Public sitting held on Monday 7 March 2005, at 10 a.m.

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125-20050307-ORA-01-00-BI
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Number (Press Release, Order, etc)
2005/1
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C5/CR 2005/1

Cour internationale International Court
de Justice of Justice

LA HAYE THE HAGUE

ANNÉE 2005

Audience publique

tenue le lundi 7 mars 2005, à 10 heures, au Palais de la Paix,

sous la présidence de M. Ranjeva, président de la Chambre,

en l’affaire du Différend frontalier
(Bénin/Niger)

________________

COMPTE RENDU
________________

YEAR 2005

Public sitting

held on Monday 7 March 2005, at 10 a.m., at the Peace Palace,

Judge Ranjeva, President of the Chamber, presiding,

in the case concerning the Frontier Dispute
(Benin/Niger)

____________________

VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -

Présents Ranjeva, président de la Chambre
MM. Kooijmans
Abraham, juges
MM. Bedjaoui,
Bennouna, juges ad hoc

M. Couvreur, greffier

 - 3 -

Present: Judge Ranjeva, President of the Chamber
Judges Kooijmans
Abraham
Judges ad hoc Bedjaoui
Bennouna

Registrar Couvreur

 - 4 -

Le Gouvernement de la République du Bénin est représenté par :

M. Rogatien Biaou, ministre des affaires étrangères et de l’intégration africaine,

comme agent;

M. Dorothé C. Sossa, ministre de la justice, de la législation et des droits de l’homme,

comme coagent;

M. Euloge Hinvi, ambassadeur de la République du Bénin auprès des pays du Benelux,

comme agent adjoint;

M. Robert Dossou, ancien bâtonnier, doyen honoraire de la faculté de droit de l’Université
d’Abomey-Calavi,

M. Alain Pellet, professeur de droit à l’Université de Paris X-Nanterre, membre et ancien président
de la Commission du droit international,

M. Jean-Marc Thouvenin, professeur de droit à l’Université de Paris X-Nanterre, avocat au barreau
de Paris, associé au sein du cabinet Lysias,

M. Mathias Forteau, professeur de droit à l’Université Lille 2 et à l’Institut d’études politiques de
Lille,

comme conseils et avocats;

M. Francis Lokossa, directeur des affaires juridiques et des droits de l’homme du ministère des
affaires étrangères et de l’intégration africaine,

comme conseiller spécial;

M. François Noudegbessi, secrétaire permanent de la commission nationale de délimitation des
frontières,

M. Jean-Baptiste Monkotan, conseiller juridique du président de la République du Bénin,

M. Honoré D. Koukoui, secrétaire général du ministère de la justice, de la législation et des droits
de l’homme,

M. Jacques Migan, avocat au barreau de Cotonou, conseiller juridique du président de la
République du Bénin,

Mme Héloïse Bajer-Pellet, avocat au barreau de Paris, cabinet Lysias,

M. Luke Vidal, juriste, cabinet Lysias,

M. Daniel Müller, attaché temporaire d’enseignement et de recherches à l’Université de
Paris X-Nanterre, - 5 -

The Government of the Republic of Benin is represented by:

Mr. Rogatien Biaou, Minister for Foreign Affairs and African Integration,

as Agent;

Mr. Dorothé C. Sossa, Minister of Justice, Legislation and Human Rights,

as Co-Agent;

Mr. Euloge Hinvi, Ambassador of the Republic of Benin to the Benelux countries,

as Deputy Agent;

Mr. Robert Dossou, former Bâtonnier, Honorary Dean of the Law Faculty, University of
Abomey-Calavi

Mr. Alain Pellet, Professor of Law, University of Paris X-Nanterre, member and former Chairman
of the International Law Commission

Mr. Jean-Marc Thouvenin, Professor of Law, University of Paris X-Nanterre, Avocat at the Paris
Bar, member of the Lysias law firm,

Mr. Mathias Forteau, Professor of Law at the University of Lille 2 and at the Lille Institute of

Political Studies,

as Counsel and Advocates;

Mr. Francis Lokossa, Director of Legal Affairs and Human Rights, Ministry of Foreign Affairs and
African Integration,

as Special Adviser;

Mr. François Noudegbessi, Permanent Secretary, National Boundaries Commission,

Mr. Jean-Baptiste Monkotan, Legal Adviser to the President of the Republic of Benin,

Mr. Honoré D. Koukoui, Secretary General, Ministry of Justice, Legislation and Human Rights,

Mr. Jacques Migan, Avocat at the Cotonou Bar, Legal Adviser to the President of the Republic of
Benin,

Ms Héloïse Bajer-Pellet, Avocat at the Paris Bar, Lysias law firm,

Mr. Luke Vidal, Lawyer, Lysias law firm,

Mr. Daniel Müller, temporary Teaching and Research Assistant, University of Paris X-Nanterre, - 6 -

Mme Christine Terriat, chercheuse à l’Université Paris XI-Paris Sud,

M. Maxime Jean-Claude Hounyovi, économiste,

M. Edouard Roko, premier secrétaire de l’ambassade du Bénin auprès des pays du Benelux,

comme conseillers;

M. Pascal Lokovi, expert cartographe,

M. Clément C. Vodouhe, expert historien,

comme conseils et experts;

Mme Collette Tossouko, secrétaire à l’ambassade du Bénin auprès des pays du Benelux,

comme secrétaire.

Le Gouvernement de la République du Niger est représenté par :

Mme Aïchatou Mindaoudou, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de l’intégration
africaine,

comme agent;

M. Maty El Hadji Moussa, ministre de la justice, garde des sceaux,

comme coagent;

M. Souley Hassane, ministre de la défense nationale;

M. Mounkaïla Mody, ministre de l’intérieur et de la décentralisation;

M. Boukar Ary Maï Tanimoune, directeur des affaires juridiques et du contentieux au ministère des
affaires étrangères, de la coopération et de l’intégration africaine,

comme agent adjoint, conseiller juridique et coordonnateur;

M. Jean Salmon, professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles,

comme conseil principal;

M. Maurice Kamto, professeur à l’Université de Yaoundé II,

M. Gérard Niyungeko, professeur à l’Université du Burundi, - 7 -

Ms Christine Terriat, Researcher, University of Paris XI-Paris Sud,

Mr. Maxime Jean-Claude Hounyovi, Economics,

Mr. Edouard Roko, First Secretary, Embassy of Benin to the Benelux countries,

as Advisers;

Mr. Pascal Lokovi, Cartographer,

Mr. Clément C. Vodouhe, Historian,

as Counsel and Experts;

Mr. Hervé A. Boni, Assistant to the Minister for Foreign Affairs and African Integration,

as Assistant;

Ms Collette Tossouko, Secretarial Assistant, Embassy of Benin to the Benelux countries,

as Secretary.

The Government of the Republic of Niger is represented by :

Ms Aïchatou Mindaoudou, Minister for Foreign Affairs, Co-operation and African Integration,

as Agent;

Mr. Maty El Hadji Moussa, Minister of Justice, Keeper of the Seals,

as Co-Agent;

Mr. Souley Hassane, Minister of National Defence,

Mr. Mounkaïla Mody, Minister of the Interior and Decentralization,

Mr. Boukar Ary Maï Tanimoune, Director of Legal Affairs and Litigation, Ministry of Foreign
Affairs, Co-operation and African Integration,

as Deputy Agent, Legal Adviser and Co-ordinator;

Mr. Jean Salmon, Professor Emeritus, Université libre de Bruxelles,

as Lead Counsel;

Mr. Maurice Kamto, Professor, University of Yaoundé II,

Mr. Gérard Niyungeko, Professor, University of Burundi, - 8 -

M. Amadou Tankoano, professeur à l’Université Abdou Moumouni de Niamey,

M. Pierre Klein, professeur à l’Université libre de Bruxelles,

comme conseils;

M. Sadé Elhadji Mahamane, conservateur en chef des bibliothèques et archives, membre de la
commission nationale des frontières,

M. Amadou Maouli Laminou, magistrat, chef de section au ministère de la justice,

M. Abdou Abarry, ambassadeur du Niger auprès du Royaume des Pays-Bas,

M. Abdelkader Dodo, hydrogéologue, maître assistant à la faculté des sciences de l’Université
Abdou Moumouni de Niamey,

M. Belko Garba, ingénieur géomètre principal, membre de la commission nationale des frontières,

M. M. Hamadou Mounkaïla, ingénieur géomètre principal, chef de service au secrétariat permanent
de la commission nationale des frontières,

M. Idrissa Y Maïga, conservateur en chef des bibliothèques et archives, directeur des archives

nationales, membre de la commission nationale des frontières,

M. Mahaman Laminou, directeur général de l’Institut géographique national du Niger, membre de
la commission nationale des frontières,

M. Mahamane Koraou, secrétaire permanent de la commission nationale des frontières,

M. Soumaye Poutia, magistrat, conseiller technique au cabinet du premier ministre,

Colonel Yayé Garba, secrétaire général du ministère de la défense nationale,

M. Moutari Laouali, gouverneur de la région de Dosso,

comme experts;

M. Emmanuel Klimis, assistant de recherche au centre de droit international de l’Université libre de

Bruxelles,

M. Boureima Diambeïdou, ingénieur géomètre principal,

M. Bachir Hamissou, assistant administratif,

M. Ouba Adamou, ingénieur géomètre principal, Institut géographique national du Niger,

comme assistants de recherche;

M. Salissou Mahamane, agent comptable,

M. Adboulsalam Nouri, secrétaire principal, - 9 -

Mr. Amadou Tankoano, Professor, Abdou Moumouni University, Niamey,

Mr. Pierre Klein, Professor, Université libre de Bruxelles,

as Counsel;

Mr. Sadé Elhadji Mahamane, Chief Curator of Libraries and Archives, member of the National
Boundaries Commission,

Mr. Amadou Maouli Laminou, magistrat, Head of Section at the Ministry of Justice,

Mr. Abdou Abarry, Ambassador of the Republic of Niger to the Kingdom of the Netherlands,

Mr. Abdelkader Dodo, Hydrogeologist, Lecturer at the Faculty of Sciences, Abdou Moumouni
University, Niamey,

Mr. Belko Garba, Chief Surveyor, member of the National Boundaries Commission,

Mr. M. Hamadou Mounkaïla, Chief Surveyor, Head of Department, Permanent Secretariat of the
National Boundaries Commission,

Mr. Idrissa Y Maïga, Chief Curator of Libraries and Archives, Director of National Archives,

member of the National Boundaries Commission,

Mr. Mahaman Laminou, Director-General of the National Geographical Institute of Niger, member
of the National Boundaries Commission,

Mr. Mahamane Koraou, Permanent Secretary to the National Boundaries Commission,

Mr. Soumaye Poutia, magistrat, Technical Adviser to the Prime Minister,

Colonel Yayé Garba, Secretary General of the Ministry for National Defence,

Mr. Moutari Laouali, Governor of the Dosso Region,

as Experts;

Mr. Emmanuel Klimis, Research Assistant at the Centre for International Law, Université libre de

Bruxelles,

Mr. Boureima Diambeïdou, Chief Surveyor,

Mr. Bachir Hamissou, Administrative Assistant,

Mr. Ouba Adamou, Chief Surveyor, National Geographic Institute of Niger,

as Research Assistants;

Mr. Salissou Mahamane, Accountant,

Mr. Adboulsalam Nouri, Principal Secretary, - 10 -

Mme Haoua Ibrahim, secrétaire,

M. Amadou Gagéré, agent administratif,

M. Amadou Tahirou, agent administratif,

M. Mamane Chamsou Maïgari, journaliste, directeur de la Voix du Sahel,

M. Goussama Saley Madougou, cameraman à la télévision nationale,

M. Ali Mousa, journaliste à l’agence nigérienne de presse,

M. Issoufou Guéro, journaliste,

comme personnel administratif et technique. - 11 -

Ms Haoua Ibrahim, Secretary,

Mr. Amadou Gagéré, Administrative Officer,

Mr. Amadou Tahirou, Administrative Officer,

Mr. Mamane Chamsou Maïgari, journalist, Director of Voix du Sahel,

Mr. Goussama Saley Madougou, cameraman for national television,

Mr. Ali Mousa, journalist with the Niger Press Agency,

Mr. Issoufou Guéro, journalist,

as Administrative and Technical Staff. - 12 -

Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte.

La Chambre constituée pour connaître de l’affaire du Différend frontalier (Bénin/Niger) est

aujourd’hui réunie, en application des articles 43 et suivants du Statut de la Cour, pour entendre les

Parties en leurs plaidoiries.

Je rappellerai que, par une lettre de notification conjointe datée du 11 avril 2002 et déposée

au Greffe de la Cour le 3 mai 2002, la République du Bénin et la République du Niger ont fait tenir

au greffier une copie certifiée conforme d’un compromis signé le 15 juin 2001 et entré en vigueur

le 11 avril 2002, par lequel les gouvernements de ces deux Etats sont convenus de soumettre à une

chambre de la Cour un différend concernant «la délimitation définitive de l’ensemble de leur

frontière».

Conformément au paragraphe 3 de l’article 40 du Statut de la Cour et à l’article 42 du

Règlement, le greffier a transmis copie de la lettre de notification conjointe, du compromis et du

protocole d’échange des instruments de ratification au Secrétaire général des Nations Unies, aux

Membres des Nations Unies et aux autres Etats admis à ester devant la Cour.

L’article premier du compromis prévoit la saisine d’une chambre devant être constituée en

application du paragraphe 2 de l’article 26 du Statut, ainsi que la désignation d’un juge ad hoc par

chacune des Parties, conformément à l’article 31 du Statut. Les Parties, dûment consultées par le

président de la Cour au sujet de la composition de la chambre en question, conformément au

paragraphe 2 de l’article 26 du Statut et au paragraphe 2 de l’article 17 du Règlement, ont indiqué

qu’elles souhaitaient la formation d’une chambre de cinq membres, dont les deux juges ad hoc à

désigner par elles.

Par lettre du 21 août 2002, l’agent adjoint du Bénin a notifié à la Cour la désignation par son

gouvernement de M. Mohamed Bennouna pour siéger en qualité de juge ad hoc. Par lettre du

11 septembre 2002, l’agent du Niger a notifié à la Cour la désignation par son gouvernement de

M. Mohammed Bedjaoui pour siéger en qualité de juge ad hoc.

Par ordonnance du 27 novembre 2002, la Cour, agissant en vertu des pouvoirs qu’elle tient

du paragraphe 2 de l’article 26 de son Statut et de l’article 17 de son Règlement en matière de

constitution et de composition de chambre, a décidé d’accéder à la demande des Parties tendant à - 13 -

ce qu’une chambre spéciale soit constituée pour connaître de l’affaire; elle a déclaré que, le

27 novembre 2002, M. Guillaume, président de la Cour, et MM. Ranjeva et Kooijmans, juges,

avaient été élus pour former, avec les juges ad hoc susmentionnés, la chambre qui serait saisie de

l’affaire, et qu’en conséquence ladite chambre, ainsi composée, était dûment constituée en vertu de

cette ordonnance. Conformément au paragraphe 2 de l’article 18 du Règlement, il est revenu à

M. Guillaume, président de la Cour au moment de la constitution de la Chambre, de présider la

Chambre.

Par la même ordonnance, la Cour, conformément au paragraphe 1 de l’article 92 de son

Règlement, a fixé au 27 août 2003 la date d’expiration du délai pour le dépôt d’un mémoire de

chaque Partie, la suite de la procédure étant réservée. Les mémoires ont été dûment déposés dans

le délai ainsi fixé.

Par ordonnance du 11 septembre 2003, le président de la Chambre, eu égard au

paragraphe 1 b) de l’article 3 du compromis, a fixé au 28 mai 2004 la date d’expiration du délai

pour le dépôt d’un contre-mémoire par chaque Partie, la suite de la procédure étant réservée.

La Chambre a tenu une audience le 20 novembre 2003 afin de permettre aux juges ad hoc de

faire la déclaration solennelle requise par le paragraphe 6 de l’article 31 du Statut et l’article 8 du

Règlement de la Cour.

Le 28 mai 2004, dans le délai fixé par l’ordonnance du 11 septembre 2003, les Parties ont

déposé au Greffe leurs contre-mémoires respectifs. Au cours d’une réunion que le président de la

Chambre a tenue avec les représentants des Parties le 2 juillet 2004 afin de se renseigner auprès de

celles-ci sur la suite de la procédure, les deux Parties ont exprimé le souhait d’être autorisées à

présenter une troisième pièce de procédure écrite. Par ordonnance du 9 juillet 2004, le président de

la Chambre, eu égard au paragraphe 1 c) de l’article 3 du compromis, a autorisé le dépôt d’une

réplique par chaque Partie et a fixé au 17 décembre 2004 la date d’expiration du délai pour le dépôt

de ces pièces, la suite de la procédure étant réservée. Les Parties ont déposé leurs répliques au

Greffe dans le délai ainsi fixé.

Par lettre du 11 octobre 2004, M. Guillaume, président de la Chambre, a informé le président

de la Cour, conformément au paragraphe 4 de l’article 13 du Statut, qu’il avait pris la décision de

démissionner de la Cour à compter du 11 février 2005. Du fait de la vacance que cette démission - 14 -

devait emporter au sein de la Chambre, le président de la Cour a de nouveau consulté les Parties,

le 11 janvier 2005, au sujet de la composition de la Chambre. Lors d’une élection tenue le

16 février 2005, M. Abraham a été élu membre de la Chambre pour occuper le siège devenu vacant

à la suite de la démission de M. Guillaume. Par ordonnance du 16 février 2005, la Cour a déclaré

que, en conséquence de cette élection, la Chambre se trouvait composée de la manière suivante :

M. Ranjeva, devenu, en sa qualité de vice-président de la Cour, président de la Chambre,

conformément au paragraphe 2 de l’article 18 du Règlement; MM. Kooijmans et Abraham, juges;

et MM. Bedjaoui et Bennouna, juges ad hoc.

Par lettre du 11 février 2005, l’agent du Niger a exprimé le vŒu de son gouvernement de

produire deux documents nouveaux, conformément aux dispositions de l’article 56 du Règlement.

Par lettre du 25 février 2005, l’agent du Bénin a fait connaître à la Chambre les vues de son

gouvernement concernant la demande nigérienne. Le 2 mars 2005, la Chambre a décidé d’autoriser

la production des documents en cause; le greffier a porté cette décision à la connaissance des

Parties par lettres datées du même jour.

Conformément au paragraphe 2 de l’article 53 du Règlement, la Chambre, après s’être

renseignée auprès des Parties, a décidé que des exemplaires des pièces de procédure et des

documents annexés seraient rendus accessibles au public à l’ouverture de la procédure orale.

*

Je note la présence à l’audience des agents, conseils et avocats des deux Parties.

Conformément au calendrier des audiences arrêté par la Chambre, après consultation des Parties, le

Bénin sera entendu le premier. Ainsi que les Parties en ont été informées, le Bénin disposera de la

séance de ce matin et de la séance de cet après-midi pour son premier tour de plaidoiries. Le Niger

prendra la parole demain, mardi 8 mars 2005, à 10 heures, et disposera, de la même manière, des

séances du matin et de l’après-midi pour son premier tour de plaidoiries. Un second tour de

plaidoiries se tiendra le jeudi 10 mars 2005 à 10 heures et le vendredi 11 mars 2005 à 15 heures, au

cours duquel la Chambre entendra les deux Parties en leurs répliques; chacune d’entre elles

disposera alors à cet effet d’une séance. - 15 -

Je donne maintenant la parole à S. Exc. M. Rogatien Biaou, agent du Bénin.

Monsieur l’agent, vous avez la parole.

M. BIAOU : Monsieur le président, Messieurs les juges,

1.1. C’est, pour moi, un très grand honneur de représenter la République du Bénin devant

cette Chambre de la Cour mondiale. Je tiens à le dire d’emblée même si cela va de soi, celle-ci a

toute notre confiance pour régler, sous votre présidence éclairée, Monsieur le président, le différend

que les deux Parties lui ont soumis par le compromis qu’elles ont signé le 15 juin 2001 dans un

esprit de voisinage fraternel.

1.2. J’ai aussi l’agréable devoir de vous transmettre les salutations du président de la

République du Bénin, chef de l’Etat, chef du gouvernement, S. Exc. le général Mathieu Kerekou,

du Gouvernement et du peuple béninois, qui placent tous les espoirs dans la procédure qui

commence ce matin et qui aboutira, nous en avons tous la conviction, à une solution conforme au

droit et à la justice. Je salue aussi le peuple frère nigérien et ses représentants dans ce grand hall de

justice, à commencer par S. Exc. Mme Aïchatou Mindaoudou, ministre des affaires étrangères, de

la coopération et de l’intégration africaine, agent de la République du Niger et toute la délégation

éminente qui l’accompagne.

1.3. Monsieur le président, unis par l’histoire et la géographie, le Bénin et le Niger

entretiennent des relations séculaires empreintes d’amitié, de fraternité et de respect mutuel.

1.4. Les relations bilatérales entre les deux Parties sont régies par un grand nombre

d’accords, de conventions et de protocoles bilatéraux dans maints domaines, que ce soit le transport

ou le transit, les exonérations douanières et autres facilités dont le Niger bénéficie au port

autonome de Cotonou, etc… Ces relations font l’objet d’un examen tous les deux ans dans le cadre

des travaux de la grande commission mixte de coopération, dont la neuvième session est prévue

cette année à Niamey.

1.5. Monsieur le président, comme j’ai eu l’occasion de le dire, le 20 novembre 2003 lors de

l’audience d’installation solennelle de la Chambre, «le climat de fraternité» entre la République du

Bénin et la République du Niger a «résisté aux tensions engendrées par certains incidents de - 16 -

frontière, parfois graves» . Les incidents de mai et juin 1960 sur l’île de Lété, la crise sociale et

politique ouverte de décembre 1963 à février 1964 entre les deux pays, n’ont pas entamé la volonté

des deux Etats de maintenir leurs relations de fraternité, d’amitié et de bon voisinage. La

conclusion du compromis qui établit votre compétence en constitue d’ailleurs un nouveau

témoignage.

