C6/ESH
C6/CR 2003/5(traduction)
C6/CR 2003/5(translation)
Vendredi 12 septembre 2003 à 10 heures
Friday 12 September 2003 at 10 a.m. - 2 -
8 The PRESIDENT OF THE CHAMBER: Please be seated. The sitting is open. We are
meeting today to hear the second round of oral argument of the Republic of Honduras in the case
concerning the Application for Revision of the Judgment of 11 September 1992 in the Case
concerning the Land, Island and Maritime Frontier Dispute (ElSalvador/Honduras: Nicaragua
intervening) (El Salvador v. Honduras). I shall immediately give the floor to Mr. Philippe Sands
for the Republic of Honduras.
M. SANDS :
1. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Chambre, c’est un privilège pour moi
que de m’adresser à vous ce matin pour entamer le second tour de plaidoiries du Honduras.
2. Comme il est de tradition à ce stade de la procédure, je vais tirer parti du temps dont nous
disposons à ce second tour pour aborder les questions qui, comme il ressort en particulier de cette
phase orale, divisent les Parties. Nous avons relevé les observations formulées mercredi après-midi
selon lesquelles, en quelque sorte, le Honduras n’aurait pas répondu aux arguments avancés par
ElSalvador. Je vais être clair, cette observation est dénuée de fondement. Dans le temps qui lui
était imparti, le Honduras a répondu à tous les arguments pertinents exposés par la Partie adverse à
son premier tour de plaidoiries. Il l’a fait selon une articulation et une méthode qu’il a choisies lui-
même. Le fait que nous ayons choisi d’ignorer certains points soulevés lundi ou mercredi signifie
non pas que nous y souscrivons, mais simplement que nous ne les considérons pas comme
pertinents ou comme ayant un rapport avec le groupe très restreint de questions sur lesquelles,
selon nous, la Chambre doit se prononcer à ce stade de la procédure.
3. La Partie adverse a tenté de semer une grande confusion. Si elle dit vrai, au stade actuel
de la procédure, qui concerne la recevabilité, il vous est demandé de donner votre avis sur un vaste
éventail de sujets exotiques — volcans en éruption, crues dévastatrices, expéditions du
XVIII siècle, disparition d’îles, pour n’en citer que quelques-uns. Mais nous ne sommes pas au
cinéma. Nous sommes devant une cour de justice, en l’occurrence le principal organe judiciaire
mondial — et il serait opportun de revenir aux véritables questions juridiques. Quel était le
fondement factuel de la ratio decidendi de la décision prise en1992 par la Chambre au sujet du
sixième secteur ? Quels faits inconnus alors de la Chambre ElSalvador a-t-il à présent - 3 -
découverts ? Quelles sont les conditions rigoureuses prescrites par l’article 61 du Statut et y a-t-il
été satisfait de sorte que vous puissiez déclarer recevable la demande formulée dans le cadre de
9 cette procédure exceptionnelle ? Dans mon exposé, je vais tenter d’assembler les fils de l’écheveau
que constitue l’espèce. La trame est composée de trois groupes de documents : l’arrêt de 1992;
l’article 61 du Statut; et les éléments divers figurant sous différentes formes dans les annexes à la
demande d’ElSalvador.
1. L’arrêt de 1992
4. Je commence par l’arrêt de 1992. A en juger par la démonstration d’hier, ElSalvador
aurait bien fait de relire la partie de l’arrêt qui porte sur le sixième secteur de la frontière terrestre,
c’est-à-dire les paragraphes 306 à 322. C’est dans ces paragraphes que l’on trouve le fondement
factuel de la décision prise en 1992 par la Chambre, sur la question de savoir si la frontière suivait
la rivière Goascorán ou un ancien lit de celle-ci. L’importance du principal fondement factuel de
l’arrêt de la Chambre nous est apparue très clairement mercredi après-midi, lorsque
M. RemiroBrotóns a fait référence aux négociations de Saco. Je lui suis reconnaissant de nous
avoir orientés, par inadvertance peut-être, sur ce qui est réellement la question clé en l’espèce, à
savoir le fondement factuel de la décision de la Chambre. M. Brotóns a commencé par faire
remarquer que les négociateurs avaient pris l’embouchure du Goascorán telle qu’elle existait à
l’époque (c’est-à-dire en 1884) . Mais il a dit ensuite : «Les comptes rendus des négociations ne
contiennent rien qui analyse la thèse selon laquelle l’embouchure du Goascorán était à l’époque la
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même que celle qui fut retenue dans l’arrêt de 1992.» Qu’il n’y ait aucun doute sur ce qu’il est en
train de faire au nom d’ElSalvador : il plaide de nouveau la cause même qu’ElSalvador a
défendue et perdue en 1992, mais il n’a aucun élément de preuve à l’appui de sa thèse.
5. Ces passages de l’arrêt appellent un examen particulièrement attentif. A notre avis, le
passage le plus pertinent de l’arrêt est le paragraphe 312, qu’il convient de citer dans sa partie
pertinente : «Toutefois, la Chambre considère qu’il faut rejeter toute affirmation d’ElSalvador
selon laquelle la frontière suit un ancien cours que la rivière aurait quitté à un moment quelconque
1C6/CR 2003/4, p.34, par. 28.
2Ibid. - 4 -
avant 1821. Il s’agit là d’une prétention nouvelle et incompatible avec l’historique du différend.»
Nous disons qu’il s’agit là du «dispositif» de l’arrêt de 1992, au sens où l’a entendu la Cour dans
3
son arrêt de 1985 portant sur la première affaire de demande en revision . Le Honduras considère
qu’il est absolument clair d’après ce paragraphe que le rejet par la Chambre de l’argument
d’ElSalvador n’avait rien à voir avec une quelconque théorie de l’«avulsion», ni avec un jugement
10 de fait à cet égard, et que les éléments présentés par ElSalvador sur ce sujet sont sans rapport avec
la détermination des faits sur laquelle repose la décision. Le paragraphe 312 démontre
incontestablement que la Chambre a rejeté l’argument d’ElSalvador parce qu’elle avait constaté le
fait que, à partir de 1880, pendant les négociations de Saco, et jusqu’en1972, ElSalvador avait
considéré que la frontière suivait le cours de la rivière tel qu’il était en1821. La Chambre a conclu
que les actions menées à l’époque par ElSalvador avaient des conséquences juridiques : ces
conséquences empêchaient ElSalvador de formuler ce que la Chambre appela une nouvelle
prétention ou d’agir de manière à contredire ses actions précédentes. Et c’est là ce qui constitue,
selon nous, le fait essentiel.
