel est le legs laissé par la colonisation; il faut alors
analyser la valeur que ces actes, textes, cartes, comportements, avaient dans
l’ordre interne concerné.
C’est ainsi que, contrairement à ce qui a été soutenu, le droit administratif fran-
çais n’établit en rien des hiérarchies qui conviendraient aux fins intéressées du
Burkina Faso. Je ne cacherai pas, Monsieur le président, Messieurs de la Cham-
bre, que, pour cette partie de ma plaidoirie, j’ai bien entendu été aidé par des
personnes qui connaissent mieux le droit administratif français que moi.

Le caractère inquisitorial de la procédure contentieuse administrative confère au
juge une responsabilité active dans la recherche de la vérité. A la différence du
juge civil, qui se borne à assister à un duel, le juge administratif doit rechercher,
au milieu des affirmations contradictoires, dans quelle mesure celles-ci sont corro-
borées ou démenties par les pièces d’instruction. Dans cette tâche, il n’est soumis
à aucun principe rigide.
Aussi peut-on comprendre le caractère libéral de la jurisprudence administrative
en matière d’admission de preuves. Même si un texte prévoit expressément
certains modes de preuves, à moins de dispositions formelles contraires, ce texte
ne peut être considéré comme excluant d’autres modes de preuves. Il appartient
au demandeur, au requérant, d’assortir de justifications ses allégations, de contes-
ter les affirmations de l’administration.340 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 20-22]

Mais il n’a à fournir de preuves que dans l’hypothèse où celles-ci peuvent
normalement être à sa disposition, sinon il lui suffit d’apporter de simples
présomptions, des commencements de preuves, des affirmations concordantes et
aussi précises que possible. Tous ces problèmes liés à la preuve sont réglés par le
juge qui tient compte de ce qu’il est possible, dans chaque espèce, de demander
raisonnablement à l’une ou l’autre Partie (V. Odent, Contentieux administratif ,
1965-1966, p. 620).
Quant au droit international, appelé à la rescousse par le Burkina Faso, la
grande liberté qu’il laisse aux Parties, dans le choix des preuves, est reflétée par
l’absence d’adoption par la Cour de toute règle restrictive à propos de la forme ou
de la soumission et de l’admissibilité de la preuve.
Comme on le sait, la seule limite est d’ordre temporel: il faut respecter des
délais pour présenter des preuves (D. V. Sandifer, Evidence Before International

Tribunals, p. 464 et 465) (Sandifer, op. cit., p. 202, 203).
Cela a pour conséquence qu’il n’existe en droit international aucune «hiérar-
chie» des preuves comme on pourrait en rencontrer en droit interne, avec des
présomptions qui protégeraient certains types de preuves; il n’y a non plus aucune
«force obligatoire» — c’est un mot qui est répété par le Burkina Faso comme
jouant ici un rôle (C2/CR86/11, p. 62); une telle idée que certaines preuves
auraient une «force obligatoire» à l’égard de la Chambre ne peut être retenue
s’agissant d’un système de preuve plutôt que d’un autre.
C’est ainsi que si l’on peut dire que des documents originaux, de quelque nature
qu’ils soient, mais surtout des documents officiels ou publics, peuvent être consi-
dérés comme constituant d’excellentes preuves des faits ou des objets qu’ils ont
pour but de rapporter (voir Sandifer, op. cit., p. 208, dernière édition), on n’écarte
pas pour autant l’admissibilité d’autres preuves. Ainsi il n’existe aucune règle de
procédure judiciaire internationale s’opposant à l’admissibilité des preuves les
plus discutables que sont les témoignages par ouï-dire (hearsay-evidence): voyez
encore ce qu’a dit à ce propos Sandifer ( op. cit., p. 368) qui cite d’ailleurs
plusieurs affaires soumises à la Cour ( op. cit., p. 369 à 372 — aussi bien le
Détroit de Corfou, Droits des ressortissants des Etats -Unis d’Amérique au Maroc )
et un certain nombre d’autres sentences arbitrales.
A cette grande liberté d’admissibilité des preuves en droit international public
correspond une liberté tout aussi grande, tout aussi totale, laissée au juge interna-

tional pour apprécier les preuves qui lui sont soumises. Les Parties ont l’obliga-
tion de fournir la preuve de ce qu’elles allèguent, éventuellement «de la manière
que la Cour juge nécessaire, c’est-à-dire pour la convaincre sur le fait et sur le
droit» (M. Lachs, Les preuves en droit international , op. cit., p. 112).
On se souviendra que, dans l’affaire de l’Ile de Palmas , Max Huber a déclaré:
«A défaut de stipulation expresse, un tribunal arbitral doit avoir une entière
liberté pour apprécier la valeur des assertions produites par les parties. Pour
la même raison, il est entièrement libre dans l’appréciation de la valeur des
assertions produites au cours de la procédure par un gouvernement en ce qui
concerne ses propres actes.» (Dans la traduction de M. Charles Rousseau,

RGDIP, par. 35, p. 167.)
Même en ce qui concerne les documents officiels, la Cour garde toute sa faculté
d’appréciation: il est en revanche évident qu’en ce qui concerne les preuves par
ouï-dire, la valeur de ces témoignages peut être refusée parce que les témoins
n’ont pu observer ce qu’ils rapportent ( Pomeroy’s El paso Transfer Co. , cité par
Sandifer, p. 369) ou parce que les allégations du témoin sont dépourvues de force
probante, comme le disait la Cour dans l’affaire du Détroit de Corfou (C.I.J.
Recueil 1949 , p. 16-17 ou 68-69).[86/12 : 22-24] RÉPLIQUE DE M . SALMON 341

Cependant, certains tribunaux ont affirmé que «evidence not based on personal
observation carries very limited weight, standing alone, as proof of the facts asser-
ted», ce qui veut dire que, même si, dans certains cas, la preuve par ouï-dire a un
poids limité, envisagée isolément, elle peut, associée à d’autres preuves, venir
conforter un raisonnement d’ensemble.
La commission de dédommagement britannique y a recouru d’ailleurs, en lui
donnant moins de poids qu’à une preuve documentaire, mais elle y a recouru tout

de même (voir notamment Lillich, International Claims , Postwar British Practice ,
p. 13).
Le problème du «hearsay-evidence» m’amène à reparler du problème des
villages et de leur limite, car il est évident que c’est ici que nous avons surtout
fait allusion à la tradition et que le problème se pose.
M. Jean-Pierre Cot, ne pouvant contester la pertinence des textes que j’ai cités
devant la Cour sur l’extension légale en droit colonial français des villages, croit
pouvoir tirer argument du fait que des conventions pouvaient être passées entre
villages pour régler des problèmes de chasse, des problèmes de pêche, de terrains
de culture ou de transhumance pour faire croire à la Chambre que le conseil du
Mali veut introduire un système de déstabilisation des frontières africaines.
Tout ceci n’est pas très sérieux.
Les conventions prévues à l’article 7 de l’arrêté du 30 mars 1935 que nous
avons reproduit en annexe (B/44) montrent que ces conventions relevaient des
chefs de village mais qu’elles étaient elles-mêmes sous le contrôle des chefs de
circonscription de manière telle que le respect de la limite du village ne fut pas

mis en danger par d’éventuels enchevêtrements. Vous vous souviendrez d’ailleurs
que c’est ce qui c’est passé dans l’affaire de Yoro, ce procès-verbal que nous vous
avons cité très fréquemment, et qui montrait avec beaucoup de précisions
comment procédaient, non seulement les chefs de village, mais leurs supérieurs
commandants de cercle qui étaient présents, ou commandants de circonscription.
Certes il peut arriver qu’il existe des enchevêtrements mais d’abord il faut le
prouver, cet enchevêtrement. Il ne suffit pas de dire qu’il peut exister, il faudrait,
il eût fallu que l’autre Partie nous prouve cet enchevêtrement. S’il peut exister
parfois, de toute façon je crois que ces enchevêtrements dans la région ne présen-
tent pas le caractère apocalyptique que l’on a suggéré.
Pour ce qui concerne la tradition, mais je reviendrai tout à l’heure sur ce point,
la Chambre se souviendra qu’après le brillant exposé qui avait été fait par
M. Pellet sur le fait que la jurisprudence du Conseil d’Etat s’appliquait, dans l’af-
faire, avec une hiérarchie qui lui convenait bien: les titres, les plans cadastraux et,
seulement après, les usages, nous avons montré qu’il était tout de même assez
difficile de faire passer les cartes que l’on avait dans la région pour des plans
cadastraux. Dès lors, comme par hasard, vous aurez remarqué qu’à la séance

suivante le Conseil d’Etat n’a plus aucune pertinence dans l’affaire, quel triste sort
pour le Conseil d’Etat qui est ainsi ballotté au gré des intérêts de l’autre Partie!
Il n’en demeure pas moins que nous estimons que ce texte reste pertinent
puisque dans la situation où il n’y a pas de titre, dans la situation où, dans ces
villages, il n’y avait pas de plans cadastraux, c’était donc aux usages qu’il fallait
se référer, aussi bien en appliquant je dirais le droit du Conseil d’Etat que la
pratique courante des administrateurs sur le terrain.
Il est évident que, loin d’être contraire au droit colonial, la tradition comme
moyen de preuve était utilisée tous les jours — on en a de multiples preuves — et
cela tenait au fait que la colonisation française respectait le système social local.
Si je puis faire ici un intermède personnel, cette affaire m’a donné une idée très
différente de ce que je me faisais sur la colonisation française. Par tout ce que j’ai
lu, par les centaines de documents qui me sont passés entre les mains en ce qui342 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 24-27]

concernait les problèmes de ces deux colonies, j’ai pu apprécier combien l’admi-
nistration française a été soucieuse de ne jamais détruire le tissu social local.
Contrairement à la distinction que l’on soutient souvent et qui m’apparaît mainte-
nant tout à fait sommaire, et qui consiste à opposer le système de Grande-
Bretagne où on aurait pratiqué l’administration indirecte et celui de la France où
on aurait une administration directe, quand on voit la façon dont les choses se
passaient concrètement, on s’aperçoit qu’il s’agit de simplifications réductrices et

erronées. A vrai dire, les administrateurs français étaient très soucieux du tissu
social dans lequel ils se trouvaient, et c’est pourquoi, chaque fois qu’il y avait des
litiges sur les terrains de cultures (cf. le procès-verbal de Yoro), et sur les
hameaux de cultures, à la fois sur les problèmes de propriété privée et sur ceux de
limites administratives des villages, questions qui sont totalement distinctes, on
voyait que les chefs de circonscription et les commandants de cercle se faisaient
appuyer des notables de la région pour ne pas modifier les traditions et les droits
locaux.
Les tentatives de repousser les éléments relatifs à la tradition comme irrece-
vables, que ce soit en droit interne ou en droit international, s’avèrent donc vaines.
Beaucoup plus sérieuse est la remarque du Burkina Faso sur la date critique.
Il est indéniable qu’un certain nombre de documents fournis par la Partie
malienne (D/142, D/200, D/201) et faisant état de la tradition orale sont des docu-
ments qui ont été obtenus après la date critique de 1960. Il ne s’agit pas un seul
instant de cacher l’évidence. Toutefois, nous avons estimé, dès le départ, citant
dans notre mémoire malien (vol. 1, p. 92) une étude faite par un juriste espagnol

sur la date critique, que des faits postérieurs à la date critique qui ne seraient que
des actes confirmatifs d’actes antérieurs ne devraient pas être nécessairement
repoussés pour la seule raison qu’ils seraient postérieurs à la date critique.
A ce propos, d’ailleurs, je voudrais attirer l’attention de la Chambre sur un
document qui a été fourni par les deux Parties et qui me paraît très important en
ce qui concerne la tradition d’une part et l’enchevêtrement limité d’autre part.
C’est le rapport de la sous-commission mixte de 1972. Ce document porte dans
les annexes maliennes le n oA/15. C’était, vous vous en souviendrez, une sous-
commission mixte des deux Parties, Haute-Volta/Mali, qui s’est rendue sur place,
dans les villages, aussi bien d’un côté que de l’autre. Elle a appliqué cette sage
méthode, c’est-à-dire qu’elle a consulté les notables de part et d’autre, et ce qu’ont
dit ces notables de part et d’autre se trouve aujourd’hui dans ce document. Il est
intéressant d’essayer de déterminer s’ils ont véritablement dit des choses inconci-
liables.
Si on examine ce document — je ne veux pas le faire devant les membres de la
Chambre parce que je ne veux pas prendre trop de temps et que c’est le genre
d’exercice qui doit être fait dans la tranquillité —, en reprenant le document et en

prenant une carte pour voir cela de très près, on voit que les notables du Diou-
louna disent qu’ils cultivent jusqu’à tel endroit ou qu’ils faisaient des travaux de
piste jusqu’à tel endroit. Et puis on regarde ceux de Diguel. Ils vous disent qu’ils
vont dans des champs qui ne sont pas les mêmes, sauf sur un qui, lui, apparem-
ment, est frontière. Mais pas les autres, puisque ce ne sont pas les mêmes qui sont
indiqués. Et quant aux travaux de frontière, si on calcule, on voit que pratique-
ment il y a, selon les dires, 4 kilomètres de différence. Les uns disent qu’ils vont
au sud de Dioulouna jusqu’à une certaine distance, les autres disent qu’ils vont au
nord de Diguel jusqu’à une certaine distance et on constate que c’est simplement
sur 4 kilomètres qu’il y a un chevauchement.
Je ne crois pas, Monsieur le président, Messieurs les juges, que si vous tranchez
cela, vous allez véritablement mettre l’Afrique à feu et à sang. Je n’estime pas que
vous allez la déstabiliser en essayant, avec équité, de voir à quel point ces dires[86/12 : 27-30] RÉPLIQUE DE M . SALMON 343

sont contradictoires car ils ne le sont pratiquement pas, si ce n’est sur un ou deux
kilomètres. D’ailleurs, si les Parties avaient eu à ce moment-là un petit peu plus
de bonne volonté, il est clair que cela aurait été arrangé tout de suite. On pourrait
faire exactement la même analyse pour les autres points de la frontière parce que

la sous-commission a fait son enquête village par village, dans ce procès-verbal
très intéressant où les deux Parties ont pu s’exprimer, aussi bien la Haute-Volta
que le Mali. En tout cas, vous verrez que les notables des deux côtés furent enten-
dus par la sous-commission.
On a souvent demandé au Mali pourquoi il tenait tant à l’équité infra legem. Eh
bien! Je crois que c’est justement là, dans la pesée de petites choses de ce genre,
où il s’agit de déterminer à qui on va donner raison, que le sens de l’équité infra
legem va pouvoir jouer, en ces matières de preuves délicates où il faut peser le
droit et le fait dans leur relation intime en fonction de toutes les circonstances de
l’espèce. Je crois que là, la Chambre n’aura pas de difficulté, et n’aura pas du tout
le sentiment de tomber dans l’ ex aequo et bono .
Il me reste à dire quelques mots sur le problème de la date critique ou, plus
exactement, des dates pertinentes.

C. L A QUESTION DE LA DATE CRITIQUE ET DES DATES PERTINENTES

Comme l’ont écrit de nombreux auteurs, il n’y a pas une date critique mais il y
a une multiplicité de dates pertinentes dans une affaire.
Si les Parties sont d’accord sur la fourchette ultime, si vous me permettez cette
expression, 1959-1960, pour juger de l’ uti possidetis , il s’en faut de beaucoup
qu’il s’agisse de la seule date pertinente.
La disparition de la Haute-Volta du 5 septembre 1932 au 5 septembre 1947 rend
les actes accomplis dans cette période suspects. Nous avons écrit bien entendu
qu’il faut chaque fois juger en fonction des circonstances. Tout dépend de la
nature de l’acte. Mais enfin, il est évident que cette période est une période

suspecte puisqu’elle pourrait avoir eu pour effet de modifier les limites de la
Haute-Volta pendant cette période.
Donc, à partir du moment où le Burkina Faso met en doute ce qui s’est passé
entre 1932 et 1947, il faut que l’on retrouve l’identité de la Haute-Volta avant
1932. Pour déterminer ce qu’était la Haute-Volta en 1947, on est renvoyé néces-
sairement à la Haute-Volta d’avant 1932, puisque c’est celle-ci qui doit être réta-
blie. On constate donc qu’il y a une nouvelle date critique qui est tout à fait essen-
tielle.
Au surplus, chaque fois que la validité d’un acte ou l’opposabilité d’un acte ou
d’un comportement est mis en cause, c’est évidemment en se plaçant à la date de
cet acte, la date où il a été pris, la date où le comportement a été exercé, la date
où la carte a été faite, qu’il faut se situer pour juger de sa validité. C’est une règle
élémentaire de droit intertemporel.

Il n’est donc pas acceptable que, sans la moindre analyse de la situation,
certains conseils du Burkina Faso, et en l’occurrence mon ami Jean-Pierre Cot,
déclarent péremptoirement que c’est à la période la plus récente et la plus proche
de la date critique qu’il faut se placer pour juger les cartes. Ceci est évidemment
inexact, s’il s’agit de savoir ce que valait une carte au moment où elle a été faite.
Ceci est inexact, s’il s’agit de savoir quel était le contenu du Burkina Faso avant
1932. En revanche — et là je serais prêt à accepter sa position — ce serait exact
si l’on voulait prouver qu’il y a eu un changement qui s’est fait après 1947, chan-
gement qui aurait été imposé par la colonie avant l’indépendance, et qui alors,
bien entendu, s’imposerait aux Parties.344 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 30]

Donc il n’est pas possible de vouloir toujours apprécier tous les comportements
uniquement en se plaçant, comme on a tenté de nous le soutenir, à la date la plus
proche de la date critique.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, j’en ai ainsi terminé avec l’en-

semble des problèmes de caractère général que le Gouvernement du Mali souhai-
tait soumettre à la Chambre. Les orateurs qui vont maintenant se succéder sont
tout d’abord M. Delmond, qui est administrateur en chef de la France d’outre-mer
en retraite, puis mon collègue, M. Raymond Ranjeva, puis ensuite, probablement
dans l’après-midi, mon collègue M. Pierre Dupuy et M. Diadié Traoré. Je reparaî-
trai de nouveau pour un très court instant avant de céder la place à notre agent.[86/12 : 31-32] 345

EXPOSÉ DE M. DELMOND

EXPERT DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. DELMOND: Monsieur le président, Messieurs les juges. Permettez-moi
d’abord de me présenter. Mon nom est Paul Delmond et je suis administrateur en
chef des colonies, ou des affaires d’outre-mer, si vous le préférez, en retraite.
J’ai servi durant de longues années en Afrique noire et généralement dans des
circonscriptions dites de «brousse», toutes situées dans la zone du Sahel ou de la
Savane, depuis la Mauritanie jusqu’au Tchad en passant par le Soudan français, la
Haute-Volta, le Niger et le nord du Cameroun. En fait toute ma carrière s’est
déroulée entre le dixième et le quatorzième degrés de latitude nord, ce qui vous
situe tout de même géographiquement les régions.
J’ai été notamment commandant de cercle de Dori, dans la boucle du Niger, où
j’ai eu l’honneur d’être l’un des successeurs du très remarquable François de
Coutouly, circonscription que j’ai parcourue presque exclusivement à cheval (et
aussi à dos de chameau) car c’était pendant la seconde guerre mondiale et nous
n’avions pas de voiture, ou si l’on préfère pas de carburant. Du reste une grande
partie de cette région et notamment tout le nord de la circonscription, la région

précisément des mares du Béli, était dépourvue de pistes carrossables. Ce sont des
régions, vous savez, extrêmement perdues, très loin de tout, des steppes immenses
où l’on ne rencontre que de loin en loin, pendant certaines saisons du moins, un
troupeau conduit par un berger.
Les parages de la mare de Soum, c’est-à-dire l’ouest de toute cette région, le
nord-ouest du Gourma, les parages de la mare de Soum et du point d’eau d’Aghaf
N’Ahman sont plus sauvages encore. Je m’y suis trouvé en présence de fourrés
d’épineux, je devrais dire de forêts, quasiment infranchissables et impénétrables;
par-dessus le marché, tout ce pays est infesté de lions. Telle est la terre de Canaan
dont nos deux Etats antagonistes se disputent la possession...
(Je devrais mettre certains des termes que j’ai employés à l’imparfait car il
paraît que depuis cette époque on n’y trouve plus de lions ni même aucun animal,
étant donné que la sécheresse a tué tout le monde.)
En dépit du grand intervalle de temps qui s’est écoulé depuis lors, je garde un
souvenir très précis de ces pays et des populations qui l’habitaient, d’abord parce
que, Dieu merci, j’ai une assez bonne mémoire, mais aussi parce que je me suis

attaché à les étudier de façon exhaustive; mes travaux sur cette région ont été
publiés par les soins de l’Institut français d’Afrique noire, l’IFAN, et ces travaux,
évidemment, lorsque j’en ai besoin, lorsque je désire les consulter et les relire
pour me rafraîchir la mémoire, me remettent un certain nombre de choses
présentes à l’esprit.
Ces articles et ces monographies sont les suivants:

1) Esquisse géographique du Gourma central : le cercle de Dori , qui a paru dans
les «Notes africaines» du Bulletin de l’IFAN, en deux numéros en avril et en
juillet 1949; 2) Un travail plus important qui s’intitule Dans la boucle du Niger,
Dori ville peule , que j’ai écrit en 1946-1947 et qui a paru dans les Mélanges
ethnologiques de l’IFAN en 1954. Il a été mon mémoire de brevet du Centre
des hautes études d’administration musulmane; 3) Enfin un modeste Essai de
classification des Peuls du cercle de Dori , écrit en 1948 et publié en 1952 à
Lisbonne où se tenait alors un congrès des Africanistes.346 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 33-35]

Si je cite ces différents travaux, c’est pour vous dire tout de même à quel point
cette région m’est connue.
Mais il faut dire, de toutes façons, que, dans ce métier d’administrateur tel que
nous le concevions, nous visitions sans relâche les circonscriptions dont nous
avions la charge, interrogeant les gens des villages et nous entretenant avec eux, et
que par conséquent nous possédions le pays à fond et en connaissions passable-
ment les populations. Cette haute conception de notre profession, nous l’avions

apprise dès notre entrée à l’Ecole coloniale. Un tel savoir, acquis et entretenu par
un contact incessant, ne saurait s’effacer de la mémoire, même après quarante ans
écoulés.
Avant de terminer ce petit avant-propos, je voudrais préciser deux points:

En premier lieu, indiquer que j’ai servi au Soudan français, l’actuel Mali, durant
près de huit ans, de 1932 à 1940, dans diverses circonscriptions et que j’ai terminé
comme lieutenant au camp de Kati en mars 1940; mais que j’ai servi également
en Haute-Volta, d’abord en qualité de commandant de cercle de Dori (qui dépen-
dait alors du Niger), puis de commandant de cercle de Koudougou.
C’est dire que les deux pays concernés me sont pareillement familiers, ainsi que
leurs populations auxquelles je demeure très attaché. Je n’ai donc, dans l’affaire
qui nous occupe, aucun intérêt ni parti pris pour l’une comme pour l’autre des
Parties, contre l’une comme contre l’autre.
Il se trouve que j’ai été sollicité comme expert par la République du Mali, mais
j’aurais pu l’être aussi bien par le Burkina Faso et j’aurais tenu le même langage.
J’ajouterai qu’outre mes services en Afrique comme administrateur j’ai, comme

officier, commandé des tirailleurs mossi aussi que des bambaras et des malinkés et
que j’en ai eu la même satisfaction. Aussi puis-je affirmer que je ne sers ici que la
vérité, la vérité et ce que je crois être le bon sens.
D’autre part, je n’ai plus, étant à la retraite depuis assez longtemps, aucune
position officielle et je ne suis donc mandaté par aucun service ministériel fran-
çais. Je suis venu ici à titre strictement personnel, comme un vieil Africain que je
prétends être, et les renseignements que je donnerai, comme les opinions que je
serai amené à émettre, n’engageront que moi-même.
Voilà ce que je voulais dire à titre personnel et maintenant, si vous me le
permettez, Monsieur le président, Messieurs les juges, je vais aborder mon exposé
proprement dit. Voici quel sera mon plan.
Je vous exposerai d’abord quelques généralités sur ce que l’on appelle «le
Gourma». Puis je vous exposerai quelles sont les raisons pour lesquelles, selon
moi, il n’a jamais été procédé à des délimitations exhaustives. Ensuite, j’exprime-
rai quelques observations sur la pratique administrative relative notamment aux
délimitations ponctuelles et aux liaisons qu’elles nécessitaient entre administra-
teurs de circonscriptions limitrophes.

Puis je vous parlerai de la notion et de la pratique de la gestion des « confins »
durant la période dite «coloniale», ainsi que des modalités de la coopération avec
les commandants de cercles et de subdivisions voisins pour l’administration des
populations nomades.
Je vous dirai ensuite quelques mots sur l’usage des cartes géographiques et l’au-
torité qui leur était conférée, de notre temps, ainsi que sur la pratique des croquis
et des levés d’itinéraires effectués par les administrateurs.
J’espère qu’en vous développant ces différents points, mon discours ne sera pas
trop décousu. J’espère aussi qu’il vous apportera, après les brillantes plaidoiries que
vous avez entendues de part et d’autre, des choses nouvelles et, en particulier, un cer-
tain écho des réalités concrètes de l’Afrique. Qu’après les pays, les mares et les fron-
tières, vous entendrez parler un peu des hommes, et en particulier des nomades.[86/12 : 35-38] EXPOSÉ DE M . DELMOND 347

Il faut en l’occurrence essayer, pour comprendre ces derniers, de nous dé-
barrasser le plus possible de nos concepts congénitaux et viscéraux de séden-
taires.

L E CADRE GÉOGRAPHIQUE NATUREL

Je voudrais donc vous parler un peu, d’abord, du cadre géographique naturel. Si
je crois devoir vous parler de cette question, ce n’est pas pour revenir sur des
généralités qui vous sont certainement connues dans leurs grandes lignes, mais
d’une part pour préciser le sens de certains mots, et aussi pour rectifier quelques
erreurs qui ont été commises et mieux vous renseigner sur ce pays.
Le cadre géographique d’ensemble du conflit frontalier entre le Mali et la
Haute-Volta (alias Burkina Faso) est la boucle du fleuve Niger et plus précisément
le Gourma . De tous les pays qu’englobe le grand fleuve dans son circuit semi-
saharien: Macina, Yatenga, Mossi, Gourma, les trois premiers se partagent du
nord au sud la partie occidentale, tandis que le dernier occupe la partie orientale.

Le Macina est le pays de Mopti, de Saraféré, de Bandiagara, de Douentza. Le
Yatenga, qu’épaulent à l’est le Djelgodji de Djibo et l’Aribinda, est la région dont
Ouahigouya est le centre. Le Mossi enfin correspond à l’ancien Empire du
Mogho-Naba de Ouagadougou.
Le Gourma, lui, s’étend à l’intérieur de cette boucle du fleuve, des monts de
Hombori à Say et des abords de Gao au pays gourmantché, dont le centre est Fada
N’Gourma. On remarquera qu’est appelée communément «Rive gourma» de
Tombouctou jusqu’à Say, la rive droite du fleuve, par opposition avec la gauche,
que l’on dit «Rive haoussa». D’autre part, la localité que les Touaregs nomment
Taghraroust porte officiellement le nom de Gourma-Rharous. Il est courant enfin
que l’on emploie le nom de Gourma en parlant de la région peuplée par les Gour-
mantché, à la capitale desquels les Haoussa donnent le nom révélateur de Fada
N’Gourma. Cette même appellation de Gourma par contre est peu usitée s’agis-

sant des régions situées entre les rives du grand fleuve au nord et à l’est et le pays
gourmantché au sud, et qui pourtant se soudent aux uns comme à l’autre.
En réalité, il y a bien lieu d’englober dans ce même vocable de Gourma toute la
partie orientale des régions limitées par la boucle du Niger, dont Dori constitue le
centre. C’est là du reste l’opinion de M. Maurice Delafosse, qui applique à ces
pays indifféremment les noms de Gourma et de Haribanda. Le Gourma recouvre
ainsi les parties sud des subdivisions de Gourma-Rharous et d’Ansongo, la partie
orientale de la subdivision de Douentza, les cercles de Dori et de Fada N’Gourma,
enfin les subdivisions de Téra et de Say. Tout cela comme vous le voyez est à
cheval sur trois Etats. Nous ne parlerons ici que du cercle de Dori qui en consti-
tue la partie centrale.
Je voudrais dire un mot très bref sur l’orographie.
Pour quelqu’un qui connaît passablement ce pays, il est parfois un peu lassant,

quand ce n’est pas amusant, suivant l’humeur du moment, d’entendre parler des
montagnes du Gourma.
L’ensemble du Gourma central et septentrional, mise à part bien sûr la
montagne de Hombori, est un pays à peu près plat comme la Hollande, les canaux
en moins. Je n’y connais que quelques pitons d’origine gréseuse surgissant de
place en place.
Quant aux montagnards fétichistes dont j’ai entendu parler, je ne pense pas
qu’on puisse les trouver au Gourma, si ce n’est peut-être dans le massif de
Hombori, mais surtout dans celui de Bandiagara, habitat des célèbres Dogons.
Les prétendues montagnes situées au nord de la vallée du Béli sont en fait de348 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 38-40]

faibles élévations de terrain qui sont mentionnées sur la carte de l’IGN. Je ne suis
pas très sûr de les avoir vues; en tout cas, je n’ai nullement été happé par leur
relief. Et pourtant, j’ai maintes et maintes fois fréquenté ces parages, encore que
presque toujours sur la rive sud.
Pourquoi la rive sud? Tout simplement parce que je ne me serais pas permis,
même seul, sans mes garde-cercles, de me déplacer sur la rive nord, sans en
avertir le commandant de cercle de Gao, car je savais que je n’étais plus chez moi.