1.6. Dans le même esprit, je me félicite des relations cordiales qu’ont continué à entretenir

nos deux équipes durant tout le temps de cette procédure, commencée il y a maintenant plus de

trois ans. Je suis convaincu qu’il en ira de même durant les audiences qui vont nous réunir cette

semaine.

1.7. Je ne peux cependant passer sous silence le très regrettable incident qui s’est produit le

18 février dernier alors qu’une mission béninoise s’était rendue dans la zone contestée (après que

nous ayons pris soin d’en avertir nos frères et amis nigériens qui n’y avaient fait aucune objection).

Nous avons élevé une vive protestation contre ce comportement inamical (elle figure dans le

o
dossier des juges sous l’onglet n 1 et nous considérons que l’incident est clos malgré la réponse

cavalière qui nous a été faite et qui ne comporte pas la moindre excuse. Elle qualifie même

d’«incident mineur» l’interpellation injustifiée subie par l’un de nos conseils, le directeur des

affaires juridiques et des droits de l’homme du ministère des affaires étrangères que j’ai l’honneur

de diriger ainsi que les personnes qui les accompagnaient.

1.8. De même, je ne puis omettre d’indiquer qu’en lisant les écritures de la République du

Niger, nous avons parfois été troublés, pour dire le moins, par le ton que nos frères et amis

nigériens ont cru devoir employer. Comme le Bénin l’a écrit dans sa réplique de tels procédés

contrastent  et bien inutilement  avec la cordialité traditionnelle des relations entre les deux

Républiques sŒurs du Niger et du Bénin . Pour notre part, nous nous sommes interdits d’y recourir

dans les trois pièces de procédure écrite que nous avons rédigées et nous n’y recourrons pas

davantage à l’occasion des plaidoiries orales qui commencent ce matin.

1.9. Mais, je ne voudrais pas, Monsieur le président, Messieurs les juges, que la grande

modération dans le ton qui a toujours constitué, et qui continuera à constituer, notre règle soit prise

1C5/CR 2003/1, audience du 22 novembre 2003 (matin), p. 12.
2
Réplique du Bénin, p. 2, par. 0.1. - 17 -

pour de la faiblesse. Bien au contraire. Nous avons la certitude que notre cause juste n’a nul

besoin, pour s’imposer, de recourir au persiflage, à la dérision ou à l’injure. Et nous avons la

conviction que la présentation sereine d’un dossier juridique solide permettra de faire reconnaître

les droits du Bénin à la frontière que lui a léguée l’ancien colonisateur.

1.10. Il ne m’appartient pas d’exposer l’argumentation juridique du Bénin; nos conseils le

feront savamment. Mais, je voudrais, Monsieur le président, expliquer, en quelques minutes, et de

la manière la plus simple possible, dans quels termes les problèmes se posent.

1.11. Ils sont apparus dans toute leur ampleur à l’occasion des réunions de la commission

mixte paritaire de délimitation de la frontière créée par l’accord du 8 avril 1994 et ratifié par le

Bénin en 1997 et par le Niger en 2001. Comme l’indique le préambule du compromis :

«En dépit de six sessions de négociations au sein de ladite commission, les
experts des deux Etats ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur le tracé de la

frontière commune. C’est donc la délimitation de toute cette frontière commune que
les deux Parties ont décidé de prier la Cour de déterminer.»

1.12. Je remarque cependant à cet égard que le Niger interprète les termes du compromis par

3
lequel la Chambre a été saisie en formulant des conclusions relatives aux ponts de Malanville alors
4
que ceci n’est nullement prévu par cet instrument. Comme le Bénin l’a indiqué dans sa réplique ,

en vous prononçant sur ce point, qui pose des problèmes juridiques distincts de ceux dont vous êtes

saisis, vous excéderiez, Messieurs de la Cour, votre compétence. Mon pays vous demande de ne

pas le faire.

1.13. En ce qui concerne la délimitation de la frontière elle-même, qui constitue l’objet de

votre mission, l’article 2 du compromis précise que celle-ci comporte deux secteurs que la

géographie comme le droit imposent de distinguer. Le premier de ces secteurs concerne le fleuve

Niger, dans la partie limitrophe entre les deux Etats; le second est celui de la rivière Mékrou.

1.14. Comme la République du Bénin l’a relevé en diverses circonstances, l’inclusion de ce

dernier dans le compromis ne s’imposait pas tant les choses sont claires : la frontière entre les deux

pays suit la rivière Mékrou, comme cela résulte d’un très grand nombre de textes coloniaux

unanimes à partir de 1919 et d’une cartographie pratiquement uniforme, et comme les deux Etats

3Voir contre-mémoire du Bénin, par. E, p. 133-137.
4
Réplique du Bénin, p. 171-173, par. 5.27-5.40. - 18 -

l’ont reconnu dans un accord conclu en 1974. Ceci étant, l’inclusion  à laquelle nous n’avions

aucune raison de nous opposer  de ce secteur de la frontière dans votre mandat, Messieurs les

juges, permettra de fixer définitivement, avec l’autorité de la chose jugée, la délimitation dans ce

secteur, même si nous persistons à penser qu’elle n’est pas sérieusement contestée par nos frères et

amis nigériens, dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont particulièrement mal à l’aise au

sujet de cette partie de la frontière.

1.15. Au demeurant, nous ne voudrions pas que l’évidence de la chose dans le secteur de la

Mékrou, vous conduise, Messieurs les juges, à rendre une sorte de «jugement de Salomon» et vous

incite à consacrer la thèse du Bénin dans ce secteur pour vous sentir plus libres de la rejeter dans

celui du fleuve Niger, alors qu’elle s’impose dans celui-ci avec la même clarté que dans celui-là,

même si la Partie nigérienne montre plus d’application à la contester.

1.16. Monsieur le président, selon l’article 38 de son Statut, la Cour a pour mission de régler

les différends qui lui sont soumis «conformément au droit international» et nous n’avons aucun

doute sur le fait que c’est ce que vous ferez. Et si les problèmes juridiques posés par la délimitation

de ce secteur peuvent sembler plus complexes  en raison surtout de l’imprécision des termes

utilisés pour décrire la limite entre les deux territoires dans certains des textes coloniaux les plus

solennels  ces termes n’en ont pas moins été interprétés par le colonisateur. Et, au moment de

l’accession des deux Etats à la souveraineté internationale, il ne subsistait plus davantage le

moindre doute sur l’emplacement exact de la frontière dans ce secteur du fleuve Niger.

1.17. C’est cependant dans celui-ci que les litiges ont été les plus vifs et ceci avant comme

après les indépendances. Il y a des raisons historiques, ou je dirais : «humaines», à cela.

1.18. Au moment de la colonisation par la France, la région constituait ce que l’on appelait le

pays Dendi, qui s’étendait sur les deux rives du fleuve, la rive sud étant cependant nettement plus

peuplée que la rive nord. En dépit d’une histoire complexe et pas toujours très bien connue dans le

détail, ces populations sédentaires constituaient une entité ethnique et politique relativement

homogène, dont, dans un premier temps, la France avait préservé l’unité en l’administrant dans le

cadre de la seule colonie du Dahomey. Toutefois, dès 1900, à la suite de rivalités entre les

administrations coloniales, la rive gauche du fleuve, et elle seule, fut détachée du Dahomey et - 19 -

érigée en territoire militaire. Du même coup, le pays Dendi s’est trouvé scindé en deux et a relevé

de deux territoires coloniaux distincts, dont le Bénin et le Niger sont les héritiers.

1.19. Sur cela se greffe un autre élément de grande importance. La région du fleuve Niger

attire, en effet, des Peuhls nomades qui, sans s’y fixer  en tout cas durant les premiers temps de

la colonisation  viennent faire paître leurs troupeaux sur les rives ou les îles du grand fleuve. Il

en résulte parfois non seulement des heurts avec les populations sédentaires qui y sont établies et y

cultivent la terre (en particulier lorsque, à leur tour, les Peuhls se sédentarisent), mais aussi des

incidents avec les administrations coloniales des deux rives : presque par définition, les nomades ne

connaissent pas les frontières (et pas davantage les limites entre territoires coloniaux distincts); et

ils jouent de leur mobilité pour tenter d’échapper aux contraintes imposées par l’autorité coloniale,

notamment au paiement de l’impôt et des droits de pacage.

1.20. De leur côté, les administrations coloniales de la rive gauche du fleuve répugnaient à

renoncer à ce qu’elles estimaient être l’exercice de leurs droits sur les Peuhls nomades qui

descendent du nord vers le sud. L’exercice de la compétence personnelle que revendiquaient les

administrations coloniales nigériennes sur les Peuhls originaires du Niger et transhumant sur les

îles du fleuve ou s’y établissant interférait avec la compétence territoriale des administrations

dahoméennes et créait une grande confusion. Et l’indifférence relative du colonisateur, qui était

(ou se croyait) partout chez lui, à l’égard de délimitations précises favorisait les contestations et les

revendications, qui aboutissaient à des «arrangements» locaux provisoires, sans fondement

juridique mais reposant sur la conviction erronée de l’absence de délimitation. D’une certaine

manière, il en va toujours ainsi : nous avons pu constater tout récemment que des Peuhls nomades

installés sur certaines des îles que la Partie nigérienne reconnaît pourtant comme relevant de la

souveraineté du Bénin disent payer l’impôt au Niger.

1.21. Ces problèmes ont pris une ampleur particulière sur l’île de Lété, la plus grande des îles

du fleuve du Niger (elle couvre environ 90 kilomètres carrés), fertile et dotée de riches pâturages,

qui était cultivée par les habitants de la rive droite mais où les troupeaux des Peuhls venus du Niger

transhumaient traditionnellement et se sont progressivement installés avec l’accord des habitants du

village de Gouroubéri. Il en est résulté de multiples incidents que les deux Parties ont décrits dans

leurs mémoires respectifs. - 20 -

1.22. Ceci explique, Monsieur le président, que l’île de Lété soit nommément mentionnée à

l’alinéa b) de l’article 2 du compromis et elle est, sans aucun doute, au cŒur du différend qui

oppose les deux pays frères. Mais, je tiens à apporter deux précisions sur ce point. D’une part,

cette mention ne saurait conduire à considérer le différend qui est soumis à votre Chambre comme

«l’affaire de l’île de Lété» : c’est bien toute la frontière entre les deux Etats qu’il vous est demandé

de déterminer. Du reste, et d’autre part, sur le plan juridique, l’île en question ne pose pas de

problèmes spécifiques : elle doit suivre le sort des autres îles du fleuve. Et, de l’avis de la

République du Bénin, toutes relèvent de sa souveraineté car, dès 1900, la limite entre les deux

territoires a été fixée à la rive gauche du fleuve et cette situation, confirmée par le gouverneur du

Niger lui-même en 1954, a perduré jusqu’aux indépendances.

1.23. Quant à l’utilisation du fleuve lui-même, il a toujours été admis que, quoiqu’il relève

de la juridiction territoriale du Dahomey, il soit librement utilisé par les habitants des deux rives.

Et la gestion de ce cours d’eau, qui relevait du domaine public de l’Etat français, était assurée

depuis Paris puis depuis Dakar, dans le cadre d’une «déconcentration par services» confiée dans un

premier temps à la colonie du Niger, puis, à partir de 1934, à l’autorité exclusive du Dahomey. Le

Bénin n’entend évidemment pas revenir sur ces droits acquis lorsque vous aurez, Messieurs les

juges, fait droit à ses conclusions en ce qui concerne la seule question qui vous est soumise : la

détermination de la frontière conformément au principe de l’intangibilité des frontières héritées de

er
la colonisation. J’ajoute que, bien que dans sa note verbale du 1 mars 2005 la République du

Niger réaffirme «son attachement» à la liberté de navigation sur le fleuve, son attitude à l’égard de

la mission béninoise dont j’ai parlé tout à l’heure laisse mal augurer de la mise en Œuvre de ce

principe si, par impossible, la Chambre devait lui reconnaître des droits sur une portion du fleuve

Niger.

1.24. Monsieur le président, la soumission d’un litige à la Cour internationale de Justice

constitue pour deux Etats amis un moyen normal et digne de régler un litige lorsque celui-ci est

important. Celui qui vous est soumis présente pour mon pays une importance capitale et

exceptionnelle car nous avons la sincère et forte conviction qu’il y va de notre souveraineté

territoriale et de l’intangibilité de nos frontières, que les revendications de la République du Niger

remettent en cause. Nous sommes convaincus, Messieurs les juges, que votre Chambre résoudra ce - 21 -

différend de manière juste et définitive, sur la base du droit et, en particulier, conformément au

principe de l’uti possidetis juris, c’est-à-dire en fonction du legs colonial à la date des

indépendances.

1.25. Monsieur le président, la République du Bénin s’est assuré du concours d’éminents

juristes pour présenter son argumentation juridique. Conformément à la tradition, je vais les

présenter brièvement :

 je citerai d’abord M. le doyen Robert Dossou, ancien ministre et ancien bâtonnier du barreau de

Cotonou;

 le professeur Alain Pellet, membre et ancien président de la Commission du droit international

des Nations Unies, qui vous est bien connu, je crois;

 M. Jean-Marc Thouvenin, également professeur à l’Université de Paris X-Nanterre et avocat à

la Cour de Paris; et

 M. Mathias Forteau, professeur à l’Université de Lille.

1.26. Je profite de cette occasion pour les remercier publiquement, ainsi que tous les

membres de notre équipe, en particulier les membres du cabinet Lysias, pour l’aide qu’ils nous ont

apportée dans la présentation de notre argumentation juridique. Et je voudrais également exprimer

ma reconnaissance de manière spéciale à M. Dorothé Sossa, garde des sceaux, ministre de la

justice, de la législation et des droits de l’homme, co-agent du Bénin dans cette affaire, et à

M. Euloge Hinvi, ambassadeur du Bénin près le Benelux qui est agent adjoint. Et je ne saurais

oublier le Greffe de la Cour, et tout spécialement M. le greffier Philippe Couvreur, pour les

conseils et l’aide qu’ils nous ont apportés tout au long de la procédure.

1.27. Monsieur le président, Messieurs les juges, je vous remercie de votre attention, et je

vous prie, Monsieur le président, de bien vouloir donner la parole au professeur Alain Pellet qui,

dans un premier temps, va brièvement présenter une vue d’ensemble de l’argumentation juridique

de la République du Bénin.

Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remercie, Monsieur l’agent. Monsieur le

professeur Pellet, vous avez la parole. - 22 -

M. PELLET : Monsieur le président, Messieurs les juges,

2. PRÉSENTATION GÉNÉRALE DE LA THÈSE DU BÉNIN

2.1. C’est pour moi un honneur et un plaisir de me trouver à nouveau à cette barre et de vous

présenter brièvement, dans un premier temps, les grandes lignes de la thèse de la République du

Bénin. Je le ferai, comme mes collègues après moi, sans donner expressément les références des

citations que je serai amené à faire (il y en aura d’ailleurs peu dans cette présentation générale) :

selon l’usage, ces références figurent dans le texte qui a été remis au Greffe et nous le remercions

par avance de bien vouloir les rétablir dans les comptes rendus d’audience.

[Croquis – onglet 2]

2.2. Monsieur le président, comme M. le ministre Biaou vient de le rappeler, les Parties

s’accordent (et cela résulte d’ailleurs des termes mêmes du compromis) pour considérer que les

problèmes qui vous sont soumis concernent deux secteurs distincts : au nord-ouest du Bénin, celui

de la rivière Mékrou, au nord-est, celui du fleuve Niger. La délimitation de chacun d’eux pose des

problèmes juridiques distincts et les titres juridiques sur lesquels se fondent les prétentions

respectives des Parties sont différents, selon qu’il s’agit de l’un ou de l’autre. Il n’en existe pas

moins certaines constantes dans les argumentations que font valoir le Bénin d’un côté, le Niger de

l’autre, à l’appui de leurs thèses respectives au sujet de chacun de ces secteurs.

2.3. Sans vouloir, le moins du monde, peiner les représentants de la Partie nigérienne (que je

salue au passage avec amitié), et sans caricaturer leur thèse, ils me permettront de remarquer que ce

qui m’a le plus frappé dans leurs plaidoiries écrites, c’est l’inconstance de leur argumentation, leur

tendance à privilégier le fait sur le droit lorsque cela les «arrange», le droit sur le fait lorsque ceci

leur paraît servir mieux leur argumentation  et ce, sans jamais se préoccuper outre mesure de

chronologie et, en particulier, de la directive générale découlant du principe de l’uti possidetis, qui

impose de donner la préférence aux titres les plus récents.

a) Le secteur de la Mékrou

2.4. Dans le secteur de la Mékrou, la Partie nigérienne a jeté son dévolu sur un décret, du

2 mars 1907, qui fixait la limite entre la colonie du Haut-Sénégal et Niger et celle du Dahomey à - 23 -

une ligne droite partant de l’intersection de la chaîne montagneuse de l’Atakora et du méridien de

Paris pour arriver au confluent de la rivière Mékrou avec le fleuve Niger. Cette limite artificielle a

été abandonnée au profit du cours de la rivière Mékrou, ainsi que ceci résulte d’une série

impressionnante de textes ultérieurs.

2.5. A compter de 1919  date de la création de la Haute-Volta :

 tous les décrets ou arrêtés pertinents, tous les échanges de correspondance, sans aucune

exception, se réfèrent à la Mékrou comme limite entre les colonies du Dahomey et du Niger;

aucun ne mentionne le décret de 1907, ni ne le vise;

 toutes les cartes placent la frontière à la Mékrou (à l’exception d’une seule, de 1922 rééditée

telle quelle en 1928; mais qui est totalement anachronique);

 et c’est cette rivière qui constitue la limite des réserves et parcs naturels établis dans chacune

des deux colonies dans cette région souvent appelée «du W du Niger».

2.6. Peu importe pour nos amis nigériens : à un moment (en 1907), la limite a été fixée à une

ligne droite et elle doit l’être toujours; tous les administrateurs coloniaux, tous les cartographes, qui

ont eu à connaître de la question ont fait erreur en la fixant à la Mékrou… Et tant pis si la fixation

définitive du point triple avec la Haute-Volta en 1927 sur la rivière Mékrou (ce qui a modifié

radicalement la situation existant en 1907) les oblige à transformer artificiellement une ligne droite

en une ligne brisée. Tant pis si le principe de la succession dans le temps des actes administratifs et

le principe de l’uti possidetis sont allègrement foulés aux pieds. Tant pis, aussi, si le Niger s’est

toujours comporté, de 1960 à 1996, comme si la rivière était la frontière. Tant pis, enfin, si sa thèse

est totalement incompatible avec la reconnaissance expresse qu’il a donnée à la Mékrou comme

frontière en 1974  ceci, dans l’accord conclu avec le Bénin en vue de la construction d’un

barrage à Dyodyonga, sur cette rivière.

2.7. Cette reconnaissance a été faite par le Niger en toute connaissance de cause, après une

enquête méticuleuse  qui ne l’empêche pourtant pas de plaider l’erreur (encore) et la bonne foi.

Nous voulons bien, Monsieur le président, ne pas parler de mauvaise foi ! Mais il n’y a sûrement

pas lieu d’envisager une quelconque erreur fondamentale qui serait de nature à vicier l’accord

expressément donné par la République du Niger, accord qui, du reste, ne fait que consacrer le legs

colonial d’une frontière à la Mékrou et la pratique constante de l’Etat nigérien. - 24 -

b) Le secteur du fleuve Niger

2.8. Monsieur le président, la «stratégie argumentative» nigérienne change sinon du tout au

tout, du moins de manière fort significative, lorsqu’il s’agit du secteur du fleuve Niger.

2.9. Ici, nos contradicteurs remontent moins loin dans le temps; ils ne s’en emploient pas

moins à contourner le principe de l’uti possidetis en se polarisant sur les arrêtés des

8 décembre 1934 et 27 octobre 1938 portant réorganisation des divisions territoriales du Dahomey

qui indiquent que la limite du cercle de Kandi est constituée, «[a]u nord-est, par le cours du Niger

jusqu’à son confluent avec la Mékrou». Mais ils se gardent bien de replacer ceux-ci dans leur

contexte historique et juridique. Or ces arrêtés sont, si je peux dire, «pris en sandwich» entre

l’arrêté du 23 juillet 1900 et la lettre du gouverneur du Niger au chef de la subdivision de Gaya

sous couvert du commandant de cercle de Dosso, en date du 27 août 1954.

[Fin de la projection du croquis  onglet 2]

2.10. Le premier de ces importants documents  que dis-je, importants ? essentiels !,

l’arrêté de 1900, en créant le troisième territoire militaire, qui est à l’origine de l’actuelle

République du Niger, précise que ce territoire «s’étendra sur les régions de la rive gauche du

Niger»  ainsi soustraites au Dahomey. Le second, la lettre de 1954, rappelle que «la limite du

territoire du Niger est constituée de la ligne des plus hautes eaux, côté rive gauche…, à partir du

village de Bandofay, jusqu’à la frontière avec le Nigéria» et le gouverneur d’ajouter : «En

conséquence, toutes les îles situées dans cette région du fleuve font partie du territoire du

Dahomey.»

2.11. Ce faisant, le gouverneur du Niger renoue avec l’arrêté de 1900 et met fin à une longue

période d’incertitudes découlant de l’expression, si ambiguë, «cours du Niger» (utilisée dès

l’année 1901). La Partie nigérienne postule que cette expression renvoie à la «règle» du principal

5
chenal navigable . Mais ce n’est pas une règle, Monsieur le président ! Au mieux une pratique,

fréquente, sans plus. Nos amis n’en disconviennent pas vraiment , mais ils se retranchent derrière

de prétendues effectivités coloniales : la limite que revendique le Niger serait fondée sur «la

5Contre-mémoire du Niger, p. 116, par. 2.3.1-2.3.2; Réplique du Niger, p. 118, par. 3.1.
6
Contre-mémoire du Niger, p. 114-115, par. 3.45-3.46. - 25 -

pratique administrative pertinente, constituée par le modus vivendi de 1914 et les applications

ultérieures qui en ont été faites jusqu’à la fin de la période coloniale» .

