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CR 2008/8 (traduction)
CR 2008/8 (translation)
Lundi 26 mai 2008 à 10 heures
Monday 26 May 2008 at 10 a.m. - 2 -
8 Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte.
La Cour est aujourd’hui réunie pour entendre les exposés oraux des Parties sur les exceptions
préliminaires soulevées par le défendeur en l’affaire relative à l’ Application de la convention pour
la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie).
La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de la nationalité des Parties, chacune de
celles-ci a fait usage du droit que lui confère le paragraphe 2 de l’article 31 du Statut de désigner un
juge ad hoc. La République de Croatie a désigné M. Budi slav Vukas et la République fédérale de
Yougolsavie a désigné M. Milenko Kreća.
L’article 20 du Statut dispose que «[t]out membre de la Cour doit, avant d’entrer en fonction,
en séance publique, prendre l’engagement solennel d’ exercer ses attributions en pleine impartialité
et en toute conscience». En vertu du paragraphe 6 de l’article 31 du Statut, cette même disposition
s’applique aux juges ad hoc.
Bien que M.Kre ća ait déjà exercé les fonctions de juge ad hoc et fait une déclaration
solennelle à l’occasion de précédentes affaires, le pa ragraphe3 de l’article8 du Règlement de la
Cour lui impose de renouveler cet engagement en la présente espèce.
Comme le veut la coutume, je dirai tout d’abord quelques mots de la carrière et des
qualifications de chacun des juges ad hoc, avant de les inviter à prononcer leur déclaration
solennelle.
M. Budislav Vukas, de nationalité croate, est titulaire d’un doctorat en droit de l’Université
de Zagreb, où il enseigne le droit international public depuis 1977. Il a occupé de nombreux autres
postes d’enseignant dans le monde entier, notamment à l’Université de Paris, de Rome, de Bologne
et de Boston, et a donné un cours sur les «Etats, peuples et minorités» à l’Académie de droit
international de La Haye. M.Vukas a représen té son gouvernement en diverses occasions, y
compris devant la Sixième Commission de l’Assemblée générale des NationsUnies, la troisième
conférence des NationsUnies sur le droit de la mer et la conférence mondiale sur les droits de
l’homme à Vienne. Juriste éminent, M.Vukas a mené de front ses tâches académiques et
diplomatique et sa carrière de juge international. Il a été membre du Tribunal international du droit
de la mer pendant près de dix ans et son vice-prési dent de2002 à2005. Membre de la cour de - 3 -
9 conciliation et d’arbitrage de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), il
est également membre de nombreuses instituti ons académiques, dont l’Institut de droit
international. M. Vukas est encore l’auteur de maints ouvrages et articles consacrés à des questions
de droit international, tout pa rticulièrement dans les domaines du droit de la mer, du droit de
l’environnement et du droit international relatif aux droits de l’homme.
MMil.neo ća, de nationalité serbe, est bien connu de la Cour, puisqu’il a déjà siégé en
qualité de juge ad hoc en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.Serbie-et-Monténégro) et dans les dix
affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force . Titulaire d’un doctorat de la faculté de droit
de l’Université de Belgrade, M.Kre ća a exercé en tant qu’avocat avant d’entamer une carrière
universitaire à la faculté de droit de Belgrade, où il enseigne aujourd’hui le droit international
public et occupe un certain nombre d’autres fonctions importantes. Il est, entre autres, directeur de
l’Institute for Legal Studieset président du conseil d’administ ration de la faculté. Il préside
également un certain nombre d’autres institutions académiques nationales. M.Kre ća a exercé à
plusieurs reprises les fonctions de conseiller juridique auprès du ministère des affaires étrangères et
du Gouvernement de la République fédérale de Yougoslavie (RFY ) et d’autres organes de la
République de Serbie et de la Ré publique fédérale de Yougoslavie. Il a en outre été choisi pour
siéger en qualité de juge ad hoc dans un certain nombre d’affa ires portées devant la Cour
européenne des droits de l’homme et est ég alement arbitre auprès du mécanisme permanent
d’arbitrage de la Chambre de commerce de la République de Serbie. M.Kre ća est l’auteur de
nombreuses publications dans le domaine du droit international public.
Suivant l’ordre de préséance fixé par le paragr aphe 7 de l’article 7 du Règlement de la Cour,
j’inviterai tout d’abord M. Vukas à prononcer la d éclaration solennelle prescrite par le Statut et je
prierai l’assistance de bien vouloir se lever. Monsieur Vukas.
M. VUKAS :
“I solemny declare that I will perform my duties and exercise my powers as
judge honourably, faithfully, impartially and conscientiously.”
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur le juge Vukas. Monsieur Kreća. - 4 -
KME.Ć A :
«Je déclare solennellement que je remplirai mes devoirs et exercerai mes
attributions de juge en tout honneur et dévouement, en pleine et parfaite impartialité et
en toute conscience.»
10 Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur le juge Kre ća. Veuillez vous rasseoir. La
Cour prend acte des déclarations solennelles faites par MM.Vukas et Kre ća et je déclare en
conséquence ceux-ci dûment installés comme juges ad hoc en l’affaire relative à l’Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie).
*
Je rappellerai maintenant les principales étapes de la procédure en l’espèce, jusqu’à ce jour.
Le 2 juillet 1999, le Gouvernement de la Républi que de Croatie a déposé une requête introductive
d’instance contre la République fédérale de Y ougoslavie au sujet d’un différend concernant les
violations alléguées de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide,
adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948.
La requête invoquait l’articleIX de la convention sur le génocide comme base de
compétence de la Cour.
Sur instructions données par la Cour en appli cation de l’article43 de son Règlement, le
greffier a adressé la notification prévue au paragraphe 1 de l’article 63 du Statut aux Etats parties à
la convention sur le génocide. Le greffier a en outre adressé au Secrétaire général de
l’Organisation des NationsUnies la notification pr évue au paragraphe3 de l’article34 du Statut,
avant de lui communiquer des copies de la procédure écrite.
Par une ordonnance en date du 14septembre1999, la Cour a fixé au 14mars2000 la date
d’expiration du délai pour le dépôt du mémoire de la Croatie, et au 14septembre2000 celle du
dépôt du contre-mémoire de la République fédérale de Yougoslavie.
Par une ordonnance en date du 10mars2000, le président de la Cour, à la demande de la
Croatie, a reporté la date d’expi ration du délai pour le dépôt du mémoire au 14 septembre 2000 et,
en conséquence, la date d’expi ration du délai pour le dépôt du co ntre-mémoire de la République
fédérale de Yougoslavie au 14 septembre 2001. - 5 -
Par une ordonnance en date du 27 juin2000, la Cour a, à la demande de la Croatie, reporté
au 14mai2001 et au 16septembre2002 la date d’ expiration des délais pour les dépôts respectifs
11 du mémoire de la Croatie et du c ontre-mémoire de la République fédérale de Yougoslavie. La
Croatie a dûment déposé son mémoire dans le délai ainsi prorogé.
Le 11 septembre 2002, dans les délais prescrits au paragraphe 1 de l’article 79 du Règlement
de la Cour tel qu’adopté le 14avril1978, la République fédérale de Yougoslavie a présenté des
exceptions préliminaires portant sur la compétence de la Cour pour connaître de l’affaire et sur la
recevabilité de la requête. En conséquence, par ordonnance du 14novembre2002, la Cour a
constaté qu’en vertu des dispos itions du paragraphe3 de l’artic le79 de son Règlement, la
procédure sur le fond était suspendue et a fixé au 29avril2003 la date d’ expiration du délai dans
lequel la Croatie pourrait présenter un exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur les
exceptions préliminaires soulevées par la République fédérale de Yougosla vie. La Croatie a
déposé son exposé dans le délai ainsi fixé.
Conformément au paragraphe 1 de l’article 53 du Règlement de la Cour, le Gouvernement de
la Bosnie-Herzégovine a demandé à recevoir c opie des pièces procédures et des documents
annexés. En application de cette disposition, le président de la Cour, après s’être renseignée auprès
des Parties, a décidé de faire droit à cette demande.
Le 4février2003, à la suite de la promulgati on, par l’Assemblée de la République fédérale
de Yougoslavie, de la charte constitutionnelle de la Serbie-et-Monténégro, la «République fédérale
de Yougoslavie» est devenue «Serbie-et-Monténégro».
Le 3 juin 2006, le président de la Serbie a informé le Secrétaire général de l’Organisation des
Nations Unies qu’à la suite de la déclaration d’indépendance adoptée par l’Assemblée nationale de
la République du Monténégro, «la République de Serb ie assure[rait] la continuité de la qualité de
Membre de la communauté étatique de Serbie -et-Monténégro au sein de l’Organisation des
NationsUnies, en vertu de l’article60 de la char te constitutionnelle de la Serbie-et-Monténégro».
Par une lettre en date du 30juin2006 adressée au Secrétaire général, le ministre des affaires
étrangères de la Serbie a précisé que «toutes les formalités requises pour adhérer aux traités
accomplis par la Serbie-et-Monténégro reste[raie nt] en vigueur à l’égard de la République de
Serbie avec effet au 3juin 2006» et que «la Ré publique de Serbie maintiendr[ait] toutes les - 6 -
déclarations, réserves et notifications faites par la Serbie-et-Monténégro jusqu’à notification
contraire adressée au Secrétaire général en sa qualité de dépositaire».
Par des lettres en date du 19 juille t 2006, le greffier a prié l’agent de la Croatie, l’agent de la
Serbie et le ministre des affaires étrangères de la République du Monténégro de communiquer à la
12 Cour les vues de leurs gouvernements sur les conséquences qu’il y aurait lieu d’attacher aux
développements rappelés ci-dessus quant à la dénomination de la Partie défenderesse en l’espèce.
Par une lettre en date du 22juillet2006, l’ag ent de la Serbie a expliqué que, pour son
gouvernement, «il y a[vait] continuité entre la Serbie-et-Monténégro et la République de Serbie
(sur le fondement de l’article 60 de la charte constitutionnelle de la Serbie-et-Monténégro)» et que,
dans ces circonstances, son gouvernement était d’avis que «c’[était] d’abord au demandeur qu’il
incomb[ait] de prendre position et de décider s’il souhait[ait] maintenir sa demande initiale visant à
la fois la Serbie et le Monténégro, ou procéder différemment».
Par une lettre en date du 29novembre2006 adr essée à la Cour, le procureur général de la
République du Monténégro, après avoir indiqué qu’il avait capacité pour agir en tant que
représentant légal de la République du Monténégro, a appelé l’attention sur le fait que le successeur
en droit à la communauté étatique de Serbie-et-Mont énégro était la République de Serbie et conclu
que, dans le cadre du différend por té devant la Cour, «la Républi que du Monténégro ne [pouvait]
donc avoir la qualité de défendeur».
Par une lettre en date du 15 mai 2008, l’agent de la Croatie, se référant à l’article60 de la
charte constitutionnelle de la Serbie -et-Monténégro et à la décision rendue par la Cour en l’affaire
relative à l’Application de la convention pour la préven tion et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine cS . erbie-et-Monténégro), a confirmé que «la procédure actuelle se
poursui[vai]t à l’encontre de la Ré publique de Serbie en tant que partie défenderesse». Il a aussi
précisé que cette conclusion «s’entend[ait] sans préjudice de l’éventuelle responsabilité de la
République du Monténégro et de la possibilité que soit introduite une instance distincte contre
celle-ci».
A la lumière des vues ainsi communiquées par les Parties à cet égard, la Cour a décidé que, à
toutes fins utiles dans la présente affaire, le défendeur serait désormais désigné par l’appellation
«Serbie» à la place de «Serbie-et-Monténégro». - 7 -
Par une lettre en date du 11 avril 2007, le greffier, en vertu du paragraphe 3 de l’article 69 du
Règlement de la Cour, a demandé au Secrétaire général de l’Organisation des NationsUnies si
celle-ci entendait présenter des observations écrites au sens de ladite disposition. Par une lettre en
date du 7mai2007, le Secrétaire général a indiqué que l’Organisation des NationsUnies n’avait
pas l’intention de présenter d’observations écrites en l’affaire.
er
13 1Le avril2008, la Serbie a fourni au Gr effe neuf documents additionnels que son
gouvernement souhaitait produire en l’affaire en ap plication du paragraphe1 de l’article56 du
Règlement de la Cour. Par une lettre en date du 24 avril2008, l’agent de la Croatie a informé la
Cour que son gouvernement n’élevait pas d’objection à la production de ces documents et désirait,
pour sa part, produire deux documents nouveaux. Pa r la même lettre, l’ agent de la Croatie
demandait à la Cour d’inviter la pa rtie défenderesse, en applicati on de l’article49 du Statut et du
paragraphe 1 de l’article62 du Règlement, à pr oduire un certain nombre de documents. Par une
lettre en date du 29avril2008, l’agent de la Croatie a fourni des informations additionnelles
concernant cette demande.
L’agent de la Serbie a ensuite informé la Cour que son gouvernement ne voyait pas
d’objection à la production des deux documents nouveaux que la Croatie souhaitait produire en
l’affaire. Il a aussi informé la Cour des vues de son gouvernement sur la demande de la Croatie
tendant à ce que la Cour invite le défendeur à produire un certain nombre de documents.
Le 6mai2008, le greffier a informé les Parties que la Cour avait décidé d’autoriser la
production des documents qu’elles entendaient soumettre en vertu de l’article 56 du Règlement de
la Cour. Ces documents ont par conséquent été versés au dossier de l’affaire. Le greffier a aussi
informé les Parties de la décision de la Cour de ne pas faire droit à la demande de la Croatie
invitant la Cour à demander à la Partie défenderess e, en application de l’article 49 du Statut et du
paragraphe 1 de l’article 62 du Règlement, de produire un certain nombre de documents. La Cour
n’a pas été convaincue que la production des documen ts demandés était nécessaire aux fins de la
décision relative à la deuxième exception prélimin aire soulevée par le défendeur, et a en outre
estimé que la Croatie n’avait pas donné de raisons suffisantes justifiant la présentation tardive de sa
demande ; faire droit à la demande à ce stade de la procédure aurait par ailleurs soulevé, selon elle,
de nombreux problèmes d’ordre pratique. - 8 -
Par des lettres en date du 6 mai 2008, le greffi er a informé les Parties que la Cour les priait
d’examiner, à l’audience, la question de la capacité du défendeur à être partie à une instance devant
la Cour au moment du dépôt de la requête, étant donné que la question n’avait pas été traitée en tant
que telle dans les pièces de procédure.
Après s’être renseignée auprès des Parties, la Cour a décidé, conformément au paragraphe 2
de l’article53 de son Règlement, que des exempl aires des pièces de procédure et des documents
14 annexés seraient rendus accessibles au public à l’ouverture de la procédure orale. Conformément à
la pratique de la Cour, l’ensemble de ces documents, sans leurs annexes, sera placé dès aujourd’hui
sur le site Internet de la Cour.
*
Je constate la présence à l’audience des agen ts, conseils et avocats des deux Parties.
Conformément aux dispositions rela tives à l’organisation de la pro cédure arrêtées par la Cour, les
audiences comprendront un premier et un second tours de plaidoiries. La Serbie, qui a soulevé les
exceptions préliminaires, sera entendue en premier. Le premier tour de plaidoiries débute
aujourd’hui. Chaque Partie disposera d’un nombr e total de quatre heures et demie. La Serbie
présentera ses arguments ce matin jusqu’à 13heur es et poursuivra ses exposés cet après-midi à
15heures. La Croatie présentera ses arguments demain après-midi à 16heures30 et le mercredi
28 mai 2008 à 10 heures. Le second tour de plaidoi ries s’ouvrira jeudi et chaque Partie disposera
d’un maximum de trois heures. La Serbie présentera sa réplique orale le jeudi 29mai2008 à
10heures. Pour sa part, la Croatie interviendr a à nouveau le vendredi 30mai à 10heures pour
présenter sa réplique orale.
J’appelle l’attention des Parties sur le paragra phe 1 de l’article 60 du Règlement de la Cour
qui dispose que :
«Les exposés oraux prononcés au nom de chaque partie sont aussi succincts que
possible eu égard à ce qui est nécessaire pour une bonne présentation des thèses à
l’audience. A cet effet, ils portent sur les points qui divisent encore les parties, ne
reprennent pas tout ce qui est traité dans les pièces de procédure, et ne répètent pas
simplement les faits et arguments qui y sont déjà invoqués.» - 9 -
Je rappelle aussi à cet égard l’instruction de pr océdure VI, aux termes de laquelle, «[l]ors de
l’examen des exceptions d’incompétence ou d’irrecevabilité, la procédure orale doit se borner à des
exposés sur les exceptions».
*
Je donne à présent la parole à M. Tibor Varady, agent de la République de Serbie.
15 M. VARADY : Merci beaucoup.
INTRODUCTION
1. Madame le président, Messieurs de la Cour. Plaise à la Cour : c’est à nouveau pour moi
un privilège exceptionnel de plaider devant la Cour. Je tiens à exprimer le respect sincère que
m’inspirent nos collègues représentant le demand eur. Avec votre permission, je vais vous
présenter mes collègues qui représenteront le défendeur lors de cette procédure orale:
M.AndreasZimmermann, comme conseil et avocat, et M. Vladimir Djeri ć, comme conseil et
avocat.
2. En guise d’introduction, et par souci de clarté, permettez-moi de faire quelques
observations de nature purement technique sur les noms et désignations. Aussi bien le demandeur
que le défendeur sont des Etats successeurs de l’ancienne République fédérative socialiste de
Yougoslavie, la «RFSY;»nous désignerons l’Etat prédécesseur par l’appellation
«ex-Yougoslavie». D’autre part, comme l’a indiqué Madame le président, à l’époque où la requête
a été soumise, la dénomination du défendeur ét ait «République fédéra le de Yougoslavie» ou
«RFY». En février2003, la RFY changea de nom, devenant la «Serbie-et-Monténégro».
En juin 2006, la Serbie-et-Monténégro se scinda et fut remplacée par deux Etats distincts. A notre
avis, il n’est plus contesté qu’il n’y avait pas de c ontinuité entre l’ex-Yougoslavie et la RFY. Et, à
nos yeux, il n’est pas non plus contesté qu’il y avait une continuité entre la RFY et la
Serbie-et-Monténégro. De même, il n’est pas contesté qu’il y a une continuité entre la
Serbie-et-Monténégro et la Serbie. Nous utili serons trois désignations pour désigner le défendeur - 10 -
⎯ «RFY», «Serbie-et-Monténégro» et «Serbie»— en fonction de la péri ode à laquelle nous nous
référerons, et nous utiliserons la dénomination officielle correspondante.