Le commandant de cercle de Gao ou son subordonné, le chef de subdivision d’An-
songo, ne m’auraient certes pas fait tirer dessus, mais c’était entre nous une règle
de courtoisie élémentaire, que de ne pas aller chez le voisin sans l’aviser au préa-
lable. Bien entendu, je reviendrai sur ce point (ou plutôt sur cette ligne).
Quant aux monts N’Gouma, je ne puis pas vous en parler, je ne les ai jamais
vus et je ne suis jamais allé jusqu’à l’endroit où ils se situent peut-être. Car pour
le coup c’était nettement en dehors de ma circonscription.
Voyez-vous, il faut se méfier: le Gourma est le pays des mirages.
Les influences désertiques dans la boucle du Niger descendent plus bas en lati-
tude que dans les régions voisines situées sur la rive haoussa.
Toute une partie du Gourma septentrional est de type et de climat saharien. En
1938, plusieurs passagers d’une camionnette postale tombée en panne près de la
mare de Gossi, c’est-à-dire sur la route automobile qui traverse tout le nord du
Mali entre Mopti et Gao, y sont morts de soif et ce n’est pas là un cas absolument
isolé. Donc on se trouve près de la mare de Gossi déjà nettement en pays saharien.
Tout le système hydrographique de ce Gourma central appartient au bassin du

Niger. Toutefois, beaucoup de cours d’eau qui devraient être les tributaires du
grand fleuve ne parviennent pas ou ne parviennent plus jusqu’à lui, ou en tout cas
n’y arrivent que très affaiblis. Cette région, surtout vers le nord, est du domaine
de l’aréisme, c’est-à-dire de l’absence d’eaux courantes, ceci à cause de sa pente
très faible, d’une pluviométrie peu abondante et rare et d’une évaporation solaire
considérable.
Il y existe du reste de véritables bassins fermés , telle la mare de Soum. L’Ou-
dalan, qui constitue la partie nord du cercle de Dori, est à cet égard une contrée
caractéristique. Aussi ne suis-je pas surpris d’apprendre qu’il y existerait des
mares «fossiles». C’est tout-à-fait vraisemblable.
Le plus important des cours d’eau temporaire de la région est le Béli (Béli est le
pluriel, en peul, du mot Ouendou qui veut dire «la mare»), encore appelé Agachar
en tamachek, qui vient des pentes orientales du massif de Hombori et qui, coulant
vers le sud-est, irrigue la partie nord de l’Oudalan. Avant de se jeter dans le Niger
(si l’on peut ainsi parler d’une sorte d’«oued» qui est généralement à sec!) aux
environs de Dounzou, il est grossi à Yatakala (où il porte le nom de Youmban) par
les eaux du Gôrouol.

C’est cette vallée du Béli, avec son alignement de mares, qui est au centre de
notre sujet.
Elle constitue en effet, à la jointure du Gourma septentrional, déjà de type saha-
rien, et du Gourma central, de climat sahélien, une zone de relative prospérité et le
lieu de rassemblement naturel de tous les éleveurs de bŒufs, de moutons et de
chameaux de ces régions.
Lieu de rassemblement, donc lieu de rencontre, mais aussi, ainsi que nous le
verrons, limite géographique.

Lacunes de la délimitation

Cela dit, nous avons entendu que si, durant la période dite «coloniale», les
limites territoriales n’avaient pas été fixées avec une précision rigoureuse entre les[86/12 : 40-42] EXPOSÉ DE M . DELMOND 349

circonscriptions du nord et du sud, et en particulier dans la région du Béli, les
raisons en étaient les suivantes:

1. Tous ces territoires étaient de même obédience, appartenant à la France. Des
deux côtés de la limite, les agents d’autorité responsables étaient des Français,
officiers des troupes coloniales dans les premiers temps, puis administrateurs,
entre lesquels il ne pouvait y avoir de conflits, mais tout au plus des divergences
de vues, chacun ayant une tendance naturelle à défendre la position de ses admi-
nistrés.
Il paraissait donc suffisant que les limites territoriales fussent marquées dans les
textes comme sur les cartes géographiques, par quelques points de repères impor-
tants.
Toutefois, cette raison qui n’en est pas une, puisqu’elle se ramène en fait à une
négligence, n’apparaît pas suffisante; l’on constate en effet qu’en pays sédentaire
il n’en était pas de même: dans ces régions, il importait au plus haut point de

déterminer des limites précises en raison de l’existence de collectivités indigènes
(provinces, cantons, villages) qui connaissaient passablement leurs limites tradi-
tionnelles, ne fût-ce qu’en raison des terrains de cultures qui leur appartenaient.
2. Et ici intervient, à mon avis, la deuxième raison, la plus pertinente, expli-
quant le flou de ces limites: c’est que le pays en question était une zone de pâtu-
rages uniquement fréquentée par les pasteurs nomades.
Or, chacun sait que les pasteurs nomades ne connaissent pas de frontières, et
que seuls les intéressent et règlent leurs déplacements au gré des saisons les
besoins en pâturages de leurs troupeaux. La détermination de limites territoriales
bien définies, de ce fait, ne revêtait qu’un intérêt théorique et, de toutes façons, ne
devait pas avoir pour effet d’entraver ni même de gêner si peu que ce fût les allées
et venues des groupements nomades.
Ce constat de frontière inadéquate en pays habité par des nomades est apparu
dès le début de la pénétration française.
On peut citer à cet égard un écrit du capitaine Girodon, résident de France à
Dori en 1905:

«Dans le Béli, il n’y a pas, il n’y a jamais eu de villages, mais les Bellabés
d’un certain nombre de tribus touareg, notamment les Wara-Wara, cultivaient
le long des mares de Tin Akoff à Fadar-Fadar de vastes lougans qu’ils ont
abandonnés depuis 3 ans.»

La reconnaissance du pays a convaincu le capitaine Girodon qu’aucune délimi-
tation géographique n’était possible:

«Le Béli n’étant peuplé que de nomades, si on adoptait une ligne de
démarcation quelconque, ces nomades se trouveraient suivant leurs déplace-
ments relever tantôt d’une résidence tantôt d’une autre, et il pourrait en résul-
ter certaines difficultés si, sur des points de détail, les vues des deux résidents
n’étaient pas absolument identiques.»

Telle a toujours été l’opinion des administrateurs qui se sont succédés dans la
boucle du Niger (aussi bien à Dori qu’à Ansongo ou Gao, ou Douentza), et c’est
pourquoi il n’a jamais paru nécessaire de revoir ces limites territoriales et d’en
déterminer de plus près le tracé.
3. On peut ajouter à ce qui précède que la connaissance de toute cette région
déshéritée et loin de tout était très insuffisante et que l’on ne disposait pas du
minimum de cartes permettant une description exhaustive des limites.
Evidemment, à partir du moment où ces limites entre des territoires d’apparte-
nance identique se muaient en frontières internationales , il eût été extrêmement350 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 42-44]

souhaitable et même indispensable qu’elles fussent une fois pour toutes reconnues
sur le terrain, puis décrites avec précision dans les textes officiels, donc le cas
échéant négociées entre les parties intéressées, mais en assortissant ces textes de
conventions explicites sur l’usage des pâturages.

Or, il nous faut bien le constater, rien de cela n’a été fait .
Pourtant, on eût fait ainsi l’économie d’un différend bien absurde, il faut le
reconnaître, dont nous avons été les témoins impuissants, et qui a dégénéré en
conflits frontaliers causant des victimes de part et d’autre; différend à l’enjeu
dérisoire quand on songe à l’état de détresse où ces pays sont plongés présente-
ment par suite de plusieurs années successives de sécheresse et de la destruction
du cheptel animal qui s’en est ensuivie.
Cela est d’autant plus attristant qu’il s’agit d’ ethnies identiques, de part et
d’autre, parlant les mêmes langues, qui vivent des deux côtés de ces prétendues
«frontières»: des Songhay, des Mossi, des Peuls, Touaregs et Bellahs, ethnies
coupées en deux tronçons (je dis en deux, en réalité en trois, si l’on tient compte
que certaines parties de ces ethnies vivent sur le territoire du Niger), coupées donc
en deux ou trois tronçons par ces limites et qu’il était impossible de rassembler

complètement d’un même côté. Ces ethnies ne constituent-ellesepas des sortes de
nations, au sens que l’on donnait à ce concept au XVIII siècle, quand on parlait à
propos de la Nouvelle France de la «nation» des Hurons ou de celle des
Iroquois? Au sein même de ces patrouilles militaires qui se sont livré bataille dans
la zone contestée du Béli, il y avait vraisemblablement, face à face, des frères de
race ou frères en ethnies, ce qui rend à mon avis ces affrontements infiniment
regrettables, bien davantage sans doute que s’ils avaient mis aux prises des gens
appartenant à des ethnies différentes, fussent-ils de même «nationalité».
Croyez bien, Monsieur le président, que je pèse mes mots lorsque je parle de
ces ethnies et ne pensez pas que je me complaise dans des idées archaïques, dans
le concept d’un tribalisme jugé souvent anachronique. Au sein des jeunes nations
africaines, l’ethnie est encore et pour longtemps, je crois, une réalité vivante, et
c’est tout à fait légitime, d’autant plus qu’elle est en général assortie d’une

profonde différence de langue.

PRATIQUE ADMINISTRATIVE RELATIVE AUX DÉLIMITATIONS ET LIAISONS .
D ÉLIMITATIONS PONCTUELLES

Ces régions perdues et dépourvues de pistes utilisables en toutes saisons, on
vous l’a dit, étaient rarement visitées par les autorités, et les délimitations néces-
saires entre les cercles, mais également entre les cantons, étaient souvent laissées
de côté parce que les contrées en question étaient très éloignées des chefs-lieux, et
que ces opérations exigeaient absolument la présence sur place, en commun, des
administrateurs des circonscriptions limitrophes, ce qui posait toujours des
problèmes, même pour des délimitations ponctuelles, ne nécessitant donc que des

absences de courte durée.
Notre administration en effet, il faut le reconnaître, était souvent à l’excès prag-
matiste et réaliste. Pour beaucoup de mes collègues, seule comptait la partie utile
du pays, celle qui était peuplée et cultivée. Les régions d’élevage les intéressaient
déjà beaucoup moins; à plus forte raison les contrées inhabitées ou préjugées
telles. Il faut reconnaître qu’on n’avait vraiment pas de temps à perdre pour aller
se promener dans ces pays à l’écart de tout. Nous n’avions pas de loisirs pour
faire du tourisme, et certains gouverneurs, lorsque nous effectuions des tournées
dans les confins, n’hésitaient pas à nous reprocher de nous prendre pour des
explorateurs.[86/12 : 45-47] EXPOSÉ DE M .DELMOND 351

Or, personnellement, sans certes faire du tourisme, j’avoue que j’étais très attiré
par les confins ; je pourrais dire fasciné par les confins. Peut-être un peu, je
l’avoue, à cause de mon esprit romantique et d’un certain mystère qui les entou-
rait, et de mon goût personnel pour l’exploration.
Mais aussi, tout simplement, parce que j’aime, en toute matière, connaître les
limites de ma compétence et, d’autre part, parce que je savais par expérience que
ces territoires peu connus, généralement contestés, à la frontière de deux circons-

criptions, servaient fréquemment de refuge à de mauvais contribuables, à des gens
recherchés par la justice, et autres réfractaires et hors-la-loi.
C’est ainsi que je pourrais vous citer maints cas personnels et, notamment, celui
du hameau clandestin de Koté aux limites sud du cercle de Kita, où je débusquai
un jour, au milieu des hautes herbes, un groupe de réfractaires parmi lesquels il y
avait d’anciens compagnons d’armes de Samory qui, depuis trente-cinq ans,
vivaient cachés, ignorés des autorités, au milieu des fauves. Il y eut là une belle
envolée de moineaux et j’avoue que je ne leur ai jamais couru après!
Voilà pourquoi, aussitôt que je fus investi de mon premier vrai commandement,
celui du cercle de Dori, en 1942, je m’intéressais à toutes les limites sans excep-
tion, aussi bien au nord qu’au sud, à l’est comme à l’ouest.
J’ai entretenu dès ce moment une correspondance importante avec tous mes
voisins, organisé avec eux des liaisons et des rencontres, procédé dans plusieurs
cas à des délimitations ponctuelles. J’étais l’un des rares à m’intéresser à la ques-
tion. Certains de mes voisins, eux, n’ont pas hésité à m’envoyer promener. Le
commandant de cercle de Kaya, en particulier, m’a dit qu’il avait «d’autres chats

à fouetter» qu’à s’occuper de ses frontières et, pourtant, nombreux étaient les
Mossi de sa circonscription qui, pour échapper à l’impôt ou au recensement
venaient s’installer sur le territoire de Dori, ou aux lisières extrêmes de celui-ci.
Et d’un autre côté, on trouvait aussi, dans ces mêmes parages, des Peuls du cercle
de Dori mêlés aux Mossi du cercle de Kaya.
Mes rapports avec mon voisin de Ouahigouya ont été plus difficiles encore. Car
il est arrivé à plusieurs reprises que les autorités de Ouahigouya procédassent au
recensement de semi-nomades du cercle de Dori sans même vérifier où ils étaient
installés.
Ces difficultés m’ont obligé en 1943 à me rendre à Ouahigouya pour rencontrer
le commandant de cercle et aussi à faire une longue tournée en liaison avec son
adjoint, M. Roger Bain, et en sa compagnie, sur tout le tracé de notre frontière
commune, et si nous avons pu arriver à un arrangement et à une délimitation satis-
faisante, comme l’indique un certain procès-verbal de novembre 1943 entre nos
deux cercles, par contre, notre rencontre a été parfaitement inutile en ce qui
concerne l’appartenance du village de Gountourényényé et de toute la zone située
entre cette localité et la mare de Soum. Je crois, en définitive, que mon voisin de

Ouahigouya, qui vivait en pays sédentaire, ne comprenait rien aux notions et aux
concepts de nomades et de semi-nomades.
La plus importante des liaisons que j’ai effectuées avec les autorités limitrophes
de Dori a eu lieu en août 1944 à Hombori avec le cercle de Tombouctou, repré-
senté par le chef de subdivision de Gourma-Rharous; elle fut nécessitée par les
litiges entre éleveurs au sujet des pâturages du Béli, donc indirectement au sujet
de la frontière.
Cette liaison se fit en présence de Balabo Maïga, chef de canton de Hombori et
de tous les chefs touaregs nomades, aussi bien du nord que du sud. Et un proto-
cole fut établi à son issue le 25 août 1944, document qui fut signé par toutes les
personnalités présentes.
Je précise que cette tournée, effectuée en pleine saison des pluies, à travers un
pays saturé d’eau, m’éloigna de mon poste pendant vingt-cinq jours, dont dix-huit352 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 47-49]

à dos de chameau; heureusement j’avais un adjoint sérieux pour tenir le poste en
mon absence. Cette tournée me permit de visiter par deux itinéraires différents,
mais sans suivre aucune piste, tout le secteur du Gourma compris entre Hombori,
In Abao, Aghaf N’Ahman et la mare de Soum. Je note en passant que c’est à
Hombori que nous apprîmes, par la station radio, la libération de Paris.
Cette jonction entre Hombori et Dori, absolument insolite car en dehors des
itinéraires habituels, avait été réalisée, quarante-cinq ans auparavant, par un lieu-

tenant en 1899, et jamais depuis cette date. Peu de temps après, lorsque je rencon-
trai mon chef direct, le gouverneur Toby, il me demanda d’un ton ironique s’il
était vraiment indispensable que je m’absentasse de mon poste vingt-cinq jours
d’affilée.
J’ajouterai que bien entendu, tout le long du chemin, j’avais fait mes levés d’iti-
néraires à l’aide de la boussole-alidade, et en pratiquant de nombreux recoupe-
ments.

G ESTION DES CONFINS

Que vous dirais-je, Monsieur le président, Messieurs les juges, quant à la notion
et à la pratique de la gestion des confins durant la période dite «coloniale» et aux
modalités de la coopération des commandants de cercles et de subdivisions qui ne
fassent double emploi avec ce qui précède?
Je crois utile tout de même, puisque j’ai tenu à vous entretenir des nomades et
du nomadisme, de préciser dans quelles conditions ces déplacements des groupe-

ments et de leur cheptel se faisaient dans la région du Béli.
Des très anciens rapports, tels ceux de la mission de Gironcourt en Afrique
occidentale entre 1908 et 1912, exposent très bien quelles étaient, dès cette
époque, les allées et venues respectives des Touaregs du Gourma septentrional
d’une part et de l’Oudalan d’autre part, vers cette zone suivant de véritables
pactes tacites.
C’est ainsi que la vallée du Béli se répartit, écrivait-on, entre la rive sud agraire
et la rive nord pastorale. La qualité des pâturages fait de la rive nord un pôle d’at-
traction réputé pour les nomades (Touaregs et Peuls) de la rive sud et le nord-
ouest de cette zone dispose des ressources fourragères les plus importantes; les
Touaregs du Gourma central remontent dans cette direction au début de l’hiver-
nage, c’est-à-dire en juillet.
La rive sud de l’Agachar, en revanche, est réputée pour la culture du mil et
attire les Kel-es-Souk d’Ansongo ainsi que les Bellahs de l’Oudalan. C’est à mon
avis un peu systématique mais, dans les grandes lignes, c’est toujours comme cela
que cela se passait lorsque j’y étais.

En définitive, chaque espace et point d’eau d’une rive comme de l’autre revoit
chaque année ses occupants traditionnels, qui y ont leurs habitudes précises et
constantes.
Ce n’est pas à dire cependant que ces allées et venues des pasteurs nomades
n’aient jamais donné lieu à des contestations et à des disputes. De tous temps, les
bergers se sont chamaillés entre eux, cela existait déjà chez les pâtres grecs. Et je
vous ai dit tout à l’heure que notre mémorable rencontre d’Hombori n’avait pas
d’autre objet que de régler ces chamailleries. Mais jamais, à ma connaissance,
elles n’avaient entraîné mort d’hommes. Je précise bien que les contestations ne
portaient pas sur les limites territoriales elles-mêmes, mais, en dépit des «pactes
tacites» sur l’usage des pâturages du Béli.
A un moment donné, il avait été institué des titres juridiques de transhumance,
dont les chefs de fractions nomades devaient être porteurs lorsqu’ils se rendaient[86/12 : 49-51] EXPOSÉ DE M .DELMOND 353

dans la région pour les besoins de leurs troupeaux; mais cette mesure se révéla
inopérante et fut abandonnée.
Des mesures de refoulement des fractions nomades vers leurs circonscriptions
d’appartenance furent prises parfois par des administrateurs au cours de leurs tour-

nées, pas toujours justifiées du reste. Mais dans l’ensemble, la ligne des mares du
Béli fut toujours fréquentée par ses usagers habituels, sans problèmes sérieux. Le
difficile, je l’ai dit plus haut, était en l’occurrence de faire coïncider entre elles les
tournées des administrateurs des circonscriptions limitrophes: quand elles permet-
taient des rencontres entre ces derniers, la police se faisait quasiment toute seule.
Pour peu, au contraire, qu’elles ne pussent donner lieu de longtemps à de tels
échanges de vues de vive voix sur le terrain, des conflits pouvaient surgir, car les
éleveurs touaregs, dont la bonne foi et l’esprit de conciliation n’étaient générale-
ment pas les vertus dominantes, profitaient de ces circonstances, ainsi que de l’in-
expérience de certains agents d’autorité, depuis peu en fonctions, pour provoquer
des réclamations et des incidents. Il arrivait aussi que certaines fractions n’appar-
tenant pas aux groupements autorisés à paître leurs troupeaux dans la région,
tentassent de s’y infiltrer à l’insu des autorités.

On aurait donc tort de croire que c’était uniquement pour éviter des pertes
fiscales que la surveillance de cette contrée en toutes saisons était nécessaire:
c’était d’abord et avant tout pour y faire la police. A cet égard du reste, la
présence, même muette d’un des commandants — lorsque les pasteurs le savaient
parfaitement informé — suffisait généralement pour le respect des droits des
usagers et le maintien de l’ordre.
J’ajoute que, dans ces cas-là, il n’était même pas besoin d’avoir avec nous une
«force armée» et que, de toute façon, il suffisait de la montrer en la personne de
deux ou trois garde-cercles — ces sortes de CRS que nous avions avec nous —
munis de leurs mousquetons.

L ES CARTES

Qu’il me soit permis maintenant de dire un mot des cartes, de leur usage et de

l’autorité qui leur était conférée, ainsi que de la pratique des croquis et des levés
d’itinéraires effectués par les administrateurs ou leurs agents subalternes.
Ce que je voudrais dire surtout à leur sujet, parce que cela me paraît très impor-
tant, c’est qu’à l’époque nous manquions cruellement de cartes, j’entends de
cartes exactes et valables. Nous avions parfaitement conscience que celles dont
nous disposions ne nous étaient que d’un piètre secours, ceci pour les raisons
suivantes:

a) en premier lieu, parce qu’elles étaient à trop petite échelle, au mieux au
1/500000 dans les circonscriptions, et plus généralement au 1/1000000, au
1/1250000 ou au 1/1500000, et que l’on ne pouvait donc y retrouver que très
peu de renseignements sur la planimétrie, chose regrettable dans un pays inha-
bité où les points remarquables existent, mais sont rares;
b) mais qu’au surplus cette planimétrie était généralement inexacte, avec des
localisations imprécises et souvent erronées;
c) que, de toutes façons, les limites territoriales portées sur ces cartes étaient
théoriques et dépourvues de crédibilité.

Il faut donc reconnaître que, lorsqu’avec nos voisins dans la boucle du Niger
(par voisins j’entends des administrateurs résidant à 200 ou 300 kilomètres de
mon poste), nous organisions des rencontres sur nos confins, et que nous parlions
ensemble de nos «frontières» — je mets le mot frontière entre guillemets car354 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 51-53]

nous utilisions rarement ce terme —, nous discutions forcément dans le vague .
Sur le terrain sans doute, et dans un climat très généralement de bonne volonté et
de compréhension mutuels (sauf avec Ouahigouya), mais sans la moindre donnée
cartographique fiable.
Maintenant certes, on dispose de cartes, ces excellentes cartes de l’IGN au
1/500000 et même à plus grande échelle (feuilles de Hombori et Ansongo) que
j’ai le regret de ne pas pouvoir vous montrer, en partie établies grâce à d’anciens

levés d’itinéraires, mais ce sont toujours les textes réglementaires qui font défaut
en matière de délimitations.
Ce n’est donc pas à ces cartes anciennes — qui indiquaient toujours le même
tracé des limites, éternellement reporté, faute de mieux, d’une carte sur l’autre et
sans autres recoupements ni vérifications —, ce n’est donc pas à ces cartes que
l’on pouvait se référer, mais d’une part aux points de repères mentionnés dans les
textes officiels et d’autre part à certaines traditions administratives, ainsi qu’aux
dires des indigènes, tant sédentaires que nomades, que nous consultions systéma-
tiquement, et qui étaient quelquefois à l’unisson (hélas pas toujours...).
Je reparlerai un peu plus loin de ce que j’ai appelé à l’instant la tradition admi-
nistrative.
Mais, il me paraît nécessaire auparavant de dire un mot de ce qui était «la
marotte» de beaucoup d’administrateurs, dont moi, je veux dire les «levés d’iti-
néraires». Combien de centaines de kilomètres avons-nous parcourus ainsi, les
uns et les autres, au pas étalonné de nos montures, et la boussole alidade pendue
au cou, pour établir la carte du pays... C’est ainsi qu’il existait dans tous les

postes, à une échelle satisfaisante (au 1/200000 ou même au 1/100000), des
cartes dressées d’après nos propres levés d’itinéraires et ceux dus à nos prédéces-
seurs. Mais ces cartes, si on pouvait les consulter dans les archives des postes,
demeuraient à notre seul usage; elles n’étaient généralement pas communiquées à
nos voisins, et pas toujours aux bureaux politiques du chef-lieu; elles n’avaient
donc aucun caractère officiel. En ce qui me concerne, j’ai en d’autres temps et
d’autres lieux (notamment pour le cercle de Kita au Soudan français), remis des
liasses de mes levés d’itinéraires personnels au service géographique de l’AOF à
Dakar, lors d’un retour en congé, et je sais que ces documents ont été exploités
par ce service pour l’établissement de ses propres cartes. Mais ce n’est là qu’un
fait isolé et à ma connaissance cela n’a pas été fait pour Dori. De toute façon, ces
levés d’itinéraires, qui ne concernaient généralement que les lieux habités et les
points remarquables, n’avaient pas de valeur probante pour les limites territoriales.
Ils ne tenaient compte que de la planimétrie (cours d’eau, points d’eau, lieux
habités, faibles accidents de terrain) et, à un degré moindre, du nivellement.
Nous étions tous préparés à cette tâche dès notre entrée à l’Ecole coloniale, où
nous recevions des cours de topographie et, comme la plupart d’entre nous étaient

officiers de réserve, cette formation était complétée par celle que nous recevions
dans les pelotons d’EOR. De sorte que l’élève-administrateur lui-même (titre que
nous gardions pendant un an après être sortis brevetés de l’école), en débarquant
dans son premier poste, était parfaitement habilité à se mettre à la besogne pour
dresser une carte.
Bien sûr, du point de vue d’un professionnel, certains de nos rustiques levés
d’itinéraires pouvaient passer pour du «travail d’amateurs»; mais néanmoins, ce
travail était de première importance, étant donné que le service géographique de
l’AOF ne pouvait être partout à la fois.
Je ne voudrais surtout pas faire le procès de ce service, pour lequel je professe
la plus profonde estime, mais je dois à la vérité d’observer que nulle part, dans
aucun des postes où j’ai servi, je n’ai eu la chance de rencontrer une mission du
service géographique. Encore une fois, ce n’est pas là un reproche, car je sais que[86/12 : 53-55] EXPOSÉ DE M .DELMOND 355

sa tâche était immense et que son personnel, réduit, n’avait pas le don d’ubiquité,
mais c’est pour faire bien ressortir la nécessité où nous étions, nous, d’apprendre
à nous passer de lui.
Un dernier mot au sujet des cartes.

J’ai entendu dire que la frontière septentrionale du cercle de Dori n’avait jamais
été contestée. C’est peut-être vrai, encore qu’il faudrait être sûr, avant de l’affir-
mer, d’avoir eu connaissance de toute la correspondance entre le cercle de Dori et
les bureaux du chef-lieu.
Mais en outre, peut-on sérieusement soutenir que cette absence de contestation
équivalait à un acquiescement?
Personnellement, je savais, depuis ma prise de fonctions à Dori, que cette fron-
tière, portée sur les cartes, dont je disposais, était théorique, fictive, supposée,
appelons-la comme on voudra.
Mais d’abord, vu la petite échelle de nos cartes, on pouvait difficilement appré-
cier la marge d’erreur. Et d’autre part, sans mettre en cause l’indolence bien
connue due au climat tropical, à quoi bon soulever ce lièvre, tant qu’aucun litige
ne s’élevait, tant que la paix régnait sur les pâturages au mépris des frontières

établies par les hommes?