2.12. Il est tout à fait exact qu’entre 1914 et 1954 des administrateurs coloniaux subalternes

des deux rives se sont concertés, au niveau local, pour proposer une répartition des îles du fleuve en

fonction du principal chenal navigable. Mais ces arrangements n’ont pas été appliqués strictement

ni empêché certains administrateurs nigériens de revendiquer une limite à la rive droite. Surtout,

ils n’ont jamais reçu l’aval d’une quelconque autorité supérieure. C’est d’ailleurs parce qu’ils

n’étaient nullement considérés comme «faisant droit» que les deux gouverneurs concernés ont,

en 1954, été appelés par leurs subordonnés à trancher la question «une fois pour toutes», celui du

Dahomey par le commandant de cercle de Kandi, celui du Niger par le chef de la subdivision de

Gaya. Et c’est ce que le gouverneur du Niger a fait par la lettre du 27 août 1954 dont son

homologue de Porto-Novo, qui a fait preuve de moins de célérité, a pris note.

2.13. Oh certes, Monsieur le président, il ne s’agit pas là d’un arrêté du gouverneur général

de l’AOF et celui-ci (mais pas les gouverneurs du Dahomey ou du Niger) aurait pu revenir sur cette

décision. Mais il ne l’a pas fait et personne, ni à Porto-Novo, ni à Niamey, ne l’a sollicité en ce

sens, si bien que, lorsque les deux Etats ont accédé à la souveraineté internationale, en 1960, la

lettre de 1954 constituait l’interprétation la plus autorisée et la plus claire des arrêtés antérieurs.

2.14. Plusieurs points méritent d’être soulignés  nous les approfondirons évidemment au

cours de cette journée :

 en premier lieu, il faut noter qu’à partir de 1954 et jusqu’aux incidents de 1959-1960, «les

choses ont marché sans incidents» pour reprendre l’expression du commandant de cercle de

Kandi dans sa lettre au gouverneur du Dahomey du 2 juillet 1960 — et elles ont «marché»

conformément à la décision du gouverneur du Niger; en particulier, il n’est pas douteux que

l’île de Lété était administrée par le Dahomey même si, conformément à l’accord donné par le

commandant de cercle de Kandi et par le gouverneur du Dahomey, les installations appartenant

à Gaya sont demeurées sur l’île et si les administrations de la rive gauche ont continué à

7Réplique du Niger, p. 132, par. 3.17.
8
Mémoire du Bénin, annexe 69. - 26 -

exercer une juridiction personnelle sur les nomades peulhs venus du nord et y faisant paître

leurs troupeaux;

 en deuxième lieu, durant cette période (et contrairement à ce qu’affirme la Partie nigérienne à

de très nombreuses reprises), les administrateurs des deux rives se sont constamment référés à

la lettre de 1954 qui mettait fin aux incertitudes qu’ils avaient, les uns et les autres,

constamment relevées durant toute la période du modus vivendi;

 c’est que, troisièmement, la lettre de 1954, loin de contredire l’arrêté de 1938 (et celui

de 1934), en explicite le sens: «le cours du Niger», cela signifie «quelque part sur le fleuve»;

mais cela ne dit pas où : au principal chenal navigable ? au thalweg ? au milieu du fleuve ? à

la rive ? à laquelle ? la rive droite ? la rive gauche ? chacune de ces possibilités est

compatible avec la lettre du texte; et le gouverneur du Niger tranche : la délimitation au

«cours» du fleuve, en l’espèce, signifie «à la rive gauche» et même, plus précisément, «à la

ligne des plus hautes eaux, côté rive gauche du fleuve»;

 ceci, quatrièmement, a le grand mérite de la simplicité et l’on comprend d’autant mieux que

cette solution ait été retenue par les autorités coloniales qu’il ne s’agissait pas d’établir une

frontière internationale mais une limite entre deux possessions dépendant de la même

puissance administrante; au surplus, la solution de la limite à la rive  et plus spécialement à

la rive gauche, présentait d’autant plus d’attraits que le cours du fleuve, dans le bief qui nous

intéresse, est instable et que la rive droite est largement marécageuse et inondable, alors que la

rive gauche, parfois rocheuse, et en tout cas suffisamment haute pour contenir les plus hautes

eaux «normales», est plus nettement marquée;

 cinquièmement, en prenant cette décision, Niamey est restée fidèle à la tradition de la France

qui a toujours consisté à attribuer l’administration de chacune des parties du fleuve traversant

ses colonies à l’une d’elles, sans jamais le «partager»;

 sixièmement, et c’est peut-être le plus important, la décision du gouverneur du Niger n’est pas

intervenue dans un vide juridique : sans doute la lettre de 1954 ne mentionne-t-elle pas l’arrêté

de 1900 créant le troisième territoire militaire, mais, que ceci ait été conscient ou non de la part

des services du Gouvernement du Niger qui l’ont préparée, elle renoue juridiquement avec les

termes de cet arrêté. - 27 -

2.15. On ne l’a guère souligné durant la procédure écrite, mais toute autre position n’eût pas

été compatible avec celui-ci. Faisons, Monsieur le président, deux suppositions :

 d’abord que la lettre de 1954, écrite dans les mêmes circonstances et avec, mutatis mutandis,

les mêmes effets, eût fixé une limite au chenal principal ou au milieu du fleuve; dans ce cas,

vous eussiez, Messieurs les juges, dû vous poser la question de savoir comment l’arrêté général

de 1900 s’articulait avec la lettre du gouverneur du Niger, bien plus proche des indépendances,

mais dont les termes n’eussent pu être conciliés avec lui; il ne me paraît pas douteux que vous

auriez fait prévaloir l’arrêté — mais je reconnais que le problème eût été plus compliqué;

 supposons maintenant que la lettre de 1954 n’ait pas été écrite; dans ce cas, il eût appartenu à la

Chambre de se substituer au colonisateur et d’interpréter l’expression «cours du Niger» 

comme vous n’auriez pu, Messieurs les juges, écarter l’arrêté de 1900, ici encore, la seule

interprétation compatible avec celui-ci aurait été de retenir une limite à la rive gauche.

2.16. Fort heureusement, Messieurs de la Cour, le problème ne se pose pas dans ces termes;

il est beaucoup plus simple : la lettre de 1954 a été écrite; elle fixe la limite à la rive gauche; la

solution émane de la plus haute autorité coloniale du Niger; les administrations dahoméennes en

ont tiré toutes les conséquences; et elle est non seulement compatible avec les arrêtés de 1934 et

de 1938, mais elle est conforme aussi à celui de 1900  ce qui, je le répète, n’aurait pu être le cas

d’aucune autre solution.

2.17. Monsieur le président, la Partie nigérienne, tout au long des trois tours de plaidoiries

écrites, s’est longuement appesantie sur une question qui ne nous paraît pas avoir le poids qu’elle

lui donne . En effet, contrairement à nos amis nigériens, nous n’avons guère accordé d’importance

à la répartition des îles du fleuve Niger de part et d’autre du chenal navigable. Il y a au moins

deux bonnes raisons à cela. Ce chenal est instable; il est tout à fait impossible de déterminer son

tracé au moment des indépendances; et retenir ce principe de délimitation et de répartition des îles

du fleuve ne pourrait que créer d’innombrables difficultés pratiques de mise en Œuvre à l’avenir.

Surtout, il s’agit là, croyons nous, d’un exercice assez vain : en fixant à la rive la limite entre ses

9
Voir réplique du Niger, p. 118 et suiv. - 28 -

deux colonies du Dahomey et du Niger, la colonisateur a, sagement, évité que le problème se pose

en ces termes.

2.18. J’ajoute que, contrairement à ce que laisse entendre à maintes reprises la Partie

nigérienne, la frontière à la rive gauche n’est pas et ne sera pas, en l’espèce, source d’inéquité.

Durant la période coloniale, la France a toujours fait en sorte que l’usage du fleuve ne soit réservé

ni à l’une, ni à l’autre, de ses deux colonies et que les populations des deux rives y aient également

accès. Il en est allé de même depuis les indépendances. Et, comme M. le ministre Biaou vient de

le déclarer, il en ira de même à l’avenir : la République du Bénin n’a nullement l’intention de

revenir sur ce qu’elle considère comme des droits acquis, historiquement et juridiquement bien

établis.

c) Remarques générales

2.19. Monsieur le président, permettez-moi quelques remarques de caractère plus général

avant d’en terminer avec cette brève récapitulation de la thèse du Bénin.

2.20. En premier lieu, les deux Parties qui se présentent devant votre Chambre sont des pays

pauvres, en développement. Je pense qu’il faut en tenir compte dans l’appréciation de leurs thèses

respectives. Toutes deux ont fait de grands efforts pour fournir à la Chambre la documentation

nécessaire. Et je tiens, à cet égard, à rendre hommage à la Partie nigérienne qui, mieux que nous, je

le reconnais, a su nourrir son dossier des pièces d’archives qu’elle a jugées utiles de produire 

même si, je le dis très solennellement, nous n’avons rien caché. Du reste, nous venons de

transmettre à nos contradicteurs, à leur demande, une pièce que nous n’avions pas et que nous

avons eu beaucoup de mal à retrouver. Je souhaite d’ailleurs souligner que la République du Bénin

a fait preuve d’une grande courtoisie à l’égard des demandes de la République du Niger mais que

nous n’en avons pas moins été un peu surpris par leur tardiveté, et que nous protestons tout de

même contre la soumission, le 4 mars de quatre pages d’un document incomplet annexé à la

réplique, que nous n’avons pu déchiffrer (et que nous ne pouvons, à fortiori, commenter). Il y a là

une atteinte regrettable au principe du contradictoire. - 29 -

2.21. Au demeurant, malgré nos efforts, nous n’avons pu retrouver toutes les pièces

pertinentes et certains documents importants dont nous connaissons l’existence par les pièces qui

sont disponibles, n’ont pas été retrouvés.

2.22. Au fond, nous sommes en présence d’un puzzle dont certaines pièces manquent.

Pourtant, Monsieur le président, nous avons la conviction profonde que ces pièces manquantes

n’empêchent nullement de reconstituer l’image globale  à condition toutefois de ne pas détourner

le regard de l’ensemble pour ne fixer qu’une pièce du puzzle. Or nous avons le sentiment que, bien

souvent, nos amis nigériens s’emploient à essayer, Messieurs les juges, de focaliser votre attention

sur un détail isolé de son contexte. Je n’en donnerai qu’un exemple : l’insistance mise par la Partie

nigérienne sur la qualité de gouverneur par intérim de celui qu’elle appelle obstinément «Raynier»

et sur la précipitation avec laquelle celui-ci aurait agi en signant la fameuse lettre de 1954 —

comme si ce genre de décisions était pris individuellement par leurs signataires; comme si cette

lettre pouvait avoir été écrite sans aucune étude préalable par les services du gouvernement de la

colonie…

2.23. Ma seconde remarque générale est la suivante : nos contradicteurs nous font grief de

notre attachement sourcilleux au principe de l’uti possidetis, avec lequel, quoiqu’ils s’en défendent,

ils prennent quelque liberté. Mais comment pourrait-il en aller autrement, Monsieur le président ?

Non seulement l’application de ce principe est expressément prévue par le compromis par lequel la

Chambre a été saisie, mais encore il revêt une «importance exceptionnelle … pour le continent

africain ainsi que pour les deux Parties» .10

2.24. Encore faut-il l’appliquer avec rigueur et fermeté, sans tenter, comme le fait le Niger,
11
de l’écarter au nom de l’équité (même si elle ne dit pas son nom) et sans «arrêter la montre» à une

ou à des dates arbitrairement fixées en fonction du meilleur intérêt de la Partie nigérienne (1907 ici,

1934 ou 1938 là).

2.25. C’est pourquoi, Monsieur le président, sous réserve d’une distinction inévitable entre le

secteur du fleuve Niger et celui de la Mékrou, nous nous sommes arrêtés, pour le reste de ces

10
Arrêt du 22 décembre 1986, Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), C.I.J. Recueil 1986,
p. 565, par. 20.
11
Mémoire du Niger, p. 136-137, par. 2.3.27; réplique du Niger, p. 220-222, par. 4.25. - 30 -

plaidoiries, à un plan essentiellement chronologique qui, très simplement, part des tout débuts de la

présence coloniale française, pour arriver à la période qui précède immédiatement l’accession,

quasi simultanée, des deux Etats à la souveraineté internationale. Il me paraît inutile de présenter

ce plan en détail : il figure en tête du dossier qui a été distribué aux juges et à la Partie nigérienne

ce matin.

2.26. Sans plus tarder, je vous prie donc, Monsieur le président, de bien vouloir appeler à

cette barre M. le bâtonnier Robert Dossou qui nous amènera de la conquête coloniale française aux

arrêtés de 1934 et 1938. Je vous remercie, Messieurs les juges, de m’avoir prêté attention.

Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remercie, Monsieur le professeur.

M. le bâtonnier Robert Dossou à la barre. Vous avez la parole, Monsieur le bâtonnier.

M. DOSSOU : Monsieur le président, Messieurs les juges,

I. LE SECTEUR DU FLEUVE NIGER

A. La fixation de la limite à la rive gauche en 1900

3. Le point de départ : la conquête coloniale française et la création du troisième territoire

militaire sur la rive gauche du Niger

3.1. J’ai l’honneur de me présenter devant vous ce matin aux intérêts de la République du

Bénin et de participer ainsi, comme l’a rappelé, pour prendre une expression bien de chez moi, mon

vieux compagnon de lutte M. le doyen Jean Salmon tout à l’heure, pour participer à l’Œuvre de

paix qui se réalise dans cette salle. Suite à l’allocution de M. l’agent du Bénin et à la présentation

générale du dossier des thèses du Bénin par le professeur Alain Pellet, il me revient de montrer que

dans le secteur du fleuve Niger la limite entre la République du Niger et la République du Bénin

était tracée à la rive gauche du fleuve dès la création du troisième territoire militaire en 1900.

3.2. L’acte général de Berlin de 1885 a généré deux théories : celle de l’hinterland et celle de

l’occupation effective.

3.3. D’après la première théorie, la possession par une puissance coloniale d’une partie du

littoral entraînait celle de l’hinterland, sans limitation territoriale vers l’intérieur; d’après la

seconde, l’occupant de tout territoire doit y exercer une autorité suffisante. - 31 -

3.4. Cette double théorie trouve sa pleine et entière application dans le secteur du

fleuve Niger, objet du présent différend entre la République du Niger et la République du Bénin.

3.5. S’appuyant sur ses Etablissements du golfe du Bénin sur la côte atlantique, devenus

colonie du Dahomey et dépendances en 1894, la France a occupé par l’entremise du gouverneur du

Dahomey investi à cette fin tous les territoires de l’intérieur jusqu’au nord du fleuve Niger.

3.6. Lorsque la France a estimé opportun de créer sur les régions de la rive gauche du fleuve

une nouvelle base d’appui de laquelle ses troupes devaient partir jusqu’au Tchad, il a été créé le

troisième territoire militaire.

3.7. Ce territoire militaire fut créé par l’arrêté du gouverneur général de l’Afrique

occidentale française en date du 23 juillet 1900, comme l’a noté tout à l’heure le professeur Pellet.

3.8. L’article premier de cet arrêté précise que «ce territoire s’étendra sur les régions de la

rive gauche du Niger, de Say au lac Tchad, qui ont été placées dans la sphère d’influence française

par la convention du 14 juin 1898».

3.9. Ainsi, cette fois-ci, ce n’est point le littoral d’un océan qui est pris pour point de départ

mais la rive du fleuve Niger, la rive gauche.

3.10. Cet arrêté du 23 juillet 1900 est et demeure le socle sur lequel s’est constitué le

troisième territoire militaire, devenu Territoire du Niger puis colonie du Niger et enfin, la

République du Niger, en tout cas dans cette partie méridionale . 12

3.11. On ne peut donc examiner la question de la délimitation dans cette zone frontalière

sans prendre en considération cet arrêté du 23 juillet 1900.

3.12. Alors, Monsieur le président, nous souhaiterions partager avec vous, deux questions

qui ont été au cŒur de nos interrogations et qui nous ont conduit à la double affirmation suivante :

 Première affirmation : l’arrêté du 23 juillet 1900 est suffisamment clair pour servir de

fondement au titre territorial.

 Deuxième affirmation : la limite territoriale résultant de l’arrêté du 23 juillet 1900 est

définitive.

12
Mémoire du Bénin, p. 116 à 126; p. 145 à 161; contre-mémoire du Bénin, p. 116-124, par. 2.219 à 2.237;
réplique du Bénin, p. 76 à 98, par. 3.70 à 3.143. - 32 -

I. LARRETE DU 23 JUILLET 1900 EST UN TITRE TRES CLAIR

3.13. Cet arrêté est clair en effet. Pour saisir la clarté de cet arrêté au regard de la question

de limite posée, il convient de rappeler, qu’en vertu du décret présidentiel du 22 juin 1894 et de

l’arrêté local du gouverneur du Dahomey en date du 11 août 1898, le Dahomey a pris effectivement

possession des régions sur la rive gauche de ce bief du fleuve Niger, intégrant à son territoire

terrestre, et ces régions et ce bief fluvial.

3.14. Sur ce point, Monsieur le président, les deux Parties au présent différend sont d’accord.

13
Nous n’y insistons pas .

3.15. Toutefois, l’arrêté du 23 juillet 1900 est venu enlever au Dahomey «les régions de la

rive gauche du Niger, de Say au lac Tchad».

3.16. Les raisons de ce réaménagement de l’espace colonial de l’Afrique occidentale

française sont très claires : la France avait besoin d’une nouvelle base d’appui pour progresser vers

le Tchad.

3.17. Soulignons qu’à chaque fois qu’une puissance coloniale voulait étendre ses

possessions, elle prenait toujours appui sur une terre ferme pour opérer sa progression : au départ

c’était toujours le littoral d’une mer ou d’un océan; mais ensuite une terre de l’intérieur qui pouvait

être, comme dans le cas d’espèce, les régions de la rive gauche du fleuve. Il en a toujours été ainsi.

3.18. Les motifs ayant ainsi conduit à la création du troisième territoire militaire sont on ne

14
peut plus clairs : se créer une base ferme pour l’essor colonial vers le Tchad .

3.19. La France, ayant déjà reçu de la convention franco-britannique de 1898 l’attribution de

tout ce secteur fluvial et l’ayant déjà confié à l’administration du gouverneur du Dahomey, ne

pouvait plus se soucier du fleuve au moment où sa préoccupation était tendue vers le Tchad. Ce

fait est incontestable.

3.20. De 1900 à 1954 nous relevons que certains administrateurs de la colonie du Niger ont

souhaité avoir la frontière à la rive droite, certains autres du côté dahoméen ont souhaité des

enclaves sur la rive gauche et d’autres encore appelaient de leurs vŒux un acte réglementaire qui

13Mémoire du Bénin, p. 54 à 61, par. 3.06 à 3.16; mémoire du Niger, p. 46, par. 1.2.33 à 1.2.35.
14
Réplique du Bénin, p. 89 et 90. - 33 -

15
eût pour objet la délimitation entre le Niger et le Dahomey . De manière fonctionnelle, certains

administrateurs locaux de part et d’autre du fleuve se sont concertés pour proposer un modus

vivendi dont le professeur Jean-Marc Thouvenin vous parlera tout à l’heure.

3.21. Dans le même temps, on relève que de 1900 à 1954, différents actes, lettres ou rapports

émanant des plus hauts responsables du territoire du Niger, du gouverneur général de l’AOF ou des

autorités centrales de la République française montrent que, pour ces différentes autorités, la limite

entre le Niger et le Dahomey était bien déterminée par l’arrêté du 23 juillet 1900.

3.22. Un télégramme du 19 décembre 1900 du commandant du troisième territoire militaire

au gouverneur général de l’AOF révèle que face à certains problèmes que rencontrait ledit

commandant, il avait souhaité de nouvelles négociations avec les Anglais. Devant le refus du

ministre, il demandait au gouverneur de lui «faire connaître interprétation donnée à arrêté 23 juillet

dernier qui a donné au troisième territoire régions françaises comprises entre rive gauche Niger et

16
Tchad» .

3.23. Ainsi, cette plus haute autorité du troisième territoire militaire comprend bien et

reconnaît clairement que les régions données au troisième territoire par l’arrêté du 23 juillet 1900

sont bel et bien comprises entre la rive gauche du Niger et le Tchad.

3.24. Un an plus tard, c’est le gouverneur du Dahomey qui entreprend le gouverneur général,

lequel à son tour entreprend le ministre pour que la délimitation opérée par l’arrêté du

23 juillet 1900 ne soit plus modifiée. C’est la réponse donnée par le ministre au gouverneur

17
général dans sa lettre n° 163 du 7 septembre 1901 .

3.25. Il faut préciser ici que le statut de territoire militaire est forcément provisoire et que

toute modification pouvait intervenir à tout moment. C’est ce qui a motivé la démarche du

gouverneur du Dahomey qui devait avoir à l’esprit la dislocation du Soudan français par le décret

18
du 17 octobre 1899 et la distribution des cercles le composant entre le Sénégal, la Guinée, la Côte

d’Ivoire et le Dahomey.

15Mémoire du Niger, p. 109 à 111, par. 2.2.61 à 2.2.66; contre-mémoire/réplique du Bénin, p. 58, par. 2.65;
p. 60, par. 2.70.
16
Réplique du Bénin, annexe 2.
17Mémoire du Niger, annexe C.4.

18Mémoire du Bénin/réplique du Bénin, annexe 7. - 34 -

3.26. Cinquante-quatre ans plus tard, à la suite d’une demande des autorités dahoméennes

par l’entremise du chef de subdivision de Gaya (au Niger), le gouverneur du Niger renoue

nettement avec l’arrêté du 23 juillet 1900, même s’il ne le mentionne pas expressément en écrivant

le 27 août 1954 : «la limite du territoire du Niger est constituée de la ligne des plus hautes eaux,

côté rive gauche du fleuve…».

3.27. Les professeurs Alain Pellet et Mathias Forteau reviendront plus spécialement tout à

l’heure sur cette lettre. Pour l’instant, nous indiquons que cette lettre, intervenue six années

seulement avant les indépendances, confirme que l’arrêté du 23 juillet 1900 est demeuré un titre

définitif.

