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Uncorrected Translation
CR 2014/14 (traduction)
CR 2014/14 (translation)
Mardi 11 mars 2014 à 10 heures
Tuesday 11 March 2014 at 10 a.m. - 2 -
10 Le PRESIDENT : Bonjour, veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. Ce matin, la Cour
se réunit pour entendre la suite du premier tour des plaidoiries de la Serbie. J’appelle d’abord à la
barre M. Zimmermann. Monsieur Zimmermann, vous avez la parole.
M. ZIMMERMANN : Merci, Monsieur le président.
I. NTRODUCTION
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme toujours, c’est un
honneur pour moi que de me présenter devant l’organe judiciaire principal de l’Organisation des
Nations Unies. Monsieur le président, la semaine dernière, la Croatie a évoqué des violations
particulièrement graves du droit international humanitaire qui se sont produites durant le conflit en
Croatie en 1991 et au début de l’année 1992. Cette semaine, vous seront présentés d’autres
éléments concernant des crimes qui ont été commis en Croatie contre des Serbes de souche, et je
tiens à exprimer ici toute ma compassion pour les innocentes victimes des deux parties au conflit.
2. Par rapport à ces questions, ce que vous entendrez aujourd’hui de la bouche de mon
collègue, M. Tams, ainsi que de la mienne, vous apparaîtra sans doute assez technique. Nous
aborderons en effet certains points liés à la compétence temporelle de la Cour et à la recevabilité de
la demande de la Croatie en ce qui concerne les événements antérieurs au 27 avril 1992, ainsi que
certaines questions concernant la qualité pour agir de la Croatie. Ces aspects touchent néanmoins
au cœur même de la thèse de la Croatie.
3. M. Ivan Šimonović, alors agent de la Croatie, l’a d’ailleurs lui-même reconnu en 2006,
dans une déclaration faite à un représentant de l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique à Zagreb,
déclaration qui, depuis, a été rendue publique. Il a ainsi estimé que, si la Cour [projection] «ne se
déclarait compétente qu’à partir du 27 avril 1992, date de l’établissement de la RFY ... [cela]
signifierait que les pires atrocités commises sur le territoire croate (c’est-à-dire à Vukovar) ne
1
seraient pas examinées, ce qui affaiblirait grandement la thèse défendue par la Croatie» . [Fin de la
projection.]
1 Câble n 06ZAGREB366 du 17 mars 2006, adressé au département d’Etat américain par l’ambassade des
Etats-Unis d’Amérique à Zagreb, par. 7, peut être consulté sur le site Internet : http://wikileaks.org/cable/2006/03/
06ZAGREB366.html. - 3 -
4. Compte tenu de cette déclaration de l’ancien agent de la Croatie en la présente affaire,
M. Šimonović, on peut s’étonner d’entendre aujourd’hui l’agent actuel de la Croatie évoquer cet
aspect comme «l’unique question de compétence qui reste en suspens » et qui, selon la partie
adverse est, quoi qu’il en soit, «évident» .
11 5. La Cour se souviendra en effet que tous les événements auxquels la Croatie a fait
référence la semaine dernière ont eu lieu bien avant le 27 avril 1992, date à laquelle l’Etat
défendeur, la Serbie, est devenu un Etat en vertu du droit international, ou, comme M. Šimonović
l’a dit lui-même, à laquelle la RFY a été établie. Et, de toute évidence, tous ces événements se sont
déroulés bien avant que le défendeur se soit trouvé, le même jour, lié par la Convention sur le
génocide, ainsi que l’a dit la Cour.
6. Je le redis encore une fois : tout au long de la semaine passée, la Croatie n’a fait référence
à aucun événement postérieur au 27 avril 1992 qui, selon elle, constituerait un acte de génocide.
7. S’agissant de la compétence ratione temporis de la Cour, l’argumentation de la Croatie
repose donc entièrement sur l’application rétroactive de la Convention sur le génocide auxdits
événements.
8. Elle dépend en outre en ce qui concerne la recevabilité de la demande de la
possibilité de tenir la Serbie pour responsable de violations conventionnelles. Ces prétendues
violations seraient, quoi qu’il en soit, antérieures à l’accession de la Serbie au statut de partie
contractante à la Convention sur le génocide.
9. Avant d’aborder tous ces points plus en détail, permettez-moi de traiter certaines questions
d’ordre plus général, qui touchent à la raison même pour laquelle la Croatie a choisi d’introduire
cette affaire de génocide.
10. [Projection.] Là encore, M. Šimonović, l’agent de la Croatie, a été tout à fait franc à ce
sujet :
«Alors que la B[osnie]-H[erzégovine] a déposé sa plainte en 1993 ... la Croatie
ne l’a fait qu’en 1999, et seulement après avoir été convaincue par un avocat
américain que les accusations portant sur la responsabilité de la S[erbie] et
M[onténégro] pour génocide ... sur le territoire de la Croatie paralyseraient certaines
2
CR 2014/5, p. 22, par. 25 (Crnić-Grotić).
3Ibid. - 4 -
affaires introduites contre des Croates devant le Tribunal pénal international pour
l’ex-Yougoslavie (TPIY).» 4
Monsieur le président, est-ce là une raison légitime pour saisir la Cour d’une affaire de
génocide contre un autre Etat ? J’estime que ces mots, qui ont, je le répète, été prononcés par
l’ancien agent de la Croatie, M. Šimonović, en disent long sur la motivation sous-jacente de la
Croatie à entamer la présente procédure. [Fin de la projection.]
11. Qui plus est, la requête n’a été présentée qu’en 1999, soit six ans après la requête de la
Bosnie-Herzégovine en 1993, et plus de huit ans après le déroulement de la plupart, voire de
l’ensemble, des faits reprochés.
12 12. Elle a été présentée à la Cour, alors même que le procureur du TPIY n’a jamais retenu le
chef de génocide à raison d’événements liés au conflit en Croatie, et encore moins pour des actes
antérieurs au 27 avril 1992.
13. Elle a été présentée, comme nous l’avons montré, alors que la Croatie savait parfaitement
qu’elle devrait nécessairement s’appuyer ne serait-ce que pour que ses allégations de génocide
soient un tant soit peu plausibles , sur des faits antérieurs au 27 avril 1992.
14. C’est dans ce contexte que la Croatie a dû trouver toute une série d’arguments
susceptibles, le cas échéant, d’amener la Cour à examiner des événements antérieurs à cette date,
pour en arriver à ce que l’agent actuel de la Croatie appelle «l’unique [petite] question de
compétence qui reste en suspens». Or, il s’agit là en réalité d’une question tout à fait essentielle,
fondamentale. C’est l’une des questions que la Cour se doit de considérer et sur laquelle elle doit
se prononcer avant de se livrer à l’examen au fond des allégations de la Croatie portant sur cette
période. Et c’est cette question que M. Tams et moi-même allons développer ce matin.
15. Monsieur le président, permettez-moi maintenant de présenter le contenu de nos
plaidoiries de la matinée.
16. J’exposerai tout d’abord la structure et la nature de l’exception ratione temporis soulevée
par la Serbie. J’aborderai dans un deuxième temps les paramètres juridictionnels fondamentaux de
la présente espèce, avant de me pencher, pour finir, sur les questions liées à la succession d’Etats.
4 o
Câble n 06ZAGREB366 du 17 mars 2006, adressé au département d’Etat américain par l’ambassade des
Etats-Unis d’Amérique à Zagreb, par. 8, peut être consulté sur le site Internet :
http://wikileaks.org/cable/2006/03/06ZAGREB366.html. - 5 -
17. Mon collègue, M. Tams, traitera ensuite les questions liées à la non-rétroactivité de la
Convention sur le génocide, puis évoquera le paragraphe 2) de l’article 10 des articles de la
Commission du droit international sur la responsabilité de l’Etat, auxquels nous nous référerons
sous l’appellation «articles de la CDI».
18. Je conclurai alors en abordant, notamment, la question de la qualité pour agir de la
Croatie, ou plutôt de son absence de qualité pour agir en ce qui concerne les événements antérieurs
au 8 octobre 1991.
II. TRUCTURE ET NATURE DE L ’EXCEPTION RATIONE TEMPORIS
SOULEVÉE PAR LA S ERBIE
19. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de commencer
par la présentation de l’exception ratione temporis soulevée par la Serbie. Dans l’arrêt qu’elle a
rendu en 2008, la Cour a clarifié et confirmé la double nature de l’exception ratione temporis
soulevée par la Serbie. Comme elle l’a dit, cette exception porte, d’une part, sur la question de
13 savoir si «la Cour a compétence pour déterminer si des violations de la Convention sur le génocide
ont été commises, à la lumière des faits antérieurs à la date à laquelle la RFY a commencé à exister
5
en tant qu’Etat distinct, ayant à ce titre la capacité d’être partie à cet instrument» .
20. D’autre part, elle porte sur la recevabilité de la demande en ce qui concerne des faits
antérieurs à la création même de la Serbie en tant qu’Etat, au regard des règles générales de la
6
responsabilité de l’Etat .
21. Dès lors, le demandeur, la Croatie, est tenu d’établir l’une et l’autre de ces deux
propositions. Premièrement, elle doit établir que la Convention sur le génocide, et en particulier
son article IX, s’applique rétroactivement entre les Parties aux actes antérieurs au 27 avril 1992.
22. Deuxièmement, si la compétence temporelle de la Cour était effectivement rétroactive, ce
qui n’est pas le cas mais imaginons qu’elle le soit , la Croatie serait encore tenue d’établir que
les actes en question pourraient être attribués à la Serbie. Elle y est tenue, même si la Serbie
n’existait pas encore en tant qu’Etat à l’époque des faits reprochés.
5 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 460, par. 129 ; les italiques sont de nous.
6 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 460, par. 129. - 6 -
23. La Cour va devoir se prononcer sur chacune de ces deux questions . Et permettez-moi
de le répéter : même si elle en arrivait à la conclusion que des faits antérieurs au 27 avril 1992
pourraient être attribués au défendeur, la thèse de la Croatie ne tiendrait pas davantage en raison du
défaut de compétence ratione temporis de la Cour.
24. Cela nous amène à la question des paramètres juridictionnels fondamentaux de la
présente affaire.
III.P ARAMÈTRES JURIDICTIONNELS FONDAMENTAUX
A. Statut de la Croatie en tant que partie à la Convention sur le génocide
25. Je commencerai par la question du statut de la Croatie vis-à-vis de la Convention sur le
génocide. Les Parties conviennent que le demandeur, la Croatie, n’est devenu lié par la Convention
sur le génocide que le 8 octobre 1991 . 8
14
B. Statut de la Serbie en tant que partie à la Convention sur le génocide
26. [Projection.] En ce qui concerne le statut du défendeur, c’est-à-dire de la Serbie, au
regard de la Convention, la Cour a confirmé dans son arrêt rendu en l’espèce en 2008 que cet Etat
n’était devenu lié par cet instrument que le 27 avril 1992, lorsqu’il a déclaré que, «à compter de
cette date [c’est-à-dire le 27 avril 1992], la RFY serait liée, en tant que partie, par les obligations
9
découlant de toutes les conventions multilatérales auxquelles la RFSY était partie» . [Fin de la
projection.]
27. La Cour a également mentionné le «fait que la RFY n’[était] devenue un Etat et une
partie à la Convention sur le génocide que le 27 avril 1992 ». 10
28. Et la constatation de la Cour concorde parfaitement avec celle qu’avait déjà faite la
commission d’arbitrage de la conférence pour la paix dans l’ancienne Yougoslavie, connue sous le
o
nom de «commission Badinter». En effet, dans son avis n 11, la commission d’arbitrage a dit tout
7 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 460, par. 129.
8 Voir notamment, CR 2008/10, p. 29, par. 9 (Sands).
9
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 454-455, par. 117 ; les italiques sont de nous.
10Ibid., p. 458, par. 124. - 7 -
d’abord que, pour chacun des cinq Etats successeurs de la RFSY, la date de succession dont il
fallait tenir compte était celle «à laquelle ils [avaient] acquis la qualité d’Etat ». C’est donc la date
de création des Etats que la commission a pris comme point de départ. Elle a poursuivi la
commission d’arbitrage a poursuivi et conclu qu’il s’agissait là d’«une question de fait». Puis
elle a examiné les circonstances entourant la dissolution de la RFSY. Et, à la lumière de ces faits,
elle a estimé, tout comme la Cour tout comme vous que [projection] «la date du
27 avril 1992 d[evait] être considérée comme celle de la succession d’Etats en ce qui concerne la
R.F.Y.» . [Fin de la projection.]
29. Permettez-moi par ailleurs d’observer au passage que ce n’est qu’à partir de ce
moment-là, pour reprendre les termes de la commission Badinter, que «les instances internationales
compétentes ont évoqué «l’ancienne RSFY, constatant ainsi que le processus de dissolution de
celle-ci était arrivé à son terme» . La commission a donc pris comme point de départ la date
du 27 avril 1992, tout comme les instances internationales compétentes.
30. Et, au nombre de ces instances internationales compétentes, se trouvait le Conseil de
sécurité, qui n’a commencé à employer le terme «ex-Yougoslavie» qu’après le 27 avril 1992.
15 Jusqu’au printemps 1992, il avait continué à se référer à la «RFSY». De fait et la Cour le sait
fort bien , ce n’est qu’au mois de septembre 1992, c’est-à-dire après l’avis formulé en
juillet 1992 par la commission d’arbitrage pour l’ex-Yougoslavie que le Conseil de sécurité a,
pour la première fois, déclaré que la RFSY avait cessé d’exister.
31. Contrairement à ce que laisse entendre la Croatie, la situation est donc tout à fait claire :
tous les protagonistes concernés considèrent le 27 avril 1992 comme la date de création de l’Etat
défendeur et, partant, la date à laquelle il s’est trouvé lié par la Convention sur le génocide. C’est
notamment l’avis de la Cour, elle-même, d’une commission d’arbitrage ad hoc chargée d’examiner
la question de la dissolution de l’ex-Yougoslavie, ainsi que de la communauté internationale dans
son ensemble. Permettez-moi maintenant, au vu de ce qui précède, de me pencher sur la question
de la compétence ratione materiae de la Cour.
11 o
Avis n 11, par. 3, ILM 1993, p. 1587.
12Ibid., p. 1588, par. 7.
13Ibid. - 8 -
C. Compétence ratione materiae de la Cour
32. Indéniablement, la compétence ratione materiae de la Cour se limite à l’examen de
violations de la Convention sur le génocide, étant donné que c’est sur la base de l’article IX de cet
instrument que la présente affaire a été portée devant la Cour.
33. A maintes reprises, la Cour a établi une distinction stricte entre, d’un côté, les
interdictions conventionnelles et, de l’autre, les interdictions découlant du droit coutumier. Elle
avait déjà énoncé ce principe dans l’arrêt rendu en l’affaire Nicaragua, et l’a confirmé depuis dans
l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie . 14
34. Plus récemment, la Cour a, une nouvelle fois, rappelé et souligné cette distinction
fondamentale que la Croatie qualifierait probablement de «formaliste» mais vous l’avez fait,
et vous l’avez fait très récemment, dans l’arrêt rendu en l’affaire Belgique c. Sénégal , décision
que la Croatie a passée sous silence. Dans cette affaire, une fois encore, la Cour a pris soin de
distinguer les violations de l’interdiction de la torture découlant du droit coutumier, d’une part, des
violations de la convention contre la torture, d’autre part.
16 35. Par ailleurs, la Cour a réaffirmé que, dans les affaires dans lesquelles sa compétence est
exclusivement fondée sur une clause compromissoire telle que l’article IX de la Convention sur le
génocide, elle ne peut tenir compte que des violations de l’instrument en question, et non de
violations de règles analogues découlant du droit coutumier. Selon la formulation employée par la
Cour dans l’arrêt Belgique c. Sénégal [projection], «la question de savoir si un Etat est tenu
d’engager des poursuites … à raison de crimes relevant du droit international coutumier … est
clairement distincte de toute question concernant le respect des obligations qui incombent à cet Etat
en application de la convention contre la torture…» . Ces mots sont ceux de la Cour. [Fin de la
projection.]
36. Ce faisant, la Cour a souligné le fait que, conformément à ce qu’avait indiqué le comité
contre la torture, [projection] «les cas de «torture» aux fins de la convention ne p[ouvaient]
14 Voir duplique de la Serbie (DS), par. 58 et suiv., renvoyant notamment aux affaires suivantes : Activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 1986, p. 94, par. 177 et 179 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 100, par. 64.
15 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt,
C.I.J Recueil 2012 (II).
16
Ibid., p. 445, par. 54. - 9 -
17
s’entendre que des cas de torture survenus après l’entrée en vigueur de la convention» . [Fin de la
projection.]
37. Cela apparaît d’autant plus pertinent que les clauses compromissoires énoncées
respectivement à l’article IX de la Convention sur le génocide et à l’article 30 de la convention
contre la torture sont, sous l’angle qui nous intéresse, identiques, en ce qu’elles portent toutes deux
exclusivement sur des litiges entre Etats parties concernant l’interprétation ou l’application de
l’instrument en question.
38. Conformément à ce que la Cour a dit en l’affaire Belgique c. Sénégal, toute conclusion
éventuelle tenant la Serbie pour responsable d’actes de génocide doit donc nécessairement, compte
tenu de la compétence limitée que la Cour tient de l’article IX de la Convention sur le génocide, se
rapporter à des violations de cet instrument. Pareilles violations, pour paraphraser l’arrêt rendu en
l’affaire Belgique c. Sénégal, «ne peuvent s’entendre que des cas de génocide survenus après
l’entrée en vigueur de la convention entre les parties». Il s’ensuit que, en la présente espèce, la
Cour ne pourra tenir compte que des actes allégués de génocide ayant eu lieu après le
27 avril 1992.
39. De plus, elle ne pourra tenir compte que de violations alléguées de la Convention sur le
génocide, et pas de l’interdiction du génocide découlant du droit coutumier. Pour reprendre les
mots que vous employiez déjà, Monsieur le président, en 2008 :
17 «aucune de ces deux questions, qu’il s’agisse de la succession à l’Etat prédécesseur en
matière de responsabilité ou de la responsabilité d’une entité pour des actes commis
avant de devenir un Etat et d’avoir ainsi pu devenir partie à la Convention sur le
génocide , ne relève de la 18mpétence de la Cour aux termes de l’article IX de la
Convention sur le génocide» .
40. La Serbie est tout à fait de cet avis. Vendredi, le conseil de la Croatie a tenté d’ignorer
cet argument quand il a mentionné le fait que l’article IX de la Convention sur le génocide
19
soulevait également des questions ayant trait à la responsabilité de l’Etat . Evidemment, c’est un
fait. Cependant, l’article IX prévoit la responsabilité de l’Etat uniquement en cas de violation de la
17
Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt,
C.I.J Recueil 2012 (II), p. 457, par. 101 ; références omises.
18Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, opinion dissidente de M. le juge Tomka, p. 520, par. 13.
19
CR 2014/12, p. 51, par. 39 (Crawford). - 10 -
Convention. Le renvoi qui est fait dans l’article IX à l’article III de la Convention est on ne peut
plus clair sur ce point. Par ailleurs, aux termes de l’article IX, les questions portant sur la
responsabilité de l’Etat relèvent de la catégorie générale des différends relatifs à l’application,
l’interprétation et l’exécution de la Convention. A toutes fins utiles, cela est confirmé par l’emploi
du terme «y compris». En conséquence, la compétence que la Cour tient de l’article IX ne s’étend
pas au-delà des obligations matérielles et temporelles découlant de la Convention elle-même. Mon
collègue et ami, M. Tams, reviendra sur ce point plus tard dans la matinée.