LE TRACÉ DES LIMITES

Et maintenant, je voudrais, même brièvement, aborder la question de la fron-
tière elle-même.
Donc un différend grave a vu le jour et, pour en finir avec ce conflit, je dirai,
j’avancerai que la règle de l’intangibilité des frontières héritées de la période dite
«coloniale» devrait se concrétiser par un tracé précis de ces limites, du moins
dans la région du Béli et des mares que je connais bien.
Mais auparavant, je tiens à dire un mot de ce que j’ai appelé plus haut la tradi-
tion administrative, dont vous a entretenu M. Salmon. Je me garderai d’en parler

en juriste, car le modeste diplôme de licence en droit que j’ai acquis il y a environ
cinquante-sept ans ne me permet guère de rivaliser sur ce point avec les conseils
des Parties.
Mais, il y a là tout de même une notion que l’on doit admettre, parce qu’on la
retrouve dans tous les domaines de l’activité humaine, c’est celle de l’ usage.
(C’est une notion qui est très importante, notamment en matière de langage.)
L’administration française, en quelque soixante à quatre-vingt ans de présence
en Afrique noire (suivant les territoires, mais bien plus encore au Sénégal), a eu
une pratique aux règles relativement constantes, qui constitue une sorte de juris-
prudence orale, très souvent, plutôt qu’écrite, dont je pourrais citer maints
exemples.
Cela dit, nous constatons sur la partie de la frontière située entre la mare de
Soum et le gué de Kabia, laquelle seule m’intéresse, l’existence de quatre points

pouvant servir de base à ce tracé, deux d’entre eux officiels, et deux autres offi-
cieux.
Le premier est la mare de Soum où se joignent les limites entre les circonscrip-
tions de Dori et Ouahigouya suivant les traditions administratives d’avant l’indé-
pendance aussi bien que les dires des populations, si l’on en croit aussi d’une part
les cartes de l’IGN mais également celles dont nous disposions en AOF, dans la
mesure, certes, où l’on peut attribuer quelque valeur à ces cartes en ce qui
concerne le tracé des limites territoriales. La mare de Soum était, il y a une
quarantaine d’années, une vaste étendue d’eau près de laquelle vivait encore une
des dernières hardes d’éléphants du Sahel. Mais les choses changent là-bas aussi:356 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 55-58]

les eaux s’assèchent et les éléphants meurent... (je crois bien que c’est ce qui leur
est arrivé).
En ce qui concerne la mare dite de Kétiouaire, dont il a été beaucoup question,
je ne peux pas en parler personnellement, je ne l’ai jamais vue et je ne me
rappelle même pas d’en avoir entendu parler.
Le deuxième point est le point d’eau d’In Abao (je regrette encore une fois de
ne pas vous montrer où se trouve ce point)! Il se situe à environ 40 kilomètres à

vol d’oiseau au nord-est de la mare de Soum; le plan d’eau d’In Abao par où, aux
termes de l’arrêté du 7 mars 1916, passait la limite occidentale du cercle de Gao,
formant en même temps la limite orientale de la subdivision de Gourma-Rharous.
Le troisième point est le point d’eau d’Aghaf-N’Ahman (en Tamachek cela veut
dire la tête des eaux), et ce toponyme a son importance, parce que c’est là que
prend naissance la vallée du Béli ou du moins l’un des courants de cette vallée
(Aghaf-N’Ahman, la tête des eaux, en arabe, cela se dit Ras-el-Ma): cela c’est la
tradition administrative qui nous l’indique. Il y a là la limite entre les cercles de
Dori et de Gao.
Enfin, le quatrième point est le gué de Kabia sur le Youmbam, qui est
mentionné par l’arrêté du 31 août 1927 comme fixant la limite entre les territoires
de la Haute-Volta, cercle de Dori, et du Niger, cercle de Tillabéri.
Ces quatre points posés, il reste à trancher le différend le plus aigu, qui
concerne la partie du tracé situé entre Aghaf-N’Ahman et le gué de Kabia, c’est-
à-dire celui du cours du Béli.
Or je suis obligé de dire, ou plutôt de redire, parce que je l’ai déjà laissé

entendre, et ceci de la façon la plus catégorique, et quelque regret que j’en ai pour
mes amis voltaïques, qu’en qualité d’ancien commandant de cercle de Dori en
Haute-Volta, il ne saurait y avoir à mon avis qu’une limite, celle du lit principal de
la ligne des mares, que le cours du Béli!
Lieu de rencontre naturel et séculaire des groupements nomades, du nord
comme du sud, la vallée du Béli a toujours été considérée, tant par les pasteurs
que par la tradition administrative, comme constituant dans la pratique, «la fron-
tière» entre le cercle de Gao et celui de Dori, je dis bien dans la pratique.
Presque dès ma prise de commandement à Dori, en mars 1942, j’ai vu arriver à
mes bureaux les chefs touaregs du nord de l’Oudalan que je ne connaissais pas
encore, mes chefs touaregs, éplorés, venant me raconter leurs malheurs, expulsés
qu’ils venaient d’être de la rive nord du Béli, par la main ferme du chef de subdi-
vision d’Ansongo.
Je ne savais pas encore par où passait le tracé de la frontière et je dus me
renseigner d’urgence.
La carte au 1/500000, avec son tracé qui paraissait courir parallèlement au Béli
à quelques kilomètres au nord de celui-ci, ne me parut en rien convaincante et il

me fallut consulter les notables et interroger les archives, et le résultat fut que je
donnai à mes nomades de bonnes paroles en leur conseillant la patience. Après
quoi, je télégraphiai au commandant de cercle de Gao, supérieur hiérarchique du
chef de subdivision d’Ansongo, pour lui demander de rappeler à son subordonné
que, si le tracé de la limite était bien (probablement) sur la rivière, les pâturages,
eux, qu’ils fussent au nord ou au sud de celle-ci, étaient grands ouverts à tout le
monde, ou du moins à tous leurs usagers habituels.
Et par la suite, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, j’ai toujours pris soin,
avant de me rendre dans l’extrême nord de ma circonscription — sans franchir le
Béli —, d’en aviser mon voisin de Gao, afin qu’il n’apprît pas un jour, par un
informateur malveillant, que le commandant de cercle de Dori faisait une incur-
sion sur ses terres.
Telles sont les observations que je me suis permis, en qualité d’expert, de vous[86/12 : 58-59] EXPOSÉ DE M .DELMOND 335577

soumettre, Monsieur le président, Messieurs les juges. Vous ne pouvez savoir
combien je suis heureux de savoir que les deux Parties ont exprimé à de multiples
reprises leur souci primordial, quel que soit en définitive le tracé de la frontière,
d’assurer le respect des droits traditionnels des nomades dans la région, faute de

quoi il ne saurait y avoir de paix durable.
Messieurs, je m’adresse ici tant à la Chambre qu’aux Parties. Vous avez bien
voulu, en raison de ma grande connaissance des lieux et des populations qui les
habitent et les fréquentent, faire appel à moi pour vous en parler en toute sincérité
et en toute objectivité. Je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait, et
vous prie de me pardonner si j’ai peut-être dépassé les limites (encore une histoire
de frontières!), si j’ai peut-être, dis-je, dépassé les limites de ma compétence
d’expert ad hoc en vous exprimant des avis personnels sur cette affaire. N’y
voyez, je vous prie, que l’effet de l’intérêt extrême que je porte à ces pays ainsi
qu’aux hommes qui les habitent, que j’ai administrés au nom de la France, et du
désir profond que j’ai de voir s’éteindre un conflit extrêmement préjudiciable aux
populations nomades de ces régions, et particulièrement à leur économie, donc
tout bonnement à leur existence.

Monsieur le président, j’en ai terminé et je vous remercie de la bienveillante
attention que vous avez bien voulu m’accorder.

L’audience, suspendue à 12 h 10, est reprise à 12 h 25358 [86/12 : 60-62]

RÉPLIQUE DE M. RANJEVA

CONSEIL DU GOUVERNEUR DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. RANJEVA: Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, en reprenant
la parole avec votre autorisation à la barre, je faillirais aux obligations en honneur
dans mon pays si je ne vous priais pas de m’excuser. M’excuser de revenir à
nouveau sur certains points suffisamment développés et déjà exposés. M’excuser
de devoir retenir encore l’attention de l’auguste juridiction, mais il apparaît diffi-
cile au Mali de ne pas répondre aux souhaits de nos frères burkinabés sur le
problème de l’arrêté général du 31 août 1927 et de son erratum.
Il nous paraît également difficile de ne pas, brièvement, exposer nos idées sur
certaines questions relatives à l’application de ce litige du droit d’outre-mer fran-
çais et également à l’interprétation de l’arrêté général 2728.
Seulement, pour des raisons de simplicité, à des fins démonstratives, nous
préférons voir d’abord le problème de l’application du droit d’outre-mer et ce, en
conséquence logique de la déposition de M. l’administrateur en chef, M. Paul
Delmond, et ensuite, dans l’ordre chronologique, nous verrons l’arrêté général du
31 août 1927 et son erratum, et enfin l’arrêté général 2728.

Tout d’abord, le survol du droit constitutionnel d’outre-mer et colonial fait par
notre ami Jean-Pierre Cot nous a paru fort intéressant, mais, malheureusement,
toute cette démonstration, inspirée d’ailleurs des meilleurs auteurs, n’apporte
aucun élément positif pour le règlement de notre différend. Car, contrairement à
l’opinion du Burkina Faso, l’objet de notre différend actuel concerne, non pas de
grandes divisions territoriales, mais des unités administratives élémentaires: des
villages et des cantons.
A ce niveau bien bas de la hiérarchie administrative, l’efficacité de l’adminis-
tration coloniale passait d’abord par la conquête de la population et la mise en
place de structures peu susceptibles de créer une déstabilisation psychologique.
Il en résultait que, à ce niveau, apparaissait un droit sui generis, dont le statut
de droit privé du chef de canton dans l’Afrique occidentale française était l’illus-
tration parfaite. Un droit coutumier, traditionnel coexistait avec un droit moderne,
un droit dont l’application et l’interprétation relevaient de la compétence de
l’administrateur à la fois gouverneur, législateur et juge dans sa circonscription.
Quelle que soit l’interprétation à donner à l’arrêté Félix Eboué du 30 mars 1935,

portant réorganisation de l’administration indigène dans la colonie du Soudan fran-
çais, deux idées, de l’avis de la délégation malienne, doivent en être dégagées.
D’abord, c’est sa première idée, le village, dans le Soudan français, n’est pas
une simple division territoriale; il s’agit d’un ensemble composé d’un élément
humain — la population — et d’un élément physique — des terrains. Cette défi-
nition juridique est intéressante car elle révèle une vision dans laquelle se retrou-
vaient les indigènes, se retrouvaient les populations concernées. Le village, envi-
sagé comme unité administrative, devait réaliser le mariage mystique entre les
êtres humains qui y habitaient et les terrains sur lesquels cette population était
installée. La dissociation, dès lors, de ces deux éléments — élément humain et
élément spatial — ne pouvait et ne peut être que source de difficultés et source de
déstabilisation psychologique.
Ensuite, les droits de la population sur ces terrains ne sont pas qualifiés notam-
ment de droit de propriété. L’arrêté de 1935 a précisément tenu à prendre en
considération toutes les modalités de l’expression de cette dépendance.[86/12 : 62-64] RÉPLIQUE DE M . RANJEVA 359

C’est pour cela que le Mali, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre,
considère comme de nature à remettre en cause le droit applicable au fond toute
tentative de vouloir substituer des catégories juridiques modernes aux concepts
réels qui expriment l’univers culturel et cosmogonique de ses habitants. En effet,

et toutes les dispositions ultérieures le rappelleront, on établit avec clarté une
distinction entre les droits du village — l’unité administrative de base qui fait
l’objet ou qui font l’objet de mesures de mutation territoriales — et les droits réels
individuels à caractère foncier et autres qui, eux, sont consacrés au titre des droits
acquis.
En outre, les procès-verbaux, par exemple de la commission paritaire mixte de
1972, reprennent ces observations et utilisent la même méthode pour procéder à
la recherche de la délimitation dans la zone contestée.
Si maintenant on envisage le sommet de la hiérarchie administrative coloniale,
on ne saurait, de l’avis du Mali, contrairement au Burkina Faso, y voir la transpo-
sition d’un système fédéral.
C’est à tort que l’on a signalé dans les ouvrages de droit d’outre-mer que le
conseil de la République parle de fédération de l’Afrique occidentale française. La

constitution parle, en 1946, de groupe de territoires et ce groupe de territoires ne
constituait pas un territoire de superposition.
Dans ces conditions, pour le Mali, il nous paraît difficile de pouvoir transposer
directement les règles applicables en matière d’Etat fédéral. Il y a une hiérarchie
des compétences dans la mesure où le gouverneur général exerçait les attributions
gouvernementales — c’est-à-dire les attributions qui, en Métropole, seraient exer-
cées, seraient assurées par des organismes gouvernementaux — et les gouverneurs
de territoires, les gouverneurs des colonies, eux, avaient des compétences essen-
tiellement administratives. Bien que l’autonomie administrative et financière fût
reconnue à ces territoires et à ces colonies, les gouverneurs restaient soumis au
principe de l’autorité hiérarchique du chef du groupe de territoires.
Ainsi, nous pensons qu’il est difficile, qu’il est délicat de concevoir que puisse
être appliqué, dans les rapports internes au sein de l’Afrique occidentale française,

un droit d’essence égalitaire comme le droit de l’Etat fédéral ou comme le droit
international public dans les relations entre ses sujets dans la mesure où fonda-
mentalement existent une inégalité de statut, une inégalité de droit. Et, avec l’auto-
risation de mon ami Alain Pellet, la référence à M. Hubert Deschamps concerne
moins le contenu normatique du droit international public que les techniques de
négociation que les administrateurs devaient mettre en Œuvre en vue d’obtenir
l’adhésion des villages et des populations aux décisions administratives unilatérales.

L’ ARRÊTÉ GÉNÉRAL DU 31 AOÛT 1927 ET SON ERRATUM

Seulement, lorsque l’on pénètre dans le domaine du droit moderne, notamment
celui des actes administratifs unilatéraux, il n’y a plus de place pour l’identité juri-

dique des éléments de l’ensemble du groupe de l’union française.
En fait, les tâtonnements et les hésitations de l’administration coloniale fran-
çaise, dont ont parlé nos amis burkinabés, révèlent, aux yeux du Mali, la percep-
tion par la France des limites d’une politique apparente qui ne fut pas celle dans
laquelle s’identifiaient les populations indigènes quels qu’en pussent être les
mérites juridiques.
En ce qui concerne l’arrêté général du 31 août 1927 et son erratum, en second
lieu, Monsieur le président, le Mali s’est longuement expliqué sur le problème du
point triple, la question du mont N’Gouma et aussi la limite orientale de la fron-
tière contestée.360 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 64-66]

Dès lors que nous avons officiellement demandé à la Chambre de ne pas statuer
sur le problème de N’Gouma, nous avons jugé inopportun de fournir des explica-
tions supplémentaires concernant cet arrêté général du 31 août 1927 fixant les
limites des colonies de la Haute-Volta et du Niger.
A notre déception, telle n’a pas été la conviction de nos amis burkinabés et c’est
cette attitude du Burkina Faso qui me vaut l’honneur de vous présenter, sur ce
point, les explications du Mali.

A titre d’observations préliminaires, nous tenons à préciser trois points, pour
qu’il n’y ait pas de malentendu dès le départ.
Premier point, l’arrêté général de 1927 et son erratum, à titre principal, fixent
les limites de la Haute-Volta et du Niger.
Deuxièmement, ce texte de 1927 n’est pertinent pour le règlement du présent
litige que pour le seul point concernant N’Gouma.
Et enfin les observations d’ordre juridique qui seront développées ne viseront
que les seules difficultés juridiques liées à N’Gouma. Je manquerais, Monsieur le
président, Messieurs de la Chambre, au devoir élémentaire de courtoisie si je
n’exprimais pas mes remerciements à M. Cot et M. Pellet pour l’intérêt qu’ils ont
manifesté à l’endroit de nos écrits relatifs aux difficultés juridiques inhérentes à
l’erreur commise par le gouverneur général vu la mauvaise qualité des cartes qui
étaient à sa disposition.
M. Jean Salmon a déjà exposé en quoi consistait cette erreur, point de vue que
le Burkina Faso ne pouvait logiquement accepter, et je ne reprendrai pas non plus
mon développement concernant l’erreur en droit administratif; seulement, pour ne

pas frustrer M. Pellet, je tiendrai néanmoins à apporter quelques observations
simples, en réfutation des thèses que le Burkina Faso a développées à propos de
cet arrêté général de 1927.
Avant toute discussion de fond, écartons l’idée que se fait M. Cot, idée selon
laquelle le Mali souhaitait appliquer en la matière la théorie de l’erreur-obstacle
du droit civil. Nous avons rappelé cette théorie de l’erreur-obstacle, seulement à
titre de comparaison, pour essayer de faire comprendre et d’expliquer que, sur les
grands problèmes de fond, on retrouve une certaine unité de solution dans le droit,
qu’il s’agisse du droit interne privé, du droit public interne ou du droit internatio-
nal public.
Mais, quoi qu’il en soit du problème de l’erreur-obstacle, il n’en reste pas
moins vrai que l’autorité administrative prend des décisions en se fondant parfois
sur une représentation intellectuelle erronée de la réalité. Qu’il n’y ait pas de place
pour le vice du consentement dans l’acte administratif unilatéral, nous sommes
entièrement d’accord. Mais ceci ne veut pas dire que le droit administratif puisse
ignorer des problèmes aussi simples et aussi concrets, à savoir la représentation
erronée par l’administration et l’autorité administrative de la réalité que cette auto-

rité est appelée à régir et administrer.
Dans notre réplique orale, nous étudierons successivement la portée de l’erreur
de fait commise par le gouverneur général de l’AOF, que j’essaierai de développer
ce matin et, avec votre permission, Monsieur le président, je reprendrai, cet après-
midi, les conséquences juridiques de cette erreur.
L’erreur commise par le gouverneur général de l’AOF, lorsqu’il a édicté l’arrêté
général de 1927, a eu une conséquence importante. A savoir, l’impossibilité d’ap-
pliquer ce texte, tel que libellé et rédigé, dans la pratique.
Reprenons tout simplement les éléments essentiels. Eléments essentiels qui, je
dois le signaler, nous ont été utiles, grâce précisément à l’obligeance de nos frères
du Burkina Faso qui nous les ont fournis dans le document n° 140 de leur contre-
mémoire.
Quels sont les faits? En juin 1927, les commandants des cercles de Dori et de[86/12 : 66-69] RÉPLIQUE DE M .RANJEVA 361

Tillabéri, Messieurs Delbos et Prudhomme avaient parcouru, en reconnaissance, la
limite de leur territoire respectif — M. Delmond nous avait expliqué l’importance
et la fréquence de telles activités — et, en matière de délimitation, le rapport avait
abouti à une description géographique selon laquelle: «au nord, pour le cercle de
Dori, la frontière septentrionale est constituée par la limite actuelle avec le
Soudan, cercle de Gao jusqu’à la hauteur de la montagne de N’Gouma, puis, à
l’ouest par une ligne partant du gué de Gabia». Le reste ne nous intéresse plus.

Ce texte est clair pour la délégation malienne. Il s’agit, bien sûr, d’un acte
préparatoire, d’un simple acte matériel qui a servi à la préparation d’un texte juri-
dique. Ce texte est clair, et reflète la réalité géographique et topographique. Une
description qui a été adressée à Dakar. Compte tenu des délais postaux, nous
sommes à peu près certains — et, sur ce plan nous partageons entièrement le point
de vue de nos amis du Burkina Faso — que ce texte n’a pas été pris en considé-
ration pour la rédaction de l’arrêté initial. Il a été posté (trois jours francs) de Dori
le 27 août; l’arrêté ayant été pris le 31 août, je vois mal comment ce texte aurait
pu être pris en considération.
Seulement, lorsque le texte est arrivé à Dakar, que s’est-il passé?
Le texte a été communiqué au service géographique de l’AOF. Les différentes
autorités ont cherché à comprendre et à suivre sur la carte les différentes indica-
tions fournies dans le rapport Delbos et alors, le service géographique, je ne dirai
pas s’est égaré, mais enfin je crois que le service géographique n’a pas compris
ce qui s’était passé. Il ne pouvait pas comprendre, parce qu’il suivait sur la carte
la description géographique que le rapport Delbos avait réalisée et la réaction

étant humaine et naturelle, ce service géographique en a tiré tout simplement une
conclusion élémentaire, à savoir: le rapport Delbos s’est trompé; il y a eu erreur
dans ce rapport Delbos qui, d’ailleurs, n’était pas très éloigné du texte initial du
31 août.
S’étant rendu compte de l’erreur on s’est empressé de rectifier l’arrêté et, au
lieu de procéder à une vérification face à cette contradiction entre la lettre du
rapport et le dessin transcrit sur la carte, au lieu de procéder à une vérification et
à une recherche de conformité peut-être impossible à l’époque, on s’est empressé
de préparer un erratum, et l’erratum, au lieu de résoudre le problème, n’a fait que
jeter la confusion dans l’esprit.
Les cartographes, comme le gouverneur général de l’AOF, ont cru que
N’Gouma était au nord de Kabia, position indiquée sur la carte, et ont alors consi-
déré que le rapport Delbos était entaché d’erreurs.
Et les explications brillantes et savantes que le Burkina Faso a exposées n’em-
portent pas la conviction de la délégation malienne.
Elles n’ont pas pu emporter la conviction de la délégation malienne, parce que
nous ne voyons pas comment résoudre la contradiction simple et élémentaire.

Comment résoudre cette contradiction élémentaire? Comment N’Gouma peut-il
être à la fois point triple et, en même temps, situé au nord de Kabia?
Nous voici devant le gué de Kabia, voici des montagnes — une première
montagne qui se situe à droite — qui sont sur la partie orientale de la carte, une
autre catégorie de montagnes qui se situent au nord de ce point triple qu’est le gué
de Kabia; le rapport Delbos, si on le suivait littéralement, nous donnerait donc le
mont N’Gouma à l’est et le gué de Kabia constituant ce point nommément désigné
dans le rapport.
Pour les cartes utilisées par le service géographique et le gouverneur général, le
mont N’Gouma est situé au nord. Nous ne voyons pas comment, située au nord du
gué de Kabia, cette montagne pouvait devenir point triple.
Voilà, Monsieur le président, le problème de l’erreur. Nous l’aurions accepté si
une explication technique satisfaisante nous était fournie mais, jusqu’à présent,362 DIFFÉREND FRONTALIER [86/12 : 69-70]

nous ne sommes pas arrivés à des conclusions qui nous paraissent convaincantes.
La Partie burkinabé, d’ailleurs, ne récuse pas la possibilité d’erreur, et c’est préci-
sément parce que les deux Parties envisagent l’erreur ayant porté sur un fait ayant
engendré la promulgation de cet arrêté général du 31 août 1927, que la délégation
malienne estime utile d’en étudier la portée sur le plan juridique et, avec votre
permission, Monsieur le président, nous préférons reprendre ces développements
cet après-midi.

Le PRÉSIDENT: la Chambre vous remercie, Monsieur le conseil, l’agent du
Burkina Faso souhaiterait-il dire quelque chose?

M. OUEDRAOGO: Oui. Monsieur le président, je souhaitais mardi dernier
passer ici pour la dernière fois mais les circonstances m’amènent à vous demander
la parole pour tout d’abord vous remercier de la vigilance et la perspicacité dont
vous avez fait preuve en disqualifiant ce que le Mali nous a présenté comme un
témoignage, et ensuite si vous le permettez, vous demander quelques minutes
avant la clôture de la procédure orale pour donner quelques précisions sur
quelques éléments nouveaux survenus dans le document vivant que la Partie
malienne a bien voulu nous exhiber il y a quelques instants. Je vous remercie,
Monsieur le président.

Le PRÉSIDENT: la Chambre remercie l’agent du Burkina Faso, elle fera
connaître sa décision à la reprise, à 15 heures.

L’audience est levée à 12 h 50[86/13 : 4-5] 363

C 2/CR 86/13

QUATORZIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (26 VI 86, 15 h)

Présents : [Voir audience du 16 IV 86.]

Le PRÉSIDENT de la Chambre: Avant de donner la parole à MM. les repré-
sentants de la République du Mali, je voudrais faire connaître la décision de la
Chambre à propos de la demande présentée ce matin par M. l’agent du Burkina
Faso au sujet de l’intervention de M. Delmond.
Tout d’abord, il paraît nécessaire de préciser que, lorsque le siège est intervenu
à ce même sujet, il ne s’agissait pas d’une «disqualification» des moyens présen-

tés par M. Delmond, pour reprendre l’expression de M. l’agent du Burkina Faso.
Il s’agissait uniquement, au contraire, de rétablir la qualité — et la seule qualité
— en laquelle M. Delmond avait pris et pouvait prendre la parole, c’est-à-dire en
tant que membre de la délégation de la République du Mali, qualité dans les
limites de laquelle cet orateur possédait, bien sûr, une entière liberté de parole.
Ensuite, la Chambre a pris en considération la demande de M. l’agent du
Burkina Faso pour que soit accordée la parole à la Partie burkinabé pendant
quelques minutes avant la clôture de la procédure orale, en vue de donner à la
Chambre certaines précisions relatives à la présentation de M. Delmond.
La Chambre fait droit à cette demande du Burkina Faso et lui accorde donc la
parole. Il reste néanmoins entendu que la République du Mali, dont c’est aujour-
d’hui le dernier tour de parole, et qui a donc toujours à terminer ses plaidoiries,
pourra, conformément au Règlement de la Cour, répondre, si elle le désire, à ce
qui va être dit tout à l’heure au nom du Burkina Faso, soit oralement, cet après-
midi, ce que souhaiterait plutôt la Chambre, soit par écrit au cours des quarante-
huit heures qui suivront la clôture des débats. Dans le deuxième cas, je souligne
que, conformément au Règlement et à la pratique de la Cour, la Chambre tiendra
cette réponse écrite, qui sera bien sûr communiquée à la Partie adverse, comme
faisant partie intégrante de la procédure orale.
Je donne donc la parole à Monsieur l’agent du Burkina Faso. A moins que ce
ne soit plutôt à son conseil, je crois. La parole est à Monsieur le conseil du

Burkina Faso.364 [86/13 : 6-8]

DÉCLARATION DE M. PELLET

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DU BURKINA FASO

M. PELLET: Monsieur le président, Messieurs les juges, la Partie burkinabé
remercie très sincèrement la Chambre de lui avoir accordé quelques minutes pour
donner son sentiment sur la plaidoirie-témoignage de M. Delmond de ce matin.
Nous sommes tout à fait reconnaissants au président des précisions qu’il a
données à cet égard, et maintenant, et ce matin, et il n’y a dans notre esprit aucune
ambiguïté sur ce point.
M. Delmond, qui s’est présenté comme un expert neutre et qui s’est comporté
comme un témoin, est, en fin de compte, en droit, un conseil de la République du
Mali, quel que soit le nom que ce conseil peut avoir. La République du Mali
d’ailleurs a semblé l’admettre dans les échanges de correspondance auxquels vous
faisiez allusion ce matin, Monsieur le président. Mais, fidèle au nominalisme pour
lequel il montre un attachement et un goût prononcé depuis le début de cette
procédure — et dont la plaidoirie de mon ami Ranjeva est en train de donner un
nouvel exemple —, c’est en fait un véritable témoignage que le Mali essaie de

vous présenter, sans que ce témoignage donne aucune des garanties prévues aux
articles 57 et 64 du Règlement de la Cour. Le temps qui m’est imparti ne permet
pas une réfutation point par point de cette assez longue plaidoirie ou «témoi-
gnage», et ce qui nous a été dit ne mérite probablement pas une réfutation point
par point. Je ferai seulement une remarque préliminaire et six très brèves obser-
vations.
La remarque préliminaire d’abord. M. Delmond se flatte de l’intérêt extrême,
nous a-t-il dit, qu’il porte aux hommes de ces pays et il affirme parler à ce titre
avec la plus grande objectivité. L’un des écrits dont il a fait état tout à l’heure,
1’«Esquisse géographique du Gourma central : le cercle de Dori», a été publié dans
les Notes africaines en 1949 et il traduit, nous semble-t-il, la tonalité de cet intérêt.
A la page 87 de cette note, par exemple, M. Delmond, décrivant les Sonraï de
l’Oudalan, oppose

«deux types ethniques très différents: des hommes grands et bien découplés,
au nez aquilin, aux traits fins qui forment la classe supérieure, ce sont les
descendants des conquérants; et d’autre part des nègres aux traits grossiers
qui paraissent être les descendants des Gourmandche».

Nous savons, Monsieur le président, qu’il faut faire la part de l’atmosphère de
l’époque, mais ce genre de propos, et pas mal d’autres, montrent assez bien
l’orientation de l’intérêt de M. Delmond pour les hommes de ce pays.
Sur le fond maintenant de ce qu’a dit M. Delmond, six très brèves observations.
Première observation: M. Delmond se flatte d’avoir et d’avoir conservé «une
grande connaissance des lieux et un intérêt tout spécial pour la zone des confins».
Ce sont un intérêt et des souvenirs peut-être sujets à caution lorsqu’on constate,
par exemple, que M. Delmond affirme s’être rendu au gué de Kabia et que, étant
au gué de Kabia, il n’a pas vu le mont N’Gouma. Je suis allé au gué de Kabia et
j’ai vu de là aussi bien ce que nous-mêmes appelons N’Gouma au nord de ce que
la Partie malienne appelle N’Gouma au sud-est, c’est-à-dire ce qui est appelé
colline de Tanhara sur la carte de 1925. Monsieur le président, je ne parle ni
comme témoin, ni comme expert, mais il suffit de regarder la carte de 1960 pour
voir que cela est une évidence et que, si l’on se place au gué de Kabia, on voit[86/13 : 8-11] DÉCLARATION DE M . PELLET 365

parfaitement d’un côté le mont N’Gouma, sur sa gauche quand on regarde vers le
sud et, quand on se retourne on voit tout à fait bien un autre mont N’Gouma, le
nôtre, situé au nord. Il est assez curieux que M. Delmond ne se soit pas aperçu de
cela, même si c’était il y a quarante ans.
Autre étrangeté des déclarations de M. Delmond: M. Delmond a ce matin conti-
nuellement confondu Raf Naman et In Abao. Je rappelle à la Chambre que Raf
Naman et In Abao sont deux points qui sont pourtant distants de 30 à 35 kilo-

mètres au moins.
Deuxième observation: En passant, je relève que, bien que M. Delmond parle
au nom de la République du Mali, il la contredit cependant parfois et en particu-
lier en ce qui concerne deux points: le premier point sur lequel il contredit l’Etat
au nom duquel il parle concerne la mare de Soum. Soum, nous a-t-il dit, est une
limite. Nous ne sommes pas du tout certains et nous contestons, pour notre part,
que Soum soit la limite; elle passe un peu au nord, il suffit de se référer aux
cartes récentes. Mais en tout cas, l’affirmation selon laquelle Soum serait la limite
n’est conforme à aucune espèce de vérité cartographique si chère à la République
du Mali, même si on sollicite la cartographie à l’extrême au point de faire
s’étendre la mare de Soum très considérablement vers l’est, comme le faisait hier
M. Salmon en présentant une photographie à l’appui d’une de ses démonstrations.
Le deuxième point sur lequel M. Delmond et la République du Mali semblent
avoir quelques divergences est le suivant: malgré la présentation un peu
embrouillée de M. Delmond, il nous a semblé aussi que ce qu’il disait infirmait
assez nettement la fable malienne des fameux «riches pâturages» de la rive sud

— en réalité, malgré quelques tentatives in extremis, M. Delmond a bien confirmé
qu’il y avait des pâturages au sud comme au nord.
Troisième observation: Il s’agit cette fois d’une autre contradiction, mais d’une
contradiction qui est interne cette fois à la thèse soutenue par M. Delmond. L’ex-
pert conseiller de la République du Mali — je crois que c’est le terme juridique
qu’il convient d’employer — nous dit trois choses.
Premièrement, il s’agit d’une région inhabitée, domaine des seuls nomades.
Deuxièmement, cette région inhabitée, domaine des seuls nomades, est très peu
administrée effectivement par le colonisateur.
Et pourtant, ajoute-t-il — et c’est le troisième point —, la surveillance de la
contrée est nécessaire en toutes saisons, à des fins de police.
Voici, Monsieur le président, Messieurs les juges, un intéressant sujet de
réflexion: de la nécessité d’exercer, avec une vigilance constante, une surveillance
policière dans une région inhabitée...
Quatrième observation: M. Delmond a indiqué avoir effectué de nombreuses
tournées à dos de chameau dans ces régions redoutables infestées de lions. Nous
voulons bien admettre à Tarascon — pardon à La Haye — qu’il est difficile d’ad-

ministrer une preuve écrite de ces hauts faits; mais alors, il s’agit de simples affir-
mations que vous ne pouvez pas prendre en considération en tant que témoi-
gnages, comme vous l’avez d’ailleurs montré, Monsieur le président.
Mais indépendamment même de cela, il est plus étrange encore, que M. Delmond
fasse état de nombreuses correspondances avec les administrateurs des cercles
voisins, au sujet des limites du cercle de Dori, alors qu’à notre connaissance il existe
au dossier deux documents, et deux documents seulement, qui mentionnent le nom
de M. Delmond. Ce sont les annexes II-132 et II-133 au contre-mémoire du Burkina
Faso; ces deux documents ont été fournis par le Burkina Faso, ils concernent tous les
deux les limites des cercles de Dori et d’Ouahigouya — cercles voltaïques à l’heure
actuelle, ceci n’est pas contesté ni contestable — et j’indique en passant que le mot
«frontière», dont M. Delmond s’est défendu ce matin, y est abondamment utilisé
dans l’un comme dans l’autre de ces documents.366 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 11-13]

Je me permets de rappeler à la Partie malienne que l’obligation de fournir les
documents sur lesquels l’on s’appuie ne relève pas seulement de la courtoisie judi-
ciaire, c’est aussi, et c’est surtout une obligation juridique, imposée par le Règle-
ment de la Cour. Or la Partie malienne n’a fourni aucun des documents qu’a invo-
qués ce matin M. Delmond.
Cinquième observation: Sur un autre point, les souvenirs de M. Delmond sont
assez étranges. Le conseil du Mali nous a dit que dès sa prise de commandement

du cercle de Dori, en mars 1942, il a eu à se préoccuper des limites exactes de son
cercle. Et qu’est-ce qu’il a fait quand il a eu à se préoccuper des limites exactes de
son cercle? Tout de suite il a regardé les cartes et les cartes qu’il avait à sa dispo-
sition — rares semble-t-il, mais enfin il avait visiblement, il nous l’a dit d’ailleurs,
la carte au 1/500000 et puis quelques autres cartes. Il a regardé ces cartes, et tout
de suite, on ne sait par quel miracle, il s’est aperçu que la frontière ne passait pas
du tout là où elle était portée sur les cartes; que ceci n’était pas logique et que, je
crois le citer (bien qu’évidemment nous n’ayions pas le verbatim encore sous la
main), «cette frontière portée sur les cartes était purement fictive, théorique,
supposée».
Comment est-ce que M. Delmond a fait ces déductions? Pourquoi les a-t-il
effectuées? Ceci, il se garde bien de nous le dire, alors que c’est évidemment la
seule chose importante. J’ajoute que si on peut peut-être reprocher certaines
choses à la carte au 1/500000 de 1925, il y a une chose que l’on ne peut pas lui
reprocher, c’est de ne pas être claire; elle manquerait peut-être plutôt de détails, et
sa lecture n’est pas si compliquée que cela, comme ceci semble avoir frappé

M. Delmond.
Sixième et dernière observation: Enfin et surtout, nous nous étonnons très vive-
ment de l’affirmation catégorique que M. Delmond a cru pouvoir faire ce matin à
la barre, en disant aujourd’hui, en 1986, que la limite du cercle de Dori était le
Béli. C’est en effet une affirmation très curieuse — pas très curieuse en soi, c’est
la thèse du Mali; mais c’est une affirmation très curieuse, parce que je lis de
nouveau dans cet article dont je parlais tout à l’heure sur le Gourma central, à la
page 38: de toute façon, écrivait M. Delmond en 1949,

«il n’existe pas dans le Gourma central de rivière coulant en toutes saisons,
les plus importants des cours d’eau temporaires sont le Béli et la Sirba. Le
premier [c’est le Béli] pentes sud-est du massif de Hombori irrigue la partie
nord de l’Oudalan avant de se jeter dans le Niger aux environs de Dounzou»
(M. Delmond a d’ailleurs cité lui-même ce passage ce matin.)