3. Madame le président, Messieurs de la Cour, la présente affaire est la dernière d’une série
d’affaires nées des conflits qui ont tragiquement ma rqué l’ex-Yougoslavie au cours de la dernière
décennie. Cette audience sur la compétence se ti ent douze ans après l’audience sur la compétence
en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie. Ces années ont apporté des éclaircissements et mis
fin aux ambiguïtés juridiques. Certains faits nou veaux importants ont surgi pendant la période qui
a suivi le dépôt de nos exceptions préliminaires en 2002. Aujourd’hui, nous espérons sincèrement
16 pouvoir porter à votre attention une affaire claire et simple. C’est de venu possible grâce à une
appréciation nouvelle et plus complète des faits pa r les autorités internationales compétentes au
cours des dernières années. Des organes des Nati ons Unies, et notamment la Cour, se sont trouvés
en mesure de définir avec précision les conséquences juridiques de la dissolution de
l’ex-Yougoslavie. Ces nouvelles appréciations et ces nouvelles définitions nous ont permis de
présenter de nouveaux arguments à l’appui de no tre thèse. De nouvelles informations et de
nouvelles perspectives ont renforcé notre convicti on que la Cour ne saurait être fondée, par
l’articleIX de la convention sur le génocide, à passer au crible les événements qui ont eu lieu en
Croatie au début des années quatre-vingt-dix.
4. Permettez-moi tout d’abor d de dire qu’aujourd’hui nous en savons beaucoup plus sur le
conflit proprement dit, au sujet duquel nos collè gues croates affirment une compétence que nous
contestons. Depuis la fin du conflit, nous assistons à un processus au cours duquel les passions et
les mythes ont progressivement cédé la place aux faits. Des informations ont été produites par des
sources diverses, et le Tribunal pénal internati onal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a joué un rôle
crucial dans ce processus. Il est devenu évident que ce qui s’est produit ne saurait être réduit à une
conception simpliste mettant en scène, en ce qui concerne le génocide, des responsables, d’une
part, et des victimes, d’autre part. Il serait impossible de présenter les choses ainsi, étant donné
qu’il y a eu des victimes et des responsables des deux côtés et que ce qui s’est passé en Croatie a
donné lieu à des crimes, entraîné des tragédies, certes, mais n’a jamais franchi le seuil du génocide.
5. Madame le président, dans nos exceptions préliminaires, nous avons tenté d’expliquer que
le conflit en Croatie ne saurait être réduit à une expérience unidimensionnelle opposant des - 11 -
méchants et des victimes. Nous nous appuyons sur des sources indépendantes faisant autorité,
citant entre autres un rapport du HCR indiquant qu’au cours du second semestre1995, l’armée
croate «lan[ça]…une attaque qui devait amener plus de 180000 Serbes de Croatie à fuir leurs
foyers, dans la région de la Kra jina, dans le cadre de ce qui constitua l’exode le plus massif de
l’histoire de l’humanité» 1.
6. Au cours des années qui se sont écoulées depuis le dépôt de nos exceptions préliminaires,
le TPIY a presque complètement terminé sa mission. Des informations ont aussi été produites par
de nombreuses autres sources, y compris les procédures judiciaires engagées en Croatie et en
Serbie. Permettez-moi de faire observer à ce stade que, si, pendant les premières années qui ont
17 suivi le conflit, les procédures engagées en Croatie et en Serbie se limitaient essentiellement à des
procédures à l’encontre d’acteurs de la partie adverse, aujourd’hui des procédures connexes sont
engagées contre des Croates en Croatie et contre d es Serbes en Serbie. La complexité de la réalité
en est à présent devenue d’autant plus éviden te, révélant des rôles changeants à des époques
diverses et en des lieux divers.
7. Permettez-moi de citer à ce sujet juste en core une appréciation des faits émanant d’un
témoin compétent, M.Galbraith, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Croatie, témoin de
l’accusation contre M. Milošević, qui a déclaré :
«[L]a Croatie s’est livrée à des actes très illégaux, tout à fait criminels, au cours
de l’Opération tempête. Il y a eu parmi ces agressions le fait qu’on a autorisé
l’incendie de maisons ou de biens appartenan t aux Serbes après le départ de ceux-ci.
Des centaines de personnes ont été tuées et…Tudjman…a empêché le retour chez
eux de Serbes qui étaient des citoyens de la Croatie. Nous n’avons eu de cesse de
formuler des critiques très vives face à un tel comportement immoral. Nous avons
imposé des sanctions à la Croatie.» 2
8. Madame le président, il n’y a aucune ra ison qui m’empêcherait d’ajouter que, dans son
témoignage, M.Galbraith a également déclaré que ce sont les agissements de RatkoMladi ć, ceux
des Serbes de Krajina soutenus par M. Miloševi ć, «qui ont donné le prétexte qui était nécessaire à
l’armée de Croatie pour déclencher la guerre créant un environnement où il était difficile pour les
1Voir Haut Commissariat des Na tions Unies pour les réfugiésCensus of Refugees and other War-Affected
Persons in the Federal Republic of Yugoslavia [Recensement des refugiés et autres personnes affectées par la guerre en
République fédérale de Yougoslavie], Belgrade, 1996, p. 20 (annexe 3 des exceptions préliminaires).
2Le procureur c. Milosevic, affaire n IT-02-54, compte rendu d’audience, 26 juin 2003, p. 23177-23178 (version
française). - 12 -
organisations internationales de limiter la volonté des Croates». Ce que je veux dire, et c’est ce qui
semble être à présent notoirement connu, c’est que ce qui s’est passé ne saurait être réduit à une
conception unidimensionnelle. Les méfaits commi s d’un côté encouragèrent la commission de
méfaits de l’autre côté. Selon les périodes, certa ines parties au conflit devenaient plus fortes, et
c’étaient elles qui infligeaient le plus de souffrances.
9. Aujourd’hui, nous voyons mieux quelle fut exactement l’ampl eur des crimes commis
durant le conflit. On a toujours su que des méfaits avaient été commis en Croatie. Certains d’entre
eux équivalaient à des crimes graves. Aujourd’hui nous en savons davantage sur le caractère et sur
l’ampleur de ces crimes —et nous en savons au ssi davantage sur leurs auteurs. Mais il est
également établi que les crimes commis à l’encont re de Croates n’ont pas atteint —et encore
moins franchi— le seuil du génocide. Ce qui s’est passé, ce n’est même pas prima facie un
génocide.
18 10. Il est bien connu, en ce qui concerne le conflit bosniaque, qu ’un certain nombre de
Serbes de Bosnie ont été mis en accusation pour génocide par le TPIY et que l’un d’entre eux (le
général Krstić) a également été condamné. La Cour s’ est appuyée sur cet élément dans l’arrêt
qu’elle a rendu en 2007 dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie, reconnaissant le mérite
de la décision du TPIY. En ce qui concerne les év énements qui ont eu lieu en Croatie, le TPIY les
a examinés avec la même attention que ceux qui se sont déroulés en Bosnie, mais personne n’a été
condamné pour génocide en Croatie. Non seulement il n’y a pas eu de condamnation, mais il n’y a
pas non plus eu de mise en accusation. Le pr ocureur du TPIY a mis en accusation de nombreuses
personnes pour des crimes commis en Croatie, mais aucune, pas une seule, n’a jamais été mise en
accusation pour génocide en ce qui concerne les crimes commis en Croatie.
11. Permettez-moi de préciser qu’il n’est pas de mon intention de nier les allégations de nos
collègues croates en ce qui concerne la réalité des souffrances endurées par des Croates. Les
nouveaux éléments de preuve et la nouvelle appréci ation des éléments de preuve, dont j’ai déjà
parlé, ont confirmé qu’il y a bel et bien eu des souffrances du côté croate, et que la plupart d’entre
elles résultaient de méfaits commis par des Serbes. Des crimes ont incontestablement été commis.
Les Croates ont leur dignité et leurs souffrances méritent le respect ⎯ ce qui ne signifie cependant
pas qu’elles puissent être qualifiées de génocide, et encore moins de génocide imputable à l’Etat - 13 -
défendeur. Madame le président, il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle , une fois le génocide
commis, se pose la question de savoir si, outre les différents auteurs, un Etat est lui aussi
justiciable. Il s’agit d’une affa ire dans laquelle il n’y a pas eu de génocide — et dans laquelle, en
plus, les conditions préalables essentielles permettant de fonder la compétence ne sont pas réunies.
12. Madame le président, Messieurs de la C our, avant d’aborder les conditions particulières
attachées à la compétence, permettez-moi de di re que, dans toutes les affaires nées des conflits
yougoslaves, le processus de dissolution de l’ex -Yougoslavie, processus très peu orthodoxe, a pesé
sur la question de la compétence. Mais il y a une différence capitale. Dans notre affaire, la
perspective est différente, étant donné que nous pouvons à présent examiner les problèmes en nous
appuyant sur de nouvelles informations et des éclaircissements déterminants. Aujourd’hui, nous
pouvons nous fonder sur un consensus clair, solide et éprouvé.
13. Pendant une très longue période, le pro cessus de dissolution de l’ex-Yougoslavie — qui
influe également sur la question de la compétence— a été extrêmement controversé. Les
éclaircissements ont trop tardé à être apportés. Les positions adoptées étaient parfois entachées par
des incohérences et par une absence criante d’explication. La Cour a exposé cette situation avec
justesse dans les arrêts qu’elle a rendus en 2004 dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi
de la force :
19 «la situation juridique de la République fédérale de Yougoslavie au sein de
l’Organisation des Nations Unies, et à l’égard de celle-ci, demeura des plus complexes
au cours de la période comprise entre1992 et200 0. De fait, de l’avis de la Cour, la
situation juridique qui prévalut aux Nations Unies pendant ces huit années à l’égard du
statut de la République fédé rale de Yougoslavie après l’ éclatement de la République
fédérative socialiste de Yougoslavie demeur a ambiguë et ouverte à des appréciations
divergentes. Cette situation était due notamment à l’absence d’une décision faisant
autorité par laquelle les organes compéten ts de l’Organisation des NationsUnies
auraient défini de manière claire le statut juridique de la République fédérale de
Yougoslavie vis-à-vis de l’Organisation.» (Licéité de l’emploi de la force
(Serbie-et-Monténégro Becl.gique ), exceptions préliminaires, arrêt,
3
C.I.J. Recueil 2004, p. 305, par. 64.)
14. Madame le président, cette période d’in certitudes et d’ambiguïtés qui a duré huit ans est
révolue. En la présente espèce, nous avons traver sé encore une autre période de huit ans, de 2000
à 2008, au cours de laquelle des éclaircissements ont incontestablement été apportés. Au cours des
3
Ce même texte figure également dans les autres arrêts rendus dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi
de la force : au paragraphe 63 des instances introduites contre la France, le Canada, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, et
au paragraphe 62 des instances introduites contre l’Allemagne et le Royaume-Uni. - 14 -
huit années écoulées depuis 2000, une représentation claire de la dissolution de l’ex-Yougoslavie et
du statut de la RFY s’est non seulement fait jour, mais elle s’est aussi stabilisée et confirmée. Cette
représentation est devenue fiable. Pour vous en confirmer la clarté et l’absence d’ambiguïté, je vais
à nouveau citer l’arrêt rendu en 2004 dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force :
«[L]a Cour se trouvant aujourd’hui à même d’apprécier l’ensemble de la
situation juridique, et ermpte tenu des con séquences juridiques du nouvel état de fait
existant depuis le 1 novembre2000, la Cour est amenée à conclure que la
Serbie-et-Monténégro n’était pas membre de l’Organisation des Nations Unies, ni en
cette qualité partie au Statut de la Cour inte rnationale de Justice, au moment où elle a
déposé sa requête introduisant la présente instance devant la Cour, le 29 avril 1999.»
(Ibid., p. 311, par. 79.)
Il est à mon avis communément admis que le statut de la RFY n’a connu aucun changement entre
le 29 avril 1999 et le 2 juillet 1999, date à laquelle la requête de la Croatie a été introduite. Notre
situation est exactement la même.
15. Les éclaircissements qui ont été apportés et qui ne font plus aucun doute étayent
pleinement et confirment deux arguments dont chacun suffit pour exciper de l’incompétence en
l’espèce. Premièrement, la Cour n’est pas compéten te parce que le défendeur n’était pas partie au
Statut et n’avait donc pas accès à la Cour à l’époque considérée, c’est-à-dire au moment où la
requête a été déposée; et, deuxièmement, la Cour n’est pas compétente étant donné qu’en
20 l’absence de continuité, le défendeur ne demeure p as lié par l’articleIX de la convention sur le
génocide et n’est jamais, en aucune manière, devenu lié par l’article IX.
16. Madame le président, permettez-moi de citer encore un exemple qu’il convient, à mon
sens, de soumettre à notre examen. Les jours de guerre sont loin, ainsi que la haine tenace entre les
deux nations qui empêcha toute coopération et empoi sonna les relations de bon voisinage. Nous
avons atteint le stade de la normalité. Elle est peut-être encore fragile, elle est peut-être encore
précaire, mais on peut parler de normalité. La Croatie et la Serbie envisagent leur avenir de
manière similaire —un avenir au sein de l’Union européenne. Cela signifie aussi que l’Etat
demandeur et l’Etat défendeur se dirigent vers un avenir communautaire.
4Ce même texte figure également dans les autres arrêts rendus dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi
de la force : au paragraphe 78 des instances introduites contre la France, le Canada, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, et
au paragraphe 77 des instances introduites contre l’Allemagne et le Royaume-Uni. - 15 -
17. Parler de normalisation signifie que des mesures sont prises pour remédier à ce à quoi il
peut être remédié et punir ceux qui ont commis d es crimes. En d’autres termes, la normalisation
repose sur la volonté d’affronter le passé. Permettez-moi de rappeler à cet égard le geste du
président serbe Boris Tadi ć qui a présenté les excuses les plus formelles. Il s’est exprimé en ces
termes : «J’adresse des excuses à tous les citoyens de la Croatie et à tous les membres de la nation
croate auxquels des membres de ma nation ont infligé des souffrances…» 5 [Traduction du Greffe.]
Cette déclaration a reçu un accueil favorable en Croatie — de même qu’en Serbie. Cet après-midi,
en exposant notre troisième exception préliminaire, nous porterons à votre attention des éléments
attestant les progrès réalisés en ce qui concerne les remèdes apportés aux conséquences du conflit,
à travers, entre autres, la restitution de biens culturels ou la collecte d’informations sur les
personnes disparues. Des progrès considérables ont également été faits en déférant les auteurs des
crimes à la justice. Des procès connexes contre des criminels croates ont lieu en Croatie —tels
que l’instance en cours contre les généraux croates accusés de crimes de guerre à l’égard de la
population civile de Medački džep. Parallèlement, des procès connexes contre des criminels serbes
ont lieu en Serbie. Je citerai à titre d’exemple les procédures engagées contre ceux qui ont été
accusés d’avoir commis des crimes de guerre à Ov čara. L’exemple le plus récent est la procédure
engagée à Belgrade contre 12 personnes accusées d’avoir commis des crimes de guerre à l’encontre
de civils croates à Lovas. Leur procès, qui a commencé il y a environ un mois, le 17 avril 2008, se
déroule sous la surveillance de la CSCE et en présence des familles des victimes. Permettez-moi
aussi de rappeler que les autorités croates et serbes ont coopéré lors de la phase préparatoire de ces
procès. Nous ne doutons pas que c’est cette voie que nous devons suivre.
21 18. Madame le président, mes collègues et moi-même aimerions à présent exposer plus en
détail les questions cruciales sur lesquelles porte la présente audience. Nous allons démontrer que
la Cour n’est pas compétente au motif que deux conditions préalables essentielles permettant de
fonder la compétence ne sont pas remplies. Nous allons aussi démontrer que des demandes
fondées sur des actes et omissions antérieurs à la naissance du défendeur sont irrecevables. Et nous
allons démontrer que les actes et omissions sur lesquels sont fondées les demandes n’atteignent
5
Voir B92 News, « Tadić apologizes to Croatian citizens » [« Tadić présente des excuses aux citoyens croates »],
24 juin 2007. Disponible à : <http://www.b92.net/info/vesti/index.php?yyyy=2007&mm=06&dd=24&nav_id=25…; - 16 -
pas, même prima facie, le seuil du génocide, et qu’un grand nombre des demandes portant sur des
points particuliers ont perdu leur objet, devenant donc, par là même, irrecevables.
19. Je vais à présent vous exposer le déroulement de nos plaidoiries. C’est notre conseil et
avocat, M. Djeri ć, qui prendra la parole en premier; il sera suivi par notre conseil et avocat,
M.Zimmermann. Ils examineront les arguments avancés par la Croatie dans ses observations
écrites sur notre première exception préliminaire. Après la pause, je résumerai les arguments
relatifs à notre première exception à la compétence de la Cour. Nous prévoyons encore un exposé
avant la pause-déjeuner: celui de M.Vladimir Djeri ć, qui analysera notre deuxième exception
préliminaire. Après la pause-déjeuner, M.Djeri ć poursuivra sa plaidoirie, M.Zimmermann
développera un certain nombre de thèses additio nnelles concernant notre deuxième exception
préliminaire, et nous présenterons aussi des arguments à l’appui de notre troisième exception
préliminaire. Après sa plaidoirie, j’ajouterai quelques remarques de conclusion.
Je vous remercie pour votre attention et je vous prie, Madame le président, de bien vouloir
donner la parole à M. Djerić.
Le PRESIDENT : Merci, M. Varady. Je donne à présent la parole à M. Djerić.
DME.RI Ć : Merci, Madame le président.
D ES ARRÊTS ANTÉRIEURS DE LA COUR ÉTAYENT L EXCEPTION SELON LAQUELLE LA COUR
N’EST PAS COMPÉTENTE RATIONE PERSONAE EN L ESPÈCE
1. Madame le président, Messieurs de la Cour, c’est un très grand plaisir pour moi que
d’avoir une nouvelle fois l’honneur de plaider devant vous.
2. Madame le président, afin de mont rer que la Cour n’est pas compétente ratione personae
en l’espèce, notre première exception préliminaire fait fond sur deux événements — premièrement,
22 l’admission de la République fédé rale de Yougoslavie à l’ONU en qualité d’Etat Membre en 2000
et, deuxièmement, son accession à la convention sur le génocide en 2001, moyennant une réserve à
l’articleIX. Ces événements ont démontré sa ns ambiguïté que la République fédérale de
Yougoslavie n’était pas membre de l’Organisatio n des NationsUnies avant2000 et qu’elle ne
continuait pas la personnalité dl’ex-Yougoslavie. La République fédérale de Yougoslavie a
demandé à la Cour d’examiner ces deux faits et d’en tirer les conséquences juridictionnelles - 17 -
voulues dans toutes les affaires auxquelles elle a été Partie, que ce soit en défense ou en demande.
En2001, la République fédérale de Yougoslavie a introduit une re quête en revision de l’arrêt
de 1996 sur la compétence dans l’affaire de la Bosnie. Comme chacun le sait, en février 2003, la
Cour a jugé que la demande de la RFY ne satisfaisait pas aux prescriptions de l’article 61 du Statut
et était donc irrecevable (voir Demande en revision de l’arrêt du 11 juillet 1996 en l’affaire relative
à l’ Application de la convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires (Yougoslavie
c. Bosnie-Herzégovine), C.I.J. Recueil 2003, par. 72 et 75 (ci-après : «Demande en revision»)).