6. Ayant rejeté sur cette base l’argument de l’«ancien cours de la rivière», la Chambre
constate ensuite, au paragraphe 322, le fait que, en1821, la rivière Goascorán débouchait dans
l’Estero Ramaditas. Ce fait n’est à présent pas contesté, comme l’a confirmé mercredi
4
M. RemiroBrotóns .
7. Pour sa part, ElSalvador appuie sa demande sur un autre fait. Il se fonde sur la prémisse
selon laquelle la décision prise en 1992 par la Chambre de rejeter l’argument d’ElSalvador, qui
voulait que la rivière coulait anciennement dans Cutú, reposait sur la constatation du fait que
l’«avulsion» n’avait pas été établie. Comme l’a dit mercredi M. RemiroBrotóns : «Les
paragraphes qui suivent doivent toujours être considérés à partir de cette prémisse.» 5 Cette
prémisse constitue la clé de voûte de la thèse d’ElSalvador. Sans elle, ElSalvador n’a tout
simplement aucun argument valable à avancer. Manifestement, la Chambre n’a pas été convaincue
en 1992 par l’argumentation d’ElSalvador sur ce point. Elle a dit qu’elle n’avait pas été informée
3
C.I.J Recueil 1985, p. 208, par. 32-33.
410 septembre 2003, C6/CR 2003/4, p.26, par. 2.
5
10 septembre 2003, C6/CR 2003/4, p.26, par. 3. - 5 -
de l’existence de «documents établissant un changement aussi brusque» (par. 308), qu’il n’existait
aucun «élément scientifique» à l’appui de cette affirmation, et elle n’a pas été convaincue par le
seul élément de preuve disponible, à savoir une étude publiée en 1933 (par. 309). Mais il est tout
aussi manifeste, selon nous, que la Chambre n’a indiqué nulle part dans ces paragraphes, ni ailleurs
dans son arrêt, que sa décision de rejeter l’argument d’ElSalvador sur ce point de l’espèce était
motivée par ses conclusions sur les faits concernant l’argument d e l’«avulsion». Ce rejet était
fondé à l’évidence sur les raisons énoncées au paragraphe 312, et sur les faits qui y sont
mentionnés. L’avulsion ne figure pas dans cette partie de l’arrêt.
8. Il convient de relever à ce stade que l’exposé présenté au second tour de plaidoiries par
M. RemiroBrotóns en réponse aux arguments de M. Sánchez Rodríguez revêt une
11 importance singulière. Les paragraphes 2 et 3 de cet exposé méritent une attention particulière.
M. RemiroBrotóns a confirmé qu’ElSalvador n’avait aucune difficulté à admettre que si une
avulsion ne s’était pas produite entre la date de la fixation des frontières entre les provinces
espagnoles pendant la période coloniale et1821, l’uti possidetis juris de 1821 correspondait au
6
cours actuel de la rivière . C’est la première fois qu’ElSalvador formule expressément ce point de
vue, qui contredit directement la démarche adoptée dans la requête en revision, où ElSalvador
déclare : «ce qui importait réellement, ce n’était pas «le cours de la rivière en 1821», mais la limite
de la province à l’époque» . Ce point est important pour deux raisons. Premièrement, il signifie
qu’ElSalvador reconnaît à présent que pour qu’il soit fait droit à sa thèse qui, à notre avis, est de
toute manière totalement dénuée de pertinence et repose sur une lecture erronée de l’arrêt
de 1992 il doit prouver qu’il y a eu «avulsion» durant la période coloniale. Et deuxièmement, ce
point signifie que, si le Honduras a raison de penser que les motifs de l’arrêt de 1992 sont énoncés
de manière factuelle au paragraphe 312 et non au paragraphe 308, la requête en révision
d’ElSalvador ne tient absolument pas debout. Je tiens à ajouter, dans un souci de clarté, que le
Honduras n’a jamais accepté l’application du prétendu droit colonial espagnol concernant
l’«avulsion».
610 septembre 2003, C6/CR 2003/4, p.26, par. 2.
7Requête, p.29, par. 71. - 6 -
9. ElSalvador a adopté son propre point de vue sur le fondement factuel de l’arrêt rendu par
la Chambre en1992. Ce point de vue constitue la prémisse de la demande actuelle; à notre avis,
cette prémisse est erronée. Il est absolument primordial de bien comprendre la véritable prémisse
factuelle de l’arrêt de 1992, car elle représente le point de repère — le seul point de repère —
permettant d’examiner l’application des conditions rigoureuses prescrites par l’article 61 du Statut.
En particulier, cette prémisse détermine la réponse à la question de savoir si le «fait nouveau», s’il
en est un, est de nature à exercer une influence décisive.
2. Les conditions de l’article 61
10. Je vais examiner maintenant les conditions mêmes de l’article 61 qui, bien entendu,
doivent toutes être réunies pour que la demande soit déclarée recevable. La Cour a récemment
examiné ces conditions dans son arrêt du 3février 2003 et elle y a fait utilement référence au
12 paragraphe 16. Les conditions de l’article 61 soulèvent cinq questions et ElSalvador doit amener
la Chambre à répondre à chacune d’elles par l’affirmative. Si ElSalvador ne parvient pas à
convaincre la Chambre en ce qui concerne l’une quelconque de ces questions, alors sa demande ne
doit pas aboutir.
11. La première question découlant de l’article 61 est la suivante :la demande d’El Salvador
est-elle fondée sur la «découverte» d’un «fait» ? Nous disons que la réponse à cette question est
clairement «non». M. Dupuy en a expliqué les raisons mardi matin. Je n’ai nul besoin de répéter
ses arguments. Hier, ElSalvador n’a pas répondu aux points soulevés par M. Dupuy. Il a
simplement réitéré les arguments qu’il avait exposés précédemment.
12. Posons la question différemment : quel fait ElSalvador doit-il établir afin de remplir
cette première condition de l’article 61 ? Pour convaincre la Chambre, si l’on se réfère au
paragraphe 312, il a la charge d’établir, qu’entre 1880 et1972, il ElSalvador ne considérait
pas la frontière comme étant basée sur le lit de la rivière en1821 et également qu’en1821, la
rivière débouchait dans l’Estero ailleurs qu’à Ramaditas. Il n’a apporté aucun élément pour établir
ces faits; en réalité, il n’a même pas cherché à le faire. La requête si notre interprétation du
paragraphe 312 n’est pas erronée s’effondre devant ce premier obstacle. Selon nous, la requête
est peu judicieuse car fondée sur des prémisses factuelles erronées. - 7 -
13. Si nous avons tort sur ce point mais uniquement dans ce cas la Chambre doit alors
examiner la demande suivant les prémisses factuelles proposées par ElSalvador. Selon son
argumentation celle du paragraphe 308 ElSalvador doit établir deux points : en premier lieu,
qu’une «avulsion» est survenue et, en second lieu, qu’elle est survenue à une date précise au cours
de la période coloniale espagnole c’est-à-dire approximativement entre 1765 et1821. Lors de la
procédure de 1992, ElSalvador n’a pas produit de «trace» de la survenance d’une «avulsion», et il
ne l’a pas fait non plus au cours de la présente instance. La découverte d’une «trace» qui établirait
la survenance d’une «avulsion» pourrait être considérée comme un «fait» au sens de l’article 61.