41. Même si la Serbie reconnaît pleinement l’interdiction du génocide au regard du droit
international coutumier, la présente instance ne peut porter que sur les violations alléguées de la
Convention sur le génocide ; c’est le droit conventionnel qui est seul en cause. Or, la Croatie, j’en
ai bien peur, a, à maintes reprises, tenté de brouiller cette distinction aussi essentielle que
20
hautement pertinente . Elle a tenté de le faire de sorte à faire oublier les failles de son
argumentation, en particulier en ce qui concerne les événements antérieurs au 27 avril 1992 ou au
8 octobre 1991.
42. La pertinence de cette distinction fondamentale entre violations conventionnelles et
violations du droit international coutumier, distinction que la Cour a elle-même soulignée en
l’affaire Belgique c. Sénégal, est évidente en l’espèce. En pareille affaire, c’est-à-dire une instance
qui a été introduite en vertu d’une clause compromissoire l’article IX de la Convention sur le
génocide , seul l’instrument concerné est en cause ; c’est là toute la différence avec une affaire
portée devant la Cour en vertu de la clause facultative.
18 43. Ainsi, en l’affaire Nicaragua, qui avait été présentée en vertu du paragraphe 2) de
l’article 36, la Cour a pu tenir compte de violations du droit coutumier après avoir constaté son
incapacité à connaître de violations d’instruments pertinents, tels que la Charte des Nations Unies.
44. A l’inverse, en la présente espèce, qui repose sur une clause compromissoire, la Cour ne
peut se prononcer que sur des violations conventionnelles, à la condition toutefois que le traité en
question ait été applicable entre les Parties à l’époque pertinente, et ce, quel que soit le caractère
coutumier des obligations qui le sous-tendent.
20RC, par. 7.5 et 7.10 ; CR 2008/11, par. 10 (Crawford). - 11 -
D. Portée temporelle des obligations découlant
de la Convention sur le génocide
45. Voilà qui m’amène au point suivant, qui, lui aussi, a été clarifié avec force dans l’arrêt
que la Cour a rendu en l’affaire Belgique c. Sénégal, affaire que la Croatie a omis de mentionner.
46. M. Tams traitera plus en détail de la non-rétroactivité de la Convention sur le génocide,
mais permettez-moi simplement de rappeler que, dans l’arrêt rendu en l’affaire Belgique c. Sénégal,
la Cour a confirmé que la convention contre la torture «ne s’appliqu[ait] qu’aux faits survenus
après son entrée en vigueur pour l’Etat concerné» . 21
47. La Cour l’a confirmé après avoir jugé que tout comme la Convention sur le
génocide la convention contre la torture relevait du droit coutumier et avait acquis le caractère
22
de norme impérative .
48. La Cour l’a fait en sachant parfaitement que la convention contre la torture contenait des
dispositions identiques, mutatis mutandis, à celles qui sont énoncées aux articles I et XIV de la
Convention sur le génocide . Or, ces dernières dispositions sont précisément celles sur lesquelles
s’appuie la Croatie pour tenter d’invoquer un effet rétroactif de cet instrument.
49. La Cour l’a fait en se référant à l’article 28 de la convention de Vienne sur le droit des
24
traités, dont elle a dit qu’il reflétait le droit coutumier en la matière ; cette disposition, la Croatie
n’a pas osé la mentionner.
19 50. La Serbie soutient donc qu’en l’espèce, la compétence de la Cour se limite à se
prononcer sur des violations de la Convention sur le génocide. Elle affirme par ailleurs que le
défendeur n’est lié par la Convention que depuis le 27 avril 1992.
51. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie, qui avait, de toute
évidence, parfaitement conscience de ces limites, s’est une nouvelle fois référée vendredi dernier à
l’arrêt que la Cour a rendu en 1996 en l’affaire de la Bosnie, et, en particulier, à son
25
paragraphe 34 . Vous vous souviendrez que, dans cette affaire, la Cour était parvenue à une
21
Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil
2012 (II), p. 457, par. 100.
22Ibid., p. 457, par. 99.
23Voir articles 2 et 31 de la convention contre la torture.
24
Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil
2012 (II), p. 457, par. 100.
25CR 2014/12, p. 48, par. 32 (Crawford). - 12 -
conclusion assez extensive quant à l’applicabilité ratione temporis de la Convention sur le
génocide.
52. Ce que la Croatie a cependant omis de mentionner, c’est que la Cour avait déjà traité la
question de la pertinence ou devrais-je dire, de l’absence de pertinence de cette conclusion au
regard de la présente espèce dans son arrêt de 2008.
53. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2008 sur les questions de compétence et de recevabilité, la
Cour a ainsi confirmé sans la moindre ambiguïté que la conclusion énoncée au paragraphe 34 de
l’arrêt de 1996 relatif à la question de sa compétence dans l’affaire de la Bosnie n’avait pas la
moindre incidence en la présente espèce ; les propos avancés sur ce point par les conseils de la
Croatie n’y pourront rien changer.
54. Dans son arrêt de 2008, la Cour ne s’est pas contentée de rappeler l’évidence, à savoir
que, conformément à l’article 59 du Statut, l’arrêt de 1996 ne saurait être revêtu de l’autorité de la
27
chose jugée aux fins de la présente espèce . Elle est allée plus loin en concluant qu’elle
[projection] «ne p[ouvait] tirer de ce précédent arrêt [l’arrêt de 1996 rendu en l’affaire de la Bosnie]
aucune conclusion définitive quant à la portée temporelle de la compétence qu’elle tient de la
28
Convention [sur le génocide]» . [Fin de la projection.]
55. Conformément à ce prononcé, nous soutenons que la Croatie ne saurait donc s’appuyer
sur l’arrêt rendu par la Cour en 1996 qui, ainsi que vous l’avez confirmé, ne portait pas sur des faits
antérieurs à la date à laquelle l’Etat défendeur avait commencé à exister . 29
20 IV. Q UESTIONS RELATIVES À LA SUCCESSION D ’E TATS
56. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de conclure en
abordant la question de la succession d’Etats. Je commencerai par la succession prétendument
automatique du défendeur à la Convention sur le génocide, argument qui a refait surface de façon
30
plutôt inattendue vendredi dernier . Je ne m’étendrai pas sur le sujet, car la Cour a déjà eu maintes
26
CR 2014/12, p. 48, par. 32 (Crawford).
27Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 428, par. 53.
28Ibid., p. 458, par. 123.
29
Ibid.
30
CR 2014/12, p. 39-40, par. 6-8 (Crawford). - 13 -
occasions d’entendre de nombreux arguments sur la question. D’ailleurs, la plupart avaient trait à
l’ex-Yougoslavie. Or, pas une seule fois, la Cour n’a fait sienne la notion de succession
automatique. Elle ne l’a pas fait dans l’arrêt rendu en l’affaire relative au projet
Gabčikovo-Nagymaros, et pas davantage dans l’affaire de la Bosnie ou dans la présente espèce.
Dans son arrêt de 2008, la Cour au contraire conclu que la Serbie avait, de façon unilatérale,
succédé à la Convention sur le génocide par ce qu’elle a appelé une «notification de succession» . 31
57. Le plus révélateur est cependant la façon dont la Cour a abordé cette question dans
l’affaire Géorgie c Russie affaire à laquelle, là encore, la Croatie ne s’est pas référée , et c’est
la troisième que je mentionnerai. Comme vous le savez, l’Union soviétique avait ratifié la
convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR)
en 1969. A la suite de son accession à l’indépendance, au début des années 1990, la Géorgie, en
tant qu’Etat successeur de l’Union soviétique, n’a pas fait de notification de succession. Ce n’est
qu’en 1999 qu’elle est devenue partie à la CIEDR, et ce, par voie d’adhésion (et non de
succession). Dans sa requête, la Géorgie invoquait toutefois non seulement des actes postérieurs
à 1999, mais également des cas de discrimination qui s’étaient produits depuis le début des
années 1990.
58. Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans cette affaire, la Cour a confirmé que la «CIEDR [la
convention contre la discrimination raciale n’était] entrée en vigueur entre les Parties [que] le
2 juillet 1999» , c’est-à-dire à la date à laquelle la Géorgie l’avait ratifiée, accédant ainsi au statut
de partie à la Convention. En fait, la Cour ne s’est pas même interrogée sur l’hypothèse d’une
succession automatique de la Géorgie à la convention, et ce, en dépit du caractère indéniablement
humanitaire de cet instrument, et en ayant parfaitement conscience de ce que, tout comme la
Convention sur le génocide, celui-ci énonce des obligations erga omnes relevant du jus cogens.
D’ailleurs, les conseils de la Géorgie n’avaient pas même avancée la thèse d’une succession
21 automatique, ce qui, je pense, est en soi fort révélateur. De toute évidence, l’application de la
notion de succession automatique aurait conduit à un résultat tout à fait différent quant à
31 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 455, par. 117.
32 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 81, par. 20. - 14 -
l’application temporelle de la CIEDR par la Géorgie et la Russie. Et pourtant, la Cour a écarté
cette idée dans l’affaire Géorgie c. Russie, affaire que la Croatie a omis d’évoquer.
59. Par ailleurs, la pratique des Etats contredit elle aussi l’hypothèse de la succession
33
automatique . D’ailleurs, la Croatie elle-même a fréquemment et invariablement accepté que des
Etats successeurs adhèrent à des traités, plutôt que d’y succéder, y compris à des traités relatifs aux
droits de l’homme : c’est ce qu’elle a fait elle a accepté que des Etats successeurs adhèrent à la
Convention sur le génocide , n’y soulevant jamais aucune objection, après qu’elle-même fut
devenue partie à cet instrument . 34
60. En tout état de cause, la question de savoir comment la Serbie a succédé à la Convention
sur le génocide est sans importance, étant donné qu’une telle succession ne peut remonter qu’à la
date de la succession. Cette date a été définie dans les deux conventions de Vienne (de 1978 et
de 1983) sur la succession d’Etats. Ainsi, la succession remonte à [projection] «la date à laquelle
l’Etat successeur s’est substitué à l’Etat prédécesseur dans la responsabilité des relations
internationales du territoire auquel se rapporte la succession d’Etats» . [Fin de la projection.]
Telle est la définition donnée dans les deux conventions de Vienne.
61. Or, cette date, ainsi que l’a confirmé la pratique judiciaire de la commission Badinter, en
ce qui concerne la RFY/Serbie, est celle du 27 avril 1992. Je relèverai également au passage, ainsi
que cela a été exposé de manière plus approfondie dans les écritures de la Serbie, que l’Etat
prédécesseur de celle-ci, la RFSY, était, jusqu’au printemps 1992, encore très impliqué dans les
36
relations internationales . Cela confirme, une fois encore, que la date effective de succession,
c’est-à-dire la date à laquelle la RFY est devenue responsable des relations internationales de son
territoire, correspond effectivement à la date critique du 27 avril 1992.
62. Ainsi s’achève la première partie de ma plaidoirie de ce matin. Permettez-moi de la
résumer en deux propositions :
33Voir les exceptions préliminaires présentées par la Serbie, p. 58 et suiv.
34Ibid., par. 3.73.
35
Voir art. 2 ; par.1), litt. e) de la convention de Vienne sur la succession d’Etats en matière de traités (1978 et
art. 2, par.1, litt. d) de la convention de Vienne sur la succession d’Etats en matière de biens, archives et dettes d’Etat
(1983).
36
Voir, par exemple, les exceptions préliminaires présentées par la Serbie, par. 4.22. - 15 -
22 63. Première proposition : conformément à sa jurisprudence, la Cour est uniquement appelée,
en la présente espèce, à se prononcer sur des violations de la Convention sur le génocide, au regard
des règles du droit conventionnel. Cela suppose qu’au moment des faits, cet instrument ait été en
vigueur entre les deux Parties.
64. Deuxième proposition : l’arrêt sur la compétence que la Cour a rendu en 2008, ainsi que
la pratique de la commission Badinter et celle de la communauté internationale dans son ensemble,
confirment que la date du 27 avril 1992 est celle à laquelle l’Etat défendeur a succédé à la
Convention sur le génocide.
65. Monsieur le président, je vous prie de bien vouloir donner maintenant la parole à
M. Tams, qui commencera par démontrer plus en détail que la Convention sur le génocide en
général, et en particulier son article IX, ne saurait s’appliquer rétroactivement.
66. Je vous remercie de votre aimable attention.
Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur Zimmermann. J’appelle maintenant à la barre
M. Tams. Monsieur Tams, vous avez la parole.
A. INTRODUCTION
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’ai l’honneur et le privilège de
m’adresser à vous pour la première fois, au nom de la République de Serbie, dans le cadre d’une
affaire de grande importance. Ce matin, je vais continuer à exposer les arguments du défendeur
concernant son comportement avant le 27 avril 1992. M. Zimmermann vient de vous présenter les
principaux éléments de la position de la Serbie. Comme il vous l’a dit, tout comportement
antérieur à cette date ne saurait fonder un arrêt en l’instance : il a eu lieu alors que le défendeur
n’existait pas en tant qu’Etat et n’était pas lié par la Convention sur le génocide.
2. Je me propose donc de développer deux aspects de cet argument. Je parlerai d’abord de
questions de rétroactivité et je montrerai que les actes sur lesquels la Croatie se fonde ne relèvent
pas de la Convention sur le génocide ratione temporis. Je présenterai ensuite l’argument de la
Serbie relatif à l’article 10 2) des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat sur lesquels la
Croatie s’appuie pour «transférer» comme par magie à l’Etat serbe la responsabilité de
comportements datant de 1991 et du début de 1992. - 16 -
3. La position de la Serbie sur ces deux questions repose sur des principes bien établis de
23
droit international et sur la jurisprudence de la Cour. La Serbie vous demande de suivre votre
jurisprudence récente dans des affaires telles que Belgique c. Sénégal et Géorgie c. Russie,
deux affaires dont les conseils de la Croatie ont semblé ne pas tenir compte dans leurs plaidoiries
mais qui, à notre avis, sont des plus instructives. Et notre argument s’appuie sur un élément central
de votre arrêt de 2008 en l’instance, à savoir la déclaration déjà mentionnée par M. Zimmermann
[projection] : «à compter de cette date [27 avril 1992] la RFY serait liée, en tant que partie, par les
obligations découlant de toutes les conventions multilatérales auxquelles la RFSY était partie au
moment de sa dissolution» .37
4. Monsieur le président, il y a peut-être lieu de noter que cette déclaration n’était pas celle
que la Serbie avait espérée en 2008. Vous vous en souviendrez, pendant la phase des exceptions
préliminaires en cette affaire, la Serbie avait contesté que la déclaration du 27 avril 1992 vaille
notification de succession. Mais bien entendu elle accepte la détermination de la Cour et elle en
accepte les deux implications centrales. Premièrement, la Serbie est l’Etat successeur pour la
Convention sur le Génocide. Deuxièmement, cette succession a pris effet le 27 avril 1992. «[A]
compter de cette date», Monsieur le président, les termes sont clairs. Ils signifient : liée par la
Convention sur le génocide à compter du 27 avril 1992 mais non avant cette date. [Fin de la
projection.]
5. Et c’est parce que la Convention sur le génocide est entrée en vigueur pour la Serbie en
avril 1992 que le problème de la responsabilité des violations de cet instrument commises avant
cette date nécessite des explications ; la Croatie a besoin d’établir un lien entre les comportements
antérieurs au mois d’avril 1992 d’une part, et la Convention sur le génocide (et non pas les règles
coutumières sur le génocide) de l’autre.
B. R ÉTROACTIVITÉ
6. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, «la succession en matière de
responsabilité» pourrait être l’un de ces liens. Après tout, c’est bien de responsabilité qu’il s’agit.
Et pendant les années 1990, une grande partie de la diplomatie croate consistait à tenter de
37Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 454-455, par. 117 ; les italiques sont de nous. - 17 -
convaincre la communauté internationale que la RFY avait succédé à la RFSY et elle est
parvenue à ses fins. Peut-être la présente affaire, examinée sous le bon angle, est-elle une affaire
de succession en matière de responsabilité. Mais la Croatie évite soigneusement ce langage.
24 7. Monsieur le président, nous pourrions aussi parler de «rétroactivité». La Serbie est liée
depuis avril 1992 mais, bien entendu, une application rétroactive pourrait être prévue dans la
Convention sur le génocide. Mais dans ce cas aussi, la Croatie demeure curieusement circonspecte.
Elle applique évidemment la Convention aux événements de 1991 et du début de 1992 elle l’a
fait pendant toute la semaine. Pourtant, elle pense pouvoir le faire sans parler de rétroactivité.
M. Crawford nous dit même que cet argument est «trompeur» . 38
8. Au lieu de plaider ouvertement la rétroactivité, la Croatie utilise toute une série de
tactiques d’évitement. Elle nous dit qu’appliquer la Convention sur le Génocide aux événements
de 1991 ne serait pas une question de et je cite la réplique «rétroactivité proprement dite» . 39
Apparemment, ce serait une forme moindre de rétroactivité, qui ne serait pas de la rétroactivité
proprement dite.
9. Qui plus est, la Croatie veut nous faire croire que cette forme moindre de rétroactivité peut
être présumée. Sinon, comment comprendre qu’elle insiste sur l’absence de «limite dans le temps»
qui restreindrait la portée de la Convention sur le génocide, de sorte que les événements de 1991 en
40
relèveraient bien .
10. Enfin, la Croatie souligne avec insistance que l’article IX la clause compromissoire
applicable en l’espèce couvre les événements antérieurs à avril 1992. Et là encore, comme par
miracle, ce n’est pas une question de rétroactivité. Monsieur le président, la Croatie semble avoir
peur de la rétroactivité.
11. En réponse à la stratégie d’évitement de la Croatie, permettez-moi de réitérer la position
de la Serbie en trois points.
Premièrement, en dépit de son langage prudent, la Croatie fonde son argument sur la
rétroactivité «la rétroactivité proprement dite».
38
CR 2014/12, p. 41, par. 12 (Crawford).
39Réplique de la Croatie (RC), par. 7.13.
40CR 2014/12, p. 43, par. 17 (Crawford) ; de même, RC, par. 7.2. - 18 -
Deuxièmement, en tant que traité, la Convention sur le génocide ne s’applique pas
rétroactivement.
Et troisièmement, l’article IX de la Convention ne dit rien d’autre.
J’étudierai ces trois points tour à tour.
25 I. L’argument de la Croatie fondé sur la rétroactivité
de la Convention sur le génocide
12. Monsieur le président, ma première observation découle de la distinction que la Croatie
établit entre la «rétroactivité proprement dite» et «des formes moindres de rétroactivité».
[Projection.] Dans sa réplique, la Croatie affirme que la véritable question qui se pose à la
Cour et vous allez le voir sur votre écran est la suivante : «la Convention sanctionne-t-elle le
génocide quelle que soit la date à laquelle il est commis, ou seulement le génocide commis après la
date d’entrée en vigueur de la Convention dans l’Etat concerné» . 41
13. La Croatie ajoute que pour répondre à cette question «on ne peut se référer à la
présomption de non-rétroactivité contenue dans les traités». Pourquoi ? Parce que, selon la
Croatie, «aucune de ces interprétations ne concerne la rétroactivité proprement dite : [autrement
dit] l’Etat n’est responsable que de la violation d’une obligation en vigueur au moment où le fait se
produit, et seulement pour des comportements qui peuvent lui être attribués en vertu des règles de
42
droit international» .