3. En l’espèce, les exceptions préliminaires ont été déposées en septembre2002, septmois
après le prononcé de l’arrêt Demande en revision, et le demandeur a déposé ses observations écrites
en avril2003, plusieurs mois après ledit arrêt. En ce qui concerne notre première exception
préliminaire, les observations écrites s’appuient presque totalement sur l’arrêt Demande en
revision. Sur cinqpages, le demandeur fait simplement valoir que la position adoptée dans les
exceptions préliminaires est identique à celle de la RFY dans l’affaire de la Demande en revision 6,
et que, pour l’essentiel, le raisonnement suivi par la Cour dans l’arrêt Demande en revision permet
de rejeter les exceptions préliminaires en l’espèce également 7. La partie demanderesse a aussi
réitéré l’opinion déjà énoncée dans son mémoire, à savoir que la question de savoir si la RFY était
partie à la convention sur le génocide de la RFY avait été résolue dans l’arrêt Bosnie de 1996, et la
qualité d’Etat partie à cette c onvention de la RFY confirmée de nouveau par la Cour dans les
procédures incidentes dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force en 1999 8.
Toutefois, depuis le dépôt des observations écrites en 2003, la Cour a examiné et résolu la plupart
23 des points soulevés dans nos exceptions préliminaires. Comme je vais maintenant l’exposer en
détail, les décisions de la Cour dans des affair es postérieures démontrent que l’interprétation que
donne la partie demanderesse de décisions rendues pa r la Cour dans des affaires où est en cause la
RFY, en particulier l’arrêt Demande en revision, est manifestement erronée.
6
Exposé écrit des observations et conclusions de la Rpublique de Croatie sur les exceptions préliminaires
soulevées par la République fédérale de Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro), 29 avril 2003, par. 2.6 et 2.8 (ci-après : les
«Observations écrites»).
7
Observations écrites, par. 2.12-2.13.
8Observations écrites, par. 2.2 et 2.13. - 18 -
C’est à tort que le demandeur fait fond sur l’arrêt Demande en revision
4. Madame le président, il est maintenant t out à fait clair qu’en invoquant exclusivement
l’arrêt Demande en revision pour répondre à notre première ex ception préliminaire la partie
demanderesse se fourvoie. Elle se fourvoie parce que l’arrêt en question concerne avant tout la
revision, et la satisfaction des conditions énoncées à cet égard à l’article 61 du Statut.
5. Dans l’arrêt Demande en revision, la Cour a déclaré de manière tout à fait claire que «la
décision de la Cour [devait], à ce stade, se limite r à la question de savoir si la requête satisfait aux
conditions prévues [par l’article 61 du] Statut» (Demande en revision, C.I.J. Recueil 2003, par. 16).
6. Cette opinion a été réitérée dans les arrêts rendus en 2004 sur la Licéité de l’emploi de la
force, puis confirmée en2007 dans l’arrêt re ndu sur le fond dans l’affaire de la Bosnie. Dans les
arrêts Licéité de l’emploi de la force , la Cour a déclaré que, dans l’affaire de la Demande en
revision, sa tâche «consistait simplement à établir si la demande en revision de la République
fédérale de Yougoslavie était recevable au regard des dispositions de l’article 61 du Statut» ( Licéité
de l’emploi de la force (Yougoslavie cB .elgique), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2004, par. 85 (ci-après : «Licéité de l’emploi de la force»).
C’est pourquoi la Cour, dans son arrêt Demande en revision , et je cite de nouveau l’arrêt
Licéité de l’emploi de la force , «n’a pas été appelée à dire s’il était exact que la
Serbie-et-Monténégro n’était pas partie au St atut ou à la convention sur le génocide en 1996»
(ibid., par. 87).
Finalement, la Cour a conclu que ses déclarations, dans l’arrêt Demande en revision,
«ne sauraient toutefois être interprétées co mme des conclusions quant au statut de la
Serbie-et-Monténégro vis-à-vis de l’Or ganisation des NationsUnies et de la
convention sur le génocide; la Cour ava it déjà laissé entendre qu’elle n’était pas
appelée à se prononcer sur ces questions, et qu’elle ne faisait rien de tel» ( ibid.,
par. 88).
En 2007, dans son arrêt Bosnie , la Cour a une fois de plus confirmé sans équivoque que
l’arrêt Demande en revision ne contenait aucune conclusion quant à la qualité de membre de
l’Organisation des Nations Unies de la RFY au mo ment pertinent, c’est-à-dire lorsque l’instance a
été introduite en l’affaire Bosnie en1993 ( Application de la conventi on pour la prévention et la
24 répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégov ine c.Serbie-et-Monténégro), arrêt, fond,
26 février 2007, par. 113 (ci-après : «Bosnie-Herzégovine, fond»). - 19 -
7. Il est donc clair que l’arrêt Demande en revision n’a résolu ni la question du statut de la
RFY vis-à-vis de l’Organisation des Nations Unies avant son admission en 2000, ni celle du statut
de la RFY relativement à la conve ntion sur le génocide avant qu’elle n’adhère à ce texte en 2001.
En invoquant cet arrêt dans le cadre de la présente instance, la demanderesse manque tout
simplement son but.
La question de l’accès
8. Madame le président, avec votre permissi on je vais maintenant examiner certains
arguments précis avancés dans les observations écrites et les comparer avec les positions prises par
la Cour dans les arrêts Licéité de l’emploi de la force . La partie demanderesse a formulé comme
suit la principale question dans la présente instan ce sur les exceptions préliminaires: «[d]ans la
présente affaire, s’agissant de la compétence ratione personae, la Cour doit répondre à la question
suivante : la RFY était-elle liée par la convention sur le génocide le 2 juillet 1999» 9.
9. Nous sommes ici d’accord avec le demandeur. Mais il nous faut aussi ajouter avant
d’examiner cette question que la Cour a d’abord dû résoudre celle de savoir si elle était elle-même
ouverte à la RFY lorsque la présente instance a ét é introduite, le 2juillet1999. Aux termes de
l’arrêt rendu en 2007 dans l’affaire de la Bosnie :
«La Cour juge toutefois nécessaire de souligner que la question de savoir si un
Etat a qualité pour se présenter devant elle conformément aux dispositions du Statut
— que l’on y voie une question de capacité à être partie à la procédure ou un aspect de
la compétence ratione personae — passe avant celle de la compétence ratione
materiae, c’est-à-dire avant celle de savoir si cet Etat a consenti à ce que la Cour règle
le différend particulier porté devant elle.» ( Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), fond, par. 122.)
La Cour a indiqué clairement dans les arrêts Licéité de l’emploi de la force pourquoi elle se
devait d’examiner d’abord si chacune des parties avait qualité pour se présenter devant elle: «la
Cour ne peut exercer sa fonction judiciaire qu’à l’égard des seuls Etats auxquels elle est ouverte en
vertu de l’article 35 du Statut» (Licéité de l’emploi de la force, par. 46). En d’autres termes, si une
partie n’a pas accès à la Cour, l’exercice par la Cour de sa fonction judiciaire à l’égard de cette
25
partie sera ultra vires. C’est pourquoi la question de l’accès est, comme l’a fait observer la Cour,
9
Observations écrites, par. 2.8. - 20 -
«une question fondamentale» ( ibid., par. 30). C’est aussi la rais on pour laquelle la Cour examine
cette question proprio motu, que les parties la soulèvent ou non et quelle que soit leur attitude. Ce
principe a été tout récemment confirmé dans l’affaire Bosnie. La Cour a déclaré :
«C’est, par ailleurs, une question que la Cour elle-même est tenue, si besoin est,
de soulever et d’examiner d’office, le cas échéant après notification aux parties. Il en
résulte que si la Cour estime, dans une a ffaire particulière, que les conditions relatives
à la capacité des parties à se présenter devant elle ne sont pas remplies, alors que les
conditions de sa compétence ratione materiae le sont, elle doit, quand bien même
cette question n’aurait pas été soulevée par les parties, constater que les premières
conditions font défaut et en déduire qu ’elle ne saurait, pour cette raison, avoir
compétence pour statuer sur le fond du différend.» (Application de la convention pour
la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), fond, par.122; voir également, Licéité de l’emploi de la
force (Serbie-et-Monténégro F c.ran ce), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2004, par. 50.)
10. Le moment auquel une partie doit avoi r accès à la Cour ou qualité pour se présenter
devant elle est celui de l’introduction de l’instan ce. Comme la Cour l’a déclaré sans équivoque:
«La question de savoir si la Serbie-et-Monténég ro était ou non partie au Statut de la Cour à
l’époque de l’introduction des présentes instances est une question fondamentale.» ( Licéité de
l’emploi de la force, par. 30 (les italiques sont de nous) ; voir également, par. 46.)
11. En conséquence, la première question — préliminaire — à laquelle il faut répondre dans
la présente instance est celle de savoir si le défe ndeur avait accès à la Cour en vertu de l’article 35
du Statut au moment où l’instance a été introduire, le 2juillet1999. Ce n’est qu’après qu’il aura
été établi que, à ce moment-là, la RFY avait accès à la Cour en vertu du Statut que l’on pourra se
pencher sur la question suivante touchant la compétence ratione personae : celle de savoir si le
défendeur était lié par la convention sur le génocide au moment pertinent.
er
La RFY n’avait pas accès à la Cour avant le 1 novembre 2000, notamment lorsque la
présente instance a été introduite
12. Madame le président, l’histoire du statut de la RFY à l’ONU avant 2000 est bien connue
et a été longuement examinée par la Cour. Dans ses arrêts de 2004 sur la Licéité de l’emploi de la
force, la Cour a déclaré :
«la Cour se trouvant aujourd’hui à même d’apprécier l’ensembl e de la situation
juridique, et cerpte tenu des conséquences juridiques du nouvel état de fait existant
26 depuis le 1 novembre 2000, la Cour est amenée à conclure que la
Serbie-et-Monténégro n’était pas membre de l’Organisation des NationsUnies, ni en - 21 -
cette qualité partie au Statut de la Cour inte rnationale de Justice, au moment où elle a
déposé sa requête introduisant la présente instance devant la Cour, le 29avril1999»
(ibid., par. 79).
En conséquence, la Cour a jugé qu’elle n’éta it pas ouverte à la Serbie-et-Monténégro sur la
base du paragraphe1 de l’article35 du Statut ( ibid., par.91). La Cour a aussi jugé que la
Serbie-et-Monténégro n’avait pas accès à elle en vertu du paragraphe2 de l’article35 du Statut
parce qu’elle n’avait pas recherché cet accès selon les conditions énoncées par le Conseil de
sécurité (ibid., par. 92), et que la convention sur le génocide, base de juridiction revendiquée dans
cette affaire, n’était pas l’un des «traités en vigueur» visés dans cette disposition (ibid., par. 114).
13. Madame le président, nous estimons que la conclusion de la C our selon laquelle la
Serbie-et-Monténégro n’était pas membre de l’ ONU et n’était donc pas partie au Statut est
concluante également aux fins de la présente espèce. Elle est concluante non parce qu’elle
relèverait de la res judicata, mais parce que la question est la même, et parce qu’elle a été tranchée
après que toutes les circonstances pertinentes eurent finalement été éclaircies. Comme la Cour l’a
déclaré elle-même, cette décision a été rendue «compte tenu des conséquences juridiques du nouvel
er
état de fait existant depuis le 1 novembre 2000», c’est-à-dire l’admission de la RFY à l’ONU. En
d’autres termes, l’admission de la RFY à l’ONU le1 enovembre2000 a clairement établi que la
RFY n’était pas membre de l’Organisation avan t cette date. Cette conclusion doit également
s’appliquer dans la présente espèce.
14. De plus, dans les arrêts Licéité de l’emploi de la force , la Cour a jugé que la RFY n’était
pas habilitée à se présenter devant elle au moment où l’instance a été introduite, le 29avril1999.
Selon nous, rien n’a changé au cours des deux mois et trois jours qui ont suivi, jusqu’au
2juillet1999, date à laquelle la Croatie a porté la présente affaire devant la Cour. A ces deux
dates, la Cour n’était tout simplement pas ouvert e à la République fédérale de Yougoslavie, ni sur
la base du paragraphe1 de l’ar ticle35 du Statut, ni sur celle du paragraphe2 du même article.
Aucun fait pertinent n’est intervenu au cours des deux mois qui se sont écoulés entre le dépôt de la
requête dans les affaires sur la Licéité de l’emploi de la force et le dépôt de la requête dans la
présente instance. Nous affirmons respectueusem ent que le droit, ainsi que le principe de
cohérence, veulent que ces deux affaires soient tranchées de la même manière. - 22 -
15. Madame le président, il semblerait que le demandeur considère l’admission de la RFY à
l’ONU en novembre2000 comme totalement dénuée de pertinence en l’espèce. A cet égard, il
s’appuie sur certaines observations figurant dans l’arrêt Demande en revision et fait valoir que la
situation juridique était «exactement la même» en 1996, lorsque l’arrêt sur la compétence a été
27
10
rendue en l’affaire Bosnie et en 1994, lorsque la présente instance a été introduite . Selon lui, telle
était la situation créée par la résolution 47/1 de l’ Assemblée générale, qui n’affectait pas le droit de
11
la RFY d’ester devant la Cour ni sa situation au regard de la convention sur le génocide . De plus,
le demandeur fait valoir que «la Cour a égalem ent précisé qu’un éventuel fait nouveau et ses
12
répercussions ne pouvaient avoir d’effet rétroactif» .
16. Il semble toutefois que la partie de manderesse interprète erronément l’arrêt Demande en
revision. Ceci devient évident si l’on compare sa position avec les éclaircissements donnés par la
Cour dans les arrêts Licéité de l’emploi de la force, et repris dans l’affaire Bosnie :
«La Cour a…clairement exprimé sa position, à savoir qu’une modification
rétroactive de la situation, constituant un fait nouveau, ne pouvait avoir eu lieu en
2000, et que les conditions énoncées à l’artic le 61 n’étaient donc pas satisfaites. Cela
n’emportait, toutefois, aucune conclusion de la Cour, dans la procédure en revision,
13
quant à ce qu’était la situation en réalité.»
L1’7r.rêt Demande en revision n’a pas réglé la question du statut de la RFY vis-à-vis de
l’Organisation des NationsUnies et de la conventio n sur le génocide. La question du statut de la
RFY vis-à-vis de l’ONU et celle de son accès à la Cour avant2000 ont été réglées par les arrêts
Licéité de l’emploi de la force, dans lesquels la Cour a jugé qu’il n’y avait pas d’accès.
18. Dans ses observations écrites, le demandeur ne traite pas cette question si ce n’est en
invoquant certaines déclarations de la Cour dans l’arrêt Demande en revision lesquelles, comme je
l’ai déjà souligné, ne visaient pas à régler la qu estion mais plutôt à la décrire. Mais, dans son
mémoire, déposé en 2001, le demandeur fait valoir que la base de compétence de sa demande était
la même que celle qui avait été acceptée dans l’arrêt sur la compétence de1996 dans
10 Observations écrites, par. 2.10.
11
Observations écrites, par. 2.11.
12
Observations écrites, par. 2.11.
13 Licéité de l’emploi de la force, par. 89 ; également cité dans Bosnie, fond, par. 112 ; les italiques sont de nous. - 23 -
l’affaire Bosnie, puis, dans une note de bas de page, il déclare que cette base de compétence
14
«semble être» l’article 35, paragraphe 2, du Statut .
19. Toutefois, l’invocation par le demandeur du paragraphe2 de l’article35 du Statut n’est
pas conforme à la position qu’a prise la Cour elle-mêm e. Premièrement, il est clair, et la Cour l’a
28 confirmé, que la RFY n’a jamais sollicité, ni eu, accès à la Cour selon les conditions énoncées dans
la résolution9 (1946) du Conseil de sécurité (Licéité de l’emploi de la force, exceptions
préliminaires, arrêt, p. 315, par. 92). Deuxièmement, la convention sur le génocide, invoquée par
le demandeur comme base de compétence dans la présente instance, n’est pas un «traité en
vigueur» susceptible d’ouvrir l’accès à la Cour au sen s du paragraphe2 de l’ article35. Selon la
Cour, cette clause ne s’applique «qu’aux traités en vigueur à la date de l’entrée en vigueur du Statut
et non aux traités conclus depuis cette date» ( ibid., par.113). Sur cette base, il a été jugé que,
même à supposer que la RFY fût partie à la conve ntion sur le génocide à la date pertinente (ce
qu’elle n’était pas), il s’agissait d’un traité qui est entré en vigueur après l’entrée en vigueur du
statut et donc le paragraphe 2 de l’article 35 ne pouvait ouvrir à la RFY accès à la Cour en vertu de
l’article IX de la convention sur le génocide (ibid., par. 114).
20. En ce qui concerne le paragraphe1 de l’article35 du Statut, j’ai déjà mentionné la
décision de la Cour dans les arrêts Licéité de l’emploi de la force de 2004 selon laquelle elle n’était
pas ouverte à la RFY sur cette base, parce que ce pays n’était pas membre de l’Organisation des
Nations Unies et n’était donc pas partie au Statut à ce titre (ibid., par. 79 et 91). Mais, à ce stade, je
souhaiterais ajouter que beaucoup plus tôt, en 1999, peu avant l’introduction de la présente
instance, la Croatie a expressément déclaré que la RF Y n’était pas partie au Statut de la Cour, une
position que la partie demanderesse contredit aujourd’hui. A l’onglet4 de votre dossier, vous
trouverez une lettre datée du 27mai1999, adressée au Secrétaire général par les représentants
permanents de la Bosnie-Herzé govine, de la Croatie, de la Sl ovénie et de l’ex-République
yougoslave de Macédoine auprès de l’Organisation des Nations Unies dans laquelle on peut lire ce
qui suit :
«Etant donné qu’une nouvelle demande d’admission à l’Organisation des
Nations Unies, conformément à l’article 4 de la Charte des Nations Unies, n’a pas à ce
14
Mémoire de la Croatie, par. 6.04 et note 1347. - 24 -
jour été présentée par la République fédérale de Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro)
et que celle-ci n’a pas été admise comme Membre de l’Organisation, la République
fédérale de Yougoslavie ne peut être considérée comme étant ipso facto partie au
Statut de la Cour en vertu du paragraphe1 de l’article93 de la Charte des
Nations Unies. La République fédérale de Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro) n’est
pas non plus devenue partie au Statut de la Cour en vertu du paragraphe2 de
l’article93 de la Charte, qui énonce que les Etats qui ne sont pas membres de
l’Organisation peuvent devenir parties au Statut de la Cour internationale de Justice
dans des conditions qui sont déterminées, dans chaque cas, par l’Assemblée générale
sur recommandation du Conseil de sécurité. En outre, la République fédérale de
Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro) n’a pas accepté la juridiction de la Cour dans les
conditions prévues dans la résolution9 (1946) du Conseil de sécurité et adoptées par
le Conseil en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par le paragraphe3 de
l’article 35 du Statut de la Cour.» 15
21. Madame le président, cette lettre a été si gnée par notre distingué collègue l’agent de la
Croatie, qui était à l’époque le représentant permanent de son pa ys auprès de l’Organisation des
NationsUnies. Cette lettre déclare sans ambiguïté et en détail que les prescriptions obligatoires
énoncées au paragraphe 1 de l’article 35 ainsi qu’au paragraphe 2 du même article, en relation avec
la résolution 9 du Conseil de sécurité, n’étaient pas satisfaites.