Et puis un tout petit peu plus loin, au paragraphe suivant: «l’autre cours d’eau
important est la Sirba, qui délimite au sud le cercle de Dori». Voilà donc deux
cours d’eau. L’un au nord, le Béli, sur lequel on nous donne certaines indications
géographiques, l’autre au sud, la Sirba, dont on nous précise qu’il délimite le
cercle de Dori. On se demande pourquoi, si M. Delmond est aussi sûr de lui

aujourd’hui et peut nous dire sans aucun doute «la limite était au Béli», pourquoi
ne l’a-t-il pas écrit; alors que la limite au sud, il l’a écrit expressément, c’est la
Sirba.
J’indique d’ailleurs que tout cet article, qui est intéressant à bien des points de
vue, n’indique à aucun moment que le Béli constitue la limite de la flore, la limite
des ethnies, la limite climatique, la limite de pluviosité, la limite de culture, la
limite des pâturages. A quel que point de vue que ce soit, M. Delmond a dû
fouiller très loin dans ses souvenirs pour retrouver de telles affirmations aujour-
d’hui, ou alors il a mal relu son article, ou il lui a fait dire des choses que, d’évi-
dence, il ne pouvait pas dire.[86/13 : 13] DÉCLARATION DE M . PELLET 367

Voici, Monsieur le président, aussi brièvement présentées que possible, les
observations que le Burkina Faso vous avait demandé de bien vouloir l’autoriser à
présenter. Je vous remercie bien vivement.

Le PRÉSIDENT de la Chambre: la Chambre vous remercie Monsieur le
conseil. Je prie à présent le conseil du Mali de poursuivre sa plaidoirie.368 [86/13 : 14-15]

RÉPLIQUE DE M. RANJEVA (suite et fin)

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. RANJEVA: Je vous remercie, Monsieur le président, de me donner la parole
après cette plaidoirie supplémentaire de mon ami Alain Pellet.
Ce matin, vous vous souviendrez, Monsieur le président, Messieurs de la
Chambre, lorsque nous nous sommes séparés, nous étions en train d’expliquer et
d’étudier le problème de l’erreur de fait, concernant la localisation du mont
N’Gouma. Et à la fin de mon intervention, je vous avais dit, et je me suis permis
de rappeler la thèse du Mali en la matière, que les explications complémentaires
qui nous ont été fournies n’étaient pas de nature à emporter la conviction de la
délégation malienne concernant ce point N’Gouma, dans la mesure où la contra-
diction reste encore posée entre, d’une part, la qualification du mont N’Gouma
comme point triple et, d’autre part, la localisation de ce mont N’Gouma au nord
du gué de Kabia.
Pour tenter donc de surmonter cette difficulté, le conseil du Burkina Faso, Alain
Pellet, propose une habile distinction entre d’une part l’erreur topographique, qui
serait grave et l’erreur toponymique, qui serait, dans la construction burkinabé,

une faute vénielle, une faute purement matérielle.
A notre connaissance, la jurisprudence internationale comme la jurisprudence
nationale n’ont pas encore consacré une telle distinction, si utile soit-elle et peut-
être y a-t-il là un domaine, un sujet à confier à un jeune étudiant en mal de thèse.
Pour la délégation malienne, la légalité, c’est-à-dire la possibilité d’une confir-
mation ultérieure d’une simple erreur toponymique, aurait été concevable si, en
matière cartographique, on avait affaire à des noms propres, mais non à des noms
génériques. Par exemple, vous avez le Mont Blanc: le Mont Blanc, c’est un nom
propre. Vous avez, dans le massif du Pelvoux, des Hautes-Alpes, deux sommets:
le Pelvoux et les Fains. Si on prend un mont pour un autre, bien entendu, il s’agit
d’une simple erreur toponymique, et on conçoit très bien qu’une telle erreur puisse
ne pas affecter la régularité de l’acte. Mais si vous avez affaire à des mots géné-
riques, comme dans ce cas précis, Monsieur le président, Messieurs de la
Chambre, je crois qu’il faut être prudent. Or, dans ce cas, dans la présente affaire,
de quoi s’agit-il? Il s’agit de N’Gouma. Les deux Parties s’accordent à recon-
naître que N’Gouma signifie «hauteur». Dans ces pays, et les géographes vous le

diront, en général, les habitants indiquent rarement le nom propre d’une hauteur
en particulier.
Pourquoi? Parce que les hauteurs constituent le domaine par excellence des
esprits et des ancêtres. C’est une donnée peut-être ethnologique mais, si vous
prenez des exemples dans l’antiquité, vous avez Rome; eh bien je crois que Rome
pendant longtemps s’appelait tout simplement «urbs». Or urbs c’est la ville, c’est
un nom commun, un nom générique. Vous voyez donc que, compte tenu de ces
considérations concrètes, de ces considérations élémentaires dans lesquelles se
retrouve l’ensemble de ces populations, je ne serai pas aussi catégorique, aussi
péremptoire que mes amis burkinabés, et peut-être que si on veut trouver une
solution à cette question, eh bien la solution la plus simple, la plus intéressante
pour les uns et les autres serait une ordalie; je m’empresse de vous dire que ce
n’est pas une demande officielle, mais ce serait un système de preuve dans lequel
l’ensemble des habitants qui habitent aux alentours se retrouveront et hésiteront à
mentir lorsqu’il faudra trouver le mont.[86/13 : 15-18] RÉPLIQUE DE M .RANJEVA 369

En effet, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, la distinction propo-
sée entre erreur toponymique et erreur topographique dans le cas présent répond à
une exigence particulière de la Partie burkinabé. En proposant cette distinction, le
Burkina Faso, à notre avis, entend exclure toute possibilité de remise en cause de
la ligne orographique transcrite sur les cartes et que nos adversaires ont toujours
voulu considérer comme vérité d’évangile.
Dès lors que la thèse de la ligne orographique ne trouve pas de justification en

droit, les deux Parties, de l’avis de la délégation malienne, doivent admettre qu’il
y a erreur à la base même de ce texte de 1927 et de son erratum en ce qui
concerne le mont N’Gouma, erreur dont les conséquences doivent être étudiées.
Au niveau des conséquences de l’erreur de fait, le Mali voudrait apporter trois
précisions relatives à la nature de l’erreur en cause dans le présent développement.
De quel type d’erreur administrative s’agit-il? Le Burkina Faso, dans sa plai-
doirie, a évoqué la jurisprudence de l’arrêt Trépond mais, à notre avis, il semble
que le Burkina Faso commette une erreur; en effet l’arrêt Trépond concerne l’hy-
pothèse d’un acte administratif pris sur la base d’un motif matériellement inexact:
il s’agit, dans le cas de l’arrêt Trépond, d’une décision déclarée prise sur la
demande du requérant alors que le requérant n’a jamais formulé une telle
demande. Dans la présente espèce, nous avons affaire à un cas différend, c’est
celui d’une décision fondée sur un fait matériel inexistant, le mont N’Gouma
n’existant pas aux yeux de la délégation malienne. Pour le Conseil d’Etat, dont la
jurisprudence a été maintes fois évoquée au cours de ces audiences, l’erreur de fait
conduit inévitablement à l’application erronée de la loi; une décision fondée sur

un fait inexact, un fait matériel inexact, repose sur une cause juridique inexistante
et, dans le traité de conteetieux administratif (Ch. Delbosch, Contentieux admi-
nistratif, Paris, Dalloz, 2 éd., 1978, p. 735) cité ce matin par M. Salmon, le prési-
dent Odent conclut: «toute décision fondée sur un motif de fait matériellement
inexact est entaché d’illégalité et ne saurait produire des effets de droit» ( op. cit.).
L’erreur ainsi établie, quelle est la sanction concevable pour empêcher la
production d’effets de droit? Le Mali n’a aucune objection à accepter la proposi-
tion de M. Jean-Pierre Cot, selon laquelle il n’y a pas d’annulation sans jugement.
Tel est bien le cas de l’arrêté général de 1927 et de son erratum, et nous remer-
cions notre collègue et ami de l’avoir rappelé. Seulement, la paralysie d’un acte
administratif peut aussi être obtenue par voie d’exception au cours d’une procé-
dure judiciaire quelconque et ce, d’une manière éternelle. Loin du Mali, Monsieur
le président, Messieurs de la Chambre, l’idée de vous demander de vous substi-
tuer au Conseil d’Etat, si nous étions encore en période coloniale, ou bien de vous
substituer à une juridiction administrative de l’une ou l’autre Partie; nous avons
tout simplement tenu à vous présenter une sanction possible en regard du droit
applicable au fond pour le règlement du présent litige: l’arrêté de 1927 et son

erratum, pour la délégation du Mali, manque de base légale en ce qui concerne le
seul point de N’Gouma. D’ailleurs l’illégalité partielle est admise sans difficulté
en droit administratif.
Toutes ces difficultés que nous nous sommes efforcés de vous résumer au stade
actuel de la procédure nous amènent à examiner les chances de positivité de ce
présent arrêté de 1927. Pour ce faire, nous souhaitons préciser deux points.
Tout d’abord, et ce n’est qu’un rappel, l’obligation qu’a l’administration d’abro-
ger les actes illégaux en droit français ne date que du décret 83.1025 du 28 no-
vembre 1983 ( JORF, 3 décembre 1983, p. 3492).
En second lieu, face à un problème particulièrement technique d’application
dans les faits d’un acte impossible, il nous semble utile de rappeler tout simple-
ment, je dirais à titre de curiosité scientifique, la jurisprudence du Conseil d’Etat
en la matière.370 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 18-20]

En effet, les pouvoirs de contrôle du juge administratif portant sur le fait n’ont
cessé de s’étendre: depuis l’exactitude matérielle des faits dans la jurisprudence
Camino, en passant par la qualification juridique des faits, pour aboutir dans le
détournement de pouvoirs avec l’arrêt Barel et les conclusions Letourneur. Seule-
ment, dans certaines hypothèses où se posent des problèmes de compétence tech-
nique et des problèmes de difficultés purement techniques, le juge de la légalité
dans le système français, renonce à exercer son pouvoir de contrôle. Il préfère ne

pas statuer sur ces difficultés d’ordre technique plutôt que de donner l’illusion
qu’il exerce effectivement son pouvoir; il s’agit de problèmes dont la technicité
est telle que la décision de justice est de nature à entraîner la juridiction à contrô-
ler des applications de faits qu’elle n’est même pas apte à reprendre à son compte
et à corriger au besoin sa décision. Nous avons des exemples où, comme dans la
jurisprudence Tonis, le Conseil d’Etat a préféré ne pas statuer lorsqu’il a fallu
étudier le degré de toxicité d’une lotion capillaire ( Ass. 27 avril 1951: Tonis ,
p. 236); de même que, dans les problèmes de classification des terres par nature
de culture ( Gestion, 23 décembre 1960) ( Lavrefre Orbist Lebon , p. 730, concl.,
Braibant AJ , 1961, p. 108), le juge administratif a préféré renoncer à l’exercice
d’un contrôle de faits (cf. R. Odent, Contentieux administratif , p. 1208-1270).
Toutes ces observations viennent renforcer notre développement et les différents
développements que nous avons écrits et développés au cours des différentes
phases de la procédure. Pour le Mali, au regard du droit français, applicable au
fond concernant l’arrêté général du 31 août 1927, les thèses du Burkina Faso rela-
tives aux hauteurs de N’Gouma ne sont pas pertinentes et ne peuvent pas trouver

leur application en la matière, ce d’autant plus, comme je l’avais dit, que le Mali
souhaitait une abstention de la juridiction sur ce problème du point triple au mont
N’Gouma.
A titre très subsidiaire, je me permettrai d’attirer l’attention de la Chambre sur
le fait que ces développements de droit interne ne sont pas fondamentalement
remis en cause en droit international. En effet, lorsque ces problèmes d’erreur ont
dû être résolus en droit international, et notamment dans le droit des traités, la
pratique a plutôt favorisé la recherche de concertations, de mécanismes conven-
tionnels et consensuels destinés à lever l’équivoque, destinés à mettre un point
final à des divergences de ce genre. C’est la voie du réalisme et c’est cette voie
que le Mali entend respecter aussi à propos de l’arrêté général 2728.

II. L’ARRÊTÉ GÉNÉRAL 2728

A propos de l’arrêté général 2728, je dois vous l’avouer, Monsieur le président,
Messieurs les juges, nous nous sommes lancés dans une aventure. Une véritable

aventure dans laquelle nous avons l’impression que nos frères du Burkina Faso
ont établi une retraite stratégique dans toutes leurs démonstrations. Il ne leur
restait plus qu’à plaider l’invraisemblable, à savoir le caractère modificatif du seul
titre juridique pertinent et ce, contre toute logique — et je dirai même contre toute
vraisemblance. Lorsque la délégation malienne a eu l’occasion d’étudier les écrits
et les plaidoiries, nous nous sommes demandés si, par-delà l’affirmation rituelle
de principe selon laquelle l’arrêté général 2728 aurait été implicitement abrogé par
la loi de 1947, nous nous demandons si, fondamentalement, les positions des deux
Parties restent incompatibles.
Du développement brillant et habile de nos adversaires, il ressort que cet arrêté
général ne doive plus faire problème quant à sa pertinence pour le règlement du
présent différend. Car la problématique de la question, au stade actuel de la
procédure, est formulée dans les mêmes termes par les deux Parties, ce qui amène[86/13 : 20-23] RÉPLIQUE DE M .RANJEVA 371

le Mali à se demander quelle est encore la nature véritable de la prétendue diver-
gence des points de vue concernant cet arrêté. Ce sont les deux points que nous
verrons pour terminer cette intervention.
La problématique est formulée dans des termes identiques et selon les formules
consacrées dans les facultés de droit: la moitié du problème est résolue et ce, je
dois vous l’avouer, à la très grande satisfaction du Mali. C’est sur ce point que
nous allons commencer.

Pour le Burkina Faso, après bien sûr renvoi à la doctrine et à la jurisprudence et
malgré la référence rituelle à la thèse traditionnelle de l’abrogation, les conclu-
sions sur le sort de cet arrêté général 2728 sont moins péremptoires. L’abrogation
de l’arrêté général 2728 n’est plus inéluctable car M. Jean-Pierre Cot dit tout
simplement «avoir établi la possibilité d’abrogation implicite». Nous sommes
bien loin des convictions et des professions de foi que l’on a développées à la
barre et, en tout cas, nous demandons respectueusement à la Chambre de prendre
acte de cette conclusion qui reflète la position finale du Burkina Faso.
Ainsi que nous l’avons toujours soutenu depuis la phase écrite de la procédure,
pour les deux Parties, l’arrêté général a une portée modificatrice si, par-delà les
affirmations de principe et le nominalisme, est réalisée la condition suivante, une
condition qui est liée à l’incompatibilité des textes de 1932 et de 1935, à savoir
l’amputation de la Haute-Volta d’une partie de son territoire constitué par les
quatre villages sédentaires.
A des fins d’éclaircissement et de clarification du débat, au cours de la phase
du contre-mémoire, le Mali a expressément demandé au Burkina Faso de rappor-

ter la preuve du caractère voltaïque de ces villages. Il est évident que si était établi
ce rattachement, ce lien de rattachement, à savoir le caractère voltaïque de ces
villages en 1932, le Mali n’aurait pas persisté dans sa demande. Malheureusement,
le comportement du Burkina Faso a été décevant.
D’abord le Burkina Faso n’a jamais répondu à la question formulée par le Mali.
Il n’a pas pu rapporter la preuve du caractère voltaïque de ces différents villages
et nous demandons respectueusement à la Chambre de bien vouloir prendre
acte de cette carence. Sauf preuve contraire, le Mali continue à affirmer le carac-
tère soudanais, puis malien, desdits villages aussi bien en 1932 qu’en 1947 et en
1960.
En second lieu, voulant échapper au fardeau écrasant de la preuve, le Burkina
Faso se lance dans une critique systématique de ce que le Mali ne peut que,
constater, sur la foi des preuves qui sont à sa disposition. Nous verrons donc,
d’une part, les critiques formulées par le Burkina Faso à l’encontre de la procé-
dure d’élaboration de l’arrêté général 2728 pour justifier sa prétendue portée
modificatrice, et nous achèverons notre intervention sur les preuves du caractère
soudanais desdits villages.

Pour contester le caractère confirmatif de l’arrêté général 2728, le Burkina Faso
se fonde sur trois propositions essentielles.
D’abord, argument traditionnel, la divergence prétendument manifeste entre les
dispositions de 2728, d’une part, et les cartes officielles de l’époque, de l’autre.
Deuxième proposition, les travaux préparatoires à l’élaboration de la prise de
décision.
Et enfin, troisième proposition, l’attitude de l’administration après 1947.
Aucune de ces propositions ne résiste à un examen sérieux. Mais nous préfé-
rons reprendre les points les uns après les autres.
Premier point: la divergence serait manifeste entre les dispositions au fond de
l’arrêté général 2728 et les cartes officielles de l’époque. M. Pierre-Marie Dupuy
s’est suffisamment longuement expliqué sur la valeur de ces cartes, sur les
problèmes de la cartographie, pour que j’aie encore à y revenir. D’ailleurs, sur ce372 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 23-25]

problème, est-ce que le Burkina Faso n’a pas discrètement mis beaucoup d’eau
dans son vin par rapport à sa thèse initiale du titre cartographique.
En tout cas, dans le cas qui nous intéresse et qui retient en ce moment notre
attention, la thèse du Burkina Faso trouve sa justification dans la note du 11 juin
1935, document 127 annexée au contre-mémoire burkinabé.
Dans toute la construction du Burkina Faso en matière de divergence entre les
cartes officielles et les actes juridiques, les titres juridiques, le service géogra-

phique est érigé en véritable Saint-Office du gouvernement général de l’AOF dont
la charge principale serait, pour reprendre le décret pontifical, la promotion —
pour ne pas dire dans ce cas qui nous intéresse, la justification — de l’orthodoxie
cartographique.
Quand on lit cette note, donc, du 11 juin 1935, et notamment le paragraphe 2, je
me permets de le lire, Monsieur le président:
«Mais en ce qui concerne le texte concernant le cercle de Mopti, la
description de la limite sud (à partir de «s’infléchissant au sud-est vers...»

jusqu’à la fin) et celle de la limite est ne semblent pas correspondre à l’état
de fait actuellement existant. Il m’a d’ailleurs été impossible de suivre cette
description sur les cartes officielles du service géographique, les points visés
par le texte n’y figurant pas (mare de Ouaire, village de Dioulouna, mare de
Toussougou, puits d’Agouf, mares de Fossa et de Dourgama).
Dans ce paragraphe, de l’avis de la délégation malienne, deux idées se déga-
gent.
En premier lieu, la phrase «la description de la limite sud et celle de la limite

est ne semblent pas correspondre à l’état de fait actuellement existant», nous voici
de nouveau face à l’adverbe «actuellement» et à l’usage de la notion d’«état de
fait». Ces questions rappellent des difficultés liées à l’interprétation de la lettre
191CM2 et les explications que nous avons eu l’honneur d’exposer devant la
Chambre le vendredi 20 juin au matin semblent mutatis mutandis pertinentes aux
yeux des deux Parties, car, au cours de sa réplique orale, le Burkina Faso n’a pas
cru devoir les contester. Ainsi donc, rien n’établit que les limites décrites soient
effectivement celles qui correspondent à l’état de fait tel que cet état de fait doit
découler de l’état de droit en vigueur.
En second lieu, et c’est la seconde idée, la discordance dont parle le service
géographique concerne la distorsion, l’incohérence que tout lecteur constatera
entre, d’une part, la description fournie par le projet d’arrêté de synthèse et,
d’autre part, les indications reportées sur les cartes officielles du service géogra-
phique.
La conclusion dégagée par le Burkina Faso, selon laquelle cette protestation
du service géographique valait preuve de la portée modificatrice de l’arrêté géné-
ral 2728, mérite de retenir quelque peu notre attention dans la mesure où la plus

haute autorité administrative de l’Afrique occidentale française a préféré passer
outre.
Bien sûr, aux différentes querelles byzantines sur la notion de valeur de fait déjà
évoquée je voudrais ajouter un élément de réflexion de nature à démontrer les
limites mêmes des vertus que le Mali a voulu reconnaître à cette lettre du service
géographique.
Réfléchissons un instant. A supposer donc que le service géographique ait
raison. Que se passe-t-il? Et bien, il se trouve que le cercle de Mopti interrogé a
proposé la prise en compte de la mare de Kébanaire. Or, le texte de 1935 parle de
la mare de Kétiouaire. Quelle est donc la situation lorsque l’arrêté 2728 est consi-
déré comme abrogé? De quelle mare s’agit-il? De la mare de Kétiouaire ou de la
mare de Kébanaire? Et quelle serait cette limite de fait car, si on suit logiquement[86/13 : 25-28] RÉPLIQUE DE M .RANJEVA 373

toute la pensée du Burkina Faso, Kébanaire est un fait qui n’aurait pas été
modifié. Ceci révèle une incohérence, ou plus exactement une carence, dans le
système de prise de décisions, dans l’articulation entre les propositions des auto-
rités techniques et la décision des autorités politiques et administratives.
Lorsque M. l’ingénieur général Gateaud a fait son intéressante déposition — et
je dois rendre hommage aux travaux qu’il a effectués puisqu’il a participé aussi à
la cartographie de Madagascar —, il a eu l’occasion d’énumérer les régions déter-

minées qui ont conquis le cŒur et la raison de plusieurs grands experts qualifiés
du service géographique et de l’Institut géographique: «le Sahel, les régions de
forêt, le bassin du Niger, le Sénégal, le Tibesti...». Mais, curieusement, la région
de notre différend n’a pas été mentionnée. Nous aurions été heureux de connaître
qui était le successeur des anciens, Desplagnes, Coutouly, de Martonne.
Tout ce que nous pouvons constater, c’est le manque d’intérêt pour la région
litigieuse car, en l’absence d’un «parrain» chargé du suivi et de la conception des
cartes, la région est tombée tout simplement en déshérence et dans l’oubli.
En effet, il n’y a pas eu de mise à jour des cartes, faute de moyens financiers,
dira-t-on, mais je dirai faute d’intérêt particulier. Aucune rectification, aucune
nouvelle édition ne sont intervenues, et je m’explique aisément cette — comment
dirai-je —, cette panique qui a saisi le service géographique lorsqu’il a cherché à
comprendre sur une carte les descriptions proposées par les différentes autorités
administratives.
En 1945, au moment où on a confirmé littéralement les dispositions de l’ar-
rêté 2728 par l’arrêté 2555, on aurait pu concevoir une actualisation cartogra-

phique de ces fameuses limites. Mais ainsi que les deux Parties l’ont reconnu, il
n’y a pas eu reproduction, réédition de cartes transcrivant des limites de l’arrêté
2557. Cette carence fait la joie des juristes mais, en tout cas, révèle le peu d’inté-
rêt que les cartographes, les cartes et les autorités manifestaient à l’endroit de ces
contrées et également le peu d’intérêt que les autorités administratives attachaient
aux différentes cartes.
Les cartes, et Monsieur l’administrateur en chef Paul Delmond l’a rappelé ce
matin, étaient utiles pour se repérer uniquement mais n’étaient pas un instrument
de travail particulièrement fiable.
Ainsi cette première justification de la critique burkinabé tombe d’elle-même
aux yeux du Gouvernement malien pour deux raisons: la première d’ordre juri-
dique, les cartes ne sauraient prévaloir sur les titres juridiques; l’argument du
service géographique confondant l’état des cartes avec l’état de fait devant décou-
ler de l’état de droit est une erreur monumentale.
La seconde raison est d’ordre logique et pratique: les observations du service
géographique partent de prémisses erronées. Le report sur des cartes non actuali-
sées d’un certain nombre de faits ne peut aboutir qu’à une conclusion selon

laquelle le résultat est erroné, en tout cas très peu conforme à l’état de droit de
1932 et de 1938.
La deuxième critique avancée par le Burkina Faso pour justifier la portée modi-
ficatrice de l’arrêté général 2728 se fonde sur les travaux préparatoires à l’élabo-
ration de l’addition. C’est vrai, la note 614/AP2 du 5 décembre 1934, note pour
laquelle je remercie d’ailleurs mon ami Jean-Pierre Cot, cette note adressée par le
directeur des affaires politiques et administratives au chef du cabinet militaire a
pour objet des «modifications territoriales du Soudan» et nous pensons que c’est
à juste titre que le Burkina Faso invoque ce document à l’appui de ses prétentions.
Mais sur ce point, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, nous avons
la conviction que le Burkina Faso se raccroche encore à un certain «domina-
lisme» qui lui est cher. D’abord, vous conviendrez avec nous que le Burkina Faso
ne démontre en rien en quoi cette modification est effective et en particulier en374 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 28-30]

quoi cette modification concerne la zone litigieuse. Il aurait été de la prudence la
plus élémentaire de vérifier l’exactitude de cet objet pour notre litige, surtout si
on entend poser les problèmes en droit international.
Curieusement, l’affirmation du directeur des affaires politiques et administra-
tives a suffi au Burkina Faso qui se retranche derrière cette affirmation, cet argu-
ment d’autorité.
Deuxièmement, lorsqu’on lit de très près cette lettre 614 du 5 décembre 1934,

et que l’on examine à la lettre le paragraphe 2, on constate qu’il y est écrit:
«Si comme il a été donné l’assurance par téléphone, le service géogra-
phique dispose de la documentation nécessaire pour préciser et décrire d’une
manière satisfaisante les limites des cercles de San et de Macina qui font
l’objet de la lettre 2379 du 16 novembre 1934 du Soudan français, il y aurait
semble-t-il intérêt à faire figurer l’ensemble des modifications envisagées
dans un texte unique.»