Mais la Chambre n’a devant elle aucune trace. Au lieu de cela, ElSalvador a produit des éléments,
dont il a créé lui-même la grande majorité, qu’il appelle diversement «informations», «éléments de
preuve», «preuves», «arguments»; et qu’il regroupe sous trois catégories : «preuves scientifiques»,
«preuves techniques» et «preuves historiques».
14. Il est important de rappeler que l’article 61 ne fait pas référence à la découverte de
nouveaux «éléments de preuve» (evidence). Si les rédacteurs du Statut avaient voulu inclure les
13 nouveaux éléments de preuve, ils auraient pu le faire expressément : ils ont en effet utilisé le terme
«evidence» (témoignages) à l’article 52 du Statut et, contrairement aux rédacteurs du Statut de la
Cour pénale internationale, ils n’ont pas autorisé la revision au motif de la découverte de nouveaux
éléments de preuve. Selon nous, il est loin d’être établi qu’un «fait», au sens de l’article 61, peut
inclure des éléments de preuve présentés à l’appui d’un argument, d’une affirmation ou d’une
allégation.
15. Examinons le premier élément, les prétendues «preuves scientifiques»: un rapport de
Coastal Environments. En fait, il s’agit d’un rapport exposant l’opinion de trois consultants
américains, qui peut faire ou non autorité mais qui n’est pas décisive; j’en diraiplus à ce sujet dans
quelques instants. L’important, c’est que ce n’est qu’une opinion et c’est sur cette opinion que
s’appuie ElSalvador. M. Mendelson a fait valoir qu’un rapport contenant une opinion peut être un
fait : et, bien entendu, nous sommes tenus de convenir que l’existence physique d’un rapport est un
fait, mais l’opinion qu’il contient n’en est pas un, au moins au sens de l’article 61 du Statut. Dans
son opinion individuelle jointe à l’arrêt de 1985 de la Cour, le juge Bastid avait fait observer que la - 8 -
8
Tunisie n’avait pas présenté comme un fait nouveau le rapport d’un expert indépendant . En outre,
selon nous, cette «preuve scientifique» ne constitue pas un fait au sens de l’article 61, parce qu’elle
n’a pas été «découverte». Elle a été commandée par ElSalvador, dont elle est la création.
J’ajouterai également que les sources confirment clairement qu’une opinion ne peut pas être un fait
aux fins d’une procédure de revision, par exemple devant la Cour européenne de justice.
16. Le deuxième élément produit par ElSalvador est constitué par la prétendue «preuve
technique». L’appellation est peut-être généreuse pour l’annexe IV de la requête d’ElSalvador, qui
comprend essentiellement une quarantaine de photographies ou photomontages. Qu’elles existent
en tant que photographies est manifestement un «fait». Mais, que les informations qu’ElSalvador
prétend qu’elles contiennent constituent un autre «fait» au sens de l’article 61 est une toute autre
affaire. Les photographies ne sont, pour la plupart, ni datées ni certifiées. J’en dirai plus à ce sujet
dans un moment. Mais comment savons-nous ce que ces photographies démontrent ? Si vous
prenez les photographies qui ont été projetées lundi, que montrent-elles vraiment ? Une seule
d’entre elles a-t-elle établi la survenance d’une «avulsion» pendant la période coloniale ?
14 Avez-vous pu regarder ces photographies et vous dire : bien sûr, comment ai-je pu ne pas le
remarquer, une «avulsion» s’est manifestement produite en1794 ou à une autre date, qui a
totalement modifié la direction de la rivière. Bien entendu, vous n’avez pas pu parvenir à cette
conclusion. On nous a présenté entre autres la photographie d’un tas de pierres. Elles pouvaient
provenir de n’importe où. La légende accompagnant cette photographie se lit : «Agrandissement
9
photographique du sol dans la zone identifiée comme étant le lit initial de la rivière» . Quelle
rivière ? Identifiée par qui? A quelle date ? En quel lieu exactement ? Pourquoi se sont-ils
trouvés là ? La prétendue annexe technique est en fait une autre opinion, mais cette fois, elle est
anonyme. Elle n’est pas signée, elle n’est pas certifiée et elle est apparemment l’Œuvre de
photographes qui n’ont aucune expérience en la matière. En outre, elle n’a pas été «découverte»
récemment. Elle a été obtenue, commandée par ElSalvador dans des circonstances que nous a
décrites M. Mendelson et qui, si elles sont exactes, soulèvent de très graves inquiétudes sur leur
caractère légal et à propos desquelles le Honduras s’est senti tenu d’émettre une note de
8 C.I.J. Recueil 1985, p. 248, par. 5.
9 Requête d’El Salvador, annexe IV, p.103 de l’original. - 9 -
protestation diplomatique officielle. Si la Chambre juge que ces photographies et les prétendues
«preuves techniques» constituent un fait ou des faits au sens de l’article 61 du Statut, alors, cela
équivaudra très simplement à donner un feu vert aux Etats pour qu’ils commandent eux-mêmes de
nouveaux éléments factuels bien après qu’une affaire est terminée et à permettre que ces éléments
soient présentés dans des conditions qui sont incompatibles avec les principes les plus élémentaires
concernant la production d’éléments de preuve et l’établissement de la preuve. Je dois dire qu’il
est assez intéressant de voir un conseil, devant la Chambre de la Cour, prétendre établir
l’authenticité et la valeur probante d’éléments de la manière dont on l’a fait cette semaine.
Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Chambre, les prétendues «preuves techniques»
ne sont pas, selon nous, ce que les rédacteurs avaient à l’esprit lorsqu’ils ont inséré l’article 61 dans
le Statut.
17. Il reste les «preuves historiques». L’une d’elles constitue-t-elle un fait établissant
l’«avulsion», si l’on considère la thèse du Honduras sur le paragraphe 308 ? Selon nous,
absolument aucune. Au-delà du fait évident qu’ElSalvador aurait pu ou dû connaître une bonne
partie de ces éléments lors de la procédure initiale et il en connaissait effectivement certains,
ainsi qu’ElSalvador en convient maintenant aucun de ces éléments n’établit le fait nouveau
dont ElSalvador doit produire la preuve pour que sa requête soit accueillie. De fait, on pourrait
dire exactement le contraire. La copie de la «Carta Esférica» de la Newberry Library fait figurer
15 l’embouchure de la rivière Goascorán à l’endroit précis où elle était représentée sur les deux cartes
présentées par le Honduras au cours de la procédure précédente et sur lesquelles la Cour s’est
appuyée à l’unanimité en1992. Il n’y a pas de différence entre ces cartes. C’est ce que confirment
des experts indépendants reconnus au niveau mondial et dont aucune expertise salvadorienne n’a
contesté les rapports insérés par le Honduras dans ses annexes. Ainsi que M. JiménezPiernas l’a
10
expliqué mardi , toutes ces questions ont été débattues en tous points en1992. L’argument s’est
heurté au silence d’ElSalvador.
