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102-20020606-ORA-01-01-BI
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INMA
CR 2002/30 (traduction)
CR 2002/30 (translation)
Jeudi 6 juin 2002 à 15 heures
Thursday 6 June 2002 at 3 p.m.
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The PRESIDENT: Please be seated. The sitting is open. Before giving the floor to the
Agent of the Republic of Malaysia and its counsel, I should like to pay a very brief tribute to two
Members of the Court who have recently passed away.
Judge Hermann Mosler, who died in December 2001, was born in 1912 near Bonn. Having
gained his Doctorate of Law in 1937, he then became a Research Fellow at the Kaiser Wilhelm
Institute for International Law. After the war, Dr. Mosler was appointed to a chair at the University
of Frankfurt and, in 1951, to the post of Head of the Legal Department of the Ministry of Foreign
Affairs of the Federal Republic of Germany. He became a Member of the Permanent Court of
Arbitration in 1954 and that year was appointed Professor at the University of Heidelberg and
Director of the Max Planck Institute for International Law, a position which he retained until his
election to the Court in 1976. It was under his leadership that the Institute became internationally
renowned for its studies and research on international law, a reputation which it still preserves
today. In 1959 he was elected judge at the European Court of Human Rights in Strasbourg. In
view of the slender activity of the International Court of Justice at that time he retained that post
until 1981, by which time he had already been a judge at the Court for several years. He was
obliged to relinquish the post at Strasbourg because of the increase which had taken place in the
workload of the International Court, which required him to devote his time exclusively to the latter.
He was a Member of the Court from 1976 to 1985. Judge Mosler was a man deeply imbued with
the idea that law had an ethical and social task to perform in human societies and his course of
lectures at the Academy of International Law in 1974 clearly demonstrated this, the topic he chose
being “The International Society as a Legal Community”.
Judge José Sette-Camara was born in Minas Gerais, Brazil, in 1920, and studied at
McGill University in Montreal, preparing a text on the ratification of treaties subsequently to
become a classic. A precocious diplomat, he was Ambassador for Brazil at 39 years of age; later,
as a statesman, he was the first Governor of Rio de Janeiro, then capital of Brazil, before becoming
Mayor of Brasilia. He then became a journalist on the newspaper Do Bresil between 1968 and
1972, in which post he showed great independence at a difficult period in the history of his country.
A judge at the International Court of Justice from 1979 to 1988, he became its Vice-President for
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three years and he, too, was a judge enamoured of the idea that the law takes precedence over
power in the building of international society. He died recently after a long illness at his home in
Rio de Janeiro.
Having thus paid tribute to our two former colleagues, we will now begin today’s hearing
and I shall give the floor straight away to the Agent of Malaysia, His Excellency
Mr. Tan Sri Abdul Kadir Mohamad, Ambassador-at-Large. Your Excellency, you have the floor.
M. MOHAMAD :
1. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, c'est pour moi un grand honneur
d’être devant vous et de pouvoir vous expliquer, à cette occasion, pourquoi les îles de Ligitan et de
Sipadan appartiennent à la Malaisie.
2. La Malaisie et l’Indonésie sont deux pays voisins d’Asie du Sud-Est qui sont convenus de
se présenter devant cette Cour afin de régler un différend concernant la souveraineté sur Sipadan et
Ligitan, dont la position approximative est indiquée sur la carte actuellement présentée à la Cour.
Cette carte se trouve également sous l’onglet no
1 de votre dossier. [Projection 1 — territoires
malaisien et indonésien, y compris les îles.]
Les îles de Ligitan et de Sipadan font partie de l’Etat du Sabah, en Malaisie
3. Les îles de Sipadan et de Ligitan font partie de l’Etat du Sabah, qui est situé dans la partie
orientale de la Malaisie et était connu, à une certaine époque, comme l’Etat du Nord-Bornéo.
4. La Malaisie et l’Indonésie vivent dans la paix et l’harmonie depuis plus de quarante ans,
en partageant non seulement une frontière terrestre mais également une frontière maritime. Dans
les eaux environnantes, la Malaisie possède cinq cent soixante et une îles : l’Indonésie en a
dix-sept mille cinq cent huit. Le fait que seules deux îles nous opposent  à savoir Ligitan et
Sipadan  témoigne des relations généralement amicales qui existent entre la Malaisie et
l’Indonésie. [Fin de la projection.]
Le différend relatif aux îles porte atteinte à des intérêts importants de la Malaisie
5. [Projection 2 — côte est de Sabah (Malaisie) et de Kalimantan (Indonésie).] Cela étant, il
existe bel et bien un différend sur ces deux îles. Ce fut en 1969 que l’Indonésie contesta pour la
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première fois le droit de la Malaisie sur ces îles, dans le cadre des négociations visant à convenir
des limites des plateaux continentaux des deux pays au large de la côte orientale de Bornéo. Ce
différend empêcha les Parties de s’entendre sur ces limites, ce qui est déjà problématique en soi.
Mais les îles ne revêtent pas d’importance qu’en termes de délimitation maritime. Elles ont fait
partie pendant très longtemps du système social et politique du Sabah, l’ancien Nord-Bornéo. Les
deux îles de Ligitan et de Sipadan ne peuvent être considérées isolément. Elles font partie d’un
groupe d’îles, traditionnellement appelé le groupe de Ligitan, qui sont relativement proches les
unes des autres et forment une entité économique et sociale. Les habitants des îles environnantes,
en particulier Danawan et Si Amil, ont toujours utilisé les deux îles, notamment pour pêcher et
ramasser des œufs de tortue. Les îles vous sont indiquées sur la carte qui est actuellement à l’écran
(et sous l’onglet no
2 de votre dossier). Sipadan elle-même est un lieu hautement touristique, que
les manuels de plongée citent comme l’un des meilleurs endroits au monde pour pratiquer cette
activité. Ces îles sont des zones d’intérêt spécial pour la conservation, en particulier Sipadan, qui
est un lieu de reproduction privilégié pour les tortues vertes. [Fin de la projection.]
6. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, les Parties ont essayé pendant
quatre ans  entre 1992 et 1996  de régler ce différend à l’amiable, sur le plan bilatéral. Nous
avons échoué. Aussi la décision de soumettre ce différend à la Cour pour que celle-ci le tranche
s’est-elle imposée comme la meilleure solution pour nos deux pays. D’ailleurs, c’est en des termes
amicaux que nous avons saisi la Cour, par voie de compromis. De fait, le vice-premier ministre de
la Malaisie est arrivé à Jakarta pour une visite officielle de trois jours en Indonésie le lundi même
où les présentes audiences débutaient ici, à La Haye.
La thèse de la Malaisie est claire et solidement étayée par les éléments de preuve
7. M. le président, l’Indonésie a affirmé que la Malaisie développe «une argumentation
complexe et artificielle». Permettez-moi de dire d’emblée que l’argumentation de la Malaisie n’est
ni complexe, ni artificielle.
8. Dans ses pièces écrites, la Malaisie a établi sa thèse au moyen d’arguments clairs et
pertinents, pleinement étayés par des preuves documentaires.
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Premièrement, la Malaisie a montré qu’elle avait acquis le titre sur les îles de Ligitan et
Sipadan en vertu de la cession réalisée par le souverain précédent. Sa souveraineté sur le groupe de
Ligitan découle de traités conclus entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis en 1907 et 1930. Ces
deux traités étaient fondés sur un traité essentiel conclu plus tôt  le protocole de Madrid, signé
avec l’Espagne en 1885.
Deuxièmement, la Malaisie a montré que ces deux îles sont  et ont été pendant de
nombreuses années  possédées et administrées par la Malaisie et ses prédécesseurs en titre.
Parmi ces prédécesseurs en titre, on trouve, à partir de 1878, la British North Borneo Company,
placée sous la protection de la Grande-Bretagne en 1888. En 1946, l’Etat du Nord-Bornéo perdit
son statut de protectorat et devint une colonie de la Grande-Bretagne. En 1963, il devint l’Etat
malaisien du Sabah. Pendant toute cette période, les deux îles furent administrées comme une
partie du Nord-Bornéo ou du Sabah. C’est toujours le cas aujourd’hui.
9. Le conseil principal de la Malaisie, M. Lauterpacht, approfondira ces arguments plus tard
cet après-midi, lorsqu’il fera la synthèse de la thèse de la Malaisie.
Les faits relatifs au titre de la Malaisie
10. En particulier, la Malaisie a fourni, dans ses pièces écrites, des preuves quant à six faits
historiques et leur validité au regard du droit international en vigueur à l’époque. Ces six faits sont
les suivants :
1) Au XIXe
siècle, le groupe de Ligitan, dont Ligitan et Sipadan, font partie des possessions du
Sultanat de Sulu, comme les autres îles situées au large de la côte orientale de Bornéo, ce que
les Néerlandais reconnaissent expressément.
2) Puis les habitants de ces îles transfèrent leur allégeance du sultan de Sulu à la British North
Borneo Company, ou BNBC : c’est alors la compagnie qui administre les deux îles avec le
reste du groupe de Ligitan.
3) L’administration des îles situées au large par la BNBC n’est contestée ni par l’Espagne, ni par
les Pays-Bas.
4) L’administration des îles par la BNBC est reconnue comme un fait par les Etats-Unis.
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5) Le traité de 1930 entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis transforme le droit
d’administration de la BNBC en plein droit de souveraineté au bénéfice de la Grande-Bretagne.
6) En 1963, la Malaisie succède à la Grande-Bretagne dans l’exercice de la souveraineté sur les
îles, souveraineté qu’elle exerce de façon ininterrompue depuis lors.
L’Indonésie n’a fourni aucune preuve pour étayer sa thèse
11. En revanche, l’Indonésie n’est parvenue à fournir aucune preuve à l’appui de sa thèse.
Trois points doivent être relevés ici.
1) Rien ne prouve que Ligitan et Sipadan ont jamais partie du territoire du Bulungan.
2) Rien ne prouve que Ligitan et Sipadan furent attribuées aux Pays-Bas en 1891. La convention
que la Grande-Bretagne et les Pays-Bas signèrent en 1891 portait sur la frontière terrestre. Elle
concernait les possessions «à Bornéo». Elle ne partageait pas d’espaces maritimes. Bien que
l’Indonésie fonde toute sa thèse sur cette convention, la rendant ainsi pertinente en l’espèce, le
fait est que cette convention ne concerne en rien les deux îles.
3) Rien ne prouve que les îles de Ligitan et de Sipadan ont jamais été administrées ou
revendiquées par les Pays-Bas ou l’Indonésie, avant que l’Indonésie ne soulève cette question
comme un différend entre l’Indonésie et la Malaisie, en 1969.
12. Plus tard cet après-midi, M. Schrijver détaillera l’étendue des prétentions néerlandaises
dans la région avant 1891, et M. Crawford montrera que les Britanniques et les Néerlandais
considéraient que les îles situées au large appartenaient à Sulu, puis à l’Espagne.
13. Demain matin, M. Cot expliquera de manière plus détaillée les raisons pour lesquelles la
convention de 1891 ne peut conforter la thèse de l’Indonésie  ce qu’elle ne fait pas, du reste.
14. Mis à part les termes mêmes de la convention, permettez-moi d’évoquer seulement une
raison. La convention de 1891 ne pouvait pas octroyer les deux îles à l’Indonésie puisque, à
l’époque, celles-ci n’appartenaient pas au Nord-Bornéo britannique, pas plus qu’elles
n’appartenaient au Bornéo néerlandais. Elles ne faisaient pas partie de la cession de 1878. Comme
cette Cour l’a souligné l’an dernier dans son arrêt relatif à l’intervention, «l’acte de concession
de 1878 ne fait l’objet d’aucune contestation par l’Indonésie ou la Malaisie dans l’affaire les
opposant, puisque l’une et l’autre s’accordent à reconnaître que Pulau Ligitan et Pulau Sipadan
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n’étaient pas couvertes par cet instrument»1
. Voilà ce que dispose l’arrêt. Mais si les deux îles ne
faisaient pas partie du Nord-Bornéo en 1891, alors comment pouvait-on avoir l’intention de les
donner aux Pays-Bas ? Elles ne faisaient tout simplement pas partie du tableau.
L’accord dit «de statu quo» et la question de la pratique pétrolière
15. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je me sens obligé d’évoquer un
point qui semble revêtir une grande importance dans l’argumentation de l’Indonésie, il s’agit de ce
que l’on appelle «l’accord de statu quo» de 1969. L’Indonésie accuse la Malaisie d’avoir violé cet
accord de manière répétée et s’enorgueillit, par le truchement de son conseil, d’avoir fait preuve de
retenue et de l’avoir respecté. Elle se fonde également sur l’accord de statu quo pour rejeter
l’évidence : la Malaisie a continuellement administré les îles depuis 1969.
16. [Projection 3 — MM, annexe 74.] La Cour aura remarqué que l’agent de l’Indonésie et
plusieurs de ses conseils n’ont cessé de se référer à l’accord de statu quo, mais qu’aucun d’entre
eux n’a pris le soin de le citer littéralement. Vous pouvez le voir à l’écran actuellement, et il se
trouve sous l’onglet no
3 de votre dossier. Permettez-moi de le citer entièrement :
«Au sujet de la négociation et de la convention concernant la délimitation des
frontières du plateau continental entre nos deux pays, négociations que nous avons
ouvertes aujourd'hui au nom de nos gouvernements respectifs, j'ai l'honneur d'affirmer
notre point de vue que les négociations et la convention sont de nature purement
technique.»2
17. Les termes de cet échange de lettres sont complètement généraux et vagues. Cet échange
traduit le point de vue selon lequel «les négociations et la convention [étaient] de nature purement
technique». Il ne dit rien d’un quelconque différend territorial. La convention elle-même ne
couvre même pas la côte est de Bornéo. La Cour connaît les accords de statu quo qui sont conclus
lors de négociations frontalières : ils font habituellement référence à la question litigieuse, ils disent
que les parties ne feront rien qui puisse envenimer le différend, ils disposent clairement que toute
action de l’une des parties est sans préjudice de la position de l’autre, ils prévoient la confidentialité
et toute autre disposition qui aura été convenue. Or, l’échange de notes en question ne fait rien de