22. Cet examen de la position de la Croatie sur la question du statut de la RFY vis-à-vis du
Statut de la Cour montre clairement qu’elle ne considérait pas le paragraphe1 de l’article35
comme applicable à la RFY. Elle ne consid érait pas non plus que la RFY avait accepté la
compétence de la Cour aux conditions énoncées par le Conseil de sécurité en vertu du paragraphe 2
de l’article 35. La seule manière dont le demande ur reconnaissait que la compétence aurait pu être
établie vis-à-vis de la RFY était par l’invocation de la clause relative aux «traités en vigueur» du
paragraphe 2 de l’article 35 du St atut. La Cour a toutefois ferm é cette porte en 2004 lorsqu’elle a
jugé que cette clause n’était pas applicable à la convention sur le génocide.
C’est en vain que le demandeur invoque l’arrêt de 1996 sur les exceptions préliminaires dans
l’affaire de la Bosnie
23. Je reviens sur les conclusions du demandeur dans la présente affaire pour examiner un
point qui a été utilisé comme argument pour ét ablir que la compétence de la Cour était
incontestable dans la présente affaire. Le point de départ du rais onnement de la Croatie aussi bien
dans son mémoire que dans ses observations écrites est que la Cour a déjà admis que la RFY était
15Lettre datée du 27mai1999, adressé e au Secrétaire général par les représentants permanents de la
Bosnie-Herzégovine, de la Croatie, de la Slovénie et de l’ex-République yougoslave de Macédoine auprès de
l’Organisation des Nations Unies, doc. A/53/992 (7 juin 1999). - 25 -
liée par la convention sur le génocide dans son ar rêt de1996 sur la compétence dans l’affaire de
16
la Bosnie . Toutefois, en vertu de l’article 59 du Statut, il est évident que l’arrêt de 1996, ayant été
rendu dans une autre affaire, ne peut être considéré comme res judicata et ne lie pas la Cour dans la
présente instance (voir Licéité de l’emploi de la force , par. 80). Dans le même temps, on ne peut
nier que l’arrêt de 1996 soit pertinent, parce que les demandeurs tant dans l’affaire de la Bosnie que
dans la présente affaire ont invoqué la même base de compétence. Dans une telle situation, comme
l’a déclaré la Cour, il convient «seulement pour la Cour de rechercher s’il existait, dans une autre
affaire, une conclusion expresse susceptible de l’éclairer» ( Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.Serbie-et-Monténégro) ,
30
arrêt du 26 février 2007, par. 135).
24. L’arrêt de 1996 ne contient toutefois p as de «conclusion expresse» sur la question de
savoir si la RFY avait accès à la Cour. Il est muet sur ce point. Ce n’est qu’en2007 que l’arrêt
de 1996 a été interprété comme signifiant, par implication nécessaire, qu’en 1996 la Cour percevait
la RFY comme habilitée à se présenter devant elle ( ibid., par.132). Pour cette raison, l’arrêt
de1996 ne contient tout simplement pas de c onclusion susceptible d’éclairer la Cour sur la
question de l’accès de la RFY à la Cour dans la présente affaire. Ainsi, la question de l’accès du
défendeur à la Cour doit être examinée par la Cour, et non interprétée par analogie avec une
conclusion sous-entendue «en toute logique» dans l’arrêt de1996 sur la compétence ( ibid.,
par. 135), comme le voudrait le requérant.
25. En ce qui concerne la question additionnelle de savoir si la compétence peut être établie
sur la base de l’articleIX de la convention sur le génocide, je rappellera i que la question de la
compétence in personam à l’égard de la RFY n’était pas contestée et n’a même pas été soulevée
par les parties lors de l’instance qui a abouti à l’arrêt de 1996. Pour cette raison, la Cour n’a pas eu
l’avantage d’entendre les arguments et éclaircissements des parties comme cela est habituel dans
une procédure contradictoire. Dans sa conclusion relative à la compétence in personam, la Cour a
noté en 1996 qu’«il n’a pas été contesté que la Yougoslavie soit partie à la convention sur le
génocide» (Application de la convention pour la préven tion et la répression du crime de génocide
16
Observations écrites, par. 2.2., citant le mémoire, par. 6.04. - 26 -
(Bosnie-Herzégovine c.Yougoslavie (Serbie et Monténégro), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1996 (II), par. 17).
26. Dans ces conditions, on voit mal comment l’arrêt de 1996 pourrait «fai re la lumière» sur
la question de la relation entre la RFY et l’artic leIX de la convention sur le génocide dans la
présente affaire, alors que cette question n’a pas été plaidée ni débattue à l’époque. De plus, depuis
que l’arrêt de 1996 a été rendu, la position de la RFY se présente dans une perspective nouvelle et
aussi bien l’Organisation des NationsUnies que la communauté internationale ont clarifié leurs
positions. L’analyse devrait tenir compte de ce s développements et ne peut se contenter de
s’appuyer sur une conclusion énoncée dans une autre affaire et dans une autre procédure lors de
laquelle elle n’a même pas été débattue.
31 27. Madame le président, il est clair que l’arrêt Demande en revision et l’arrêt sur la
compétence dans l’affaire de la Bosnie, les deux principaux points sur lesquels le demandeur
s’appuie, ne peuvent fournir d’indications à la Cour pour statuer dans la présente affaire. Les arrêts
Licéité de l’emploi de la force , par contre, tiennent bien comp te des faits nouveaux survenus
après 2000, et contiennent effectivement des conclusions expresses sur l’accès de la RFY à la Cour.
En outre, ces arrêts montrent clairement que l’interprétation faite par le demandeur de
l’arrêt Demande en revision et de déclarations antérieures de la Cour est erronée. Or il semble que
le demandeur ait totalement fondé ses arguments sur cette interprétation erronée, comme l’atteste le
fait qu’il n’a même pas discuté nos objections à ses arguments sur la compétence figurant dans le
mémoire, par exemple en ce qui concerne la ques tion de la succession automatique ou la théorie
des droits acquis.
28. En conclusion, pour compléter le tableau, je me dois de mentionner également l’arrêt
de2007 dans l’affaire de la Bosnie. Pour des raisons évidentes, le demandeur ne pouvait s’y
référer dans ses observations écrites. Comme chacu n le sait, cet arrêt n’a pas ajouté de nouveaux
éléments, et n’a pas non plus réexaminé la question de la compétence dans l’affaire de la Bosnie. Il
a par contre confirmé les principes suivants, énoncés tellement clairement dans les arrêts Licéité de
l’emploi de la force : la question de savoir si un Etat a la capacité d’être partie à une procédure
devant la Cour ne relève pas du consentement des parties, et la Cour est tenue de soulever et
d’examiner cette question, d’office si nécessaire (voir Bosnie, fond, par. 102 et 122). - 27 -
29. Madame le président, permettez-moi de conclure en disant que les arguments du
demandeur sur la compétence ne tiennent tout simplement pas à la lumière des éclaircissements
concluants apportés par la Cour en ce qui con cerne le statut du défendeur vis-à-vis de
l’Organisation des Nations Unies et du Statut de la Cour avant 2000. Dans les affaires de la Licéité
de l’emploi de la force, la Cour a jugé que la RFY n’avait pas, en avril 1999, accès à elle en qualité
de partie au Statut en vertu du paragraphe1 de l’article35. La Cour a aussi jugé que la RFY
n’avait pas accès à elle en vertu du paragraphe 2 de l’article 35 du Statut, parce que la convention
sur le génocide n’était pas un «traité en vigueur» au sens de cette disposition. Pour le défendeur,
ces décisions doivent régir la présente espèce également, parce que le raisonnement de la Cour dans
les arrêts Licéité de l’emploi de la force s’applique nécessairement dans la présente affaire. En
conséquence, la RFY ne remplissait pas les conditions obligatoires réglementant l’accès à la Cour à
32 la date pertinente, à savoir lorsque la présente inst ance a été introduite le 2 juillet 1999, et la Cour
n’est pas compétente pour examiner l’affaire.
30. Madame le président, Messieurs de la Cour, ceci met fin à ma plaidoirie. Je vous suis
reconnaissant de votre attention. Madame le pr ésident, peut-être est-ce le moment de faire une
pause ?
Le PRESIDENT: Nous pourrions effectivement, si cela vous convient, faire une courte
pause, mais nous pourrions aussi le faire dans une demie-heure, après avoir écouté
M. Zimmermann. Dois-je comprendre qu’il échet de faire la pause maintenant ? Je vous donne la
parole, Monsieur Zimmermann. Je vous remercie d’avoir assisté la Cour, Monsieur Djerić.
M. ZIMMERMANN : Merci, Madame le président. Avec votre permission, je propose soit
que je parle pendant les trente minutes complètes, soit que nous fassions une pause maintenant, si
cela convient à la Cour.
Le PRESIDENT : Vous avez vos trente minutes.
M. ZIMMERMANN : Je vous remercie, Madame le président.
Madame le président, Messieurs de la C our, permettez-moi de commencer, une nouvelle
fois, en exprimant ma gratitude pour l’honneur qui m’est fait de plaider devant la Cour. - 28 -
D ÉCLARATION ET NOTE DU 27 AVRIL 1992 ET QUESTIONS RELATIVES À
LA SUCCESSION D ’E TATS
I. Introduction
1. Les Parties conviennent que l’article IX de la convention sur le génocide est la seule base
de compétence de la Cour alléguée en l’affaire.
2. Nul n’ignore, toutefois, que la RFY, lors qu’elle a adhéré à la c onvention sur le génocide
en janvier 2001, a émis une réserve qui portait précisément sur cette disposition ⎯ type de
réserves dont la Cour a invariablement jugé qu’elles n’allaient pas à l’encontre de l’objet et du but
mêmes de la Convention (voir, pour la jurisprudence la plus récente, l’affaire des Activités armées
sur le territoire du Congo (nouvelle requête :2002) (République démocratique du Congo
c. Rwanda), compétence de la Cour et recevabilité de la requête, arrêt du 3 février 2006, p. 32-33,
par.67-68), et ce, y compris dans deux affaires introduites par la RFY elle-même (voir l’affaire
relative à la Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavi e c.Espagne), ordonn ance du 2 juin 1999,
C.I.J. Recueil 1999 (II), p.761 et suiv., p.772, par.33, ainsi que l’affaire relative à la Licéité de
33
l’emploi de la force (Yougoslavie c.Etats-Unis d’Amérique), ordonnance du 2juin1999,
C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 916 et suiv., p. 924, par. 25).
3. Conscient de cet obstacle, le demandeur a essentiellement cherché, dans ses observations
écrites, à s’appuyer sur l’arrêt rendu en 2003 sur la Demande en revision en l’affaire de la Bosnie .
Cependant, ainsi que l’a démontré mon confrère, Vladimir Djerić, cette référence est spécieuse car
la Cour n’a, pas davantage dans cet arrêt que dans tous les autres, apparentés, qu’elle a rendus
depuis lors, jamais tranché la question du statut du défendeur à l’égard de la convention sur le
génocide.
4. Dans ses observations écrites, la Croatie a aussi fait valoir, néanmoins, que le défendeur
était déjà lié par l’article IX de la convention sur le génocide, depuis qu’il était devenu l’un des
17
Etats successeurs de l’ex-Yougoslavie et qu’il avait, du reste, confirmé qu’il avait succédé à la
convention sur le génocide dans une déclaration en date du 27 avril 1992 18.
17
Observations écrites de la République de Croatie (ci-après les «Observations écrites»), par. 1.7.
18Ibid. - 29 -
5. C’est dans ce contexte que je m’empl oierai maintenant à démontrer que la RFY ⎯
devenue entre-temps la Serbie ⎯ n’est devenue liée par l’arti cle IX de la convention sur le
génocide
⎯ ni en vertu d’un prétendu principe de succession automatique,
⎯ ni en vertu de la déclaration susmentionnée.
II. Questions relatives à la succession automatique aux traités
6. Madame le président, cette partie de mon exposé, consacrée à la question de la succession
automatique, sera brève pour diverses raisons.
7. Premièrement, la Croatie elle-même lui a consacr é un paragraphe seulement dans son
mémoire 19et n’y a fait qu’allusion dans ses observations écrites .
8. Deuxièmement, comme nous ne le savons que trop bien, la question de la succession
automatique de la Serbie à la convention sur le génocide et à son article IX a déjà été abordée dans
21
nos exceptions préliminaires , et il n’est assurément pas besoin de répéter tous les arguments que
nous y avons développés.
34 9. Permettez-moi néanmoins de revenir sur la décision rendue par la Cour en l’affaire
opposant la République démocratique du Congo au Rw anda, dans le cadre de laquelle l’article IX
de la convention sur le génocide constituait l’une des bases de compétence alléguées (affaire des
Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du
Congo c.Rwanda), compétence de la Cour et recevabilité de la requête, arrêt du 3 février 2006).
La Belgique, Etat prédécesseur de la RDC comme du Rwanda, avait ratifié la convention sur le
génocide en 1951, sans l’assortir de la moindre réserve.
10. Par une déclaration en date du 13mars 1952, la Belgique avait officiellement étendu
l’application territoriale de la conven tion sur le génocide aux deux territoires ⎯ le Congo belge,
19
Mémoire de la République de Croatie (ci-après le «mémoire»), par. 6.7.
20
Observations écrites, par. 1.7.
21Exceptions préliminaires de la République fédérale de Yougoslavie (ci-ap rès les «exceptions préliminaires»),
par. 3.52 et suiv. - 30 -
d’une part, et le territoire sous tutelle du Rwanda-Urundi, d’autr e part—, qu’elle administrait
22
alors .
11. La République démocratique du Congo, lo rsqu’elle accéda à l’indépendance, soumit une
déclaration de succession concernant la convention sur le gé nocide et devint, en vertu de cette
notification, liée par cet instrument, et par son article IX, à compter du 31 mai 1962 23.
12. Le Rwanda, en revanche, adhéra à la convention sur le génocide en 1975. A ce stade —
vous le savez—, il formula néanmoins une réserve à son articleIX. Dans son arrêt de2006, la
Cour ne s’est pas contentée de faire état de cette adhésion du Rwanda, elle a aussi confirmé la
possibilité même de formuler une réserve à l’article IX (Activités armées sur le territoire du Congo
(nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence de la Cour
et recevabilité de la requête, arrêt du 3 février 2006 , p. 33, par. 69). La Cour a ainsi jugé valable
une réserve à l’article IX formulée par un Etat successeur sur le territoire duquel la convention sur
le génocide avait auparavant été applicable sans la moindre réserve de ce type.
13. La Cour a, ce faisant —fût-ce de manièr e implicite seulement—, écarté la possibilité
même d’une succession automatique en général, et d’une succession automatique à l’article IX de
la convention sur le génocide en particulier.
14. Cela m’amène au dernier point ⎯ le «troisièmement» ⎯ que je voulais évoquer en ce
qui concerne la question de la succession automatique. Même à admettre que certaines catégories
35 de traités — les traités relatifs aux droits de l’homme, par exemple — seraient, par principe, soumis
au régime de la succession automatique ⎯ quod non ⎯, cette règle ne s’étendrait pas aux clauses
spécifiques conférant compétence à la Cour.
15. Nous avons déjà développé cet argument dans nos exceptions préliminaires. Il me
suffira donc de rappeler que la Cour a sans cesse so uligné la distinction fondamentale qui existe
entre obligations de fond, d’une part, et clauses compromisso ires, de l’autre (ibid., p. 32-33,
par. 67-69).
22
Voir la note sur l’application territoriale, qui peut être c onsultée à l’adresse suivant:e
http://untreaty.un.org/FRENCH/bible/frenchinternetbible/partI/chapterIV….
23Ibid. - 31 -
16. Cette distinction revêt également ⎯j’en suis convaincu— la plus haute importance
lorsqu’il est question de droit relatif à la succession d’Etats. Même à admettre, ne serait-ce qu’aux
fins de l’argumentation, que la convention sur le génocide est soumise au régime de la succession
automatique, une telle succession automatique ne s’appliquerait dès lors qu’aux dispositions
relatives aux obligations de fond et aux droits i ndividuels, mais ne porterait pas sur les clauses
prévoyant la compétence de la Cour.
17. Il en va ainsi parce que la théorie de la succession automatique en matière de traités
relatifs aux droits de l’homme repose sur l’ idée qu’une population donnée qui pouvait se prévaloir
de certains droits individuels ne devrait pas en être privée du fait d’une succession d’Etats.
18. L’article IX de la convention sur le génocide, cependant, n’a aucune incidence en matière
de droits de l’homme ; il régit — et régit seulement — des relations entre Etats.
19. Madame le président, permettez-moi donc de passer au deuxième argument qu’a avancé
la Croatie dans son mémoire, argument auquel elle a également fait allusion dans ses observations
écrites, à savoir le fait que la déclaration du27avril1992 communiquée au secrétaire général
pourrait être considérée comme une notification de succession, qui aurait confirmé la succession de
la RFY à la convention sur le génocide.
III. Absence de notification de succession de la part de la RFY, aujourd’hui la Serbie
20. Madame le président, Messieurs de la Cour, en ce qui concerne son propre statut à
l’égard de la convention sur le gé nocide, la Croatie considère — et à juste titre, je pense — qu’elle
est devenue liée par ladite Convention du fait de sa déclaration de succession, déclaration dans
laquelle il était expressément fait référence aux traités particuliers auxquels elle souhaitait
succéder, dont la convention sur le génocide 24.
36 21. De manière assez similaire, la RFY avait également décidé, en2001, de succéder à
certains traités de l’ex-Yougoslavie par la voie de notifications de succession spécifiques, tout en
adhérant dans le même temps à d’autres traités. Cela est tout à fait confor me à la pratique de
nombreux autres Etats successeurs, tels que, par exemple, la plupart de ceux de l’ex-URSS.
24
Mémoire, par. 6.08. - 32 -
22. A titre d’exemple, permettez-moi simpleme nt d’indiquer en passant que l’Azerbaïdjan,
l’Arménie, la Géorgie, le Kazakhstan, le Kyrgyzstan, la Moldavie et l’Ouzbékistan ont tous adhéré
— et non succédé— à la convention sur le génocide et ce, en dépit du fait que l’URSS l’avait
ratifiée en1954 2. Il convient également de relever ⎯ce qui est peut-être plus important
encore ⎯ que la Croatie elle-même n’a pas formulé d’objection contre ces adhésions de nombreux
Etats successeurs de l’ex-URSS.
23. La Croatie soutient toutefois qu’une note en date du 27avril1992 adressée à
l’Organisation des NationsUnies afin d’être di stribuée en tant que document de l’Assemblée
générale pourrait être considérée comme —ou é quivaloir à— une notification de succession.
Cette affirmation est cependant inexacte, et ce pour plusieurs raisons.
24. Premièrement, ainsi que le confirme la pratique constante des dépositaires, des
notifications spécifiques sont nécessaires en matière de succession. Par conséquent, des
«déclarations» générales — fussent-elles des déclarations de succession, ce qui n’est pas même le
cas de la déclaration de1992— ne sauraient être considérées comme des notifications de
succession valables ou effectives, si elles ne font pas référence à des traités particuliers.