10C6 ESH/CR 2003/3, p.32, par. 7. - 10 -
18. En somme, aucun des éléments mis en avant par ElSalvador ne constitue un «fait» au
sens de l’article 61 du Statut et, encore une fois, ces éléments ont pour la plupart été créés par
ElSalvador lui-même, qui les a commandés; on ne peut dire qu’ils ont été découverts.
19.J’enviensmaintenantàladeuxièmequestion :le fait dont la découverte est invoquée par
El Salvador est-il «de nature à exercer une influence décisive» ? Telestpeut-êtrelepointcapital
sur la base duquel la Chambre opposera à cette requête le rejet qu’elle nous semble appeler. Quand
bien même les documents constitueraient — en tout ou partie — un «fait», ce que nous contestons,
aucun d’entre eux ne présente la moindre pertinence en ce qui concerne le paragraphe 312 ni ne
saurait être qualifié de décisif quant au fondement factuel qui figurerait au paragraphe 308.
20. Si l’on admet l’existence d’un fait, la question de savoir s’il est de nature à exercer une
influence «décisive» dépend de la signification du dispositif de l’arrêt de 1992. La Cour l’a dit
clairement dans son arrêt de 1985 . C’est au paragraphe 312 qu’est énoncé le dispositif de la
décision de 1992, de sorte que pour être «de nature à exercer une influence décisive», le fait devrait
remettre en question la conclusion factuelle de la Chambre indiquant, d’une part, qu’entre 1880
et 1972, ElSalvador considérait comme délimitant la frontière le cours suivi par la rivière en1821
et, d’autre part, qu’en 1821, le Goascorán empruntait le lit Ramaditas. Or, pour les raisons que
nous avons déjà exposées, aucun des documents soumis par ElSalvador ne saurait ébranler cette
conclusion. Au reste, ElSalvador n’a pas même cette prétention. Les documents qu’il a produits
«n’entament en rien» les constatations de fait dressées par la Chambre, pas davantage qu’ils
n’entament son raisonnement dont on trouve notamment l’expression aux paragraphes 312
et 322. Au contraire, en ce qui concerne l’emplacement de l’embouchure de la rivière, la
conclusion rendue par la Chambre en1992 se trouve comme je l’ai déjà dit confirmée.
En 1992, la Chambre s’appuyait sur deux cartes, aujourd’hui, il lui est loisible d’en invoquer une
troisième.
11C.I.J. Recueil 1985, p. 208, par. 32. - 11 -
21. Les documents présentés par ElSalvador ont trait exclusivement au paragraphe 308 de
l’arrêt de 1992. A supposer, pour les besoins de l’argumentation, qu’ElSalvador ait raison
16 d’affirmer qu’il s’agit là du dispositif ce que nous contestons , alors la question qui se pose
est la suivante : est-il établi qu’une «avulsion» s’est produite à une date précise pendant la période
coloniale ?
22. Avant de revenir sur cette question, permettez-moi d’examiner brièvement celle de la
charge et du critère de la preuve à ce stade de la recevabilité. Les Parties semblent d’accord pour
dire qu’il appartient à ElSalvador de démontrer qu’il y a eu fait nouveau, et que l’ensemble des
conditions énoncées à l’article 61 ont été remplies. C’est sur une autre question que les Parties sont
en désaccord : celle du critère de la preuve. ElSalvador affirme qu’il lui suffit d’établir que le fait
nouveau est «plausible», ou, si j’ai bien compris les propos de M. Mendelson, «possible» . A 12
l’appui de cette conception du critère de la preuve sans doute le moins contraignant qu’une
juridiction puisse adopter , ElSalvador n’invoque aucune source judiciaire — pas davantage
dans la jurisprudence de la Cour que d’une quelconque autre instance. Il se fonde sur une
interprétation particulière de l’article 61 qui me semble des plus contestables. Selon nous, le critère
de la preuve doit être rattaché à la nature de la procédure de revision, dont tout le monde s’accorde
à penser qu’elle est à la fois exceptionnelle (étant donné ses implications en ce qui concerne
l’autorité de la chose jugée) et subordonnée au strict respect des conditions fixées à l’article 61.
Dans l’opinion individuelle qu’elle a jointe à l’arrêt de 1985, Mme Bastid évoquait «la gravité
d’une demande en revision quant à l’importance de ses conséquences», ajoutant : «il paraît
indispensable de s’assurer, dès la requête, que chacune de ces conditions se trouvent satisfaites» . 13
Pareille remarque implique un critère autrement plus rigoureux que ne le souhaite sans doute
ElSalvador. De fait, il appert que la Cour, et Mme Bastide en particulier, s’était fixé un critère
élevé en matière de charge de la preuve. Et à bon droit, estimons-nous : en effet, il est absolument
nécessaire que ne puissent être ouvertes à la revision que les très rares affaires dans le cas
desquelles le recours à cette procédure se justifie pour parer à un véritable risque d’injustice.
1210 septembre 2003, C6/CR 2003/4, p.14, par. 15 (Mendelson).
13C.I.J. Recueil 1985, p. 248, par. 3. - 12 -
23. ElSalvador a-t-il établi qu’un phénomène d’«avulsion» s’est produit à la date alléguée,
pendant la période coloniale ? Nous répondons que non. Nulle part ne trouve-t-on indiqué dans les
«preuves historiques» soumises par ElSalvador qu’une «avulsion» aurait été établie ou aurait eu
lieu pendant la période coloniale. Aucun des documents historiques ne fournit le moindre élément
permettant de comprendre comment la rivière a modifié son cours, si tant est qu’elle l’ait jamais
modifié. Les documents n’apportent rien de plus que l’arrêt de 1992. L’on peut en dire autant des
17 «preuves techniques». En soi, les photographies et cartes ne résolvent rien et pourraient fournir la
preuve d’une multitude de faits. Elles ne permettent pas d’établir qu’une «avulsion» s’est produite
— elles ne permettent certainement pas d’établir qu’une «avulsion» s’est produite pendant la
période coloniale espagnole ni à une quelconque date précise. Pour dissiper tout doute qui pourrait
14
subsister, j’ajouterai ici que, quoi qu’ait pu en dire l’agent d’ElSalvador mercredi dernier , le
Honduras n’admet nullement qu’à un moment donné de l’histoire coloniale, la rivière Goascorán se
jetait dans le bras Cutú.