3.28. Mais avant d’aborder l’intangibilité de l’arrêté du 23 juillet 1900, il me paraît important

de dire que c’est cette lettre du gouverneur du Niger en date du 27 août 1954 qui a amené la

République du Bénin à chercher et à trouver l’arrêté de 1900. Ni le silence opposé par le

gouverneur du Niger à l’interpellation du gouverneur du Dahomey sur les textes ayant fondé la

lettre de 1954, ni la date à laquelle le Bénin a retrouvé cette lettre n’ont, contrairement à ce que

laisse entendre le Niger dans sa réplique, aucune conséquence sur l’existence et l’effet de l’arrêté

du 23 juillet 1900 . Cet arrêté n’ayant jamais été abrogé est demeuré définitif.

II. LA LIMITE TERRITORIALE RÉSULTANT DE L ARRÊTÉ DU 23 JUILLET 1900
EST UN TITRE DÉFINITIF

3.29. Ce titre est définitif parce que, au regard du droit interne applicable, il n’a jamais été

abrogé ni expressément, ni implicitement en tout cas dans le secteur du fleuve Niger concerné par

le présent différend.

3.30. Cet arrêté du gouverneur général fut confirmé par le décret du 20 décembre 1900

portant création d’un troisième territoire militaire dans l’Afrique occidentale française. La

coexistence de l’arrêté et du décret appelle quelques explications du droit administratif français,

droit interne applicable à l’époque et auquel renvoie forcément la règle de l’uti possidetis. Car,

comme l’a souligné une Chambre de la Cour dans l’affaire Burkina Faso/République du Mali, la

19
Voir réplique du Niger, p. 37, par. 1.31 et p. 46, par. 1.51. - 35 -

limite «était nécessairement définie non pas d’après le droit international mais d’après la législation

française applicable à ces colonies» . 20

3.31. Dans sa réplique, le Niger affirme que «dans la hiérarchie des actes administratifs

21
unilatéraux, il faut souligner que le décret prévaut sur l’arrêté» .

3.32. Le droit interne, étant devant le juge international considéré comme un fait depuis

l’arrêt de la Cour permanente de Justice internationale du 25 mai 1926 rendu dans l’affaire relative

à Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise (fond) (Allemagne c. Pologne) , doit être 22

23
prouvé par la partie qui l’invoque .

3.33. Le Niger est d’accord avec le Bénin pour soutenir que le décret du 20 décembre 1900

confirme l’arrêté général du 23 juillet 1900 . 24

3.34. Les deux Parties s’opposent sur la portée de cette coexistence au regard de la question

de délimitation. Il importe avant tout de souligner que :

1) «tant qu’une disposition réglementaire régulièrement publiée n’a été ni modifiée, ni abrogée,

elle doit être appliquée par toutes les autorités publiques, même par celles qui sont

hiérarchiquement supérieures à celle qui en est l’auteur et, à plus forte raison par cette dernière»

(R. Odent, Contentieux Administratif, Les cours de droit, Paris, p. 321; contre-mémoire du

Bénin., annexe 40).

2) L’autorité supérieure avait, par le décret du 20 décembre 1900, la possibilité d’abroger l’arrêté

du 23 juillet, ce qu’elle n’a pas fait. Par conséquent, l’arrêté coexiste bien avec le décret pris à

titre de régularisation et en conformité avec l’article 18 du senatus consulte du 3 mai 1854 qui

donne compétence au président de la République de régir par décret les colonies.

3) Le décret et l’arrêté ne sont nullement incompatibles en ce que :

 le décret utilise une expression plus générale : «il est constitué entre le Niger et le Tchad un

troisième territoire militaire…»;

20
C.I.J. Recueil 1986, arrêt du 22 décembre 1986, p. 568, par. 29.
21
Réplique du Niger, p. 33, par. 1.24.
22 C.P.J.I. série A n° 7, p. 4, spéc. p. 19.

23 Affaire Guinée-Bissau/Sénégal, sentence arbitrale du 31 juillet 1989, RSA, vol. XX, p. 119-153; déclarée
régulièrement formée par l’arrêt de la CIJ du 12 novembre 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 75-76, par. 69.

24 Réplique du Niger, p. 32, par. 1.21. - 36 -

 l’arrêté plus précis indique «les régions de la rive gauche du Niger de Say au lac Tchad…».

3.35. La nuance entre les deux formulations est parfaitement normale et la République du

Niger est d’accord avec nous là-dessus : le pouvoir de créer une colonie appartient à l’autorité

métropolitaine et le pouvoir de délimiter la colonie appartient au gouverneur général . 25

26
3.36. La consultation du professeur Luchaire produite par le Bénin tout comme les

documents de doctrine produits par le Bénin dans son contre-mémoire établissent clairement que

les règles relatives aux actes administratifs successifs dans le temps s’appliquent à l’arrêté et au

décret en cause. La consultation du professeur Richer produit à la réplique du Bénin conduit

également à la même conclusion (réplique du Bénin, annexe 21).

3.37. Ces règles du droit administratif français peuvent fort bien être rapprochées, mutatis

mutandis, de la règle posée par l’article 30, paragraphe 3, de la convention de Vienne sur le droit

des traités.

3.38. On s’en convaincra mieux en confrontant les effets de l’arrêté du 23 juillet 1900 et du

décret du 20 décembre 1900, d’une part, au décret du 22 juin 1894 et à l’arrêté du 11 août 1898,

d’autre part.

[Projection croquis n o 7, mémoire du Bénin, p. 60 et croquis n 9, mémoire du Bénin, p. 65.]

Monsieur le président, Messieurs, vous constaterez que, suite au décret de 1894 et de l’arrêté

du 1898, le Dahomey s’étendait comme vous le voyez sur le croquis de gauche jusqu’au nord sans

limitation au nord. Mais à partir de 1900, eh bien, voici l’étendue du Dahomey. Le secteur

concerné est celui-ci à l’angle du point dit triple avec le Nigéria à l’intersection avec la rivière

Mékrou. De 1900 à 1960, ce secteur n’a plus jamais été touché. Le seul secteur touché, vous le

constatez, c’est celui qui se situe à gauche de la rivière Mékrou et qui a été plusieurs fois modifié.

3.39. Monsieur le président, ainsi donc, vous voyez que les deux derniers actes ont conféré

au Dahomey au nord du fleuve Niger d’importants territoires et les deux autres, de 1900, les ont

rétrécis.

25
Mémoire du Niger, p. 18 et suiv.
26
Contre-mémoire du Bénin, annexe 31.
27Ibid., annexes 36, 40, 41, 42 et 43.

28Réplique du Bénin, annexe 21. - 37 -

3.40. La préoccupation d’éviter tout vide juridique soulignée par le professeur Luchaire dans

sa consultation précitée (contre-mémoire du Bénin, annexe 31) rejoint celle de votre Cour dans

l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras) du

11 septembre 1992 : «le principe de l’uti possidetis touche autant à la recherche du titre à un

territoire qu’à l’emplacement de frontières; un aspect essentiel de ce principe est certainement
29
d’écarter la possibilité d’un territoire sans maître» .

3.41. Dans le cas du présent différend, il ne s’agirait pas de «territoire sans maître», puisque

toutes les régions à droite et à gauche de ce secteur fluvial appartenaient à la France, mais l’étendue

de ce bief fluvial demeurerait sans autorité administrative.

3.42. Si, en donnant comme point de départ au troisième territoire militaire «les régions de

la rive gauche du Niger» l’arrêté du 23 juillet 1900 ne fixait pas une limite, il y aurait eu un vide

pour toute la superficie de ce bief du fleuve en ce qui concerne son administration. L’arrêté du

23 juillet 1900 a fixé au troisième territoire militaire une ligne de départ et cette ligne de départ est

et demeure une frontière inchangée, une limite inchangée jusqu’à l’indépendance.

3.43. Par ailleurs, la théorie juridique du territoire terrestre confirme que toute la superficie

du secteur concerné du fleuve Niger intégré au territoire terrestre du Dahomey depuis 1898 y est

demeurée après 1900 et depuis cette date jusqu’à l’indépendance. L’arrêté du 23 juillet 1900 et le

décret du 20 décembre de la même année n’ont donc pu avoir pour effet de cantonner «la colonie

du Dahomey sur la rive droite» du fleuve comme le soutient le Niger . 30

3.44. Pour qu’il en soit autrement, il faut établir qu’un acte postérieur a modifié l’arrêté du

23 juillet 1900 et le décret du 20 décembre 1900.

3.45. Ce qui est loin d’être le cas pour ce qui concerne le bief fluvial objet du présent

différend. Car, comme il sera démontré dans la suite de nos interventions, aucun acte n’a modifié

l’arrêté du 23 juillet 1900 jusqu’à l’indépendance.

3.46. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, le Niger fait valoir, à l’encontre de notre

interprétation de l’arrêté de 1900, que celui-ci ne pourrait avoir fixé une limite à la rive gauche du

29C.I.J. Recueil 1992, p. 387, par. 42.
30
Réplique du Niger, p. 28, par. 1.11. - 38 -

31
fleuve car il se réfère à Say qui est, sans aucun doute, situé sur la rive droite . Si l’on devait suivre

l’interprétation nigérienne, l’arrêté n’aurait en effet aucun sens. Mais ce n’est pas ce que dit

l’arrêté, dont le Niger donne une citation erronée. Celui-ci ne vise pas Say dans l’abstrait, mais

dans le contexte d’un renvoi aux textes internationaux qui ont délimité les possessions française et

anglaise dans la région.

3.47. La localité de Say avait en effet une importance particulière dans l’imagerie du parti

colonial français dans sa compétition avec l’Angleterre. Si bien qu’à la prise de Tombouctou par la

France, le ministre français des affaires étrangères, Alexandre Ribot, a été vivement pris à partie le

4 novembre 1890 par les députés qui lui reprochaient d’avoir privilégié Tombouctou par rapport à

32
Say .

3.48. Ce débat a accéléré l’action des explorateurs dans la région pour aboutir à la conclusion

avec la Grande-Bretagne de la convention du 14 juin 1898 après une convention provisoire du

5 août 1890 ayant fixé les zones d’influence française et anglaise à «une ligne allant de Say sur le

33
Niger à Barroua sur le Tchad» . Cette ligne de Say à Barroua ou de Say au lac Tchad est

demeurée dans l’esprit de tous, et c’est ce qui explique que l’arrêté de 1900 se réfère «aux régions

de la rive gauche du Niger de Say au lac Tchad qui ont été placées dans la sphère d’influence

française par la convention de 1898».

3.49. Le seul objet de cette convention était de répartir les sphères d’influence française, au

nord de la ligne Say-lac Tchad, et anglaise, au sud de cette même ligne. Mais cette délimitation

nord-sud n’avait aucun effet sur la fixation, dans une perspective est-ouest, de la limite entre deux

colonies françaises à la rive gauche du fleuve.

3.50. Le Niger admet d’ailleurs cette interprétation. Dans l’atlas joint à son mémoire, il

o
illustre en effet [carte jointe au dossier des juges, onglet n 5] l’arrêté de 1900 en faisant justement

34
commencer la ligne Say-lac Tchad sur la rive gauche du fleuve . Par ailleurs, les cartes que le

Niger utilise pour illustrer plusieurs textes coloniaux s’échelonnant de 1900 à 1922, date de

31
Ibid., p. 31, par. 1.19.
32
Sanche de Gramont, The Strong Brown God, The story of the Niger River, Houghton Mifflin Company, Boston,
1976, p. 286.
33H. Desanti, Du Danhomé au Bénin-Niger, éd. Larose, Paris, 1945, p. 35.

34Atlas du Niger, p. 35. - 39 -

création de la colonie du Niger, reportent, elles aussi, très clairement, une limite à la rive gauche du

35
fleuve , conformément à l’interprétation béninoise de l’arrêté.

3.51. Les croquis que nous avons montrés tout à l’heure (n 12 et 7) montrent l’étendue de la

partie septentrionale du Dahomey de 1898 à 1900. Vous constatez, Monsieur le président, que le

nord du Dahomey comporte deux parties : le nord-ouest et le nord-est. Say se trouvant dans la

zone nord-ouest sera enlevé au Dahomey à partir de 1907 tandis que la partie nord-est qui intéresse

le présent litige n’a jamais été modifiée depuis 1900 jusqu’aux indépendances.

3.52. Quant au discret questionnement sur la validité de l’arrêté du 23 juillet 1900, tel qu’il

figure dans la réplique du Niger , nous attendons que toute critique sorte du questionnement et se

formule de façon précise pour aviser de la réponse à donner, comme nous l’avons expliqué dans

notre réplique 37.

3.53. Monsieur le président, nous venons de montrer que l’arrêté du 23 juillet 1900 qui est et

demeure, avec le décret du 20 décembre 1900, l’acte de naissance du troisième territoire militaire

est une pièce maîtresse dans la recherche de la limite entre la République du Niger et la République

du Bénin.

3.54. La lettre de 1954 renoue avec cet arrêté de 1900. Entre 1900 et 1960, il y a les arrêtés

de 1934 et de 1938 du gouverneur général de l’AOF. Quelle est la portée de ces deux arrêtés et

quelle place occupent-ils dans la question de frontière intercoloniale par rapport à l’arrêté de 1900 ?

3.55. C’est à cette double question que nous allons maintenant répondre :

4. Les arrêtés de 1934 et 1938

4.1. Monsieur le président, la République du Niger écarte la lettre du gouverneur du Niger

du 27 août 1954, mais également l’arrêté général du 23 juillet 1900. Elle appuie son argumentation

sur la lettre du 7 septembre 1901 du ministre des colonies au gouverneur général de l’AOF et sur

les arrêtés de 1934 et 1938. Mes collègues Pellet, Forteau et Thouvenin vous donneront notre

position sur les lettres de 1954. Je m’occuperai pour l’instant des arrêtés du 8 décembre 1934 et

27 octobre 1938.

35Voir dans le même atlas, p. 43, 49, 53, 93 et 101.
36
Réplique du Niger, p. 29, note 83.
37Réplique du Bénin, p. 77 à 80, par. 3.74 à 3.82. - 40 -

4.2. Ces deux arrêtés ne relèvent d’aucune préoccupation de limite intercoloniale et ils sont à

cet égard purement déclaratifs et entièrement compatibles avec l’arrêté général de 1900 et la lettre

du 27 août 1954.

I. ES ARRETES DE 1934 ET 1938 NE RELEVENT D ’AUCUNE

PREOCCUPATION INTERCOLONIALE

4.3. On constate, Monsieur le président, que dans l’histoire de la colonisation, après la

conquête et la pacification, vient l’organisation. Les arrêtés de 1934 et 1938 s’inscrivent dans les

exigences de l’organisation interne des colonies composant la Fédération de l’AOF.

4.5. Ces deux arrêtés sont intervenus pour deux motifs essentiels (réplique du Bénin,

p. 83-89) :

1. des motifs d’ordre économique : la crise économique mondiale de 1929 n’a épargné ni la

France ni ses colonies. Il fallait donc réorganiser au plan interne chaque colonie afin

d’améliorer son rendement économique et diminuer ses charges financières;

2. des motifs d’ordre politique : l’éclosion d’une élite dahoméenne a provoqué, à la faveur de la

crise économique de l’époque, des agitations politiques appelant des réformes tournées vers les

préoccupations strictement internes à chaque colonie.

4.6. Le gouverneur général de l’AOF en rendait compte dans son discours en conseil de

gouvernement de 1934 :

«Le Sénégal, la Guinée française, la Mauritanie ont joui d’un calme politique
parfait. Seuls le Dahomey et certaines régions du Soudan et de la Haute Côte d’Ivoire
ont, à certains moments, et à des degrés divers, suscité quelques appréhensions…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Néanmoins, les difficultés sérieuses que nous avons eu à surmonter ont fait
apparaître la nécessité d’une meilleure organisation administrative interne permettant
38
de renforcer le contact entre nos administrateurs et les populations locales…»

4.7. Cette période fut riche en troubles politiques et en procès politiques de condamnation de

journalistes, d’instituteurs, de commerçants, etc., et notamment le plus grand procès politique que

connut la colonie du Dahomey : le procès de la voix du Dahomey qui a vu défiler à la barre toute

38
Réplique du Bénin, p. 84, par.3.100; ibid., annexe 15. - 41 -

l’élite locale et qui dura un an. Dans ces circonstances, la question des limites administratives ne

pouvait pas être la première préoccupation du gouverneur général.

4.8. D’ailleurs, à l’issue d’une tournée générale d’inspection qu’il fit dans toutes les colonies

de sa fédération, le gouverneur général de l’AOF adressa au ministre des colonies un rapport du

10 février 1933 dans lequel il disait notamment :

«Il convient qu’elles [les colonies] accordent moins d’importance aux limites
administratives pour s’attacher davantage à la conception de grandes régions

économiques englobant une colonie côtière et la portion d’hinterland dont celle-ci est
le débouché naturel.»39

4.9. La théorie de l’hinterland par laquelle j’ai commencé mes propos revient dans la

préoccupation du gouverneur général.

4.10. Ainsi donc, l’examen des motifs et du contexte d’édiction des arrêtés de 1934 et 1938

nous démontre que l’auteur de ces deux arrêtés n’avait nullement l’intention de fixer une limite

intercoloniale. La procédure de discussion qui a été menée exclusivement avec le seul

lieutenant-gouverneur du Dahomey, comme l’indiquent les visas des deux arrêtés, le confirme. Et

comme l’indique également l’échange de correspondances ayant précédé notamment l’arrêté de

1934 (réplique du Bénin, p. 91-92, par. 3.123-3.127).

4.11. Toute référence de ces deux arrêtés à une limite intercoloniale ne peut avoir qu’un

caractère déclaratif. Il faut donc rechercher la limite réelle dans un autre texte, notamment l’arrêté

général du 23 juillet 1900 avec lequel les deux arrêtés de 1934 et 1938 sont parfaitement

compatibles.

II. ES ARRETES DE 1934 ET 1938 SONT COMPATIBLES AVEC L ’ARRETE DE 1900

4.12. La République du Bénin, ayant dans ses écritures suffisamment démontré la

compatibilité des arrêtés de 1934 et 1938 avec la lettre de 1954 et avec l’arrêté de 1900, ne va plus

à ce stade de ma plaidoirie insister sur cette question.

4.13. Il suffit de rappeler, et Mathias Forteau le démontrera tout à l’heure :

 que la notion de rive est un élément constitutif de la notion de cours d’eau ou cours du fleuve

ou cours du Niger;

39Ibid., p. 87, annexe 8.
40
Contre-mémoire du Bénin, par. 2.71; p.116-130; réplique du Bénin, p. 82-98. - 42 -

 que l’expression «cours du Niger» utilisée dans les deux arrêtés est une expression générale ne

répondant nullement aux exigences de précision d’une délimitation. Les précisions se trouvent

ailleurs, dans la lettre de 1954 et l’arrêté de 1900.

III. LA REGLE DE L ’UTI POSSIDETIS ET LES ARRETES DE 1900, 1934 ET 1938

4.14. Monsieur le président, Messieurs, votre haute juridiction est appelée à trancher le

présent différend. Chacune des deux Parties met l’accent sur tel ou tel acte de droit interne.

4.15. L’acte fondamental, je dirai fondateur, est l’arrêté général du 23 juillet 1900; le Niger

quant à lui estime que ce sont les arrêtés généraux du 8 décembre 1934 et 27 octobre 1938. Je fais

table rase de ce que j’ai plaidé jusqu’ici  c’est une parenthèse  pour nous inviter tous ensemble

et de concert à recourir à une démarche en deux temps :

 premier temps : nous faisons masse des trois arrêtés et, s’il y en avait un autre, on le mettrait

aussi dans la corbeille;

 deuxième temps : nous fixons des critères bien précis qui nous conduiront à la sélection de

l’acte que nous prendrons pour fondamental à la solution du présent différend.

4.16. Les trois arrêtés dont nous faisons masse sont : arrêtés de 1900, de 1934 et de 1938. La

République du Niger écarte l’arrêté du 23 juillet 1900 au motif que cet arrêté «ne procède pas à une
41
délimitation» .

4.17. Bien que l’objet de l’arrêté du 23 juillet 1900 fût de créer un troisième territoire

militaire, une lecture attentive de son contenu montre qu’il fixa aussi une limite territoriale entre le

Dahomey et le troisième territoire militaire, contrairement aux arrêtés de 1934 et de 1938 qui se

contentèrent comme leur intitulé l’indique de réorganiser des circonscriptions administratives à

l’intérieur d’une seule et même colonie, celle du Dahomey.

4.18. Aux termes de l’article 6 du compromis de saisine, la règle de droit international

applicable au présent différend est celle de l’uti possidetis juris. Dans la mise en Œuvre de cette

règle, la Chambre de la Cour, dans l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime

(El Salvador/Honduras; Nicaragua (intervenant)) a posé le dictum suivant : «l’uti possidetis juris

41
Réplique du Niger, p. 28, par. 1.13. - 43 -

est par essence un principe rétroactif, qui transforme en frontières internationales des limites

administratives conçues à l’origine à de tout autres fins» . 42

4.19. Ainsi, il n’est pas nécessaire en matière d’uti possidetis qu’un acte réglementaire ait

directement pour objet la délimitation pour servir de fondement à la solution du différend frontalier

ou territorial. Nous avons là notre premier critère.

4.20. Mais il y a un second critère que nous tirons également de la jurisprudence de votre

Cour et plus particulièrement de l’arrêt que nous venons de citer :

«dans la mesure où chacun des deux Etats a hérité du territoire de telle ou telle

subdivision administrative de l’organisation coloniale, un «titre» peut être fourni, par
exemple, par un décret royal espagnol attribuant certaines zones à l’une de ces
43
subdivisions» .

4.21. Nous relevons qu’un acte de droit interne peut attribuer «certaines zones à l’une de ces

44
subdivisions» . Ce second critère nous amène à nous demander si dans notre cas d’espèce, à un

moment ou à un autre, il y a eu attribution de «certaines zones» à l’une ou l’autre des deux colonies

devenues, en 1960, républiques indépendantes.