14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est là un élément essentiel
de l’argument de la Croatie. Et pourtant, il dénature complétement les principes régissant la portée
temporelle des obligations conventionnelles. [Fin de la projection.] Pour la Serbie, ces principes
sont énoncés dans l’article 28 de la Convention de Vienne sur le droit des traités qui, la Cour l’ a
43
clarifié dans la récente affaire Belgique c. Sénégal reflète le droit international coutumier.
Comme cette affaire l’a clairement montré, l’article 28 non seulement établit la présomption de
non-rétroactivité et je vais revenir sur ce point , mais aussi, et c’est plus important encore,
41RC, par. 7.13.
42Ibid.
43
Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt,
C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 457, par. 100. - 19 -
précise le sens de la rétroactivité en droit international. [Projection.] Voici ce que dispose
l’article 28 vous le voyez sur l’écran.
15. Et vous voyez immédiatement que cet article ne laisse entendre en rien qu’il existe,
comme la Croatie l’affirme, une distinction entre la rétroactivité proprement dite et des formes
moindres de rétroactivité. L’article 28 énonce un concept de rétroactivité. Si les dispositions d’un
traité «lient … une partie en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date d’entrée en vigueur
de ce traité au regard de cette partie», alors, Monsieur le président, cela s’appelle la rétroactivité.
Ou, pour être parfaitement clair c’est la rétroactivité proprement dite.
16. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, si nous revenons aux faits de
26
la présente instance, il est évident que les arguments de la Croatie concernent précisément cette
forme de rétroactivité. Comme votre arrêt de 2008 le montre clairement, la Serbie est devenue
partie à la convention sur le génocide par succession le 27 avril : cette date, et je cite l’article 28,
est celle de «l’entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie», la Serbie. Pourtant, pendant
une semaine, vous avez entendu la Croatie citer des actes ou des faits pour reprendre les termes
de l’article 28 qui se sont produits en 1991.
17. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’hésite à dire l’évidence,
l’année 1991 et les 117 premiers jours de l’année 1992 c’est-à-dire la période comprise entre le
er
1 janvier et le 26 avril 1992 sont antérieurs à la date critique. Ce qui s’est passé en 1991 et au
début de 1992, pour reprendre les termes de l’article 28, est «antérieur à la date d’entrée en vigueur
de ce traité au regard de cette partie», la Serbie. Alors, Monsieur le président, Mesdames et
Messieurs de la Cour, que demande donc la Croatie, sinon l’application rétroactive d’un traité ?
[Fin de la projection.]
18. Monsieur le président, la Croatie affirme qu’il ne s’agit pas là de rétroactivité proprement
dite parce que la Serbie «n’est responsable que de la violation d’une obligation en vigueur au
moment où le fait se produit, et seulement pour des comportements qui peuvent lui être attribués en
44
vertu des règles de droit international» .
44RC, par. 7.13. - 20 -
19. Pourtant, cet argument ainsi que la variation sur le même thème de M. Crawford la
semaine dernière ne sont que des écrans de fumée. La Serbie est bien entendu liée par la
convention sur le génocide depuis avril 1992. Sinon, comment la présente affaire en serait-elle au
stade de la procédure sur le fond ? Et, incidemment, comment la Serbie aurait-elle pu formuler une
demande reconventionnelle ? Et la Serbie ne peut évidemment pas être considérée responsable
d’un comportement qui ne lui n’est pas attribuable. Les conseils de la Croatie eux-mêmes ne le
prétendent pas. Mais ce n’est pas là l’objet de la rétroactivité : comme l’article 28 l’indique
clairement, elle désigne l’application d’un traité à «un acte ou fait antérieur à la date d’entrée en
vigueur de ce traité au regard de cette partie». Dans la mesure où la Croatie se fonde sur des
comportements antérieurs au 27 avril 1992 comme elle l’a fait toute la semaine son argument
repose sur la rétroactivité, et aucune tactique d’évitement, aucune distinction frauduleuse entre
rétroactivité «proprement dite» et rétroactivité «moindre» ne parvient à masquer cette donnée
essentielle.
27 II. La Convention sur le génocide en soi ne s’applique pas rétroactivement
20. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi d’en venir au
deuxième point de la Serbie et d’examiner la question de l’application temporelle de la
Convention : cet instrument lie-t-il la Serbie au regard de comportements qui se sont produits
en 1991 ou pendant les premiers mois de 1992 ? C’est là la principale question de fond qui oppose
les Parties. La Serbie s’appuie fermement sur l’article 28, dont la Croatie veut nous faire croire
qu’il n’a rien à voir avec l’espèce. Les dispositions de cet article sont à nouveau à l’écran.
[Projection.]
21. Monsieur le président, il ressort clairement du texte que le droit international repose sur
une présomption de non-rétroactivité. Voilà pourquoi l’article 28 commence par une phrase
négative «à moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs
établie». Voilà aussi pourquoi le titre est formulé au négatif, «non-rétroactivité des traités». Et
voilà enfin pourquoi l’article 28 indique comment les Parties, à titre exceptionnel, peuvent établir la
rétroactivité. La présomption de non-rétroactivité peut donc être réfutée ce n’est qu’une
présomption. Mais elle n’est pas réfutée aisément. [Fin de la projection.] La CDI l’a clairement - 21 -
exprimé. Dans son commentaire sur ce qui devait devenir l’article 28, elle a noté ce qui suit : «La
règle générale est qu’un traité ne doit pas être considéré comme destiné à avoir un effet rétroactif à
moins que cette intention ne soit exprimée dans le traité ou qu’elle ne ressorte clairement de ses
dispositions» .45
22. Dans son quatrième rapport sur le droit des traités, sir Gerald Fitzmaurice ne dit rien
d’autre : «Il est évident que ce résultat n’est possible que si le traité le prévoit expressément ou
l’implique de façon absolument nécessaire. Quoi qu’il en soit, il y a toujours une présomption de
non-rétroactivité.» 46
23. Cette approche a été régulièrement confirmée depuis 1969, y compris dans votre arrêt en
l’affaire Belgique c. Sénégal, qui vous a amené à vous demander si quoi que soit «dans la
Convention contre la torture [l’instrument applicable en l’espèce] révél[ait] une intention d’obliger
un Etat Partie à incriminer … les actes de torture intervenus préalablement à son entrée en vigueur
47
pour cet Etat» .
24. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les arguments de la Croatie
font abstraction de tous ces éléments. La Croatie demande si «des limites temporelles» sont
prévues dans la Convention sur le génocide, et comme elle pense que tel n’est pas le cas, elle
applique la Convention à des événements qui ont eu lieu en 1991. Mais en réponse, il suffit de
48
28 citer sir Gerald Fitzmaurice : «Il y a toujours un présomption de non-rétroactivité.» , ou encore
l’arrêt Belgique c. Sénégal ou la Cour se demande si quoi que ce soit dans la Convention contre la
49
torture «révèle une intention» de prévoir la rétroactivité» . S’il n’est pas nécessaire d’inscrire des
limitations temporelles dans un traité, la rétroactivité, elle, doit y être énoncée.
25. Monsieur le président, il y a une raison à cela. La non-rétroactivité n’est ni une gêne, ni
un obstacle. C’est un outil important pour assurer l’application du droit. La portée temporelle des
45Annuaire de la Commission du droit international, ACDI, 1966, vol. II, p. 230, par. 1.
46 e
Sir G. Fitzmaurice, 4 rapport sur le droit des traités, ACDI, 1959, vol. II, p. 75, par. 122 ; les italiques sont de
nous.
47
Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J.
Recueil 2012 (II), p. 457, par. 100.
48Sir G. Fitzmaurice, 4 rapport sur le droit des traités, ACDI, 1959, vol. II, p. 75, par. 122.
49 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J.
Recueil 2012 (II), p. 457, par. 100. - 22 -
obligations doit être claire pour les Etats et la communauté internationale et la non-rétroactivité
assure cette clarté. Elle indique une date précise dans le temps à compter de laquelle un traité lie
un Etat contractant. Parce que l’application des traités n’est généralement pas rétroactive, les Etats
peuvent y être parties sans se demander s’ils ont commis une violation à tel ou tel moment dans le
passé. Et c’est important. Bien entendu, comme le dit M. Crawford, les Etats peuvent décider de
procéder différemment ; ils peuvent élaborer des traités qui régissent le passé et l’avenir. Et nous
pouvons nous demander si la Convention sur le génocide en fait partie ? Je vais y venir dans un
instant. Mais je ne pense pas que nous puissions sérieusement faire valoir qu’absence de
disposition expresse signifie non-rétroactivité. En règle générale, quoi que nous puissions penser
du génocide, la non-rétroactivité est éminemment judicieuse, et c’est la raison pour laquelle, en
vertu de l’article 28, toute disposition contraire doit être prévue.
26. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à la Convention sur
le génocide. La Serbie fait valoir que si nous nous en tenons au critère énoncé à l’article 28,
l’argument de la Croatie en faveur de la rétroactivité s’effondre. Les rédacteurs de la Convention
n’entendaient absolument pas en faire un instrument rétroactif. Aucune intention de ce
type pour reprendre les mots de la commission «n’a été exprimée dans le traité». Aucun des
19 articles de la Convention ne confirme l’argument de la Croatie. La Croatie et la Serbie
s’entendent donc sur le principe ; les traités peuvent prévoir la rétroactivité. Le faire aurait été
possible. Mais ce n’est pas le cas de la Convention sur le génocide. Dans d’autres instruments,
comme la comparaison le montre clairement, les Etats indiquent expressément que les obligations
qui les lient valent pour le passé et l’avenir.
29 27. Pour illustrer la manière dont les clauses prévoyant expressément la rétroactivité sont
formulées, permettez-moi de vous renvoyer à un autre instrument, la convention sur
l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité . Le titre de l’instrument
étant assez intimidant, je l’appellerai «la convention sur l’imprescriptibilité». Cette convention,
adoptée en 1968, vise à faciliter l’exercice de poursuites contre des crimes graves en les rendant
imprescriptibles. Il s’agit d’un document important qui, soit dit en passant, s’applique non
50Nations Unies, Recueil des traités, vol. 754, p. 73. - 23 -
seulement aux crimes de guerre, mais aussi au génocide. Pourtant la différence entre les deux
instruments est frappante. Alors que la Convention sur le génocide ne contient pas un mot sur la
question, l’article premier de la convention sur l’imprescriptibilité prévoit expressément la
rétroactivité. [Projection.] Aux termes de son article premier : «Les crimes suivants sont
imprescriptibles, quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis.» Suit alors la liste des crimes
auxquels la convention s’applique. C’est ainsi, Monsieur le président, que la rétroactivité peut être
inscrite dans un traité : clairement et sans équivoque. La Convention sur le génocide ne comprend
aucune clause un tant soit peu comparable à l’article premier de la convention sur
l’imprescriptibilité. Les rédacteurs ont décidé de ne pas en inclure, et ils l’ont fait délibérément.
[Fin de la projection.]
28. Monsieur le président, une lecture attentive donne à penser que la Convention sur le
génocide ne doit lier les parties qu’à l’égard de comportements futurs. Et de fait, le préambule de
la Convention, sur lequel M. Crawford s’est appuyé, l’indique clairement : il énonce l’intention des
parties de «libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux», autrement dit, du génocide. Libérer
51
signifie mettre en liberté , ce qui montre bien que la Convention implique un changement pour
l’avenir.
29. Monsieur le président, c’est aussi ce qui ressort clairement de l’article premier, qui
souligne le devoir de prévenir le génocide question dont vous avez traité dans l’arrêt rendu
52
en 2007 en l’affaire Bosnie . Contrairement à ce qui se passe en l’espèce, les questions de
rétroactivité n’ont pas été examinées lors de la phase du fond. Pourtant, la manière dont vous avez
décrit la portée temporelle de l’obligation de prévenir est très révélatrice. [Projection.] Vous avez
précisé, et c’est à présent à l’écran, que :
«l’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire prennent
30
naissance, pour un Etat, au moment où celui-ci a connaissance, ou devrait
normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission
d’un génocide» .53
51
Petit Robert de la langue française, 2008.
52Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 43 (ci-après dénommée Bosnie).
53Bosnie, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 222, par. 431. - 24 -
30. Monsieur le président, M. Crawford a dit vendredi de cette obligation qu’elle «p[ouvait]
54
inclure le crime de génocide quelle que soit la date à laquelle il é[tait] commis» . Tout est possible
évidemment. Mais prenons un instant pour réfléchir à ce que M. Crawford a laissé entendre, à
savoir qu’appliquer l’obligation de prévention énoncée à l’article premier à des événements passés
est tout à fait plausible. Non pas possible, mais plausible. Pouvons-nous vraiment, comme la
Croatie veut le faire croire à la Cour, admettre qu’un Etat qui devient partie à la Convention sur le
génocide accepte par là une obligation d’empêcher ou plutôt d’avoir empêché d’autres de
commettre un génocide par le passé, quel que soit le moment où le crime a été commis et chaque
fois qu’un risque sérieux pouvait avoir existé ? Est-il vraisemblable d’admettre, pour illustrer les
implications de l’argument de la Croatie, que le Nigéria, lorsqu’il est devenu partie à la Convention
en 2009, a accepté par là un devoir d’agir contre des risques sérieux de génocide, disons pendant
les années soixante ? Prenons le cas d’un autre Etat. Lorsqu’ils ont ratifié la Convention sur le
génocide en 1988, les Etats-Unis ont-ils accepté l’obligation d’empêcher d’autres ou plutôt,
d’avoir empêché d’autres à commettre un génocide dans les années cinquante ou quarante ? En
faisant un effort, Monsieur le président, nous pouvons peut-être accepter, comme M. Crawford, que
l’obligation de prévenir «peut inclure un génocide [passé]». Mais pour la Serbie, cet argument est
totalement invraisemblable. La Croatie sollicite la Convention sur le génocide et permettez-moi
d’adapter une image utilisée par la Cour «au-delà du point de rupture» . [Fin de la projection.]
31. Monsieur le président, on pourrait dire la même chose d’autres dispositions dont la
Croatie choisit de faire abstraction. Aux termes de l’article VIII de la Convention sur le génocide,
les parties contractantes peuvent saisir les organes compétents des Nations Unies afin que ceux-ci
prennent les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de
génocide est-il vraisemblable que cette disposition ait pu impliquer une rétroactivité lorsque la
Convention est entrée en vigueur pour la première fois en 1950-1951 ? L’article IV énonce une
obligation de punir «les génocidaires» et est délibérément formulé au futur (au présent en anglais) :
il y est question dans le texte anglais de personnes «committing» un génocide, et non de personnes
54
CR 2014/12, p. 45, par. 23 (Crawford).
55Voir Bosnie, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 210, par. 406. - 25 -
«having committed» un génocide. Comme ces dispositions le montrent clairement, rien dans le
texte ne donne à entendre que la Convention devrait lier les parties au regard d’événements passés.
31 32. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en vertu du dispositif prévu à
l’article 28, des traités peuvent bien évidemment s’appliquer rétroactivement, même en l’absence
de clauses expresses à cette fin si cette intention, et je cite les dispositions de l’article, est «par
ailleurs établie». C’est à cela que se réfère la phrase de sir Gerald Fitzmaurice : «si le
traité … l’implique de façon absolument nécessaire» . Dans son commentaire sur ce qui allait
devenir l’article 28, la CDI nous donne d’autres indications sur les cas dans lesquels il serait
«absolument nécessaire» de reconnaître cette intention. Selon elle, la rétroactivité pourrait être
implicite si «la nature même du traité, plutôt que ses dispositions mêmes, indique qu’il est destiné
57
à avoir certains effets rétroactifs» .
33. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, cette deuxième exception, la
rétroactivité implicite, a un sens étroit. Il ne s’agit pas de savoir si la rétroactivité peut, d’une
manière ou d’une autre, être sous-entendue dans un traité ou s’il serait commode de rendre celui-ci
rétroactif. Et comme la Croatie insiste sur la nature déclaratoire de la convention, j’ajouterai qu’il
s’agit encore moins de savoir si le traité codifie ou non le droit international coutumier
existant point que vous avez éclairci dans l’affaire Belgique c. Sénégal. C’est «la nature même
du traité» qui commande la rétroactivité.
34. Et, Monsieur le président, le commentaire de la commission nous donne quelques
indications sur les traités qui sont «par leur nature même» rétroactifs. Pour la commission, un traité
peut impliquer la rétroactivité lorsqu’il réglemente une situation juridique antérieure. Et, à titre
d’exemple, elle se réfère au protocole XII du traité de Lausanne de 1923 qui était au centre de
l’affaire Mavrommatis. Dans cette affaire, la Cour permanente de Justice internationale a analysé
le protocole XII et déclaré que celui-ci «avait été élaboré afin de fixer les conditions régissant la
reconnaissance et le traitement par les parties contractantes de certaines concessions octroyées par
58
les autorités ottomanes avant la conclusion du protocole» .
56Sir G. Fitzmaurice, 4 rapport sur le droit des traités, ACDI, 1959, vol. II, p. 75, par. 122.
57ACDI, 1966, vol. II, p. 212213, par. 4.
58 o
Concessions Mavrommatis, C.P.J.I., série A, n 2, p. 34 ; les italiques sont de nous. - 26 -
Le protocole XII a donc été conclu pour réglementer une situation passée. Par «sa nature
même», il s’appliquait rétroactivement.
32 35. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Convention sur le génocide
n’a pas été élaborée pour réglementer le passé. Elle ne réglementait pas l’holocauste, mais avait
pour objet d’en empêcher de nouveaux. Comme la Croatie nous le rappelle, elle codifie un crime
existant, mais l’accent y est mis sur la nécessité de prévenir, de mettre en place un régime
international réprimant le génocide et de permettre à tous les Etats, quel qu’en soit le passé, d’être
parties à ce régime. L’idée que la Croatie se fait de la Convention fait abstraction de toutes ces
considérations.
36. A vrai dire, la Croatie est très franche à ce sujet. Dans ses écritures, elle indique
59
expressément que la Convention s’appliquerait aux génocidaires de la seconde guerre mondiale .
Je note que M. Crawford n’a pas réitéré ce point la semaine dernière, mais il figure dans les
écritures et semble découler de la manière dont la Croatie conçoit la rétroactivité. Si la Convention
s’applique aux génocidaires de la seconde guerre mondiale, jusqu’où irons-nous ? Elle
s’appliquerait probablement aussi à ce qui s’est passé lors de la première guerre mondiale ou même
au cours du processus de colonisation. La Croatie ne le dit jamais expressément, mais on peut
supposer que toutes ces affaires pourraient être portées devant la Cour, de même que les questions
relatives à l’obligation de prévenir le génocide qui peut, selon M. Crawford, se rapporter à des
événements survenus dans le passé. Balayant les préoccupations de la Serbie qu’elle qualifie de
«formalistes», la Croatie avance un argument en vertu duquel des conflits vieux de plusieurs
décennies, voire de plusieurs siècles pourraient être portés devant la Cour. Que ce soit ou non
souhaitable, je ne le sais pas et c’est sans importance. Mais ce n’est certainement pas ce que les
rédacteurs de la Convention avaient à l’esprit. Rien dans «la nature même du traité» n’emporte la
rétroactivité.