24. Reste, pour seul document que puisse encore invoquer ElSalvador quant à ce point
crucial de son argumentation, le rapport rédigé par CEI. Mais ce rapport traduit une opinion, pas
un fait. Et une opinion assortie de réserves qui plus est : une lecture attentive permet de constater
que le document est émaillé d’expressions qui sont très loin de connoter un degré de certitude quant
à la survenance d’un phénomène d’«avulsion» ou à la date à laquelle il se serait produit. Cette
opinion, rédigée en termes on ne peut plus prudents, abonde en verbes tels que «indicate» et
«suggest». M. Kearney expert indépendant évoque les «interprétations très douteuses»
formulées dans le rapport et constate que celui-ci «ne détermine pas vraiment de manière précise la
date de la dérivation (sous réserve qu’elle ait eu lieu au cours de ces deux cent cinquante dernières
années)» . M. Kearney conclut également qu’il apparaît «qu’aucune technique fondamentalement
nouvelle disponible depuis 1992 seulement n’a joué de véritable rôle dans l’étude à laquelle CEI a
procédé», et que «les analyses les plus importantes auraient pu être entreprises … bien
avant 1992» . De fait, aucun élément de preuve produit devant la Chambre n’est venu démentir
14
10 septembre 2003, C6/CR 2003/4, p.40.
15Observations écrites du Honduras, annexe, vol. II, p. 236, par. 22, 24.
16
Ibid., p. 233, par. 14. - 13 -
ces conclusions formulées par une source indépendante et autorisée. S’agissait-il donc de
nouvelles technologies ? M. Mendelson a hasardé une analogie avec les règles régissant la
production de nouveaux éléments de preuve dus aux progrès de la science en ce qui a trait à
l’ADN. Toutefois, aucune analogie ne saurait ici servir la cause salvadorienne. Le type de
procédures auxquelles il se réfère relèvent du droit pénal, elles sont radicalement différentes
d’instances telles que celle-ci et soumises à leurs propres règles très spécifiques, qui varient bien
sûr d’un système juridique à l’autre. En outre, il convient de signaler que les tests d’ADN
permettent d’établir des faits sinon avec certitude, du moins à un très grand degré de certitude
aussi proche de 100 % que possible , qui ne fait que souligner, par contraste, le caractère peu
concluant de ce rapport. Mais l’analogie avec l’ADN n’est pas valable pour une autre raison : en
18 droit anglais seul système juridique interne que je sois encore en mesure d’évoquer la
production de nouveaux éléments de preuve en rapport avec l’ADN s’inscrit dans le cadre d’une
procédure d’appel (et non de revision) au pénal, et elle est subordonnée à des critères très précis :si
la procédure aboutit (si, donc l’on revient sur la condamnation), point de demi-mesures — nous ne
17
sommes pas ici dans un cas de revision ou de modification : la décision dans son ensemble est
annulée, la condamnation est annulée, la déclaration de culpabilité est annulée, et l’on recommence
à zéro.
25. En résumé, aucun fait nouveau de nature à avoir une influence décisive n’a été mis au
jour en l’espèce. Quand bien même l’un quelconque de ces documents pourrait être considéré
comme constitutif d’un fait, il «n’entame[rait] en rien» le dispositif de l’arrêtde 1992. Et ce, que le
dispositif soit énoncé au paragraphe 312, comme nous le soutenons, ou au paragraphe 308, comme
semble le croire ElSalvador.
26. J’en viendrai maintenant à la troisième et à la quatrième questions qui découlent de
l’article 61. Il semble logique de les examiner simultanément, puisqu’elles sont assez étroitement
liées. La troisième question est la suivante :le fait était-il «inconnu» de la Cour et d’El Salvador
avant le prononcé de l’arrêt ? Et voici la quatrième : est-il possible de dire qu’il n’y a pas eu
«faute à l’ignorer» de la part d’El Salvador ?
17Voir la Criminal Appeal Act 1968, en particulier les articles 2 et 23 (2). - 14 -
27. Si ElSalvador a produit des éléments de caractère factuel et nous disons que c’est là
une pure hypothèse d’école , alors il doit convaincre la Chambre qu’il ignorait chacun de ces
éléments qu’il n’y a eu faute de sa part à l’ignorer pour aucun d’entre eux. De l’avis du Honduras,
ElSalvador est loin d’avoir franchi ces deux obstacles.
28. S’agissant du fait inconnu, ElSalvador a lui-même admis qu’il avait connaissance de
l’existence de certains des éléments qu’il vient de produire. C’est le cas par exemple de l’étude de
Galindo y Galindo et de certaines photographies utilisées dans les rapports scientifiques et
18
techniques . Selon nous, ces éléments ne sauraient en aucun cas être pris en considération.
ElSalvador admet à présent que d’autres éléments comme des photographies prises avant 1992
et considérées comme faisant partie de la «preuve technique» proviennent de sources
19
salvadoriennes telles que l’Institut national de géographie . El Salvador est dans l’obligation de
19 confirmer que ces éléments étaient inconnus de lui en1992. En l’absence de justification officielle
et il n’en existe aucune à cet effet, à savoir une explication des motifs pour lesquels les
éléments en possession du gouvernement étaient inconnus de lui, ces éléments ne sont tout
simplement pas recevables et ne sauraient être pris en considération. D’autres documents ont été
établis à la demande d’ElSalvador, apparemment aux fins de la présente espèce. Bien qu’à
l’évidence il soit impossible de dire que ces éléments étaient connus d’ElSalvador en1992,
celui-ci savait sans doute qu’il pouvait obtenir un avis indépendant sur la question de savoir s’il y
avait eu «avulsion» ou non. Le fait que des preuves scientifiques auraient pu être produites devant
20
la Chambre est évoqué expressément dans l’arrêt de 1992 . El Salvador ayant à l’époque décidé
de ne pas faire établir d’avis, il ne lui est tout simplement pas possible aujourd’hui de se fonder sur
un avis d’ordre scientifique qu’il a lui-même fait établir près de dix ans après le prononcé de l’arrêt,
et de dire ensuite qu’il ignorait, en1992, la teneur de l’avis ou la possibilité de faire établir un tel
document.
18
8 septembre 2003, C6/CR 2003/2, p.30, par. 15.
18 septembre 2003, C6/CR 2003/2, p.29, par. 11.