En d’autres termes, le projet en 1934 était de reprendre dans un texte unique et
actualisé les limites d’ensemble des cercles de Bafoulabé, Bamako et Mopti. Cette
idée de texte unique, annoncée par l’arrêté 2862 du 15 décembre 1934, acte pris
dix jours après la fameuse lettre, cet arrêté sera en réalité l’arrêté 2728 qui est la
mesure d’actualisation, la mesure de mise à jour des textes qui régissent les
limites des trois cercles concernés.
Logiquement et intellectuellement, lorsque l’on parle de modifications territo-
riales au Soudan, nous pensons que ce titre de modifications territoriales au
Soudan trouve sa justification dans la mesure où la mise à jour se traduit néces-

sairement par des additions et des soustractions.
Seulement si nous revenons à notre zone litigieuse — la seule partie qui nous
intéresse —, seules les limites de 1932 et de 1935 retiendront notre attention. En
effet, en 1935, les cercles voisins de l’ex-Haute-Volta étaient les cercles soudanais
de Mopti et du Gourma-Rharous. Lorsque l’on examine les modifications interve-
nues en 1935 concernant le cercle de Mopti, que voit-on? L’arrêté 2862 a
supprimé le cercle de Bandiagara et l’a rattaché au cercle de Mopti. Nous voyons
donc qu’en 1935, le cercle de Mopti a absorbé le cercle de Bandiagara. Juste
avant cet événement, la situation était très simple, nous avions deux cercles:
Mopti et Bandiagara; Bandiagara a été supprimé, absorbé par Mopti: cette limite,
portée sur la carte, entre les deux cercles disparaissait définitivement.
Et à partir du moment où Mopti a absorbé Bandiagara, il y avait nécessaire-
ment, logiquement et inéluctablement une modification territoriale. Puisque la
limite qui séparait Mopti de Bandiagara a disparu et, du fait de cette disparition,
on peut dire que Mopti a succédé à Bandiagara en matière de limite territoriale
autre que celle qui fut la limite supprimée. En d’autres termes, en 1935, les limites
de Mopti étaient constituées par l’ancienne limite nord, ouest et sud de Mopti

auxquelles s’ajoutaient les anciennes limites sud, est et nord de l’ancien Bandia-
gara. Et à ce moment-là, la figure géométrique est bouclée. Dorénavant — et ceci
est important, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, comme vous le
remarquerez —, dorénavant le cercle de Mopti est devenu un cercle voisin du
cercle de Dori, alors que, avant 1935, Mopti n’a jamais été mitoyen du cercle de
Dori, de l’ex-Haute-Volta.
Voilà donc, si vous le voulez, un premier point: il y a eu modification, nous en
convenons, nous n’en discutons pas, mais cette modification ne concerne nulle-
ment la partie litigieuse de la frontière. Il y a eu modification là où précisément il
n’y a pas de difficulté. Et c’est une modification interne, propre au territoire
soudanais, propre aux relations entre les différents cercles du Soudan. Voilà les
modifications dont on parle et, quand on vient nous soutenir qu’il y a modifica-[86/13 : 30-33] RÉPLIQUE DE M .RANJEVA 375

tion, nous aurions souhaité voir des modifications et des transformations affectant
cette région, Monsieur le président; or, en la matière, il n’y a jamais eu, il n’y a
pas eu modifications, il n’y a pas eu transformation.
Dans ces conditions, il nous semble que le deuxième argument, la deuxième
critique du Burkina Faso tombe sans qu’il y ait lieu de poursuivre l’examen. En
tout cas, nous voudrions quand même sur ce point attirer l’attention de la
Chambre sur le fait qu’on ne cesse de prétendre, on ne cesse de nous jeter en

pâture l’idée selon laquelle 2728 a modifié la carte, a modifié l’état de fait et,
pour ce faire, aurait modifié la frontière. Or je crois que cette démonstration aura
été suffisante pour préciser la portée, l’objet et les limites des modifications
annoncées en 1934.
Enfin, troisième et dernière critique, le Mali se voit reprocher un comportement
négatif à partir de 1947, à savoir que le Mali ou le Soudan français ne se serait
plus comporté comme autorité compétente sur ces zones de villages contestées.
Avec votre permission, Monsieur le président, je préfère réserver mes observations
sur ce troisième point dans la mesure où il s’agit essentiellement d’une question
de preuve, car les preuves du caractère soudanais de ces quatre villages sont acca-
blantes et ne souffrent d’aucune discussion au regard de la délégation malienne.
Le Mali aurait vivement souhaité que le Burkina Faso reportât le caractère
voltaïque des quatre villages contestés et, à cette fin, M. Jean Salmon n’a pas
hésité à tendre la perche à nos adversaires en leur offrant une grille de lecture du
droit et des faits et une méthode rigoureuse d’approche, afin que, de notre avis, le
prétendu malentendu qui puisse exister entre nos délégations, né de la distorsion

entre le droit, la carte et la réalité, fût définitivement dissipé.
Seulement, à notre grand regret, je dois vous le dire, nos adversaires, amis et
frères, de l’autre côté de la barre, n’ont pas cru devoir accepter cette proposition.
Et nous les comprenons, tant les preuves du caractère soudanais de ces quatre
villages sont accablantes et ne sauraient remettre en cause l’appartenance au Mali
de ces quatre villages.
Pour y procéder, je rappellerai dans un premier temps les paramètres du
problème; ensuite, nous étudierons l’évolution dans le temps de ces paramètres;
et enfin, nous achèverons cette excursion par l’examen de la confirmation dans les
faits des preuves détenues par le Mali.
Quels sont les paramètres ou les données constantes du problème de la délimi-
tation de la frontière entre le Mali et le Burkina Faso dans la zone des quatre
villages? Ces paramètres sont au nombre de deux. D’abord, l’appartenance de ces
villages aux cantons de race habbé de Mondoro et de Hombori; ensuite, la limite
septentrionale du cercle de Dori. Les villages de Yoro, Dioulouna, Okoulourou et
Agoulourou appartenaient au canton de Mondoro et celui de Kobou au canton de
Hombori. Nous avons donc ici le canton de Mondoro avec Dioulouna, Douna et

Okoulou et le canton de Hombori avec les villages de Hombori et Kobou. Ces
indications nous sont fournies par le répertoire général des villages de l’AOF
établi en avril 1923. Ce répertoire, dont l’historique nous a été tracé, est le
premier document officiel de recensement indiquant également les rattachements
entre ces différentes collectivités. Déjà les deux cantons relevaient du cercle de
Hombori appartenant à la colonie du Soudan. La carte C/20 du 10 mars 1923 qui
nous a déjà été présentée, appelée carte de Mondoro, transcrit avec exactitude ces
différentes indications. En vert, nous avons la frontière et en rouge, nous avons
indiqué ces différents villages, nous avons Douna, Outongo, Dioulouna et
Mondoro, chef-lieu de canton. En 1920, Monsieur le président, Messieurs de la
Chambre, le cercle de Hombori était voisin de la Haute-Volta.
Le deuxième paramètre est constitué par la notion de frontière septentrionale du
cercle de Dori, cercle rattaché en 1919 à la colonie de la Haute-Volta. Sur ce376 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 33-35]

point, je serai très bref, puisque, dans sa réplique, M. Cot a constaté que: «l’Ou-
dalan trouve en effet ses frontières de principe puisque la résidence de Dori est
établie dans la période 1875-1889»; toujours est-il qu’aucune des Parties n’a pu
produire les titres juridiques de délimitation de ce cercle.
A équivalence de titre concernant ces différents paramètres, nous nous permet-
tons de signaler, de porter à l’attention de la Cour, que le Burkina Faso n’a pu
présenter ni un extrait de leur répertoire de villages mentionnant le rattachement

de ces quatre localités à une subdivision ou à un cercle de la Haute-Volta, ni un
croquis ou carte administrative d’une subdivision élémentaire, analogue à la carte
C/20 et indiquant le rattachement à une subdivision de ces différents villages.
Ces paramètres rappelaient quel a été l’effet de la fluctuation de la géographie
administrative sur le rattachement de ces différents villages. Ainsi que j’ai eu l’oc-
casion de vous le dire, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, au gré
des fluctuations de la géographie administrative, l’évolution dans le temps de ces
paramètres en a subi les effets. Le problème concerne le passage du cercle de ratta-
chement, non pas d’une colonie à une autre, mais d’un cercle à un autre cercle.
Cependant, malgré cette valse hésitation permanente de l’autorité coloniale, une
donnée reste constante, permanente, la configuration de la limite nord de Dori et
la configuration de la limite sud de la colonie du Soudan français, cette configu-
ration n’a pas été affectée, aussi la méthode la plus simple consistera-t-elle, à
notre avis, à suivre pas à pas l’évolution de la carte administrative de la région à
partir de 1925.
Si nous faisons remonter la fresque historique à 1925, nous constatons que les

cercles de Bandiagara et de Hombori, on l’a déjà vu tout à l’heure, étaient voisins
de la Haute-Volta. Mopti était séparé de la Haute-Volta par le cercle de Bandia-
gara (c’est ce que nous représente ce croquis); Bandiagara et Hombori étaient
voisins de la Haute-Volta et Mopti séparé de la Haute-Volta par le cercle de
Bandiagara.
Deuxièmement, en 1925, les cantons de Mondoro et de Hombori relevaient tous
les deux du cercle de Hombori.
Par l’arrêté général 2790 du 5 décembre 1925 (document B/82 annexé au
mémoire malien), le gouverneur général décide la suppression du cercle de
Hombori et le rattachement des cantons de Mondoro et de Hombori au cercle de
Bandiagara. On a donc supprimé le cercle de Hombori, qui a été divisé en deux,
une partie étant rattachée au Bandiagara et une autre partie étant rattachée au
cercle de Gourma-Rharous, qui ne nous intéresse pas; mais les cantons qui nous
intéressent, ceux de Mondoro et de Hombori, sont rattachés au cercle de Bandia-
gara et ces cantons restent toujours voisins du territoire de la Haute-Volta.
En 1928 intervient l’arrêté 1111 du 30 avril ( annexe B/37) qui modifie le
premier arrêté et cet instrument supprime le rattachement de ces deux cantons à la

subdivision de Douentza, qui ne nous intéresse pas, mais attribue au Bandiagara
de nouveaux groupements, cette fois-ci des groupements nomades, notamment les
Peulhs de Boni, les Foulankriabés de Ouami.
Enfin, et c’est le dernier état, l’arrêté général 2862 du 15 septembre 1934, que
j’ai déjà évoqué, supprime le cercle de Bandiagara, dont le territoire est attribué
au cercle de Mopti. En d’autres termes, si je me permets d’utiliser une formule
mathématique, en 1934, à la veille de l’arrêté général 2728, on se trouve, en ce
qui concerne le territoire du cercle de Mopti, à l’addition algébrique suivante: le
territoire de Bandiagara de 1925, augmenté d’une partie du territoire de Hombori
de 1925, puisque l’autre partie est dévolue au Gourma-Rharous, le tout constituant
le territoire de Bandiagara absorbé par le territoire initial de Mopti.
En droit, donc, la cause du voisinage du cercle de Mopti avec celui de Dori, de
la colonie voisine, résulte des différentes successions territoriales intervenues;[86/13 : 35-37] RÉPLIQUE DE M .RANJEVA 377

tandis que l’objet des modifications dont parle à titre principal cette lettre 614
invoquée par le Burkina Faso concerne des parties de frontières qui n’ont jamais
été contestées lors des différentes mutations administratives d’une part et des
différentes transformations concernant la composition de ces différents territoires
d’autre part.
Cette évolution historique, donc, n’aura pas affecté les paramètres précédem-
ment énoncés. A savoir que les quatre villages, ainsi que leur canton de rattache-

ment, n’ont jamais franchi la frontière pour folâtrer ou se fixer sur le territoire du
cercle voisin de Dori de la Haute-Volta.
Nous prions donc la Cour de bien vouloir prendre acte du rattachement de
manière continue au Soudan français des cantons de Mondoro et de Hombori dans
lesquels figurent les quatre villages. Et si il en était ainsi en droit, c’était tout
simplement parce qu’étaient confirmés dans les faits les titres juridiques du Mali.
Les preuves, dans les faits, du rattachement de ces villages au Soudan français,
sont fournies par l’administration française contrairement aux affirmations du
Burkina Faso. En effet, dans sa réplique, M. Cot a prouvé l’abrogation de 2728
par l’attitude de l’administration coloniale après 1947, qui aurait, par son compor-
tement, contesté la permanence de la validité de cette disposition réglementaire.
Le Mali, Monsieur le président, vous demande de prendre acte de cette conclu-
sion importante. Après 1947, l’administration française aurait considéré au fond
ces villages comme voltaïques parce que 2728 aurait été abrogé. Il est étonnant, à
mes yeux, que le Burkina Faso, n’ait pas apporté la moindre preuve, le moindre
commencement de preuve, à l’appui d’une telle affirmation. Ce, d’autant plus que,

dans ses écrits et dans ses plaidoiries, le Mali s’est efforcé de constituer un dossier
d’effectivités aussi complet et scientifique que possible, afin que puisse être
dégagée une vue objective des problèmes, aussi bien pour la Chambre que pour
les Parties et leurs conseils.
Pour le Burkina Faso, ainsi qu’il a été rappelé à l’audience du 18 juin, on ne
trouve plus aucune référence à l’arrêté 2728, ni à l’arrêté 2557 du 2 août 1945.
Mais est-ce à dire qu’une simple allégation et une simple constatation suffisent
pour apporter la preuve et en particulier pour apporter la preuve qu’aucun acte
d’administration n’a été effectué?
Ce que nous constatons, c’est qu’effectivement il n’y a pas de preuves d’actes
d’administration; mais c’est la Haute-Volta qui n’a pas procédé à la mise en
Œuvre d’actes d’administration ou d’actes administratifs dans ces différents
villages.
Au stade actuel de la procédure, je me bornerai à analyser tout simplement les
moyens de preuves invoqués. Je ne les rappellerai pas puisque nos écritures et nos
différentes interventions précédentes se sont longuement expliquées, et ont
longuement développé nos thèses. Mais en ce qui me concerne, je voudrais attirer

l’attention de la Chambre sur une preuve qui me paraît être la preuve probante du
caractère soudanais de ces villages, à savoir l’exercice par les autorités souda-
naises de leur pouvoir régalien sur ces différents villages.
Après 1947, Dioulouna est repris dans la liste du canton de Hombori. Dans le
relevé d’impôts des années 1949, 1951 et 1953, et en 1951 comme en 1956, Diou-
louna fait partie du ressort du bureau de vote de Hombori.
A notre avis, Monsieur le président, ces indications nous fournissent la preuve
d’une compétence territoriale, pleine et entière, et je dirais même, d’une compé-
tence régalienne, car il ne faut pas oublier que s’y ajoute l’exercice d’activités
juridictionnelles et d’actes judiciaires. Ces actes ont été accomplis sans la moindre
protestation de Dori et de la Haute-Volta en particulier.
Et bien sûr, dans ces pays d’outre-mer, les campagnes électorales étaient
toujours homériques, et aucun administrateur colonial n’aurait accepté une filou-378 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 37-40]

terie de circonscription électorale. Et bien en matière électorale, ce village de
Dioulouna relevait quand même d’une division, d’une subdivision soudanaise.
Ces preuves d’exercice d’autorité étaient confortées par de multiples actes d’ad-
ministration, qui ont déjà été rappelés et cités dans le mémoire et en plaidoirie. Et
à titre d’information, à titre de curiosité, ces faits d’autorité, ces actes régaliens se
sont poursuivis bien au-delà de l’indépendance.
Voilà, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, des preuves irréfra-

gables qui font justice de l’affirmation imprudemment avancée par le Burkina
Faso.
Pour les autres villages? Quid? Oui, il n’y a pas de dossier d’effectivité aussi
solide nous dira-t-on. Mais je crois qu’il faut maintenant se situer non plus au
niveau de l’abstraction juridique, mais à celui de la réalité administrative et de la
réalité villageoise.
Les autres villages étaient des localités de moindre importance par rapport à
Dioulouna, que les rapports administratifs décrivent comme étant le centre le plus
important. Il s’agit de localités non habitées, constituant des hameaux de culture;
dès lors que vous n’aviez point d’habitants permanents à l’époque — car nous ne
parlons pas de la période actuelle —, il était difficile de concevoir que puissent
s’y exercer des actes d’administration et des actes d’autorité.
Les actes juridiques, les actes administratifs unilatéraux ont pour destinataires
principaux des êtres humains, mais non des espaces ni des animaux sauvages.
Tant que ces localités n’étaient pas érigées en villages, au sens administratif que
j’ai rappelé ce matin, leur sort était indissociable du village auquel ils étaient

rattachés. Et panant, leur sort ne pouvait pas être dissocié de leur propre canton
de rattachement.
Dans ces conditions — on pourrait y voir la transposition de cette maxime du
droit romain —, effectivement, dans les pays d’outre-mer, l’accessoire suit le
principal. Les actes d’autorité, les actes régaliens qui affectaient le principal, à
savoir le village, se répercutaient directement sur les terrains, les localités qui en
dépendaient.
Ainsi donc, la preuve du caractère soudanais de Dioulouna vaut également pour
les autres collectivités. En tout cas, je voudrais quand même vous dire que rien, en
1947, n’interdisait au gouverneur de la Haute-Volta de réclamer la restitution de
ces villages à la Haute-Volta, s’il était établi qu’on avait affaire à des villages
soudanais. En tout cas, le gouverneur l’a fait pour d’autres villages, il n’y a pas eu
de problème; mais pour ces quatre villages, il n’y a rien eu.
Je voudrais, avec votre permission, Monsieur le président, apporter une petite
précision à la signification du verbe «laisser», utilisé par l’arrêté général, et que
mon ami Alain Pellet a cru devoir rectifier au nom des grands dictionnaires de
linguistique française. Tout simplement, je crois qu’il est plus simple de se référer

à l’usage de ce mot qui a été fait dans la sentence arbitrale rendue en l’affaire de
La délimitation de la frontière maritime entre la Guinée et la Guinée-Bissau :
lorsque la sentence parle de «laisser à chaque Etat les îles dont il a la souverai-
neté», cela vise une opération de dévolution dans laquelle «certaines îles ne
doivent pas être prises en compte». C’est une interprétation consacrée par la juris-
prudence et c’est une interprétation qui, à notre avis, ne soulève pas de difficultés.
Au terme de ces développements, qui, je m’en excuse, sont assez longs, nous
voulons espérer avoir pu vous montrer à quelles conclusions est parvenu le Mali
concernant le problème de l’arrêté 2728.
Premièrement, la permanence de la validité de l’arrêté général 2728 du
21 novembre 1935, nonobstant la loi de 1947 rétablissant la Haute-Volta dans ses
limites de 1932, est une certitude pour le Mali, mais une possibilité, également,
pour le Burkina Faso.[86/13 : 40-41] RÉPLIQUE DE M .RANJEVA 379

Deuxièmement, en l’absence d’identité d’objet entre le décret de 1932 et la loi
de 1947 d’une part, et l’arrêté général 2728 d’autre part, celui-ci ne présente
aucune incompatibilité avec des dispositions qui lui sont supérieures.
Et en troisième lieu, l’arrêté général est un acte administratif actualisant les

limites du cercle de Mopti en tant qu’il concerne les cantons de Hombori et de
Mondoro. Ces circonscriptions, toujours rattachées au Soudan français avant 1932
et après 1947, le sont aussi bien pendant la période intermédiaire.
On peut donc conclure, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, qu’au
terme de cette partie de plaidoirie consacrée aux titres juridiques invoqués, titres
juridiques à la fois cause des droits et en même temps instrument des preuves des
droits des Parties litigantes, pour le Gouvernement du Mali, la référence aux titres
juridiques coloniaux met fin aux tergiversations qui jusque là ont été source de
confusion et de tension. Et si actuellement il y a différend, c’est parce que préci-
sément ce droit colonial et ce droit d’outre-mer français des titres juridiques des
délimitations n’ont pas été effectivement appliqués. En dépouillant le présent
différend de tout le contexte passionnel qui a pu le caractériser jusqu’à présent et
en acceptant que l’on en revienne aux sources premières du droit applicable au

fond dans le présent différend — à savoir les dispositions réglementaires anté-
rieures à la disparition de la Haute-Volta qui n’ont été que confirmées par l’arrêté
général 2728, le maintien de la mare d’In Abao et non de sa seule pointe nord
comme un des sommets de la figure géométrique représentative de la frontière —,
en réalisant ceci, ce retour vers les sources premières du droit, il nous semble que
l’on pourra précéder dorénavant les événements et dépasser également une
conception subjective du différend.
En somme, pour paraphraser les propos de Démosthène dans les premières
Philippiques, on reprendra en main vigoureusement l’affaire présente lorsqu’il
faudra la mettre en Œuvre et la faire vivre. Et ainsi, par votre décision, les deux
Parties, le Mali et le Burkina Faso, auront le loisir de s’initier à des valeurs et des
vertus plus grandes: la paix et la coopération.

L’audience, suspendue à 16 h 40, est reprise à 16 h 55380 [86/13 : 42-43]

RÉPLIQUE DE M. DUPUY

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. DUPUY: Monsieur le président, vous avez invité tout à l’heure la Partie
malienne à répondre autant que possible aux allégations qui avaient été faites par
le conseil du Burkina Faso dès cet après-midi.
Je me garderai de discuter au fond car je crois que les laborieuses remarques
qui ont été faites devant vous se passent de tout commentaire pour l’instant et
nous nous réservons, dans l’espace du délai qui nous a été imparti, de vous faire
valoir les commentaires plus précis que cette intervention appelle.
Je voudrais simplement, tout en comprenant le désarroi qui a pu gagner la
Partie burkinabé devant le témoignage de M. Paul Delmond ce matin, dénoncer
très brièvement les procès d’intention, les insinuations et les persiflages que vous
avez pu entendre et qui ont consisté, en particulier, à détourner de leur sens mani-
festement ethnographique des termes que, du coup, M. Pellet a voulu tourner dans
un sens diffamatoire.
C’est sans doute très certainement la première fois que de tels procédés sont
utilisés devant votre haute juridiction, dont la dignité et le respect qu’on lui doit

appelaient certainement d’autres procédés.
J’en viens maintenant au corps de mon propos qui concernera pour l’essentiel
deux aspects dont vous savez, Monsieur le président, Messieurs les juges, qu’ils
sont en réalité liés par bien des points.
Le premier concerne cette fameuse lettre 191CM2 dont vous avez peut-être été
surpris jusqu’ici qu’on ne vous ait pas encore parlé aujourd’hui; malheureuse-
ment, je crains fort que vous ne puissiez échapper à son rappel ultime.
Le second aspect de mon intervention concerne précisément les cartes et l’usage
de la cartographie, mais je serai à cet égard d’autant plus bref que, précisément, la
déposition de M. Paul Delmond de ce matin, a permis de préciser une fois de plus
quelle était la pratique coloniale en ce domaine.
Le lettre 191CM2 tout d’abord. Vous vous souvenez qu’il s’agit d’une lettre
émanant du gouverneur général de l’AOF envoyée aux deux lieutenants-gouver-
neurs concernés et proposant une délimitation territoriale. Nous avons assisté à
une évolution sensible des thèses adverses concernant cette lettre; après avoir dit
notamment dans son mémoire que certaines ne constituaient pas un acte adminis-

tratif juridiquement parfait, ce qui signifie qu’il lui imputait néanmoins au moins
partiellement cette qualité, l’un de ses conseils, M. Jean-Pierre Cot indiquait
l’autre jour qu’elle ne participe pas «de la majesté de l’acte administratif».
Prenons acte de cette déclaration qui vous fut faite, comme plusieurs autres, avec
d’autant plus d’autorité qu’elle masquait une reculade dans le fond. L’autre évolution
très nette tient au fait que les conseils du Burkina Faso — de façon d’ailleurs parfai-
tement légitime — ont entendu déplacer le débat à propos de cette lettre. Ils l’avaient
d’abord situé dans le cadre d’une analyse de sa valeur juridique intrinsèque; ils
l’ont ensuite fait évoluer vers l’analyse de son contenu matériel. Leur raisonnement,
fort habile, tient, je vous le rappelle, en quelques propositions simples: la lettre 191
serait la description de l’état de faits prévalant à l’époque sur le terrain; la lettre 191
plus la correspondance à laquelle elle a donné lieu constitueraient une preuve de la
conviction administrative, ou, si l’on préfère, de l’acquiescement des chefs de cercle
aux limites proposées, acquiescement auquel le Mali se trouve aujourd’hui — ou
se trouverait d’après le Burkina Faso — lié par les vertus de l’ uti possidetis.[86/13 : 44-46] RÉPLIQUE DE M . DUPUY 381

Ici, une rapide observation: vous avez là un exemple dans lequel la Partie
adverse utilise précisément une pratique administrative, telle du moins qu’il la
comprend, pour avérer le legs colonial. Oh combien, on ne le dira jamais assez, il
est ainsi difficile de séparer les deux faces de ce même principe de l’intangibilité

des frontières, l’ uti possidetis juris et l’uti possidetis de facto !
Toujours est-il que, dans l’argumentation burkinabé, force probatoire de la lettre
191CM2, d’une part, et acquiescement administratif, d’autre part, sont étroitement
liés. Mais pour donner à leurs thèses quelque consistance, les talentueux conseils du
Burkina Faso sont obligés de se livrer à une opération pénible, dangereuse en tout
cas, intellectuellement peu satisfaisante. Cette opération, cet exercice acrobatique,
c’est le grand écart ! Il leur faut en effet, établir un pont entre deux ordres juridiques
distincts, entre l’ordre colonial français interne d’une part, et l’ordre juridique inter-
national d’autre part; il leur faut montrer que les règles prévalant dans l’un sont
applicables dans l’autre, il leur faut, en d’autres termes, administrer la preuve qu’un
chef de cercle correspondant avec son supérieur hiérarchique direct à propos d’un
projet administratif sans lendemain, est assimilable à un Etat souverain, gardant long-
temps et constamment le silence face aux prétentions concurrentes des Etats tiers;

bref, il lui faut convaincre la Chambre d’abandonner toute rigueur intellectuelle!
Nous avions déjà dénoncé au premier tour de nos plaidoiries une argumentation
de ce type, qui en appelle une fois de plus aux procédés des transpositions hasar-
deuses et des assimilations à haut risque. Il nous avait déjà valu l’invitation à
appliquer au présent litige la jurisprudence du Conseil d’Etat en matière de
conflits de délimitation des communes métropolitaines, invitation aujourd’hui
retirée par la Partie burkinabé, puis, ensuite, il avait entraîné l’appel à la jurispru-
dence fédérale interne helvétique ou argentine; ainsi, après quelques comparaisons
balnéaires entre Djibo et Deauville, nous voici conviés, sans doute par les sorti-
lèges de quelque voie orographique, à confondre le Valais suisse et le Soudan! On
rappellera à cet égard, pour mémoire, qu’il était vraiment difficile de confondre la
structure administrative de l’AOF, dans laquelle nos amis burkinabés voyaient
encore il y a peu une traduction des traditions napoléoniennes, avec un Etat

fédéral. Mais venons en aux faits, c’est-à-dire au droit.
Je reviendrai avec quelque brève insistance sur la tentative d’application hasar-
deuse des règles internationales de l’acquiescement aux comportements adminis-
tratifs subséquents à la lettre 191 CM2 de février 1935. Ma démonstration tiendra
en trois points.
En premier lieu, je rappellerai brièvement l’impossibilité de principe qu’il y a à
transposer en droit colonial interne les règles de l’acquiescement international.
Ensuite, en admettant même, «for the sake of argument», pour les besoins de la
cause, qu’on puisse envisager une telle transposition dans notre cas, je montrerai
qu’elle serait clairement inopérable en l’espèce, si l’on veut bien se donner la
peine de comparer quelques instants, d’une part, l’identité des règles et conditions
de l’acquiescement international — ce sera mon second point —, et d’autre part,
l’inexistence, en l’espèce, des conditions prévues par le droit international public

pour reconnaître l’acquiescement (troisième point).

I. IMPOSSIBILITÉ DE PRINCIPE DE LA TRANSPOSITION EN DROIT COLONIAL INTERNE
DES RÈGLES DE L ’ACQUIESCEMENT INTERNATIONAL

Je l’avais déjà dit au premier tour, à propos de la réfutation de l’invocation de
l’affaire du Temple par M. Alain Pellet.
J’espérais que cela suffirait, d’autant que M. Jean-Pierre Cot lui-même, dans sa
plaidoirie de la semaine dernière, était parvenu aux mêmes conclusions que moi.382 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 46-48]

Je serai très brièvement obligé de rappeler qu’on ne peut mettre sur le même
pied le comportement d’un administrateur territorial, subordonné et intégré dans
une structure hiérarchique stricte, avec les agissements d’un Etat souverain
confronté, dans l’ordre international, aux prétentions d’autres Etats souverains.

On ne peut assimiler l’avis donné par un chef de cercle sur un simple projet
avec l’expression d’un assentiment des autorités gouvernementales d’un Etat.
On ne peut confondre l’enjeu d’une telle délimitation administrative entre deux
colonies appartenant à la même puissance, et celui de la détermination exacte de
l’assise territoriale sur laquelle un Etat, face aux autres Etats, appuiera et exercera
sa souveraineté.
D’un côté, des administrateurs qui, dans le cours de la vie administrative,
confrontés ordinairement à des dépêches et sollicitations diverses émanant de l’au-
torité centrale, sont amenés à émettre une opinion qui n’aura d’incidence juridique
que si elle a l’heur de conditionner, ultérieurement, le contenu de la décision des
organes habilités à délimiter.
De l’autre, une puissance souveraine, plongée dans une société internationale de
juxtaposition, toute latérale, livrée aux appétits concurrents d’Etats dont chacun

est toujours tenté d’agrandir son pré carré au détriment du voisin. Les deux situa-
tions sont tout simplement inconciliables. Toute assimilation des deux types est
donc source de confusion mentale et mélange de cadres juridiques inconciliables.
Cependant, même si le principe de la transposition des règles de l’acquiesce-
ment international dans le droit colonial interne devait être admis, on peut très
rapidement constater qu’elle ne trouverait pas lieu de s’appliquer dans la présente
espèce.
Je rappellerai donc quelle est l’identité de ces règles internationales.