37. Monsieur le président, la Croatie formule un argument distinct qui souligne l’importance
du régime international réprimant le génocide. Et M. Crawford, je pense que c’était jeudi, a été
véhément sur ce point pardonnez-moi c’était vendredi ; si je ne me trompe pas, il a utilisé les
59RC, par. 7.11. - 27 -
termes «erga omnes» huit fois pour décrire les obligations découlant de la Convention sur le
génocide. La Serbie est d’accord sur ce point : c’est envers la communauté internationale dans son
ensemble que les Parties contractantes ont leurs principales obligations. Elle reviendra sur la
question dans les jours qui viennent lorsqu’elle présentera sa demande reconventionnelle. Aux fins
présentes, je voudrais cependant faire une observation distincte qui est la suivante : il n’existe pas
de lien automatique entre l’importance ou, d’ailleurs, entre le caractère erga omnes, et la
rétroactivité tout comme le caractère erga omnes, en tant que tel, ne crée pas de juridiction,
60
33 comme vous l’avez précisé en l’affaire relative au Timor oriental . Le caractère erga omnes revêt
une importance cruciale pour bien des choses mais il ne modifie en rien la portée temporelle d’une
obligation conventionnelle. Cela découle sans aucun doute de votre jurisprudence récente, et je
pense une fois encore à l’affaire Belgique c. Sénégal l’affaire dont la Croatie ne veut pas parler.
38. Monsieur le président, dans l’affaire Belgique c. Sénégal, tout comme en l’espèce, le
demandeur a souligné l’importance du régime réprimant la torture, en vue d’élargir la portée
temporelle de la Convention. Dans votre arrêt du 20 juillet 2012, il y a moins de deux ans, vous
avez examiné la question de manière détaillée et vous avez rejeté la demande du requérant. Et vous
l’avez rejeté précisément parce qu’il n’existe pas de lien automatique entre l’importance des
obligations conventionnelles et leur portée temporelle. Vous avez déclaré sans ambiguïté que
61
«l’interdiction de la torture … a[vait] acquis le caractère de norme impérative (jus cogens)» , et
vous avez reconnu son caractère erga omnes ou erga omnes partes.
39. Cela n’avait toutefois pas d’incidence sur la question de la rétroactivité. Aussi, après
avoir résumé les éléments de preuve appuyant le caractère de norme impérative des règles contre la
torture, vous avez ajouté que «rien dans la Convention contre la torture ne révél[ait] une intention
d’obliger un Etat partie à [incriminer] … les actes de torture intervenus préalablement à son entrée
en vigueur pour cet Etat» . 62
40. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, l’affaire opposant la Belgique
et le Sénégal concernait non pas la convention sur le génocide, mais un instrument très semblable
60Affaire relative au Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 90.
61 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt,
C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 457, par. 99.
62
Ibid., par. 100. - 28 -
qui se rapporte aussi à l’ordre public : la Convention contre la torture. Et l’analyse de la
Cour dans une affaire récente concernant un instrument très semblable et en réponse à un
argument analogue précise qu’en soi, l’importance ou, si vous préférez, l’incidence d’une
obligation sur l’ordre public ne commande pas la rétroactivité. Tel est précisément la position de la
Serbie.
41. Monsieur le président, avant de conclure sur ce point, permettez-moi d’ajouter que la
question opposant les Parties en l’espèce, a bien évidemment déjà été débattue. D’éminents
commentateurs se sont demandés si la Convention sur le génocide devait s’appliquer
rétroactivement, et des Etats ont exprimé leurs vues sur la question. Pour eux, la question est
simple, ce qui en dit long.
42. A titre d’exemple, permettez-moi de vous renvoyer à l’étude phare de
Néhémiah Robinson sur la Convention sur le génocide publié pour la première fois en 1949, et de
34 nouveau en 1960. Selon lui, «il est difficile de prétendre que la Convention [sur le génocide]
oblige les signataires à punir les auteurs de crime pour des actes commis avant son entrée en
vigueur pour l’Etat concerné» .63
43. Cinquante ans plus tard, mon collègue, M. William Schabas, a dit exactement la même
chose dans son ouvrage sur le génocide : «rien dans la convention sur le génocide ne sous-entend
«une intention différente» [au sens de l’article 28 de la convention de Vienne] … «la vérité, c’est
que cette convention n’est pas applicable aux actes commis avant la date de son entrée en
64
vigueur» .
44. Monsieur le président, les Etats parties sont du même avis que Robinson et Schabas. Je
me contenterai de vous donner un exemple, mais il est récent et ne laisse subsister aucun doute :
voici ce que le Gouvernement allemand a déclaré en 2010, devant le Parlement allemand vous le
voyez sur votre écran : [projection]
«la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du
9 décembre 1948 est entrée en vigueur le 12 janvier 1951. Pour le Gouvernement de
63
Robinson, The Genocide Convention, 1960, p. 114.
64W.A. Schabas, Genocide in International Law, 2008, p. 643 ; note de bas de page omise. - 29 -
la République fédérale d’Allemagne, elle a pris effet le 22 février 1955. [Et voici le
passage crucial] elle n’a pas d’effet rétroactif.» 65
45. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est on ne peut plus clair. Et
pour revenir à ce que j’ai dit précédemment, s’il en était autrement, l’Allemagne aurait-elle ratifié
la Convention sans formuler de réserve temporelle ? D’autres Etats responsables d’atrocités
passées ou accusés de les avoir commises auraient-ils eux aussi ratifié cet instrument ? Comme la
Cour l’a indiqué en 1951, les rédacteurs et l’Assemblée générale le voulaient «de portée nettement
66
universelle» et leur intention était «d’y voir participer le plus grand nombre possible d’Etats» .
Vendredi, M. Crawford a mis l’accent sur l’objet et le but de la convention mais l’argument qu’il a
avancé affaiblirait la vision des rédacteurs, celle d’un instrument «de portée nettement universelle».
Et il va à l’encontre des principes généralement acceptés régissant la portée temporelle des
traités adoptés par la CDI et à Vienne, appliqués depuis 1969 et régulièrement confirmés par la
présente Cour. L’argument de la rétroactivité avancé par la Croatie doit être rejeté.
35 III. L’article IX de la Convention n’en étend pas le champ d’application temporel
à des événements antérieurs au 27 avril 1992
46. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en viens à présent à mon
troisième point : de la même façon que la Convention en tant que telle ne s’applique pas à des
événements antérieurs au 27 avril 1992, rien dans sa clause compromissoire l’article IX ne
vient modifier cette conclusion. Ce qui vaut pour les obligations de fond de la Convention vaut
également pour son mécanisme d’application.
47. La Croatie n’est pas d’accord. Dans sa réplique, elle fait valoir que l’article IX pourrait
être examiné séparément. Elle considère que les dispositions juridictionnelles sont «sujettes à [une]
interprétation[] libre[]» ; pour reprendre les termes utilisés vendredi par M. Crawford, elles sont
régies, par «certains principes d’interprétation des traités [qui] trouvent tout particulièrement à
s’appliquer dans le contexte des clauses compromissoires» . 68
65Voir Deutscher Bundestag [Parlement de l’Allemagne fédérale] doc. n 17/1956 (2010), p. 5 ; les italiques sont
de nous. Le texte original en allemand se lit comme suit : «Die Konvention über die Verhütung und Bestrafung des
Völkermordes vom 9. Dezember 1948 ist am 12. Januar 1951 in Kraft getreten. Für die Bundesrepublik Deutschland ist
sie seit dem 22. Februar 1955 in Kraft. Sie gilt nicht rückwirkend.»
66 Réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J.
Recueil 1951, p. 24.
67RC, par. 7.21.
68
CR 2014/12, p. 47, par. 28 (Crawford). - 30 -
48. Toutefois, Monsieur le président, ces propos sont contredits par la jurisprudence de la
Cour et par le libellé de l’article IX. Je commencerai par ce dernier : l’article IX établit la
compétence de la Cour en cas de différends «entre les parties». Pourtant, comme M. Zimmermann
l’a fait observer, il ne pouvait y avoir, avant le 27 avril 1992, de différend entre les parties relatifs à
l’interprétation, l’application ou l’exécution de la Convention. La clause compromissoire n’est pas
autonome, elle fait partie intégrante du traité et a la même portée temporelle.
49. La Croatie n’en tient aucun compte. Elle invoque une fois de plus
69
l’affaire Mavrommatis, dont M. Crawford dit qu’elle étaye solidement la thèse de la Croatie .
Monsieur le président, Mavrommatis est l’affaire préférée de la Croatie. Mais même elle ne peut
faire des miracles. La Serbie ayant longuement répondu à l’argumentation de la Croatie dans sa
duplique, je me contenterai de faire ici deux remarques très brèves.
50. La première concerne la nature spécifique du traité appliqué dans l’affaire Mavrommatis,
c’est-à-dire le protocole XII. Comme je l’ai déjà dit, cette affaire concernait, exceptionnellement,
un traité qui de par sa nature même était rétroactif. La Cour a déclaré expressément que le
protocole XII était censé déployer ses effets «à l’égard de situations juridiques remontant à une
époque antérieure à sa propre existence» . 70 Il avait été délibérément rédigé dans le but de
réglementer le passé. Comme l’a dit la Cour, les obligations de fond qui en découlaient étaient
36 tournées vers le passé. C’est ce qui le rendait exceptionnel et était essentiel pour l’interprétation de
la clause juridictionnelle. Car pourquoi une clause juridictionnelle aurait-elle fait obstacle à
l’objectif du traité qui était de réglementer le passé ? Voilà le contexte restrictif et
inhabituel de la décision rendue en l’affaire Mavrommatis sur laquelle s’appuie la Croatie. Or la
présente affaire est différente la Convention sur le génocide n’est pas un traité visant à
réglementer le passé. La décision rendue en l’affaire Mavrommatis invoquée par la Croatie est-elle
donc réellement une référence pertinente ? Ce n’est pas l’avis de la Serbie.
51. Ma seconde observation se rapporte au contexte plus immédiat de la décision rendue en
l’affaire Mavrommatis citée par la Croatie. Et, encore une fois, cette question a été examinée dans
les écritures. [Projection.] Monsieur le président, à titre de rappel, voici, en substance, le passage
69CR 2014/12, p. 47, par. 28 (Crawford).
70Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n 2, 1924, C.P.J.I. série A n 2, p. 34. - 31 -
auquel la Croatie se réfère pour étayer sa large interprétation des clauses compromissoires : «dans
le doute, une juridiction basée sur un accord international s’étend à tous les différends qui lui sont
soumis après son établissement…» . 71
52. Mais, avant de tirer des conclusions hâtives, examinons les points de suspension : vous
les voyez à l’écran et nous allons nous intéresser à ce qu’ils dissimulent. Monsieur le président,
voici la phrase qui suit immédiatement et que la Croatie s’est abstenue de citer :
«Dans le cas actuel [Mavrommatis], cette interprétation [celle sur laquelle
s’appuie la Croatie] semble imposée par les termes mêmes de l’article 26 [la clause
juridictionnelle dont il s’agit], d’après lequel doit être soumis à la Cour «tout différend
quel qu’il soit … qui viendrait à s’élever».» 72
53. En d’autres termes, pour la Cour permanente, l’effet rétroactif de la clause
compromissoire découlait de son libellé spécifique. Pour reprendre les termes de l’article 28 (de la
convention de Vienne), il «ressort[ait] du traité» une intention différente. Cette justification étroite
était capitale et donne à penser une fois de plus que l’affaire Mavrommatis ne peut en l’espèce
permettre d’aller du particulier au général. Elle est, au mieux d’une pertinence douteuse. [Fin de la
projection.]
54. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il existe une autre raison pour
ne pas accorder trop d’importance à l’affaire Mavrommatis, l’affaire préférée de la Croatie. Et
cette raison est la suivante : au cours des 90 années qui se sont écoulées depuis la déclaration citée
par la Croatie même si elle étayait la thèse de cette dernière, ce qui n’est pas le cas, selon
nous , cette déclaration a été infirmée. Et pour saisir à quel point elle l’a été, il suffit de se
37 référer au différend entre la Géorgie et la Russie concernant la discrimination raciale la
deuxième affaire sur la liste des précédents récents que la Croatie se garde bien de mentionner dans
ses écritures. Dans cette affaire, le demandeur s’est également appuyé sur ce que l’on pourrait
appeler un «traité d’ordre public», la CIEDR (la convention internationale sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination raciale). Ce traité d’ordre public contenait une clause
compromissoire permettant la saisine de la Cour en cas de différends entre les parties (article 22 de
la CIEDR). Des questions de compétence ratione temporis se posaient également, car l’une des
71Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n 2, 1924, C.P.J.I. série A n 2, p. 35.
72Ibid. - 32 -
parties (la Géorgie), n’était devenue partie contractante qu’en 1999 mais souhaitait invoquer des
faits antérieurs.
55. La Cour a donc eu à examiner une situation très semblable, et sa démarche nous semble
instructive. Quelle a été sa décision dans l’affaire Géorgie c. Russie ? Monsieur le président, dans
son interprétation de la portée de l’article 22 de la CIERD, la clause compromissoire applicable, la
Cour n’a laissé subsister aucun doute. Elle a indiqué que, avant que la Géorgie ne devienne partie à
la CIERD en 1999, il avait pu exister, entre les parties, des différends concernant la discrimination
raciale en général, mais que ces différends ne se rapportaient ni à l’interprétation, ni à l’application
de la CIERD. Pour que la Cour soit compétente, les deux parties devaient être liées par la
convention lorsque le différend en cause s’est produit et non, comme la Croatie le soutient,
lorsque la procédure a été engagée. La Cour a été très claire sur ce point. [Projection.] Elle a
conclu que, même si, avant 1999, il existait, entre la Géorgie et la Russie, un différend portant sur
des questions de discrimination raciale en général, et je cite : «ce différend, bien que concernant la
discrimination raciale, n’aurait pu toucher à l’interprétation ou à l’application de la CIEDR ; cet
instrument, en son article 22, ne donne compétence à la Cour que pour connaître des différends qui
73
le concernent» .
56. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Serbie considère que le
même critère devrait s’appliquer en l’espèce. Même s’il existait un différend concernant des
questions de génocide entre la Croatie et la Serbie avant avril 1992, cela ne suffirait pas aux fins de
l’article IX. Et pour paraphraser l’arrêt «russo-géorgien» de la Cour, avant avril 1992, un différend
concernant le génocide et j’adapte les termes, mais il suffit en l’occurrence de modifier le nom
du traité «n’aurait pu toucher à l’interprétation ou à l’application de la [Convention sur le
génocide] ; cet instrument, en son article [IX], ne donne compétence à la Cour que pour connaître
des différends qui le concernent» .74
38 57. Si l’affaire russo-géorgienne, comparable à la présente espèce à de nombreux égards,
donne une leçon, c’est celle-ci : les clauses compromissoires n’étendent pas rétroactivement la
73
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), observations préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 100, par. 64.
74Ibid. - 33 -
compétence de la Cour. La décision en l’affaire Géorgie c. Russie a été rendue récemment par la
Cour, elle est parfaitement claire et concerne la clause compromissoire d’un traité d’ordre public
d’importance majeure. La Serbie est d’avis qu’elle devrait vous guider dans votre interprétation de
l’article IX. [Fin de la projection.]
58. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi de résumer et
de répéter les trois points formulés par la Serbie :
Premièrement, les prétentions de la Croatie, dans la mesure où elles se fondent sur des éléments
de preuve se rapportant à des actes et à des faits antérieurs au 27 avril 1992, présupposent
l’application rétroactive de la Convention sur le génocide : une véritable rétroactivité, même si
la Croatie a peur du terme.
Deuxièmement, rien dans la Convention sur le génocide ne révèle une intention des parties de
se lier à l’égard d’actes ou de faits antérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention pour un
Etat particulier.
Troisièmement, l’article IX de la Convention sur le génocide ne contredit pas cette conclusion.
La clause compromissoire vise à faciliter la procédure entre les parties devant la Cour. Elle
n’introduit pas la rétroactivité par une voie détournée.
59. Monsieur le président, voilà qui conclut mon exposé sur la rétroactivité. Dans la seconde
partie de ma présentation, j’entends examiner un second point faible de la prétention de la Croatie,
à savoir le fait qu’elle s’appuie sur le paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI sur la
responsabilité de l’Etat. Mais avant cela, peut-être estimerez-vous que le moment de l’habituelle
pause-café est venu.
Le PRESIDENT : Je vous remercie. En effet, celle-ci semble prévue dans le «Fahrplan»
[plan de route] que vous suivez comme un «Schnellzug» [TGV] allemand et le moment est donc
venu de marquer une pause de 15 minutes. L’audience est suspendue.
L’audience est suspendue de 11 h 20 à 11 h 35. - 34 -
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend. Vous pouvez poursuivre,
Monsieur Tams.
39 M. TAMS : Je vous remercie, Monsieur le président. Monsieur le président, Mesdames et
Messieurs de la Cour, j’ai examiné avant la pause les questions de rétroactivité, et j’espère que, à la
manière d’un «Schnellzug» allemand je ne suis pas allé trop vite. Si la Cour m’y autorise, je vais
passer à un second aspect, un second point faible de la prétention de la Croatie, à savoir le fait
qu’elle se fonde sur le paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI sur la responsabilité de
l’Etat. Avant de commencer, je tiens à répéter que, même si comme M. Zimmerman l’a dit ce
matin les présentations de ce jour concernent, par nature, des aspects techniques du droit, nous
n’en éprouvons pas moins un profond respect pour toutes les victimes du conflit. Pourtant, comme
M. Zimmerman l’a également déjà dit, dans une instance qui repose sur des allégations aussi
graves et c’est un point que l’agent de la Serbie a soulevé hier , il y a lieu de respecter
rigoureusement les principes fondamentaux régissant la compétence de la Cour. Et c’est sous cet
éclairage que je me propose de commencer mon examen du paragraphe 2 de l’article 10 des articles
sur la responsabilité de l’Etat.
C. LA RESPONSABILITÉ DES COMPORTEMENTS ANTÉRIEURS AU 27 AVRIL 1992
NE PEUT ÊTRE TRANSFÉRÉE À LA SERBIE
60. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie cherche à
contourner les problèmes de compétence ratione temporis en faisant valoir que la responsabilité
des actes commis avant avril 1992 peut être transférée à la Serbie. Dans ses écritures, elle souligne
que «la responsabilité d’un Etat n’est pas limitée aux seuls actes ou omissions postérieurs à sa
création formelle mais peut aussi s’appliquer à des comportements antérieurs» .
61. Dans la présente affaire, la Croatie a invoqué un principe assez général de
«responsabilité par transfert» si je peux l’appeler ainsi pour justifier le fait que les
comportements antérieurs à avril 1992 permettraient d’établir la responsabilité de la Serbie : à
l’époque, celle-ci n’existait pas en tant qu’Etat et n’était pas liée par la Convention sur le génocide,
75Exposé écrit de la Croatie (EEC), par. 3.18. - 35 -
l’instrument applicable, mais la responsabilité lui était transférée au moment de sa naissance en tant
qu’Etat.
62. Monsieur le président, c’est le moment de rappeler ce que je disais ce matin : l’argument
avancé par la Croatie le transfert de responsabilité n’est pas présenté comme un argument sur
la succession de l’Etat en matière de responsabilité. La semaine dernière, M. Crawford a mis en
avant l’importance de la succession mais même si, comme nous le savons maintenant, la
40 transition de la RFSY à la RFY est un cas de succession d’Etat, la Croatie est d’avis que la question
de la responsabilité n’en relève pas et invoque ce qu’elle considère comme un
raccourci certainement un raccourci commode la «règle du transfert» qui, selon elle,
découlerait de l’alinéa 2) de l’article 10 des articles sur la responsabilité de l’Etat adoptés par
la CDI.
63. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, non seulement l’alinéa 2) de
l’article 10 jouit d’un statut douteux, mais apparemment il ne s’applique pas en l’espèce. C’est une
règle d’attribution qui ne transfert pas la responsabilité et qui n’entraîne certainement pas
l’application rétroactive d’un traité qui, autrement, ne serait pas applicable. Le texte de l’article ne
laisse subsister aucun doute : [projection]
«Le comportement d’un mouvement insurrectionnel ou autre qui parvient à
créer un nouvel Etat sur une partie du territoire d’un Etat préexistant ou sur un
territoire sous son administrat76n est considéré comme un fait de ce nouvel Etat
d’après le droit international.»
64. Monsieur le président, je reviendrai bientôt en détails sur cette disposition. A ce stade,
permettez-moi de faire une remarque préliminaire. Monsieur le président, il suffit de réfléchir
quelques secondes pour comprendre que, quelle que soit l’interprétation qui en est faite, cette
disposition est très inhabituelle. Le comportement préexistant à la naissance d’un Etat est attribué à
un nouvel Etat lorsque celui-ci a émergé. Et contrairement aux dispositions de l’article 11 du texte
de la CDI, cette attribution ne dépend pas du fait que l’Etat a adopté ou reconnu ce comportement.
Dans le texte de la CDI, par ailleurs soigneusement conçu pour traiter de la conduite de l’Etat, et
qui accepte la division entre public et privé, l’alinéa 2) de l’article 10 est «un intrus» qui ne se
justifie que par la nécessité de traiter des cas particuliers d’insurrection ou de lutte de libération
76Annexe de la résolution 56/83 de l’Assemblée générale, 12 décembre 2001. - 36 -
nationale. Cette règle singulière et restrictive n’en devient pas moins dans l’argumentation de la
Croatie un principe de succession automatique en matière de responsabilité et de compétence. [Fin
de la projection.]
65. Monsieur le président, il s’agit là d’une interprétation étonnante d’une disposition qui,
tout au long du processus de rédaction, n’a guère retenu l’attention de la CDI et que tous, sauf la
Croatie, jugent tout à fait exceptionnelle. La Serbie fait valoir que l’argument de la Croatie fondé
sur l’alinéa 2) de l’article 10 doit être rejeté pour trois raisons :
Premièrement, en 1991 et au début de 1992 période essentielle aux fins de la présente
affaire, la règle énoncée à l’alinéa 2) de l’article 10 ne reflétait pas l’état du droit international
coutumier.
41 Deuxièmement, même si elle devait s’appliquer par principe, la présente espèce n’entre pas
dans le cadre de l’alinéa 2) de l’article 10 des Articles sur la responsabilité de l’Etat. Les
conditions énoncées dans cette disposition ne sont tout simplement pas réunies : en particulier,
il n’y a pas eu de «mouvement» de lutte contre l’Etat préexistant qui soit parvenu à créer un
nouvel Etat.
Troisièmement, même si l’alinéa 2) de l’article 10 pouvait s’appliquer et même si les
conditions nécessaires étaient réunies, la responsabilité de la Serbie pour violations de la
Convention sur le génocide ne serait toujours pas établie. En tant que règle d’attribution, tout
ce que l’alinéa 2) de l’article 10 des Articles de la CDI peut faire, c’est attribuer à la Serbie le
comportement d’un mouvement qui a eu lieu avant son émergence. Mais, même s’il
s’appliquait, il ne saurait faire de ce comportement le comportement du mouvement une
violation par la Serbie de la Convention sur le génocide.
66. Monsieur le président, chacun de ces trois arguments, qui sont des arguments
subsidiaires, peut à lui seul mettre à mal les prétentions de la Croatie. Je vais traiter des deux
premiers. M. Zimmermann traitera du troisième.
I. En 1992, les dispositions de l’alinéa 2) de l’article 10 des Articles de la CDI
ne reflétaient pas le droit international coutumier
67. Monsieur le président, nous affirmons premièrement que l’alinéa 2) de l’article 10 des
Articles de la CDI ne reflète pas le droit international coutumier tel qu’il se présentait à la période - 37 -
considérée, en 1991-1992. A cette époque, bien entendu, cet article n’existait pas : seul existait un
projet à l’avenir incertain, celui de l’article 15, alinéa 2) provisoirement adopté par la CDI en 1975,
dont le texte était encore inachevé. Il ne s’agissait encore que d’une ou deux dispositions traitant
du comportement des mouvements insurrectionnels : le projet d’alinéa 1 de l’article 15, concernait
les insurrections qui renversaient le gouvernement au sein de structures étatiques existantes ; le
projet d’alinéa 2) portait sur un cas qui pourrait s’appliquer ici, celui des insurrections aboutissant à
la création d’un nouvel Etat. Dans ses écritures, la Serbie a minutieusement exposé la raison pour
laquelle la deuxième de ces dispositions projet d’article 15, alinéa 2) ne reflétait pas la
coutume en 1991. La pratique n’existait tout simplement pas. Dans l’étude la plus complète sur le
sujet, publiée en 2006, soit longtemps après l’achèvement du travail de la CDI sur la responsabilité,
Patrick Dumberry a fait observer à juste raison «qu’il s’agissait d’une construction plus doctrinale
42 que fondée sur une réelle pratique des Etats» . Même le commentaire de la CDI livré en 2001
reflétait cette opinion. L’alinéa 2) de l’article 10 y était décrit comme un «cas spécial» allant à
l’encontre du «principe général», amplement confirmé par la pratique, à savoir que les «actes des
mouvements insurrectionnels qui ont échoué ne sont pas attribuables à l’Etat» ; il était également
admis dans le commentaire que la règle spéciale ne s’appliquerait que dans des «circonstances
exceptionnelles» . L’année dernière, soit en 2013, 12 ans après la fin des travaux de la CDI,
79
M. Crawford écrivait mais il ne plaidait pas que la pratique des Etats était «assez rare» . La
Serbie fait valoir que ce qui était vrai après 2001 l’était certainement en 1991. Il s’agit d’une règle
d’attribution qui n’est pas solidement ancrée dans la pratique.
68. Jeudi dernier, M. Crawford a rejeté les arguments de la Serbie et dit que nous n’avions
80
pas lu le commentaire de la CDI . Qu’avait-il donc à nous offrir ? Il nous a renvoyé aux trois
décisions rendues par des commissions mixtes de réclamations dans les affaires French Company
81
of Venezuelan Railroads en 1902, Bolivar Railway Company en 1903 et Pinson, en 1928 . Il suffit
77
Patrick Dumberry, «New State Responsibility for Internationally Wrongful Acts by an Insurrectional
Movement», 17 European Journal of International Law (EJIL), 2006, p. 612.
78
Annuaire de la CDI (ACDI), 2001, vol. 2, p. 52 et 53, par. 1, 4 et 3 du commentaire de l’article 10.
79 James Crawford, State Responsibility: The General Part, Cambridge University Press (CUP), 2013, p. 176.
80
CR 2014/10, p 40, par. 20 (Crawford).
81
Ibid. - 38 -
d’y regarder d’un peu plus près pour constater qu’aucune de ces décisions ne vient étayer la thèse
du principe d’attribution transférée invoqué par la Croatie. Les trois affaires concernaient deux
insurrections : French Company of Venezuelan Railroads et Bolivar Railway Company se
rapportaient à la révolution vénézuélienne de 1899 ; la troisième, l’affaire Pinson, remontait à la
révolution mexicaine de 1910. En quoi ces affaires seraient-elles pertinentes en l’espèce ? Toutes
ces réclamations se rapportaient à des insurrections au sein d’un Etat, et non pas à des insurrections
qui avaient abouti à la création d’un Etat. La rébellion de 1899 a amené un nouveau gouvernement
au pouvoir au Venezuela mais l’Etat est resté le même. Le Mexique a été secoué par la
révolution des années 1910, mais l’Etat a continué d’exister. Dans la présente affaire, il ne s’agit
pas d’insurrections au sein d’un Etat entrant dans le cadre du projet d’article 15, alinéa 1. Il s’agit,
selon les arguments de la Croatie elle-même, d’un nouvel Etat, situation prévue à l’alinéa 2) du
projet d’article 15. Les éléments de preuve avancés par M. Crawford sont donc sans intérêt en
l’espèce puisque l’Etat existant n’a pas survécu. Et sans vouloir offenser quiconque, c’est ce qui
ressort du commentaire de la CDI.
69. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il est un second élément tout
43
aussi important. Même en admettant que le principe sous-tendant l’alinéa 2) de l’article 15 reflétait
la coutume en 1991, il ne faut pas en oublier les limites. Selon les termes mêmes de la CDI, il
s’agissait après tout d’une règle «exceptionnelle», et il n’est pas inutile d’en examiner la portée. A
cet égard, la Serbie fait valoir que, à supposer que la règle existe, elle ne concerne que les
mouvements insurrectionnels. Tout au long de ses plaidoiries, la Croatie a souligné que
l’article 10, alinéa 2) adopté en 2001 mentionnait un «mouvement insurrectionnel ou autre». Jeudi,
M. Crawford a dit que c’était ce qui distinguait l’alinéa 2) de l’alinéa 1) de l’article 10 et que cette
distinction était délibérée .
70. Monsieur le président, voyons cela de plus près. Il est exact que l’alinéa 2) de
l’article 10 mentionne un «autre» mouvement. Il ne faut pas oublier la date importante qui est 1991
et non pas 2001 ou 2014 ; la disposition clé est l’alinéa 2) de l’article 15 adopté par la CDI à titre
provisoire en première lecture. Quels sont donc les autres types de mouvements couverts par cet
82CR 2014/10, p. 39 et 40, par. 19 (Crawford). - 39 -
alinéa ? [Projection.] Vous le voyez sur cette diapositive et vous comprendrez tout de suite qu’il
n’est question que d’un «mouvement insurrectionnel». «Le fait d’un mouvement insurrectionnel
dont l’action aboutit à la création d’un nouvel Etat sur une partie du territoire d’un Etat préexistant
ou sur un territoire sous son administration est considéré comme un fait de ce nouvel Etat.» Un
mouvement insurrectionnel, pas un «autre» mouvement : voilà comment la CDI envisageait cette
disposition en première lecture. On en était là en 1991. [Fin de la projection.]
71. Passons à l’année 1998, sept ans plus tard, lorsqu’en sa qualité de rapporteur spécial
M. Crawford a examiné la question dans son premier rapport sur la responsabilité de l’Etat. Ainsi
qu’il apparaît clairement dans l’annuaire de la CDI et ainsi qu’un grand nombre d’entre vous s’en
souviennent pour y avoir participé, la seconde lecture du texte sur la responsabilité de l’Etat a été
l’occasion de simplifier certaines des dispositions proposées ou élaborées par Roberto Ago.
M. Crawford a proposé une version simplifiée de l’alinéa traitant de la règle d’attribution
exceptionnelle. Voilà ce qu’en 1998 il considérait comme devant être la règle simplifiée codifiant
le droit international coutumier : [projection] «Le comportement d’un organe d’un mouvement
insurrectionnel dont l’action aboutit à la création d’un nouvel Etat … est considéré comme un fait
83
de ce nouvel Etat d’après le droit international.»
44 72. Monsieur le président, il est encore question d’un «mouvement insurrectionnel» et il n’y
a pas d’«autre» mouvement en vue. Nous sommes en 1998. M. Crawford décrit l’état du droit tel
qu’il le percevait en 1998. Et lorsque la Commission a discuté du premier rapport de M. Crawford,
toute l’attention s’est encore focalisée sur les insurrections : l’expression mouvements
insurrectionnels couvrait-elle les mouvements de libération nationale ? C’était la grande question.
Fallait-il rédiger une disposition spéciale ? Fallait-il traiter du statut des insurgés où la question
n’était-elle pas de la compétence de la commission ? A aucun moment avant que la question ne
soit portée devant le comité de rédaction de la CDI en 1998, il n’a été question dans la proposition
portant sur la règle de l’attribution d’autre chose que de mouvements insurrectionnels : ni dans le
projet d’article 15 2) de M. Ago, ni dans le rapport de ce dernier, ni dans le projet d’article 15,
alinéa 2), ni dans le premier rapport de M. Crawford, ni dans les débats de la CDI en 1998. Les
83ACDI, 1998, vol. II (1), p. 62. - 40 -
mots «ou autre» sur lesquels la Croatie insiste tant ont été ajoutés par le comité de rédaction. Et
comme M. Crawford l’a dit en 2013 dans son ouvrage sur la responsabilité de l’Etat, il s’agissait,
84
selon ses propres termes, d’un «ajout générique» , et non d’une modification de fond. Soyons
précis, il a employé les termes «ajout générique» ; j’en déduis qu’il ne s’agissait pas d’une
modification de fond. Les mots «ou autre» ont été ajoutés pour préserver la neutralité du texte. Ce
langage neutre était destiné non pas à modifier le projet d’article 15, alinéa 2) tel qu’il avait été
adopté en première lecture, mais à s’assurer que le texte serait acceptable par les membres qui
jugeaient nécessaire de faire la distinction entre les mouvements insurrectionnels et les
mouvements de libération nationale. [Fin de la projection.]
73. Et, Monsieur le président, même le conseil de la Croatie ne me contredira pas, cet
ajout «ou autre» ne pouvait qu’être «générique» dans la mesure où la pratique internationale
est tout à fait claire à ce sujet. Quelle que soit la pratique dans ce domaine, qualifiée d’«assez rare»
par M. Crawford et dont nous disons qu’elle était insuffisante depuis 1991 quoique vous en
pensiez, elle se rapporte toujours à des insurrections et des luttes de libération nationale.
M. Ago avait pris dans son rapport l’exemple de la guerre civile en Amérique une insurrection.
Le FLN et l’Algérie sur lesquels la Croatie appuie sa plaidoirie une insurrection. Monsieur le
président, si la pratique concernant des mouvements insurrectionnels ou autres est, comme le dit
M. Crawford, «assez rare», elle est inexistante pour les autres mouvements, c’est-à-dire ceux qui ne
sont pas insurrectionnels ou de libération nationale.
45 74. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, afin de conclure sur ce point,
je dirai qu’en essayant d’élaborer un large «principe de transfert», la Croatie sollicite par trop une
disposition exceptionnelle, restrictive et inhabituelle qui est «plus une construction doctrinale que
fondée sur la pratique». La règle était, au mieux, douteuse en 1991. Même si elle existait, le texte
de première lecture de la CDI, le premier rapport de M. Crawford et les débats au sein de la
Commission indiquent clairement qu’il s’agissait d’une disposition spéciale régissant les
insurrections et luttes de libération nationale.
84Crawford, State Responsibility. The General Part, CUP, 2013, p. 173. - 41 -
II. Les conditions de l’application de l’alinéa 2) de l’article 10 des Articles
de la CDI ne sont pas remplies
75. Monsieur le président, cela m’amène à mon deuxième point. Même si nous devions
accepter l’argument de la Croatie et appliquer l’alinéa 2) de l’article 10 et donc tenir compte des
«autres» mouvements il n’en découlerait toujours pas de transfert de responsabilité à la Serbie.
Les conditions énoncées à l’alinéa 2), de l’article 10, qui en font une disposition restrictive et
exceptionnelle, ne sont tout simplement pas remplies. La Serbie ayant traité de cette question en
détail dans ses écritures, je me contenterai de deux remarques. Premièrement, il n’y a pas eu de
«mouvement» au sens de l’alinéa 2) de l’article 10 certainement pas de mouvement
insurrectionnel, mais pas non plus d’«autre» mouvement. Deuxièmement, si un tel mouvement a
existé, il n’est pas parvenu à créer un nouvel Etat.
76. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, même pris pour argent
comptant, l’alinéa 2) de l’article 10 est fondé sur l’idée qu’un «mouvement» existe et qu’avec le
temps il crée un nouvel Etat. Ce mouvement peut être qualifié d’insurrectionnel, de rebelle, de
révolutionnaire ; ce peut être un mouvement de libération nationale et, hypothétiquement, nous
pouvons même aller jusqu’à accepter qu’il peut s’agir d’un «autre» mouvement qui serait donc
«non insurrectionnel». Mais ce mouvement doit exister, et comme le commentaire de la CDI le
montre clairement, «les structures et l’organisation du mouvement sont et demeurent indépendantes
de celles de l’Etat» prédécesseur . Qui plus est, Monsieur le président, il est tout aussi important
que le mouvement ait été dirigé contre l’Etat prédécesseur c’est la raison d’être de la règle
d’attribution exceptionnelle. Roberto Ago l’a dit expressément : il avait senti qu’une règle spéciale
devait s’appliquer aux situations où un mouvement insurrectionnel était et je cite son quatrième
86
46 rapport : «dirigé contre l’Etat territorial» . Si cela n’est pas encore assez clair, peut-être
pouvons-nous nous référer aux vues de M. Crawford telles qu’il les a exprimées dans son ouvrage
publié en 2013 State Responsibility. The General Part. A propos de l’article 10, et après avoir
posé la règle générale selon laquelle les Etats ne sont normalement pas responsables des actes des
85
ACDI, 2001, p. 53, par. 4.
86Ago, quatrième rapport, ACDI, 1972, p. 140, par. 151 ; les italiques sont de nous. - 42 -
insurgés, M. Crawford note, et avec perspicacité selon nous : «un tel mouvement ne peut
[normalement] être considéré comme défendant les intérêts de l’Etat contre lequel il est en lutte» . 87
77. Monsieur le président, un mouvement disposant de ses propres structures et luttant contre
un Etat telle est l’essence de l’article 10, alinéa 2) à supposer que nous acceptions que la
présente affaire en relève. Depuis des années que la Croatie plaide sa cause, elle n’a jamais pu
nous dire comment les conditions de cette règle délibérément restrictive pourraient être réunies.
Parfois, elle feint tout simplement d’ignorer le problème. Ainsi, dans ses pièces de procédure, elle
affirme que l’article 10, alinéa 2) couvre «toutes les activités inconstitutionnelles ou irrégulières
visant à la séparation ou à la dissolution de l’Etat» . «Les activités», tel est donc le critère, ce qui
est certainement pratique parce que cela permet à la Croatie de tout mélanger : la JNA, M. Šešelj,
les paramilitaires, etc. Mais ce raisonnement est voué à l’échec. L’alinéa 2) de l’article 10 n’est
pas une disposition fourre-tout couvrant des «activités», mais une règle restrictive, même si nous
l’acceptions, exigeant qu’il y ait eu comportement d’un mouvement possédant ses propres
structures et une organisation indépendante.
78. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, demain mes collègues,
MM. Lukic et Ignjatović vont réfuter une à une les allégations croates. Ils montreront que ce que la
Croatie décrit comme le «mouvement» cohérent «de la Grande Serbie» était tout sauf homogène et
ne possédait pas de structures distinctes. Aujourd’hui, je me contenterai de préciser un point
particulier : même si la Croatie pouvait identifier un mouvement doté de structures distinctes, ce
mouvement devrait encore, pour citer M. Ago, être «dirigé contre l’Etat territorial» . C’est là le
point essentiel, le principe de base de cette règle d’attribution exceptionnelle.
79. Donc, si nous appliquions ce critère, nous attendrions du conseil de la Croatie qu’il
présente des preuves de l’existence de ce «mouvement de la Grande Serbie» en lutte contre la
RFSY. Mais que vous a présenté la Croatie la semaine dernière ? Toute la semaine, elle s’est
47 évertuée à souligner les liens entre ce «mouvement de la Grande Serbie» et la RFSY. Selon la
Croatie elle-même, ce mouvement, à supposer qu’il ait existé, n’a pas lutté contre l’Etat
87
Crawford, State Responsibility. The General Part, CUP, 2013, 170.