1
Arrêt du 23 octobre 2001, par. 66.
2
MM, annexe 74.
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tel. Tout ce qu’il dit, c’est que la convention et les négociations sont de nature technique. C’est
vrai : elles portaient sur les questions techniques liées aux frontières maritimes, et n’abordent pas,
par exemple, les diverses questions d’ordre politique qui minèrent les relations entre nos deux pays
au début des années soixante. Elles ne visent aucunement les îles contestées, elles ne constituent
pas un accord «sous réserve» et n’ont aucune pertinence dans la présente affaire.
18. Par voie de conséquence, rien de ce qu’a fait la Malaisie depuis 1969 concernant les îles
n’a pu  ou n’aurait pu  violer les termes de cet échange de lettres. Dans celui-ci, la Malaisie ne
s’est nullement engagée à ne pas exploiter les deux îles (qui n’y sont pas mentionnées).
L’Indonésie donne des termes de cet échange une interprétation purement unilatérale et rétroactive,
qui est sans rapport avec le texte. [Fin de la projection.]
19. Cela étant, je me permets d’ajouter que la Malaisie est pleinement consciente des
obligations qui lui incombent, en vertu du Statut de la Cour et du principe de bonne foi, de
n’entraver le développement de l’affaire d’aucune façon ou de ne pas permettre la destruction de
preuves. Mais, quelle que soit la décision de la Cour sur ces deux îles, ne pas prendre pas les
mesures de conservation qui s’imposent ou ne pas assurer le développement durable du
tourisme  ce qui, je le précise, n’a rien à voir avec l’invasion touristique évoquée par la Partie
adverse  ne serait pas dans l’intérêt de la population.
20. L’on a également laissé entendre que l’accord de statu quo était la raison pour laquelle
les Parties n’ont pas développé leur pratique en matière de concessions pétrolières à l’est de
Sebatik. Encore une fois, cela est totalement faux. Si les Parties s’étaient entendues pour ne pas
développer une zone ou délivrer de permis en attendant le règlement d’un différend elles l’auraient
dit expressément : là encore, il y a des exemples et la Cour les connaît. Si les Parties n’ont pas
délivré d’autres permis c’est, premièrement, à cause du différend lui-même et, deuxièmement,
parce que des études sismiques ont révélé que cette zone était peu propice à l’exploration. Demain,
dans son exposé sur les questions cartographiques, M. Crawford approfondira le thème de la
pratique pétrolière offshore des Parties.
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La question soumise à la Cour
21. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, la Malaisie soutient
aujourd’hui, comme à l’ouverture de la procédure écrite, que la question soumise à la Cour n’a pas
changé : il s’agit toujours de 1) confirmer que la souveraineté sur les deux îles appartient à la
Malaisie en vertu de traités conclus avec les autres Etats concernés et par l’effet d’une possession et
d’une administration durables et effectives et, 2) de rejeter la demande de l’Indonésie, laquelle est
fondée sur son interprétation de la convention frontalière de 1891.
22. Dans ce contexte, il est important de rappeler qu’en Asie, les différends territoriaux sont
légion. C’est seulement la première fois, en quarante ans, que la Cour est appelée à trancher un
différend territorial entre deux pays asiatiques. Le rôle que la Cour a joué si souvent dans le reste
du monde est, de ce fait, encore étendu à un nouveau continent : l’Asie. La Malaisie compte sur la
Cour pour suivre la même approche, la même politique judiciaire que dans les précédentes affaires
de différends frontaliers, celle qui privilégie la stabilité. La Malaisie et ses prédécesseurs ont
administré ces îles de manière continue et pacifique en en revendiquant le titre. Cette possession
paisible et établie, tout comme ce titre, ne doivent pas être suspendus et supplantés par une
revendication basée sur l’interprétation totalement nouvelle d’un traité  une interprétation
qu’aucun des deux Etats parties à ce traité n’a jamais proposée ni envisagée.
23. Pour les raisons que j’ai exposées et d’autres que les conseils de la Malaisie
développeront, nous sommes convaincus que le titre de la Malaisie sur Pulau Ligitan et Pulau
Sipadan est inébranlable, clair et incontestable.
24. Monsieur le président, je souhaite conclure sur ce point, et vous invite à appeler à la
barre ma collègue l’ambassadeur Noor Farida Ariffin, coagent de la Malaisie, pour qu’elle vous
présente la situation géographique et sociale de Ligitan et Sipadan par rapport à l’Etat du Sabah en
particulier et à la Malaisie en général.
Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je vous remercie.
Le PRESIDENT : Je vous remercie beaucoup, Monsieur l’ambassadeur. Je donne
maintenant la parole, pour la Malaisie, à Son Excellence l’ambassadeur Noor Farida Ariffin.
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Mme ARIFFIN :
1. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, c’est pour moi un grand honneur
et un privilège de venir devant vous pour représenter la Malaisie en qualité de coagent. Mon
collègue, Tan Sri Abdul Kadir Mohamad, agent de la Malaisie, vous a présenté notre
argumentation dans son introduction.
2. Je vais maintenant exposer brièvement le contexte géographique et social du différend. Je
montrerai que les îles de Ligitan et de Sipadan, ainsi que de nombreuses îles environnantes, font
partie d’un groupe d’îles situé dans la région de Semporna, et j’examinerai leur relation avec l’île
de Bornéo proprement dite. Je tâcherai également de présenter un bref historique des îles et de leur
économie.
3. Je vais commencer par vous montrer un film vidéo des îles de Ligitan et de Sipadan.
PROJECTION VIDEO : Les îles de Sipadan et Ligitan font partie de l’Etat du Sabah, dans la
partie orientale de la Malaisie. Cette vidéo présente le cadre géographique général des îles et
certaines de leurs particularités comme leur beauté naturelle et le rôle que jouent leurs ressources
pour la population de la région. Nous voyons d’abord l’île de Sabate. Conformément à la
convention de délimitation de 1891, l’île de Sabate est divisée en deux le long du parallèle 4º 10’
de latitude nord. En juin 1891, une mission conjointe de navires britanniques et néerlandais,
composée des navires britanniques Raddler et Igiria et du navire néerlandais Banda, a calculé la
position exacte de ce parallèle. Une borne frontière a d’abord été posée sur la côte ouest de Sabate,
que l’on voit ici, puis les navires ont placé une balise sur la côte est de l’île. Quarante-deux milles
marins environ séparent Sabate de l’île de Sipadan.
Sipadan est une île océanique; elle est le sommet d’un mont qui s’élève brusquement sur
600 mètres en dessous du niveau de la mer. On peut la comparer à un champignon dont le pied
reposerait sur le fond de la mer, qui serait en grande partie sous l’eau et dont seul le chapeau
émergerait de quelques mètres. Sipadan se trouve à 14,8 milles marins seulement de Tanjum
Tutob, le point le plus proche sur le territoire principal du Sabah. Des cocotiers y ont été plantés il
y a près de cent trente ans par des ramasseurs d’œufs de tortue de l’île de Danawan. Les tortues
vertes qui viennent y pondre ont constitué pour la communauté bajau dominant Danawan une
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source de revenu pendant des siècles. Mais, dès 1914, les Britanniques ont pris des mesures pour
réglementer le ramassage des œufs de tortue à Sipadan et à Ligitan et, en 1919, Sipadan a été
déclarée réserve indigène pour le ramassage des œufs de tortue. La loi malaisienne interdit
aujourd’hui cette activité, et les personnes qui détenaient le droit héréditaire de s’y livrer à Sipadan
ont été indemnisées. Afin de prévenir l’extinction des tortues, le ramassage des œufs est confié au
service de la flore et de la faune. Les tortues qui viennent à Sipadan sont baguées et enregistrées, et
leurs œufs sont ramassés et placés dans une couveuse de l’autre côté de l’île. A l’éclosion, les
tortues sont lâchées en mer.
Sipadan a été déclarée réserve ornithologique en 1933 et figure comme telle sur une carte du
district datant de 1935. L’île est toujours une réserve aujourd’hui, et les visiteurs en sont
immédiatement informés à leur arrivée. En 1997, Sipadan et Ligitan ont été déclarées zones
protégées. Le phare de Sipadan, construit en 1962 par le Gouvernement britannique, est
aujourd’hui exploité par le service des affaires maritimes du Sabah. Il est régulièrement entretenu
pour la sécurité de la navigation. L’accès à Sipadan se fait exclusivement à partir de la Malaisie, et
les visiteurs doivent recevoir une autorisation officielle pour se rendre sur l’île. La plupart d’entre
eux sont des plongeurs expérimentés qui viennent admirer les fonds de Sipadan. Les sociétés de
plongée sont enregistrées en Malaisie. L’île de Ligitan est à 55 milles marins environ à l’est de
Sebatik et à 15,5 milles marins environ de Sipadan. Elle ne se trouve qu’à 21,5 milles marins au
sud-est de la région basse de Hood Hill, le point de Sempurna le plus proche, sur le territoire
principal du Sabah. En s’approchant de Ligitan, on voit clairement son récif de corail frangeant.
Les parages de l’île sont un bon terrain de pêche. Les pêcheurs qui se rendent régulièrement ici
passent couramment la nuit à Ligitan. Malgré la présence de serpents (pélamides), les Pulau ou
gitans de la mer ont élu domicile dans les parages de l’île. De jour, on voit une flottille de bateaux
dans la zone. En outre, sur l’île de Ligitan, les Bajau Laut et les Pulau font sécher du poisson et des
poulpes. A Ligitan, le phare se met en marche automatiquement à la tombée de la nuit. Il envoie
des signaux aux navigateurs depuis 1963. Les îles de Danawan, Si Amil, Ligitan, Sipadan,
Kalapai, Mabu et Omadal constituent une grappe d’îles dont la principale est Danawan, et la
population se déplace constamment de l’une à l’autre. Danawan est surtout peuplée de Bajau Laut.
Depuis cent ans, elle a pour chef un descendant du chef indigène, Panglima ou Chief Abusari. Les
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îles de Danawan et d’Omadal ont leurs propres cimetières. Sipadan est elle-même souvent décrite
comme une dépendance de Danawan, et le droit de ramasser des œufs de tortue fut initialement
octroyé au chef bajau de Danawan par le sultan de Sulu. Le groupe d’îles forme un ensemble
géographique, culturel et social uni, qui fait partie d’une même économie maritime. [Fin de la
projection.]
4. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, comme vous venez de le voir, la
vidéo présente les deux îles qui font l’objet du différend. Il serait toutefois utile d’exposer le cadre
macrogéographique et microgéographique de celui-ci.
5. La Malaisie se compose de deux régions géographiques principales : la péninsule malaise
et la partie septentrionale de l’île de Bornéo, qui s’étend de la côte occidentale à la côte orientale.
Il y a de nombreuses îles au large des côtes de la péninsule malaise et de la Malaisie orientale.
Celles qui se trouvent au large de la côte orientale de Bornéo sont bien connues, elles ont un nom et
sont décrites dans des guides et instructions nautiques faisant autorité. Elles figurent également sur
des cartes du XVIIIe
et du XIXe
siècles sous des noms qui la plupart du temps sont identiques ou
semblables à ceux qu’elles portent aujourd’hui.
Le PRESIDENT : Veuillez m’excuser, Madame. Pourriez-vous parler un peu moins vite,
pour les interprètes ? Merci beaucoup.
Mme ARIFFIN : Je vous prie de m’excuser.
Même les îles qui n’étaient pas habitées en permanence ont été fréquentées par des pêcheurs
et d’autres personnes et leurs ressources ont été exploitées pendant toute la période pour laquelle
nous disposons d’archives. Elles sont administrées depuis longtemps par la Malaisie et ses
prédécesseurs en titre. Rien ne permet de penser qu’aucune d’elles soit terra nullius ou l’ait été à
un moment quelconque. D’ailleurs, l’Indonésie ne dit pas le contraire.
6. L’Indonésie est un archipel formé de milliers d’îles de dimensions diverses, dont les
principales sont Java, Sumatra, Sulawesi, Maluku et Irian Jaya. Elle englobe également la partie
méridionale de l’île de Bornéo, appelée Kalimantan.
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7. Toutes les frontières entre les territoires des deux Parties sont des frontières maritimes à
l’exception de celle qui divise l’île principale de Bornéo et l’île voisine de Sebatik. Cette frontière
a été tracée par leurs prédécesseurs en titre respectifs, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, par la
convention de 1891. Elle a fait l’objet d’une démarcation officielle lorsque c’était nécessaire, en
particulier avec le traité de 1915, auquel est annexée une carte.
8. [Projection du hors-texte n° 3 du mémoire de la Malaisie : côte de Bornéo, archipel des
Sulu]. Comme vous le voyez sur la carte à l’écran, qui est reproduite dans votre dossier sous
l’onglet no
4, on trouve au nord et à l’est de la grande île de Bornéo de nombreuses petites îles
s’étalant en direction des Philippines dans la mer de Sulu et la mer de Célèbes. A l’est de cette
région, on relève tout particulièrement la présence d’un chapelet d’îles encore appelé de nos jours
archipel des Sulu. Son chef-lieu, la ville de Jolo, était le siège du sultan de Sulu qui régnait sur ces
îles et sur beaucoup d’autres dans les mers voisines, jusque sur la côte nord-est de l’île de Bornéo
elle-même. [Fin de la projection.]
9. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, ayant exposé le cadre
macrogéographique, j’en viens au cadre microgéographique.
10. [Projection du hors-texte n° 13 du mémoire de la Malaisie : région de Semporna] La
carte projetée à l’écran, que vous trouverez sous l’onglet no
5 dans votre dossier, représente la côte
nord-est de Bornéo, qui se compose d’une série de baies et d’échancrures séparées par des
presqu’îles et dans lesquelles se trouvent des îles. On relève parmi ces baies et échancrures
Teluk Lahad Datu (baie de Darvel) et, au sud de la péninsule de Semporna, la baie de Sibuko,
grande baie qui s’appelait auparavant baie de Sainte-Lucie. Au sud de la baie de Sibuko se trouve
la mer des Célèbes. Dans la baie de Sibuko, au nord de l’île de Sebatik, se trouve Teluk Tawau
(baie de Cowie). Sur la côte nord de la baie de Cowie, se trouvent Tawau, le chef-lieu
administratif, et un peu plus à l’est, Batu Tinagat. Si l’on quitte l’île de Sebatik elle-même en
direction de l’est, on ne trouve plus que la pleine mer, avec de temps à autre quelques hauts-fonds,
jusqu’à ce qu’on arrive à Terumbu Ligitan (les récifs de Ligitan) à 30 milles marins de distance.
Comme vous le voyez sur la carte, les récifs de Ligitan et Pulau Ligitan sont des formations
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distinctes; c’est Pulau Ligitan qui fait l’objet du présent différend. Ligitan et Sipadan se situent
respectivement à 19,5 et 8,2 milles marins au sud-est de Terumbu Ligitan, ou récifs de Ligitan.
[Fin de la projection.]
11. Aux XIXe
et XXe
siècles, les îles et récifs le long de la côte nord-est de Bornéo étaient
principalement habités et utilisés par les Bajau, aussi appelés Bajau Laut ou gitans de la mer.
Ceux-ci vivent pour la plupart dans des bateaux ou des villages de maisons bâtis sur l’eau. Il y a un
gros village à Trusan Treacher, près de Semporna, qui est le résultat des efforts de réinstallation des
Bajau faits par la British North Borneo Company après 1906. Les Bajau ont leur propre langue (le
sama ou samal). Dans les périodes qui nous intéressent en l’espèce, ils se livraient surtout à la
pêche et à la cueillette de produits de la forêt. Ils jouaient un rôle clé dans le commerce organisé à
partir des Sulu jusque dans les années 1880, fournissant des produits tels que des nids d’hirondelles
comestibles, du trépang (bêche-de-mer), du rotin, etc. qui étaient exportés à partir du port de Jolo,
surtout vers la Chine. Jolo céda sa place dans une large mesure au comptoir de Semporna après la
création de celui-ci par la compagnie en 1887. Les chefs locaux, qui étaient souvent des Sulu,
étaient nommés par le sultan de Sulu qui leur attribuait le titre de Panglima, Datu, Temengong, etc.
C’est la compagnie qui procéda à ces nominations après 1878, elle confirma dans leurs fonctions
ou nomma par la suite un certain nombre de chefs locaux qui avaient occupé ces fonctions sous le
règne du sultan.
12. En 1903, le British North Borneo Herald publia une description intéressante du cimetière
bajau à Omadal, mentionnant aussi les villages bajau de Silam, Danawan et Semporna. Les Bajau
de Danawan avaient depuis longtemps l’autorisation de ramasser des œufs de tortue à Sipadan.
Cette autorisation, accordée d’abord par le sultan de Sulu, fut ensuite reconnue par le
Gouvernement du Nord-Bornéo, qui la renouvela par la Turtle Preservation Ordinance
[ordonnance sur la protection des tortues] de 1917.
13. [Projeter le hors-texte no
5 du mémoire de la Malaisie, îles situées autour de Semporna,
Sabah, Malaisie.] M. le président, Mme et MM. de la Cour, l’île de Ligitan, dont les coordonnées
sont 4o
09’ 48’’ de latitude nord et 118o
53’ 04’’ de longitude est, forme l’extrémité méridionale
d’un grand récif en forme d’étoile qui s’étend au sud des îles de Danawan et de Si Amil, celles-ci
étant respectivement situées à 8,6 et 8,9 milles marins au nord de Ligitan. Sipadan fait partie du
- 15 -
groupe de Ligitan. Les îles de ce groupe figurent sur l’image satellite projetée à l’écran, qui est
reproduite au no
6 de votre dossier. Les Bajau vivant à Danawan et Si Amil pêchaient dans toute la
zone de récifs et faisaient sécher le poisson et exerçaient d’autres activités à Ligitan elle-même,
comme vous l’avez vu dans la vidéo. Comme vous l’avez vu aussi, l’île de Ligitan se situe à
21,5 milles marins environ au sud-est du point le plus proche de la côte (la région basse de
Hood Hill) et à 15,5 milles marins à peu près à l’est de Sipadan. Le récif est submergé dans sa plus
grande partie bien qu’il présente des sections à sec, de forme irrégulière de 0,3 à 1,2 mètre de
hauteur. L’île n’est pas habitée en permanence mais, jusqu’à tout récemment, on y trouvait un
certain nombre de cases sur pilotis occupées par intermittence.
14. Danawan, à la pointe septentrionale du récif, se trouve à 15,5 milles marins environ au
sud-est de la péninsule de Semporna. A proximité, à 0,5 mille marin environ au nord-est de
Danawan, il y a une île distincte, Si Amil, équipée d’un phare exploité par la Malaisie. Il y a
également un autre phare æ pas un simple fanal æ exploité par la Malaisie sur Ligitan elle-même,
que vous avez vu dans la vidéo. Ligitan est couverte de rochers, d’herbes sauvages ainsi que
d’arbres appelés bilang-bilang.
15. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, l’île de Sipadan, quant à elle,
est située à 4o
06’ 39’’ de latitude nord et 118o
37’ 56’’ de longitude est. Elle se trouve à
14,8 milles marins du point le plus proche de la côte. Dans la baie de Sibuko, la côte la plus proche
de l’île de Bornéo est orientée de façon générale vers l’est le long de la péninsule de Semporna et
se termine à Pantau à l’extrémité orientale de l’île Bum Bum. [Fin de la projection.] Comme l’a
montré la vidéo, Sipadan se trouve à 42 milles marins de l’île de Sebatik. L’île exclusivement
indonésienne la plus proche (Pulau Ahus) se trouve à 51,2 milles marins. Sipadan n’a aucun lien
avec une partie quelconque de l’Indonésie, que ce soit du point de vue géographique,
ethnographique ou économique.
16. Sipadan était à l’origine une jungle épaisse jusqu’à ce que Panglima Abu Sari y plante
quelques cocotiers et du maïs. Ce n’était pas ce qu’on appelle une île inhabitée. Même s’il
n’existait pas de lieux d’habitation permanents sur l’île en dehors de la case en bois plus ou moins
- 16 -
permanente construite par Panglima Johan et Panglima Nujum, qui étaient autorisés à ramasser les
œufs de tortue, ces hommes s’y rendaient toutes les nuits pendant la saison de ramassage. Ils ont
creusé un puits sur l’île pour avoir de l’eau fraîche lorsqu’ils y passaient la nuit.
17. Sipadan fait partie du district administratif de Semporna en Malaisie, après avoir fait
partie de Lahad Datu. Les Pays-Bas et l’Indonésie n’y ont jamais exercé la moindre autorité.
18. Du fait de sa structure inhabituelle et de son plateau de corail intact, Sipadan est un lieu
de tourisme très apprécié, surtout par les amateurs de plongée sous-marine. Cette activité a
entraîné l’ouverture de plusieurs établissements de plongée et la construction de chalets sur l’île.
Au plus fort de cette activité, l’île comptait cent quatre-vingt-onze résidents réguliers (dont aucun
n’était indonésien), mais leur nombre a été sensiblement réduit pour éviter une surexploitation de
l’île. Les chalets et les entreprises de plongée sont inscrits au registre des sociétés du Sabah, à
l’exception de la station de Pulau Bajau qui est inscrite auprès du conseil du district de Semporna.
Une centaine de visiteurs séjournent sur l’île chaque jour. Au cours des dix-sept dernières années,
134 631 touristes, pour la plupart des étrangers, se sont rendus sur l’île. On ne peut donc pas dire
qu’il s’agit d’«un petit complexe touristique malaisien privé», comme l’a si faussement décrit le
conseil de l’Indonésie. Mais la conservation de l’île fait également l’objet de soins très attentifs.
Sipadan a toujours le statut de réserve ornithologique, en application de l’ordonnance du
Nord-Bornéo de 1930 sur le régime foncier. Cette ordonnance et celle de 1917 sur la protection
des tortues sont toutes deux rigoureusement appliquées par le service de la faune et de la flore
du Sabah.
19. L’île habitée la plus proche est Mabul, à 8 milles marins environ au nord de Sipadan.
Mabul est aussi une station touristique. En plus des personnes qui travaillent pour la station, il s’y
trouve un village d’un millier de personnes. Certains des résidents viennent des Sulu et des
Philippines. Il y a aussi une quarantaine de Bajau qui habitent pour la plupart dans des bateaux
ancrés à quelques mètres du rivage et vivent de la pêche.
20. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, comme on l’a vu dans le film
vidéo, Ligitan et Sipadan font partie d’un groupe de petites îles englobant Mabul, Omadal, Kapalai,
Danawan, Si Amil, Ligitan et Sipadan. Dans la première édition du Eastern Archipelago Pilot,
publiée en 1890, Sipadan est décrite comme étant «la plus méridionale du groupe», juste après une
- 17 -
description de Si Amil, Danawan et Ligitan et avant une brève allusion à Mabul. La proximité
géographique de ces îles a entraîné des va-et-vient constants entre elles. J’insisterai sur le fait que
le groupe d’îles forme un ensemble géographique, culturel et social uni, qui fait partie d’une seule
et même économie maritime.
Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre attention
et vous serais reconnaissante de bien vouloir appeler à la barre sir Elihu Lauterpacht, qui va
poursuivre les exposés de la Malaisie. Merci.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Madame l’ambassadeur. I now give the floor to
Sir Elihu Lauterpacht.
Sir Elihu LAUTERPACHT : Je vous remercie Monsieur le président.
1. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, c’est à moi que revient le
privilège d’exposer les grandes lignes de la réponse de la Malaisie sur le fond, de manière plus
détaillée que ne pouvait le faire M. l’ambassadeur Kadir dans son introduction. Je me limiterai au
litige tel qu’il se présente maintenant à la lumière des derniers exposés de l’Indonésie. Les
principaux éléments de la réponse de la Malaisie seront ensuite développés plus en détail par mes
éminents confrères, MM. Cot, Crawford et Schrijver et, sur un de ses aspects, par moi-même.
2. Je commencerai rapidement par quelques questions préliminaires. Premièrement, nous
tiendrons compte de la sixième instruction de procédure de la Cour demandant aux Parties de
respecter pleinement le paragraphe 1 de l’article 60 du Règlement de la Cour et d’éviter ainsi de
répéter inutilement ce qui a déjà été exposé longuement dans les pièces écrites. Par conséquent,
chaque fois que possible, mes confrères et moi-même nous contenterons d’indiquer les éléments
principaux de nos arguments en renvoyant dans les notes de bas de page aux pièces écrites dans
lesquelles ils sont développés. Bien entendu, nous ne donnerons pas lecture de ces renvois, mais ils
figureront dans les comptes rendus d’audience.
3. Deuxièmement, la Cour se souviendra que, dans l’argumentation des deux Parties, il est
fait référence à deux séries différentes de souverains successifs æ du côté indonésien, les
souverains de Bulungan, des Pays-Bas et plus récemment de l’Indonésie; du côté malaisien, les
souverains de Sulu, de la British North Borneo Company, de l’Espagne, des Etats-Unis
- 18 -
d’Amérique, de la Grande-Bretagne et, plus récemment, de la Malaisie. Afin d’éviter des
répétitions inutiles, il sera plus commode d’attribuer parfois des actes passés à «l’Indonésie» ou à
«la Malaisie» respectivement, même si ces actes étaient en fait ceux d’un de leurs prédécesseurs en
titre.
4. Troisièmement, et c’est un point plus important, nous devons parler de la date critique
dont sir Arthur Watts et M. Pellet ont tous deux parlé. Sir Arthur a déclaré que «le différend
soumis aujourd’hui à la Cour s’est cristallisé en 1969». S’il voulait dire par là qu’il existait
avant 1969 une espèce de différend qui se serait solidifié, pour ainsi dire, au cours de cette année
là, cette thèse n’est absolument pas fondée. Avant les discussions de 1969 sur la délimitation
maritime, ni l’Indonésie ni ses prédécesseurs n’avaient manifesté d’intérêt pour ces îles ou formulé
de revendication sur elles. Mais sir Arthur voulait plus vraisemblablement dire simplement ce qu’il
a déclaré ensuite, à savoir qu’«aucune conduite postérieure à cette date ne doit être retenue comme
preuve de l’exercice d’une souveraineté de l’Etat»3
, ce qui était également l’argument de M. Pellet.
Cette affirmation est, sauf le respect que je leur dois, indéfendable. La position est maintenant bien
établie en droit international : la date critique est importante non pas pour la recevabilité des
éléments de preuve, mais pour le poids à leur donner. Il n’y a pas de date limite automatique pour
la recevabilité, tous les éléments de preuve peuvent être examinés. Si, pour reprendre les termes de
sir Arthur, la conduite d’un Etat est «calculée, [et] vise à consolider, voire à établir, sa prétention de
souveraineté», son poids sera réduit proportionnellement. Mais ce n’est pas le cas ici. Si la
Malaisie, en développant son activité touristique sur Sipadan, avait eu l’intention d’asseoir sa
souveraineté sur le territoire, n’est-il pas étrange qu’elle ait attendu presque vingt ans avant de
promouvoir le tourisme qui a donné lieu à la première protestation indonésienne en mai 1988 ?4
La vérité se résume à deux propositions. La première concerne le droit et résulte de la sentence
rendue dans l’affaire Palena par le tribunal arbitral présidé par lord McNair : c’est simplement que
rien n’interdit à un tribunal de tenir compte d’une activité postérieure à la date critique si cette
activité démontre qu’un comportement adopté ouvertement avant cette date se poursuit.