20
C.I.J. Recueil 1992, p. 546, par. 309. - 15 -
29. ElSalvador a-t-il apporté la preuve de l’absence de négligence ? Mardi dernier, le
Honduras a clairement démontré qu’ElSalvador avait manqué à son devoir de diligence dans la
formulation de ses arguments, y compris dans l’obtention et la présentation des preuves et
témoignages selon les conditions rigoureuses prescrites à l’article 52 du Statut de la Cour. Les
éléments produits aujourd’hui auraient pu et auraient dû l’être il y a dix ans. ElSalvador avait
accès à certains de ces éléments, disponibles dans ses propres ministères, et les autres auraient pu
être obtenus par une recherche systématique et diligente. Aucun obstacle n’aurait empêché
ElSalvador d’obtenir il y a dix ans un avis indépendant d’ordre scientifique. M. Kearney a bien
précisé que tous les moyens techniques utilisés dans l’établissement du rapport étaient alors
disponibles. Arrêtons-nous là un instant : il est dit dans le rapport qu’il a été demandé en
juillet… il est daté du 5 avril. On peut se demander si en quelques jours ou en quelques semaines,
ce qui constitue une période très brève, les auteurs de cet avis ont réellement pu déployer de grands
efforts pour tirer parti des avantages des «nouvelles technologies». M. Meese a passé en revue
mardi chacun des éléments. Nous n’avons entendu mercredi aucune réponse d’ElSalvador sur ce
point. Par contre, ce que nous avons entendu, c’est la description par M. Mendelson de la manière
dont trois photographes ont pénétré sur le territoire hondurien le 9 juillet dernier et ont pris
plusieurs photographies classées à présent parmi les «éléments de preuve techniques» . Rien ne
20 semble indiquer que M. Mendelson a accompagné ces photographes; son récit ne repose que sur ce
qu’il a entendu dire; la Chambre ne dispose d’aucune preuve à l’appui de ses déclarations; et le
récit soulève certaines questions très graves sur les moyens employés par un Etat souverain pour
tenter d’obtenir des éléments de preuve aux fins d’une procédure engagée contre un autre Etat
souverain. Mais le point clé est le suivant : ces photographies auraient pu être obtenues lors de la
demande en revision de 1992. Il en va de même pour toutes les photographies prises avant 1992 et
qui figurent dans le rapport de Coastal Environment Inc. (annexe IV), qui contient des vues
aériennes et satellite datant de 1949 (fig. 4, 5, 7 et9), de 1973 (fig. 5, 7 et10) et de 1982 (fig. 5).
Aucune explication ne nous a été donnée quant aux raisons pour lesquelles ces photographies n’ont
pas été produites lors de la demande en revision de 1992. Aucun élément de preuve ne nous a été
210 septembre 2003, C6/CR 2003/4, p.20, par. 29. - 16 -
soumis à l’appui de l’argument d’ElSalvador selon lequel la «guerre civile» l’aurait empêché de
rassembler et de produire d’autres éléments. Il ne suffit pas que le conseil d’ElSalvador formule
de simples affirmations qui ne sont étayées par aucune preuve ou témoignage. Et il est totalement
inacceptable de donner à entendre que les critères du devoir général de vigilance dans la conduite
d’une affaire et l’obtention des éléments de preuve sont appelés à varier en fonction de la catégorie
des pays. L’argument relatif à la faiblesse des ressources économiques est entièrement nouveau et
pourrions-nous dire extrêmement préjudiciable à un système de droit international doté de
règles et fondé sur l’égalité souveraine des Etats et le principe de l’égalité des armes. Le critère
doit être le même pour tous les Etats. Les procédures de revision sont extrêmement lourdes de
conséquences pour l’autorité de la Cour, l’intégrité du système juridique et le principe de l’autorité
de la chose jugée. ElSalvador est tenu de justifier la non-production de ces éléments. Il ne l’a pas
fait.
30. J’en arrive à présent à la cinquième et dernière question : la demande en revision
d’El Salvador a-t-elle été «formée au plus tard dans le délai desixmoisaprèsladécouvertedufait
nouveau» ? La réponse à cette question est la suivante : nous l’ignorons purement et simplement.
31. A notre avis, une demande en revision correctement argumentée aurait comporté, pour
chaque élément produit, une attestation prouvant que celui-ci a été découvert pour la première fois
à telle ou telle date et mentionnant qu’il n’a pas été découvert plus tôt pour les raisons x, y ou z.
Les preuves techniques ne portent aucune indication de date. A la page 669 du volume II de ses
annexes, ElSalvador insère un document provenant de la Newberry Library, daté du
30 juillet2002, certifiant qu’elle possède une copie du journal de bord de 1794 d’El Activo. Or
21 aucune attestation, aucune déposition de témoin, ni aucun autre élément de preuve ne concerne la
date à laquelle ElSalvador a eu connaissance de l’existence du journal de bord. La revision est une
procédure extrêmement sérieuse. Les critères doivent en être appliqués de manière rigoureuse.
Une preuve doit être apportée pour chaque élément. Certes, ElSalvador peut objecter que cette
méthode ferait peser sur lui une charge trop lourde, compte tenu du grand nombre de tels éléments.
Mais c’est justement là la question. Il semble que nous ayons affaire à la toute première demande
en revision fondée sur une telle masse d’éléments. ElSalvador pense peut-être que le volume de
ces éléments rend à lui seul l’argumentation concluante. Sauf votre respect, cette méthode a - 17 -
précisément l’effet inverse : dans cette masse volumineuse d’éléments, ne peut-on s’empêcher de
penser, y a-t-il le moindre fait concluant qui remette en question de manière décisive une partie
quelconque de l’arrêt de 1992 ? Si un tel fait existait, il devrait être possible de l’attester et d’en
produire la preuve. Mais il n’en existe aucun.
32. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Chambre, nous ignorons à quel
moment ces éléments ont été découverts, même dans l’hypothèse où l’un d’eux aurait un caractère
factuel. ElSalvador n’a tout simplement pas satisfait aux critères de l’article 61, qu’il lui
incombait de respecter.
3. Conclusions
33. J’en viendrai à présent à quelques conclusions générales. Nous affirmons que le
paragraphe 312 constitue le «dispositif», lequel ne se trouve en rien altéré par aucun des éléments
invoqués par El Salvador. Nous affirmons que l’article 61 prévoit une procédure exceptionnelle,
qui exige nécessairement que ses conditions soient rigoureusement respectées. Ces conditions sont
cumulatives, ce qui signifie, entre autres, que chaque élément doit remplir chacune des
cinq conditions. L’article 61 ne vise pas à instituer une procédure de quasi-appel ouvrant à un Etat
débouté un délai de plusieurs années pour réunir des pièces, développer des arguments et ensuite
les présenter comme s’étant matérialisés, de manière à vider de tout sens la règle des six mois et,
pour le moins, affaiblir considérablement l’obligation faite aux Etats et à leurs conseils de préparer
avec soin et diligence leurs arguments. Pourtant, tel est précisément ce qui semble s’être produit en
l’espèce, du fait de l’interprétation erronée de l’arrêt de 1992 par ElSalvador et de sa mauvaise
compréhension de l’article 61.