25. Ainsi que le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies l’a indiqué : «l
a ligne
constante du Secrétaire général …a été de n’incl ure un Etat qui succède dans la liste des Etats
parties à un traité déterminé que sur la base d’un document formel… qui désigne nommément le
traité ou les traités par le[s]quel[s] l’Etat en cause se reconnaît lié» 26.
26. D’autres dépositaires, tels que, notamment, le Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique
27
et celui de la France partagent la même position .
27. Or, la déclaration de la RFY sur laquelle la Croatie se fonde ne fait —contrairement à
cette pratique — tout simplement référence à aucun traité particulier, et mentionne encore moins la
convention sur le génocide.
25
Voir les exceptions préliminaires, par. 3.72.
26Précis de la pratique du Secrétaire général en tant que dépositaire de traités multilatéraux, ST/LEG/7/Rev.1,
p. 90 ; les italiques sont de nous.
27Voir CAHDI, «Depositary Practice of the United States in Relation to the Succession of States in Respect of
Treaties», CAHDI (1993) 16, p.2, ainsi que CAHDI, «La pratique de la France dépositaire de traités multilatéraux en
matière de succession d’Etats», CAHDI (1994) 8, S. 2. - 33 -
37 28. Deuxièmement, toute notification de succession, au même titre que tout autre acte
conventionnel pertinent, doit, pour être vala ble, émaner d’une personne ayant qualité pour
représenter l’Etat intéressé, ce principe ayant été co difié par l’article 7 de la convention de Vienne
sur le droit des traités.
29. Ainsi, le Secrétaire général, dans le pr écis de sa pratique, confirme qu’il ne considèrera
un Etat successeur comme partie à un traité déterminé que «sur la base d’un document formel de
même nature que les instruments de ratification, d’adhésion, etc., c’est-à-dire d’une notification
émanant du chef d’Etat, du chef de gouvernement ou du ministre des affaires étrangères» 2.
30. Or, tel n’était certainement pas le cas de la déclaration et de la note en date du
27 avril 1992.
31. La déclaration a en effet été adoptée pa r différents organes parlementaires sans être
approuvée par un chef d’Etat, un chef de gouvernemen t ou un ministre des affaires étrangères. De
plus, ni la déclaration ni la note n’ont été co mmuniquées par une personne investie des pleins
pouvoirs, et encore moins les exerçant.
32. En outre, la déclaration n’a pas même été adoptée par un organe parlementaire du
défendeur, à savoir la RFY, mais par un organe ad hoc composé de membres de l’Assemblée de la
RFSY, de l’Assemblée nationale de la République de Serbie et de l’Assemblée de la République du
Monténégro. La note, quant à elle, ne faisant que rappeler la position adop tée auparavant par cet
organe parlementaire et de demander au Secrétaire général de la distribue r en tant que document
officiel de l’Assemblée générale.
33. Enfin, la déclaration avait simpleme nt pour objet d’«exprimer [des] vues sur les
objectifs … politique[s]» et non de créer des effets juridiques. De surcroît, ainsi que le libellé de
la déclaration et de la note le dé montrent de manière tout à fait cl aire, étant fondée sur la notion de
continuité, d’identité, la déclaration n’avait pas pour objet de créer ou de confirmer une succession
à des traités, et ne saurait être ainsi interprétée.
34. Troisièmement, toute notification de succession doit, pour produire effet, être
communiquée au dépositaire.
28
Précis de la pratique du Secrétaire général en tant que dépositaire de traités multilatéraux, ST/LEG/7/Rev.1,
p. 90. - 34 -
35. Or, la déclaration et la note ont été communiquées par une lettre du 6 mai 1992, laquelle,
bien qu’étant adressée au Secrétaire géné ral, demandait à ce dernier de les distribuer «comme
29
38 documents officiels de l’Assemblée générale» . Ces documents ne lui ont donc clairement pas été
adressés en sa qualité de dépositaire. D’ailleurs, la Croatie elle-même a souvent souligné que la
RFY n’avait pas notifié au Secrétaire général en sa qualité de dépositaire qu’elle succédait aux
traités de l’ex-RFSY 30.
36. De plus, ni les Etats tiers, dont la Croatie, ni la Cour n’ont jamais considéré la note et la
déclaration qui l’accompagnait comme une déclarat ion de succession, et moins encore comme une
déclaration de succession produisant des effets juridiques.
37. Bien au contraire, la Croatie elle-même a, par le passé, toujours adopté la position de
principe selon laquelle la RFY — aujourd’hui la Serbie — ne pouvait devenir liée par des traités
conclus par l’ex-Yougoslavie qu’à conditi on de faire des déclarations de succession formelles et
expresses à l’égard de traités particuliers.
38. Plus précisément, la Croatie a toujour s souligné que la declaration et la note du
27avril1992 n’emportaient pas succession de la RFY aux traités de l’ex-Yougoslavie. Dans
l’attente d’une notification de succession spécifique , la RFY — aujourd’hui la Serbie — ne devait
pas, selon la Croatie elle-même, être considérée comme partie à l’un quelconque des traités
auparavant conclus par l’ex-Yougoslavie.
39. En 1994, soit deux ans après la déclaration de 1992, la Croatie a déclaré que :
[ «si ⎯ et permettez-moi de souligner le «si» ⎯ ] si la République fédérative de
Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro) notifiait son intention … d’être considérée
partie…aux traités conclus par l’Etat prédecesseur…, la République de Croatie
honorerait pleinement cette notification de succession» . 31
40. En 1995, la Croatie a réaffirmé cette position en déclarant :
[«Si ⎯ et permettez-moi, là encore, de souligner que la Croatie a employé le
conditionnel ⎯] Si la République fédérative de Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro)
29Nations Unies, Doc. A/46/915 ; les italiques sont de nous.
30Voir, notamment, la 19 eréunion des Etats parties au CCPR, 8septembre 1994, déclaration de M.Matesic,
CCPR/SP/SR.19, par.19, ainsi que la lettre en date du 18aril1995 adressée au Secrétaire général par le représentant
permanent de la Croatie auprès de l’Organisation des NationsUnis, A/50/160, p.2 (les italiques sont de nous), et la
lettre en date du 24 mai 1995 adressée au président de la commi ssion des droits de l’homme par le chargé d’affaires par
intérim de la mission de la Croatie auprès du Bureau de l’Organisation des NationsUnies à Genève, E/CN.4/19967134,
p. 2.
31Nations Unies, doc. S/1994/198, 19 février 1994 ; les italiques sont de nous. - 35 -
faisait part de son intention d’être considérée … comme partie aux traités
multilatéraux conclus par l’Etat prédécesseur …, la 32publique de Croatie prendrait
bonne note de cette notification de succession»
39 41. Cette approche a été suivie dans diverses en ceintes, et particulièrement dans le cadre de
réunions des parties à des traités relatifs aux droits de l’homme. Pour d’autres exemples ⎯ ceux-ci
étant assez nombreux ⎯, je me permets de vous renvoyer à nos exceptions préliminaires 33.
42. Dans son mémoire ⎯ de manière assez soudaine, pourrait-on dire ⎯, la Croatie s’est
mise à défendre la thèse contraire 34. Ce faisant, elle ne tient cependant aucun compte de sa propre
conduite antérieure et ce, je le crains, à dessein.
43. La Cour, lorsqu’elle a rendu son arrêt sur la compétence en l’affaire de la Bosnie, ne s’est
pas prononcée sur la prétendue succession de la RFY — aujourd’hui la Serbie — à l’égard de la
convention sur le génocide.
44. En fait, tout ce que la Cour a dit quant au statut de la RFY à l’égard de la convention sur
le génocide était fondé sur le postulat que la RFY était demeurée liée par l’articleIX de ladite
Convention, dès lors qu’il y avait identité entre elle et l’ex-Yougoslavie et, partant, qu’elle assurait
la continuité de cette dernière en matière de traités.
45. Ce postulat, si on le considère à la lumière de ce que l’on sait aujourd’hui, s’est
cependant révélé erroné et, de plus, n’est partagé par aucune des Parties.
46. Madame le président, en 1996, la Cour s’était contentée, s’agissant du statut juridique de
la RFY à l’égard de la convention sur le génocide, d’indiquer que l’ex-Yougoslavie avait «signé la
convention sur le génocide le 11 décembre 1948 et … déposé son instrument de ratification, sans
réserves, le 29 août 1950» (affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégov ine c.Yougoslavie), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 610, par. 17).
47. Lorsqu’elle a examiné le statut juridique de la RFY, la Cour n’a pas même évoqué la
question de la succession en matière de traités, et ne l’a à fortiori pas tranchée. Or, la
conclusionselon laquelle «la Yougoslavie» était pa rtie à la convention sur le génocide était
intrinsèquement liée à la question de l’identité juridique. C’est pourquoi, dans la phrase suivante
32Nations Unies, doc. A/50/75-E/1995/10, 31 janvier 1995 ; les italiques sont de nous.
33
Exceptions préliminaires, par. 3.81-3.88.
34Mémoire, par. 6.07. - 36 -
de son arrêt de1996, la Cour a pris note du fait que la RFY avait adopté une déclaration qui, à
l’époque, était sans nul doute fondée sur l’idée mê me d’identité. La Cour a indiqué que la RFY
défendait la thèse selon laquelle,
40 «assurant la continuité de l’Etat et de la personnalité juridique et politique
internationale de la République fédéra tive socialiste de Yougoslavie, [elle]
respectera[it] strictement tous les engagements que la République fédérative socialiste
de Yougoslavie a[vait] pris à l’échelon international» (les italiques sont de nous)
La Cour a ajouté que
«[l’]intention ainsi exprimée par la Yougoslavie de demeurer liée par les traités
internationaux auxquels était partie l’ex -Yougoslavie a[vait] été confirmée dans une
note officielle du 27 avril 1992…» (ibid. ; les italiques sont den nous).
Permettez-moi de souligner l’emploi du mot « ainsi» et de l’expression « demeurer liée». C’est
donc la thèse de l’identité entre les deux Etats que la Cour a utilisée comme point de départ
en 1996 pour statuer sur la question de sa compétence.
48. La différence est notable par rapport au cas de la Bosnie-Herzégovine, laquelle était, déjà
à l’époque, considérée sans nul doute comme un Etat successeur de l’ex-Yougoslavie. A cet égard,
la Cour a jugé que la Bosnie était devenue partie à la convention sur le génocide en vertu d’une
notification de succession (ibid., p. 611-612, par.19, 20, 23, 24).
49. La Cour, lorsqu’elle a examiné le statut conventionnel de la Bosnie-Herzégovine, d’une
part, et celui de la RFY, d’autre part, a donc manifestement fait preuve d’une grande prudence —
d’une très grande prudence — dans le choix de sa formulation.
50. Si la Cour avait souhaité ne pas opérer de distinction entre les situations respectives de la
Bosnie et de la RFY, elle aurait pu indiquer, à l’égard de ces deux pays, que la convention restait
en vigueur 35 .
51. La Cour a cependant bien veillé à ne p as estomper la distinction essentielle entre, d’un
côté, un Etat successeur, à savoir la Bosnie-Herzégovi ne, et, de l’autre, la RFY, qui, quant à elle,
était considérée comme étant identique à l’ex-Yougoslavie. La Cour a confirmé cette distinction en
utilisant deux expressions différentes pour qualif ier deux situations juridiques différentes:
35
Voir les articles 34 et 35 de la c onvention de Vienne de 1978 sur la succ ession d’Etats en matière de traités,
dans laquelle cette expression est utilisée tant dand’une succession à un traité par un Etat successeur que dans
celui où l’application d’un traité se poursuit à l’égard d’un Etat prédécesseur qui continue d’exister. - 37 -
«demeurer liée», dans le cas où l’identité était considérée comme étant la juste description de la
situation juridique en question, et «devenir partie» dans le cas d’une succession.
52. Si la Cour avait considéré que la Bosnie et la RFY étaient toutes deux des Etats
successeurs de l’ex-Yougoslavie, la logique aurait commandé d’utiliser des termes identiques. Or,
la Cour ne l’a pas fait et ce, à dessein.
53. La Cour elle-même a d’a illeurs confirmé entre-temps que la note du 27avril1992 était
41
exclusivement fondée sur la thèse de l’identité et que, en conséquence, la question de la succession
ne se posait tout simplement pas. Elle a déclaré que
«la République fédérale de Yougoslavie…soutenait pour sa part qu’elle assurait la
continuité de la personnalité juridique de la République fédérative socialiste de
Yougoslavie. Cette position fut exprimée clairement dans la note officielle
du 27 avril 1992» (affaire relative à la Licéité de l’emploi de la force (Serbie et
Monténégro c.Belgique), exceptions p réliminaires, arrêt, C.I.J.Recueil2004, p. 307,
par. 69 ; les italiques sont de nous).
54. Enfin, le passage pertinent de l’arrêt de 1996, à savoir son paragr aphe 17, fait référence
au statut conventionnel de la Yougoslavie. Or, comme nous le savons tous et comme le Secrétaire
général de l’Organisation des NationsUnies l’a c onfirmé, au cours de la période pertinente, «le
nom abrégé de «Yougoslavie» [était] utilisé à l’époque pour désigner l’ex-Yougoslavie» 36.
55. Madame le président, je pense qu’il est d ésormais clair que ni la Cour ni la Croatie
elle-même n’ont jamais considéré la déclara tion de1992 et la note qui l’accompagnait comme
constituant une déclaration de succession ni comme entraînant une succession.
IV. Conclusion
56. Madame le président, Messieurs de la Cour, permettez-moi de résumer mon propos.
57. Même en partant du principe — quod non — que le défendeur peut être partie à la
présente instance, il n’est pas lié par l’article IX de la convention sur le génocide.
58. Contrairement aux arguments de la Croa tie, la Cour n’a jama is jugé que la RFY
⎯ aujourd’hui la Serbie — avait pu devenir liée par l’article IX de la convention sur le génocide en
vertu des règles applicables en matière de succession d’Etats.
36Voir Recueil des traités des NationsUnies , traités multilatéraux déposéuprès du Secrétaire général,
informations de nature historique, pouvant être consultées sur le site Inter:net
http://untreaty.un.org/FRENCH/bible/frenchinternetbible/historicalinfo…, sous la rubrique «ex-Yougoslavie»; les
italiques sont de nous. - 38 -
59. Plus précisément, la RFY — aujourd’hui la Serbie — n’a pas succédé automatiquement à
la convention sur le génocide, la déclarationet la note du 27avril1992 n’ayant pas non plus
entraîné une telle succession, effet qu’elles n’auraient d’ailleurs pas pu avoir.
60. A titre subsidiaire, la Serbie-et-Monténégro n’a jamais succédé à l’articleIX de la
convention sur le génocide par succession automati que, compte tenu de son caractère de clause de
règlement judiciaire.
42 61. En conséquence, la Serbie considère que , outre le fait que le défendeur n’a pas qualité
pour être partie à la présente instance, la requête devrait également être rejetée parce que la Cour
n’a pas compétence.
62. Madame le président, Messieurs de la Cour, ainsi s’achève mon exposé. Je vous
remercie.
Le PRESIDENT: Merci beaucoup, Monsieur Zimmermann. La Cour va se retirer
brièvement.
L’audience est suspendue de 11 h 40 à 11 h 55.
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Monsieur Varady, vous avez la parole.
M. VARADY : Je vous remercie.
L A COUR N A PAS COMPÉTENCE EN L ’ESPÈCE
NOUVEL EXPOSÉ DES PRINCIPAUX ARGUMENTS SUR LA COMPÉTENCE
Le fait que la RFY n’a pas assuré la continuité de la personnalité de l’ex-Yougoslavie et
qu’elle n’était pas membre de l’Organisation des Nations Unies avant
le 1 novembre 2000 est d’une importance fondamentale
1. Madame le président, Messieurs de la Cour, j’aimerais à présent résumer notre première
exception préliminaire ⎯exception selon laquelle la Cour inte rnationale de Justice n’est pas
compétente en l’espèce. Nos autres exceptions préliminaires présentent des arguments additionnels
démontrant que les circonstances de l’affaire excluent la compétence de la Cour à l’égard d’une
certaine période ou de certaines demandes. Da ns notre première et principale exception
préliminaire, nous démontrons qu’il y a à celadeux raisons distinctes, dont chacune suffit pour - 39 -
conclure à l’incompétence de la Cour quelles que soient la période en question et la demande
présentée par le requérant.
2. Mes collègues ont examiné les arguments présentés par le requérant dans ses observations
écrites, et je ne doute pas qu’il a été établi que ces arguments ne sauraient ni réfuter les exceptions
de la RFY, ni fonder la compétence de la Cour en l’espèce. Dans l’exposé précédent,
M.Zimmermann a démontré que les arguments que le requérant a avancés ou auxquels il a fait
allusion n’établissent pas la seule base de compétence alléguée ⎯ à savoir l’articleIX de la
convention sur le génocide. Mon collègue Vladimir Djeri ć a montré de manière convaincante que
notre position n’était pas contredite par l’arrêt rendu dans l’affaire Bosnie, et qu’elle était largement
43 confirmée par ceux prononcés dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force . Nous
allons à présent démontrer plus amplement que les faits de cette affaire même attestent clairement
que la Cour est incompétente.
3. Dans nos exceptions préliminaires écrites, nous avons contesté la compétence de la Cour
en nous fondant sur deux faits principaux. Premiè rement, la RFY n’a pas assumé la continuité de
la personnalité de l’ex-Yougosla vie et, deuxièmement, la RFY n’était pas membre de
er
l’Organisation des Nations Unies avant le 1 novembre 2000. Ces faits n’étaient peut-être pas très
clairs par le passé, mais presque plus personne ne les conteste aujourd’hui. Dans la présente affaire,
la question de la compétence se pose alors que ces faits ont été éclaircis et que les ambiguïtés et
incertitudes juridiques qui entouraient le statut de la RFY ont été levées. Cette affaire présente un
autre avantage : la Cour n’a pas eu à examiner et à trancher la question de la compétence tandis que
des ambiguïtés subsistaient et que les éclairci ssements nécessaires n’av aient pas encore été
apportés.
4. Madame le président, nous estimons qu’il n’ est effectivement plus contesté qu’il n’y a pas
eu continuité entre l’ex-Yougoslavie et la RFY. De même, nous estimons qu’il n’est plus contesté
que le défendeur en l’espèce n’est devenu Membre de l’Organisation des Nations Unies et partie au
er
Statut que le 1 novembre 2000. Compte tenu de ces éléments, je me contenterai de ne répéter que
certains points essentiels concernant le statut de la RFY.
5. La RFY n’a pas assuré la continuité de la personnalité juridique internationale de
l’ex-Yougoslavie. Elle est un nouvel Etat ⎯tout comme les autres Etats successeurs de - 40 -
l’ex-Yougoslavie, y compris la Croatie. En ta nt que nouvel Etat, la RFY a dû demander son
admission à l’Organisation des Nations Unies et à d’ autres organisations internationales afin d’en
devenir Membre; en tant que nouvel Etat, elle a dû déposer des notifications de succession ou
d’accession afin de devenir partie à des traités.