3
CR 2002/27, p. 23.
4
MI, vol. 1, par. 8.71.
- 19 -
5. La seconde proposition concerne les faits. En l’espèce, les faits constitués par l’activité de
la Malaisie sur Sipadan et à l’égard de Sipadan sont une conséquence normale de la nature de l’île.
La plongée sous-marine est un sport qui n’est devenu populaire que dans les années quatre-vingt.
La Malaisie n’a pas inventé les caractéristiques physiques remarquables de Sipadan pour amener
les plongeurs à soutenir la souveraineté de la Malaisie. C’est même tout à fait l’inverse : elle a
accepté les responsabilités découlant de la souveraineté pour assurer la protection de
l’environnement de l’île, et satisfaire les besoins essentiels des visiteurs. La manifestation
officielle la plus récente de cette responsabilité est le décret de 1997 par lequel Sipadan et Ligitan
ont été déclarées zones protégées5
, ce qui a permis au gouvernement de réglementer plus
strictement le nombre de personnes qui visitent l'île afin de protéger leur environnement.
6. Ce sur quoi il faut vraiment insister maintenant, c’est que, sans que cela diminue en rien
l'importance de la continuité de la présence malaisienne sur les îles ces trente-trois dernières
années, soixante-dix-huit ans se sont écoulés entre 1891 et 1969 sans que l’Indonésie ou ses
prédécesseurs manifestent d’une manière ou d’une autre qu’ils contestaient la présence de la
Malaisie et de ses prédécesseurs sur les îles, ou la légitimité de cette présence. C'est le point que la
Malaisie ne cessera de souligner æ pendant soixante-dix-huit ans, l'Indonésie est restée totalement
silencieuse et inactive en ce qui concerne le titre sur les îles.
7. En outre, il ne faut pas oublier que, dans ces îles, la présence de la British North Borneo
Company, de la Grande-Bretagne et de la Malaisie n’était en aucune manière subordonnée à une
cession, un bail ou une concession qui aurait été accordé par Bulungan ou par les Pays-Bas.
Sipadan et Ligitan sont, jusqu'à très récemment, toujours restées en dehors de toute zone
revendiquée par l'Indonésie ou placée sous son autorité. La Grande-Bretagne et la Malaisie n'ont
pas reçu de concession des Pays-Bas ou de l'Indonésie.
8. La Cour vient d'entendre S. Exc. Mme Ariffin faire une éclairante description du contexte
géographique et social du présent différend. Une des choses qu’elle a dites mérite qu’on y
revienne.