4.22. Assurément oui, Monsieur le président. Puisque, pour créer le troisième territoire

militaire, l’arrêté général du 23 juillet 1900 a enlevé au Dahomey pour les attribuer au nouveau

territoire militaire les «régions de la rive gauche du Niger de Say au lac Tchad qui ont été placés

[sic] dans la sphère d’influence française par la convention du 14 juin 1898» . 45

er
4.23. L’article 1 du décret du 22 juin 1894 avait précédemment chargé le gouverneur du

Dahomey de «l’exercice du protectorat de la République sur les territoires de l’intérieur compris

dans la zone d’influence française» ; l’arrêté d’application du 11 août 1898 vise expressément en

er
son article 1 , paragraphe 4, la convention du 14 juin 1898 :

«Ce cercle est formé par les provinces de Bouay et de Kandi, par le pays
indépendant de Baniquara et les territoires du Zaherma ou Dendi situés sur les deux

rives du Niger et leurs dépendances. Les villages de Bouay, Kandi … font partie de ce

42
Arrêt du 11 septembre 1992, C.I.J. Recueil 1992, p. 388, par. 43 (les italiques sont de nous).
43
Ibid., p. 42, par. 45.
44 Arrêt du 22 décembre 1986, C.I.J. Recueil 1986, p. 566, par. 23.

45 Article 1 de l’arrêté, mémoire du Bénin, annexe 8.

46 Mémoire du Bénin, annexe 1. - 44 -

cercle qui est limité au nord par le Soudan français et la frontière franco-anglaise telle
qu’elle a été définie par la convention du 14 juin 1898…» 47

4.24. Le troisième territoire militaire avait succédé à la colonie du Dahomey dans les régions

de la rive gauche.

4.25. Mais ce n’est pas tout; il y a le dernier critère qui est de droit interne puisque la règle

de l’uti possidetis y renvoie.

4.26. Le gouverneur général de l’AOF a compétence pour délimiter les colonies composant

sa fédération; il a également compétence pour créer à l’intérieur de chaque colonie les différents

cercles. Et il exerce ces compétences par le biais d’arrêtés généraux.

4.27. Nous en avons trois en l’espèce. Il y a donc lieu de distinguer les arrêtés concernant la

structuration des colonies composant la Fédération et les arrêtés organisant les circonscriptions

administratives à l’intérieur de chaque colonie. Les premiers arrêtés sont des arrêtés intercoloniaux

et les seconds sont des arrêtés intracoloniaux.

4.28. En répartissant les trois arrêtés dans les deux catégories, nous découvrons que seul

l’arrêté du 23 juillet 1900 est intercolonial en ce qu’il crée une nouvelle colonie tandis que les deux

autres de 1934 et de 1938 ne font eux que réorganiser les circonscriptions administratives à

l’intérieur d’une colonie existante.

4.29. En conséquence, pour la délimitation entre les deux colonies de la Fédération, seul

l’arrêté de 1900 est juridiquement pertinent.

4.30. Ainsi, Monsieur le président, l’arrêté du 23 juillet 1900 a pris dans l’adage, la place de

Rome : tout chemin mène à Rome. Nous avions, par le biais de la lettre de 1954, abouti à l’arrêté

général du 23 juillet 1900, nous prenons maintenant par une autre voie, nous aboutissons au même

arrêté.

4.31. Ce qui prouve que décidément les arrêtés de 1934 et 1938 dans l’esprit de leur auteur et

dans la lettre de leur libellé sont parfaitement compatibles avec la lettre de 1954 et l’arrêté général

de 1900.

4.32. Le professeur Forteau vous le démontrera si vous voulez bien, Monsieur le président,

lui donner la parole.

47
Ibid., annexe 6. - 45 -

Je vous remercie de votre attention.

Le PRESIDENT : La Chambre vous remercie Monsieur le bâtonnier. Je crois qu’il est temps

d’organiser une petite pause de dix minutes bien précises et l’audience reprendra à 11 h 40.

L’audience est suspendue de 11 h 30 à 11 h 40.

Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend et je donne

la parole à M. le professeur Forteau.

M. FORTEAU : Merci Monsieur le président. Monsieur le président, Messieurs les juges,

5. L’expression «le cours du Niger»

5.1. C’est un très grand honneur pour moi de me présenter aujourd’hui pour la première fois

devant la plus haute juridiction internationale. C’est un très grand honneur, mais également une

très grande responsabilité qu’il s’agit d’assumer, et je tiens à manifester, ici, ma très sincère

reconnaissance aux autorités de la République du Bénin pour la confiance qu’elles m’ont accordée

dans la présente affaire.

5.2. Monsieur le président, mon exposé de ce matin consistera à démontrer que l’expression

48 49
«le cours du Niger» employée dans les arrêtés des 8 décembre 1934 et 27 octobre 1938 n’a pas

le sens et la portée que la République du Niger a tenté de lui prêter dans ses écritures.

5.3. Selon la Partie nigérienne, et au terme d’un raisonnement fondé sur une double

implication, les arrêtés de 1934 et 1938, en «définiss[a]nt les limites des circonscriptions du

Dahomey», auraient fixé, «par implication», «la limite intercoloniale au cours du fleuve Niger» et 50

ils constitueraient, pour cette raison, «un titre juridique formel» consacrant la pratique coloniale

antérieure 51 et ayant pour effet d’exclure toute limite à la rive. Le Niger soutient en effet que la

48
Mémoire du Bénin, annexe 41.
49
Mémoire du Bénin, annexe 48.
50Réplique du Niger, p. 69, par. 2.4; ainsi que p. 60, par. 1.81.

51Réplique du Niger, p. 69-70, par. 2.4 et par. 2.6. - 46 -

référence au «cours du fleuve Niger» impliquerait «une limite «dans» le fleuve et non pas sur une

rive» du fleuve .52

5.4. Si les deux Parties au présent différend sont d’accord pour considérer que les autorités

coloniales ont fixé la limite entre les colonies du Dahomey et du Niger au cours du fleuve Niger , 53

elles divergent toutefois, à ce stade de la procédure, sur le sens qu’il convient de donner à

l’expression. Pour le Bénin, il ne fait pas de doute que celle-ci est employée dans un sens très

général et qu’elle n’a pas d’autre ambition que de désigner le fleuve lui-même. Le Bénin considère

par conséquent que les arrêtés de 1934 et 1938 se concilient parfaitement avec l’arrêté du

23 juillet 1900 et la lettre du 27 août 1954, qui fixent plus précisément, l’un et l’autre, la limite

intercoloniale à la rive gauche du fleuve. Pour le Niger en revanche, l’expression «le cours du

Niger» excluant toute référence à ses rives, il serait «juridiquement insoutenable» de tenter de

«combiner l’idée d’une limite qui suit le cours du fleuve avec celle d’une limite sur la rive gauche»

54
du fleuve .

5.5. L’interprétation nigérienne rencontre cependant pas moins de trois objections

déterminantes, qui établissent clairement que dans l’esprit des autorités coloniales, l’expression «le

cours du Niger» était une expression non connotée juridiquement et qui n’avait aucune autre

implication en termes de délimitation territoriale que de rappeler que la limite intercoloniale était

une limite de nature fluviale.

I. L’objet des arrêtés de 1934 et 1938 n’était pas de fixer une limite intercoloniale

5.6. La première de ces trois objections a été exposée à l’instant par le bâtonnier Dossou,

mais il me semble nécessaire de l’exposer à nouveau : les arrêtés de 1934 et 1938 n’avaient

aucunement pour objet de fixer une limite intercoloniale, mais uniquement, comme l’indique leur

titre, de réorganiser les divisions internes à la colonie du Dahomey dans le cadre des limites

existantes 55. [Une note d’un service juridique ministériel nigérien les a du reste interprétés en ce

52Réplique du Niger, p. 70-71, par. 2.6.
53
Voir réplique du Niger, p. 77, par. 2.24, et p. 81-82, par. 2.36-2.37.
54Réplique du Niger, p. 83, par. 2.38 (les italiques sont dans l’original).

55Réplique du Bénin, p. 83-89, par. 3.95-3.113. - 47 -

56
sens en 1974 .] Il est donc impossible de se fonder sur ces arrêtés pour tenter de trouver un titre

qui ferait défaut par ailleurs.

II. Si les arrêtés de 1934 et 1938 avaient eu pour objet de fixer une limite intercoloniale, leurs
auteurs auraient utilisé un terme juridiquement approprié, ce qu’ils n’ont pas fait

5.7. En admettant, et ce sera, Monsieur le président, ma deuxième objection, que l’objet des

arrêtés de 1934 et 1938 eût été réellement de fixer une limite intercoloniale, leurs auteurs auraient,

de toutes les manières, utilisé à cette fin un terme juridiquement approprié, ce qu’ils se sont

abstenus de faire. Je ferai trois remarques à cet égard.

5.8. La première consiste à constater que l’expression «le cours du Niger» ne constitue pas,

et n’a jamais constitué, un terme de l’art dans le domaine de la délimitation fluviale. Les auteurs

qui se sont attachés à recenser la pratique très diverse des Etats en la matière, s’ils ont pu

dénombrer un très grand nombre de techniques utilisées pour définir une frontière fluviale, n’ont à

aucun moment envisagé que l’expression «cours du fleuve» puisse servir, en elle-même, de critère

de délimitation. De fait, aucun de ces auteurs n’a relevé dans la pratique et la jurisprudence le

moindre exemple allant en ce sens . 57

5.9. Or, et c’est ma seconde remarque, si les auteurs des arrêtés de 1934 et 1938 avaient eu

l’intention, que leur prête la République du Niger, de procéder à une délimitation fluviale précise

entre deux colonies, ils auraient eu recours à la terminologie consacrée, au lieu d’une expression

aussi équivoque que celle de «cours du Niger» qui, à elle seule, bien entendu, ne résolvait rien. Or,

ils ne l’ont pas fait. La Partie nigérienne ne craint d’ailleurs pas la contradiction à cet égard,

58
puisque après avoir plaidé, à tort , que la tendance générale des Etats consisterait, depuis le début

du XIX siècle, à adopter le principal chenal navigable comme limite dans les fleuves frontières

59
navigables , elle ne s’étonne nullement que cette expression technique, connue de tous, éprouvée

56 Mémoire du Niger, annexe A.12, p. 6.

57 Voir notamment H. Dipla, «Les règles de droit international en matière de délimitation fluviale : remise en
question ?», RGDIP, 1985, p. 592 et suiv.; F. Schroeter, «Les systèmes de délimitation dans les fleuves internationaux»,
AFDI, 1992, p. 951 et suiv.; L. Caflisch, «Règles générales du droit des cours d’eau internationaux», RCADI, 1989-VII,

t. 219, p. 66 et suiv.
58 Réplique du Bénin, chap. II, sect. I.

59 Contre-mémoire du Niger, p. 115, par. 3.46. - 48 -

dans la pratique, ait été écartée en 1934 et en 1938 au profit d’une autre expression bien plus vague

et générale.

5.10. Troisième remarque : la formulation même des arrêtés de 1934 et 1938 confirme que

les administrateurs coloniaux n’ont pas utilisé l’expression avec un sens précis, mais seulement de

manière très générale. Le Niger persiste à soutenir à cet égard dans sa réplique que l’expression

«cours du Niger» viserait uniquement «l’eau du fleuve, le liquide qui s’écoule…» , ce dont il0

61
faudrait déduire que «le tracé de la frontière … [devrait] suivre … le chenal principal du fleuve» .

Mais cette construction ne correspond pas au texte des arrêtés de 1934 et 1938.

5.11. Si l’on relit en effet ces derniers, on constate qu’ils décrivent, l’un et l’autre, la limite

nord-est du cercle de Kandi en remontant le fleuve Niger d’aval en amont. La limite est décrite

dans ces arrêtés comme étant constituée par «le cours du Niger» depuis le point triple avec le

Nigéria jusqu’à la rivière Mékrou. Or, cette description de la limite exclut que l’on ait entendu

viser par «le cours du Niger» l’écoulement du fleuve Niger, c’est-à-dire, pour reprendre les termes

du Niger, «le liquide qui s’écoule». Car en effet, lorsqu’un liquide s’écoule, il le fait dans une

direction donnée, et lorsqu’il s’agit d’un cours d’eau, il le fait toujours d’amont en aval. L’eau

d’un fleuve descend toujours le fleuve, elle ne peut en aucune manière le remonter à

contre-courant. Or, c’est l’inverse que prévoient les arrêtés de 1934 et 1938. Ce ne pouvait donc

pas être le chenal du fleuve qui était visé implicitement par l’expression.

III. L’expression «le cours du Niger» est une expression générale,
qui vise le fleuve Niger dans son entier

5.12. En réalité, et j’en viens ainsi, Monsieur le président, à ma troisième objection,

l’expression «le cours du Niger» n’a pas de signification précise dans les arrêtés de 1934 et 1938

pour une raison très simple : dans la terminologie hydrographique et juridique, l’expression n’a pas

d’autre sens que de viser, de manière très générale, le fleuve dans son entier. Comme l’indique en

effet très clairement le Dictionnaire français d’hydrologie de surface dont le Niger a joint un

60Réplique du Niger, p. 83-84, par. 2.40.
61
Mémoire du Niger, p. 115, par. 2.2.76. - 49 -

62
extrait à son contre-mémoire , l’expression «le cours du fleuve» vise non seulement son contenu,

ses eaux, mais également le fleuve en tant que «contenant», donc y compris ses rives.

5.13. Pour s’opposer à cette idée que l’expression «le cours du Niger» vise le fleuve comme

contenu et comme contenant, le Niger soutient dans sa réplique que les termes «cours» et «rives»

auraient «des significations tout à fait différentes», tenant au fait que le cours serait «liquide», et la

63
rive «solide» . Le Niger s’appuie à cet égard sur plusieurs dictionnaires, dont il sollicite toutefois

les définitions bien au-delà de ce qu’elles disent. Le Petit Robert, mais la démonstration vaut tout

autant pour la définition du Vocabulaire juridique de Gérard Cornu, indique en effet que la rive

désigne «une ligne de démarcation entre l’eau et le sol le long d’un cours d’eau (côté sol)». Si la

rive se situe «le long du cours d’eau», «entre l’eau et le sol», cela signifie simplement qu’elle se

trouve à la jonction des deux. Mais cela n’autorise pas à en déduire que la rive du cours d’eau n’en

fait pas partie. Bien au contraire, le professeur Lucius Caflisch, dont la consultation a été annexée

par la République du Bénin à sa réplique, a établi très solidement, et je dirais tout simplement, avec

tout le bon sens qui s’impose, que les rives font «partie intégrante» du cours d’eau . Comme il l’a

65
écrit, «la notion de cours d’eau de surface est inconcevable sans celle de rives» . Si tel n’était pas

le cas d’ailleurs, on comprendrait difficilement que les limites à la rive aient toujours été

considérées comme des limites fluviales. Si une limite à la rive est une limite fluviale, c’est que la

rive du fleuve fait partie du fleuve.

5.14. Le Dictionnaire de droit international public ne le dément pas lorsqu’il définit la

66
frontière à la rive comme «une frontière qui suit la rive d’un cours d’eau» . Les termes sont tout à

fait clairs, le cours d’eau possède une rive; celle-ci en est indissociable. Les termes sont tout aussi

parlants, quoiqu’en dise le Niger, en ce qui concerne le cas un peu différent des frontières terrestres

définies par référence à la rive d’un fleuve. Le même Dictionnaire définit une telle frontière

comme «passant à une certaine distance de l’une des rives du cours d’eau», ce dont il déduit qu’il

62 Contre-mémoire du Niger, annexe E.25.
63
Réplique du Niger, p. 84, par. 2.40.
64
Réplique du Bénin, annexe 27.
65 Ibid. (les italiques sont dans l’original).

66 Réplique du Niger, p. 84, par. 2.41. - 50 -

67
s’agit d’une frontière fixée par référence «au cours d’eau» : là encore, la rive du cours d’eau et le

cours d’eau ne sont pas dissociés.

5.15. Le Dictionnaire français d’hydrologie de surface que j’évoquais tout à l’heure rappelle

enfin que le terme «cours d’eau» est «le terme le plus général pour désigner la voie empruntée par

un écoulement naturel» . Le «cours» vise donc non pas seulement l’eau du fleuve, mais plus

simplement, et plus généralement, l’endroit où passe le fleuve.

5.16. Le Niger tente de contourner ces différents obstacles à son interprétation en

69
introduisant dans sa réplique une distinction entre le «cours d’eau» et le «cours du cours d’eau» .

La distinction pourrait être séduisante, si les deux expressions n’étaient pas en réalité très

largement synonymes. Le Conseil d’Etat français n’hésite pas ainsi à employer l’expression «cours

d’une rivière» à propos d’un cours d’eau dont la rive, et non le chenal, sépare deux départements.

Dans une affaire Sieur George c. sieur Naudin, jugée le 26 juillet 1947, le Conseil d’Etat a par

exemple considéré que «la ligne de séparation des départements de la Haute-Garonne et de l’Ariège

traverse entièrement le lit de l’Ariège au point où elle atteint la rive gauche de ce cours d’eau et suit

à partir de là la rive droite, en laissant en entier le lit de l’Ariège dans le département de la

Haute-Garonne, de sorte que», conclut le Conseil d’Etat «la section du cours de l’Ariège [en litige]

se trouve intégralement située à l’intérieur des limites» du premier département . 70

5.17. Dans le même arrêt, le Conseil d’Etat assimile encore les expressions «cours d’eau» et

«cours de l’Ariège» en décidant que «le cours de l’Ariège fait partie du domaine public». Or, en

71
droit administratif français, la domanialité publique des cours d’eau s’étend à leurs bords .

5.18. La Haute Cour australienne est parvenue à une conclusion similaire dans une affaire

jugée le 22 octobre 1982 et dont les circonstances ne sont pas sans rappeler celles du présent

différend. S’agissant de la délimitation à opérer entre deux anciennes colonies, la Haute Cour était

confrontée, un peu comme vous l’êtes aujourd’hui à l’égard des arrêtés de 1934 et 1938 d’une part,

et de l’arrêté de 1900 et de la lettre de 1954 d’autre part, à deux textes qu’elle devait concilier. Un

67Ibid., p. 85, par. 2.41.
68
Supra, note 15 (les italiques sont de nous).
69
Réplique du Niger, p. 83, par. 2.40.
70Arrêt publié au Recueil Lebon, 1947, p. 355.

71Réplique du Bénin, p. 115, par. 4.39. - 51 -

72
premier daté de 1850 fixait la limite entre les deux colonies au cours de la rivière en cause , tandis

73
qu’un second de 1855 précisait que la rivière dans tout son cours relevait entièrement du territoire

de la Nouvelle-Galles du Sud. La Haute Cour, loin d’estimer que les deux textes étaient

contradictoires, inféra bien au contraire de leur combinaison les deux conclusions suivantes :

 premièrement : la référence au cours de la rivière dans le texte de 1855 visait non pas le

courant perpétuellement changeant de l’eau, mais les limites au-delà desquelles les eaux de la

74
rivière ne pouvaient déborder ; et,

 deuxièmement : lorsque le cours de la rivière était indiqué comme constituant la frontière entre

les deux colonies, le tracé de la frontière devait suivre le sommet de la rive sud, en laissant tout

75
le territoire situé au nord à la colonie de Nouvelle-Galles du Sud .

5.19. Tout cela indique très clairement que l’expression «cours du fleuve» n’est pas réservée

à la seule description du chenal, mais qu’elle désigne le cours d’eau dans son entier. Ainsi

s’explique d’ailleurs qu’assez souvent l’expression soit employée pour viser le fleuve comme

contenant à l’exclusion même de son contenu.

5.20. Dans l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime, El Salvador avait

soutenu devant la Chambre de la Cour que, malgré la survenance d’un phénomène d’avulsion, la

frontière devait continuer «de suivre l’ancien cours» de la rivière Goascoràn . La Chambre a6

écarté, pour des raisons d’espèce, la prétention d’El Salvador. Mais ce qui est remarquable pour ce

qui concerne le présent différend, c’est que tout au long des huit pages que la Chambre consacre à

la question dans son arrêt du 11 septembre 1992, elle emploie l’expression «cours de la rivière»

comme visant non pas le contenu de celle-ci, mais l’endroit où elle passe, voire l’endroit où elle

passait avant la prétendue avulsion, c’est-à-dire l’endroit où il n’y avait plus d’eau. La Chambre

envisage ainsi l’hypothèse où la frontière suivrait l’ancien cours de la rivière, c’est-à-dire le cours

77 78
déserté par la rivière , ou, pour reprendre ses propres termes, «le cours abandonné de la rivière»

72
Australia, High Court, October 22, 1982, Hazlett v. Presnell, reproduit in International Law Reports,
volume 91, p. 194.
73
Ibid.
74 Ibid.

75 Ibid.

76 Arrêt du 11 septembre 1992, C.I.J. Recueil 1992, p. 546, par. 308.
77
Ibid., p. 547, par. 310. - 52 -

79
ou le cours qu’elle aurait «quitté» . La Chambre considère par ailleurs que de son point de vue la

rivière en question «coulait déjà là où se trouve son cours actuel» . De toute évidence, ces

différentes tournures de langage ne peuvent avoir un sens que si l’expression «cours de la rivière»

vise l’endroit où passe la rivière, et non les eaux de la rivière. Une rivière en effet ne peut

«abandonner» ses eaux ou encore les «quitter». Tout ce qu’elle peut faire, c’est quitter son cours

entendu comme «contenant».

5.21. Tel est d’ailleurs le sens que donne à l’expression l’ingénieur Beneyton, dans son

rapport d’ensemble en date du 6 novembre 1931, lorsque celui-ci se livre à la description

géologique du fleuve Niger. Selon l’ingénieur Beneyton, «avant le miocène», le fleuve coulait sans

doute «ailleurs» et ce serait «les mouvements tectoniques» qui auraient «créé, dans l’épaisseur des

sédiments, un anticlinal, largement cassé à sa partie supérieure permettant au Niger d’y faire son

81
cours actuel» . Le cours du fleuve vise donc encore une fois ici la voie empruntée par le fleuve,

son chemin «terrestre» si l’on peut dire, c’est-à-dire l’excavation creusée par le fleuve, son lit.