88RC, par. 7.59 ; les italiques sont de nous.
89Ago, quatrième rapport, Annuaire de la CDI, 1972, p. 148, par. 151. - 43 -
prédécesseur, au contraire. Lundi, M. Crawford a mis l’accent sur l’«alignement» entre ce
90
mouvement et la RFSY et c’est lui qui a prononcé le mot «alignement» . Il serait peut-être utile de
rappeler comment, dans son ouvrage sur la responsabilité de l’Etat en 2013, M. Crawford a décrit
ce qui faisait l’essence de l’article 10. Cet article, selon lui, était une exception car normalement
«un tel mouvement ne peut être considéré comme défendant les intérêts de l’Etat contre lequel il est
en lutte» .
80. C’est exactement ce que dit la Serbie : l’alinéa 2) de l’article 10 ne vise pas les cas où le
mouvement et l’Etat prédécesseur sont du même bord. C’est une exception qui concerne la lutte
entre un mouvement et un Etat, ainsi que l’a dit Roberto Ago. La Croatie tente de montrer qu’il y a
alignement pour établir la responsabilité de l’Etat à raison de comportements qui ne pourraient
autrement être attribués. Mais cette logique va précisément à l’encontre de ses arguments fondés
sur l’alinéa 2) de l’article 10. Le «mouvement de la Grande Serbie» évoqué par la Croatie n’était
pas un mouvement au sens de cet alinéa : ce n’était ni une insurrection, ni une force révolutionnaire
ni un “autre” mouvement en lutte contre un Etat.
81. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, lors de l’éclatement de la
Yougoslavie de nombreuses factions ont combattu pour des causes différentes ; beaucoup voulaient
la dissolution de la RFSY et ils ont fini par l’obtenir ; de nombreuses guerres ont été menées sur
bien des fronts avec des conséquences terribles comme nous l’avons entendu la semaine dernière,
et comme nous l’entendrons dans les jours à venir. L’histoire a été racontée dans le détail. Mais
les arguments de la Croatie eux-mêmes portent atteinte à l’idée d’une lutte entre un supposé
mouvement de la Grande Serbie et la RFSY. En tentant d’établir une quelconque «responsabilité
par transfert», la Croatie fait abstraction des conditions dans lesquelles en 2001 la CDI était prête à
accepter une règle d’attribution restrictive et exceptionnelle pour les «comportements qui ne sont
pas du fait d’un Etat». Il lui faut donc réécrire l’histoire.
82. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ceci m’amène à ma dernière
remarque à propos de l’article 10, alinéa 2). Elle porte sur une autre condition importante énoncée
dans la disposition et qui en est également un élément essentiel : pour qu’exceptionnellement le
90CR 2014/5, p. 46, par. 10 (Crawford).
91Crawford, State Responsibility. The General Part, CUP, 2013, 170 ; les italiques sont de nous. - 44 -
comportement d’un mouvement puisse être attribué à l’Etat, il faut que ce mouvement et je cite
48 l’alinéa 2) de l’article 10 «parvien[ne] à créer un nouvel Etat». Si le mouvement échoue, même
les plus ardents défenseurs du principe sous-tendant l’article 10, alinéa 2) conviennent qu’il n’y a
pas cause à attribution. Dès les premiers débats au sein de la CDI, ce point a été considéré comme
crucial et nous savons exactement ce qu’en pensait la commission. Pour Roberto Ago, présentant
le projet d’article en 1972, une règle d’attribution était souhaitable dans les cas où le mouvement,
92
selon ses propres termes «a eu gain de cause» et où l’Etat préexistant s’est éteint . Dans un
paragraphe traitant certes de l’alinéa 1, mais dont un passage est valable pour l’ensemble de
l’article 10, la CDI dans son commentaire de 2001 évoque un mouvement «victorieux» . Ce n’est93
pas par hasard, c’est la raison d’être de cette règle exceptionnelle.
83. Dans ce contexte, Monsieur le président, nous sommes en droit de demander : où est
cette victoire ? Où est ce mouvement qui a eu gain de cause, qui a lutté contre la RFSY avec pour
objectif de rompre avec elle ? Sur ce point aussi la Croatie est étonnamment peu loquace :
peut-être pense-t-elle aux dirigeants serbes qui pendant une décennie ont revendiqué leur
identification avec la RFSY. Mais pouvez-vous créer un nouvel Etat, comme l’article 10 l’exige,
sans le souhaiter ? Pouvez-vous triompher d’un Etat prédécesseur tout en proclamant votre
identification avec lui ? Ou, si nous mettons l’accent sur le «mouvement de la Grande Serbie» : où
est la victoire ? Où est le nouvel Etat créé par ce mouvement après avoir lutté contre l’Etat
prédécesseur ? Un coup d’œil rapide à la carte nous suffit pour constater que ce «mouvement de la
Grande Serbie» n’a pas réussi à créer un nouvel Etat. En fait, rares sont les mouvements qui dans
l’histoire récente de l’Europe ont échoué aussi spectaculairement. Jeudi dernier, M. Crawford a
94
affirmé que «[l]a Cour d[evai]t tenir compte de la réalité, pas [de la] fiction» . Examinons la carte
et admettons comme un fait établi ce que la Croatie appelle les ambitions du mouvement de la
Grande Serbie. Où ce mouvement a-t-il été victorieux ? Où est la réalité, où est la fiction ?
L’argument de la Croatie fondé sur l’alinéa 2) de l’article 10 est difficilement conciliable avec une
représentation quelconque de l’histoire, et même avec une représentation plausible.
92
Ago, quatrième rapport, ACDI, 1972, p. 142, par. 157.
93ACDI, 2001, p. 53, par. 7.
94CR 2014/10, p. 42, par. 24 (Crawford). - 45 -
49 D. OBSERVATIONS FINALES
84. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, pour conclure, aucune des
conditions essentielles prévues à l’alinéa 2) de l’article 10 n’est réDans sa quête d’un
principe autorisant le transfert de responsabilité, la Croatie a sollicité démesurément une règle
d’attribution restrictive. La Croatie n’a pu identifier de mouvement qui aurait cherché à rompre
avec la RSFY, ni n’a démontré que ce mouvement aurait été victorieux. En d’autres termes, même
en admettant que la règle posée à l’alinéa 2) de l’article 10 pourrait s’appliquer en l’espèce, ce qui
de l’avis de la Serbie n’est pas possible parce qu’en 1991 cette règle ne bénéficiait pas d’un soutien
suffisant et que cet éventuel soutien ne concernait que les mouvements insurrectionnels, mais à
supposer que l’on applique l’alinéa 2) de l’article 10 tel qu’il est, alors, Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs de la Cour, il faut en prendre le texte au sérieux, ce que ne fait pas la
Croatie dans son argumentation, de même que, si je puis revenir à la première partie de mon
exposé, elle ne prend pas au sérieux les règles juridiques gouvernant le champ d’application
temporel des traités.
85. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en ai terminé avec mon
exposé de la matinée. Je vous remercie de votre attention. Puis-je vous demander, Monsieur le
président, de donner la parole à M. Zimmermann qui terminera la présentation des arguments de la
Serbie concernant l’alinéa 2) de l’article 10.
Le PRESIDENT : Je vous remercie Monsieur Tams et j’invite M. Zimmermann à prendre la
parole et à poursuivre. Vous avez la parole, Monsieur.
A. LE PARAGRAPHE 2DE L ARTICLE 10 DES ARTICLES DE LA CDI SUR LA RESPONSABILITÉ DES
E TATS NE SAURAIT ÊTRE INVOQUÉ POUR METTRE EN CAUSE LA RESPONSABILITÉ
DE LA SERBIE À RAISON DE VIOLATIONS DE LA C ONVENTION SUR LE GÉNOCIDE ,
NI CONFÉRER À LA C OUR LA COMPÉTENCE PRÉVUE À L ’ARTICLE IX DE
LAC ONVENTION À L ÉGARD D ’ACTES ANTÉRIEURS AU 27 AVRIL 1992
I. Introduction
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, M. Tams a déjà démontré que
la règle sous-tendant le paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI, tel qu’il est libellé, ne
reflétait pas le droit international coutumier ou, en tout état de cause, ne le reflétait pas en 1991
et 1992. - 46 -
50 2. M. Tams a également montré que la dissolution de la RFSY n’entrait pas dans le cadre du
scénario envisagé dans ce paragraphe.
3. Cela suffit à écarter les arguments de la Croatie fondés sur le paragraphe 2 de l’article 10.
Et pourtant, l’invocation de cette disposition se heurte à un problème plus fondamental encore, sur
lequel nous allons nous pencher maintenant, et qui fournit une nouvelle preuve de ce que la Cour
ne saurait exercer sa compétence laquelle découle exclusivement de l’article IX de la
Convention en la présente affaire à l’égard de faits antérieurs au 27 avril 1992.
4. Je démontrerai notamment que, en premier lieu et en tout état de cause, la règle énoncée
au paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI ne saurait être invoquée pour mettre en cause
la responsabilité de la Serbie à raison de violations de la Convention sur le génocide correspondant
à des actes antérieurs au 27 avril 1992. En second lieu, j’expliquerai pourquoi le paragraphe 2 de
l’article 10 ne peut pas non plus servir à surmonter les obstacles juridictionnels tenant aux
restrictions temporelles de l’article IX de la Convention sur le génocide.
II. Le paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI sur la responsabilité des Etats
ne saurait être invoqué pour mettre en cause la responsabilité de la Serbie
à raison de violations de la Convention sur le génocide qui auraient
été commises avant le 27 avril 1992
5. Monsieur le président, ainsi que cela a déjà été indiqué, il ne fait aucun doute que le droit
international coutumier interdit le génocide. Toutefois, comme elle l’a confirmé dans
l’affaire Belgique c. Sénégal, à laquelle j’ai déjà fait référence et au risque de répéter une
évidence , la Cour ne peut, en l’espèce, se pencher et se prononcer que sur les violations de la
Convention proprement dite, et ce, en raison de la base de compétence sur laquelle la Croatie
elle-même s’est fondée pour introduire la présente instance.
6. J’examinerai à présent la question de savoir si le principe énoncé au paragraphe 2 de
l’article 10 des articles de la CDI, au cas où il serait applicable, pourrait être invoqué pour mettre
en cause la responsabilité de la Serbie à raison de violations de la Convention sur le génocide
correspondant à des actes antérieurs à avril 1992, et ce, malgré la non-rétroactivité de la
Convention, que nous a démontrée M. Tams. Pour le dire en deux mots, le paragraphe 2 de
l’article 10 même s’il était applicable ne le pourrait pas ; cette disposition n’est pas une
formule magique. - 47 -
95
51 7. La Serbie a déjà largement développé sa position sur ce point dans ses écritures . A
l’audience, la Croatie a tenté de lui répondre , s’appuyant, comme je vais le démontrer, sur une
lecture erronée de la fonction et de l’effet du paragraphe 2 de l’article 10.
8. Les Parties semblent aujourd’hui s’accorder, à tout le moins, sur le fait que le
paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI est une simple règle d’attribution, revêtue, qui
plus est, d’un caractère exceptionnel, spécial et limité. Pour reprendre les termes d’un conseil de la
Croatie [projection], «[l]’article 10 est une règle spéciale d’attribution relative à une situation
spécifique, ce qui explique qu’il vienne à la suite de l’article 9, autre règle spéciale de cette
nature» [fin de la projection].
9. Je suis tout à fait d’accord. La question de savoir si une violation a été commise doit par
conséquent être tranchée à l’aune de la règle primaire pertinente, laquelle précise par ailleurs sa
propre applicabilité ratione temporis.
10. En la présente espèce, c’est donc uniquement la Convention sur le génocide, le traité
pertinent et non la règle d’attribution qui définit la date à partir de laquelle une violation
dudit instrument a pu être commise.
11. Permettez-moi d’éclairer mon propos à l’aide d’un exemple.
12. Supposons que l’Etat A ratifie la Convention sur le génocide. Conformément à
l’article XIII, l’Etat en question ne devient lié par cet instrument que 90 jours plus tard.
13. Supposons à présent que, pendant ce délai de 90 jours qui précède l’entrée en vigueur de
la Convention à l’égard de l’Etat A période pendant laquelle celle-ci ne s’applique donc pas
encore vis-à-vis de lui , son armée commette des actes de génocide. Cette armée constitue bien
évidemment, en vertu de l’article 4 des articles de la CDI, un organe de l’Etat A.
14. Eh bien, nous conviendrons tous, me semble–t–il, qu’aucune violation de la Convention
sur le génocide ne peut être reprochée à l’Etat A, puisque celui-ci n’était pas encore lié par la
Convention. L’Etat A ne pourrait être tenu pour responsable d’une telle violation que si la
95
CMS, par. 320-350 ; DS, par. 180-184.
96CR 2014/12, p. 42-44, par. 13-17 (Crawford).
97CR 2008/11, p. 10, par. 25 (Crawford). Les italiques sont de nous. - 48 -
Convention devait s’appliquer rétroactivement. Or, comme l’a démontré M. Tams, tel n’est pas le
cas.
52 15. Cette conclusion vaudrait tout autant pour des actes de génocide commis, pendant la
même période, par des personnes agissant sous la direction ou le contrôle effectif de l’Etat A. Là
encore, nous supposons que le traité n’est pas encore en vigueur, nous sommes dans la période
de 90 jours. L’article 8 des articles de la CDI, qui énonce, lui aussi, une règle d’attribution, ne peut
étendre rétroactivement l’applicabilité de la Convention sur le génocide, ni d’ailleurs celle d’aucun
autre traité. Les règles régissant l’attribution ne peuvent tout simplement pas avoir pareil effet.
16. Ce même principe s’applique également à toutes les autres règles en matière
d’attribution. Or, le conseil de la Croatie convient, je le rappelle, que le paragraphe 2 de
98
l’article 10 constitue bel et bien une règle d’attribution . Cette disposition ne peut donc, elle non
plus, conférer un effet rétroactif à la Convention sur le génocide. La Croatie ne présente, de fait,
aucun argument démontrant en quoi cette disposition, ou, du reste, n’importe qu’elle autre règle
d’attribution, devrait être traitée différemment de l’article 4 ou de l’article 8, par exemple, du projet
de la CDI.
17. Dans mon exemple, l’Etat A pourrait évidemment être tenu pour responsable de
violations de l’interdiction du génocide qu’impose le droit coutumier, et ce, avant même que la
Convention ne soit entrée en vigueur à son égard ; cela ne fait aucun doute. Toutefois, comme
nous l’avons démontré ce matin, dans la présente affaire, qui a été introduite en vertu d’une
disposition conventionnelle, l’article IX de la Convention sur le génocide, la Cour n’a pas à se
prononcer sur des questions concernant la responsabilité de l’Etat à raison de violations du
droit coutumier. Ainsi que cela ressort clairement de sa jurisprudence, elle n’a pas compétence
pour connaître de violations du droit coutumier dans une instance introduite sur le seul fondement
d’une clause compromissoire telle que l’article IX de la Convention. La Cour l’a encore confirmé
tout récemment dans l’affaire Belgique c. Sénégal.
18. Cette conclusion est étayée par le dispositif très particulier du protocole additionnel
de 1977 (protocole I) aux conventions de Genève, qui prévoit expressément la possibilité que
98CR 2008/11, p. 10, par. 25 (Crawford). - 49 -
certains mouvements insurrectionnels ou mouvements de libération nationale puissent se soumettre
à des obligations conventionnelles particulières au moyen d’une déclaration unilatérale, rendant
ainsi ces obligations applicables avant même qu’un nouvel Etat ne soit créé et ne devienne
lui-même partie au protocole.
19. Monsieur le président, un conseil de la Croatie a tenté de démontrer que le paragraphe 2
de l’article 10 des articles de la CDI avait vocation à s’appliquer également dans les situations où
l’Etat en question n’était pas encore lié par la règle primaire pertinente , soit, en l’espèce, la
Convention sur le génocide.
53 20. Permettez-moi donc, pour faire suite à nos écritures, de m’arrêter quelques instants sur
100
les travaux de la CDI. Contrairement à ce qu’a avancé le conseil de la Croatie , ces travaux
confirment que, même pris au pied de la lettre, le paragraphe 2 de l’article 10 du projet d’articles
présuppose que les obligations primaires en question et, en l’espèce, il ne peut s’agir que des
obligations découlant de la Convention sur le génocide étaient en vigueur pour l’Etat concerné
au moment où les violations alléguées desdites obligations conventionnelles ont été commises
[projection].
21. Dès 1972, le rapporteur spécial, M. Ago, a souligné la fonction purement attributive de
ce qui allait devenir le paragraphe 2 de l’article 10, précisant que «l’on parle souvent de
responsabilité internationale de l’Etat pour les faits illicites d’un mouvement insurrectionnel
victorieux, alors qu’il s’agit en fait de l’attribution de ces faits à l’Etat...»01[fin de projection].
22. En 1998, le rapporteur spécial, M. Crawford, cette fois, a confirmé ce point en indiquant
que, en effet et ce sont ses propres mots , une «distinction … [devait] être faite entre
attribution et violation de l’obligation» .102
23. Monsieur le président, là encore, je suis parfaitement d’accord. Toutefois, le prétendu
«mouvement nationaliste de la Grande Serbie», entité distincte de l’Etat qui entre supposément
dans les prévisions du paragraphe 2 de l’article 10, n’aurait pas pu être lié et ne l’était d’ailleurs
99
CR 2014/12, p. 42-44, par. 13-17 (Crawford).
100Ibid.
101Quatrième rapport sur la responsabilité des Etats, par M. Roberto Ago, rapporteur spécial, ACDI, 1972, vol. II,
p. 157, par. 196.
102
Comptes rendus analytiques des séances de la cinquantième session, ACDI, 1998, vol. I, p. 264,
par. 50 (Crawford). - 50 -
pas par la Convention sur le génocide, seule norme applicable aux fins présentes. Bien
évidemment, la Convention ne peut être ratifiée que par des Etats.
24. De surcroît, avant le 27 avril 1992, cet instrument n’était pas encore applicable vis-à-vis
de la Serbie. Et cela tombe sous le sens, étant donné que la Serbie n’a vu le jour qu’en avril 1992
et que, ainsi que la Cour l’a confirmé en 2008 suivant l’avis n 11 de la commission d’arbitrage
de la conférence internationale pour l’ancienne Yougoslavie la Convention sur le génocide n’est
devenue obligatoire à son égard qu’à partir de cette date.
25. Or, étant donné que, à l’époque, la seule norme primaire en cause la Convention sur le
génocide n’était en vigueur ni pour le prétendu mouvement ni pour l’Etat concerné, comment
les violations alléguées de ce traité, applicable ni à l’égard de la Serbie, ni à l’égard du mouvement,
pourraient-elles être attribuées au défendeur ?
54 26. Le paragraphe 2 de l’article 10 du projet d’articles de la CDI prévoit qu’une violation du
droit international, commise par le mouvement en question, est ensuite attribuée à l’Etat
ultérieurement créé. Il ne peut cependant s’agir que d’une violation du droit international
coutumier en vigueur avant la création du nouvel Etat. Ce point, comme je l’ai indiqué, est
confirmé par le cas très particulier du paragraphe 2 de l’article 1 du premier protocole additionnel
aux conventions de Genève, aux termes duquel un mouvement de libération nationale peut
lui-même prendre des engagements en vertu d’un traité, dont les violations seront, le cas échéant,
attribuées au nouvel Etat, conformément au paragraphe 2 de l’article 10. Toutefois, ce dispositif
spécial n’est que l’exception qui confirme la règle.