6. Madame le président, l’admission de la RFY à l’Organisation des NationsUnies a
constitué la dernière occasion de reconnaître ⎯ou à tout le moins de noter ⎯ que celle-ci avait
déjà la qualité de Membre ou de quasi-Membre. Mais on ne trouve, dans la procédure d’admission,
aucune trace ni même aucune allusion en ce sens. Ni la demande d’admission de la RFY 37, ni la
procédure d’admission, ni les résolutions prises dans le cadre de cette procédure ne contiennent la
44 moindre reconnaissance de ce statut ou la moindre allusion à celui-ci. Cela a été constaté et
souligné par la Cour dans les arrêts qu’e lle a rendus dans les affaires relatives à la Licéité de
l’emploi de la force :
«[L]e Conseil de sécurité confir ma sa propre position en prenant des
dispositions en vue de l’admission de la République fédérale de Yougoslavie comme
nouveau Membre de l’Organisation des Nations Unies ⎯ dispositions qui, conjuguées
à celles que l’Assemblée générale adopta par la suite, parachevèrent la procédure
d’admission d’un nouveau Membre au titr e de l’article4 de la Charte ⎯, au lieu de
suivre une voie qui eût impliqué la reconnai ssance de la continuité de la qualité de
Membre des NationsUnies de la Répub lique fédérale de Yougoslavie.» ( Licéité de
l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c.Belgique), exceptions préliminaires,
arrêt, C.I.J. Recueil 2004, par. 77.) 38
7. Lors de son admission, la RFY a été accu eillie par tous les pays en tant que nouveau
Membre. La Croatie a insisté sur ce point en déclarant : «[n]ous nous félicitons de l’admission de
la République fédérale de Yougoslavie à l’Orga nisation des Nations Unies [en tant que son
Membre le plus récent]» 39.
8. Permettez-moi d’ajouter, Madame le président, que, comme nous l’avons affirmé à
plusieurs reprises, lorsque la question du statut de la RFY a été explicitement soulevée et que les
éléments permettant d’éclaircir cette question ont été disponibles, la Cour a procédé à un examen
37Voir la demande d’admission de la République fédérale de Yougoslavie à l’Organisation des NationsUnies,
Nations Unies, doc. A/55/528 – S/2000/1043, 30 octobre 2000.
38Les autres arrêts rendus en 2004 dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force contiennent aussi
exactement le même texte: au paragra phe76 dans les instances introduites cont re la France, le Canada, l’Italie, les
Pays-Bas et le Portugal, et au paragraphe 75 dans les instances introduites contre l’Allemagne et le Royaume-Uni.
39Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, cinquante-cinquième session, 48 séance plénière,
doc. A/55/PV.48, 1 novembre 2000, p. 26 ; les italiques sont de nous. - 41 -
approfondi de cette question et a adopté une position claire, en déclarant ce qui suit : «la Cour est
amenée à conclure que la Serbie-et-Monténégro n’était pas membre de l’Organisation des
NationsUnies, ni en cette qualité par tie au Statut…[avant]avril 1999» ( Licéité de l’emploi de la
force (Serbie-et-Monténégro c.Belgique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J.Recueil2004,
par. 79) 40.
9. La position adoptée par les organismes des Nati ons Unies et par la Cour internationale de
Justice est également celle que la Croatie a e lle-même adoptée et défendue . Dans de nombreuses
déclarations adressées aux organisations internationales et aux Etats parties à des traités, la Croatie
a clairement rejeté la thèse de la continuité et celle selon laquelle la RFSY aurait pu être membre de
er
l’Organisation des Nations Unies ou partie au Statut avant le 1 novembre 2000. Nous avons cité,
41
dans nos exceptions préliminaires, plusieurs exemples de ces déclarations de la Croatie .
45 10. Permettez-moi de mentionner que les occasi ons où la Croatie a réitéré son rejet de la
thèse de la continuité sont aussi celles où la question du statut de la RFY a été soulevée en rapport
direct avec celle de la compétence de la Cour . Comme l’a indiqué mon collègue Djeri ć, dans une
lettre datée du 27mai1999 adressée au Secrétaire général, la Croatie a —avec d’autres Etats
successeurs— protesté contre la notification d’une déclaration faite par la RFY en vertu du
paragraphe 2 de l’article 36 du St atut de la Cour, faisant valoir que cette dernière ne pouvait faire
une déclaration valide puisqu’elle n’était ni membre de l’Organisation des Nations Unies ni partie
au Statut. Cette protestation s’inscrivait précisément dans le cadre de la question de savoir si la
Cour était ouverte à la RFY, si le Statut s’appli quait à l’égard de cette dernière. Voici ce que la
Croatie déclare dans cette lettre — vous pouvez vous reporter à l’onglet 4 du dossier d’audience :
«Nos gouvernements respectifs tiennent à exprimer leur désaccord avec la
teneur de la notification susmentionnée. La notification ne peut avoir aucun effet
juridique, parce que la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro)
n’est pas un Etat membre de l’Organisation des NationsUnies ni un Etat partie au
40Les autres arrêts rendus en 2004 dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force contiennent aussi
exactement le même texte: au paragra phe78 dans les instances introduites cont re la France, le Canada, l’Italie, les
Pays-Bas et le Portugal, et au paragraphe 77 dans les instances introduites contre l’Allemagne et le Royaume-Uni.
41Nous nous sommes référés à plusieurs de ces exemples dans nos exceptions préliminaires (voir, notamment, les
annexes 33 à 37 des exceptions préliminaires). - 42 -
Statut de la Cour, qui pourrait faire une d éclaration valide en vertu du paragraphe 2 de
42
l’article 36 du Statut de la Cour.»
11. Permettez-moi enfin d’ajouter qu’en la présente instance, la Croatie a adopté exactement
la même position et a souligné dans son mémoire : «Ni la Croatie ni aucune autre des Républiques
de la RFSY ayant accédé à l’indépendance n’admett ent que la RFY ait été le «continuateur», au
43
sens juridique, de la RFSY.»
12. Nous en sommes à un stade où les concepts et formulations ambigus ont été abandonnés.
Tant les autorités de l’Organisation des NationsUnies que les Parties au présent différend ont
énoncé une position claire et commune. Il est désormais évident et incontestable que :
⎯ premièrement, aucun Etat n’a assuré la continuité de la personnalité de l’ex-Yougoslavie et des
droits que lui conférait sa qualité de Membre ; et
⎯ deuxièmement, le défendeur en la présente affaire n’était ni membre de l’Organisation des
Nations Unies ni partie au Statut de la Cour avant le 1 ernovembre 2000.
13. Quelles conséquences faut-il attacher à ces fa its ? Il s’ensuit que la Cour internationale
de Justice n’a pas compétence en la présente affaire pour deux motifs distincts. Premièrement, la
Cour n’est pas compétente car, au moment pertinent, à savoir la date du dépôt de la requête, le
46 défendeur n’avait pas accès à la Cour. Etant donné que le défendeur n’est devenu Membre de
er
l’Organisation des Nations Unies et partie au Statut de la Cour que le 1 novembre, et compte tenu
du fait que la requête a été présentée le 2 juillet 1 999, la Cour n’était pas ouverte au défendeur au
moment pertinent. La condition préalable à l’exerci ce de sa fonction judiciaire n’était pas remplie.
Deuxièmement, la Cour n’est pas compétente parce qu’il n’existe aucune base pour établir sa
compétence. L’articleIX de la convention sur le génocide constitue la seule base alléguée.
L’ex-Yougoslavie était partie à la Convention. Après la dissolution de ce pays, tous les Etats
successeurs, sauf la RFY, ont accompli les formalités conventionnelles appropriées et sont devenus
parties à de nombreux traités, y compris la convention sur le génocide. La RFY a épousé une autre
conception, en insistant sur la continuité, et n’a pas accompli les formalités conventionnelles à
l’égard des traités auxquels l’ex-Yougoslavie était pa rtie. La continuité aurait pu établir le lien
42Lettre datée du 27mai1999 adressée au Secrétaire général par les représentants permanents de la
Bosnie-Herzégovine, de la Croatie, de la Slovénie et de l’ex-République yougoslave de Macédoine auprès de
l’Organisation des Nations Unies, Nations Unies, doc. A/53/992, 7 juin 1999.
43Mémoire de la République de Croatie (ci-après dénommé «mémoire»), par. 2.138, note de bas de page 220. - 43 -
requis avec les autres traités. Mais il est à présen t clair qu’il n’y a pas eu continuité —et que
partant, il n’y a pas eu de lien. La RFY n’était pas liée par la convention sur le génocide
puisqu’elle n’a pas assuré la continuité de l’ex -Yougoslavie en sa qualité de partie à différents
traités: la RFY n’est devenue liée par la conventio n que lors de son adhésion à celle-ci en2001,
mais elle n’est jamais devenue liée par l’article IX.
La Cour n’est pas compétente car elle n’était pas ouverte au défendeur au moment pertinent
14. Madame le président, le défendeur n’était pas membre de l’Organisation des
NationsUnies le 2juillet1999, au moment du dépôt de la requête. Il n’était donc pas partie au
Statut en tant que Membre de l’Organisation. Il n’a jamais été prétendu — ni n’aurait pu l’être —
que le défendeur est devenu partie au Statut de toute autre manière. En théorie, la seule autre
manière pour le défendeur de remplir les conditions de forme pour ester devant la Cour aurait été
d’accepter des conditions particulières posées par le Conseil de sécurité. Mais, là encore, il n’a
jamais été prétendu —ni n’aurait pu l’être— que le défendeur a rempli ou aurait pu remplir les
conditions de forme nécessaires de cette manière. Le défendeur n’avait pas accès à la Cour,
celle-ci ne lui était donc pas ouverte au moment pertinent du dépôt de la requête. Cela est
manifestement d’une importance capitale.
47 15. Ainsi que l’a déclaré Rosenne, seul un Etat qui remplit les conditions de forme
établissant un lien juridique entre celui-ci et le Statut «[a] accès à la Cour à quelque fin et en
quelque qualité que ce soit. La Cour ne saurait connaître d’une affaire contentieuse portée contre
un Etat défendeur qui ne remplit pas les mêmes conditions.» 44 Rosenne insiste sur le statut du
défendeur, ce qui est précisément la question au cŒur de la présente espèce. Ce raisonnement
s’applique, cela va de soi, à toute partie n’ayant pas accès à la Cour. La Cour tire son pouvoir du
Statut, il est donc logique que la portée de sa fonction judiciaire soit limitée aux Etats qui y sont
parties.
16. La Cour l’a explicitement confirmé et sou ligné dans les arrêts qu’ elle a rendus dans les
affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force. Après avoir déclaré que la question «de savoir
si la Serbie-et-Monténégro était ou non partie au St atut de la Cour à l’époque de l’introduction des
44
S. Rosenne, The Law and the Practice of the International Court of Justice, 1920-2005, 2006, p. 588. - 44 -
présentes instances» était «une question fondamentale» ( Licéité de l’emploi de la force
45
(Serbie-et-Monténégro c. Belgique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2004, par. 30) ,
la Cour a adopté la position claire suivante: «La C our ne peut exercer sa fonction judiciaire qu’à
l’égard des seuls Etats auxquels elle est ouvert e en vertu de l’article35 du Statut.» ( Licéité de
l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. elgique), exceptions préliminaires, arrêt,
46
C.I.J. Recueil 2004, par. 46.)
17. C’est ce raisonnement qui a amené la Cour, dans les affaires relatives à la Licéité de
l’emploi de la force, à se déclarer incompétente puisqu’une des parties n’avait pas accès à la Cour
au moment du dépôt de la requête. Il est évid ent que ce raisonnement ne se limite pas à l’une ou
l’autre des parties. Si la Cour ne peut exercer sa fonction judiciaire qu’à l’égard des seuls Etats
auxquels elle est ouverte en vertu de l’article 35 du Statut, elle ne saurait donc exercer sa fonction
judiciaire à l’égard d’un Etat auquel elle n’est p as ouverte au moment pertinent, quelque soit l’Etat
en question. En la présente espèce, l’Etat défende ur est l’Etat qui n’a pas accès à la Cour; il ne
relevait pas de la compétence de la Cour au mo ment pertinent, et — comme l’affirme Rosenne —
«la Cour ne saurait connaître d’une affaire conten tieuse portée contre un Etat défendeur…» qui ne
remplit pas les conditions d’accès à la Cour.
48 18. Madame le président, à l’époque de l’intro duction de la présente instance, le défendeur
ne remplissait pas les conditions d’accès à la Cour en vertu de l’article 35 du Statut. La requête n’a
pas pu, ni n’aurait pu, le placer dans le champ de compétence de la Cour. En conséquence, la Cour
ne saurait exercer sa compétence en la présente affaire.
J’en viens à présent à la question de la base de compétence.
45Les autres arrêts rendus en 2004 dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force contiennent aussi
exactement le même texte: au paragra phe29 dans les instances introduites cont re la France, le Canada, l’Italie, les
Pays-Bas et le Portugal, et au paragraphe 28 dans les instances introduites contre l’Allemagne et le Royaume-Uni.
46Les autres arrêts rendus en 2004 dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force contiennent aussi
exactement le même texte: au paragra phe45 dans les instances introduites cont re la France, le Canada, l’Italie, les
Pays-Bas et le Portugal, et au paragraphe 44 dans les instances introduites contre l’Allemagne et le Royaume-Uni. - 45 -
La Cour n’est pas compétente, parce qu’il n’y a pas de base de compétence
a) S’agissant de la nature du lien prétendu entre le défendeur et l’articleIX de la convention
sur le génocide, non seulement il n’existe aucun élément de preuve mais aucune allégation
précise n’a été formulée
19. Madame le président, la seule base de compétence alléguée en l’espèce est l’article IX de
la convention sur le génocide. Pour être liée par l’article IX, la Serbie au rait dû être ou devenir liée
par celui-ci de quelque manière que ce soit. Sous le terme Serbie, j’entends également me référer à
la Serbie-et-Monténégro ainsi qu’à la RFY. Le fa it est que ni la RFY, ni la Serbie-et-Monténégro,
ni la Serbie n’ont jamais été ou ne sont devenues liées par l’article IX.
20. C’est pourquoi le demandeur a eu des difficultés ne serait-ce qu’à indiquer de quelle
manière ou par quel moyen en particulier le défendeur aurait pu être ou devenir lié par l’article IX.
Dans les circonstances de l’espèce, le demandeur n’a pas été en mesure d’identifier un lien
spécifique entre le défendeur et l’article IX. Au lie u de cela, la requête ainsi que le mémoire et les
observations écrites ne contiennent que quelques formules générales ou allusions qui, en réalité,
reviennent à éviter à invoquer un lien spécifique.
21. Madame le président, lors du dépôt de la requête, le statut de la RFY à l’égard des traités
avait déjà fait l’objet de discussions longues et co mplexes ; la Croatie avait participé activement à
ces discussions, au cours desquelles s’étaient affrontées des allégations et conceptions spécifiques.
Malgré cela, au lieu d’avancer des arguments précis, la requête ne contient qu’une formule générale
indiquant que: «[s]elon les principes et règl es du droit international, les Etats successeurs
continuent à être tenus par les obligations conventionnelles qui liaient l’Etat prédécesseur»
(requête, par. 28).
22. Dans le même ordre d’idées, dans son mémoire, le demandeur expose en des termes
aussi généraux le statut de la Croatie et de la RF Y à l’égard des traités. Il déclare: «[l]ors de la
dissolution de la RFSY, la Croatie, ainsi que l es autres Etats successeurs de la RFSY, dont la
République fédérale de Yougoslavi e, sont devenus liés par les te rmes de la convention sur le
47
génocide» . Le statut de la Croatie et de la RF Y à l’égard des traités ne peut pourtant pas
s’expliquer par les mêmes formules générales. Les fa its pertinents sont à l’évidence différents. Il
est en effet acquis et incontesté que la Croatie est devenue partie à la convention sur le génocide
47
Voir mémoire, par. 6.6.49
- 46 -
par le dépôt d’une notification de succession à cet te Convention datée du 27 juillet 1992, qui a été
dûment acceptée par le dépositaire. Mais il est également acquis et incontesté que la RFY n ’a pas
déposé cette notification de succession «lors de la dissolution de la RFSY» ou après.
23. Le mémoire ne contient simplement pas d’affirmation précise qui tenterait d’expliquer
comment, par quel moyen, la RFY serait restée ou ser ait devenue liée par l’article IX. La formule
générale que nous venons de citer n’est assortie que de quelques allusions, qui ne débouchent
même pas sur une affirmation précise ⎯et qui s’excluent mutuellement. Il est indiqué que: «le
principe de base, à cet égard, est exposé à l’article 34 de la convention de Vienne sur la succession
d’Etats en matière de traités…» (mémoire, par. 6.07), ce qui pourrait faire allusion à une succession
automatique ; il est également indiqué que :
«[i]l est généralement admis que des habitants d’un territoire fondés à jouir de la
protection de certains droits humains ga rantis par des traités fondamentaux ne
sauraient en être privés du simple fait qu’un Etat a succédé à un autre sur ce territoire»
(mémoire, par. 6.07),
sans qu’il soit tenté d’expliquer de quelle manière cette théorie établirait un lien avec l’article IX.
Et, dans une note de bas de page, on ajoute que: «la note du 27avril1992, se référant à la
proclamation de la RFY, peut être traitée comme une notification de succession à la convention sur
le génocide» (mémoire, par.6.09, note de bas de page9). Cette fois, il est fait allusion à une
formalité conventionnelle, et non à une succession automatique.
24. Madame le président, le demandeur a ég alement fait valoir que sa position était étayée
par l’arrêt sur les exceptions préliminaires du 11 ju illet 1996 rendu par cette Cour en l’affaire de la
Bosnie, ainsi que par le fait qu’en avril 1999, la RFY avait introduit des instances contre dix Etats
de l’OTAN sur la base, entre autres, de l’article IX de la conve ntion sur le génocide 48. Là encore,
la Croatie a évité de mentionne r la nature du lien spécifique av ec l’articleIX effectivement
corroboré par ces affaires.
25. Dans les observations écrites du 29avr il2003, outre la mention de deux affaires
apparentées, le seul argument du demandeur concerne l’objection de la Croatie à notre notification
50 d’adhésion à la convention sur le génocide. Dans cette objection, la Croatie reprend sa formulation
initiale, qui évite en réalité toute explication au lie u d’en donner une. Elle déclare que la RFY «est
48
Voir mémoire, par. 6.09. - 47 -
déjà liée par la convention sur le génocide depuis qu’elle est devenue l’un des cinq Etats
49
successeurs égaux de l’ex-RFSY». Suit une référence à la déclaration du 27avril1992 . Cette
fois, cette déclaration n’est en revanche pas qualifiée de «notification de succession» (terme
employé dans le mémoire) mais de «confirmation» de l’allégation selon laquelle la RFY était «déjà
liée par la convention sur le génocide depuis qu’elle [était] devenue l’un des cinq Etats successeurs
égaux». Encore une fois, la Croatie ne prend pas position, ne choisit pas de théorie, ne présente
même pas d’hypothèse expliquant comment, précisément, le défendeur serait resté ou serait devenu
lié par l’article IX, et ce que la déclaration de 1992 a en effet «confirmé».