II. IENTITÉ DES RÈGLES INTERNATIONALES DE L ’ACQUIESCEMENT

On pourrait s’engager ici dans une vaste exploration de la jurisprudence interna-

tionale, et je tiens tout de suite à rassurer la Chambre, je m’en tiendrai à quelques
observations simples tirées de cette jurisprudence pour montrer que les règles,
claires et concordantes, établies par les arbitres et les juges ont trait en particulier
aux origines, à l’objet, à la consistance et aux conditions de l’acquiescement.
D’une façon générale, la jurisprudence internationale, il faut le dire à titre limi-
naire, n’a recours à l’idée d’acquiescement que lorsque, relativement aux quatre
séries d’éléments que je viens de citer, nul doute n’est en l’espèce permis quant à
la réalité de la volonté de l’Etat d’être lié par son silence.
Parce que c’est une règle élémentaire du droit des gens qu’un Etat souverain ne
saurait être engagé sans son consentement (rappelée ici même dès le premier arrêt
donné par la Cour permanente de Justice internationale dans l’affaire du Vapeur
Wimbledon), l’acquiescement ne saurait se présumer.
Mais revenons justement sur certains des éléments que je citais il y a un instant.

1. Origines de l’acquiescement

De qui émane-t-il? Quel est l’agent dont la conduite pourrait éventuellement faire
considérer qu’elle constitue un engagement tacite ou exprès de l’Etat souverain? La
règle est simple: l’acquiescement ne peut émaner, pour avoir quelques chances
d’être valide, que de l’autorité compétente pour engager l’Etat. C’est un air connu,
me dira-t-on. En effet! Je ne fais ici que répéter ce que, dans un contexte finalement
très voisin, j’ai eu l’honneur d’indiquer devant vous l’autre jour, à propos des condi-
tions dans lesquelles les cartes peuvent se voir conférer une certaine valeur probante.[86/13 : 48-51] RÉPLIQUE DE M . DUPUY 383

Et c’est parce que la ratio legis est bien la même dans les deux cas: il s’agit
dans un cas comme dans l’autre de ne pas faire engager un Etat sans l’expression
directe de la volonté de ceux habilités à le faire.
Un exemple jurisprudentiel très récent en porte témoignage: il s’agit de l’arrêt
rendu par la seule Chambre qui ait précédé la vôtre, Chambre de la même Cour,
ai-je besoin de le préciser, dans l’affaire de la Délimitation de la frontière mari-
time dans la région du golfe du Maine , opposant le Canada aux Etats-Unis.

Dans cette affaire était en cause le problème de savoir dans quelle mesure les
Etats-Unis auraient éventuellement acquiescé à l’octroi de permis off shore déli-
vrés par le Canada dans une certaine région sur le banc de Georges.
Il s’agissait donc bien d’un problème d’acquiescement à une prétention d’exten-
sion d’une zone d’exercice du droit souverain d’un Etat à l’exclusion d’un autre.
Pour démontrer le bien-fondé de sa thèse relative à l’acquiescement, le Canada
s’appuyait, à l’époque, sur une lettre qui émanait du «Bureau of Land Manage-
ment» du département de l’intérieur des Etats-Unis (dite «Lettre Hoffmann»).
Cette lettre ne comprenait pas de protestation formelle américaine à l’égard du
permis canadien.
La Chambre a repoussé l’argumentation canadienne en faisant droit à l’objec-
tion américaine d’après laquelle la lettre Hoffmann émanait précisément de fonc-
tionnaires de rang moyen, qui n’étaient pas habilités à définir de limites interna-
tionales ni à prendre position au nom de leur gouvernement au sujet de
revendications étrangères.
Plus précisément encore, elle a relevé que M. Hoffmann:

«agissait dans le cadre de ses attributions techniques et ne paraissait pas
avoir été averti de ce que la question de principe qui pouvait mettre en jeu
l’objet de la correspondance n’était pas réglée» ( C.I.J. Recueil 1984 ,
par. 139).

2. Objet de la conduite étatique en cause

On voit ainsi que la question de l’identité de l’organe d’origine est, par la force
des choses, liée à celle de l’objet de la conduite étatique en cause. On ne peut en
effet déduire un acquiescement du comportement ou des déclarations étatiques
non seulement que s’ils émanent de l’autorité compétente — ce que nous venons
de voir — mais encore que si ce comportement ou cette déclaration a pour objet
spécifique la délimitation internationale.

3. Consistance de l’acquiescement

Quelle doit être alors — et c’est la troisième règle qui se détache de cette juris-
prudence — la consistance de l’acquiescement international? Il doit être constitué
soit par une déclaration dépourvue d’ambiguïté (voir par exemple, l’arrêt de la
Cour dans l’affaire de la Sentence du roi d’Espagne , à propos d’une déclaration
explicite du Nicaragua, ou à l’inverse, précisément l’affaire du Golfe du Maine
que je viens de citer), soit par un long silence, s’étirant sur une longue durée. Ici,
l’acquiescement, si l’on peut dire, est avéré par l’épaisseur et l’extension du
silence étatique, consistant lui-même dans l’absence de protestation. Les précé-
dents sont extrêmement nombreux et vous les connaissez mieux que personne.
Ainsi, dans l’affaire de l’Ile de Bulama , opposant le Portugal à la Grande-
Bretagne, l’arbitre repousse les prétentions britanniques en précisant que le Portu-
gal n’a jamais acquiescé, pendant une longue période, aux actes invoqués par la
Grande-Bretagne (La Pradelle et Politis, Recueil des arbitrages internationaux ,
vol. II, 1923, p. 613).384 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 51-53]

Dans l’affaire de la Baie de Delagoa , l’arbitre constate aussi que, sur la longue
durée, les actes d’occupation du Portugal ont fait l’objet d’une acceptation tacite
de la part de l’Autriche et de l’Angleterre ( ibid., vol. III, p. 637 et 638).
Dans la célèbre affaire des Pêcheries, à laquelle chacun songe immédiatement

(C.I.J. Recueil 1951 , p. 138), c’est également l’absence de protestation, pendant
une période jugée suffisamment importante, de la part de la Grande-Bretagne, à
l’égard des limites de pêche norvégienne, qui entraîne l’opposabilité internationale
de celles-ci.
Je ne reviendrai pas sur l’affaire du Temple, si ce n’est qu’ici la consistance de
l’acquiescement est moins due à la durée qu’au caractère manifeste de l’assenti-
ment siamois consécutif à l’envoi par la France d’une carte produite explicitement
et spécifiquement aux fins de signifier à l’autre Partie la délimitation internatio-
nale de la frontière.
Mais c’est alors, à propos de cette dernière affaire comme des précédentes, un
autre élément qui mérite d’être rappelé, élément qui a retenu encore l’attention de
la Chambre dans la récente affaire du Golfe du Maine .

4. Conditions de l’acquiescement

Il s’agit de la notoriété internationale, généralement assurée par voie de publi-
cité officielle, de notification diplomatique, parfois seulement avérée par le carac-
tère manifeste de l’activité de l’Etat prétendant à l’exercice de certains droits, qui
doit s’attacher à la situation à l’égard de laquelle un Etat marque son assentiment.
Regardez, par exemple, l’affaire de l’ Ile de Palmas, dans laquelle c’est le carac-
tère notoire de l’occupation de cette île par les Pays-Bas qui la rendit opposable
aux Etats-Unis (traduction française, Revue générale de droit international public ,
1935, notamment p. 198 et suiv.).
Dans l’affaire de l’ Ilot de Clipperton , c’est la notoriété suffisante de l’occupa-
tion française qui la rend opposable au Mexique.
Et c’est enfin le caractère non officiel de service technique à service technique,

de la correspondance à laquelle je faisais allusion tout à l’heure, s’inscrivant dans
le cadre de la lettre «Hoffmann» qui, on l’a vu, empêche, entre autres éléments,
d’emporter la preuve de l’acquiescement américain aux prétentions canadiennes,
dans l’affaire du Golfe du Maine .
Origine, objet, consistance, conditions de l’acquiescement international, sont
ainsi soumis à des règles claires, précises, concordantes par la jurisprudence inter-
nationale.
Ces divers éléments se retrouvent-ils dans la présente affaire, si, du moins encore
une fois, on veut bien accepter de se livrer à cette opération, en l’espèce injusti-
fiable, de transposition dans l’ordre interne d’une règle de droit international?
Manifestement non, Monsieur le président, Messieurs de la Chambre! Nous
allons nous en rendre compte en rappelant brièvement l’inexistence en l’espèce
des conditions prévues par le droit international.

III. INEXISTENCE EN L ’ESPÈCE DES CONDITIONS PRÉVUES
PAR LE DROIT INTERNATIONAL

Aucune des conditions et des éléments dégagés par la jurisprudence ne sont ici
réunis, et ceci pour deux séries de raisons.
D’une part, on ne peut avérer de la correspondance consécutive à l’envoi de la
lettre 191CM2 l’existence même d’un acquiescement des chefs de cercle aux
limites proposées. Et là nous sommes en 1935.[86/13 : 53-55] RÉPLIQUE DE M .DUPUY 385

D’autre part, postérieurement à cette correspondance, soit dans la période qui
s’étend de 1935 à 1960, en passant par 1947, date de la reconstitution de la
Haute-Volta, on constate qu’il ne reste aucun vestige de la limite proposée par la
lettre 191 CM 2.

1. Inexistence de l’acquiescement des chefs de cercle en 1935

Il nous faut repasser par l’examen rapide de cette fameuse correspondance.
Le commandant Toby, chef du cercle de Gao; le capitaine Lecoq qui commence
à devenir une vieille connaissance, et qui, vous vous en souvenez sans doute, est
le commandant de Gourma-Rharous, et enfin son collègue de Mopti, dont, je dois
l’avouer, j’ai oublié le nom.
La réaction de M. Toby, si on la consulte à l’annexe D/35 de notre mémoire,
appelle me semble-t-il, aux termes d’une analyse dépassionnée, deux conclusions:
d’abord le constat de l’écart une fois de plus, entre la pratique administrative
effective et la description cartographique, dans une zone qui, certes, ne relève pas
directement de la région en litige, mais constitue néanmoins un témoignage inté-
ressant, curieusement, jamais signalé par le Burkina Faso, à propos du divorce
entre les cartes et les limites effectives.
A propos de la limite entre le cercle de Gao et celui de Tillabery, et reprenant
un rapport du résident d’Ansongo, M. Toby déclare:

«Ce tracé diffère très sensiblement de celui porté sur la carte au 1/500000
dressée par le service géographique de l’AOF, édition de novembre 1925:
Amalaoulaou est situé à environ 45 kilomètres au nord-nord-ouest de la posi-
tion qui lui est donnée sur cette carte.»

Voilà qui est à verser au dossier de la «fiabilité» de la carte éditée par Blondel
La Rougery. (A noter aussi la mention de la «rareté des cartes qui se trouvent au
cercle...»)
Autre incorrection relevée et ma foi fort intéressante, celle de l’ Atlas des
cercles (carte 99 au 1/1000000) qui met la même mare au Soudan, contrairement
aux conventions de 1913 et de 1928 entre le commandant de cercle de Tillabery,
et celui de Gao.
La deuxième remarque, à propos de cette correspondance de M. Toby, c’est
qu’elle est effectivement centrée sur la frontière orientale, nous le reconnaissons
bien volontiers, et qu’elle ne comporte aucune mention de la frontière sur le Béli.
Je dis bien aucune mention, c’est-à-dire qu’elle ne comporte non plus aucun aveu
formel; elle ne dit tout simplement rien. Et si l’on a égard au fait que le propos
correctif de M. Toby sur l’autre partie de la frontière avait un caractère essentiel-
lement topographique, on comprend en effet qu’il n’ait rien trouvé à dire, dans la
mesure où, dans les limites de ce cercle — peut-être n’avait-il pas retrouvé la

carte? — devait sans doute à l’époque figurer cette carte routière dressée par cinq
officiers (carte du cercle de Gao de 1924) que nous vous avons proposée l’autre
jour et dont vous avez pu constater qu’elle figure précisément la limite sur le Béli.
Toujours est-il qu’il y a là absence totale de reconnaissance explicite,
ouacquiescement d’aucune sorte.
Quant au cercle de Gourma-Rharous, je vous en ai moi-même si souvent parlé que
je n’y reviendrai que très rapidement. Chacun sait que par télégrammes-lettres
successifs, qui semblent avoir été la voie privilégiée de l’expression de ses opinions,
le capitaine Lecoq a d’abord fait part de sa déconvenue de ne pas trouver de cartes
dans son cercle. Il s’est enquis auprès des cercles voisins de la question de savoir où
pourraient bien passer les limites de son cercle, et puis, après les avoir retrouvées, il
a pris son crayon bleu, conformément à la note 93CM2, et il a tracé sur la carte une386 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 55-57]

limite, une limite que malheureusement ni le Burkina Faso ni le Mali n’ont jamais
retrouvée, ce qui peut-être nous aurait empêché les uns et les autres de perdre beau-
coup de temps (contre-mémoire malien, par. 6.46 et 6.47).
Toujours est-il que la réponse du capitaine Lecoq manifeste certainement qu’il
n’avait pas de «conscience aiguë de ses limites», mais certainement pas qu’il
acceptait la lettre 191CM2.
Quant au cercle de Mopti, si j’ai oublié le nom de son chef de cercle, je me

souviens en tout cas très bien, et vous aussi sans doute, Messieurs les juges, que ce
dernier était ma foi très critique à l’égard de la carte de 1925. Il ne consent, vous
le savez tous désormais très bien, qu’à une modification; il n’en signale qu’une
seule, celle de la mare de Kébanaire, située à la limite des cercles de Mopti, Gourma-
Rharous et Dori, que l’on vous présentait tout à l’heure. Voilà d’ailleurs une preuve
supplémentaire que le fait auquel renvoie cette fameuse lettre 191CM2 n’est pas le
fait de la pratique administrative sur le terrain, mais celui de la carte.
Au demeurant, on constatera que la requête du commandant du cercle de Mopti
relativement à l’inclusion de la mare de Kébanaire sur la limite ne sera jamais
exhaussée. Cette lettre, conforme à la description de la limite administrative
d’après le Burkina Faso, avoue par là son caractère modificatif. Ici, il y a tout de
même un curieux chassé-croisé, c’est qu’en définitive nous pourrions très exacte-
ment reprendre à notre compte l’argumentation du caractère modificatif de l’ar-
rêté 2728 que nous oppose le Burkina Faso pour précisément la faire valoir à
l’égard de la lettre 191. Et nous pourrions remarquer qu’il est tout de même
curieux que le Burkina Faso ne s’émeuve pas à l’égard de cette correspondance,

échangée précisément pendant la période qu’il juge suspecte (1935-1947), puisque
se déroulant en l’absence de la Haute-Volta!
Bref, pour en rester au bilan des trois réponses des chefs de cercle, on constate
que la réalité même de leur acquiescement n’est absolument pas avérée, bien au
contraire. Acquiescement y aurait-il eu, il n’eût de toute façon constitué qu’un
simple avis, une opinion administrative, puisque, de toute façon, seul le gouver-
neur général pouvait délimiter. Ni l’origine, ni la consistance d’un consentement
introuvable ne nous rapprochent de près ou de loin des cas de figure et des règles
dégagés par la jurisprudence et la pratique internationales.
Il s’agit d’un simple avis émis par un fonctionnaire non pourvu des compé-
tences de délimitation des cercles, et l’objet de cette lettre est selon les cas
d’abord topographique, c’est le cas de la correspondance Toby; soit critique à
l’égard de la délimitation proposée, c’est la correspondance Mopti; soit, quant au
fond, inconnu, c’est le cas de la correspondance Lecoq.
Fort bien, me dira-t-on, mais qu’en est-il de la suite? N’avez-vous pas vous-
même il y a un instant insisté sur l’importance du temps, de la durée? Eh bien,
justement, regardons-y, que se passe-t-il après 1935?

2. Absence de tout vestige de la limite proposée par la lettre 191CM2
après 1935

Après 1935, qu’observe-t-on? L’oubli profond, Messieurs les juges, le silence
insondable, l’indifférence absolue dans laquelle retombe la proposition de la lettre
191CM2! Comme le reconnaissaient avant hier les conseils du Burkina Faso, il fau-
dra attendre une période bien postérieure à la date critique de 1960 pour que la Haute-
Volta exhume cette auguste dépouille d’un passé révolu. Où sont les dépêches admi-
nistratives, les correspondances de poste, les rapports annuels qui font mention de la
lettre 191CM2 ou même seulement, sinon de la lettre, du moins de son contenu? La
Partie burkinabé vous a-t-elle produit de telles manifestations, après plus de mille
pages d’écritures et d’annexes et dix-huit heures bien tassées de plaidoiries orales?[86/13 : 57-59] RÉPLIQUE DE M .DUPUY 387

Et si silence il y a, ce n’est pas celui de l’assentiment aux termes de la lettre
191CM2 de 1935, c’est celui qui concerne sa seule mention dans les documents
administratifs. Si l’on doit faire jouer ici un rôle de consolidation au silence, c’est
alors de consolidation d’un enfouissement abyssal qu’il faudrait parler. Car à la
même époque, soit de 1935 à 1960, à la surface, dans le monde des vivants, dans
le monde des chefs de cercle, avec leurs cantonniers, leurs goumiers, leurs
adjoints, il y a des manifestations tangibles, fort audibles, ma foi, de l’activité des

cercles soudanais jusqu’aux rives du Béli.
Je ne puis à cet égard, renonçant à fatiguer la Chambre par la répétition de la
litanie des preuves d’effectivité produites l’autre jour par mon ami M. Jean Salmon,
que renvoyer à sa plaidoirie de samedi dernier et à nos écritures antérieures.
Qu’on se souvienne en particulier de toute la série d’actes administratifs accom-
plis par les subdivisions de Gourma-Rharous et surtout d’Ansongo, jusqu’aux
rives des différentes mares du Béli, en particulier à Fadar-Fadar, à In Tangoum, au
gué de Kabia. Et nous avons même produit, parfois grâce à la diligence de la
Partie adverse, des preuves émanant du cercle de Dori lui-même, du fait que l’ef-
fectivité administrative soudanaise allait jusqu’aux rives nord du Béli.
Notamment, j’y insiste, la construction des routes par les cercles soudanais
jusqu’au Béli est significative. Car, n’en déplaise à nos amis burkinabés, je dois
leur rappeler, comme M. Delmond pourrait ici en témoigner, que la décision
d’entreprendre des travaux d’édification ou de réfection des routes incombait bien
au chef de cercle, et à lui seul!
Alors, Monsieur le président, Messieurs les juges, à supposer même qu’il y ait

eu un quelconque acquiescement à la ligne de la carte de 1925 décrite dans la
circulaire 191 — supposition vaine, on l’a vu plus haut —, où se trouve la durée,
la constance, la solidité requises par le droit international pour donner consistance
à l’acquiescement?
On constate au contraire des manifestations diverses de l’activité administrative
soudanaise jusqu’aux bords du Béli. Limites administratives de fait, oui, délimita-
tion réglementaire, toujours pas. Et l’on comprend, dois-je le rappeler une dernière
fois que, en 1949, le chef de la subdivision de Rharous demande toujours où se
trouvent les limites (D/80); et on s’explique que, en 1948, dans son rapport
annuel, le lieutenant-gouverneur du Soudan rappelle que les limites des deux colo-
nies n’étaient pas déterminées de façon précise. Si cet important fonctionnaire
avait eu une fréquentation constante des termes de la lettre 191, s’il l’avait consi-
dérée comme un acte administratif même imparfait ou comme la preuve d’une
conviction administrative du type de celle dont on nous a parlé ce matin, nul
doute qu’il n’aurait pu proférer un tel avis.
Ainsi voit-on que les circonstances propres à notre espèce ne vérifient en rien
les conditions requises par le droit international au demeurant intransposable, en

ce qui concerne la preuve de l’assentiment manifesté par un Etat aux prétentions
territoriales d’un autre.
En ayant ainsi terminé avec la thèse scabreuse de la transposition des règles
internationales de l’acquiescement, j’en viens en fait naturellement aux cartes,
Monsieur le président, je dis bien naturellement car la thèse burkinabé à cet égard
est dans une large mesure également liée à l’acquiescement, l’acquiescement
qu’aurait à leur égard manifesté des administrateurs.
De plus, comme on l’a vu plus haut, la lettre 191, c’est un autre nom de la carte
de 1925 au 1/500000, puisqu’elle n’en est qu’une transcription littérale, dans la
région considérée. Pourtant, arrivé à ce stade, Monsieur le président, Messieurs de
la Chambre, je dois ici vous faire part d’un embarras, dont je confierai les causes
et tenterai d’éviter les conséquences.
Ces causes, sans vouloir être présomptueux, ne résident pas dans la substance388 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 59-61]

de l’argumentation adverse, toujours courtoise, du moins jusqu’à aujourd’hui,
habile et déliée, certes, mais sans surprise! Elles tiennent précisément à deux
traits, qui m’ont frappé à l’audition des plaidoiries talentueuses de M. Cot et
M. Pellet mardi dernier.
Le premier, c’est la fréquence du repli tactique et des concessions formelles, qui
s’accentuent. Conscients de leur devoir de défenseurs, ils reculent, mais pied à
pied, et cachent leur retraite derrière l’assurance du ton avec lequel ils l’annon-

cent.
Le second trait, c’est que, paradoxalement, au-delà des mots, des abandons
apparents, des déclarations conciliantes, fût-ce au prix d’ailleurs de quelques
contradictions, ils se sont rendus compte qu’à ce stade de la procédure, ils ne
pouvaient plus changer la structure élémentaire de leur argumentation. D’où le
caractère extrêmement répétitif des plaidoiries de mardi dernier. Ce qui fait qu’à
part moi, je vous l’avouerai, les écoutant l’autre jour et, mise à part la déposition
de nos experts respectifs, je me demandais si, au fond, cette affaire méritait bien
un second tour.
Il n’y a, en effet, pour s’en tenir à la cartographie, rien de nouveau dans les
plaidoiries adverses de mardi dernier, si ce n’est les concessions et dérobades
qu’elles effectuent.
On y retrouve pêle-mêle: l’argument de l’autorité du service cartographique;
l’invocation, il est vrai de plus en plus évanescente de deux espèces jurispruden-
tielles, d’ailleurs toujours les mêmes, celles du Rann de Kutch et du Canal de
Beagle, toujours aussi déformées; la proposition d’après laquelle l’arrêté du

31 août 1927 et son erratum auraient trouvé une annexe cartographique officielle:
l’idée d’après laquelle le Mali aurait consenti à l’autorité de la carte de 1960; le
maintien de la thèse de la valeur juridique intrinsèque des cartes.
Alors que faire? Cruel dilemme. Réfuter ou ne pas réfuter? Là est la question!
Réfuter, mais alors nous devons à nouveau ressortir nos preuves, articuler nos
analyses, dénoncer les artifices adverses, et c’est courir le risque de laisser la
Chambre. Ou ne pas réfuter, considérant que décidément il n’y a rien de nouveau
sous le soleil burkinabé et qu’il suffira de renvoyer à nos écritures ou à nos plai-
doiries antérieures? Mais c’est alors s’exposer à laisser croire que nous sommes
convaincus ou simplement embarrassés par les prétentions adverses.
Alors, pour tenter d’échapper à ce dilemme, je me contenterai d’attirer d’abord
brièvement l’attention de la Chambre sur un certain nombre de replis tactiques du
Burkina Faso, avant de me débarrasser de quelques éléments de détail dont la
récurrence, il est vrai, a parfois un caractère un peu irritant.

I. L’EXAMEN DES CONCESSIONS BURKINABÉS

En premier lieu, et par ordre d’importance décroissante, on constate quatre
concessions essentielles. Elles ont trait successivement à la théorie du titre car-
tographique, à la thèse de la constance et de l’immutabilité de la limite méridio-
nale du Béli tout au long de la période coloniale, à la signification de la circulaire
93CM2 de 1930, et enfin à la faible valeur probante des cartes thématiques.
Je reprendrai brièvement ces quatre points.

1. La théorie du titre cartographique

Le Burkina Faso s’est rendu manifestement compte que c’est dès le début, au
départ, dans ses écritures, que sa plaidoirie avait pris une mauvaise orientation. Il
n’aurait pas fallu parler de «titres cartographiques». Cela, nos contradicteurs en[86/13 : 61-64] RÉPLIQUE DE M .DUPUY 389

sont certainement aujourd’hui bien convaincus. Seulement ils l’ont fait. Alors pour
essayer d’éluder la difficulté, sans pour autant risquer de se renier, ils agissent en
deux temps.
D’abord le Burkina Faso a affirmé à l’oral qu’il n’avait jamais vu dans les
cartes autre chose que des moyens de preuve relative et conditionnelle — j’y
faisais déjà moi-même allusion lors de ma première comparution à cette barre.
Ensuite, et c’est l’une des seules variantes nouvelles que nous offraient les

courageuses plaidoiries de mon collègue Alain Pellet mardi dernier, le Burkina
Faso est prêt, pour tenter d’alléger la nacelle en détresse de son argumentation
quelque peu dégonflée, à jeter par-dessus bord l’expression même de «titre carto-
graphique».
Je répondrai pourtant, me parodiant moi-même à quelques jours d’intervalle:
«Qu’importe donc que l’on n’ait plus le mot, si c’est pour conserver la chose?»
En effet, au second tour, comme au premier, le Burkina Faso ne peut pas, pour
l’essentiel, malgré le valeureux combat mené par ses conseils, faute de titres écrits
sur lesquels s’appuyer, s’empêcher de faire jouer aux copies redondantes et
souvent imparfaites de la carte de 1925, ou à cette carte elle-même, le rôle de titre
intrinsèque exclusif et autonome de la délimitation. Ils continuent à voir dans la
carte elle-même la source d’une prétendue obligation juridique imposant son
respect aux administrateurs, indépendamment de tout arrêté de délimitation.
Pas de titre écrit dans la zone des quatre villages (du moins pas de titre écrit à
l’appui de la thèse burkinabé), pas de titre écrit dans le ventre resté longtemps si
mou qui va jusqu’à la mare de Soum, pas de titre écrit sur le Béli, puisque l’on

admet désormais que la lettre 191 n’a pas la «majesté de l’acte administratif».
Enfin, un titre entaché d’une erreur substantielle sur le fait et qui concerne de
toutes façons le point ultime de la frontière, sur lequel je ne reviendrai pas après
les interventions de mon ami Ranjeva.
Il leur faut bien donc reprendre une fois de plus appui sur la carte. Ou alors,
lorsque, par exception, ils font une concession, ils se mettent manifestement en
contradiction avec eux-mêmes.
J’ai beaucoup apprécié, d’autant que c’était la deuxième fois que j’entendais
cette déclaration, l’observation faite par mon collègue Jean-Pierre Cot d’après
laquelle le Burkina Faso reconnaissait que, pendant la période allant de 1935 à
1947, l’arrêté 2728 prévalait sur la carte.
Fort bien! Mais alors, c’est avouer du même coup le divorce effectif entre la
carte, entre les cartes, toutes les cartes et les limites administratives prévalant du
fait d’un arrêté général!
Sinon, et pour le reste, que constate-t-on à l’audition des plaidoiries de mardi
dernier, au-delà des annonces répétées quant à la relativité de la valeur probante
des cartes? Une sorte de crispation tétanisée sur la carte de 1925 et ses redites

successives, à moins que, dans certains cas, on lui préfère la carte Gironcourt de
1911, laquelle pourtant, de l’avis même de l’éminent conseil du Burkina Faso, est
dépourvue de toute mention des limites administratives.
J’avais prévu de vous citer in extenso les citations de la plaidoirie de M. Cot de
mardi dernier, concernant notamment la substitution avérée de la ligne à la molé-
cule dans les pratiques de délimitation, à laquelle j’ai été sensible — encore une
reprise de notre terminologie. Je vous en ferai grâce afin de gagner du temps, pour
constater simplement — et je vous renvoie bien entendu à ses références qui se
situent à la page 19 du procès-verbal de mardi matin (C2/CR86/10) — que cette
citation, précisément, ne retient en définitive, si on la décante, que la carte de
1925.
L’assimilation des cartes au texte en matière de délimitation est même tellement
nette que, emporté par son élan, mon collègue Alain Pellet a été tenté — mais il a390 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 64-65]

su résister à la tentation, Dieu merci — de faire prévaloir à leur égard l’adage
proprement juridique et concernant justement les actes juridiques eux-mêmes,
selon lequel posterior derogat priori .
Notons, qui plus est, que si les cartes abandonnent un tracé pour un autre à
partir d’une certaine date, ce que les deux conseils burkinabés ont relevé,
comment l’expliquer précisément sans texte justificatif, sans arrêté de délimita-
tion, autrement qu’en conférant aux cartes postérieures à cette césure une valeur

intrinsèque?
L’après-midi, M. Alain Pellet, parlant de ce qui, dans sa classification, constitue
«la deuxième catégorie de documents cartographiques qui ont été présentés à la
Chambre» (il s’agit des cartes officielles, dressées par le service géographique de
l’AOF), dit qu’elles ont «une très grande valeur probante dont nous maintenons
qu’elle tient d’ailleurs à leur valeur intrinsèque».
Partout, en d’autres termes, où le titre avancé par le Burkina Faso est exclusi-
vement la carte, ou la carte appuyée sur sa propre description, dans cette sorte de
composition en abîme de la démonstration relative à la lettre 191, cette carte
réunit, qu’on le veuille ou non, en elle-même, les deux qualités de l’ instrumentum
et du negocium . Elle constitue bien, au sens où le Burkina Faso l’entendait
naguère, c’est-à-dire jusqu’à il y a quarante-huit heures, un «titre cartogra-
phique».