27. D’ailleurs, cette lecture du paragraphe 2 de l’article 10, qui suppose que la règle primaire
pertinente soit applicable au moment où la violation est commise, a déjà été soulignée par un
membre de la CDI qui siège aujourd’hui parmi les membres de la Cour, M. Bennouna, qui précisait
fort justement, en 1998 : «C’est le problème de la succession de responsabilité.»103
28. Cela exige, en tout état de cause, qu’une responsabilité ait été engagée, et, par ailleurs,
que la règle primaire ait été en vigueur à l’époque concernée. Aux fins de la présente espèce, la
seule règle primaire pertinente est la Convention sur le génocide. Or, quand bien même un
103Comptes rendus analytiques des séances de la cinquantième session, ACDI, 1998, vol. I, p. 268, par. 19
(Bennouna). - 51 -
mouvement pertinent aurait existé, celui-ci n’aurait pas pu être partie à la Convention et ne l’a
d’ailleurs pas été , et partant, ne pouvait en violer les dispositions. La Convention n’était pas
davantage en vigueur à l’égard du défendeur à l’époque concernée.
29. En 1998 contrairement, me semble-t-il, à aujourd’hui , le rapporteur
spécial Crawford était encore de cet avis qui correspond à la position défendue par la Serbie sur
104
cette question puisqu’il a déclaré être «très proche de M. Bennouna» , et a indiqué [projection]
que «cet article [alors l’article 15, comme vous le savez] s’inscri[vait] dans la problématique de
l’attribution de la responsabilité, et non dans celle des règles primaires qui ont été ou n’ont pas été
violées par l’Etat ou le mouvement insurrectionnel» . [Fin de la projection.] Cela doit être
déterminé à l’aune de la règle primaire.
55 30. Il y avait donc consensus, au sein de la CDI, sur le fait que le paragraphe 2 de l’article 10
n’avait pas vocation à étendre la responsabilité rétroactivement.
31. Cela m’amène à examiner l’argument d’ordre général de la Croatie concernant le
caractère prétendument technique et formaliste de la position de la Serbie sur ce point . 106
32. En résumé, la Croatie soutient que la lecture que fait la Serbie du paragraphe 2 de
l’article 10 conduirait à une situation dans laquelle un Etat sécessionniste ne pourrait jamais, après
la sécession, être tenu pour responsable d’actes de génocide commis par le mouvement
insurrectionnel finalement parvenu à ses fins.
33. Mesdames et Messieurs de la Cour, j’ai bien peur que la Croatie ne se fourvoie. En effet,
ainsi que la Cour l’a fort justement confirmé, le génocide est interdit par le droit international
107
coutumier . De toute évidence, cette interdiction lie non seulement les Etats, mais également
d’autres entités telles que les mouvements insurrectionnels ; cette règle de droit coutumier est, de
surcroît, applicable à toutes les époques pertinentes. La question de la rétroactivité ne se pose donc
pas. Par conséquent, si un mouvement commet des actes de génocide, et en supposant que le
paragraphe 2 de l’article 10 du projet d’articles de la CDI doive effectivement être considéré
104
Comptes rendus analytiques des séances de la cinquantième session, ACDI, 1998, vol. I, p. 269, par. 36
(Crawford).
105Ibid.
106CR 2008/13, par. 28 (Crawford).
107
Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 110, par. 161. - 52 -
comme codifiant le droit coutumier, l’Etat qui naît d’un tel mouvement est responsable des
violations du droit international commises par ledit mouvement, dont les actes lui sont attribués.
34. Pareille responsabilité pourrait être mise en cause par les mécanismes habituels en
matière de responsabilité des Etats. Les procédures devant la Cour constituent à l’évidence un
moyen efficace et important pour assurer l’exécution de telles obligations. Les Etats, ou la
communauté internationale dans son ensemble, disposent toutefois, comme le confirment, d’une
part, la troisième partie du projet d’articles de la CDI, et d’autre part, le droit international général,
d’autres moyens de mettre en cause cette responsabilité, notamment par le recours à des
contre-mesures.
35. Cela n’empêche évidemment pas la Cour, à condition qu’elle ait compétence par
exemple au titre de la clause facultative du paragraphe 2 de l’article 36 de se prononcer elle
aussi sur la responsabilité engagée à raison de violations de la règle coutumière d’interdiction de
génocide commises par le mouvement en question et attribuées au nouvel Etat, en admettant que le
paragraphe 2 de l’article 10 reflète, d’une manière ou d’une autre, le droit coutumier.
56 36. Cependant, en l’espèce, les seules violations à l’égard desquelles la Cour a compétence,
sur la base de l’article IX, sont celles prévues dans un traité, à savoir la Convention sur le génocide.
En conséquence, et ainsi qu’elle l’a confirmé dans Belgique c. Sénégal , la Cour ne peut
examiner d’éventuelles violations du droit coutumier, et ce, quelle que soit leur gravité.
37. En réalité, et ne nous méprenons pas sur ce point, ce que la Croatie demande à la Cour,
sous couvert d’arguments fondés sur le paragraphe 2 de l’article 10, c’est d’ignorer le principe
fondamental selon lequel sa compétence repose sur le consentement des Etats. La Croatie avance
que la Serbie, en invoquant ce consentement comme base fondamentale de l’exercice de la
compétence de la Cour, adopte une position formaliste.
38. Or, comme vous le savez, la Cour a souligné à maintes reprises que le droit international
positif et sa propre juridiction étaient deux questions clairement distinctes. Elle a ainsi précisé ce
qui suit :
«il existe une distinction fondamentale entre la question de l’acceptation de la
juridiction de la Cour par les Etats et la conformité de leurs actes au droit
international. Qu’ils aient accepté ou non la juridiction de la Cour, les Etats sont en
effet tenus de se conformer aux obligations qui sont les leurs en vertu … du droit
international, y compris du droit international humanitaire et du droit international - 53 -
relatif aux droits de l’homme, et demeurent responsables des actes contraires au droit
international qui pourraient leur être attribués.»108
39. Monsieur le président, c’est ce principe fondamental et lui seul que la Serbie prie
la Cour d’appliquer dans la présente affaire.
40. Le champ d’application du principe sous-tendant le paragraphe 2 de l’article 10, que je
viens d’exposer, est confirmé par le fait que la pratique des Etats et les décisions des tribunaux
d’arbitrage, sur lesquelles se fondent à la fois les travaux de la CDI qui ont abouti au
paragraphe 2 de l’article 10 et la doctrine pertinente, renvoient exclusivement à des cas de
violations du droit coutumier. Jamais il n’a été question de violations d’obligations
conventionnelles commises par des mouvements insurrectionnels avant la création d’un Etat, qui
auraient ensuite été attribuées à cet Etat. Et d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ?
41. Par ailleurs, cette lecture du paragraphe 2 de l’article 10 est tout à fait conforme, à la
structure et à la teneur générales du projet d’articles de la CDI sur la responsabilité des Etats,
considéré dans son ensemble.
57 42. En premier lieu, elle concorde avec le cas similaire de l’article 11, qui, à l’instar du
paragraphe 2 de l’article 10, concerne l’attribution ex post facto d’un comportement. A propos de
ce qui allait devenir l’article 11, le rapporteur spécial Crawford a, en 1998, indiqué ceci
[projection] :
«Il faut souligner que la règle proposée est seulement une règle d’attribution.
Eu égard au comportement qui a été [adopté], il sera toujours nécessaire de déterminer
si le comportement contrevenait, à109l’époque pertinente, aux obligations
internationales de l’Etat qui l’a fait sien.»
L’époque pertinente, c’est celle du comportement en question. Ce même principe s’applique au
paragraphe 2 de l’article 10. [Fin de la projection.]
43. Deuxièmement, cette lecture du paragraphe 2 de l’article 10 est également conforme au
principe juridique intemporel que la CDI a adopté dès le début de ses travaux sur la responsabilité
des Etats , principe qui a trouvé son expression à l’article 13. Il est par ailleurs révélateur que le
paragraphe 2 de l’article 10 n’ait pas été défini comme une exception à cette règle, ni par celui qui
108
Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et
recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 52-53, par. 127.
109Premier rapport sur la responsabilité des Etats, par M. James Crawford, rapporteur spécial, ACDI, 1998, p. 59,
par. 282 ; les italiques sont de moi.
110J. Crawford, State Responsibility : The General Part, CUP, 2013, p. 244. - 54 -
était alors rapporteur spécial sur la question et est aujourd’hui conseil de la Croatie, dans son récent
ouvrage sur la responsabilité des Etats, ni par la CDI dans son commentaire de l’article 13.
44. Par conséquent, le paragraphe 2 de l’article 10 ne saurait être invoqué pour mettre en
cause la responsabilité de la Serbie à raison de violations de la Convention sur le génociseule
source d’obligations primaires en l’espèce antérieures au 27 avril 1992. Cela reste vrai, même si
l’on admet, pour les besoins de l’argumentation, que le paragraphe 2 de l’article 10 reflète le droit
coutumier et trouve à s’appliquer dans la présente affaire.
III. E PARAGRAPHE 2 DE L ARTICLE 10 DES ARTICLES DE LA CDI SUR LA RESPONSABILITÉ
DE L’E TAT NE SAURAIT CONFÉRER À LA C OUR COMPÉTENCE POUR CONNAÎTRE
D ’ACTES ANTÉRIEURS AU 27 AVRIL 1992 EN VERTU DE L ’ARTICLE IX
DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
45. Monsieur le président, avec votre permission, je vais à présent aborder le lien entre le
paragraphe 2 de l’article 10 et la compétence de la Cour en vertu de l’article IX. Comme je le
montrerai, même s’il était applicable, ce paragraphe, qui ne sert qu’à attribuer à un Etat le
comportement d’un groupe de personnes donné, ne saurait conférer une compétence rétroactive à
la Cour.
58 46. En effet, ce que la Croatie tente de faire accroire à la Cour, c’est qu’il serait possible de
transformer une règle d’attribution, c’est-à-dire une règle secondaire du droit de la responsabilité
des Etats, en une clause compromissoire à part entière.
47. Or, ainsi que l’attestent à la fois l’intitulé sous lequel l’affaire a été inscrite au rôle
général et celui de l’arrêt rendu en 2008, la présente espèce concerne exclusivement l’application
de la Convention sur le génocide . Pour entrer dans les prévisions de l’article IX, le différend en
cause doit par conséquent porter sur l’interprétation ou l’application de cette convention par les
Parties contractantes, c’est-à-dire sur des violations de la Convention qu’aurait commises la Serbie
après sa création, en avril 1992. Comme je l’ai déjà indiqué, la présente instance n’a pas trait à
l’application de la Convention par la RFSY ou par un mouvement qui n’était pas encore un Etat
partie audit instrument avant cette date, ni même, d’ailleurs, un Etat tout court .
111Affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008 ; opinion individuelle de M. le juge Tomka,
p. 520, par. 12.
112
Ibid. - 55 -
48. La Croatie considère donc le paragraphe 2 de l’article 10 comme un sésame qui ouvre
grand le portail juridictionnel de la Cour, alors que seuls les Etats bel et bien existants et ayant
accepté une clause compromissoire donnée, telle que l’article IX ont normalement accès à celle-ci.
49. Si l’on devait la prendre au sérieux, l’approche de la Croatie aurait des répercussions
considérables sur l’établissement de la compétence de la Cour, puisqu’elle permettrait de tourner
des restrictions délibérément prévues dans les clauses juridictionnelles. Pour analyser cet
argument, prenons le cas d’une affaire hypothétique, mais qui pourrait tout à fait en venir à être
examinée ici même, dans cette grande salle de justice.
50. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, imaginons que, dès son
indépendance, un nouvel Etat, le Soudan du Sud, par exemple, reconnaisse la compétence de la
Cour en vertu de la clause facultative du paragraphe 2 de l’article 36. Supposons en outre qu’il ne
le fasse que pour ce qui concerne les conflits à venir, sa déclaration d’acceptation n’étant
délibérément pas rétroactive et étant assortie d’une réserve sur ce point. Selon la Serbie, ce cas
serait relativement similaire à celui de l’espèce. Ce nouvel Etat, le Soudan du Sud, pourrait-il être
attrait devant la Cour à raison de violations du droit international commises pendant l’insurrection
qui a débouché sur sa création et par le mouvement insurrectionnel en question ?
59 51. Il semble évident que, dans un tel cas de figure, la Cour n’aurait pas compétence
ratione temporis. Elle ne serait pas compétente, car le titre de compétence n’a pas d’effet
rétroactif, compte tenu de la restriction prévue à cet effet dans la déclaration faite par le
Soudan du Sud en application du paragraphe 2 de l’article 36. Il va également de soi que le
paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI ne saurait modifier cette situation. En effet, cette
disposition ne saurait servir de sésame pour tourner la restriction relative à la compétence
ratione temporis de la Cour formulée dans la déclaration du Soudan du Sud.
52. Et pourtant, si l’on suit le raisonnement de la Croatie, la Cour devrait tout de même être
en mesure d’exercer sa compétence vis-à-vis du Soudan du Sud, malgré la restriction temporelle
figurant dans la déclaration faite par celui-ci, et ce, simplement en vertu du principe qui sous-tend
le paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI. Pour paraphraser les plaidoiries de la Croatie, - 56 -
«la seule question est de savoir si [leurs] comportements [à savoir ceux des responsables du
Soudan du Sud in statu nascendi] peuvent être attribués [au Soudan du Sud]» .113
53. De fait, selon la Croatie, il suffirait que «la conduite … [soit] déjà soumise aux règles du
114
droit international» . Pour elle, cela suffirait à tourner la restriction temporelle contenue dans la
déclaration faite par le Soudan du Sud en application du paragraphe 2 de l’article 36.
54. La Serbie affirme que le paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la CDI ne saurait
permettre de se soustraire à une restriction temporelle prévue dans une déclaration faite en
application du paragraphe 2 de l’article 36. Or, si tel est bien le cas, il s’ensuit nécessairement que
cette disposition ne peut pas non plus permettre de passer outre une restriction similaire inhérente à
une clause compromissoire telle que l’article IX de la Convention sur le génocide. La Croatie n’a
d’autre choix que d’invoquer la rétroactivité dudit article.
55. Tout au plus, le principe sous-tendant le paragraphe 2 de l’article 10 des articles de la
CDI, si tant est qu’il ait codifié le droit coutumier en la matière et qu’il soit applicable en l’espèce,
pourrait prévoir, d’un point de vue matériel, une responsabilité limitée à raison de violations du
droit coutumier ; il ne saurait en revanche étendre la compétence ratione temporis de la Cour.
56. Il ressort de ce qui précède que le paragraphe 2 de l’article 10, en tant que simple règle
d’attribution, ne peut ni conférer une applicabilité rétroactive à la Convention sur le génocide, ni
élargir la compétence ratione temporis de la Cour.
60 57. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi maintenant
d’en venir à l’argument de la Croatie fondé sur la déclaration adoptée le 27 avril 1992 qui,
contrairement aux affirmations de la Croatie, ne peut ni prévoir un transfert de la responsabilité de
la RFSY en tant qu’Etat à la Serbie, ni la compétence de la Cour s’agissant d’événements
antérieurs à la date critique.
B. LA DÉCLARATION DU 27 AVRIL 1992 NE PEUT AVOIR POUR EFFET DE TRANSFÉRER
DE LA RFSY À LA RFY/S ERBIE LA RESPONSABILITÉ ÉTATIQUE
58. C’est seulement en 2010 que la Croatie, décidée à trouver coûte que coûte des bases pour
fonder la compétence de la Cour et la recevabilité d’une demande portant sur des faits antérieurs à
11Voir, mutatis mutandis, RC, par. 7.65.
11Ibid. - 57 -
la date critique, a commencé à soutenir que, par l’effet d’une déclaration adoptée par des
parlementaires de la RFSY, et de ses républiques constitutives de Serbie et de Monténégro, la
responsabilité de l’Etat de la RFY/Serbie pouvait être engagée pour chacune des violations du droit
international qui auraient été commises avant cette date, et qui impliqueraient des organes de l’Etat
auquel il a succédé, la RFSY.
59. Cette idée fut formulée onze ans après que la Croatie eut saisi la Cour, et dix-huit ans
après l’adoption de la déclaration en question. Cela seul en dit long.
60. Dans ses écritures, la Serbie a déjà exposé dans le détail son argumentation sur la
115
déclaration du 27 avril . Je commencerai donc par rappeler ici que toute tentative de faire ainsi
fond sur cette déclaration, lorsque sont en jeu des questions de responsabilité de l’Etat, va très
nettement à rebours de l’interprétation que la Cour elle-même a faite de la
116
déclaration interprétation qui est énoncée dans l’arrêt de 2008 .
61. Plus précisément, la Cour n’avait, à cette occasion, prêté à la déclaration d’autre effet que
117
celui de et je cite votre arrêt de 2008 «notification de succession à des traités» .
62. En conséquence, elle a conclu que, en vertu de cette déclaration, la convention en
question n’était devenue opposable à la Serbie que ad futurum, sans que, du même coup, sa
responsabilité en tant qu’Etat puisse être engagée à raison des violations de la convention que l’Etat
prédécesseur aurait commises dans le passé.
63. La Cour a attribué à la déclaration l’effet suivant [projection] : «à compter de cette date
61
[celle de l’adoption de la déclaration], la RFY ser[a] liée, en tant que partie, par les obligations
découlant de toutes les conventions multilatérales auxquelles la RFSY était partie au moment de sa
118
dissolution» .
64. La Cour eût-elle réellement, comme l’affirme la Croatie, voulu interpréter la déclaration
dans un sens aussi excessivement large, elle n’aurait pas mentionné spécifiquement les obligations
115DS, par. 201 et suiv.
116
Ibid, par. 206-211.
117Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 451, par. 111 ; les italiques sont de nous.
118
Ibid., p. 454-455, par. 117 ; les italiques sont de nous. - 58 -
119
auxquelles la RFY serait liée «en tant que partie» or, c’est précisément ce qu’elle fait dans
son arrêt.
65. Autrement dit, la Cour n’a pas, dans son arrêt, indiqué que la RFY serait liée par toutes
les obligations de la RFSY en général , y compris celles prévues par les règles applicables en
matière de responsabilité de l’Etat. Si elle l’avait fait ce que prétend aujourd’hui la Croatie ,
elle aurait certainement spécifié que la RFY serait désormais liée par les obligations de la RFSY
dans leur ensemble globalement. Or, ce n’est pas ce qu’elle dit dans son arrêt, ni ce qu’elle y
implique.
66. Qui plus est, la Cour a limité à un autre égard l’effet de la déclaration, en indiquant que
la Convention sur le génocide ne deviendrait opposable à la RFY qu’«à compter de [la] date [de
120
l’adoption de la déclaration]» . Rien, dans l’arrêt, ne permet de conclure que la Cour aurait voulu
conférer à la déclaration le moindre effet rétroactif. Rien non plus ne donne à penser qu’elle serait
partie du principe que la RFY entendait assumer ex post facto les obligations qui, au regard du droit
de la responsabilité de l’Etat, incombaient jusque–là à son prédécesseur, la RFSY. [Fin de la
projection.]
67. Enfin, si l’interprétation simpliste de la déclaration de 1992 que fait la Croatie était
exacte si, donc, cette interprétation d’une déclaration à portée universelle était justifiée , il
serait pour le moins difficile de comprendre pourquoi en 2008, après avoir consacré dix pages à
l’analyse des effets juridiques de ce texte, , la Cour a néanmoins estimé qu’il lui faudrait disposer
122
de davantage d’éléments pour être en mesure d’apprécier si la Serbie pouvait être tenue pour
responsable d’actes commis avant le mois d’avril 1992.