5
MM, vol. IV, annexe n°123.
- 20 -
9. Cette affaire n’a pas pour objet le titre sur deux îles isolées situées dans un océan lointain
et éloignées de toute terre voisine. Ligitan et Sipadan ne ressemblent nullement à l’île de
Clipperton, par exemple, qui était située à 800 milles de toute côte importante et dont la situation a
été examinée sans référence à sa position par rapport à un autre pays. Ainsi que les cartes
présentées sur la vidéo que vient de regarder la Cour et le hors-texte no
5 du mémoire de la
Malaisie le montrent de manière si frappante, Ligitan et Sipadan font partie intégrante d'une unité
insulaire composée des îles d'Omadal, Danawan, Si Amil et Kapalai, étroitement liée à la péninsule
de Semporna voisine. [Voir la carte.] Ces îles constituent plus qu'une unité géographique, elles
sont un ensemble économique et social. Elles sont utilisées par la population locale de ces îles pour
l'exploitation des pêcheries adjacentes et, en ce qui concerne Sipadan, pour le grand intérêt que
présentent les tortues et leurs œufs. Lorsque sir Arthur, dans sa première plaidoirie, déclarait que
«les deux îles étaient parfois utilisées en saison par les pêcheurs et les ramasseurs d’œufs de
tortue»6
, il minimisait l’importance de l’utilisation de ces îles. Il est exact, comme il l’a déclaré,
qu’«aucune [des îles] n’a jamais eu de population permanente» æ c’était avant le développement
des installations touristiques æ mais toutes deux constituaient des compléments de ressources
permanents et habituels pour les populations des îles avoisinantes. Le ramassage des œufs de
tortue n’était pas occasionnel, mais régulier et réglementé. Les pêcheurs utilisaient sans arrêt
Ligitan pour faire sécher leurs poissons et leurs filets et pour y passer un certain temps.
10. Bien entendu, certains changements se sont produits au cours de ces dernières années.
Notamment, l’intérêt économique que présentaient pour la population de Semporna, Danawan et
Si Amil les œufs de tortue eux-mêmes a été remplacé par un intérêt financier, constitué par les
paiements que devaient leur faire, en vertu de contrats, les sociétés gérant les centres de plongée
sous-marine sur Sipadan : les titulaires des droits traditionnels de ramassage des œufs de tortue ne
devaient plus exercer ces droits; en contrepartie, les sociétés de plongée sous-marine s’engageaient
à acheter tous les œufs de tortue pondus à Sipadan pour les laisser éclore naturellement là-bas.
Aucun œuf ne devait être enlevé sauf sur instructions du service chargé de la protection de la faune
et de la flore du Sabah æ notez bien, du Sabah, et non de l’Indonésie. C’est encore cette situation

6
CR 2002/27, p. 20.
- 21 -
qui existe aujourd’hui. Les autorités indonésiennes n’ont jamais montré aucun intérêt pour cet
aspect environnemental important7
. Leur tentative pour séparer Ligitan et Sipadan de leurs voisins
naturels est on ne peut plus artificielle. Non seulement ces îles forment un groupe æ elles sont
relativement proches de la côte principale, de Sulu à l’origine, puis de la British North Borneo
Company et maintenant du Sabah. Sipadan, la plus éloignée de la côte qui est au nord, n’est
qu’à 14,8 milles marins de la côte de Semporna. Ligitan en est à 21,5 milles. Par contre, par
rapport au point le plus proche de la côte indonésienne, la côte de Sebatik, Sipadan est à 42 milles
marins et Ligitan à 55 milles marins. Nous savons bien que, dans ces affaires, la simple proximité
ou contiguïté n’est pas le critère déterminant. M. Huber l’a déclaré expressément dans l’affaire de
l’Ile de Palmas. La Cour a entendu des arguments dans le même sens dans l’affaire Qatar c.
Bahreïn. Mais lorsque la proximité est associée à l’administration, on peut lui accorder de
l’importance. Il est à peine utile de le répéter. Lorsque l’on regarde la carte, le groupe d’îles dont
font partie Ligitan et Sipadan est manifestement séparé de la zone relevant de l’autorité
indonésienne. Il n’est pas réaliste, il est même absurde, d’essayer de construire æ construction
purement juridique æ une sorte de pont au-dessus des eaux séparant Sebatik et les îles en question.
11. Permettez-moi, Monsieur le président, de retourner maintenant à l’essentiel de l’affaire.
Elle est saisissante dans la simplicité de ses questions principales. L’Indonésie y revendique, sur la
seule base d’un traité vieux de plus de cent-dix ans, un titre sur deux îles dont elle n’a jamais eu
possession et sur lesquelles elle n’a jamais exercé aucune autorité. La Malaisie conteste
l’interprétation du traité faite par l’Indonésie. Cette question est au premier plan de l’espèce. La
trancher en faveur de la Malaisie réglerait d’un coup toute l’affaire. Je vais y revenir dans un
moment.
12. Mais je dois tout d’abord souligner encore une fois un fait historique fondamental et
inéluctable. C’est la Malaisie qui a maintenant la possession de ces îles, elles sont soumises à son
contrôle et à son administration et elles l’ont été à tous les moments déterminants pendant plus d’un
siècle et demi. Il n’y a pas une ombre de manifestation concrète de l’autorité de l’Etat indonésien