2. La thèse de la constance

Envisageons maintenant quel est le second repli ou seconde concession d’im-
portance: elle concerne la constance et l’invariabilité de la limite du Soudan, la
limite méridionale, depuis le début de la période coloniale. Cette thèse de la
constance disparaît soudain. Avec «fair play», et même une certaine élégance,
M. Alain Pellet déclarait en effet mardi après-midi:
«Je crains en effet, pour ma part, de ne pas m’être plus convenablement
exprimé: en réalité, me semble-t-il, ce qui vaut à l’est vaut aussi au nord et là

aussi, ce n’est, compte tenu de la discussion ouverte par la projection des
cartes produites par le Mali, qu’à partir de 1908-1909 que la frontière s’est
stabilisée.»
Il faisait ainsi écho à M. Jean-Pierre Cot, qui, le matin même, déclarait:

«Je prie la Chambre et nos adversaires d’excuser cette rédaction défec-
tueuse et de considérer que la thèse du Burkina Faso est bien celle que je vais
maintenant exposer, l’Oudalan trouve en effet ses frontières de principe, je
dirai au début du siècle, puisque la résidence de Dori est établie dans la
période 1895-1899.»

Mais, continue-t-il toujours:
«Le cercle de Dori précisera ses limites au cours du premier quart du
XX e siècle, comme en témoigne ensuite l’échange de correspondance de
1935, qui semble à peu près [c’est en effet plus qu’approximatif] refléter la
stabilisation de la frontière.»

Ce repli burkinabé est manifestement dû à la présentation de nos «vieilles
cartes», les cartes C/4, C/5, C/6 et C/73 que j’ai moi-même eu l’honneur de vous
présenter ici.
A propos de ces cartes, je voudrais dire que les objections qui leur sont adres-
sées par M. Jean-Pierre Cot nous paraissent inacceptables. Il indique en effet, et
à sa suite M. Alain Pellet, qu’elles sont trop anciennes et qu’elles sont trop éloi-[86/13 : 65-67] RÉPLIQUE DE M .DUPUY 391

gnées de la date critique. Mais nous trouvons ici précisément une illustration
de la diversité des dates pertinentes qu’évoquait, ce matin même, mon collègue
Jean Salmon. Une carte, moyen de preuve de toute façon auxiliaire, doit être
appréciée par rapport à l’époque de sa confection. Et, au tournant du siècle, les
cartes étaient certes très approximatives topographiquement mais leur témoignage
apporte une contribution non négligeable à l’idée que se faisaient les pre-
miers artisans de la colonisation, d’abord préoccupés de leur implantation, de

la position des limites entre territoires militaires, puis entre les premières colo-
nies.
Si le Burkina Faso récuse les vieilles cartes en les qualifiant d’«hétérodoxes»,
c’est que précisément il tire sa doxa des seules cartes conformes à ses vŒux. C’est
bien là la preuve du caractère tout à fait sélectif de sa présentation.
Ici en tous cas, l’abandon bien tardif par le Burkina Faso de son affirmation
antérieure quant à la constance historique de la limite n’est pas une concession à
la Partie malienne. C’est ce qu’il faut malheureusement bien appeler un reniement
et un reniement non motivé.

3. La valeur probante des cartes thématiques

Troisième mouvement vers l’arrière: il concerne la valeur probante des cartes
thématiques, il a trait en particulier au sort, ou plus exactement aux commentaires,
que nous avions faits de la carte de cet excellent M. de Coutouly, relative préci-
sément à l’implantation des ethnies. M. Alain Pellet nous dit à propos de ces
cartes thématiques:

«Chacune d’elles ne constitue sans doute qu’une preuve assez faible des
droits des Parties et leur valeur doit ici encore être appréciée en fonction
d’une panoplie de critères qu’il appartient à la Chambre d’apprécier souve-
rainement.»
Nous prenons acte également de cette sage réflexion pour signaler d’ailleurs, à
propos de la carte de M. de Coutouly, qu’elle est encore une fois indiscutablement

reprise d’un tracé antérieur et que d’ailleurs M. de Coutouly lui-même, un an plus
tard, dans l’un de ses rapports indiquait que la limite voisinait, plus exactement se
rangeait sur les bords du Béli.
Le caractère peu fiable, du point de vue de leur valeur probatoire, des cartes
reprises de celles de l’IGN de 1960, style cartes Michelin ou BRGM, est égale-
ment reconnu, et je n’y reviendrai pas, j’espère simplement que nous en aurons
une fois pour toute terminé avec cet argument multigraphique de la duplication
des cartes.
Argument auquel la Partie adverse a voulu donner encore une fois quelque
appui dans la jurisprudence. Messieurs de la Cour, je serai ici extrêmement bref:
la Chambre connaît le droit, elle n’a qu’à, si elle le juge utile, se référer aux cita-
tions ou aux passages dont nous avons donné les références et nul doute qu’elle
saura trancher dans quel sens la constance de la jurisprudence se prononce à
l’égard des cartes.

4. L’interprétation de la circulaire 93CM2

Enfin, le dernier mouvement de repli concerne l’interprétation de la circu-
laire 93CM2. Là aussi nous irons vite, nous constatons à la lecture de la plaidoi-
rie de M. Jean-Pierre Cot de mardi matin, que désormais il ne la considère plus
comme la preuve d’une obligation juridique liée à la cartographie, pour recon-392 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 67-70]

naître que les cartes ne sont que l’instrument de transcription des propositions de
modification des tracés: inutile de rompre des lances à cet égard puisque nous
constatons que nous avons gain de cause.

II. Q UESTIONS DIVERSES

Alors j’en viens pour terminer, Monsieur le président, Messieurs de la
Chambre, à l’évocation des questions diverses, que j’ai déjà considérablement
écourtée — mais je rappelle que s’il est si tard, ce n’est pas de notre fait —, j’en
viens à l’évocation des questions diverses qu’en vérité on avait déjà rencontrées
dans les écritures et les plaidoiries antérieures. Je ne vais pas faire une réfutation
point par point, je vais pas me lancer dans des démentis systématiques, je renvoie
à nos écritures et à nos plaidoiries à propos du fait que le Mali aurait accepté la
carte de 1960; je pense que le Burkina Faso a, du moins ici, voulu faire là allu-
sion au comportement de certains chefs de cercle maliens immédiatement après la
période coloniale. Je voudrais à cet égard faire trois brèves petites remarques: la
première, c’est que ce comportement des premiers chefs de cercle maliens après
l’indépendance est postérieur à la date critique, donc, de ce fait même, sans perti-
nence; la seconde, c’est qu’il émane de fonctionnaires territoriaux de rang inter-
médiaire, non-habilités à engager l’Etat dans l’ordre international — et à cette
époque, postérieure à l’indépendance, il s’agit bien cette fois d’ordre internatio-
nal; la troisième, qui est la plus importante, c’est, comme l’ont bien montré les

travaux de la commission du droit international relatifs à la succession d’Etats,
que, dans la période immédiatement postérieure à l’indépendance, le nouvel Etat
bénéficie d’un laps de temps, pouvant s’étendre sur quelques années, pour faire le
bilan des documents qui lui sont légués par l’ancienne puissance, lui qui, jusque
là, n’avait pas pu avoir accès à ses propres archives, afin de pouvoir en faire l’in-
ventaire et prendre position par rapport à chacune des pièces qu’il contient. On ne
peut donc nullement voir dans le comportement d’un fonctionnaire non informé,
ici non plus, la moindre trace d’un acquiescement.
Je passe très rapidement sur le fait que la trouvaille tardive et visiblement ines-
pérée, par nos adversaires, d’une carte dans les archives burkinabés, ne suffit pas
pour autant à en faire une carte interprétative de l’arrêté du 31 août 1927 et de son
erratum, dont je rappelais l’autre jour que l’IGN n’avait pu trouver l’interprétation
officielle annexée à l’arrêté. J’indique à nouveau que ce n’est pas non plus parce
qu’une carte est dite officielle que, pour autant, elle engage l’Etat. Je pourrais
ainsi continuer longtemps, mais je saurai quant à moi résister à l’attrait lancinant
des plaidoiries de l’éternel retour!
Deux points, cependant, Monsieur le président, si vous le permettez, les tous

derniers.
L’un — et ne croyez pas que je veuille donner là un caractère trop personnel à
cette plaidoirie — est pour redresser l’accusation un peu condescendante que mon
ami Alain Pellet m’a adressée mardi dernier, relativement à une contradiction dans
laquelle je serais tombé, à propos de la réfutation de la valeur probante du cumul
des cartes.
C’est en effet non de mon propre honneur d’avocat qu’il s’agit, mais d’un argu-
ment relativement important dans les écritures burkinabés.
M. Pellet a voulu opposer la dénonciation que j’avais faite de la duplication des
cartes, qui pouvaient à l’infini reproduire la même matrice, et la démonstration
que, par ailleurs, à l’aide de l’illustration que voici (C/64), j’avais faite de la non-
concordance des limites tracées sur plusieurs d’entre elles.[86/13 : 70-72] RÉPLIQUE DE M .DUPUY 393

Vous vous souvenez du fait que, précisément, a été reporté sur cette carte le
tracé des limites de plusieurs d’entre elles, l’une étant l’ Atlas des cercles de la
Haute-Volta de 1925 , l’autre la carte Blondel La Rougery (éditée du moins par
Blondel La Rougery), l’autre encore une autre carte des cercles (Soudan) et,
enfin, celle de 1960 (IGN). Mais il ne faudrait pas ici confondre les contradictions
entre les cartes et la contradiction de la plaidoirie de la Partie malienne. La dupli-
cation permet en effet à l’adversaire de produire un effet de masse dont il espère

qu’il sera propre à impressionner la Chambre, mais la duplication est elle-même,
et fut surtout longtemps, comme les pénétrantes observations du commandant de
Martonne à propos du puzzle infaisable de l’ Atlas des cercles l’attestent, une
source d’approximation, d’erreurs, qui va précisément à l’encontre de la thèse de
la concordance et de la fiabilité des cartes sur une longue période, thèse dont je
n’ai pas la paternité mais dont vous trouverez l’expression dans les écritures et
plaidoiries burkinabés elles-mêmes.
Ainsi, si les cartes ne concordent pas alors qu’on voudrait tirer de leur cumul
la preuve d’une constance cartographique, ce n’est certainement pas de mon fait.
Pour toutes réclamations, que l’on veuille bien s’adresser au service géographique
de l’AOF ou du moins à ses représentants. J’aurai d’ailleurs très peu de choses à
dire sur la déclaration de l’expert présenté par le Burkina Faso. Je laisserai la
parole à cet égard et pour les quelques points qu’elle soulève, si vous m’y autori-
sez, Monsieur le président, à M. l’ingénieur Diadié Traoré. Mais juste avant —
c’était le deuxième des deux points ultimes que je vous avais annoncés — je
voudrais faire un bref rappel.

Au paragraphe 6.59 de notre contre-mémoire, nous avions posé au Burkina Faso
quatre questions, en le priant, en temps utile, de bien vouloir leur apporter une
réponse. J’avais prévu de les lire; je n’en ferai que le résumé bref.
La première se rapporte à la question de savoir si, comme le prétend le Burkina
Faso, les cartes représentent les délimitations administratives, pourquoi l’ Atlas des
cercles de 1926 n’a jamais fait l’objet de réédition, ni de mise à jour?
La seconde question était justement celle de savoir pourquoi cet atlas, quelques
années après, était déjà tombé dans l’oubli, puisqu’on ne le retrouve même pas
mentionné dans cette fameuse correspondance du service géographique de l’AOF
précédant la prise de l’arrêté 2728?
La troisième question était de savoir comment il se faisait qu’à l’intérieur de la
période de 1935 à 1947, il y avait cette discordance entre les cartes et le texte
même de la délimitation figurant à l’arrêté 2728, discordance aujourd’hui explici-
tement reconnue mais non expliquée par M. J.-P. Cot, si par ailleurs, comme le
prétend la Partie adverse, la carte a une valeur juridique intrinsèque, ou qu’à tout
le moins, elle reflète fidèlement le droit et la pratique administratifs.
Enfin, je demandais comment expliquer, en dépit du «cumul» et de la «conver-

gence» des cartes, cette double interrogation de la fin de la période coloniale sur
la réalité et la position exacte des limites entre le cercle de Gao, la subdivision de
Gourma-Rharous et le cercle voltaïque de Dori — je fais allusion à nouveau à
cette question posée en 1949 par le chef de la subdivision de Rharous et à ce
rapport politique de 1948 émanant du lieutenant-gouverneur, que j’évoquais tout à
l’heure.
Il se fait tard, Monsieur le président, très tard. Les deux tours de plaidoiries
adverses sont passés, et les questions que je viens de poser, vous avez pu
le constater, sont restées sans réponse chez nos collègues les conseils du Bur-
kina Faso. Dieu sait pourtant qu’ils ne manquent ni de voix, ni de perspicacité,
ni de talent, ni de pugnacité. Ces questions sont restées sans réponse et cette fois,
le silence n’est pas un acquiescement, mais bel et bien ... un aveu d’impuis-
sance!394 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 72]

Je vous remercie, Monsieur le président, Messieurs les juges, de la bienveillante
attention que vous avez bien voulu me témoigner et je vous prierai, si vous le
voulez bien, de laisser pour quelques minutes la parole à M. Diadié Traoré.[86/13 : 73-74] 395

EXPOSÉ DE M. TRAORÉ

CONSEILLER SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE DU GOUVERNEMENT
DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. TRAORÉ: Monsieur le président, Messieurs les juges, je m’excuse très
sincèrement de devoir encore vous lasser de mots cartographiques après tout ce
qui a été dit à ce sujet par les deux Parties.
Mon propos sera bref et tout simplement consacré à quelques éléments d’infor-
mation complémentaire relatifs aux avis formulés par les frères burkinabés.
Certains de ces avis ont été formulés par mon aîné et ami, dont je regrette
malheureusement l’absence, j’espère que ce n’est pas une affaire de cŒur, je prie
les amis burkinabés de lui souhaiter un prompt rétablissement s’il en est ainsi.
Il y a certaines choses que nous avons en commun, je pense, de par notre
éducation de Maliens. Nous ne les évoquerons pas ici.
Monsieur le président, le premier point concerne la carte dite Blondel La
Rougery. Contrairement à ce que nos frères et amis burkinabés ont toujours tenté
de faire croire, notamment dans le Petit Atlas et dans les plaidoiries, cette carte
n’est pas une carte Blondel La Rougery. C’est une carte du service géographique

de l’AOF. Or, nulle part, cette mention ne figure. En effet, quand on voit le bas
de la carte, on voit la mention suivante qui est imprimée: «Dressée et publiée par
le service géographique de l’AOF à Dakar, sous la direction du commandant de
Martonne, héliogravée et imprimée par Blondel La Rougery». Cette mention n’est
pas citée par le Burkina. La confusion provient peut-être du fait que l’extrait de
l’assemblage de ces cartes contenues dans le Petit Atlas élaboré par mon aîné
l’expert Gateaud, a été pour des commodités de format coupé en supprimant les
inscriptions marginales et en omettant de les porter sur la carte, tel qu’il est porté
là-dessus «Cartographie Blondel La Rougery». Ce qui ne figure pas sur l’original.
Il s’agit certainement de ces erreurs humaines dont est truffé son Petit Atlas ;
cela arrive bien sûr aux cartographes quand ils sont pressés. Le Mali n’en fait pas
un drame. Mais cette erreur aurait pu être évitée si tout simplement il avait plié la
carte Blondel La Rougery comme il a plié les cartes au 1/500000 de 1961, comme
s’il avait plié la carte au 1/200000. A ce moment-là ces mentions de l’auteur n’au-
raient pas disparu. Le Mali n’y aurait pas du tout fait attention, si l’éminent expert
n’était pas venu à cette barre mettre en cause l’avis de M. de Martonne concer-

nant cette carte. Le Mali n’aurait pas évoqué cette question si l’un des conseils du
Burkina Faso n’était pas venu intenter un procès d’intention à M. Pierre-Marie
Dupuy, pour avoir cité l’avis qui est l’autocritique d’un auteur concernant sa
propre Œuvre.
M. de Martonne est l’auteur de cette carte, et son avis rapporté par le conseil
malien est l’autocritique. Nous pensons que c’est l’omission de la mention de cet
auteur sur la carte qui a semé la confusion dans l’esprit de nos amis burkinabés,
qui ont cru, notamment mon ami M. Gateaud, qu’il peut être plus royaliste que le
roi.
C’est pourquoi, pour éviter de telles confusions, le Mali souhaiterait vivement
que l’extrait incomplet qui se trouve dans le Petit Atlas soit remplacé purement et
simplement par, soit un extrait complet de la carte, soit par les cartes similaires
fournies par le Mali (doc. C/23 et C/24).
Mon deuxième propos concerne la notion de carte régulière. La Partie malienne
a exposé, en réponse aux écritures burkinabés selon lesquelles la carte de la région396 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 74-77]

qui nous concerne aurait fait l’objet de cartes régulières en 1926, un tableau d’as-
semblage du service géographique de l’AOF, attestant qu’en 1927 encore, la zone
n’avait même pas été concernée par des levés semi-réguliers.
Dans son intervention, M. Gateaud a cru devoir mettre cette affirmation en
cause, et faire une certaine théorie sur les cartes régulières et les cartes non régu-
lières. Le Mali l’avait dit dès le début, nous sommes d’accord. Techniquement, il
n’y a pas de problème, les cartes régulières sont issues, soit de photographies

aériennes, soit relevées sur le terrain avec des mailles très serrées.
Pour ce qui concerne les cartes issues de photographies aériennes, elles sont
complétées sur le terrain, et l’équidistance des courbes de niveau est de 40 mètres
pour les cartes qui nous concernent (au 1/200000).
Les cartes au 1/200000 de Djibo, Dori, In Tillit et Tera sont des cartes régu-
lières; leur topographie est fiable, leur toponymie est fiable: contrairement à ce
que voulait faire tenter de croire mon ami M. Gateaud.
Par contre, en ce qui concerne la limite administrative, elle ne peut pas engager
la responsabilité du topographe, elle ne peut être fiable que si le topographe peut
apporter la preuve qu’il l’a reportée en place, soit en interprétant un texte, soit en
parcourant le terrain avec ceux qui connaissent la limite et, dans ce cas, il doit
rapporter le procès-verbal de bornage — c’est d’ailleurs pourquoi le tracé figurant
sur les plans cadastraux est fiable, parce que c’est le procès-verbal de bornage qui
donne cette fiabilité.
Donc, en ce qui concerne les cartes régulières et non régulières, cela existait
très bien. La carte au 1/200000 était considérée par l’IGN comme régulière
e parallèle et, au nord de ce parallèle, elle n’était pas considé-
jusqu’au sud du 17
rée comme régulière, quoique ce soit une carte issue de photographies aériennes.
M. Gateaud nous disant donc que des cartes au 1/200000, au 1/500000 et au
1/1000000 ont conduit à faire des cartes au 1/1000000 de l’AOF en 1947 et en
1948 n’a pas rapporté la vérité. En 1947 et en 1948 il n’y avait pas de cartes régu-
lières dans le secteur! Les cartes régulières dans le secteur datent uniquement de
1960. Cela est attesté d’ailleurs par le fait que, en 1952, l’IGN a dressé la carte
de Djibo qui fait l’objet du document C/180 annexé au mémoire du Mali. Il s’agit
d’une esquisse planimétrique provenant de photographies trimétrogonnes que l’on
faisait pendant la guerre, en 1943. S’il existait des cartes régulières dans le secteur
de Djibo en 1948, l’IGN n’aurait certainement pas fait une carte semi-régulière en
1952, qui devait être abandonnée en 1960.
L’IGN confirme également dans la note du 27 juin 1975 qu’il n’existait pas de
carte régulière dans ce secteur. Voilà ce qu’il écrit:

«Les cartes antérieures à 1956 ont été établies en faisant l’amalgame de
levés de reconnaissance (principalement levés d’itinéraires) et des renseigne-
ments de sources diverses. Leur contenu est très sommaire, leur précision
graphique est très faible, la position de certains détails peut être erronée de
plusieurs kilomètres. Certaines zones non parcourues sont laissées en blanc
sur la carte. Ces cartes sont à l’échelle du 1/500000 ou du 1/1000000.»

Voilà, ce n’est pas le Mali qui parle, c’est M. Gateaud de l’IGN, qui disait qu’il
y avait des cartes régulières dans le secteur en 1948. Il était à ce moment à l’IGN,
et c’est l’IGN qui répond en disant que ce n’est pas exact; donc, la contradiction
est au niveau IGN. Pour le Mali, ce n’est pas exact, c’est cela la vérité.
La carte de Gironcourt, la carte d’Ansongo au 1/500000, les itinéraires de Fran-
çois de Coutouly, que mon aîné a également évoqués, sont des croquis des compi-
lations; il s’est gardé d’entrer dans les détails: ce ne sont pas des cartes régu-
lières.
Pour ce qui concerne la carte de François de Coutouly, je pense qu’il est impor-[86/13 : 77-79] EXPOSÉ DE M .TRAORÉ 397

tant également de faire la lumière, parce que sur la carte au 1/500000 il est cité
des itinéraires d’administrateurs, notamment ceux de François de Coutouly.
Pendant les deux plaidoiries, il a été exposé des documents de François de
Coutouly — il ne s’agit pas de ces documents.
Fort heureusement, M. de Martonne — dont mon ami M. Gateaud a cru devoir
mettre l’avis en cause — est le premier directeur du service géographique de
l’AOF, après sa réorganisation en 1922. Et ce que les deux Parties n’ont jamais

dit, c’est que le service géographique de l’AOF a été créé en 1903-1904. Il dépen-
dait d’abord des travaux publics; il a commencé à dépendre seulement du gouver-
nement général à partir de 1908; et il a arrêté ses activités en 1914. Il n’a repris
qu’en 1922 et, lorsqu’il a repris, son premier directeur a été M. Edmond de
Martonne; il devait mettre de l’ordre et commencer à travailler. Et en mettant de
l’ordre, il a recensé tous les documents qui étaient dans le service. Il parle effec-
tivement de ce recensement dans l’inventaire qui est publié sous le titre: «Inven-
taire méthodique des cartes et croquis imprimés et manuscrits relatifs à l’Afrique
occidentale française existant au gouvernement général de l’AOF à Dakar, établi
sur l’ordre du gouverneur général de l’AOF par le commandant Edmond de
Martonne, avec une préface du gouverneur général Card. Un avertissement.»
C’était en 1926.
Donc, en 1922, quand le service géographique a été rouvert, de Martonne a été
chargé d’inventorier tout ce qui avait été fait et ce sont des milliers de documents
qui ont été inventoriés. Et ce sont ces documents qui ont été plus ou moins compi-
lés pour sortir les cartes. Il n’y avait pas de levés sur le terrain dans la zone qui

nous concerne avant 1958, 1959, 1960. Ni l’auteur de la carte au 1/500000, donc
M. de Martonne, ni aucun de ses agents et encore moins l’imprimeur Blondel La
Rougery, qui était à Paris, ne connaissaient le terrain. Cette carte est donc la
compilation des documents anciens qui sont cités.
J’en viens maintenant à ce que l’ingénieur Gateaud a dit de la liaison entre les
limites administratives et le bon à tirer. En expliquant le processus de l’établisse-
ment des cartes, il a dit qu’il y avait l’épreuve d’essai, qu’il y avait le bon à tirer
et que, au moment de l’examen de l’épreuve d’essai, il y avait le gouverneur
général qui était représenté. Donc, si le bon à tirer était accepté, la carte était
sanctionnée par l’autorité administrative. A propos nous lui posons une seule ques-
tion, malheureusement il n’est pas là.
La carte de Djibo était publiée quand le directeur du service géographique de
l’AOF et lui, l’ingénieur Gateaud, en tant que représentant du directeur géogra-
phique de l’AOF à Bamako, se sont adressés en 1961 à la Haute-Volta et au Mali
pour leur demander où passait la frontière. Cette carte était déjà imprimée et le
bon à tirer avait été visé. Si ce que M. Gateaud disait est exact, pourquoi deman-
der au Soudan et à la Haute-Volta par où passait une frontière qui avait déjà été

sanctionnée par le gouverneur général?
Il s’agit là, Monsieur le président, des zizanies qui ne sont pas exactes parce
que, si c’était le bon à tirer qui consacrait les frontières, je pense que les frontières
des communes seraient fixées par les bons à tirer des cartes qui les concernent. La
commune de Dakar, sa frontière serait sanctionnée par le bon à tirer de la carte de
la presqu’île du Cap-Vert. Il n’en est rien. Il s’agit d’une théorie que mon aîné,
étant malheureusement parti, ne peut pas défendre.
Nous constatons par ailleurs que mon ami Gateaud, en parlant de force de loi
des travaux du géomètre-arpenteur juré qu’il appelle géomètre-arpenteur juré et du
service géographique, se garde bien de faire référence à la page 8 de son Petit
Atlas. Parce que nous avons dit que nous sommes d’accord avec lui, le géomètre-
arpenteur jugé, sa carte est valable parce qu’il y a un procès-verbal. Les carto-
graphes que nous sommes, nos cartes ne sont pas valables parce qu’elles ne sont398 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 79-81]

pas accompagnées par un procès-verbal. Or, c’est le procès-verbal qui sanctionne
notre travail.
Il a essayé de démentir; il estime que la cartographie française n’a jamais été
mise en doute. Tel n’est pas le propos. Il estime que les ingénieurs géographes
sont du corps napoléonien, tel n’est pas le propos. Il ne nous a pas contredit. Il
disait que l’IGN et le service géographique étaient responsables du tracé, dans son
Petit Atlas , mais nous avons constaté avec satisfaction qu’il ne le répète plus.

Donc il est d’accord avec nous: l’IGN et le service géographique ne sont pas
responsables du tracé figuré sur la carte s’ils ne peuvent pas en apporter la
preuve; comme il est d’accord avec nous que le cachet qui est imprimé sur la
carte où l’IGN dit «je ne suis pas responsable» est la vérité et n’a fait l’objet
d’aucune pression politique quelconque; comme il est d’accord avec ce que lui et
nous avons dit au séminaire cartographique des Etats africains et de la France.
Voilà des points d’accord pour lesquels nous voulons féliciter l’ingénieur Gateaud,
car il ne les a nullement remis en cause.
En résumé, nous sommes d’accord en ce qui concerne le fait que le service
géographique, quel qu’il soit, ne peut pas, parce qu’il est seulement un service
officiel, donner force de loi au tracé figuré sur les cartes s’il ne peut pas prouver
la place de ce tracé.
Nous aurons un quatrième point. Il s’agit de l’agrandissement des documents
cartographiques. Un des conseils a cru devoir affirmer qu’on n’établit pas un
document à grande échelle à partir de l’agrandissement d’un document à petite
échelle. Il n’est certainement pas dans les rouages de la cartographie, chacun son

métier, sinon il n’aurait pas tenu un tel langage. Je le prie de bien vouloir se
rendre à l’IGN. Qu’il se rappelle que l’ancienne carte de France au 1/10000
provient de l’agrandissement pur et simple de la carte de France au 1/20000. Il
saura également qu’en Afrique, actuellement, et au début de l’indépendance,
quand on disait que nous n’avions pas les yeux ouverts, nombreux étaient ceux
qui venaient nous rendre des documents qui n’étaient que des agrandissements
purs et simples de documents existants. Ainsi, par exemple, il est courant de voir
des cartes au 1/50000 qui ne sont que des agrandissements purs et simples de
cartes au 1/200000 redessinées et si, par hasard, même en cas d’agrandissements
autorisés, le dessinateur omettait de redimensionner les signes conventionnels,
parce qu’une carte au 1/200000 fait seize cartes au 1/50000, vous auriez donc les
détails qui sont décalés. C’est à peu près le dessin que nous avons présenté.
Si le dessinateur omettait de redimensionner, on se retrouverait tout de suite
avec des routes qui font 400 mètres, 500 mètres de large, avec des villages ou des
bâtiments qui font 0,5 millimètre, 4 millimètres, d’un coup. Vous auriez miracu-
leusement, par l’agrandissement, des petits hameaux de culture qui se transforme-
raient en cités avec des belles villas, des routes; des pistes chamelières qui se

transforment en routes qui n’existent nulle part au monde et des frontières qui sont
décalées.
Du reste, je pense que cet expert n’allait pas contester l’agrandissement, parce
que nous avons été très heureux de constater que le Burkina Faso vient enfin de
dire l’origine de son tracé cartographique — il ne l’avait jamais dit. Nous, on le
savait parce que nous sommes des cartographes et on sait comment on fait. Il avait
dit d’abord «notre origine c’est la carte de 1928». C’était une aberration.
Comment un pays qui est établi en 1919 peut avoir l’origine de sa frontière en
1928? C’est dans son mémoire. Il cite le commandant de Martonne quand cela
l’arrange mais se garde de donner l’avertissement du commandant de Martonne
qui infirme sa citation. Donc, première référence, 1928; en voulant récuser la
carte C/22, ils ont une référence de 1922. Maintenant, à la barre, ils ont une réfé-
rence, c’est 1908-1909 et la référence précise est la carte C/9 du Mali, le Haut-[86/13 : 81-84] EXPOSÉ DE M . TRAORÉ 399

Sénégal et Niger. Là également, comme je l’ai dit, au service géographique de
l’AOF, les anciens — ils étaient anciens mais ils travaillaient bien —, le comman-
dant de Martonne a inventorié. Qu’est-ce qu’il nous dit de cette carte, référence
du tracé du Burkina Faso? Ce document a été inventorié sous le n o 12 A1

imprimé, il est imprimé. Son intitulé est «Haut-Sénégal et Niger» — carte admi-
nistrative, son échelle est au 1/4000000. C’est sans date, mais probablement
1909. Il est dressé au service géographique de l’AOF et l’édition est dite «édition
de l’annuaire 1909». Ce document a été inséré dans l’annuaire du gouvernement
général de l’AOF pour les années 1909, 1910, 1911, 1912, 1913, 1914. Le format,
c’est une feuille de 34 x 44 centimètres en trois couleurs.
Comment peut-on transposer une frontière figurée sur un document au
1/4000000 sur un document au 1/2000000 sans l’agrandir? On me dira peut-être
qu’on a sorti les coordonnées. Non, les dessinateurs n’ont pas sorti les coordon-
nées, ils ont tout simplement agrandi le document du 1/4000000, ils l’ont trans-
posé sur les documents au 1/2000000 et quand il s’est agi de faire la carte au
1/500000, ils ont pris le document au 1/2000000 et ils l’ont agrandi, ils l’ont fait
au 1/500000. Voilà comment cela s’est passé. Donc cela est chose courante et

quand nous parlons d’agrandissements, ce n’est pas pour induire en erreur, c’est
que c’est la réalité.
Enfin, l’un des éminents experts du Burkina Faso a également cru devoir parler
d’astronomie et de géodésie. J’ai été également très heureux d’entendre mon ami,
M. Gateaud, parler de son impartialité au début de son intervention; il a été
présenté par M. Cot comme étant impartial, mais je suis resté sur ma faim! Quand
il a terminé son débat, son exposé n’a rien amené car, en tant qu’agent du service
géographique de l’AOF, s’il était impartial, il y a des informations au service
géographique de l’AOF qu’il aurait pu nous amener et qui auraient pu nous arran-
ger.
Personnellement, je dis que j’ai été impartial. Je suis Malien et, je pense qu’on
ne me croira pas, mais mes amis burkinabés savent que nous sommes frères et que
je suis impartial. Par conséquent, j’amène ces éléments d’information qui sont au

service géographique de l’AOF, l’expert «impartial» de l’IGN n’a pas voulu les
amener.