Lorsque, en revanche, l’ingénieur Beneyton décrit le fleuve d’un point de vue hydrographique,

pour viser ses eaux, il a recours à des expressions différentes, comme «bief navigable» ou

«chenal». Les expressions «cours du fleuve», «cours d’une rivière», ou, comme le dit le Niger,

82
«cours du cours d’eau» , n’ont donc, en définitive, pas d’autre signification que de désigner, très

généralement, l’endroit où passe ce cours d’eau, c’est-à-dire le cours d’eau lui-même, rives

comprises.

5.22. C’est, du reste, en ce sens que les administrateurs coloniaux ont toujours entendu

l’expression employée par les arrêtés de 1934 et 1938. Ainsi, à la question de savoir à qui

appartiennent les îles du fleuve «à l’endroit où son cours forme la limite»  ce sont ses propres

termes —, le gouverneur du Niger répond dans la lettre de 1954 en affirmant que les îles font partie

du territoire du Dahomey car la limite passe plus précisément à la rive gauche du fleuve. De

même, après 1954, les autorités coloniales françaises ont indiqué à plusieurs reprises que, de leur

78Ibid., p. 551, par. 318.
79
Ibid., p. 547, par. 312, et aussi p. 548, par. 312.
80
Ibid., p. 550, par. 316.
81Mémoire du Niger, annexe C.48, p. 9.

82Réplique du Niger, p. 83, par. 2.40. - 53 -

point de vue, l’arrêté de 1938 était «muet sur des limites précises» 83 ou bien encore ne donnait

84
«aucune précision» au sujet de la fixation de la frontière entre les deux colonies .

5.23. Ce constat se comprend aisément à la lumière de l’objet des arrêtés de 1934 et 1938,

85
qui n’était pas, je le répète , de procéder à une délimitation intercoloniale, mais uniquement de

réorganiser la colonie du Dahomey dans le cadre des limites existantes. L’objet et le texte de ces

deux arrêtés étaient donc en parfaite concordance : puisqu’il ne s’agissait pas de délimiter les

territoires des deux colonies, il suffisait de rappeler en des termes très généraux que la limite entre

celles-ci était constituée par le cours du fleuve Niger, sans préjuger par là de la délimitation précise

de leurs territoires respectifs.

Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Excusez-moi, Monsieur le professeur, mais je voudrais

rassurer l’assistance qu’il s’agit d’un exercice d’alerte de sirènes. C’est traditionnel les premiers

lundis du mois.

M. FORTEAU :

5.24. Rien ne vient donc corroborer l’affirmation du Niger selon laquelle cette expression

exclurait que la limite intercoloniale ait pu être établie à la rive gauche du fleuve et impliquerait

qu’elle doive suivre son chenal. Bien au contraire, ce n’est pas le sens qu’elle reçoit dans la

terminologie hydrographique et juridique, ce n’est pas le sens que l’expression reçoit en

jurisprudence, et ce n’est pas non plus l’interprétation qu’en ont retenue les administrateurs

coloniaux. La pratique coloniale, du reste, confirme cette conclusion, comme le montreront

maintenant le professeur Jean-Marc Thouvenin, puis le bâtonnier Dossou.

Je vous remercie, Monsieur le président, Messieurs les juges, de votre écoute patiente et

attentive, et je vous prie, Monsieur le président, de bien vouloir appeler à cette barre le

professeur Jean-Marc Thouvenin.

83
Lettre n° 1094 du 9 septembre 1954 du commandant du cercle de Kandi au commandant du cercle de Dosso,
mémoire du Niger, annexe C.59.
84Lettre n° 2475/APA du 11 décembre 1954 du gouverneur du Dahomey au gouverneur du Niger, mémoire du

Bénin, annexe 70; lettre du 7 mai 1956 de l’administrateur en chef de CE de la FOM au gouverneur du Dahomey,
mémoire du Bénin, annexe 71. Voir à cet égard réplique du Bénin, p. 62, par. 3.46.
85Voir supra, par. 5.6. - 54 -

Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remercie, Monsieur le professeur, et je demande

maintenant à Monsieur le professeur Thouvenin de bien vouloir venir à la barre.

M. THOUVENIN : Monsieur le président, Messieurs les juges,

I. LE SECTEUR DU FLEUVE N IGER

B. L’absence de remise en cause de la limite à la rive gauche après 1900

6. Les incertitudes cristallisées au plan local par le modus vivendi de 1914

6.1. C’est un très grand honneur qui m’est fait d’être appelé à plaider une nouvelle fois

devant la Cour mondiale, grâce à la confiance que m’accorde cette fois la République du Bénin que

je remercie bien vivement. Durant les vingt-cinq minutes qui me sont allouées, il me revient de

mettre en évidence les incertitudes quant à la situation interterritoriale que le modus vivendi

de 1914 a cristallisées, ainsi que la portée (ou l’absence de portée) juridique de cet arrangement.

6.2. Monsieur le président, le mot «incertitude» ne plaît pas à la Partie nigérienne lorsqu’il

s’agit d’évoquer ce modus vivendi . 86 Sa réplique affirme que : «le fondement et l’objet de

87
l’arrangement de 1914 sont certains» , que cet arrangement a été pérenne, et appliqué de façon

exclusive sur le terrain , qui plus est pendant «toute la période à prendre en compte pour le

89
règlement du présent litige», y compris après la lettre de 1954 . Dans le dernier état de ses

écritures, la République du Niger fait du modus vivendi l’élément clé de sa thèse, en affirmant que :

«c’est cet arrangement qui doit être retenu comme définissant la limite fluviale entre le Bénin et le

Niger, et comme constituant le critère de répartition des îles entre les deux Etats à la date de leur

indépendance» 90.

6.3. L’hommage ainsi rendu par le Niger aux travaux de l’administrateur de Gaya en poste

en 1914 est très appuyé. Sans aucun doute est-il d’ailleurs trop appuyé, car le modus vivendi qu’il a

initié, dont la forme est incertaine, est manifestement fondé sur une méconnaissance de la portée de

l’arrêté du 23 juillet 1900. Je le montrerai dans la première partie de mon exposé. Cet

86Réplique du Niger, p. 120, par. 3.5.
87
Ibid., p. 121, titre 2.
88
Ibid., p. 128, par. 3.10; ibid., p. 135, par. 3.21.
89Ibid., p. 129, par. 3.11.

90Ibid., p. 129, par. 3.11. - 55 -

arrangement, qui a sans doute, le Bénin en convient, guidé pour l’essentiel le comportement des

administrateurs locaux pendant un temps, n’en a pas moins cristallisé une incertitude sur le tracé

frontalier, et a, pour ainsi dire, gelé la question de ce tracé, jusqu’à la levée définitive de tout doute

par la lettre du gouverneur du Niger du 27 août 1954. La seconde partie de ma plaidoirie me

permettra de développer ce point.

I. LE MODUS VIVENDI ,INCERTAIN DANS SA FORME ,DECOULE DE L IMPRECISION
DES CORRESPONDANCES DE 1901

A. L’imprécision des correspondances de 1901

6.4. Le droit colonial du tout début du siècle dernier, et plus particulièrement l’arrêté du

23 juillet 1900, pose que la limite interterritoriale suit la rive gauche du fleuve Niger. Comme cela

a déjà été souligné, les autorités du Niger ne nourrissaient absolument aucun doute, en 1900, sur ce

point. Car tel était l’état du droit positif.

6.5. Cette interprétation de l’arrêté de 1900 comme posant une limite à la rive gauche a

d’ailleurs été confirmée par l’arrêté du 20 mars 1902 constituant «la limite entre le 1 et le er

ème 91
3 territoires sur la rive gauche du Niger» . En effet,

i) cet arrêté de 1902 vise l’arrêté du 23 juillet 1900, qu’il avait vocation à préciser; c’est

normal : puisque l’arrêté de 1900 avait créé le troisième territoire militaire, il était naturel

de le viser au moment d’en déterminer les limites précises avec le premier territoire

militaire;

er
ii) or, le point de départ de la délimitation qu’il opère en son article 1 , dans la zone située au

nord de l’île de Firkou, est un point situé sur la rive gauche du Niger, et la délimitation

demeure par la suite entièrement sur la rive gauche, s’interdisant de franchir le fleuve.

Ceci confirme l’interprétation de l’arrêté de 1900 comme n’attribuant au troisième

territoire militaire que des territoires situés sur la rive gauche du fleuve; en outre,

iii) l’article 2 de l’arrêté de 1902 dispose, s’agissant de la zone au sud de l’île de Firkou, que

er ème
«le Niger forme la limite des 1 et 3 territoires…». La formule «le Niger forme la

limite» est peu précise. Mais elle a été traduite, sur les cartes utilisées par le Niger, et par

91Mémoire du Niger, annexe B.15. - 56 -

le Niger lui-même dans ses écritures , comme signifiant une limite à la rive gauche du

fleuve. Cette interprétation n’a d’ailleurs pas été remise en cause par la suite, après 1902,

et a continué à être appliquée, même après les différents remaniements territoriaux,

lorsque le Niger était pris comme limite dans ce secteur, ce qui a en particulier été le cas

entre le territoire du Niger et la Haute-Volta . On le voit très bien, par exemple sur une

94
carte établie par le service géographique de l’AOF en 1922 qu’a produit le Niger . Il ne

fait donc aucun doute qu’à la lumière de l’arrêté du 23 juillet 1900, une limite fixée au

«Niger» ne peut signifier que «à la rive gauche du Niger». Voilà bien la preuve que

l’arrêté du 23 juillet 1900 ne peut s’interpréter que comme fixant la limite du troisième

territoire militaire à la rive gauche.

6.6. Indiscutablement, pourtant, une certaine confusion s’est installée par la suite, et l’idée,

fausse, s’est progressivement imposée que la limite demeurait indéterminée. Cette incertitude est

probablement née de l’imprécision des termes utilisés dans les correspondances de 1901.

6.7. Mon collègue le bâtonnier Dossou a déjà expliqué le sens de ces correspondances. Elles

n’ont évidemment eu strictement aucun effet sur la portée de l’arrêté de 1900, mais la formulation

qu’elles consacrent, qui mentionne de façon moins précise que l’arrêté de 1900, «le cours du

fleuve» comme limite a, par la suite, alimenté l’idée, fausse, qu’aucun texte officiel ne fixait

précisément la limite entre le troisième territoire militaire et le Dahomey.

6.8. A la suite de ces correspondances, et jusqu’en 1914, la compréhension que l’on avait de

ce qu’était la limite entre le Dahomey et le territoire militaire, était par conséquent la suivante :

 premièrement, la limite était fixée au cours du fleuve, et, dans la formulation plus précise de

l’arrêté de 1900, à sa rive gauche; mais

 deuxièmement, c’est la notion de cours du fleuve, moins précise que celle de rive gauche, qui

est restée dans les esprits comme étant la seule référence s’agissant de la délimitation entre le

Dahomey et le territoire militaire.

92Ibid., atlas illustrant les textes législatifs et réglementaires de l’évolution territoriale du Niger de 1900 à 1960,
p. 41-43, ou p. 91-93.
93
Ibid., p. 52, par. 1.2.48.
94Ibid., annexe D.28, carte d’ensemble de l’AOF, établie en 1922. - 57 -

B. La forme incertaine du modus vivendi de 1914

6.9. Monsieur le président, c’est sur la base de cette imprécision, découlant de la prise en

compte de l’expression «le cours du fleuve» sans la lire à la lumière de son contexte, et tout

particulièrement de l’arrêté du 23 juillet 1900, qu’est intervenu, à partir de 1914, le modus vivendi.

Il n’est pas contesté que ce dernier ait pu guider la pratique locale, tout particulièrement nigérienne,

pendant la période 1914-1954. Mais il n’en demeure pas moins que cet arrangement se présente

sous une forme bien incertaine, quoi qu’en dise le Niger . 95

6.10. Ce dernier ne prétend pas, du moins dans le dernier état de ses écritures, que le modus

vivendi soit constitué par la lettre de juillet 1914 de l’administrateur de Gaya. Il ne s’agissait que

96
de propositions . Or, des propositions ne sauraient bien évidemment valoir accord. Le Niger

l’admet mais ajoute immédiatement que : «les propositions en question étaient le résultat d’un

97
accord entre les deux chefs de circonscription voisins» .

6.11. Pourtant, le texte de la lettre de 1914 ne fait état d’aucun accord antérieur qu’il se serait

borné à traduire par écrit. Certes, il y avait eu, aux dires de l’administrateur de Gaya, une

discussion avec l’administrateur de Guéné, lequel aurait évoqué un texte  on ne sait cependant

pas de quel texte il s’agit  susceptible de servir de base à une délimitation territoriale. Mais pas

d’accord pour autant.

98
6.12. L’administrateur Espéret, dans sa monographie de Gaya de 1917 , indique certes que

le commandant de la subdivision de Gaya et le commandant de cercle de Kandi seraient parvenus à

un accord provisoire; mais il en ressort aussi que l’objet de cette concertation était d’adresser des

propositions aux chefs de colonies respectifs . 99 En fait, il semblerait donc que si les deux

administrateurs se sont accordés, c’est uniquement pour faire des propositions à leur hiérarchie,

propositions dont on ne sait cependant pas si elles étaient concordantes, le dossier n’en comportant

aucune trace. Mais, en tout état de cause, et c’est incontestable, lesdites propositions, si elles ont

100
été faites, n’ont rencontré aucune approbation officielle. Chacun en a toujours convenu . Le

95Réplique du Niger, p. 121-122, par. 3.6.

96Ibid., p. 122, par. 3.7.
97
Ibid., p.123, par. 3.7; voir aussi ibid., p. 131, par. 3.14, qui évoque un «accord entre les autorités coloniales».
98
Mémoire du Niger, annexe C.32.
99Ibid.

100Voir infra, par. 6.26. - 58 -

silence gardé au plan local, notamment par l’administrateur de Guéné, en guise de réponse aux

propositions de l’administrateur de Gaya, n’a par conséquent pas pu être vu comme emportant

consentement, contrairement à ce que prétend le Niger 101: chacun savait que ce silence illustrait

très clairement non pas l’accord, mais l’absence de toute approbation par les autorités supérieures.

6.13. Il y a donc une incertitude sur ce qui compose précisément le contenu même du modus

vivendi de 1914, incertitude qui explique que, s’il a bien permis de traiter un certain nombre de

questions, d’autres sont régulièrement apparues litigieuses. Ceci est d’ailleurs vrai s’agissant de

l’île de Lété, comme l’illustre, entre autres exemples, le rapport sur le cercle du Moyen-Niger établi

par un inspecteur adjoint des colonies, le 25 avril 1919 10. Ce rapport évoque les limites actuelles,

en 1919, du cercle du Moyen-Niger en précisant clairement que l’île de Lété en fait partie

«intégrante» 10, le cercle du Moyen-Niger étant au Dahomé. Voilà qui contredit radicalement la

lettre de 1914 qui au contraire proposait l’attribution de l’île au territoire du Niger.

6.14. Voilà bien la preuve que le modus vivendi était loin de «faire droit» dans les relations

entre les deux colonies et n’était pas tenu comme ayant procédé à une quelconque délimitation

définitive.

6.15. Monsieur le président, Messieurs les juges, cet arrangement de 1914 est donc, n’en

déplaise au Niger, gros d’incertitudes, mais on ne saurait s’en étonner. Car son processus de

formation conjugue un «acte unilatéral», la proposition de 1914, et des attitudes concrètes, parfois

contradictoires, adoptées par la suite sur le terrain par les administrateurs locaux. On voit dès lors

très mal comment cet arrangement pourrait avoir eu pour effet de renverser, en droit, ce qui avait

été établi par l’arrêté du 23 juillet 1900. Et ce d’autant plus que le gouverneur du Niger a mis

clairement fin au modus vivendi en 1954, en renouant avec la solution de 1900 qui, en droit n’avait

d’ailleurs jamais été abandonnée.

6.16. Au demeurant, même à supposer que l’arrêté du 23 juillet 1900 n’ait pas existé, le

modus vivendi n’emporterait pas les conséquences juridiques que le Niger lui impute. En effet, il

101
Réplique du Niger, p. 120, par. 3.4.
102
Réplique du Bénin, annexe 5. Voir aussi le mémoire du Niger, annexe C35, lettre du commandant du
territoire militaire du Niger au commandant du cercle de Niamey du 29 novembre 1919, mémoire du Niger, annexe C36,
lettre du commandant du territoire militaire du Niger au commandant du cerle de Niamey, du 22 avril 1920.
103Ibid. - 59 -

ne traduit pas de conviction quant au tracé de la limite territoriale. Tout au contraire, et ce sera la

seconde partie de mon exposé, il apparaît clairement que :

II. LE MODUS VIVENDI A NON PAS CRISTALLISÉ UNE LIMITE ,MAIS TRADUIT LES

INCERTITUDES QUANT AU TRACÉ DE LA LIMITE ENTRE 1914 ET 1954

A. La conviction sur laquelle repose le modus vivendi est que la limite était indéterminée

6.17. Ce n’est évidemment pas la thèse soutenue par la Partie nigérienne. Pour elle, le

modus vivendi, tout comme l’application qui a pu en être faite, «ne peut que témoigner de la

conviction avec laquelle les autorités des deux colonies considéraient le principal chenal navigable

104
comme limite entre leurs territoires respectifs» . En se référant à la limite au chenal, les autorités

coloniales auraient «intériorisé» l’idée que le chenal est la limite, indiquent encore nos

105
contradicteurs .

6.18. C’est totalement inexact. A aucun moment, Monsieur le président, la question de la

limite entre les deux colonies n’a été considérée comme réglée par le modus vivendi :

 Ainsi lorsqu’en 1914, l’administrateur de Gaya propose, dans sa lettre du 3 juillet , les bases

de ce qui sera ensuite le modus vivendi, son intention n’est aucunement de tirer les

conséquences d’une frontière déjà existante : il «croit … que c’est le chenal principal qui doit

servir de délimitation». C’est dire qu’à cette date il considérait que cette délimitation était

inexistante.

 Trois ans après, dans la monographie de Gaya , l’administrateur Espéret ne peut que constater

que relativement à la «frontière … il aurait été utile de [la] déterminer … avec précision». Il

rappelle à cet égard que les «propositions» de 1914 n’ont «reçu aucune approbation officielle».

 Le caractère indéterminé de la frontière est encore constaté par le commandant de cercle de

Niamey, en 1925, qui remarque que, en ce qui concerne «la question générale des îles du

104
Réplique du Niger, p. 128-129, par. 3.10.
105
Ibid., p. 127, par. 3.9.
106Mémoire du Niger, annexe C29.

107Ibid., annexe C32. - 60 -

Niger … il y aurait lieu … de la faire trancher d’une manière définitive, au lieu de se contenter

108
du modus vivendi» .

 Plus de quinze années après, le chef de la subdivision de Gaya constatait encore que «les

propositions n’ont jamais reçu aucune approbation officielle depuis 1914», et il reprenait à son

109
compte le souhait de ses prédécesseurs «qu’une décision intervienne à ce sujet» .

6.19. Il est donc incontestable qu’au regard du modus vivendi, la question du tracé de la

110 111
limite était et demeurait non réglée . Elle demeurait «non sanctionnée» , «en suspens», tout

particulièrement aux yeux des administrateurs du Niger qui n’ont cessé de le répéter tout au long de

la période considérée.

Monsieur le président, il faut encore souligner que :

B. Le modus vivendi était conçu comme provisoire, et le demeurait,
dans l’attente de la détermination de la limite

6.20. Dans sa réplique, le Niger soutient que même s’il a été initialement conçu comme

provisoire, ce qui ne fait aucun doute, le modus vivendi a été appliqué de façon si durable et

exclusive qu’il se serait finalement imposé comme définitif 112. Il devrait donc «être considéré

113
comme la solution définitivement retenue par l’autorité coloniale française à la date critique» .

6.21. Il convient d’abord de prendre note d’un point d’accord entre les Parties : le modus

vivendi a bien été conçu comme étant «provisoire». Le Niger ne peut pas le nier, car, pour

reprendre une de ses formules, «[l]es documents reflètent une opinion commune, qui se perpétu[ait]

dans le temps» 114, et qui allait toujours dans le même sens : le modus vivendi était «provisoire», il

était temporaire, et n’avait de sens que dans l’attente d’un règlement de la question de la limite

territoriale, alors considérée comme «en suspens», d’ailleurs à tort puisque l’arrêté du

23 juillet 1900 avait déjà réglé ce point.

108Ibid., annexe C42.
109
Réplique du Niger, annexe C173; les italiques sont du Bénin.
110
Ibid., p. 122-127, par. 3.7-3.8.
111Mémoire du Niger, annexe E1.

112Réplique du Niger, p. 129, par. 3.11

113Ibid.
114
Ibid., p. 127, par. 3.8. - 61 -

6.22. Mais il faut aller plus loin, et constater que le modus vivendi est resté provisoire jusqu’à

ce que la question de la limite territoriale ait été définitivement clarifiée par la lettre du gouverneur

du Niger d’août 1954 qui renouait avec l’arrêté de 1900. Conçu et appliqué comme étant

provisoire, le modus vivendi non seulement est demeuré provisoire, mais surtout, a définitivement

cessé de produire ses effets au moment même où le gouverneur du Niger rappelait que la limite

était fixée à la rive gauche du fleuve.

6.23. Un seul fonctionnaire de la colonie du Niger a marqué une certaine nostalgie. Il s’agit

du chef de subdivision de Gaya qui, en 1956 , a cherché à ressusciter le modus vivendi établi par

son lointain prédécesseur, en demandant d’ailleurs non pas qu’il soit respecté, ce qui aurait traduit

l’existence dans son esprit d’une certaine conviction juridique, mais qu’il soit «repris». Il savait

bien que l’arrangement de 1914 avait été écarté en 1954, comme en atteste sa lettre précédente du

116 117
20 juin 1955 . Alors, le Niger s’appuie naturellement sur sa position , mais aussi sur celle du

premier ministre de la République du Niger, en 1960 , ou encore sur celle du secrétaire d’Etat à la

119
présidence du Niger, en 1961 , pour affirmer avec autorité que : «jusqu’au début des années 1960,

l’arrangement de 1914 a constitué le document de référence … jamais perdu de vue jusqu’à la fin

de la période coloniale» . 120

6.24. Certainement pas. Le modus vivendi n’a plus été la référence des administrateurs

coloniaux après 1954. C’est la lettre de 1954 qui l’a été à compter de cette date.