7
Contrat de vente, 1993, RM, annexe n° 8.
- 22 -
sur les îles. L’Indonésie est en réalité dans la position d’un demandeur qui essaie d’évincer l’Etat
possesseur du territoire qu’il possède de longue date. Mais maintenant, procédons par ordre,
laissez-moi revenir au traité de 1891.
13. La Cour a entendu une longue argumentation de l’Indonésie à ce sujet. Exprimée très
simplement, la thèse de l’Indonésie est que les termes selon lesquels la ligne frontière de
4° 10’ nord doit être tracée en direction de l’est æ viennent maintenant les mots
déterminants æ «à travers l’île de Sebittik» signifient non seulement que la frontière traverse cette
île, mais aussi qu’elle continue dans la mer sur une distance indéfinie.
14. Mon éminent confrère, M. Jean-Pierre Cot répondra à cet argument systématiquement et
en détail. Entre-temps, je vais convier respectueusement la Cour à réfléchir sur plusieurs questions
qui font apparaître quelques faiblesses importantes dans les thèses de l’Indonésie concernant
l’interprétation de la convention de 1891.
15. Lundi, sir Arthur Watts a cité le préambule de cette convention, qui en définit le but et
l’objet en ces termes : «[les parties sont] désireuses de définir les frontières entre les possessions
des Pays-Bas sur l’île de Bornéo et les Etats de cette île qui sont sous protection britannique».
Sir Arthur a fait valoir que rien dans ce texte ne limitait les frontières en question aux territoires
terrestres de l’île.
Première question : pourquoi la définition des frontières entre les possessions des parties
«sur l’île» devrait-elle s’étendre en mer sur plus de 50 milles vers l’est, au sud de la péninsule de
Semporna, alors que, selon la propre carte de l’Indonésie (jointe sous l’onglet 6 du dossier
d’audience du 3 juin), les territoires dont les parties revendiquaient la possession se limitaient à une
zone de l’île de Bornéo qui n’est pas du tout proche de la zone maritime et des îles en question ?
Deuxième question : dans le même ordre d’idée, comment une frontière, dont on dit qu’elle
part de la côte orientale de Bornéo pour traverser cette île d’est en ouest, pourrait-elle se continuer
en mer en direction de l’est sur plus de 55 milles marins ? Comment établit-on cette extension ou
continuation ? Suffit-il pour cela d’employer les termes «à travers l’île de Sebittik» ? Pourquoi,
après avoir disposé que la frontière se continue à travers l’île de Sebatik, l’article IV parle-t-il
uniquement de l’attribution sans réserve de la partie de l’île située au nord du parallèle à la British
North Borneo Company et de la partie située au sud du parallèle aux Pays-Bas ? Si cet article
- 23 -
visait également à partager les territoires en mer, pourquoi ne dispose-t-il pas également
que æ j’invente une citation æ : «les îles situées au nord dudit parallèle appartiennent sans réserve
à la BNBC et celles situées au sud appartiennent sans réserve aux Pays-Bas» ? C’est ainsi
qu’aurait été formulé logiquement, et en totalité, le but qui serait poursuivi, selon l’Indonésie, dans
cet article.
Troisième question : ou bien, si les parties préféraient une formulation plus courte, pourquoi
avoir inclus les termes «à travers l’île de Sebittik» alors que pour exprimer ce qui serait, d’après
l’Indonésie, le sens de la disposition, il aurait suffi de dire : «à partir de la côte orientale, la ligne
frontière se continue vers l’est le long du même parallèle» ? Est-ce que les termes «à travers l’île
de Sebittik» n’ont pas justement une fonction restrictive, limitant la ligne à la largeur de cette île ?
Et n’oublions pas le sens ordinaire du mot «à travers», qui signifie bien «à travers» et non pas «à
travers et au-delà». Si l’on veut dire qu’une ligne s’étend «à travers et au-delà» d’une zone donnée,
on doit préciser la destination finale de cette ligne en disant par exemple : «à travers l’île de Sebatik
jusqu’à tel point situé au-delà». Il ne suffit pas de laisser la ligne indéfinie alors qu’elle n’est pas
infinie.
16. Mais laissons de côté les termes du traité. S’ils ne sont pas en soi suffisants pour
confirmer la thèse de la Malaisie, que dire alors des autres éléments versés au débat par
l’Indonésie ?
Quatrième question : l’Indonésie accorde une importance particulière à la carte jointe au
mémorandum explicatif qui fut présenté au Parlement néerlandais en 1891. Qu’est-ce qui permet
de dire que l’utilisation de cette carte s’impose du fait qu’elle modifie le sens du texte ? Pourquoi,
si elle était tellement essentielle pour interpréter la convention de 1891, la carte du mémorandum
explicatif de 1891 n’a-t-elle pas été annexée à cette convention en tant que partie intégrante de
celle-ci ? Une partie à un traité est-elle autorisée à donner sa propre interprétation de l’instrument,
par le biais d’une carte établie unilatéralement dont elle prétend ensuite, soixante-dix-huit ans plus
tard, qu’elle a été acceptée par l’autre partie, alors même que celle-ci, par sa conduite, a montré
qu’il n’en était rien ? Il ne faut pas perdre de vue que dans l’affaire du Temple, la carte sur laquelle
se fondait l’acquiescement avait officiellement été remise par l’une des parties à l’autre au cours
d’une réunion. Or, ce ne fut pas le cas ici. Sir Arthur a dit à deux reprises que la carte était connue
- 24 -
du Gouvernement britannique, puisqu’elle avait été «officiellement portée à sa connaissance»8
.
Mais que veut dire «officiellement portée à sa connaissance» si ce n’est que le Foreign Office a
reçu et dûment enregistré la carte ? Combien de personnes, dans les milieux britanniques, ont-elles
eu connaissance de cette carte ? Et auraient-elles accordé une attention particulière à la longueur
de la ligne rouge, dont la continuation n’aurait pu leur sembler importante ? Mais surtout, que
pourrait dire l’Indonésie si l’ambassadeur britannique à La Haye avait simplement ignoré ou oublié
la carte et ne l’avait pas envoyée à Londres ? Les Pays-Bas ne savaient pas ce que la
Grande-Bretagne avait fait de cette carte, pas plus qu’ils ne s’en souciaient. Ce n’est que dans le
cadre de la présente affaire que l’histoire de cette carte a resurgi. La carte n’a jamais été
communiquée officiellement à la Grande-Bretagne, et les Pays-Bas n’ont jamais agi en partant du
principe que les Britanniques la possédaient.
Cinquième question : pourquoi, si la ligne était censée être une ligne d’attribution précise,
n’y a-t-il aucune cohérence entre les différentes cartes ultérieures sur lesquelles elle figure,
notamment une carte de 1915 signée par des représentants néerlandais9
?
Sixième question : même avec la plus fertile des imaginations, on voit mal comment une
ligne, qui, dans les écritures de l’Indonésie, est qualifiée de ligne «frontière» lorsqu’elle traverse un
territoire terrestre, et même lorsqu’elle traverse la mer entre l’île de Bornéo proprement dite et
Sebatik, pourrait soudain devenir, sans être appelée différemment, une ligne d’attribution dans les
eaux à l’est de Sebatik. Il convient de rappeler qu’à l’époque æ les années 1890 æ, la notion de
ligne d’attribution était très claire. Or, l’Indonésie affirme dans sa réplique qu’une ligne
d’attribution peut être déduite du libellé de la convention de 1891. Selon elle, dans le cas de la
délimitation terrestre «la convention a donné lieu à une délimitation» mais, en mer, elle a donné
lieu à une «attribution des îles … de chaque côté de la ligne». Autrement dit, deux sens différents
pour une même expression ! C’est là un résultat pour le moins étrange.
Septième question : à l’appui de sa thèse, sir Arthur a comparé les termes de l’article III et
ceux de l’article IV de la convention. Il souligne que l’article III dispose expressément que la
frontière s’étend : «[à] partir du sommet de la chaîne de montagnes mentionnée à l’article II jusqu’à

8
CR 2002/28, p. 22-23.
9
MM, atlas, carte no
23.
- 25 -
Tandjong-Datoe sur la côte occidentale de Bornéo»10. Ce qui l’amène à conclure qu’il «est évident
que lorsque les parties ont voulu que la ligne frontière se termine en un point sur la côte, elles n’ont
éprouvé aucune difficulté à le dire»; or, souligne-t-il, c’est justement ce qu’elles n’ont pas fait dans
l’article IV. Ce qui me conduit à poser la question suivante — dont j’ai oublié le numéro, disons
qu’il s’agit de la question 7 a) : est-il exact que l’article III décrivait l’extrémité occidentale de la
ligne frontière comme allant jusqu’à la côte ? La réponse est non. La frontière allait jusqu’à un
lieu nommément indiqué, Tandjoeng Dato, qui se trouve être situé sur la côte occidentale. La
frontière atteignait ce point après avoir suivi la ligne de partage des eaux entre deux groupes de
rivières bien précis, celles qui se jettent dans la mer au nord de Tandjoeng Dato et celles qui s’y
jettent au sud de cette ville. Le segment de la frontière qui traverse Sebatik ne pouvait en aucun cas
être décrit d’une façon similaire, parce qu’il n’y avait pas, sur la côte orientale de cette île, de ville
ou lieu-dit susceptible de constituer le point terminal de la frontière à l’est. En tout état de cause,
ce segment oriental de la frontière suivait une ligne de latitude, et non une ligne de partage des
eaux. La comparaison est donc totalement trompeuse.
Huitième question : quelle justification pourrait-on trouver dans la description de la
délimitation «sur les lieux» — ainsi qu’elle est qualifiée dans le rapport — de la frontière entre les
territoires britannique et néerlandais, effectuée conjointement par la Grande-Bretagne et les
Pays-Bas en février 1913 ? Cette description commence en ces termes : «traversant l’île de Sibetik,
la ligne frontière suit le parallèle 4º 10’ de latitude nord, telle qu’elle est déjà fixée à l’article 4 du
traité de frontière et matérialisé sur les côtes est et ouest par des bornes frontières»11. Ce texte ne
fait aucune mention, expresse ou implicite, d’une quelconque continuation de la frontière à l’est de
la borne située sur la côte orientale. On peut se poser la même question concernant le compte
rendu de la démarcation anglo-néerlandaise effectuée à Sebatik en mai 191412. Et il en va de même
pour les dispositions, formulées de manière quasi identique, de l’accord anglo-néerlandais de 1915
qui compléta la démarcation de 191313. Je vous ai déjà parlé de la carte jointe à cet accord.

10 CR 2002/28, p. 15, par. 31.
11 MM, vol. 2, annexe 25.
12 Ibid., annexe 26.
13 Ibid., annexe 27.
- 26 -
Neuvième question : pourquoi, si la ligne frontière en mer est tellement évidente, comme
l’affirme l’Indonésie, le Gouvernement néerlandais a-t-il jugé nécessaire, en 1920, d’examiner avec
autant d’attention le tracé à donner aux lignes séparant les mers territoriales respectives des parties
britannique et néerlandaise de l’île de Sebatik ? Si l’Indonésie est dans le vrai, la ligne de 1891
aurait assurément suffi à établir cette délimitation.
17. Permettez-moi maintenant d’aborder brièvement la façon dont l’Indonésie considère
aujourd’hui le titre de la Malaisie. La Malaisie insiste sur ce point, car elle estime qu’il confirme
entièrement sa thèse, à savoir que l’administration qu’elle exerce de longue date sur les îles a des
conséquences juridiques certaines et que les dispositions de la convention de 1891 n’ont pas les
effets que leur attribue l’Indonésie. Mon éminent ami M. Crawford vous expliquera cela plus en
détail. Pour l’heure, qu’il me suffise de dire ce qui suit.
18. En 1885, la Grande-Bretagne reconnut la souveraineté de l’Espagne sur les zones que
celle-ci occupait, ou n’occupait pas encore, dans l’archipel des Sulu. De son côté, l’Espagne
accepta que la Grande-Bretagne conserve la souveraineté sur les îles situées dans la limite de
3 lieues marines à partir de la côte, jusqu’à la rivière Sibuko æ zone dont Ligitan et Sipadan sont
toutes deux exclues. Après avoir été vaincue par les Etats-Unis à l’issue de la guerre
hispano-américaine, l’Espagne perdit son titre au profit des Etats-Unis, qui héritèrent par
conséquent du titre sous-jacent sur les îles situées au large à plus de 9 milles marins de la côte
æ Sipadan et Ligitan æ tout en acceptant que la British North Borneo Company continue de les
administrer. Tel fut l’effet de l’échange de notes de 190714, dans lequel le Gouvernement
américain renonçait provisoirement au droit d’administrer toutes les îles situées à l’ouest et au sud
de la «ligne Durand» de 1906. En 1930, les Etats-Unis et le Royaume-Uni conclurent un accord
final, en vertu duquel certaines des îles couvertes par l’échange de notes de 1907, notamment les
îles Turtle, furent rendues aux Etats-Unis tandis que d’autres, en particulier cinq îles situées au sud
de Semporna parmi lesquelles figurent les deux en litige aujourd’hui, restaient aux mains de la
British North Borneo Company15
.