62 68. A vrai dire, si l’interprétation tout à fait inattendue, et empreinte de mauvaise foi, que
nous livre aujourd’hui la Croatie quant aux effets juridiques de la déclaration était exacte, la Cour
aurait simplement pu et même, elle aurait dû , en 2008, écarter la troisième (sic) exception
préliminaire de la Serbie. La Serbie aurait alors été liée par la Convention ; elle aurait assumé la
119Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 454-455, par. 117 ; les italiques sont de nous.
120
Ibid.
121Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 446-455, par. 98-117.
122
Ibid., p. 460, par. 129. - 59 -
responsabilité étatique, et la question aurait été réglée. Or ce n’est pas ce que la Cour a fait, et
force est donc d’admettre que l’interprétation que donne la Croatie des effets juridiques de la
déclaration de 1992 est tout simplement incompatible avec la logique qu’elle a suivie dans son arrêt
de 2008.
69. Du reste, seule une interprétation qui comme vous l’avez fait dans votre arrêt
de 2008 prêterait tout au plus à la déclaration de 1992 l’effet d’une déclaration de succession à
la Convention sur le génocide cadrerait avec l’ensemble de la jurisprudence de la Cour sur
l’ex-Yougoslavie constituée depuis 1993. Dès 1996, la Cour a noté que l’intention sous-tendant la
déclaration était d’exprimer la volonté de demeurer partie contractante aux traités auxquels avait
adhéré la RFSY, mais son arrêt de 1996 n’abordait pas les autres questions. Comme elle l’a dit
123
alors et comme l’a reconnu la Croatie elle-même , la déclaration exprimait [projection]
l’intention de «la Yougoslavie de demeurer liée par les traités internationaux auxquels était partie
124
l’ex-Yougoslavie» . [Fin de la projection.] La Cour devait par la suite confirmer cette
interprétation restrictive de la déclaration dans son arrêt de 2007 en l’affaire Bosnie . 125
70. Et c’est exactement dans ce même ordre d’idée que la Cour, en 2008 comme je l’ai
déjà mentionné , a prêté pour seul effet à la déclaration celui de «notification de succession à des
traités» .6 Dès lors, «à compter de [la] date [de l’adoption de la déclaration]», et non
rétroactivement comme voudrait le faire croire la Croatie , la Serbie «serait liée, en tant que
partie, par les obligations» 127découlant, entre autres, de la Convention sur le génocide.
63 71. Au surplus, Monsieur le président, à la lumière de votre jurisprudence et des travaux de
la CDI sur cette question, ladite déclaration ne constitue pas, pour diverses raisons, une déclaration
128
unilatérale, juridiquement contraignante, dont le contenu serait celui que lui attribue la Croatie .
123RC, par. 7.74.
124
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 610, par. 17 ; les italiques sont de nous.
125Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 93, par. 121.
126Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 451, par. 111.
127
Ibid., p. 455, par. 117 ; les italiques sont de nous.
128
Voir aussi DS, par. 201 et suiv. - 60 -
72. Car, premièrement, selon la jurisprudence de la Cour, une déclaration unilatérale doit,
pour être contraignante, être le fait d’un chef d’Etat, d’un chef de gouvernement ou d’un ministre
des affaires étrangères 129 ou, à tout le moins, d’un membre du gouvernement titulaire d’un
130
portefeuille ministériel technique qui en relèverait . Or et nul n’en disconviendra , tel n’est
pas le cas en l’espèce. La déclaration a été adoptée par un groupe de parlementaires d’un Etat en
passe de disparaître et de deux de ses sous-entités.
73. Deuxièmement, et pour reprendre les mots de la CDI, toute déclaration de cette nature
doit, «[e]n cas de doute sur la portée des engagements [qui en] résult[ent] …, être interprété[e]
131
restrictivement» . Et cela est d’autant plus vrai quand, pour citer une fois de plus la CDI, «la
déclaration unilatérale n’a pas de destinataire précis» . Du reste, il faut aussi tenir compte je
cite de nouveau la Commission de «toutes les circonstances de fait dans lesquelles [l’]acte est
133
intervenu» .
74. Or il paraît difficilement concevable que les auteurs de la déclaration aient souhaité
formellement reconnaître la responsabilité étatique de la RFY/Serbie pour des actes intervenus
avant l’adoption de la déclaration et la création de la RFY.
64 75. Enfin, et troisièmement, pour déterminer les effets juridiques d’une déclaration
134
unilatérale, il est nécessaire de «tenir compte … des réactions qu’elle … [a] suscitées» et de
savoir si l’Etat qui l’invoque a «pr[is] acte des engagements assumés» . 135
129
Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 269, par. 49-51 ; Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions
préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 621-622, par. 44 ; Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République
démocratique du Congo c. Belgique), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 21, par. 53 ; voir aussi l’affaire du Statut juridique du
Groënland oriental, arrêt, 1933, C.P.J.I. série A/B n 53, p. 71.
130
Affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête 2002) (République démocratique du
Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 27, par. 46.
131
Principe 7 des Principes directeurs de la CDI applicables aux déclarations unilatérales des Etats susceptibles
de créer des obligations juridiques, Nations Unies, doc. A/61/10, p. 386.
132
Commentaire de la CDI sur le principe 7 des Principes directeurs de la CDI applicables aux déclarations
unilatérales des Etats susceptibles de créer des obligations juridiques, Nations Unies, doc. A/61/10, par. 2.
133
Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 574, par. 40 ; voir aussi
Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda),
compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 29, par. 53 ; Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt,
C.I.J. Recueil 1974, p. 269, par. 51 et Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 474,
par. 53.
134 Principe 3 des Principes directeurs de la CDI applicables aux déclarations unilatérales des Etats susceptibles
de créer des obligations juridiques, Nations Unies, doc. A/61/10, p. 386.
135
Commentaire de la CDI sur le principe 3 des Principes directeurs de la CDI applicables aux déclarations
unilatérales des Etats susceptibles de créer des obligations juridiques, Nations Unies, doc. A/61/10, p. 391, par. 3. - 61 -
76. Or la Croatie, dès l’adoption de la déclaration, a constamment et systématiquement
estimé que celle-ci n’emportait pas de conséquences juridiques, pas même celle de rendre
opposables à la RFY les traités auxquels la RSFY avait adhéré.
77. Comment la Croatie peut-elle alors aujourd’hui arguer que c’est de bonne foi qu’elle
invoque l’engagement de la responsabilité étatique de la RFY à raison de violations alléguées de
tels traités, et y compris de violations qui auraient été commises avant l’adoption de la déclaration ?
78. Monsieur le président, voilà, je le crains, qui vient encore confirmer le caractère artificiel
de la thèse de la Croatie quant à la compétence de la Cour, que j’ai déjà mentionné en tout début de
plaidoirie ce matin : onze ans après la saisine de la Cour, et dix-huit ans après l’adoption de la
déclaration, la Croatie soudain et pour des raisons qui n’auront échappé à personne décide de
lui prêter, d’une part, le caractère d’une déclaration unilatérale juridiquement contraignante et,
d’autre part, un contenu d’une portée considérable, sinon illimitée.
79. Or telles ne sont ni la nature ni la teneur de la déclaration, qui n’a donc pas les
conséquences juridiques que lui attribue la Croatie. Pas davantage que le paragraphe 2 de
l’article 10, elle ne constitue le sésame qui ouvrirait comme par magie l’accès à la compétence de
la Cour.
80. Monsieur le président, je voudrais à présent dire quelques mots sur la question des
prétendues «violations continues».
C. LES PRÉTENDUES « VIOLATIONS CONTINUES » DE
LA C ONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
81. Contrairement à ce qu’a affirmé le conseil de la Croatie , la Serbie a déjà examiné de
137
manière approfondie la question des «violations continues» dans ses écritures , notamment pour
ce qui concerne l’obligation de prévenir et de punir le génocide. Je serai donc bref.
65 82. Pour commencer, l’obligation incombant à la Serbie de poursuivre, juger et, finalement,
punir les personnes qui auraient commis un génocide n’englobe que les actes de génocide commis
sur le territoire de la Serbie proprement dit . Or, ce n’est pas ce que lui reproche la Croatie.
136
CR 2014/12, p. 47, par. 26 (Crawford).
13DS, par. 230 et suivants.
138
Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 226, par. 442. - 62 -
83. Par ailleurs, aux termes de l’article VI de la convention sur le génocide, les Etats ne sont
139
tenus de coopérer avec le TPIY que dans la mesure où la personne visée est accusée de génocide .
Or, Monsieur le président, comme chacun ici le sait, le TPIY n’a jamais inculpé personne de
génocide.
84. Enfin, la Cour a confirmé, dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire de la Bosnie, que
l’obligation de prévenir le génocide n’était pas régie par le paragraphe 2 de l’article 14 des articles
140
de la CDI, mais par le paragraphe 3 de ce même article : il ne s’agit tout simplement pas d’une
violation continue.
85. De plus, la Cour a eu l’occasion de confirmer, là encore dans l’arrêt rendu en
l’affaire Belgique c. Sénégal auquel la Croatie n’a pas fait référence , que «rien dans la
convention contre la torture ne rév[élait] une intention d’obliger un Etat partie à incriminer … les
actes de torture intervenus préalablement à son entrée en vigueur pour cet Etat, ni à établir sa
compétence pour de tels actes…» 141
86. Pourquoi en irait–il autrement en ce qui concerne la Convention sur le génocide ? Et
enfin, Monsieur le président, dans l’affaire Belgique c. Sénégal, la Cour n’a pas même estimé
nécessaire d’examiner la question de savoir si ces obligations de punir la torture avaient ou non un
caractère continu.
87. Voilà qui m’amène à mon dernier point, à savoir la qualité pour agir de la Croatie.
D. L E DÉFAUT DE QUALITÉ POUR AGIR DE LA C ROATIE POUR CE QUI CONCERNE
DES ACTES ANTÉRIEURS AU 8 OCTOBRE 1991
88. Tant dans ses pièces de procédure que dans ses exposés oraux, la Croatie a, à maintes
reprises, accusé la Serbie d’avoir violé la Convention sur le génocide, ses accusations portant non
seulement sur une période antérieure à la date à laquelle la Serbie est devenue partie à cet
instrument, mais aussi sur des actes antérieurs au moment où la Croatie elle-même est devenue
partie à la Convention, c’est-à-dire commis avant le 8 octobre 1991. Cela inclut notamment les
139Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 227, par. 443.
14Ibid., p. 222, par. 431.
141
Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal),arrêt,
C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 457, par. 100 ; les italiques sont de nous. - 63 -
66 événements survenus en Slavonie orientale à l’été et au début de l’automne 1991 , qui ont été 142
évoqués la semaine dernière.
89. Voilà qui soulève naturellement la question de la qualité pour agir de la Croatie.
Vendredi dernier, nous avons écouté très attentivement et avec beaucoup d’intérêt les arguments
avancés par le conseil de la Croatie à cet égard, mais, à notre grand étonnement, il ne s’est pas du
tout intéressé à la conclusion de la Cour la plus récente et la plus pertinente en la matière, qui
figure, là encore, dans l’arrêt Belgique c. Sénégal de 2012.
90. Dans cet arrêt, comme la Cour s’en souviendra, tout en faisant explicitement référence à
la Convention sur le génocide et à l’avis consultatif qu’elle avait rendu en 1951 , la Cour 143
concluait d’abord que l’interdiction de la torture tout comme celle du génocide «rel[evait] du
droit international coutumier [, qu’]elle a[vait] acquis le caractère de norme impérative
144
(jus cogens)» , et qu’elle comportait des obligations erga omnes partes au sens du fameux dictum
de la Barcelona Traction . 145
91. Ce nonobstant, la Cour a tout de même conclu, dans ce même arrêt, qu’une partie
contractante était [projection] comme vous pouvez le voir à l’écran seulement «en droit de
lui demander à compter [de la] date à laquelle elle est devenue partie à la Convention, de se
146
prononcer sur le respect … de[s] obligation[s découlant de la Convention]» . [Fin de projection.]
92. Monsieur le président, la Croatie ne tient aucun compte de la décision la plus récente
dans laquelle la Cour s’est prononcée sur ce point et où est développée la notion d’obligations
erga omnes partes.
93. Conformément à cette jurisprudence, la Croatie, étant devenue partie à la Convention sur
le génocide le 8 octobre 1991, a seulement qualité pour demander à la Cour de se prononcer sur le
respect, par la Serbie, des obligations lui incombant au titre de la Convention sur le génocide à
compter de cette date, celle du 8 octobre 1991. De fait, étant donné que la
142
Voir, par exemple, CR 2014/8, p. 15 et suivantes, par. 15 et suivants (Ní Ghrálaigh).
143 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt,
C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 449, par. 68.
144Ibid., p. 457, par. 99.
145
Ibid., p. 449, par. 68.
146Ibid., p. 458, par. 104 ; les italiques sont de nous. - 64 -
Croatie contrairement à la Belgique dans l’affaire Belgique c. Sénégal n’existe en tant
qu’Etat que depuis cette date, les considérations de la Cour dans l’affaire Belgique c. Sénégal
devraient même s’appliquer a fortiori.
94. Autrement dit, comme sir Gerald Fitzmaurice l’a exposé de façon bien plus éloquente
dans l’affaire du Cameroun septentrional,
67 «[é]tant donné que 1’Etat demandeur n’existait pas comme tel à la date de ces actes ou
événements, ceux-ci n’ont pu lui faire subir un préjudice international ni lui causer un
dommage international. Un acte qui, au moment où il s’est produit, ne constituait pas
un préjudice à l’égard de la partie qui s’en plaint ne saurait évidemment devenir
147
préjudiciable a posteriori.»
95. Monsieur le président, je n’ai rien à ajouter aux propos de sir Gerald Fitzmaurice.
96. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je terminerai cette partie de
mon exposé en me penchant sur la question de l’interruption qui serait censée se produire si l’on
148
adoptait l’approche de la Serbie .
E. L’ ARGUMENT DE LA PRÉTENDUE «INTERRUPTION »
149
97. Tout d’abord, comme un membre de la Cour l’a déjà dit , c’est l’Etat prédécesseur de la
Serbie, la RFSY, qui a finalement, en tant que partie contractante à la Convention sur le génocide,
engagé sa responsabilité à raison des violations de la Convention sur le génocide commises par ses
organes pendant sa durée d’existence, si tant est que ces violations aient bien eu lieu. Ce sont alors
les règles particulières de la succession d’Etats en matière de responsabilité, en tant que
lex specialis, qui doivent permettre le transfert desdites obligations à l’Etat successeur concerné.
98. Et ce sont ces obligations incombant à la RFSY à laquelle s’est substitué un Etat
successeur déterminé qui peuvent alors être mises en œuvre et appliquées par les mécanismes
habituels du droit international.
99. Qui plus est, en supposant, pour les besoins de l’argumentation, que le paragraphe 2 de
l’article 10 de la CDI puisse s’appliquer en la présente espèce (ce qui n’est pas le cas, comme l’a
démontré M. Tams), et que cette disposition soit effectivement applicable, cela entraînerait
147
Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume–Uni), arrêt, C.I.J. Recueil 1963 ; opinion individuelle de
sir Gerald Fitzmaurice, p. 129.
148CR 2014/12, p. 37-38, par. 1-3 (Crawford).
149Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008 ; opinion individuelle de M. le juge Tomka, p. 518-519. - 65 -
l’attribution au nouvel Etat en voie de création de violations du droit coutumier y compris, bien
sûr, de violations de l’interdiction du génocide posée par le droit coutumier commises par un
mouvement insurrectionnel. Un Etat successeur pourrait donc voir sa responsabilité engagée,
même pour des faits survenus lors d’une période de transition.
100. Il semble évident que la Cour pourrait alors se prononcer sur ces deux sujets la
succession en matière de responsabilité, et, le cas échéant, l’attribution au titre du paragraphe 2 de
l’article 10 à condition toutefois que sa compétence soit établie, notamment au titre du
paragraphe 2 de l’article 36 de son Statut. Pourtant, même si la Cour n’était pas en mesure, en fin
68 de compte, d’exercer sa compétence en raison d’un défaut de consentement des Parties, celles-ci
resteraient liées par les obligations qui leur incombent au regard du droit international, comme la
Cour elle-même l’a souligné à maintes reprises, et comme je l’ai rappelé tout à l’heure.
101. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, contrairement à ce qu’a
affirmé la Croatie, il n’y a tout simplement pas de solution de continuité dans la protection contre
les actes de génocide, même pendant les périodes de transition.
F. C ONCLUSION
102. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’en arrive à la fin de mon
exposé d’aujourd’hui. Nous avons montré que, pour un certain nombre de raisons, la Cour,
agissant sur la base de l’article IX, n’est pas en mesure de connaître de faits survenus avant le
27 avril 1992, ou, à tout le moins, avant le 8 octobre 1991, et il est inutile que je revienne sur ce
point.
103. Il importe toutefois de relever que la présente instance a été introduite plus de
quatre ans après la fin du conflit en Croatie, et plus de ans après que les pires atrocités ont été
commises.
104. L’instance a trait à un conflit armé qui a pris fin il y a de cela plus de vingt ans.
105. L’affaire a été portée devant la Cour en vertu de l’article IX de la Convention sur le
génocide (seule base de compétence invoquée), instrument qui n’est entré en vigueur entre les
Parties que le 27 avril 1992, ainsi que la Cour l’a établi. - 66 -
106. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, la Croatie a porté la présente
affaire devant la Cour, avec l’objectif que celle-ci revienne sur la jurisprudence des tribunaux
pénaux internationaux, comme l’a montré M. Schabas, et, plus important encore, qu’elle revienne
sur sa propre jurisprudence en matière ce qui concerne le crime de génocide, établie dans l’arrêt de
principe qu’elle a rendu en l’affaire de la Bosnie.
107. Pour atteindre cet objectif, la Croatie demande également à la Cour de revenir sur sa
jurisprudence en matière de compétence et de recevabilité des demandes, laquelle a été confirmée
récemment dans les arrêts rendus dans les affaires Géorgie c. Fédération de Russie et
Belgique c. Sénégal.
108. Si la Croatie parvenait à ses fins, tant sur le fond que pour ce qui concerne, plus
spécifiquement, les questions de compétence et de recevabilité, les grilles du Palais de la Paix
seraient laissées grandes ouvertes, et les demandes ayant trait à des faits très anciens s’en
trouveraient encouragées.
69 109. Permettez-moi de citer de nouveau sir Gerald Fitzmaurice dans l’affaire du
Cameroun septentrional ; dans un contexte similaire, il a souligné que, au cas où pareille tentative
serait couronnée de succès, «il n’y aurait guère de limite quant à l’ancienneté des questions à
l’égard desquelles des demandes pourraient être constamment présentées et seraient
150
perpétuellement susceptibles de resurgir» . Je vous remercie, Monsieur le président, Mesdames
et Messieurs de la Cour, de votre aimable attention.
Le PRESIDENT : Je vous remercie. Ainsi s’achève cette présentation de la Serbie. La Cour
se réunira de nouveau demain matin à 10 heures pour entendre la suite du premier tour de
plaidoiries de la Serbie. Merci. L’audience est levée.
L’audience est levée à 13 heures.
___________
150Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume–Uni), arrêt, exceptions préliminaires, C.I.J. Recueil 1963 ;
opinion individuelle de sir Gerald Fitzmaurice, p. 130.
Translation