6.25. D’ailleurs, il n’y a plus eu, à compter de 1954, d’actes nigériens de mise en Œuvre du

modus vivendi. A l’inverse, c’est à l’affirmation de son autorité sur l’île de Lété que la colonie du

Dahomey s’est alors consacrée comme je le montrerai, Monsieur le président, si vous le voulez

bien, cet après-midi.

6.26. Monsieur le président, j’en viens alors à la conclusion de cette présentation en

soulignant les points suivants :

115
Mémoire du Niger, annexe C65, cité dans le mémoire du Niger, p. 127, par. 2.3.18, et dans la réplique du
Niger, p. 126, par. 38.
116
Mémoire du Niger, annexe C64. Voir sur ce point la réplique du Bénin, p. 52, par. 3.29.
117
Réplique du Niger, p. 126, par. 3.8.
118Ibid.

119Ibid.

120Ibid., p. 127, par. 3.8. - 62 -

 Premièrement, le modus vivendi s’est probablement établi sur la base des correspondances

de 1901, et d’une interprétation de l’expression «le cours du fleuve» qui ne tient pas compte

des précisions découlant de l’arrêté du 23 juillet 1900.

 Deuxièmement, le modus vivendi s’est construit autour de deux idées indissociables, à savoir,

d’une part, qu’il établissait un régime provisoire d’administration locale, destiné à éviter les

querelles qui, à défaut d’une telle initiative, auraient sans doute été d’une toute autre intensité

et, d’autre part, qu’il reposait sur l’idée, constante, réitérée et parfaitement «intériorisée» par

les administrateurs nigériens et dahoméens, qu’il n’emportait aucune conséquence sur la

délimitation territoriale, laquelle demeurait clairement dans leur esprit une question en suspens.

 Troisièmement, le modus vivendi a cessé de façon certaine de constituer le fondement du

règlement des questions locales avec la lettre d’août 1954, qui a mis un terme définitif à toute

incertitude quant à la délimitation interterritoriale en réaffirmant la solution fixée par l’arrêté

de 1900.

 Par conséquent, et dernièrement, la thèse de la partie nigérienne selon laquelle l’arrangement

de 1914 «doit être considéré comme la solution définitivement retenue par l’autorité coloniale

121
française à la date critique» est totalement intenable . A la date critique, le modus vivendi

avait déjà été abandonné depuis au moins six années.

6.27. Monsieur le président, je vous remercie très vivement pour votre bienveillante

attention, et je vous prie de bien vouloir appeler à la barre à nouveau le bâtonnier Dossou, qui va

évoquer le gestion du fleuve par le Dahomey.

Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remercie, Monsieur le professeur. Monsieur le

bâtonnier Dossou, vous avez la parole.

M. DOSSOU : Monsieur le président, je voudrais présenter à la Cour mes excuses parce que

ceux qui sont dans la salle et qui ont l’habitude d’entendre ma voix ne l’ont pas tout à fait reconnue

tout à l’heure. Il paraît qu’il y avait une connotation de fatigue dans ma voix, ce qui est vrai parce

que je sors d’une grippe; je suis arrivé ici et, la température des lieux contrastait si fortement avec

121
Réplique du Niger, p. 129, par. 3.11. - 63 -

le milieu d’où je venais, que cela a failli me faire marquer absent à votre barre de ce matin. Je vous

prie de m’en excuser.

Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous souhaite un PROMPT rétablissement,

Monsieur le bâtonnier.

M. DOSSOU : Monsieur le président, Messieurs,

7. La gestion du fleuve par le Dahomey (1934-1960)

7.1. La République du Niger tout au long de la présente instance tente de montrer par «divers

éléments de la pratique» 122 (ce sont ses termes, ses propres termes) que la colonie du Niger a

administré «régulièrement et durablement» le fleuve Niger pendant la période coloniale (je

reprends volontairement les adverbes utilisés par la partie adverse). L’objectif visé par le Niger

étant bien entendu de prouver que la limite entre la colonie du Dahomey ne pouvait être fixée à la

rive gauche.

7.2. L’utilisation par le Niger de ces deux adverbes qui rappelons-le renvoient à l’idée d’une

continuité dans le temps laisse pour le moins perplexe. Ainsi, la République du Niger laisse

entendre que la gestion du fleuve Niger aurait toujours été assurée par la colonie du Niger et que

cette gestion appuierait la thèse de la limite dans le fleuve.

7.3. Si les deux Parties au présent différend sont d’accord pour considérer que les autorités

de la colonie du Niger ont effectivement assuré l’administration du transport fluvial sur le bief

Niamey-Gaya entre les années 1910 et 1934 123, elles divergent cependant sur la portée juridique de

cette administration. Pour la République du Bénin, l’administration du transport fluvial par le

territoire, puis la colonie du Niger n’impliquait rien en termes de compétence territoriale puisque

l’administration du transport fluvial relevait d’une situation de «déconcentration par service» qui

124
fonctionnait sous l’autorité du gouverneur général de l’AOF . La Partie béninoise estime par

conséquent que c’est sur ce fondement que l’administration du fleuve Niger fut ensuite transférée à

la colonie du Dahomey en 1934 et ce, jusqu’à l’indépendance. En revanche, pour la Partie

122Réplique du Niger, p. 90, par. 2.49.
123
Mémoire du Niger, p. 104, par. 2.2.47; contre-mémoire du Bénin, p. 63-64, par. 2.79.
124Contre-mémoire du Bénin, p. 63-73, par. 2.79-2.100. - 64 -

nigérienne, la pratique en matière d’organisation et de gestion du fleuve Niger attesterait que la

colonie du Niger aurait administré le fleuve durant toute la période coloniale et appuierait donc la

thèse de la limite dans le cours du fleuve. Le Niger invoque deux arguments. Selon le premier

argument, les documents de la période coloniale confirmeraient l’administration du fleuve par la

colonie du Niger. Selon le second argument, ces documents prouveraient que le Niger exerçait des

activités d’administration et de gestion du fleuve sur la base de puissance publique. Nous

montrerons ci-après, Monsieur le président, que cette argumentation construite en deux temps ne

saurait emporter la conviction de la Chambre.

I. LES DOCUMENTS DE LA PÉRIODE COLONIALE CONFIRMERAIENTL ’ADMINISTRATION
DU FLEUVE PAR LA COLONIE DU N IGER

7.4. Pour le Niger, les actes posés par les administrations du territoire, puis la colonie du

Niger indiquent que, des origines à 1934, l’organisation et la gestion de la navigation sur le bief

fluvial Niamey-Gaya ont été assurées exclusivement par elles (mémoire du Niger,

p. 104, par. 2.2.47).

7.5. Pour asseoir son interprétation de la pratique administrative coloniale selon laquelle la

seule colonie du Niger aurait géré tout le temps le fleuve Niger, la partie nigérienne se fonde sur

deux éléments :

 le statut et le champ d’action territorial de l’office du Niger (A);

 le réseau Bénin-Niger (B).

A. Le statut et le champ d’action territorial de l’office du Niger

7.6. S’agissant de l’office du Niger, nous disons que selon la République du Niger, le Bénin

aurait fait erreur sur le statut et le champ d’action territorial de l’office du Niger. Ainsi, l’office du

Niger créé par décret du ministre des colonies en date du 5 janvier 1932 n’avait nullement pour

objet l’organisation ou la gestion de la navigation sur le Niger, mais l’étude, l’aménagement et la

mise en valeur de la vallée du Niger (réplique du Niger, p. 95, par. 2.58). La Partie nigérienne

soutient également que le champ d’action de l’office était limité territorialement au Soudan

français. Pour asseoir sa thèse, elle s’appuie sur les travaux de Georges Spitz, gouverneur

honoraire des colonies (réplique du Niger, p. 95, par. 2.58) et sur l’ouvrage d’Emil Schreyger - 65 -

(réplique du Niger, p. 96, par. 2.60). Enfin, la République du Niger énonce que l’office du Niger

était un «organisme de développement de l’agriculture au Soudan français» (réplique du Niger,

p. 96, par. 2.60). Ainsi, son activité ne porterait pas sur l’administration du fleuve.

7.7. La partie adverse tire de tous les textes et éléments de la pratique relatifs à l’office du

Niger des conséquences erronées pour les raisons ci-après.

7.8. Si les deux Parties sont d’accord pour considérer que l’office du Niger était un

«Etablissement public doté de la personnalité civile et de l’autonomie financière» et qu’il avait

er
«pour objet l’étude, l’aménagement et la mise en valeur de la vallée du Niger» (article 1 du décret

du ministre des colonies en date du 5 janvier 1932) (réplique du Niger, p. 95, par. 2.58;

contre-mémoire du Bénin, p. 65, par. 2.82), les deux Parties s’opposent sur le champ d’activité de

cet organisme de l’AOF.

7.9. L’objet de l’office du Niger, à savoir l’étude, l’aménagement et la mise en valeur de la

vallée du Niger, impliquait aussi des compétences dans la gestion du fleuve.

7.10. A ce propos, il convient de rappeler qu’à l’origine, l’office du Niger fut créé pour

remplacer le service du Niger qui intervenait dans les programmes hydrauliques et hydro-agricoles

relatifs au fleuve Niger 125. L’office du Niger étant un organisme de l’AOF, il en résulte que les

travaux d’équipement hydraulique et agricole sur le fleuve Niger pouvaient être effectués par

n’importe quelle colonie et non par la seule colonie du Soudan français comme voudrait le

126
prétendre la partie nigérienne . La République du Bénin a montré dans son contre-mémoire

pourquoi un commissaire du gouvernement a été nommé par le ministre auprès de l’office et

pourquoi il y a eu un délégué de chaque gouverneur concerné par le fleuve auprès du même

directeur 12.

7.11. A la lumière de ce qui précède, l’administration du fleuve Niger par le territoire, puis

par la colonie du Niger pendant une certaine période se trouve privée de toute portée juridique.

Puisque les compétences dévolues aux autorités nigériennes pour la gestion du fleuve étaient

exercées pour le compte de l’AOF. Cette administration par le Niger était donc provisoire.

125Contre-mémoire du Bénin, p. 64-65, par. 2.81.
126
Réplique du Niger, p. 99, par. 2.64.
127Contre-mémoire du Bénin, p. 45 et 66, par. 2.83 et 2.84. - 66 -

En 1934, elle fut confiée au gouverneur du Dahomey qui a conservé cette compétence jusqu’aux

indépendances en 1960.

B. Le réseau Bénin-Niger

7.12. Selon la République du Niger, la pratique en matière d’organisation et de gestion de la

navigation sur le fleuve Niger confirme que le service de la navigation du fleuve Niger appartenait

128
exclusivement à la colonie du Niger . Le Bénin soutenant en revanche que l’administration du

fleuve Niger était exercée par le réseau Bénin-Niger. Pour étayer sa thèse de l’administration

exclusive du fleuve par le Niger, la Partie nigérienne fait la distinction entre les compétences

déléguées et les compétences propres à la colonie du Niger en matière d’administration du fleuve

(réplique du Niger, p. 101, par. 2.67).

7.13. Toujours selon la Partie nigérienne, c’est au titre des compétences propres à la colonie

du Niger que furent pris un certain nombre d’arrêtés :

 l’arrêté du 26 mai 1919 du gouverneur général de l’AOF fixant le transport par flottille des

chalands du territoire militaire sur le bief dépendant dudit territoire, des passagers,

fonctionnaires et militaires entretenus par les budgets coloniaux et locaux, de leurs bagages et

du matériel 129;

o 130
 l’arrêté n 2707 du 30 novembre 1934 portant création du réseau du Bénin-Niger .

7.14. La Partie nigérienne, Monsieur le président, cite également un certain nombre d’arrêtés

locaux pris par le lieutenant-gouverneur de la colonie du Niger et portant réglementation des

activités sur le fleuve Niger dans la partie relevant de cette colonie. Il en est ainsi notamment de

l’arrêté local n 57 du 21 avril 1925 fixant le prix de location des chalands de la flottille au Niger,

o
de l’arrêté local n 106 du 20 août 1927 fixant le mode d’exploitation des chalands de la flottille du

Niger 131.

7.15. Si le territoire, puis la colonie du Niger ont effectivement assuré l’administration de la

navigation du fleuve, il convient néanmoins de retenir que les actes posés ne relevaient pas de

128
Réplique du Niger, p. 100-104, par. 2.66-2.82.
129
Ibid., p. 101-104, par. 2.68-2.72.
130Ibid., p. 104, par.2.73.

131Ibid., p.104-105, par. 2.73. - 67 -

compétences propres de la colonie mais de compétences déléguées par le gouverneur général de

l’AOF dans la gestion du fleuve comme en atteste le réseau Bénin-Niger. Il constituait un service

intercolonial administré «sous l’autorité du lieutenant-gouverneur du Dahomey, délégué (les

italiques sont de nous) du gouverneur général» par le service central des travaux publics de l’AOF

à Dakar, prenant avis des deux colonies (article 2, alinéa 2, de l’arrêté n 27027 du o

30 novembre 1934 précité).

7.16. Les pouvoirs du gouverneur général de l’AOF étaient délégués aux gouverneurs des

colonies comme le relève la doctrine en droit colonial. Ces derniers ne se voyaient confier dans ce

cadre qu’un pouvoir réglementaire limité rationae loci et rationae materiae.

7.17. Toujours, en ce qui concerne le «réseau Bénin-Niger», la République du Niger soutient

que la création de cet organisme intercolonial en 1934 n’a pas soustrait l’administration du service

de la navigation à la colonie du Niger. Pour étayer son argumentation, elle s’appuie sur la lecture

de deux arrêtés de 1934 relatifs à cet organisme. D’abord, deux dispositions de l’arrêté n 2707 duo

30 novembre 1934 portant organisation du «réseau Bénin-Niger» que sont l’article 2, intitulé

«Consistance des services», et l’article 7, intitulé «Attributions de l’arrondissement des transports»,

lesquelles confirment l’attribution du service de la navigation du fleuve à la colonie du Niger . 132

o
7.18. Ensuite, l’arrêté général n 2708 T.P. du 30 novembre 1934 «portant incorporation au

budget unique des chemins de fer à sa section IV des exploitations industrielles annexes suivantes»

mentionne dans son article premier le «service de la navigation sur le Niger au Niger» parmi les

exploitations industrielles de transport incorporées en recettes et en dépenses à la section IV du

budget unique des chemins de fer annexé au budget général de l’AOF; les autres étant : le réseau

des chemins de fer d’investissement local au Dahomey; les transports par voitures automobiles au

Dahomey et le service spécial du wharf de Cotonou. Par ailleurs, parmi les cinq divisions créées à

la section IV du budget unique figure une «division E. Navigation sur le Niger au Niger». Enfin,

aux termes de l’article 4, l’exécution de l’arrêté échoit aux «lieutenants-gouverneurs du Dahomey

et du Niger … Chacun en ce qui le concerne» 133.

132
Ibid., p. 107-109, par. 2.78.
133Ibid., p. 109, par. 2.78. - 68 -

7.19. En fait, les deux affirmations du Niger sont infondées. Il suffit pour s’en convaincre de
o
se reporter aux articles pertinents de l’arrêté du gouverneur général de l’AOF n 2707 du

30 novembre 1934 précité. L’article 2 dudit arrêté dispose que la direction de cet organisme

intercolonial est «sous l’autorité du lieutenant-gouverneur du Dahomey, délégué du gouverneur

général». L’article 10 précise quant à lui que les responsables du service sont nommés par le

gouverneur général «sur proposition du chef des services et du lieutenant-gouverneur du

Dahomey».

7.20. Il résulte de ce qui précède que le lieutenant-gouverneur du Dahomey avait en charge

l’administration de la navigation sur le fleuve Niger dans le cadre de compétences déléguées par le

gouverneur général de l’AOF. D’ailleurs, l’article premier de l’arrêté général du

30 novembre 1934 est explicite :

«Article premier. A la date du 1 janvier 1955, les exploitations industrielles de

transport annexes ci-dessous désignées :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

2. Transport par voitures automobiles au Dahomey comprenant les services
automobiles de :

Tchaourou à Malanville (avec prolongement jusqu’à Niamey au Niger)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

4. Service de la navigation du Niger au Niger

sont incorporés en recettes et dépenses à la section IV du budget unique des chemins
de fer annexé au budget général de l’Afrique occidentale française.»

Le gouverneur du Dahomey en matière de transport a eu ainsi compétence jusque sur le

territoire non contesté aujourd’hui de la colonie du Niger : «jusqu’à Niamey au Niger».

7.21. Pour corroborer sa thèse selon laquelle le gouverneur du Niger aurait posé des actes

d’administration du fleuve Niger, même dans le cadre du «réseau Bénin-Niger», la Partie

o
nigérienne produit une nouvelle pièce. Il s’agit d’une «instruction rectificative à l’instruction n II»

du gouverneur du Niger.

7.22. Si par cette instruction rectificative, le secrétaire général par intérim de la colonie du

Niger manifestait son intention de faire l’acquisition d’un nouveau bac pour assurer le service de - 69 -

134
navigation entre Gaya et Malanville , il convient toutefois de noter que le secrétaire général par

intérim de la colonie du Niger agissait par délégation du gouverneur général de l’AOF. La mention

de cette délégation confirme que nous sommes toujours dans le cadre de compétences déléguées.

En outre, cet épisode est sans aucune incidence territoriale : il s’agit exclusivement de l’acquisition

de pirogues et nul n’a jamais contesté que les populations nigériennes pouvaient utiliser le fleuve à

des fins de navigation, de pêche et autres  et le Bénin, par la voix de son agent, s’est à nouveau

engagé à Œuvrer pour le libre accès de tous au fleuve, et ce en tout état de cause. Au surplus, si

l’acquisition de ce bac avait la valeur d’une effectivité permettant de déterminer le statut territorial

du fleuve, alors tout le fleuve relèverait du Niger, puisque le bac devait relier Gaya, au Niger, à

Malanville, au Dahomey et aujourd’hui au Bénin, situé sur la rive droite du fleuve. Or, le Niger ne

le soutient pas. La limite qu’il revendique est celle du chenal principal du fleuve. A aucun

moment, l’administration du fleuve n’a été fondée sur un partage de ce dernier de part et d’autre

d’une telle ligne.

7.23. Au total, l’analyse de l’organisation et de la gestion de la navigation sur le fleuve Niger

montre que les gouverneurs locaux des colonies du Niger et du Dahomey agissaient par délégation

du gouverneur général de l’AOF. Dès lors, l’exercice par la colonie du Niger de compétences en

matière d’administration de la navigation sur le fleuve Niger n’avait aucune implication sur les

limites territoriales de la colonie du Niger. Elle montre également qu’à la date critique de 1960,

l’organisation et la gestion de la navigation sur le fleuve Niger étaient déjà transférées à la colonie

du Dahomey dans le cadre du réseau Bénin-Niger. L’argument que la République du Niger

voudrait tirer de «la [prétendue] pratique constante et durable du Niger en matière d’administration

du fleuve, et donc l’exercice de ses compétences dans le cours du fleuve» 135 n’a aucune valeur au

regard de la limite territoriale, et ce d’autant moins que cette administration ne s’est jamais limitée

au côté du fleuve situé à gauche du chenal principal que revendique aujourd’hui le Niger. La thèse

de l’administration du fleuve devrait en toute logique conduire le Niger à revendiquer toute la

superficie du fleuve puisqu’il prétend avoir exercé cette prérogative partout sur le fleuve.

134Réplique du Niger, p. 110-111, par. 2.80.
135
Ibid., p. 112, par. 2.82. - 70 -

II. E N IGER EXERÇAIT DES ACTIVITES D ’ORGANISATION ET DE GESTION

DE LA NAVIGATION SUR LE FLEUVE NIGER
EN TANT QUE PUISSANCE PUBLIQUE

7.24. La République du Niger, Monsieur le président, tente de montrer dans la seconde phase

de son raisonnement qu’elle exerçait des activités d’organisation et de gestion de la navigation sur
136
le fleuve Niger qui se résumeraient à des activités de service public. Elle invoque à cet égard

l’arrêté local n 38F du 13 janvier 1942 du gouverneur du Niger réglementant les transports par

pirogues sur le Niger. Selon la Partie nigérienne, par l’arrêté précité, le gouverneur du Niger «pose

des actes de puissance publique à travers la réglementation de la navigation sur le Niger,

137
notamment en fixant des tarifs et des conditions d’acheminement de certains frets» .

7.25. Pour montrer que la pratique administrative invoquée par le Niger n’a aucune portée

juridique dans le cadre du présent différend, nous allons nous fonder sur deux principaux

arguments. Le premier argument concerne la liberté de navigation sur le fleuve; le second, le

transfert de «l’administration déléguée» du fleuve Niger au Dahomey de 1934 jusqu’à

l’indépendance, en 1960.

A. La liberté de navigation sur le fleuve Niger

7.26. La République du Niger s’appuie sur un ensemble d’actes juridiques et documents

administratifs relatifs à l’office du Niger et au réseau Bénin-Niger pour tenter de montrer que le

Dahomey n’a jamais eu de service propre de navigation sur le fleuve Niger. Elle en tire néanmoins

des conséquences erronées car elle méconnaît le contexte factuel et historique de la navigation sur

le fleuve Niger.

7.27. En effet, l’administration du fleuve Niger par la colonie du Niger n’impliquait rien en

termes de juridiction territoriale pour la simple raison que la navigation sur le fleuve Niger était

ouverte à toutes les nations par l’acte général de Berlin du 26 février 1885 et par la convention de

Saint-Germain-en-Laye du 10 septembre 1919 portant revision de l’acte général de Berlin de 1885

et, à plus forte raison, à des ressortissants de l’empire français. Les colonies anglaises et

allemandes du Nigeria et du Togo voisins et leurs ressortissants auraient tout autant pu entretenir

des flottilles sur ce secteur fluvial sans aucune conséquence de souveraineté. Par conséquent, que

136
Ibid., p. 112-117, par. 2.83-2.90.
137Ibid., p. 43, par. 2.83. - 71 -

la colonie du Dahomey ou la colonie du Niger assurât de façon exclusive la gestion du fleuve Niger

ne signifiait pas que le service de navigation appartenait exclusivement à l’une des colonies. Cela

signifiait tout simplement que cette administration était réalisée pour le compte du gouverneur

général de l’AOF; qu’il s’agissait d’une «administration déléguée».