14 MM, vol. 2, annexe 23.
15 Ibid., annexe 29.
- 27 -
19. Dixième question : de quel acte d’autorité exercé sur les îles par le sultan du Bulungan ou
par les représentants du Gouvernement des Indes néerlandaises l’Indonésie peut-elle démontrer
l’existence ? Et, après 1891, si les Pays-Bas revendiquaient l’une quelconque de ces îles, pourquoi
ne l’ont-ils jamais dit ? En particulier, pourquoi ont-ils gardé le silence en 1907, date à laquelle la
Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont conclu publiquement un accord relatif à ces îles ?
20. Revenons maintenant au deuxième élément principal de la thèse de la Malaisie, le
premier étant l’interprétation qu’elle donne du traité. Il s’agit ici de la portée juridique de
deux faits connexes : le premier est que la Malaisie et ses prédécesseurs en titre ont possédé et
administré les îles pendant plus d’un siècle et demi. Le second est la contrepartie du premier, à
savoir que pendant toute cette période, l’Indonésie et ses prédécesseurs en titre n’ont jamais
possédé ni administré les îles.
21. Il est bon de rappeler pour commencer deux phrases de la sentence æ souvent citée et
hautement respectée æ rendue par M. Huber dans l’arbitrage relatif à l’Ile de Palmas16. Je précise
qu’il ne s’agit pas des phrases qui suscitèrent tant de débats devant la Cour lors de l’affaire Qatar c.
Bahreïn, à savoir celles relatives à la contiguïté. Celles qui nous intéressent ici figurent un peu plus
loin dans la sentence, et elles sont extrêmement pertinentes en l’espèce :
«Les Pays-Bas au contraire [c’est-à-dire à la différence des Etats-Unis qui
invoquaient la découverte, la reconnaissance conventionnelle et la contiguïté] fondent
essentiellement leur prétention à la souveraineté sur le titre d’un exercice pacifique et
continu de l’autorité étatique sur l’île [une thèse, soit dit en passant, à l’opposé de
celle de l’Indonésie]. Attendu qu’en droit international ce titre l’emporterait sur un
titre d’acquisition de la souveraineté non suivie d’un exercice effectif de l’autorité
étatique, il est nécessaire de déterminer en premier lieu si la prétention des Pays-Bas
est établie de façon suffisamment probante et, dans l’affirmative, pour quelle
période.»
17
22. Permettez-moi maintenant de reprendre de manière affirmative l’hypothèse contenue
dans la remarque de M. Huber, ce qui donne : «Un titre fondé sur un exercice pacifique et continu
de l’autorité étatique l’emporterait en droit international sur un titre d’acquisition de la souveraineté
non suivie d’un exercice effectif de l’autorité étatique.» Dans le contexte de la présente affaire,
cela signifie que, même si la convention de 1891 avait pu attribuer le titre à l’Indonésie æ ce que

16 Arbitrage relatif à l’Ile de Palmas, Cour permanente d’arbitrage, sentence du 4 avril 1928, Nations Unies,
Recueil des sentences arbitrales, vol. 2, p. 829 [traduction française de M. Rousseau, Revue générale de droit
international public, t. XLII, 1935, p. 180].
17 Ibid., p. 867.
- 28 -
prétend cette dernière et que la Malaisie conteste æ, ce titre ne l’emporterait pas sur celui que la
Malaisie a acquis et consolidé en étant continûment présente dans les îles et en les administrant
depuis avant 1891.
23. La Malaisie possède ces îles, et ce depuis avant la convention de 1891. L’Indonésie ne
les a jamais occupées ni possédées. Les prétentions de l’Indonésie sont donc foncièrement viciées
à deux égards. D’abord, l’interprétation que donne l’Indonésie de la convention de 1891, sur
laquelle æ et sur laquelle seulement æ repose l’ensemble de son argumentation, est tout à fait
indéfendable. Ensuite, l’Indonésie s’emploie à évincer l’Etat qui, avec ses prédécesseurs, a exercé
la possession effective depuis le XIXe
siècle. Si le concept de stabilité des frontières, que la Cour a
confirmé en plusieurs occasions, a véritablement un sens, il ne fait aucun doute qu’il s’applique
avec une force toute particulière à la présente espèce. L’argumentation développée par l’Indonésie
devant la Cour pêche essentiellement en ce qu’elle ne montre nullement comment le titre
revendiqué par l’Indonésie sur la base de son interprétation de la convention de 1891 a survécu à
soixante-dix-huit ans de possession britannique et malaisienne — jusqu’en 1969 — au sens du
principe énoncé par M. Huber, un principe que nul n’a jamais contesté.
24. Il nous suffira de comparer ce que les Pays-Bas et la Grande-Bretagne ont fait en ce qui a
trait à ces îles. Nous y reviendrons en temps voulu : M. Schrijver exposera les limites des activités
néerlandaises, et je me pencherai quant à moi sur le comportement britannique. Mais, une fois de
plus, il est certaines autres questions que la Cour souhaitera sans doute examiner auparavant.
Onzième question : où sont les preuves, ne serait-ce que d’un seul acte d’administration ou
d’une seule loi ou revendication du titre émanant des Pays-Bas en ce qui concerne les îles ? Les
passages occasionnels et marginaux du Macasser (1903), du Koetei (1910) et du Lynx (1921) au
large des îles æ trois actes sur une période de quatre-vingts ans æ constituent-ils réellement une
«administration» ?
Douzième question : où sont les preuves d’une présence régulière sur ces îles de personnes,
résidentes ou non, se considérant comme placées sous l’autorité des Néerlandais ? L’Indonésie
n’en fournit pas le moindre exemple.
Treizième question : comment l’Indonésie entend-elle neutraliser l’appartenance notoire et
incontestée de ces îles aux districts administratifs de la péninsule britannique de Semporna ?
- 29 -
Quatorzième question — ce sera malheureusement la dernière : où sont les preuves d’une
quelconque activité économique dans ces îles, en particulier le ramassage d’œufs de tortue, qui soit
le fait des habitants de territoires néerlandais vivant au sud du parallèle 4o
10’ ?
25. Je reviendrai sur l’importance de ces quatre dernières questions lorsque j’interviendrai
sur la question des effectivités. La Malaisie estime que l’Indonésie ne saurait y apporter de
réponses susceptibles d’étayer sa position. Aussi invite-t-elle la Cour à juger que la souveraineté
sur Ligitan et Sipadan appartient à la Malaisie. Mes collègues vont à présent développer cette
conclusion plus en détail.
Monsieur le président, à moins que vous ne jugiez opportun de suspendre dès à présent la
séance, puis-je vous prier d’appeler à la barre mon collègue, M. Schrijver ?
Le PRESIDENT : Je vous remercie. Je pense qu’il convient effectivement de faire la pause
maintenant. La séance est suspendue pour une dizaine de minutes.
L’audience est suspendue de 16 h 30 à 16 h 40.
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. La séance est reprise. Je donne maintenant la
parole, au nom de la Malaisie, à M. Schrijver.
M. SCHRIJVER : Merci.
LES REVENDICATIONS NEERLANDAISES SUR LA COTE ORIENTALE ET
LES ILES DE BORNEO AVANT 1891
Introduction
1. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, puisque c’est la première fois
que j’ai l’honneur de m’adresser à la Cour, je voudrais d’abord exprimer mon profond respect pour
votre haute juridiction et vous faire part du plaisir que j’ai à représenter le Gouvernement de la
Malaisie au cours des présentes audiences.
2. La tâche qui m’incombe aujourd’hui est d’examiner la question des prétendues
revendications néerlandaises sur la partie est de Bornéo au cours de la période précédant la
convention de délimitation de 1891 entre la Grande-Bretagne et les Pays-Bas.
- 30 -
3. Dans son mémoire, l’Indonésie traite abondamment de la question des relations des
Pays-Bas avec le Sultanat du Bulungan et de l’étendue géographique de ce dernier, question à
laquelle elle consacre la majeure partie du chapitre III et la totalité du chapitre IV, intitulé «La
situation avant 1891»18. Dans son contre-mémoire, elle traite également de la situation avant 1891,
mais laisse entendre que des ambiguïtés ont pu exister et que la propriété des îles situées de part et
d’autre de la ligne était incertaine19. Nous apprenons ensuite dans la réplique de l’Indonésie que
son point de vue a changé et qu’elle estime maintenant que la situation avant 1891 et l’existence de
revendications valables pendant cette période n’ont «aucun intérêt en l’espèce»20
.
4. Avec le temps, l’Indonésie a donc, semble-t-il, totalement abandonné Bulungan comme
fondement de sa revendication sur les îles de Ligitan et Sipadan. Elle paraît désormais fonder
entièrement cette revendication sur l’interprétation selon laquelle la convention de 1891
représentait un compromis entre les Néerlandais et les Britanniques qui aurait porté non seulement
sur la partie continentale, mais aussi sur les possessions insulaires. Comme l’a souligné
sir Arthur Watts dans son introduction : «il n’est pas nécessaire … que la Cour examine sur le fond
les prétentions concurrentes des sultans»21, c’est-à-dire le sultan du Bulungan et le sultan de Sulu.
5. M. Soons a toutefois pris la peine de passer en revue toute l’histoire du nord-est de Bornéo
avant la convention de 189122. L’Indonésie semble ballottée entre deux points de vue lorsqu’elle
revient, à certains moments, sur les contrats néerlandais passés avec Bulungan.
6. La Malaisie estime que, pour bien comprendre l’affaire, l’histoire et la pratique antérieures
à 1891 ont leur importance. Elles fournissent la toile de fond de la rivalité diplomatique entre la
Grande-Bretagne et les Pays-Bas à Bornéo au XIXe
siècle. En outre, elles montrent de manière
indiscutable sur quoi portait la convention de 1891.
7. Aussi, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, commencerai-je tout
d’abord par vous présenter un aperçu de la colonisation de l’île de Bornéo par les
Néerlandais æ une colonisation tardive et intermittente. En deuxième lieu, je passerai en revue les

18 MI, p. 9-27 et p. 37-60.
19 Voir CMI, vol. 1, p. 41, par. 3.86 et p. 86, par. 5.69.
20 Voir RI, p. 9, par. 1.5 et p. 101, par. 5.40 f).
21 CR 2002/27, p. 25, par. 35 ii).
22 CR 2002/27, p. 26 et suiv.
- 31 -
caractéristiques du Sultanat du Bulungan, sur lequel l’Indonésie s’est tellement appuyée au début
pour fonder sa revendication de souveraineté sur les îles en litige. En réalité, Bulungan était un
sultanat situé principalement sur l’île de Bornéo proprement dite, dont l’autorité æ et c’est le
troisième point que j’aborderai æ ne couvrait nullement les îles du groupe des Ligitan, également
connues sous le nom d’archipel des Sulu.
8. En quatrième lieu, je m’attacherai à montrer qu’en pratique, les Pays-Bas n’ont jamais
exercé ni même revendiqué de souveraineté à l’est de Batu Tinagat. En cinquième et dernier lieu,
j’établirai clairement que les activités occasionnelles de la marine néerlandaise dans la région,
avant 1891, ne sauraient être considérées comme l’exercice d’une souveraineté territoriale sur les
îles du groupe des Ligitan.
I. La colonisation néerlandaise de Bornéo fut tardive et intermittente
9. J’examinerai tout d’abord la colonisation de Bornéo par les Néerlandais. Monsieur le
président, il s’agit, en l’espèce, de deux petites îles, qui font partie du groupe d’îles situé au large
de la côte du Nord-Bornéo. Malgré sa grande étendue, l’île de Bornéo est restée pendant très
longtemps très peu connue des Européens. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié
du XVIIIe
siècle que les Néerlandais réussirent véritablement à prendre pied dans sa partie
sud-est23
.
10. Les Néerlandais ne furent en mesure de maintenir leur position dominante dans la région
occidentale et méridionale de Bornéo que pendant une courte période. Ils durent rapidement faire
face à une âpre concurrence de la part des navires commerciaux d’autres nations, notamment ceux
de la Chine et de la Compagnie britannique des Indes orientales. Tandis que les Néerlandais
exerçaient leur influence principalement dans les régions occidentale et méridionale de Bornéo, les
Britanniques s’établirent dans le nord et le nord-ouest. A la vérité, les Néerlandais s’intéressaient
peu à la région orientale de Bornéo qui se trouvait en marge de leur empire colonial déjà d’une
ampleur démesurée à l’époque.