POINT ASTRONOMIQUE DU GUÉ DE K ABIA

Au gué de Kabia, on nous a toujours fait croire qu’il y a un point astrono-
mique; effectivement, mais ce n’est pas le gué qui a été stationné. En nous repor-

tant au rapport d’activités du service géographique de l’AOF, nous avons les
informations sur les conditions et la détermination de ce point. On y lit au rapport
d’activités pour 1927:
«Astronomie-Haute-Volta

Le capitaine Nivier a parcouru 3890 kilomètres dont 2425 kilomètres en
auto et 1565 kilomètres à pied, et effectué dix-neuf stations. Parmi celles-ci,
quatre ont été faites conformément aux instructions données par le lieutenant-
gouverneur, à proximité immédiate de la nouvelle frontière avec le Niger
(décret du 28 novembre 1926), pour en permettre la détermination précise.
Toutes ces stations seront prochainement repérées sur le terrain par une borne
construite par l’administration locale.»

Dans notre langage, repéré veut dire matérialisé. Les archives du service
géographique de l’AOF et du service de la géodésie et de l’astronomie nous
apprennent que les quatre points observés par le capitaine Nivier sont: les stations400 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 84-85]

astronomiques de Tao, Foulagountou, Tong-Tong et celle de la mare de Dori. Les
trois points étant ceux cités par l’arrêté de 1927 comme situés sur la limite
Niger/Haute-Volta.
L’examen de la fiche de station de la mare de Dori nous apprend:

a) qu’il s’agit de la seizième station du capitaine Nivier;
b) que la station a été observée en visant trente-cinq étoiles le 2 juillet 1927;
c) que le gué de Kabia constitue la limite entre les colonies de la Haute-Volta et
du Niger;
d) que l’opérateur a déterminé ses coordonnées, non pas en y stationnant pour
viser les étoiles, mais en rattachant sa position à la position de la mare de
Dori; et sur le croquis, il est marqué «limite» et le point est matérialisé sur le
croquis.

Ces informations donc nous permettent de dire que le capitaine Nivier, qui a eu
instruction du gouverneur de la Haute-Volta de déterminer des points astrono-
miques sur la frontière Haute-Volta/Niger pour la cartographier de façon précise, a
arrêté le dernier point à la mare de Dori et le dernier point rattaché est le gué de
Kabia.
S’il y avait un autre point au nord du gué de Kabia, il l’aurait certainement
rattaché, ou s’il ne pouvait pas le rattacher, il l’aurait stationné. Donc c’est l’in-
formation du service géographique de l’AOF que je voudrais donner; en tout cas,
pour nous cartographes, si nous avions à donner une information, c’est que de
toute la frontière Mali/Burkina Faso, le point connu avec le plus de précision
possible est le gué de Kabia, nous avons ses coordonnées, nous pouvons le réta-

blir.
J’en viens maintenant à N’Gouma, là nous n’avons jamais prétendu qu’il
n’existait pas de montagnes au nord et c’est la raison pour laquelle, pour être
impartial, nous avons amené une photo satellite. On nous a dit que quand un
administrateur a tracé quelque chose ici il ne connaissait rien en topographie, il a
raconté des histoires. Voilà, le satellite prouve que dans la zone de N’Gouma il
n’y a pas une seule montagne, il y a un ensemble de formations rocheuses, et le
gué de Kabia est effectivement, comme l’a dit M. Pellet, un cirque.
Si le cirque a été déterminé, et qu’on n’est pas venu ici, c’est qu’il a une
certaine importance, seulement le géographe n’a pas à aller se mettre dans un
trou! Et nous savons d’ailleurs que la station était là. L’opérateur a fait mille sept
cent soixante-dix doubles pas pour venir rattacher, la fiche nous l’apprend, et si
le capitaine a fait une gymnastique de mille sept cent soixante-dix doubles pas
(2873 mètres), ce n’est pas pour la gymnastique ni pour se promener, il n’aurait
qu’à venir se mettre sur ce plateau!
Maintenant le problème qui se pose est le suivant. Cette formation, sur les
anciennes cartes de 1925, c’est cela qui s’appelle N’Gouma. Sur le croquis fait à

Tillabéri, c’est cela qui s’appelle N’Gouma. Qu’est-ce qui s’appelle N’Gouma en
réalité? On a envoyé des amis à moi là-bas et, dans la population, personne ne
connaissait; or, voilà, la photo satellite ne porte pas de nom!
Le Burkina dit qu’il croit que cela se trouve quelque part? Je crois encore que
c’est plus sage que ce que les cartographes dits de l’OUA ont dit.
C’est quelque part effectivement, on ne sait pas! Mais ceux qui veulent dire que
c’est là, c’est qu’ils ont baptisé, et il ne s’agit pas de baptiser! Voilà, nous n’avons
jamais dit qu’il n’y a pas de N’Gouma, nous avons dit qu’il y a un gué et que le
gué était déterminé parce que cela a une importance, et les informations du service
géographique nous les apportent, c’est la limite ici.[86/13 : 86-88] 401

EXPOSÉ DE M. SALMON

CONSEIL DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. SALMON: M. le président, Messieurs de la Chambre, j’essaierai d’être
extrêmement bref étant donné l’heure qui devient tardive.
Les derniers exposés du Burkina Faso relatifs à la frontière contestée ont
apporté peu de choses neuves; aussi peut-on se borner à quelques réflexions
globales essentielles et même ce sera une seule réflexion globale essentielle. Car
quand je dis que les exposés de l’adversaire ont apporté peu de choses neuves, il
serait mieux venu de dire que soudainement l’adversaire a abandonné le point le
plus solide de toute son argumentation, la clé de voûte de son mémoire, de son
contre-mémoire et de ses premières plaidoiries.
De quoi s’agissait-il? Eh bien, de l’argument selon lequel la frontière nord de
Dori s’était constituée dès l’aube du XX e siècle; que dans les premières années le
cercle de Dori avait été établi; et que, puisque plus rien, ultérieurement, n’était
venu le changer sauf, bien entendu, l’arrêté 2728 qu’il voue aux gémonies, c’était
donc dans les premières années de Dori qu’il fallait rechercher la configuration de
ce cercle. Cette argumentation n’était pas sans mérite, elle reposait sur l’histoire.

Je ne la referai pas cette histoire, je n’en ai pas le temps, on la retrouve d’ailleurs
dans nos écritures.
Mais il est clair que pratiquement dès 1900 et dès 1902, aussi bien la résidence
de Dori que la résidence de Hombori sont constituées avec précision. Et la
meilleure preuve de cette précision, c’est que, si vous voulez vous en rendre
compte au point de vue physique, c’est — comme d’ailleurs l’a dit très souvent
avec bon sens le Burkina Faso —, c’est de consulter les cartes contemporaines.
Certes, à cet égard, je crois qu’il faut bien se rendre compte qu’ultérieurement,
plus jamais, il n’y a eu de modifications du tracé initial. C’est donc bien ces
premières cartes qu’il faut consulter pour essayer de savoir quelle était la frontière
de Dori. Et tout ceci n’est évidemment pas, comme le laisse entendre Jean-Pierre
Cot, se tromper de date critique, car il s’agit de déterminer à partir de quand est
née la frontière nord de Dori. Evidemment, la frontière nord de Dori n’est pas née
à la date critique, elle est née au moment où historiquement elle est née. Et
essayer de nous renvoyer à la date critique en 1960, ça ne va pas, parce que, ce
qui compte, c’est de déterminer à quel moment est né Dori, et comment à ce

moment-là on concevait ses frontières. C’est au début du siècle.
Le Burkina Faso utilise alors un autre argument en soulignant que le Mali,
toujours enclin à pourfendre des cartes précises, prend à son tour les cartes les
plus imprécises qui existent, celles du début du siècle. Mais c’est évidemment un
mauvais procès. Il est vrai que ces cartes ne sont pas fiables au point de vue topo-
graphique; d’ailleurs, il suffit de rappeler ce que nous avons dit dans le mémoire,
quand nous avons commenté chacune de ces cartes: elles ne dessinent pas bien le
Béli, c’est vrai, mais elles tracent toutes sans hésiter la frontière sur ce Béli, même
s’il est mal dessiné.
Si la précision cartographique est absente, la décision politique, elle, est tout à
fait évidente et je me permets de renvoyer la Chambre aux cartes C/3, C/73, 124
du Burkina Faso, C/4, C/5, C/6 et à la carte du cercle de Gao de 1924 que je vous
ai présentée il y a quelques jours. Ce qui est vrai du Béli l’est tout aussi bien de la
région des quatre villages où le canton de Hombori, bardé d’un exceptionnel
dossier d’effectivités que connaît la Chambre, bénéficie à la même date, c’est-402 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 88-90]

à-dire à l’aube de la colonisation, d’une couverture cartographique extrêmement
précise celle-ci, parce que c’étaient des levés qui étaient faits sur place et qui
montrent les points frontières avec une très grande netteté (souvenez-vous des
cartes C/20, D/180, C/5). Aucun texte n’est venu changer l’appartenance des
villages au canton de Hombori ou de Mondoro; l’arrêté général 2728 ne fera que
consacrer cette situation ancestrale.
Le Burkina Faso nous déclare maintenant: «Ah, désolés, on s’est trompé, on a

fait une erreur, excusez-nous; c’était pas ça qu’il fallait dire». Les enfants disent:
«Moi, je reprends mes billes!» C’est, je crois, oublier qu’il y a une force intrin-
sèque à cette argumentation burkinabé du départ. Si le Burkina Faso estime devoir
l’abandonner, le Mali la reprend à son compte.
A tout ceci, à cette preuve accablante, le Burkina Faso veut opposer une carte
de 1925 qui a eu un sort favorable en ce sens qu’apparemment elle a été souvent
reproduite. Mais pourquoi, par quelle divine providence est-ce cette carte-là qu’il
faut retenir? Car à la même date, si vous vous placez dans la période 1924-1925,
vous avez le croquis de Gao de 1924 (déposé le 16 juin au Greffe) qui place la
frontière sur le Béli; vous avez les cartes du Soudan de 1925 qui font passer la
frontière sous le marigot. Quel est l’acte juridique qui justifie le choix de la carte
de 1925, dite Blondel La Rougery? Il n’y en a pas. Je doute que la Chambre enté-
rine le fait qu’un service subordonné puisse transformer ses erreurs en lois. Selon
Jean-Pierre Cot, la frontière se stabilise en 1935. Mais d’où tire-t-il cela? Alors
que 1935, c’est en outre en pleine période suspecte où, normalement, à ses yeux,
tout ce qui se fait est équivoque.

Si l’on devait s’arrêter quelque part, cela devrait être après 1947. Mais cela
gênerait tout autant le Burkina Faso car, aussi bien, les titres d’effectivités du
Mali, excellents au début de la période, le restent après 1947. Les effectivités du
Mali sont certes écrasantes dans la région des quatre villages et, à ce propos, je
dirai que ce n’est pas simplement à Dioulouna, mais également à Douna, à toute
une série d’autres villages qui n’ont peut-être pas été mentionnés tout à l’heure.
Toutes ces preuves sont évidentes et sont écrasantes.
Mais elles le sont tout autant dans le Béli, pas évidemment avec la même inten-
sité parce que c’était moins facile, mais quand on compare ce qui a été apporté de
part et d’autre, on voit encore une fois que le match est loin d’être nul. Vous
comprendrez que, dans ces conditions, le conseil du Mali ne désire absolument
pas retenir plus longtemps l’attention de la Chambre pour des remarques de détail.
Il estime qu’un certain nombre de points qui ont été soulevés par M. Jean-Pierre
Cot ou par M. Alain Pellet trouvent pour le reste des réponses dans ses écritures.
La seule chose qu’il reste à ce conseil, c’est de prier respectueusement la
Chambre de procéder à la délimitation de manière suffisamment précise pour que
les trois experts, qu’elle doit désigner aux termes du compromis, se trouvent en

présence de directives les plus précises possibles, pour éviter que le différend ne
rebondisse à l’occasion de l’exécution de l’arrêt.
Il me reste, Monsieur le président, Messieurs les juges, à remercier la Chambre
pour sa patience et lui redire tout l’honneur que j’ai eu à pouvoir plaider devant
elle et pour le Gouvernement de la République du Mali.[86/13 : 91-93] 403

DÉCLARATION DE M. MAIGA

AGENT DU GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DU MALI

M. MAIGA: Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, aux termes de la
phase orale de cette procédure, l’honneur me revient de prendre la parole pour
m’acquitter de certaines obligations au nom du peuple et du Gouvernement
maliens.
D’abord, permettez-moi de vous adresser les remerciements du peuple malien,
de son parti — l’Union démocratique du peuple malien —, de son gouvernement,
ainsi que de la délégation que j’ai eu le privilège de conduire devant votre auguste
Chambre, pour la patience et l’attention dont vous avez fait preuve tout au long
des débats.
En effet, des heures durant, vous avez suivi attentivement les exposés oraux des
prétentions des Parties. Permettez-moi encore de remercier le Greffe ainsi que tout
le staff de la Cour, et plus particulièrement l’huissier audiencier, les interprètes,
les secrétaires, le personnel de la cafétéria et tous les autres agents qui ont large-
ment contribué au déroulement de la phase orale des plaidoiries dans d’excellentes
conditions.

La Partie malienne a été très sensible à la qualité de leurs prestations, particu-
lièrement les comptes rendus d’audience qui étaient remis aux Parties au fur et à
mesure des séances.
La fin de la phase orale de la procédure constitue à mes yeux, j’ose l’espérer,
l’amorce d’un règlement définitif de ce malheureux contentieux qui, malgré les
efforts inlassables déployés par les pays amis de la sous-région, n’avait pu être
réglé à l’amiable.
Je saisis l’occasion qui m’est ainsi offerte pour exprimer solennellement, en ce
haut lieu de la paix, les remerciements sincères du peuple malien, de son parti et
du président de la République du Mali, le général d’armée Moussa Traoré, à ces
pays, ainsi qu’aux Etats membres de l’ANAD, qui ont contribué à rétablir la paix
pendant les tristes événements de décembre 1985.
Mes remerciements vont également à MM. les professeurs René-Jean Dupuy,
Jean Salmon, Pierre-Marie Dupuy, Raymond Ranjeva et au doyen Paul Delmond,
pour l’assistance précieuse qu’ils ont apportée au Gouvernement malien, en tant
que conseils et experts, dans le cadre de la présente procédure. Qu’ils trouvent à

travers ces remerciements, l’expression de la profonde gratitude du peuple et du
Gouvernement maliens, au nom desquels ils ont pleinement accompli le mandat
qui leur avait été confié.
A ces remerciements, j’associe la délégation du Burkina Faso, conduite par
S. Exc. M. Ernest Nogma Ouedraogo, ainsi que les conseils du Gouvernement
burkinabé.
En acceptant d’avoir mis à la disposition des Parties leur science, leur acuité
d’esprit, les conseils et experts sont parvenus à bien opposer les thèses, éliminer
les contradictions, indiquer les faiblesses de part et d’autre, contribuant ainsi à la
recherche d’une solution définitive.
Ensuite, je dois m’acquitter d’une autre obligation: celle de vous rappeler briè-
vement les prétentions du Mali, et ce, avant que vous ne vous retiriez définitive-
ment pour vos délibérations.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, il ressort de ces quelques jours
de débats, que le contentieux dont vous êtes saisis, découle de la quasi-inexistence404 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 93-95]

des textes réglementaires de délimitation, et de l’inconsistance des cartes léguées
par l’ancienne puissance coloniale.
Devant ce constat, les effectivités composantes du droit colonial sont également
admises en droit international et, à ce titre, les Parties ne peuvent s’en priver
comme éléments de preuve pertinents.
Le seul texte réglementaire légué par l’ex-puissance coloniale est remis en
cause par la Partie adverse, qui invoque son abrogation implicite sans pouvoir en

apporter la preuve. Je ne reviendrai pas sur l’analyse juridique faite par les
conseils du Mali sur la question. Je me permettrai tout simplement d’attirer très
respectueusement votre attention sur un faisceau d’arguments qui démontre, si
besoin en était, la survivance de l’arrêté général 2728 du 27 novembre 1935:
— l’absence de lien de causalité entre l’arrêté général 2728 du 27 novembre 1935
et la loi du 4 septembre 1947, rétablissant la Haute-Volta;
— la seconde, c’est la conformité des comportements des autorités administra-
tives de l’époque à l’esprit et au contenu de l’arrêté général 2728, de 1903 à

nos jours;
— la reconnaissance par les Parties de la survivance de l’arrêté général 2728 au
moment où la passion était absente de leurs rapports.
En plus de ce texte réglementaire, les prétentions maliennes sur les quatre
villages et leurs hameaux de culture, la mare de Soum, la mare de Toussougou, la
mare de Kétiouaire sont étayées par l’exercice des actes de possession et d’admi-
nistration accomplis par le Soudan français.
La survivance de l’arrêté général 2728, les actes de possession et d’administra-

tion accomplis par le Soudan français dans la zone concernée, démantèlent l’ar-
gumentation tendant à conférer au tracé frontalier figurant sur les cartes une fiabi-
lité certaine afin de les rendre opposables.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, je suis persuadé que vous
n’aurez aucune peine à écarter cette argumentation burkinabé, car il a été démon-
tré scientifiquement par le Mali que les cartes sont non seulement sujettes à
caution, mais aussi que la force juridique que le Burkina Faso s’efforce de leur
conférer est contraire au droit colonial et à la constance de la jurisprudence en
droit international.
Contrairement aux affirmations du conseil du Burkina Faso, la délimitation des
1022 kilomètres ne repose pas uniquement sur les cartes. Elle résulte d’une
volonté politique de compromis exprimée par les deux Parties. C’est ce compro-
mis qui a permis de résoudre le problème des villages de Zitonoso-Sénéla, Poro
et Benzasso.
Abordant la zone de la mare de Kétiouaire au gué de Kabia, l’absence de texte
réglementaire milite en faveur de l’adoption des actes et comportements admi-
nistatifs de l’époque. Bien que cette zone du nomadisme soit sous-administrée, la

Partie adverse n’a pu prouver l’existence d’un texte réglementaire et, à défaut de
celui-ci, d’un comportement qui pouvait équilibrer l’ensemble des preuves
produites par la République du Mali dans la région du Béli.
Cela démontre, si besoin était, la justesse de la thèse malienne de frontière
hydrographique que constitue le Béli et l’inconsistance de la thèse orographique
soutenue par la Partie adverse.
Le souci de rechercher l’objectivité, et celui de faire triompher la vérité, et rien
que la vérité, a conduit le Mali à faire appel à l’un des rares fonctionnaires de la
période coloniale, qui ait exercé respectivement des fonctions administratives dans
les deux pays. Je veux nommer M. le doyen Paul Delmond, administrateur en chef
d’outre-mer, qui, faisant revivre les souvenirs remontant à près d’un demi-siècle,
dont il se remémore parfaitement, a expliqué de vive voix la manière dont les[86/13 : 95-98] DÉCLARATION DE M .MAIGA 405

chefs de circonscriptions voisines, dans la zone objet du présent litige, résolvaient
les problèmes de délimitation.
De son intervention, il ressort la preuve irréfutable de la préférence des
pratiques et comportements administratifs aux cartes, en raison de l’inconsistance
de ces dernières. Cela, pour attirer l’attention de la Chambre sur le fait que ces
moyens ont également une inestimable valeur probante.
Je suis persuadé que la Chambre saura reconnaître tout le poids que mérite l’in-

tervention de l’ancien administrateur du cercle de Dori. A ce propos, et s’agissant
des observations présentées par le conseil du Burkina Faso, nous nous réservons le
droit de répondre, par écrit, dans les deux jours de la réception du compte rendu
de cette audience.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, comme je le disais au début
de nos plaidoiries, c’est sur vous que repose la confiance des Parties. Aussi, j’es-
time qu’il était de mon devoir d’apporter ma modeste contribution à la manifesta-
tion de la vérité.
C’est à cela que le Mali s’est attelé tout au long des plaidoiries, dans la plus
grande modération et dans le plus grand respect dû à votre Chambre ainsi qu’à la
Partie adverse.
La Partie malienne s’est efforcée de rester dans la droite ligne de la morale
d’une Afrique respectueuse d’une éthique sociale, basée sur les belles traditions
de fraternité et d’amitié.
Monsieur le président, après avoir succinctement exposé la thèse malienne, la
Chambre voudra bien me permettre de lui faire part respectueusement de certaines

observations que je soumets à son appréciation:
— éliminer des besoins de la procédure la conclusion de la médiation de Lomé
qui, je ne cesserai de le répéter, ne sont que de simples propositions et non une
décision juridictionnelle qui est essentiellement basée sur le droit;
— éviter de vous prononcer sur le point triple en considération des droits de la
République sŒur du Niger qui n’est pas partie à la présente procédure;
— tenir compte de la notion de hameaux de culture qui est une notion fondée sur
une pratique traditionnelle et immuable, particulièrement dans les zones séden-
taires.

Ces observations, qui ont été amplement développées dans les plaidoiries
maliennes, ont suscité une inquiétude chez l’agent du Burkina Faso. Je voudrais
le rassurer que ces observations ne sont que le reflet d’un souci d’objectivité et de
sagesse.
En conséquence, je sollicite que la Chambre puisse les prendre en compte.
Monsieur le président, Messieurs de la Chambre, les peuples africains ayant
entre autres comme objectif la lutte contre le sous-développement et ses appen-
dices, j’ose espérer que l’arrêt que vous allez rendre, par son objectivité, sa clarté

et sa précision, mettra un terme à un conflit opposant deux pays frères qui retrou-
veront par la même occasion l’esprit de coopération pour le bien-être de leurs
populations respectives. L’Afrique en général, et particulièrement sa partie occi-
dentale, s’en réjouirait car la plaie ouverte par ce conflit s’en trouverait définiti-
vement guérie.
Aussi dirons-nous avec Homère: «Laissez le passé être le passé».
Monsieur le président, Messieurs les juges, le Gouvernement malien maintient
toutes ses écritures et sollicite qu’il plaise à la Chambre:

1) Dire et juger que le tracé de la frontière, objet du différend entre la Répu-
blique du Mali et le Burkina Faso, passe par les points suivants:
— Lofou,406 DIFFÉREND FRONTALIER [86/13 : 98]

— l’enclos en forme de mosquée situé à 2 kilomètres au nord de Diguel,
— un point situé à 3 kilomètres au sud de Kounia,
— le baobab de Selba,
— le Tondigaria,
— Fourfaré Tiaiga,
— Fourfaré Wandé,
— Gariol,

— Gountouré Kiri,
— un point à l’est de la mare de Kétiouaire dont les coordonnées géographiques
sont les suivantes:
longitude: 0° 44 ′47ʺ,
latitude: 14°56 ′52ʺ,
— la mare de Raf Naman,
et, de ce point, suit le marigot en passant notamment par la mare de Fadar-Fadar,
la mare d’In Abao, la mare de Tin Akoff et la mare d’In Tangoum pour aboutir au

gué de Kabia.
2) S’abstenir de déterminer quel est le point triple entre la République du Mali,
le Burkina Faso et le Niger.
3) Aussi, en application de l’article IV du compromis, je sollicite qu’il plaise à
la Chambre de désigner trois experts qui assisteront les Parties dans l’opération de
délimitation qui doit intervenir dans l’année suivant le prononcé de l’arrêt.[86/13 : 99] 407

CLÔTURE DE LA PROCÉDURE ORALE

Le PRÉSIDENT de la Chambre: Monsieur l’agent, avant de lever l’audience, il
m’incombe de vous rappeler, ainsi qu’à Monsieur l’agent du Burkina Faso, que,
selon l’usage de la Cour, les agents des deux Parties demeurent à la disposition de
la Chambre pour lui communiquer à sa demande tout fait ou toute explication
complémentaire dont elle pourrait avoir besoin aux fins de sa décision.
Rappelant que l’affaire est sub judice , la Chambre lance un appel pressant aux
deux Parties. Elle émet le vif souhait que les Parties comprendront l’intérêt
évident à la laisser se prononcer et s’abstiendront en conséquence de tout ce qui

pourrait rendre sa tâche difficile. A cet effet, les mesures conservatoires que la
Chambre a définies par son ordonnance du 10 janvier de l’année en cours restent
indiquées jusqu’au prononcé de son arrêt définitif.
Aux termes de cette même ordonnance, la Chambre demeurera entre-temps
saisie des questions qui en font l’objet, sans préjudice de l’application de l’ar-
ticle 76 du Règlement de la Cour.
Conformément à l’article 54, paragraphe 2, du Statut de la Cour et sous réserve
des indications que je viens de donner, il s’agit maintenant pour la Chambre de se
retirer en Chambre du Conseil pour délibérer. Elle rendra son arrêt en audience
publique à une date dont les Parties seront dûment prévenues conformément à
l’article 58 du Statut de la Cour.
Je déclare close la présente procédure orale.

L’audience est levée à 19 h 5408 [86/14 : 1-2]

QUINZIÈME AUDIENCE PUBLIQUE (22 XII 86, 10 h)

Présents : [Voir audience du 16 VI 86.]

LECTURE DE L’ARRÊT

Le PRÉSIDENT de la Chambre: la Chambre constituée pour connaître de l’af-
faire du Différend frontalier se réunit aujourd’hui pour donner lecture en séance

publique, conformément à l’article 58 du Statut et à l’article 93 du Règlement de
la Cour, de son arrêt en cette affaire. L’affaire lui a été soumise en exécution d’un
compromis conclu le 16 septembre 1983 entre le Gouvernement de la République
de Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso) et le Gouvernement de la République
du Mali. Ce compromis a été conjointement notifié à la Cour par une lettre du
14 octobre 1983, enregistrée au Greffe le 20 octobre 1983.
Je rappelle qu’en vertu de l’article 27 du Statut tout arrêt rendu par une
chambre est considéré comme rendu par la Cour.
L’arrêt rendu aujourd’hui est long et complexe; l’affaire a en effet soulevé
nombre de problèmes de fait et de droit particulièrement compliqués. En consé-
quence, en procédant à la lecture des motifs de l’arrêt, je serai obligé d’omettre

ou d’écourter maints paragraphes du texte complet qui constitue, il est à peine
besoin de le dire, le seul texte authentique de la décision de la Chambre.
Les passages omis ou écourtés ont globalement trait aux diverses étapes de la
procédure («qualités»), au détail de l’argumentation des Parties, ainsi qu’à l’énu-
mération, à la description ou à l’analyse de certains faits et de certains éléments
de preuve produits par les Parties.
A l’arrêt sont joints, à titre purement illustratif, une série de croquis ainsi
qu’une carte montrant le tracé de la ligne établie par la Chambre. Ces croquis et
carte seront projetés au cours de l’audience aux fins de permettre une meilleure
compréhension du texte lu.
J’entame maintenant la lecture de l’arrêt, en commençant par les paragraphes
relatifs à la mission de la Chambre.

[Le président de la Chambre donne lecture des paragraphes 16 à 179 de l’arrêt 1,
en écourtant (E) ou en omettant (O) les paragraphes suivants: 1-15 (O), 16 (E),
17-26 (O), 31 (O), 33 (E), 35 (O), 36 (E), 37-38 (O), 39 (E), 41 (O), 43 (O),
44 (E), 47 (O), 48 (E), 51-53 (E), 55-56 (E), 59-61 (E), 63 (E), 65-66 (E), 68 (E),
69 (O), 71 (E), 73 (E), 76-77 (E), 79 (E), 80 (O), 86 (O), 88 (E), 92-94 (O),

95 (E), 99-104 (O), 112 (E), 115 (O), 116 (E), 121-122 (E), 123 (O), 124-125 (E),
127-128 (E), 131-140 (O), 142 (E), 145-146 (E), 148-149 (E), l5l (E), 152-
153 (O), 154 (E), 155 (O), 157 (E), 158 (E), 159-160 (E), 161 (E), 162 (O), 165 (E),
166-172 (O), 175 (E).]
Je prierais maintenant le Greffier de bien vouloir lire le dispositif de l’arrêt en
anglais.

[Le GREFFIER lit le dispositif en anglais 2.]

1C.I.J. Recueil 1986 , p. 562-650.
2lbid., p. 649-650.[86/14 : 2] EXPOSÉ DE M . TRAORÉ 409

Le PRÉSIDENT de la Chambre: MM. Luchaire et Abi-Saab, juges ad hoc,
joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion individuelle.
Le texte de l’arrêt est disponible dès aujourd’hui sous forme miméographiée; le
texte imprimé habituel, qui sera inséré dans le Recueil des arrêts de la Cour, sera
disponible dans les meilleurs délais.

L’audience est levée à 12 h 45

Document Long Title

Minutes of the Public Sittings - held at the Peace Palace, The Hague, from 16 to 26 June and on 22 December 1986, President of the Chamber, Judge Bedjaoui, presiding

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