34. La démarche d’ElSalvador est tout à fait inédite : elle n’est soutenue par aucune autorité.
Il m’a été impossible de trouver le moindre précédent dans lequel une demande en révision aurait
22 été formulée de la manière dont l’entend à présent ElSalvador. Les cas cités par les conseils
d’ElSalvador ne corroborent aucunement sa demande.
35. Du point de vue de la politique judiciaire, ce n’est pas sans raison que la Cour — comme
toutes les autres juridictions internationales — se montre, dans la pratique, très prudente et
circonspecte en matière de revision : le principe de l’autorité de la chose jugée ne peut être entamé - 18 -
que dans des circonstances exceptionnelles qui ne sont, à notre sens, pas réunies en l’espèce.
ElSalvador revient vers la Chambre pour présenter exactement les mêmes arguments qu’en 1992, à
savoir des affirmations spéculatives ne reposant sur aucun élément indubitable et solide. Si ce n’est
que cette fois-ci, il y a une différence très importante. La Chambre a rendu un arrêt à partir de
constats de fait d’où découlent des conséquences juridiques. L’arrêt reposant sur ces constats n’a
toujours pas été mis en Œuvre.
36. Il ne s’agit pas en l’occurrence d’une affaire dans laquelle ElSalvador peut ou devrait
avoir gain de cause. Il n’est pas question d’injustice. ElSalvador peut ne pas apprécier l’arrêtde
la Chambre portant sur le sixième secteur de la frontière terrestre, mais il lui est impossible de faire
appel: il doit accepter la décision. Une revision est une revision, et ne saurait être confondue avec
un appel. Les conditions nécessaires à l’ouverture d’une procédure de revision, énoncées à
l’article 61, ne sont manifestement pas remplies. Aucun élément soumis à la Chambre ne satisfait
aux conditions prévues à l’article 61. Il est clair que le paragraphe 312 constitue le «dispositif»:
rien ne saurait donc l’altérer. Si, comme l’affirme ElSalvador, c’est le paragraphe 308 qui doit être
considéré comme constituant le dispositif, et bien il n’a été soumis à la Chambre aucun élément
attestant que la rivière Goascorán aurait auparavant suivi un lit ancien débouchant dans
Estero La Cutú ou qu’un processus d’«avulsion» aurait eu lieu, ou qu’il se serait produit à telle ou
telle date. En l’espèce, il n’est simplement pas davantage possible aujourd’hui qu’il y a dix ans
d’invoquer une «avulsion» dans le cadre d’un argument relatif à l’uti possidetis.
37. Les arguments d’El Salvador — sa demande en revision — n’établissent pas prima facie
le bien-fondé de sa thèse : ce n’est pas une demande plausible. Sans vouloir offenser quiconque,
nous dirons tout simplement que de longs passages de cette dernière ne sont pas même défendables.
La demande devrait être déclarée irrecevable, faute de quoi le risque serait réel d’ouvrir ainsi la
porte à d’autres procédures de ce type. Les Etats et leurs conseils s’en trouveraient encouragés à se
montrer moins diligents dans la préparation des affaires portées devant la Cour. Les conseils, au
nombre desquels je compte, sauraient alors que, même s’ils ne parvenaient pas à réunir les preuves
et témoignages qui doivent être déposés durant la phase initiale d’une affaire — c’est-à-dire avant - 19 -
les plaidoiries —, l’Etat qu’ils représentent aurait, muni de nouveaux éléments, la faculté de
reparaître devant la Cour dans un délai de dix ans à compter de l’arrêt. Cela ne saurait être. L’on
23 se retrouverait alors devant un mécanisme juridique fragilisant l’autorité et la stabilité des arrêts de
la Cour et de la chose jugée.
38. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Chambre, à l’époque où la rivière
Goascorán se jetait dans le golfe de Ramaditas, un célèbre dramaturge anglais écrivait une pièce
qui illustre aujourd’hui parfaitement le résultat de l’argumentation de nos éminents contradicteurs :
Mucho Ruido Y Pocas Nueces, Beaucoup de Bruit Pour Rien,Much Ado AboutNothing. Jevous
remercie de votre attention et vous invite maintenant à appeler à la barre l’éminent agent du
Honduras.
Le PRESIDENT: Je vous remercie beaucoup, M. Philippe Sands. Je donne maintenant la
parole à Son Excellence l’ambassadeur Carlos López Contreras, agent de la République du
Honduras.
M. LÓPEZ CONTRERAS : M. le président, MM. les Membres de la Chambre,
permettez-moi, pour commencer, de vous transmettre les excuses de M. Pierre-Marie Dupuy. Il a
été tenu de quitter précipitamment La Haye pour régler d’urgence des questions d’ordre privé, mais
aurait beaucoup aimé être présent pour cette audience.
1. M. le président, comme suite aux propos de M. Sands, je souhaite clore cette intervention
au nom du Honduras par quelques remarques qui répondent à certaines déclarations faites mercredi
après-midi par nos éminents adversaires, afin de réaffirmer que le Honduras maintient tous les
arguments qu’il a exposés devant la Chambre, tant par écrit que verbalement, dont, bien entendu,
l’authenticité de la «Carta Esférica» et du journal de bord du brigantin El Activo.
2. Je commencerai par rappeler, M. le président, que le Honduras est libre de choisir
lui-même la façon dont il souhaite répondre à ElSalvador. En particulier, le Honduras est libre de
choisir l’ordre de priorité des questions qu’il aborde, puisque c’est à la Chambre qu’il appartient de
décider quelle Partie a fait un choix pertinent et exposé une argumentation convaincante. Nous
nous en remettons à votre jugement. - 20 -
3. Pour conclure, je dirai ce qui suit :
Je me félicite de ce qu’ElSalvador ait reconnu le caractère définitif et obligatoire de l’arrêt de
1992 et la nécessité d’en respecter tous les termes.
Pendant six ans, ElSalvador a subordonné la démarcation de la frontière terrestre à la signature
d’un traité sur la nationalité des populations touchées par la délimitation frontalière et sur la
reconnaissance de leurs droits, alors que l’arrêt de 1992 ne prévoyait pas une telle condition.
24 En ce qui concerne la question, soulevée récemment, de la «guerre civile», nous ne prétendons
pas «déprécier» la situation qui régnait en ElSalvador dans les années quatre-vingt et
quatre-vingt-dix. Mes observations liminaires de mardi faisaient simplement référence à ce
que la Chambre avait dit au paragraphe 63 de son arrêt.