B. «L’administration déléguée» du fleuve Niger fut transférée
au Dahomey entre 1934 et 1960

7.28. Dans sa réplique, la République du Niger occulte un point essentiel dans sa

démonstration de la prétendue «administration exclusive» du fleuve Niger par la colonie du Niger.

o
Elle oublie de mentionner que le «réseau Bénin-Niger», organisé par un arrêté n 2707 du

30 novembre 1934 du gouverneur général de l’AOF, était administré, «sous l’autorité du

lieutenant-gouverneur du Dahomey, délégué du gouverneur général» par le service central des

travaux publics de l’AOF à Dakar. Il s’agissait bel et bien d’un «service intercolonial» comme le

Niger l’admet d’ailleurs dans son mémoire, chargé de gérer des activités de transport dans les deux

colonies : «le réseau Bénin-Niger constituait donc un service intercolonial, chargé de gérer diverses

138
activités de transport concernant les deux colonies» .

7.29. En tout état de cause, le Niger ne peut tirer argument de la gestion du transport fluvial

pour en inférer une limite territoriale.

7.30. La République du Niger en peut en la présente espèce, tirer aucune conséquence

juridique de la gestion du transport fluvial. Encore est-il nécessaire de préciser que dans ses

activités fluviales, la colonie du Niger n’as opéré aucune distinction entre le bief fluvial à l’est de

Labenzaga, c’est-à-dire la sortie du fleuve du territoire malien et du Soudan jusqu’à l’intersection

avec la rivière Mékrou. Tout ce secteur, tout ce bief, est intégré entièrement, intégralement, sans

contestation aucune au territoire terrestre de la République du Niger. Ainsi toute la réglementation

que l’on peut noter sur ce bief fluvial peut aujourd’hui être excipée pour le bief fluvial aujourd’hui

contesté. Et le bief fluvial contesté, c’est celui-ci.

Je profite de ce que ce tableau est exposé pour attirer respectueusement l’attention de la Cour

sur le fait que le fleuve Niger passe dans le Fouta-Djalon et traverse jusqu’à son entrée en territoire

138
Mémoire du Niger, p. 108, par. 2.2.58. - 72 -

nigérien des territoires coloniaux français. Et, bien que le Soudan ait revendiqué l’accusation de la

limite à la rive gauche dans ce bief, la France ne l’a pas accordé parce que le Mali aujourd’hui, hier

le Soudan, avait déjà toute la courbe du fleuve Niger et la France a tenu à laisser ce bief à Niamey

et donc à laisser le bief à l’intersection de la Mékrou, à l’entrée dans le territoire nigérien au

o
Dahomey. Cela paraît logique [projection d’un croquis  onglet n 6].

7.31. Les développements, Monsieur le président, du Niger sur le transport fluvial ne

soutiennent en rien la thèse d’une limite à la ligne des sondes les plus profondes et laissent donc

intacte la fixation de la limite à la rive gauche du fleuve.

7.32. Je vous remercie, Monsieur le président, de votre indulgente attention et vous prie,

Monsieur le président, de bien vouloir donner à nouveau la parole au professeur

Jean-Marc Thouvenin qui, dans les minutes qui nous séparent de la «pause déjeuner» va

commencer son intervention sur les motifs de la fixation de la limite à la rive gauche.

Le PRESIDENT : Je vous remercie Monsieur le bâtonnier. Monsieur le professeur, vous

souhaiter prendre la parole, la Chambre est disposée à vous entendre puisque vous avez demandé

vingt-cinq minutes et qu’en début d’audience, j’ai dû amputer de quinze minutes le temps de parole

du Bénin. Je vous laisse libre de votre décision Monsieur le professeur.

M. THOUVENIN : Je vous remercie beaucoup, Monsieur le président. Je peux scinder mon

exposé en deux parties, si vous le souhaitez, de façon à ne pas trop empiéter sur la pause déjeuner

déjà annoncée par le bâtonnier dessous et peut-être que je vous dirai au moment opportun ce dont il

s’agit.

Le PRESIDENT : Bien, vous avez la parole, Monsieur le professeur. - 73 -

M. THOUVENIN : Monsieur le président, Messieurs les juges,

I. LE SECTEUR DU FLEUVE NIGER

B. L’absence de remise en cause de la limite a la rive gauche après 1900

8. Les motifs du choix de la limite entre le Dahomey et le Niger

8.1. Il me revient maintenant de traiter des raisons qui, à l’époque coloniale, ont conduit à

choisir un tracé de limite spécifique entre le Dahomey et le Niger. Je montrerai d’abord que les

motifs allégués par le Niger au soutien d’une limite à la ligne des sondes les plus profondes sont

erronés. Je préciserai ensuite les motifs qui ont effectivement conduit l’administration coloniale à

consacrer une délimitation à la rive gauche du fleuve.

I. LES MOTIFS ALLÉGUÉS PAR LE N IGER POUR LA FIXATION DE LA LIMITE À LA

LIGNE DES SONDAGES LES PLUS PROFONDS SONT ERRONÉS

8.2. Selon le Niger, la limite a été fixée à l’époque coloniale au principal chenal navigable du

fleuve. Non pas d’ailleurs par un «élément de nature législative ou réglementaire légué par le

colonisateur» , mais par le fait que la «pratique coloniale envisageait concrètement cette limite»

comme critère pratique, comme l’attesterait le modus vivendi de 1914 140. Une fois cela admis,

posé, selon nos contradicteurs, «il faut encore déterminer où, dans ce chenal, passe exactement la

141 142
limite fluviale» . La Partie nigérienne explique alors que la «logique» conduit à consacrer «la

ligne des sondages les plus profonds», laquelle s’imposerait parce que «c’est l’objectif de

143
poursuivre des activités de navigation sur le fleuve Niger qui impose une telle ligne» . Et

144
d’évoquer l’idée de garantir une «utilisation équitable du fleuve en matière de navigation» , qui

conduit la Partie nigérienne à affirmer que c’est bien sa thèse qui «doit être retenue» . 145

139
Réplique du Niger, p. 118, par. 3.1.
140Ibid., chap. III, sect. 1.

141Ibid., p. 159, par. 3.60.

142Ibid.

143Ibid.
144
Ibid.
145
Ibid. - 74 -

8.3. La Partie nigérienne semble oublier qu’en vertu du compromis par lequel cette affaire a

été portée devant la Cour, c’est la limite telle qu’elle découle de l’application de l’uti possidetis que

les Parties entendent voir déterminer. Ce n’est pas celle qui résulterait d’une appréciation de ce qui

«devrait être», qui apparaîtrait aujourd’hui «logique», «équitable», ou encore confortable pour

l’une ou l’autre Partie. Au demeurant, comme l’a dit M. le ministre Biaou ce matin, le Bénin

n’entend nullement remettre en question l’utilisation du fleuve ni même de ses îles par les

populations nigériennes riveraines.

8.4. Du reste, comme je le montrerai dans un premier temps, la navigation sur le fleuve n’a

jamais été un élément déterminant du modus vivendi (A). La «navigabilité» ne saurait donc avoir

motivé le tracé de la limite intercoloniale à la ligne des sondages les plus profonds. Au surplus, et

c’est ce que je montrerai ensuite, même en pure opportunité, le critère de la ligne des sondages les

plus profonds ne serait pas tenable car le chenal principal est notoirement instable (B).

A. La navigation sur le fleuve n’a été un critère déterminant ni de l’établissement du
modus vivendi, ni de son application

8.5. Le modus vivendi a déjà été discuté. Je n’y reviendrai donc que pour préciser que la

lettre du 3 juillet 1914 de l’administrateur de Gaya ne permet de discerner qu’un motif, un seul, à la

proposition qu’elle porte de répartir provisoirement l’administration des îles selon le critère du

chenal principal. Ce n’est pas l’accès au fleuve ou les nécessités de la navigation. Le seul et

unique motif qu’il évoque est un texte dont lui aurait parlé l’administrateur de Guéné. On ne

saurait en dire davantage, ce texte demeurant inconnu. Sans doute peut-on penser que, pour

l’administrateur de Gaya, même s’il ne le dit pas, l’arrangement qu’il proposait présentait pour

principal avantage de lui confier l’administration d’une partie des îles du fleuve. Mais ce qui est

clair est que sous sa plume la notion de navigabilité n’était pas un élément fondamental; la question

qu’il entendait régler n’était pas le partage du fleuve ou son utilisation à des fins de navigation,

mais seulement l’attribution temporaire de compétence sur les îles.

8.6. L’objet du modus vivendi n’a pas changé entre 1914 et 1954. Il n’était, à cette dernière

date, pas davantage lié à la circulation dans le fleuve qu’avant, et visait toujours à répartir - 75 -

146
temporairement les compétences administratives exercées sur les îles . La question qu’il traitait

n’était pas, contrairement à ce qu’écrit le Niger, «la question de la limite fluviale (et de la

répartition des îles du fleuve en conséquence)» , mais bien la question de l’administration des

îles; et ce n’est qu’aux fins de traiter cette question là que le chenal principal  ou grand bras 

fut utilisé.

8.7. Ceci est confirmé par l’étude de 1924 sur le pays Dendi que cite le Niger dans sa

148
réplique . Cette étude indique que le modus vivendi a été établi «à propos de la possession des

îles du Niger et, partant, de la frontière entre les deux colonies à cet endroit» . A cet endroit, cela

signifie à l’endroit où le fleuve croise des îles. A contrario, en dehors des zones des îles, le

modus vivendi n’opérait pas.

8.8. On en trouve une autre confirmation par exemple dans la réplique du Niger, lorsqu’il fait

état de ses prétendues effectivités fluviales. Ces effectivités, dont le bâtonnier Dossou a déjà

montré qu’elles n’en étaient pas d’authentiques, ne se rattachent à aucun moment au modus vivendi

de 1914, ni au critère du chenal navigable. D’ailleurs, le Niger prétend qu’il a administré le fleuve

non seulement du côté gauche du chenal navigable, mais sur la totalité du fleuve, notamment sur la

liaison Gaya-Malanville 150  deux villes qui se trouvent donc l’une au Niger et l’autre au Bénin

actuel  sans, naturellement, s’arrêter à la ligne des sondages les plus profonds. Voilà qui montre

nettement que l’administration du fleuve n’a jamais tenu compte du critère du chenal navigable

pour quoi que ce fût dans son organisation. Il est parfaitement clair que le fleuve n’a jamais été

partagé par ledit chenal pendant la période coloniale.

8.9. Le Niger tente bien de convaincre du contraire, en évoquant à deux reprises l’affaire des

151
Gendarmes de Madécali de juin 1944 . Cette affaire montre surtout comment une bavure,

d’ailleurs grave, commise par des douaniers coloniaux de Madécali brutalisant des indigènes se

rendant au marché de Dolé, a pu être couverte par les administrateurs locaux.

146Mémoire du Niger, annexe C32, p. 4.
147
Réplique du Niger, p. 122, par. 3.6.
148
Ibid., p. 124, par. 3.8.
149Mémoire du Niger, annexe E1.

150Réplique du Niger, p. 115, par. 2.86.

151Ibid., p. 114, par. 2.86 et p. 125, par. 3.8. - 76 -

8.10. L’incident s’est produit, indique le télégramme de l’administrateur de Gaya, sur une

plage en face de Dolé . Le commandant de cercle de Dosso, saisi par Gaya, a immédiatement

voulu faire la lumière sur cet incident, dont il croyait qu’il s’était effectivement produit à l’endroit

indiqué dans le télégramme, comme le souligne la réplique du Niger 15. On le comprend : la plage

en face de Dolé se trouve sur la rive gauche du fleuve, et relevait indubitablement de son

administration. Une dizaine de jours passent et le récit des évènements change. L’incident ne s’est

plus déroulé sur une plage mais dans le fleuve. En outre, pas dans le petit, mais dans le grand

154
bras . Voilà qui permettait au Dahomey de s’occuper lui-même de ses douaniers et au Niger de se

désister d’une affaire bien embarrassante qu’il ne souhaitait probablement pas connaître.

8.11. Outre que le lieu exact où s’est produit l’incident demeure sujet à caution, il est de

toute façon erroné d’en retirer l’idée, avancée par le Niger dans sa réplique, que les administrateurs

coloniaux auraient, et ce serait prouvé par cet incident, «intériorisé» une limite au chenal

navigable 155. Car à aucun moment dans cette affaire il n’a été question de chenal navigable. Le

156
croquis qui accompagne le télégramme du cercle de Dosso ne porte nulle mention du chenal

navigable; on n’y voit reporté aucun tracé à cet égard, pas même approximatif. Sont seulement

indiqués le grand et le petit bras.

8.12. Ce qu’il faut en comprendre, c’est seulement que, pour l’administration nigérienne de

l’époque, si l’incident s’était produit au point B, dans le petit bras, c’est le Niger qui aurait été

compétent, alors que, comme il s’était apparemment produit au point A, dans le grand bras, c’est

l’administration dahoméenne qui l’a été. L’administration coloniale a donc considéré, pour le

règlement de cette affaire bien particulière, et sur la base du modus vivendi puisque l’incident

s’était produit dans la zone de l’île de Dolé Barou, que le grand bras était dahoméen, alors que le

petit bras était nigérien. Ce n’est rien d’autre qu’une application particulière du modus vivendi,

sans rapport aucun avec la navigation ou le partage du fleuve à partir du chenal navigable.

152Ibid., p. 115, par. 2.86 et réplique du Niger, annexe C174.
153
Ibid., p. 115, par. 2.86.
154Télégramme-lettre du 19 juin 1944 du commandant de cercle de Dosso au gouverneur du Niger, réplique du

Niger, annexe C.175.
155Réplique du Niger, p. 125, par. 3.8.

156Télégramme-lettre du 19 juin 1944 du commandant de cercle de Dosso au gouverneur du Niger, réplique du
Niger, annexe C.175. - 77 -

8.13. Le Niger évoque encore le cas d’une pirogue venant du Niger, qui a coulé dans le

fleuve et dont les survivants ont été ramenés au Niger pour enquête . On ne voit vraiment pas ce

que cet incident pourrait suggérer s’agissant de la limite, car c’est évidemment parce que la pirogue

venait du Niger, comme cela ressort du récit même de l’incident par le journal de poste de

158
Malanville , et qu’elle était donc remplie de résidents de cette colonie, que ses survivants furent

transportés au Niger.

8.14. Par conséquent, rien n’indique que le modus vivendi ait jamais été considéré comme lié

à la question de l’utilisation du fleuve. C’est du reste pourquoi il n’y a jamais eu le moindre lien

entre les missions de reconnaissance du chenal principal du fleuve et le modus vivendi. Le Niger

en est d’ailleurs d’accord puisqu’il considère que ces travaux de reconnaissance du chenal principal

du fleuve ne présentent d’intérêt dans le cadre de la présente instance qu’«une fois admis par

ailleurs que l’autorité coloniale a établi la limite dans le chenal navigable du fleuve Niger» . 159

Mais c’est précisément ce que le Niger ne parvient pas à démontrer.

8.15. Au demeurant, et les autorités coloniales ne l’ignoraient certainement pas, la référence

au chenal navigable n’aurait pas eu de sens en terme de limite, puisque ce chenal est notoirement

instable.

B. Le chenal principal est instable

8.16. Monsieur le président, si les Parties s’opposent sur le fait de savoir si le chenal

principal est stable ou non, en réalité c’est bien son instabilité dans le bief concerné qui est bien

connue, tout comme sont bien connues ses causes.

8.17. Le rapport de l’ingénieur Beneyton de 1936 expliquait déjà que «le Niger ne possède

pas un chenal très mobile tant que ce chenal n’est pas influencé par les affluents de la rive droite

160
dont les crues et les apports arrivent avec la baisse des eaux du fleuve» .

8.18. Or les apports des affluents de la rive droite sont très conséquents. Dans leur

161
«Monographie du Niger Moyen» de mai 1962, que produit le Niger en annexe à sa réplique , les

157Réplique du Niger, p. 116, par. 2.88, et réplique du Niger, annexe C.177.
158
Ibid.
159Ibid., p. 137, par. 3.22.

160Mémoire du Niger, annexe C.48; les italiques sont de nous; et réplique du Niger, p. 162-163, par. 3.66. - 78 -

auteurs soulignent que : «En aval du W, le Niger reçoit les trois principaux affluents de son cours

moyen … Les apports de ces affluents de régime tropical déterminent une première crue du

Niger … presque aussi importante que la crue tardive du Soudan… » En d’autres termes, dans le

bief concerné, les affluents du Niger sont non seulement nombreux, mais particulièrement actifs,

puisqu’ils sont la cause d’une des deux crues annuelles. Vous voyez projeté derrière moi un

croquis montrant le fleuve, et les trois affluents que je viens d’évoquer : à l’ouest : la Mékrou, au

centre : l’Alibori, et à l’est : la Sota. [projection croquis – onglet n° 7].

8.19. Dans sa réplique, le Niger admet que le fleuve subit un phénomène d’ensablement.

C’est à vrai dire incontestable, mais nos contradicteurs prétendent que ce phénomène n’aurait

163 164
qu’un impact minime sur le chenal navigable lui-même , même s’il en affecte le lit . Dans ce

cas, on ne voit pas bien pourquoi le Niger demandait, dans les conclusions de son contre-mémoire,

que la Chambre établisse une frontière définitive, même en cas de changement à l’avenir de la ligne

165
des sondages les plus profonds .

8.20. Encore selon nos contradicteurs, le chenal navigable «peut (…) être influencé par des

bancs de sable, mais ceux-ci sont le plus souvent emportés ou modifiés par les crues les plus

166
importantes» . Que des bancs de sable puissent obstruer les bras et entraîner une modification du

tracé du chenal navigable, les Parties en sont donc d’accord. Que ces obstacles soient minimes, ou

disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus, c’est totalement inexact. Trois faits prouvent le

contraire.

8.21. En premier lieu, le bras navigable a changé de côté au niveau de l’île de Kotcha Barou,

entre l’époque de la mission Beneyton, au début des années 1930 et l’époque de la mission Nedeco,

167
en 1968-1969 . C’est un banc de sable qui en est la cause. Or, plus de trente ans après avoir été

161Réplique du Niger, annexe E.34.
162
Ibid.
163
Réplique du Niger, p. 162, par. 3.65.
164Ibid., p. 162, par. 3.66.

165Contre-mémoire du Niger, p. 196.

166Réplique du Niger, p. 180, par. 3.92.
167
Ibid., p. 200, par. 3.113. - 79 -

observé par la mission Nedeco, ce banc de sable est toujours en place 168. Le bras navigable a donc

bel et bien changé de côté. Et les crues du fleuve ne l’ont pas emporté.

8.22. En deuxième lieu, s’agissant de Gagno Goungou, le principal chenal a également

changé de côté. Les observations de l’administrateur de Gaya en 1914, tout comme celles de

169
Hourst en 1896 , le plaçaient au bras gauche, alors que les missions de reconnaissance des

170
années 1970, tout comme celles qui les ont suivies, le placent durablement au bras droit .

8.23. En troisième lieu, le principal bras navigable a changé de côté au passage de l’île de

Dolé. Un gros banc de sable, apparu postérieurement aux indépendances, a obstrué le bras droit . 171

172
Le Niger prétend dans sa réplique que cette situation est «sans doute provisoire» , tout en

173
demandant que les Parties coopèrent afin de désensabler le bras droit . Le banc de sable ne

disparaîtra donc évidemment pas du seul fait des crues. Dans cette zone encore, le tracé du chenal

navigable a changé de façon significative et de façon conséquente.

8.24. Le chenal est donc manifestement instable, et c’est d’ailleurs bien évidemment ce qui

conduit le Niger à s’interroger longuement sur le tracé dudit chenal qu’il entend plaider, à savoir le

174
tracé actuel, ou le tracé tel qu’il se présentait à la date des indépendances . Mais de deux choses

l’une : ou bien le chenal est stable, et la question de savoir quelle date il convient de retenir pour en

fixer le tracé ne présente pas d’intérêt, ou bien le chenal est instable, et, dans ces conditions, il est

impraticable de le retenir comme ligne frontière.

8.25. Monsieur le président, tout ceci montre que les autorités coloniales n’ont pas pu avoir à

l’idée de fixer la limite intercoloniale entre le Dahomey et le Niger à la ligne des sondages les plus

profonds du fleuve, contrairement à ce que prétend le Niger. Non seulement aucun acte des

175
autorités coloniales ne va dans ce sens, comme l’admet le Niger , mais, en outre, une telle

168
Ibid.
169
Mémoire du Niger, p. 157, par. 2.3.51 et p. 162-163, par. 2.3.52; contre-mémoire du Bénin, p. 104, par. 2.181.
170 Réplique du Niger, p. 200, par. 3.113.

171 Ibid., p.199, par. 3.112.

172 Ibid.

173 Ibid.
174
Ibid., p. 180-182, par. 3.92-3.95.
175
Ibid., p. 118, par. 3.1 - 80 -

solution eût été impraticable à propos d’un fleuve dont le chenal principal se caractérise par son

instabilité.

8.26. Du reste, les conclusions de la réplique du Niger le montrent bien, qui, au-delà de ce

que permet le compromis, demandent désormais à la Cour de juger que les Parties devront «veiller

à ce que ce chenal reste le principal chenal navigable en effectuant les dragages nécessaires» . Il 176

n’est guère difficile d’imaginer les difficultés qu’une telle solution pourrait occasionner. Surtout,

le caractère impraticable d’une telle solution démontre la sagesse des administrateurs coloniaux,

lorsqu’ils ont choisi de fixer la limite à la rive, et plus spécifiquement à la rive gauche, l’instabilité

d’un cours d’eau étant l’une des raisons du recours à la limite à la rive 177.

Monsieur le président, cela pourrait être le bon moment pour lever la séance si vous le

souhaitez.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur le professeur. La séance est suspendue

jusqu’à quinze heures.

L’audience est levée à 13 h 10.

___________

176
Ibid., p. 292, conclusions.
177Voir sur ce point contre-mémoire du Bénin, p. 90, par. 2.144.

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Public sitting held on Monday 7 March 2005, at 10 a.m.

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