26. Madame le président, si la RFY était li ée par l’articleIX de la convention sur le
génocide, c’est qu’elle l’était de venue d’une manière ou d’une autre. Les moyens envisageables
par lesquels elle aurait pu devenir ou rester liée sont limités et s’excluent mutuellement. La RFY
aurait pu rester liée en assurant la continuité de la personnalité de l’ex-Yougoslavie, ou aurait pu le
devenir en vertu d’une forma lité conventionnelle, ou encore par succession automatique. Les
Parties s’accordent à reconnaître que la RFY n’a p as assuré la continuité de la personnalité de
l’ex-Yougoslavie et que, partant, elle n’était liée par aucun traité par voie de continuité. Mon
collègue Andreas Zimmermann a montré de façon convaincante que le lien n’a pas été établi, ni par
la voie de la succession automatique ni par celle de la déclaration et de la note de 1992. La vérité
est tout simplement que le défendeur n’a jamais été lié par l’article IX ni ne l’est devenu.
b) Il est maintenant établi sans équivoque et de notoriété publique que le défendeur n’est
devenu partie à la convention sur le génocide qu’en 2001 ⎯ et qu’il n’est jamais devenu lié
par l’article IX
27. Madame le président, la proposition selon la quelle le défendeur a été ou est devenu, à un
certain moment, lié par l’article IX de la convention sur le gé nocide n’a pas été étayée par des
éléments de preuve. Non seulement rien ne le prouve, mais encore cette proposition ne repose sur
aucune hypothèse en particulier.
er
28. Avant de devenir membre de l’Organisation des Nations Unies le 1 novembre 2000 en
tant que nouvel Etat, le défendeur n’avait même pas qualité pour être partie à la convention sur le
51 génocide. Puisqu’il n’était pas membre de l’ Organisation des NationsUnies, il n’aurait pu y
49
Observations écrites de la République de Croatie, 29 avril 2003, par. 1.7. - 48 -
devenir partie que sur l’invitation prévue par l’artic le XI. Il est incontesté que la RFY n’a jamais
reçu pareille invitation. Lorsque le défende ur est devenu membre de l’Organisation des
Nations Unies ⎯et a ainsi eu qualité pour devenir par tie à la convention sur le génocide sans
l’invitation exigée par l’articleXI ⎯ le défendeur a adhéré à la convention sur le génocide le
12 mars 2001 en tant que nouvel Etat partie. Il y a adhéré en formulant une réserve à l’article IX
⎯ et n’est ainsi jamais devenu lié par cet article. Ce fait est d’ailleurs de notoriété publique.
29. Madame le président, Messieurs de la Cour. Entre1992 et2001, la «Yougoslavie»
figurait parmi les Etats parties à la convention sur le génocide, ce qui indique que cet Etat y est
devenu partie en1950 par voie de ratification 50. Il est clair que cet Etat n’était pas la RFY, dont
l’existence date de1992. Aujourd’hui, les autorités compétentes de l’Organisation des
NationUs nies, dont le Secrétaire général, affirment explicitement et catégoriquement
qu’entre1992 et2000, le nom «Y ougoslavie» faisait référence à l’ ex-Yougoslavie. La Croatie a
adopté la même position, soulignant maintes fois et constamment que le terme «Yougoslavie» ne
pouvait faire référence qu’à l’ex-Yougoslavie 51.
30. Il est important d’ajouter que tout en soutenant la position selon laquelle la mention
«Yougoslavie» ne pouvait désigner que l’ «ex-Yougoslavie», pendant toute la période comprise
entre1992 et2000, la Croatie n’a jamais proposé ni laissé entendre que la RFY, et non la
«Yougoslavie», soit inscrite comme partie à la convention sur le génocide. Elle a au contraire
accepté le fait que, selon sa propre idée, la RFY n’était pas considérée comme une partie. Il ne
peut y avoir qu’une seule raison à cela. Laisser entendre que la RFY puisse être partie à un traité
⎯ dont la convention sur le génocide ⎯ sans avoir déposé de notification de succession aurait été
en contradiction complète avec la position fondamentale de la Cr oatie et ce pour quoi celle-ci
Œuvrait. Elle serait allée à l’encontre de ses efforts persistants visant à empêcher l’ancien
gouvernement de la RFY de maintenir, pour l’ex-Yougoslavie, la qualité de membre
50Voir Statut de la convention pour la prévention et la répression du crim e de génocide: rapport du secrétaire
général, Nations Unies, doc. A/49/408 (20 septembre 1994), A/51/422 (27 septembre 1996), A/53/565
(2 novembre 1998) et A/55/207 (18 juillet 2000).
51Voir, par exemple, dans la Lettre datée du 2 août 1995 adressée au Secrétaire général par le chargé d’affaires
par intérim de la Mission permanente de la Cr oatie auprès de l’Organisation des Nations Unies, il est souligné que:
«[L]orsqu’on parle de «Yougoslavie» en tant qu’Etat dans le cadre de l’ONU, il ne peut s’agir que de l’ex-République
fédérative socialiste de Yougoslavi e, Etat membre fondateur de l’ Organisation…» (NationUsnies,
doc. A/50/333 ⎯ S/1995/659, 7 août 1995). - 49 -
52
d’organisations internationales et de partie à des traités, et à forcer la RFY à demander son
admission en tant que nouvel Etat et à déposer des instruments conventionnels comme d’autres
Etats successeurs.
31. Toute ambiguïté possible à être dissipée par la lettre du Conseiller juridique en date
du 8 décembre 2000 ⎯ qui figure dans le dossier de plaidoiries sous l’onglet 5. Dans cette lettre,
qui visait à l’évidence à clarifier le statut conventionnel de la RFY, le Conseiller juridique invitait
la RFY à «accomplir les formalités requises à l’égard des traités considérés si elle envisage[ait]
52
d’assumer, en qualité d’Etat successeur, les droits et obligations qui en découlent» . La RFY a
choisi d’être le successeur d’une centaine de conventions ⎯plusieurs centaines en réalité. En ce
qui concerne la convention sur le génocide, la RFY a choisi de ne pas lui succéder. Au lieu de cela,
en tant que nouveau membre de l’Organisation d es NationsUnies, s’appuyant sur une possibilité
offerte par le paragraphe3 de l’ articleXI de la convention sur le génocide à tous les membres de
l’Organisation des Nations Unies, elle a décidé d’adhérer à cette Convention, ce que le Secrétaire
général a accepté dans une lettre du 21mars2001. Il y est indiqué que la Convention entrera en
vigueur pour la RFY «le quatre-vingt-dixième jour suivant la date de dépôt de l’instrument
d’adhésion, c’est-à-dire le10juin2001». Le Secr étaire général souligne en outre qu’«[i]l a été
53
dûment pris note des réserves émises dans ce document» .
32. En juin 2001, la Convention avait été ratifiée ou acceptée par cent trente deux pays et, de
plus, trois Etats l’avaient signée. Sur les cent trentedeux Etats parties à la convention sur le
génocide, seuls trois d’entre eux se sont opposés à l’adhésion de la RFY. Deux de ces trois Etats
sont la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, Etats qui ont tenté d’établir la compétence de la Cour en
se fondant sur l’hypothèse que la RFY était liée par l’article IX de la Convention à l’époque de
l’introduction de leurs instances. Le troisième pays est la Suède, qui en réalité semble avoir adhéré
52
Lettre du Conseiller juridique de l’Organisation NationsUnies en date du 8décembre2000 adressée au
ministre des affaires étrangères de la République fédérale de Yougoslavie ⎯déposée avec nos exceptions préliminaires
en tant qu’annexe 23.
53Lettre du Secrétaire général en date du 21 mars 2001 — annexe 6 de nos exceptions préliminaires. - 50 -
à la théorie de la continuité, laissant entendre que la RFY devrait être liée à partir de la date
54
d’entrée en vigueur de la Convention pour l’ex-Yougoslavie, à savoir 1950 .
53 33. L’essentiel est que l’écrasante majorité (129 contre 3) des Etats parties à la convention
sur le génocide, comme le dépositaire, ont accepté le fait que la RFY avait adhéré à la convention
sur le génocide en mars2001 et qu’elle avait formulé une réserve valide à l’articleIX.
Actuellement, le dépositaire enregi stre la Serbie comme un Etat pa rtie qui est devenu partie à la
convention sur le génocide par adhésion le 12ma rs2001 moyennant une réserve à l’articleIX.
55
C’est une information accessible au public . Il n’existe aucune base de compétence dans la
présente espèce.
Conclusion
34. Madame le président, la Cour n’est pas compétente en l’espèce pour deux raisons qui
découlent de ce qui précède. Premièrement, elle n’est pas compétente au motif que le défendeur
n’avait pas accès à la Cour à l’époque per tinente. Deuxièmement, il n’y a pas de base de
compétence. L’une ou l’autre de ces deux raisons suffit en elle-même pour rejeter la compétence.
35. Il n’est plus contesté et il est de notoriété publique que le défendeur n’était pas partie au
Statut et n’avait pas accès à la Cour le 2juillet1 999, lors du dépôt de la requête. Le défendeur
n’est devenu partie au Statut que le 1 ernovembre 2000. A la date critique à laquelle l’autorité de la
Cour devait être établie à l’égard de certaines part ies, le défendeur ne relevait aucunement de la
compétence judiciaire de la Cour. Une condition préalable essentielle de sa compétence fait défaut.
36. L’autre raison pour laquelle la Cour n’est pas compétente en l’espèce réside dans
l’absence de base de compétence. La compéten ce de la Cour repose sur l’acceptation, qui fait
défaut en l’espèce. La seule base alléguée est l’ar ticleIX de la convention sur le génocide. Le
demandeur est effectivement lié par l’articleIX, mais le défendeur ne l’est pas. La Croatie n’a
même pas indiqué, encore moins prouvé, par quel moyen en particulier la Serbie aurait pu rester ou
devenir liée par l’articleIX. Dans le même temps, nous avons montré que l’on ne pouvait
54Communication faite le 2 avril 2002,Traités multilatéraux déposés auprès du Secrétaire général, état au
15 novembre 2007, chapitre VII droits de l’homme, convention pour la prévention et la répression du crime de génocide,
note 28.
55Base de données de la collection des traités des Nations Unies, traités multilatéraux déposés auprès du
Secrétaire général, état au 15novemre2007, chapitreVII droits de l’homme, convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide, disponible sur : http://untreaty.un.org/English/treaty.asp ; date d’accès : [22 mars 2008].
54 - 51 -
concevoir comment la Serbie aurait pu être ou deve nir liée par l’articleIX. De plus, il est de
notoriété publique que le défende ur a adhéré à la convention su r le génocide en tant que nouvel
Etat en2001, et qu’il est devenu partie à ce tte Convention moyennant une réserve valide à
l’articleIX. Il n’y a pas d’acceptation, il n’y a pas de base de compétence et, partant, une autre
condition préalable essentielle fait défaut. Permettez-moi de répéter que cette honorable Cour n’est
pas compétente dans la présente espèce.
37. Madame le président, Messieurs de la C our, l’exposé de notre première et principale
exception préliminaire étant achevé, nous examinerons maintenant la deuxième. Notre but est de
démontrer non seulement que la compétence fait défaut, mais aussi qu’en l’espèce, si compétence
il y avait, elle ne pourrait pas s’étendre à une certaine période, à savoir celle qui précède l’existence
du défendeur. Je vous prie, Madame le président, de bien vouloir donner la parole à mon collègue
Vladimir Djerić. Je vous remercie.
Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur Varady. Je donne maintenant la parole à
M. Djerić.
DJME.RI Ć :
D EUXIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE : RRECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE POUR AUTANT
QU ELLE SE RAPPORTE À DES ÉVÉNEMENTS ANTÉRIEURS AU 27 AVRIL 1992
Introduction
1. Madame le président, Messieurs les juges. Je vais aborder à présent notre deuxième
exception préliminaire ⎯ selon laquelle la requête est irrecevab le pour autant qu’elle se rapporte à
des actes ou omissions antérieurs au 27 avril 1992. Cette exception est fondée sur le principe selon
lequel seules des personnes qui existaient lors qu’un fait s’est produit peuvent porter la
responsabilité de ce fait. Puisque la RFY n’existait p as avant le 27 avril 1992, elle ne saurait être
tenue pour responsable pour les événements qui se sont déroulés avant cette date. Conscient de ce
principe, le demandeur a déjà essayé, dans son mé moire, de trouver un moyen de le contourner en
s’appuyant sur le concept d’Etat in statu nascendi et en prétendant que la RFY était déjà in statu
nascendi depuis le milieu de l’année 1991, alors qu’elle ne fut créée que près d’un an plus tard, le - 52 -
56
27 avril 1992 . Sur le plan juridique, le demandeur s’est appuyé sur l’article10 du projet
d’articles de la CDI sur la responsabilité de l’Et at qui, en son paragraphe2, dispose que le
comportement d’un mouvement insurrectionnel qui parvient à créer un nouvel Etat est considéré
comme un fait de ce nouvel Etat d’après le droit international 57.
55 2. A ce stade du raisonnement, je voudrais t out d’abord noter que le paragraphe2 de
l’article 10 est une règle qui se rapporte à l’attribution de la responsabilité et que, comme telle, elle
n’intervient que dans le cas où il existe également une obligation internationale applicable dont la
58
violation pourrait entraîner la responsabilité internationale . Ce point soulève donc
immédiatement la question du caractère appli cable de la Convention sur le génocide en tant que
droit conventionnel aux actes d’un mouvement insurrectionnel ou autre. J’examinerai ce point plus
tard lorsque j’aborderai la question de savoir si notre deuxième exception préliminaire est de nature
exclusivement préliminaire.
3. Ensuite, supposons, pour les besoins de l’argumentation, que le paragraphe2 de
l’article10 puisse en théorie s’appliquer, le r ecours du demandeur à cet article est, en l’espèce,
inopportun. Ainsi que la CDI le précise dans son commentaire, le paragra phe2 de l’article10
couvre les cas de la sécession ou de la dé colonisation, dans lesquels un «mouvement
59
révolutionnaire insurrectionnel, ou autre» parvient à créer un nouvel État . Or, ni la Serbie ni le
Monténégro n’ont souhaité faire sécession et il ne s’agissait pas non plus de colonies. Le cadre
dans lequel cette disposition s’applique est donc radicalement différent de celui dans lequel la RFY
a été créée 60. Afin d’appliquer le paragraphe 2 de l’article 10 à l’égard du défendeur en l’espèce, il
faudrait manifestement ne tenir aucun compte de s caractéristiques fondamentales de la situation
en 1991.
56
Voir, par exemple, mémoire, par. 1.22.
57
Voir «responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite», résolution n°56/83 de l’Assemblée générale
en date du 12 décembre 2001, Nations Unies, Documents A/RES/56/83, annexe (ci-après, «projet d’articles de la CDI sur
la responsabilité de l’Etat»), article 10, par. 2.
58
Ibid., article 2.
59Voir le projet d’articles et commentaires de la CDI su r «la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement
illicite», Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, p. 51, par. 8.
60Exceptions préliminaires, par. 4.8-4.13. - 53 -
La RFSY existait en tant que sujet de droit international en 1991 et au début de l’année 1992
et ses organes continuaient de fonctionner
4. Madame le président, le récit des événemen ts qui ont précédé la création de la RFY, le
27avril1992, présenté par le demandeur indique en substance que, à partir du milieu de
l’année 1991, la RFSY cessa d’être un Etat opéra tionnel, tandis que ses organes, en particulier son
armée, «cessèrent de fonctionner comme tels et devinrent des organes et autorités de fait de la RFY
(Serbie et Monténégro) naissante qui agissaient sous le contrôle direct des autorités serbes» 61.
Selon le demandeur, ces organes faisaient pa rtie du «mouvement nationaliste serbe qui est
finalement parvenu à créer la RFY (Serbie et Monténégro) en tant que nouvel Etat…» 62.
56 5. Le défendeur doit contester ce récit. Premièrement, le demandeur affirme sans nuance
que, à partir du milieu de l’année 1991, la RFSY cessa d’être un Etat opérationnel. Cependant, ce
n’est que le 29 novembre 1991 que la commission d’ arbitrage Badinter fut en mesure de conclure
63
que «la RFSY était engagée dans un processus de dissolution» et pas avant le 4juillet1992
qu’elle conclut que la RF SY avait cessé d’exister 64. De la même manière, le Conseil de sécurité
des Nations Unies, qui avait traité la crise en RFSY depuis septembre 1991 65, avait pris garde de ne
pas employer l’expression «ex-Yougoslavie» avant sa résolution752 (1992) adoptée le
15 mai 1992 66.
6. Madame le président, il existe de nombre ux éléments de preuve démontrant que malgré
les contestations, la RFSY était considérée comme un Etat qui fonctionnait et qui était sujet de droit
international jusqu’à la fin de l’année 1991, voire jusqu’en 1992. Ses activités conventionnelles, sa
participation à des conférences international es et à des réunions au sein d’organisations
internationales ainsi que les relations diplomati ques qu’elle entretenait avec d’autres Etats le
démontrent.
61Observations écrites, par. 3.33.
62
Ibid.
63
Voir la Commission d’arbitrage Badinter, Avis n° 1, annexe 11 des EPC, RGDIP, 1993, vol. 97, p. 264-265.
64Voir la Commission d’arbitrage Badinter, Avis n° 8, annexe 11 des EPC, RGDIP, 1993, vol. 97, p. 588-590.
65Voir la résolution 713 (1991) du Conseil de Sécurité en date du 25 septembre 1991.
66Voir la résolution 752 (1992) du Conseil de Sécurité en date du 15 mai 1992. - 54 -
7. La RFSY a conclu différents accords c onventionnels au cours de la seconde moitié
de1991, lesquels furent reconnus et acceptés comme valides par d’autres Etats ainsi que les
organisations internationales. Citons, par exemple :
er
⎯ Le 1 juillet1991, la RFSY a signé avec le Gouve rnement des Etats-Unis d’Amérique un
accord concernant le programme du Peace Corps des Etats-Unis en République fédérative
67
socialiste de Yougoslavie ;
⎯ Le 4octobre1991, la RFSY et la Banque internationale pour la reconstruction et le
développement ont signé un accord concernant la gestion de l’environnement de l’archipel de
68
Cres/Lošinj (situé dans ce qui est aujourd’hui la Croatie), lequel est entré en vigueur ;
⎯ Le 27 novembre 1991, les gouvernements de la République fédérative socialiste de
Yougoslavie et de la Roumanie ont signé un protocole relatif au commerce des biens et des
69
services pour l’année 1992 ;
57 ⎯ Le 1 erdécembre 1991, la RFSY est devenue partie à la Convention sur les aspects civils de
70
l’enlèvement international d’enfants .
8. La RFSY a également continué de pre ndre part à des conférences et à des réunions
diplomatiques. Par exemple, les 16 et 17 décemb re 1991, la RFSY participa ici même, à La Haye,
à une conférence qui visait l’adoption d’une Charte européenne de l’énergie et que les Etats
européens, parmi lesquels la RFSY, signèrent à cette occasion 71. En décembre1991, la RFSY
présidait encore le Bureau de coordination d es pays non alignés à NewYork, dont les membres
adoptèrent, le 13décembre1991, une «déclarati on sur la situation en Yougoslavie». Ils y
indiquaient notamment que, «[s]ans préjudice d’un accord sur une solution politique durable et
67 er
Accord daté du 1 juillet 1991 entre le conseil exécutif fédéral de l’Assemblée de la République fédérative
socialiste de Yougoslavie et le gouvernement des Etats-Unis d’Amérique concernant le programme du Peace Corps des
Etats-Unis en République fédérative socialiste de Yougoslavie.