23 Voir MI, p. 55-56 et CMM, app. I, étude de Houben, p. 4.
- 32 -
11. En outre, comme le fait observer M. Fasseur, de l’Université de Leyde, les Pays-Bas
s’engagèrent après 1830 dans une politique de retenue : ils se consacrèrent à l’exploitation
économique de l’île de Java, se contentant de maintenir le statu quo dans les îles extérieures. Cette
politique, aussi appelée politique d’abstention, fut également pratiquée à Bornéo24
.
12. Les revendications des Néerlandais sur la région nord-est de Bornéo étaient
essentiellement des réactions : en effet, elles répondaient à des événements tels que l’arrivée de
James Brooke à Sarawak au début des années 1840, l’octroi par le sultan de Sulu de la concession
du Nord-Bornéo, en 1878, à von Overbeck et aux frères Dent, l’attribution par le Gouvernement
britannique, en 1881, d’une charte royale à la British North Borneo Company récemment créée et
la création d’un protectorat britannique sur Sarawak, Brunéi et le Nord-Bornéo britannique,
en 1888.
13. Chaque fois, ces événements donnèrent lieu à une certaine activité diplomatique dénotant
la rivalité dans la région, même si dans l’ensemble, les relations anglo-néerlandaises furent très
cordiales pendant la seconde moitié du XIXe
siècle. A plusieurs reprises, de tels événements
conduisirent également le Gouvernement néerlandais æ parfois poussé par le Parlement æ à
prendre des mesures visant à renforcer la présence et l’administration néerlandaises dans certaines
parties de Bornéo.
14. [Projeter la carte de la partie néerlandaise de Bornéo, division méridionale et orientale,
ouvrage d’Irwin.] C’est dans ce contexte que le Gouvernement des Indes orientales néerlandaises
conclut ou renouvela des contrats avec les souverains locaux, notamment les sultans de Pasir,
Koetei, Sambalioeng, Goenoeng Taboer et Bulungan. Vous pouvez voir où se situent ces Sultanats
sur la carte projetée à l’écran, qui est tirée de l’ouvrage d’Irwin Nineteenth-Century Borneo et qui
figure dans le dossier d’audience sous l’onglet 10. Ces régions passèrent sous l’administration du
résident néerlandais à Banjermassin, qui dirigeait la division méridionale et orientale de Bornéo et
à ce titre, était le fonctionnaire responsable des questions coloniales dans la région (Zuider- en

24 Voir le CMI, app. I, étude de Houben, p. 2-5.
- 33 -
Oosterafdeeling). Ces contrats conféraient aux Néerlandais le droit de s’établir dans la région, d’y
exploiter les ressources naturelles et d’y faire du commerce, à l’exclusion des autres puissances
étrangères.
II. Bulungan était un sultanat situé principalement dans la partie orientale
de l’île de Bornéo proprement dite
15. Il y a lieu d’accorder une attention toute particulière — et ce sera mon deuxième point
aujourd’hui — à la série de contrats passés dans la partie orientale de Bornéo avec le Bulungan, qui
était devenu au début du XIXe
siècle un sultanat indépendant de celui de Berou, dont il faisait partie
à l’origine. La partie septentrionale, qui portait le nom de territoire de Tidung, avait été conquise
par le Bulungan, auquel elle fut officiellement rattachée à la suite de plusieurs mariages royaux.
[Fin de la projection de la carte.] Si vous me le permettez, je me reporterai ici également à l’étude
réalisée par M. Houben, spécialiste de l’histoire de l’Asie du Sud-Est, qui figure en appendice au
contre-mémoire de la Malaisie. Dans sa réplique, l’Indonésie cherche à minimiser la portée de
l’étude de M. Houben en la qualifiant de «note» et de «brève analyse»25, mais le fait est que
l’Indonésie n’a pas du tout cherché à fournir un rapport d’expert équivalent.
16. Le 2 juin 1878, les Néerlandais renouvelèrent le contrat passé avec le sultan du
Bulungan, que vous trouverez sous l’onglet 11 de vos dossiers. Aux termes de ce contrat, la
frontière septentrionale du Bulungan était définie comme bordant : «les possessions Sulu : en mer
le cap dénommé Batoe Tinagat ainsi que la rivière Tawau».
17. Cela ne signifie pas cependant que le sultan du Bulungan, ou les Néerlandais, aient pu
exercer une autorité quelconque dans ces territoires septentrionaux. Le Gouvernement néerlandais
le reconnaissait d’ailleurs ouvertement devant le Parlement en 187926 : «Les parties nord-est et
nord-ouest de Bornéo n’ont jamais été en notre puissance. Nous n’avons jamais contesté l’autorité
de l’Espagne sur les dépendances de Sulu dans la partie nord-est de l’île.»

25 Voir RI, chap. 5.
26 En néerlandais : «zijn aan ons gezag te alle tijde vreemd geweest». Voir MM, p. 75 et le MM, vol. 2,
annexe 40, p. 24.
- 34 -
18. La concession octroyée en 1878 par le sultan de Sulu faisait de la rivière Sibuko la limite
méridionale de la région passant sous le contrôle des frères Dent et de von Overbeck, qui
chevauchait ainsi le territoire du sultan du Bulungan sous influence néerlandaise. Ce territoire était
revendiqué comme s’étendant jusqu’à Batu Tinagat. Les Britanniques et les Néerlandais
s’accordaient à reconnaître que la zone objet du litige se limitait à la région comprise entre la
rivière Sibuko et Batu Tinagat. Une carte schématique de la région est actuellement projetée, elle
figure sous l’onglet 12 du dossier d’audience.
19. L’emplacement de la rivière Sibuko, dans la partie septentrionale du territoire de Tidung,
ne fait guère de doute, malgré la confusion qu’ont pu semer les propos de M. Pellet, lundi, au sujet
de la rivière Subakun, située dans la baie de Darvel27. La rivière Sibuko est toujours située à peu
près correctement dans les atlas néerlandais de l’époque, comme vous pouvez le constater par
exemple sur l’agrandissement de l’atlas de 1881 de De Sturler, qui est reproduit dans l’atlas
cartographique indonésien (carte 1), et comme vous pouvez également le vérifier sur le General
Atlas of the Netherlands Indies de Versteeg de 1870, qui fait autorité, et dont est extraite la
carte no
3 de l’atlas cartographique de la Malaisie. Des extraits de chacune de ces cartes figurent
dans le dossier d’audience sous l’onglet 13. M. Pellet n’est peut-être pas encore prêt à abandonner
cette question, mais les Néerlandais l’ont fait presque immédiatement dans les années 1880.
20. Dans les années 1870 et 1880, plusieurs incidents émaillèrent les relations entre les
Pays-Bas et la British North Borneo Company, faisant ressortir la nécessité de résoudre ce
différend territorial. M. Soons a déjà évoqué ces incidents dans son exposé28, et je n’ai par
conséquent pas besoin de répéter ce que nous avons déjà exposé dans nos pièces écrites. La
Grande-Bretagne éleva à plusieurs reprises des protestations à l’encontre de la frontière
revendiquée par les Néerlandais au parallèle 4º 20’ de latitude nord. Un long échange diplomatique
s’ensuivit, notamment de 1879 à 1882, mais il n’aboutit à aucun résultat. De nombreux documents
relatifs à cette correspondance figurent dans les archives officielles des Pays-Bas, ici à La Haye,

27 CR 2002/27, p. 44-46, par. 26-28.
28 CR 2002/27, p. 34, par. 33.
- 35 -
ainsi que dans les archives publiques britanniques à Londres. Il est intéressant de souligner que,
parmi les centaines de pages que représentent ces documents, on ne trouve pas la moindre référence
à aucune des îles du groupe des Ligitan. [Fin de la projection de la carte.]
21. Monsieur le président, les contacts diplomatiques aboutirent à la création d’une
commission mixte néerlando-britannique. Les négociations se déroulèrent de 1889 à 1891.
L’Indonésie et la Malaisie ont largement passé en revue ces négociations importantes pour la
convention de 189129 et, demain, M. Cot reviendra plus en détail sur ces travaux préparatoires.
III. Les contrats néerlandais avec Bulungan ne concernaient pas
le groupe d’îles des Ligitan
22. J’en arrive à la question de savoir si les contrats néerlandais avec le Bulungan portaient
ou non sur le groupe d’îles des Ligitan. Ainsi que cela a déjà été rappelé à de nombreuses reprises
tant par l’Indonésie que par la Malaisie lors des plaidoiries, les différents contrats signés entre les
Pays-Bas et le sultan du Bulungan indiquaient expressément les îles appartenant à Bulungan. La
partie pertinente de la «Description des frontières du royaume de Bulungan et déclaration des îles
lui appartenant» de 1878 est maintenant projetée à l’écran. Vous la trouverez également dans votre
dossier, sous l’onglet 1430 [projeter la partie correspondante du contrat de 1878] :
«Description des frontières du royaume du Bulungan et déclaration des îles lui
appartenant :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les îles suivantes appartiennent au Bulungan :
Terekkan, Nanoekan et Sebittikh, ainsi que les petites îles qui s’y rattachent.»
23. L’expression «les petites îles qui s’y rattachent» («met toebehoorende eilandjes»), qui
vise les îlots appartenant aux îles Terakkan, Nenoekkan et Sebatik, doit s’entendre du chapelet de
petites îles situées au voisinage immédiat des îles de Sebatik, Nanukan et Tarakan, et en particulier,
entre ces dernières. [Fin de la projection du texte. Projeter maintenant la carte représentant les
petites îles.]

29 Voir MM, p. 91-94; MI, p. 26-27 et p. 74-78.
30 Texte complet dans le mémoire de la Malaisie, vol. 2, annexe 11, p. 41.
- 36 -
24. Manifestement, cette expression «les petites îles qui s’y rattachent» vise uniquement
l’ensemble des petites îles se trouvant à proximité des îles nommées, en particulier celles que vous
voyez maintenant représentées à l’écran et qui figurent sous l’onglet 15 du dossier d’audience. On
les trouve principalement entre les îles de Sebatik et de Nunukan, d’une part, et l’île de Tarakan,
d’autre part. La plupart de ces îlots portent un nom, on trouve notamment Tina Basan, Bukat,
Ahus, Baru, Tibu et Bunju.
25. L’archipel des Sulu, qui comprend Sipadan et Ligitan, n’a jamais été mentionné dans ces
contrats, ni dans aucun document connexe. Ces îles ne se trouvent tout simplement pas au
voisinage immédiat de Sebatik, Nunukan et Tarakan. Monsieur le président, pourrait-on
raisonnablement supposer que Pulau Sipidan et Pulau Ligitan, qui se trouvent respectivement à
42 milles nautiques et 55 milles nautiques de Sebatik, sont visées par l’expression «les petites îles
qui s’y rattachent» («toebehoorende eilandjes») ? [Fin de la projection de la carte.]
26. Lorsque le contrat du 2 juin 1878 fut communiqué au Parlement néerlandais, il ne fut
assurément pas question d’une quelconque revendication par les Pays-Bas des îles faisant partie du
groupe des Ligitan, îles qui ne sont pas situées au voisinage de Bulungan mais au large, à une
distance considérable dans la mer de Sulu. Il n’en fut pas non plus question lors des longs débats
qui eurent lieu au sein des première et seconde chambres du Parlement néerlandais au sujet de
prétendues incursions britanniques en territoire néerlandais31
.
IV. Les Néerlandais n’ont jamais formulé aucune revendication de souveraineté
à l’est de Batu Tinagat
27. L’Indonésie reconnaît dans ses pièces écrites que les négociateurs néerlandais n’ont à
aucun moment tenté de revendiquer un territoire quelconque situé à l’est de Batu Tinagat, ou des
îles à l’est de Sebatik. Permettez-moi de citer ici ce que l’Indonésie elle-même écrit si justement
dans son mémoire, à la page 7432 :
«au cours de la seconde moitié du XIXe
siècle, l’histoire de la partie nord-est de
Bornéo est marquée par une extension constante des territoires sur lesquels s’exerce
l’autorité britannique, aux dépens de celle des Néerlandais. De fait, ces derniers se
replient…»

31 MM, annexes 40 et 42.
32 MI, p. 74.
- 37 -
28. Ainsi que la Malaisie le souligne dans sa réplique, en l’illustrant par des documents, tout
indique que les Néerlandais considéraient Batu Tinagat comme le «point de démarcation» et que
les autorités néerlandaises reconnaissaient les territoires situés à l’est de Batoe Tinagat comme
relevant de l’influence britannique. Monsieur le président, il n’est pas nécessaire de répéter ici ces
arguments, sauf à rappeler ce qui fut reconnu sans détour par les ministres néerlandais des colonies
et des affaires étrangères lorsqu’ils déposèrent le projet de loi portant approbation de la ratification
de la convention de 189133 : [projection du texte]
«Le Gouvernement néerlandais n’a jamais accordé beaucoup d’attention à son
territoire sur la côte orientale de Bornéo, qu’il ignorait et qui était aussi complètement
inhabité, que les droits du sultan de Bulungan sur la zone litigieuse ne sont pas
totalement incontestables…»
29. Par l’expression «zone litigieuse», dans le texte que je viens de citer, les ministres
entendaient la zone comprise entre la rivière Sibuko et Batu Tinagat, que j’ai évoquée il y a un
instant. En outre, nul n’ignore ce qui suit æ et je cite le même mémorandum explicatif34 :
[projection du texte],
«Les Bajaus qui vivent sur les îles situées sur la côte nord-est de Bornéo, qui
appartiennent au Sultanat de Solok, continuent toujours à récolter des produits
forestiers dans la région litigieuse et ne se soucient d’aucune façon du sultan du
Bulungan.»
30. Dans le même ordre d’idées, en 1888, le comte de Bylandt rejeta la proposition visant à
céder Batu Tinagat aux Néerlandais sous la forme d’une enclave35
.
31. Lors des débats relatifs à la ratification, en 1892, le ministre néerlandais des affaires
étrangères estima même que les prétentions du Bulungan à l’égard de Batu Tinagat ne pouvaient
être prouvées et «étaient en réalité imaginaires»36. J’ai bien dit «imaginaires», Monsieur le
président.
32. Nous avons vu cette semaine toutes sortes de cartes, mais pas une seule ne représente les
îles du groupe des Ligitan comme faisant partie du Sultanat du Bulungan.