S’agissant de certains actes de violence qui auraient eu lieu à cette époque, il convient de
rappeler que les populations salvadoriennes des zones frontalières dont l’arrêt de 1992
reconnaît qu’elles sont honduriennes depuis 1821 ont fui leur pays à cause de ce que certains
ont appelé une répression politique intolérable. Elles — ces populations — ont été accueillies
par le Honduras, avec le soutien des Nations Unies et d’organisations humanitaires. De fait,
dans les années quatre-vingt, le Honduras est devenu un havre de protection pour plus de
cent mille réfugiés venus de plusieurs pays d’Amérique centrale, dont quelque vingt-cinq mille
Salvadoriens.
Dans le secteur du Goascorán, sur un total de mille cent soixante-et-un habitants, il y avait en
novembre 1993 — selon un recensement effectué à cette date par la commission mixte
ElSalvador-Honduras — seulement vingt-trois citoyens salvadoriens, neuf hommes et quatorze
femmes. La convention sur la nationalité et les droits acquis(Convención sobre Nacionalidad
y Derechos Adquiridos), signée le 19 janvier 1998 par Armando Calderón Sol et
Carlos Roberto Reina, respectivement présidents d’ElSalvador et du Honduras, est cependant
en vigueur depuis plusieurs années et au titre de son article 7, la population peut choisir l’une
ou l’autre des deux nationalités d’origine ; autrement dit, une nationalité peut être acquise par
la naissance, indépendamment de celle de la population locale.
Malgré ce traité datant de 1998, la démarcation de la frontière terrestre définie par l’arrêt de
1992 n’a commencé qu’en 2003, à cause de l’attitude d’ElSalvador. - 21 -
En ce qui concerne la prétendue avulsion, même s’il était possible de prouver — ce
qu’ElSalvador n’a pas été en mesure de faire — que la rivière Goascorán a préféré suivre le
chenal Cutú-Capulin «durant la majeure partie de la période holocène [c’est-à-dire les onze
mille dernières années]», il resterait impossible de deviner à quel moment l’avulsion présumée
a eu lieu. Il y a cinq mille ans, peut-être ? Voire seulement mille ?
L’ouragan Mitch d’octobre 1998 mérite également d’être mentionné car, bien qu’ayant été
qualifié d’ouragan «le plus meurtrier de l’Atlantique depuis 1780», il n’a pas modifié le cours
de la rivière Goascorán. Selon une source digne de foi des Etats-Unis d’Amérique, il s’agissait
d’un «ouragan monstre de catégorie cinq» [www.nhc.noaa.gov/1998mitch.html]. Mitch s’est
25 maintenu dans cette catégorie pendant trente-trois heures d’affilée, avec des vents de près de
155 nŒuds.
«Le volume total des précipitations enregistrées pendant toute la durée de la
tempête atteignait quasiment 75 pouces (2mètres)… Les inondations et les torrents
de boue qu’elles ont provoqués ont détruit la quasi-totalité des infrastructures du
Honduras et dévasté des régions entières du Nicaragua, du Guatemala, du Belize et
d’ElSalvador…»
Je crois sincèrement que cela prouve de manière convaincante que le cours de la rivière
Goascorán est stable et que la thèse de la prétendue avulsion avancée par El Salvador manque
de fondement suffisant pour être prise au sérieux par la Chambre.
4. M. le président, j’ai participé personnellement, depuis 1979, à toutes les étapes essentielles
de la procédure de délimitation frontalière avec ElSalvador. Sur la base de cette expérience et de
ces connaissances acquises de première main, je peux assurer à la Chambre que le paragraphe 312
de l’arrêt de 1992 est correct et traduit avec justesse la situation entre les Parties lorsqu’il dit qu’«il
faut rejeter toute affirmation d’ElSalvador selon laquelle la frontière suit un ancien cours que la
rivière aurait quitté à un moment quelconque avant 1821. Il s’agit là d’une prétention nouvelle et
incompatible avec l’historique du différend.»
5. Permettez-moi de saisir cette occasion pour réaffirmer également que la République du
Honduras s’attache à promouvoir des relations amicales et fraternelles avec ses voisins — les - 22 -
autres pays d’Amérique centrale — selon le principe de bon voisinage, en vue de favoriser
l’intégration régionale par une coopération intensive. Et ce, plus particulièrement dans la région du
golfe de Fonseca, dont la Chambre a fait observer à juste titre, en 1992, qu’il était partagé par trois
pays riverains.
C ONCLUSIONS
6. Enfin, M. le président, je me dois de rappeler à la Chambre qu’ElSalvador, à l’exception
du délai de dix ans imparti pour le dépôt de sa requête, n’a satisfait à aucune des autres conditions
strictes et cumulatives qui sont exigées par le Statut de la Cour pour qu’une demande soit
recevable. Le Gouvernement de la République du Honduras vous soumet donc les conclusions
suivantes, que j’ai l’honneur de vous lire : «[a]u vu des faits et arguments exposés ci-dessus, le
Gouvernement de la République du Honduras prie la Chambre de déclarer irrecevable la demande
en revision présentée le 10 septembre 2002 par ElSalvador». Conformément au paragraphe 2 de
l’article 60 du Règlement de la Cour, j’ai communiqué à la Cour le texte écrit et signé de ces
conclusions.
26 7. M. le président, il ne me reste plus qu’à remercier mes éminents contradicteurs, à
commencer par Mme le Ministre des affaires étrangères et l’agent d’ElSalvador, pour la manière
courtoise dont cette procédure s’est déroulée. Je tiens également à vous remercier, M. le président,
ainsi que MM. les Membres de la Chambre, pour votre attention et l’aide apportée par la Cour et
son Greffe. Nos vŒux vous accompagnent dans vos délibérations. Merci beaucoup.
The PRESIDENT OF THE CHAMBER: Thank you, Sir. The Chamber takes note of the
final submissions that you have read out on behalf of the Republic of Honduras, as it did on
Wednesday for the final submissions presented by the Agent of the Republic of ElSalvador.
I should like to express my thanks, and those of my colleagues, to the Agents, counsel and
advocates for their presentations and for the courtesy that has been shown throughout these
proceedings. - 23 -
In accordance with practice, I would ask the two Agents to remain at the Chamber’s disposal
for the purpose of providing any further information that it may require. Subject to this reservation,
I declare the present oral proceedings closed in the case concerning theApplication for Revision of
the Judgment of 11 September 1992 in the Case concerning theLand,IslandandMaritimeFrontier
Dispute (ElSalvador/Honduras: Nicaragua intervening) (El Salvador v. Honduras).
The Chamber will now retire to deliberate. The date on which the Chamber will deliver its
Judgment will be duly communicated to the Agents of the Parties.
The sitting is closed.
The Chamber rose at 11.05 a.m.
___________
Translation