68
Accord de don METAP (projet de gestion de l’environnem ent) entre la République fédérative socialiste de
Yougoslavie et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement en date du 4 octobre 1991 ainsi que la
page de couverture de la télécopie et le message de la Banque mondiale/ SFI / AMGI en date du 11 octobre 1991.
69Protocole relatif au commerce des biens et des services en date du 27novembr e1991 signé par le conseil
exécutif fédéral de l’Assemblée de la République fédérative socialiste de Yougoslavie et le Gouvernement roumain.
70http ://hcch.e-vision.nl/index_fr.php?act=conventions.statusprint&cid=24.
71http ://www.encharter.org/fileadmin/user_upload/document/FR.pdf#page=211. - 55 -
dans l’attente d’un tel accord, ils ont dénoncé toutes les tentatives visant à saper la souveraineté,
l’intégrité territoriale et la personnalité juridique internationale de la Yougoslavie» 72.
9. La position adoptée par différents Etats dans le cadre de leurs relations diplomatiques avec
la RFSY démontre également de manière subs tantielle l’existence de la RFSY et son
fonctionnement en tant que sujet de droit interna tional en1991 et au début de1992. Ainsi, des
missions diplomatiques étrangères continuaient le urs activités auprès de la RFSY, tandis que de
nouveaux chefs de missions étaient encore accrédit és auprès de la présidence de celle-ci. Par
exemple, un nouvel ambassadeur de l’URSS/la Fédération de Russie fut accrédité par une lettre
73
datée du 5novembre1991, signée par le chef d’Etat de l’époque, M.MikhaïlGorbatchev ;
l’ambassadeur indonésien fut accrédité par une lettre datée du 15 janvier 1992, signée par M.
74
Suharto, président de l’Indonésie .
10. Tous ces exemples démontrent le simple fait que la RFSY continuait d’être reconnue
comme un Etat doté d’un gouvernement effectif bien plus tard que le demandeur aimerait
l’admettre. Bien évidemment, personne ne saurait nier que le processus de dissolution était déjà
engagé, mais il est également patent qu’il s’agissait d’ un processus qui n’était en aucun cas achevé
à la fin de l’année1991 et au début de l’a nnée1992. Ce n’est qu’au printemps1991 que la
58 Bosnie-Herzégovine fut créée en tant qu’Etat indépendant, et la RFY fut créée le 27 avril 1992.
11. Madame le président, je vais examiner à présent l’argument du demandeur selon lequel
les organes de la RFSY, en particulier son arm ée, devinrent des «organe[s] de fait de la RFY
75
naissante» . Le demandeur n’a pas fourni de preuve à l’appui de son argument. En outre, il faut
indiquer qu’à l’époque, les orga nes de la RFSY étaient composés de responsables issus de
l’ensemble des six républiques constituantes, dont la Croatie, et que, dans de nombreux cas, ils
étaient soumis à l’autorité de ceux-ci. Certai nes des fonctions principales, comme celles de
président de la présidence, premier ministre, mini stre des affaires étrangères et ministre de la
72
Nations Unies, doc. S/23289 (1991) ; les italiques sont de nous.
73
Voir la lettre datée du 5novembre1991 adressée à la présidence de la République fédérative socialiste de
Yougoslavie par M. Gorbatchev, président de l’Union de la République socialiste soviétique.
74 Voir la lettre en date du 15janvier1992 adressée à lprésidence de la RFSY par M.Suharto, président de
l’Indonésie.
75 Observations écrites, par. 3.33. - 56 -
76
défense, étaient exercées par des personnes dont l’origine territoriale ou ethnique était en Croatie .
Il est difficile de considérer ces personnes comme agissant en tant qu’organes de fait de la RFY
naissante (Serbie et Monténégro).
12. A ce stade, j’ajouterai que si nous me ntionnons l’origine territoriale ou ethnique des
titulaires de fonctions officielles en RFSY, c’est pour démontrer que les organes fédéraux ainsi que
ceux qui les dirigeaient n’étaient pas exclusivement composés de Serbes et ont compté des
personnes provenant d’autres républiques constitu antes de l’ancienne fédération yougoslave
pendant une période bien plus long ue que le demandeur aimerait le r econnaître. Cela ne veut bien
évidemment pas dire que l’affiliation et le comportement politiques d’individus dépendent
nécessairement de leur origin e ethnique, même si, lors de conflits ethniques comme en
ex-Yougoslavie, il semble que ce soit le plus souvent le cas.
13. En outre, même suivant le récit des év énements que le demandeur a présenté dans son
mémoire et dans ses observations écrites ⎯ que, pour mémoire, le défendeur conteste ⎯, les plus
hauts gradés de l’armée de la RFSY ne semblaient pas «agir sous le contrôle direct des autorités
serbes», comme le prétend le demandeur 77. Ce dernier cite, par exem ple, le journaldu membre
serbe de la présidence de la RFSY, M.BorisavJovi ć, à l’appui de son allégation, mais c’est
précisément cette source qui montre que les dirigeants serbes devaient demander aux généraux «de
78
[leur] indiquer précisément s’ils compt[ai]ent redéployer l’armée» . On se demande
manifestement pourquoi les dirigeants serbes devaient se renseigner sur les mesures que les
59
généraux entendaient prendre si l’ armée était sous leur contrôle direct et pourquoi les dirigeants
serbes devaient attendre une réponse de la part desdits généraux; pourquoi ne donnaient-ils pas
tout simplement des ordres ?
14. Madame le président, j’aimerais à cet égard faire observer que le demandeur a, dans ses
observations écrites, tiré des conclusions radicales à partir de certains témoignages apportés au
cours de procédures devant le TPIY 7. Le défendeur rejette ces conclusions même s’il ne se
76Exceptions préliminaires, par. 4.20-4.36.
77
Voir, Mémoire, par. 8.40 et observations écrites, par. 3.33.
78
Mémoire, par. 3.34 (citant le journal de Borisav Jovic à la date du 20 juin 1991).
79Observations écrites, par. 3.26-3.27. - 57 -
lancera pas, à ce stade, dans un examen plus déta illé des déclarations de témoins, lequel examen
relève du fond. Pour l’heure, il suffit de dire que ces déclarations se contredisent d’elles-mêmes en
ce qui concerne la nature des liens entre la Républiq ue de Serbie, l’armée de la RFSY et les Serbes
de Croatie et qu’elles s’opposent également aux prétentions du demandeur. Ainsi, suivant la
déclaration de l’ancien premier ministre du gouve rnement de Krajina de1991, le président serbe
Milošević était commandant en chef de fait de l’armée fédérale 80. Cette déclaration contredit celle
du général Đorđević, concernant la situation en automne 1991, dans laquelle il indiquait que le
président serbe Miloševi ć «[p]our certaines questions,…était même en désaccord avec le SSNO
81
[ministère de la défense]» . En outre, suivant cette déclaration, c’est la présidence de la RFSY, la
présidence fédérale, qui ordonna à la Serbie et au Monténégro de fournir un soutien matériel à
82
l’armée de la RFSY , ce qui contredit apparemment l’affi rmation du demandeur selon lequel les
organes de la RFSY agissaient sous le contrôle direct de la Serbie 83.
15. Je ne compte bien évidemment pas faire une analyse plus poussée ni examiner la valeur
probante de ces déclarations de témoins (voir l’affaire relative à l’ Application de la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, fond, 26février2007 , par.216-223). J’aimerais en revanche
signaler qu’il est important de bien distingue r entre des alliances politiques et des mouvements
structurés qui peuvent, le cas échéant, relever du para graphe 2 de l’article 10 du projet d’articles de
la CDI sur la responsabilité d’Etat. Personne ne conteste qu’une alliance politique se constituait
60 entre l’armée de la RFSY, d’une part, et les autorités de la Serbie et du Monténégro et leurs
représentants au sein des organes fédéraux de la RFSY, de l’autre. Toutefois, s’il est aisé de parler
d’une alliance politique, il en va tout autrement s’il s’agit de démont rer l’existence d’un
mouvement structuré visant un but précis, conditions nécessaires pour l’application du
paragraphe 2 de l’article 10.
80
Ibid., annexes, vol. 2, annexe 5, p. 87 (déclaration de témoin de Milan Babic).
81Ibid., annexes, vol. 2, annexe 10, p. 159, par. 78 (déclaration de témoin de Milosav Đorđević).
82Ibid., p. 148, par. 24.
83
Observations écrites, par. 3.33. - 58 -
La question de l’identité entre la RFSY et la RFY
16. Madame le président, le demandeur allègue que ce qui importe s’agissant du
paragraphe2 de l’article10 des ar ticles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat est la continuité
entre le mouvement et le gouvernement du nouvel Etat 84. A cet égard, le demandeur affirme qu’il
y a eu, «en matière de personnel et de politique,…une continuité de facto considérable entre
nombre d’organes importants de la RFSY tombés aux mains des dirigeants serbes et les organes de
85
la RFY (Serbie-et-Monténégro) après la création formelle de cet Etat en avril 1992» .
17. Dans nos observations écrites, nous avons démontré qu’aucune identité ne saurait être
postulée entre la RFSY et la RFY, étant donné que leurs principaux responsables n’étaient pas
exclusivement d’origine serbe et que les organes de la RFSY ont continué à fonctionner au cours de
l’année 1991, et même au début de l’année 1992 86.
18. Le demandeur répond à cela qu’il n’a pas prétendu qu’une identité de facto existait entre
la RFSY et la RFY 87, ce qui est toutefois difficilement c onciliable avec son argument selon lequel
il existait une «continuité de facto considérable» entre nombre d’organes importants de la RFSY et
de la RFY. Evoquer une telle «continuité de facto» entre les organes importants n’est, selon nous,
rien d’autre qu’une manière d’exprimer la continuité ou l’identité entre la RFSY et la RFY.
19. Nous avons rapporté la preuve qu’une telle identité ou continuité de facto entre la RFSY
et la RFY n’existait pas. Le demandeur nous obj ecte que nous avons porté notre attention sur «des
88
organes dont le fonctionnement est sans auc une pertinence pour les demandes considérées» .
Avec tout le respect dû à nos contradicteurs, nous ne sommes pas d’accord. A ce stade
préliminaire, nous portons notre attention sur la question de la personnalité du défendeur et sur
celle de savoir si une demande peut être formulée à son encontre pour des faits qui se sont produits
avant sa création. Dès lors, il est essentiel de trancher la question de savoir si la RFSY a continué
d’exister en tant que sujet de droit international jusqu’au 27avril1992, et plus particulièrement
en1991. Si tel est le cas, alors le comportement lui est attribuable. L’existence de la RFSY se
84Exceptions préliminaires de la République fédérale de Yougoslavie, par. 3.37.
85Ibid., par. 3.40.
86
Exceptions préliminaires de la République fédérale de Yougoslavie, par. 4.14-4.36.
87Observations écrites de la Croatie, par. 3.43.
88Ibid., par. 3.47.61
- 59 -
manifestait au travers de l’activité de ses différent s organes. Nous estimons qu’il serait erroné de
considérer uniquement les organes dont le comportement pourrait être l’objet des présentes
demandes, étant donné que nous ne nous inté ressons pas au comportement lui-même ⎯ ce qui
relève du fond ⎯ mais au fait de savoir si la RFSY existait ou non à un moment donné. La
question qui se pose est celle de l’existence de l’ Etat de RFSY et c’est précisément pour cette
raison que les exemples des services diplomatiques de la RFSY, et de sa cour constitutionnelle ne
sont pas dépourvus de pertinence, mais constituent des éléments de preuve manifestes de ce que cet
Etat existait toujours en 1991 et au début de l’année 1992.
20. Madame le président, dans nos excepti ons préliminaires, nous nous sommes également
intéressés à la présidence de la RFSY, à son gouvernement et à son armée. Le demandeur semble
considérer que ces organes sont pertinents en la présente espèce et affirme qu’ils formaient
⎯notamment l’armée de la RFSY ⎯ «l’administration de facto de la Serbie» contrôlée par le
89
«mouvement nationaliste serbe» . Or, ainsi que nous l’avons démontré dans les exceptions
préliminaires, la présidence et le gouvernement fonc tionnaient bien en 1991 et étaient dirigés, tout
au long de cette année, par des Croates 90. Voilà pourquoi le demandeur doit trouver un autre
fondement à sa théorie et à ses arguments selon lesquels ces Croates ⎯le président de la
présidence et le premier ministre, respectivement ⎯ «étaient nominalement en position d’autorité»
91
et que, au milieu de l’année 1991, «ils avaient perdu tout pouvoir effectif» .
21. Le 25juin1991, le premier ministre de la RFSY a pourtant signé une décision adoptée
par le gouvernement fédéral (le conseil exécutif fédé ral) en vertu de laque lle la police fédérale
devait participer à une action en vue de reprendre le contrôle des postes frontières de Slovénie pris
par les autorités slovènes 92. En outre, ainsi que cela est exposé dans les exceptions préliminaires,
tant le premier ministre que le président de la présidence exerçaient clairement leurs fonctions
lorsqu’ils ont, avec les représentants des ré publiques, signé un accord de cessez-le-feu le
er 93
1 septembre1991 afin de mettre un terme aux conflits armés en Croatie . Le premier ministre
89Ibid., par. 3.43 et 3.33.
90
Exceptions préliminaires, par. 4.17-4.36.
91
Observations écrites, par. 3.48.
92Voir Journal officiel de la RFSY, n 47/1991 (25 juin 1991).
93Exceptions préliminaires, par. 4.21. - 60 -
62
fédéral a, quant à lui, continué à diriger le gouve rnement fédéral et à signer ses décisions jusqu’au
mois de décembre1991, ainsi que l’attestent pl usieurs numéros du Journal officiel de la RFSY 94.
Dès lors, il est évident que ces personnes ont exer cé leur pouvoir en tant qu’organes de la RFSY
bien plus longtemps que le demandeur ne veut le reconnaitre. Si, néanmoins, les intéressés
n’exerçaient leurs fonctions que «nominalement», co mme le soutient le demandeur, la question est
de savoir pourquoi ils auraient accepté de tels postes.
22. Pour ce qui concerne l’armée de la RFSY, le demandeur n’a pas été en mesure
d’expliquer l’évidente contradiction entre l’allégation selon laquelle celle -ci aurait été l’une des
composantes du «mouvement nationaliste serbe» et le fait que certains des plus éminents généraux
n’étaient pas d’origine serbe. Ainsi, tout au lo ng de l’année1991, le commandant en chef de
l’armée était un général originaire de Croatie ⎯et d’origine ethnique mixte 95 ⎯, dont l’adjoint
était Slovène. Au cours de cette même année, l’armée de l’air était commandée par un général qui,
par la suite, a combattu aux côtés des Croates et auquel a succédé, en tant que commandant de
l’armée de l’air, un autre général d’origine croate. Il est assez difficile d’imaginer comment ces
personnes auraient pu prendre part à un «mouveme nt nationaliste serbe», comme le prétend le
demandeur.
23. Madame le président, le demandeur avan ce également qu’il y avait une continuité entre
les dirigeants des organes pertinents de la RFSY et ceux de la RFY, et que, dès lors, la RFY devrait
être tenue pour responsable des actes des organes de la RFSY 96. Pour étayer sa thèse, le
demandeur se fonde sur une lis te de «personnes qui illustren t la continuité: 1991-2001»,
communiquée en tant qu’annexe au mémoire 97. Les critères sur la base desquels cette liste,
relativement courte, a été établie ne sont pas clairs. Elle ne comporte que 17 noms de responsables
politiques, soldats et policiers. Cette liste pourrait certes révéler l’existence d’une continuité entre
94Voir par exemple «Décision relative au choix des postes frontières dans lesquels les douaniers sont appelés à
porter des armes et aux conditi ons de détention et de port d’armes dans lexercice de leurs fonctions», en date du
17 décembre 1991, Journal officiel de la RFSY, n o97/1991 ; voir également divers actes intitulés «décisions portant
nomination d’un ambassadeur au sein du secrétariat fédéral de s affaires étrangères», en date du 30 octobre 1991, Journal
o
officiel de la RSFY, n 98/1991; «Décisions portant amendement de la d écision sur la classifi cation des biens sur les
formulaires d’exportation et d’importation» en date du 20 novembre 1991, Journal officiel de la RFSY, n991.
95Exceptions préliminaires, par. 4.33.
96Observations écrites, par. 3.39-3.40 et 3.45.
97Ibid., par. 3.39 et mémoire, par. 8.45 et appendice 8. - 61 -
la RFSY et la RFY étant donné qu’elle comporte les noms de 10 officiers de haut rang de l’armée
63 de la RFSY qui ont ensuite servi dans les rangs de l’armée de la RFY. Cela étant, si de nombreux
officiers de l’armée de la RFSY ont continué à ser vir dans l’armée de la RFY, de nombreux autres
ont ensuite servi dans les rangs d’autres armées su r le territoire de l’ex-Yougoslavie, y compris
dans l’armée croate. Hormis les 10officiers figurant sur la liste, aucune des autres personnes
mentionnées n’est un responsable de la RFSY qui serait par la suite deve nu un responsable de la
RFY et ce, bien que les intéressés aient pu avoi r une activité politique ou être en fonction en
diverses occasions au cours de la période pertinen te. Pour conclure, il est difficile d’imaginer
comment ces personnes pourraient révéler l’existen ce d’une continuité entre les organes de la
RFSY et ceux de la RFY.
24. L’absence de continuité entre la RFSY et la RFY peut être illustrée par la comparaison
entre les personnes qui ont dirigé ce que la Croatie désigne comme les «organes importants» de
chacun de ces Etats, à savoir la présidence et le gou vernement. Le dernier président de la RFSY
était originaire de Croatie, alors que le premier pr ésident de la RFY était originaire de Serbie et
n’avait jamais occupé de poste officiel en RFSY . De même, le dernier premier ministre de la
RFSY était originaire de Croatie, alors que le prem ier ministre de la RFY était un émigré venu des
Etats-Unis d’Amérique qui n’avait jamais occupé de poste officiel au sein de la RFSY.
25. Pour conclure, la RFSY n’était pas la RFY. La continuité ne saurait être postulée dans la
mesure où les autorités fédérales de la RFSY n’ét aient pas identiques à celles de la RFY et de la
Serbie-et-Monténégro. En atteste également le fa it que la communauté internationale a rejeté la
revendication de continuité formulée par la RFY. Enfin, les autorités de la RFSY ne pouvaient pas
non plus être considérées comme des organes de facto de la Serbie-et-Monténégro.
Madame le président, nous souhaiterions terminer ici nos plaidoiries de ce matin.
Le PRESIDENT : Merci beaucoup, M. Djeri ć. La séance est levée et reprendra à 15 heures
cet après-midi pour la suite des exposés de la Serbie.
La Cour se retire.
L’audience est levée à 12 h 55.
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Translation