33 MM, p. 100, texte complet dans le mémoire de la Malaisie, vol. 3, annexe 51, p. 93.
34 MM, vol. 3, annexe 51, p. 91.
35 MM, p. 78.
36 CMM, p. 28 et MI, annexe 84, vol. 3, p. 206.
- 38 -
V. Les Néerlandais n’exerçaient pas de juridiction sur les îles
33. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, j’en arrive maintenant, si vous
me le permettez, à mon cinquième point : les Néerlandais ont-ils exercé une juridiction territoriale
sur les îles dans la période qui a précédé la conclusion de la convention de délimitation de 1891 ?
Après avoir réalisé des recherches approfondies chacune de son côté, ni l’Indonésie ni la Malaisie
n’ont trouvé de preuves de l’exercice par les Pays-Bas d’une juridiction territoriale sur les îles
avant 1891. Cela n’est pas surprenant, puisqu’aucune des puissances présentes dans la région, y
compris les Pays-Bas eux-mêmes, ne considérait cette partie de la région Sulu comme faisant partie
du royaume du sultan du Bulungan ou des Indes orientales néerlandaises.
34. Il existe toutefois une certaine divergence de vues entre la Malaisie et l’Indonésie en ce
qui concerne la pertinence des mouvements du navire de la marine néerlandaise l’Admiraal van
Kinsbergen en 1878 dans la région, lorsqu’il jeta l’ancre au large de la côte et effectua des
sondages des fonds marins. Le navire s’arrêta à Mabul, mais pas à Sipadan. Dans son
contre-mémoire, l’Indonésie va jusqu’à soutenir que cela «montre qu’à l’époque les Néerlandais
considéraient que l’île [Mabul] appartenait au sultan du Boeloengan»37. L’île de Mabul se situe à
7,5 milles nautiques seulement de Sipadan. Monsieur le président, si les Néerlandais voulaient
revendiquer Mabul et les îles environnantes, pourquoi n’en dirent-ils rien lors des négociations
de 1889-1891 ? Cela aurait pourtant constitué un atout dans un mauvais jeu !
35. En outre, s’agissant de ce voyage du van Kinsbergen, mon éminent confrère, M. Soons, a
prétendu que « la présence de la marine néerlandaise, pendant toute cette période, prouve que le
Gouvernement néerlandais considérait que sa souveraineté, par l’intermédiaire du sultan
du Boeloengan, s’étendait au moins jusqu’à cette zone»38. Pendant toute cette période, Monsieur le
président, jusqu’à 1891. Cependant, ni l’Indonésie ni la Malaisie n’ont réussi à en trouver la
moindre preuve, ni dans les archives, ni où que ce soit39
.

37 CMI, vol. 1, p. 34, par. 3.63.
38 CR 2002/27, p. 33, par. 30; les italiques sont de nous.
39 RM, p. 36.
- 39 -
36. De toute évidence, des cas isolés de navires néerlandais croisant dans cette zone et qui
auraient observé Sipadan ne sauraient être considérés comme une indication sérieuse que le titre sur
Bulungan se soit étendu aussi loin au large de la côte, et il ne s’agit certainement pas de preuves
suffisantes pour étayer l’affirmation de M. Soons æ franchement fantaisiste æ, selon laquelle les
Néerlandais auraient été présents «pendant toute la période».
VI. Conclusion
37. Monsieur le président, si vous me le permettez, je terminerai cet exposé en tirant
trois conclusions.
38. Premièrement, s’agissant des revendications néerlandaises sur la côte orientale et les îles
de Bornéo antérieures à 1891, la Malaisie n’a pas trouvé une seule phrase, une seule expression, ni
un seul mot indiquant directement ou indirectement une quelconque revendication de la part du
sultan du Bulungan ou des autorités néerlandaises sur des territoires situés à l’est de Batu Tinagat,
ou pouvant être interprété comme tel.
39. Deuxièmement, il en va de même des îles et de la zone maritime située à l’est et au
nord-est de celles qui sont citées expressément dans les contrats et les accords complémentaires
entre le sultan du Bulungan et les Pays-Bas, à savoir Tarakan, Nunukan et Sebatik. On ne trouve
pas non plus d’indication en ce sens dans les rapports annuels néerlandais sur les colonies, ni dans
les autres documents coloniaux officiels comme la correspondance ou les mémorandums de cession
établis par les résidents locaux, ni dans les comptes rendus des débats parlementaires, ni dans des
récits de voyage.
40. C’est pourquoi, Monsieur le président æ et ce sera ma dernière conclusion
aujourd’hui æ, nous pouvons adhérer totalement au point de vue de l’Indonésie, même si c’est
pour des raisons différentes, et dire que, puisqu’il n’y avait pas avant 1891 de revendication
néerlandaise sur ces îles, l’histoire de Bulungan au XIXe
siècle n’a en effet «aucun intérêt en
l’espèce».
41. Monsieur le président, voilà qui conclut mon intervention. Je vous prie maintenant de
bien vouloir appeler à la barre mon collègue M. James Crawford. Je vous remercie, Monsieur le
président, Madame et Messieurs de la Cour, de votre attention.
- 40 -
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur le professeur. Je donne maintenant la parole à
M. James Crawford.
M. CRAWFORD : Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour.
L’ETENDUE DU NORD-BORNEO BRITANNIQUE EN 1891 ET SES CONSEQUENCES
POUR LA THESE DE L’INDONESIE
Introduction et aperçu général
1. Je vais m’employer à vous montrer comment la Malaisie a acquis son titre sur Sipadan et
Ligitan, les deux îles objet du différend, et même sur l’ensemble du groupe des îles de Ligitan, de
son prédécesseur en titre, les Etats-Unis d’Amérique, par l’effet d’une cession ou d’une
renonciation. Je procéderai en deux étapes. Aujourd’hui, je vous montrerai quelle était la situation
avant la conclusion de la convention de 1891. Demain, j’examinerai les transactions qui ont été
faites avec les Etats-Unis.
2. Cela dit, permettez-moi tout d’abord de placer ces questions dans le cadre général de
l’affaire. En effet, vous n’avez pas besoin de vous prononcer sur le mode d’acquisition du titre de
la Malaisie sur les îles si vous rejetez la thèse de l’Indonésie fondée sur la convention de 1891.
3. Cette proposition — qui n’enlève pas sa pertinence à ce qui va suivre — repose sur un
postulat juridique de base et sur deux faits élémentaires; l’un de ces faits est admis par l’autre
partie, l’autre ne saurait être raisonnablement contesté.
4. Le postulat juridique de base est le suivant : vous devez seulement trancher le différend
entre la Malaisie et l’Indonésie. C’est même tout ce que vous pouvez faire. Dans une instance
judiciaire, le titre a un caractère relatif, comme l’a dit Max Huber en l’affaire de l’Ile de Palmas40
.
Pour triompher, une partie doit simplement établir que son titre est meilleur que celui de l’autre
partie. Ce n’est pas aux yeux du monde qu’elle doit prouver la valeur de son titre. Et en matière de
titre, il vaut mieux quelques éléments de fait plutôt qu’aucun, et beaucoup d’éléments de faits
plutôt que quelques-uns.

40 Affaire relative à la Souveraineté sur l’île de Palmas (ou Miangas), Recueil des sentences arbitrales, vol. II,
1928, p. 838-839 et 868.
- 41 -
5. Et il y a en l’espèce deux faits élémentaires : tout d’abord, les Néerlandais n’avaient pas
de titre sur le groupe des Ligitan avant 1891. Il n’est guère contestable que les prétentions du
sultan de Bulungan ne s’étendaient pas jusque là. Dire que le groupe des Ligitan faisait partie des
territoires de Tidoeng est franchement invraisemblable, et nos adversaires n’ont pas pu trouver, ou
essayé de trouver, un spécialiste néerlandais de l’histoire de Bornéo qui oserait le faire. Dans son
mémoire, l’Indonésie a fait la part belle au lien entre Bulungan et le groupe des Ligitan. Or, à
mesure que la procédure avançait — vous l’avez entendu —cette affirmation est passée au second
plan. On dirait un roman d’Agatha Christie : «La disparition du sultan». Dans sa réplique,
l’Indonésie en est réduite à dire que le statut des îles était «incertain»41, et qu’il n’y a même pas lieu
que la Cour se prononce sur cette question. Elle l’a redit cette semaine : chaque fois que
sir Arthur Watts parlait d’un élément quelconque antérieur à 1891, il n’avait que le mot «incertain»
à la bouche42. Assurément, la Cour s’émerveillera de la magie par laquelle l’incertitude qui régnait
en 1890 s’est transformée en certitude et en titre conventionnel en 1891. Il reste qu’en
douze années de négociations — ou plus précisément au cours des deux séries de négociations qui
ont eu lieu entre 1879 et 1891 —, les Néerlandais n’ont jamais, à aucun moment, revendiqué le
moindre titre sur les îles, comme M. Schrijver vient de vous le montrer. Voilà donc le premier fait.
6. Le second fait est le suivant : après 1891, ni les Pays-Bas, ni l’Indonésie n’ont exercé
d’autorité réelle sur les îles. Au contraire, la BNBC, la Grande-Bretagne et l’Indonésie ont exercé
une autorité au moins partielle. Il est vrai que l’Indonésie s’efforce de mettre en évidence des cas
où des navires néerlandais ont accosté à Sipadan. Le capitaine du Lynx n’avait peut-être pas lu,
n’avait évidemment pas pu lire, l’affaire relative au Sahara occidental : si l’île était déserte, il
aurait pu penser qu’il avait le droit d’y débarquer. Vous avez entendu M. Soons faire valoir la
thèse de l’Indonésie sur les effectivités dont elle se prévaut entre 1891 et 1969. Il n’avait en fait
qu’un atout dans sa manche : le Lynx. C’est un animal solitaire, le Lynx. A vrai dire, l’exposé fait
lundi par M. Soons a probablement duré plus longtemps que toute l’expédition de l’équipage du
Lynx sur Sipadan le 26 novembre 192143. Et M. Pellet a eu l’audace de faire valoir qu’il s’agissait

41 RI, par. 3-4 de l’introduction; voir également par. 5.38 et 5.40 a).
42 CR 2002/27, p. 21 (Watts), 56 (Watts, à trois reprises), 50-51 (Pellet), 57 (Watts), 58 (Watts, à trois reprises);
CR 2002/28, p. 26 (Watts).
43 MI, vol. 4, annexe 120, p. 4.
- 42 -
d’une administration continue44. Même si l’on considère que le Lynx a agi dans l’exercice d’une
compétence territoriale pendant cette brève demi-heure de novembre 1921 — avant de revenir
bredouille — (et M. Schrijver vous prouvera demain que ce n’était pas le cas), cet incident isolé est
insignifiant si on le compare au bilan de l’administration exercée par la BNBC, la Grande-Bretagne
et la Malaisie au fil des années. Une chose est donc très claire, et c’est le second fait essentiel :
l’administration des îles par la Malaisie et ses prédécesseurs est bien plus réelle que celle de
l’Indonésie et de ses prédécesseurs. Voilà le second fait.
7. Ces deux éléments de fait étant établis, la thèse de l’Indonésie s’écroule si son
argumentation fondée sur le traité n’est pas retenue. Si ce traité n’existait pas, personne ne pourrait
même songer à prétendre que son titre sur les îles est plus solide que celui de la Malaisie. Vous
avez seulement à vous prononcer sur le traité, le reste n’est que complications inutiles.
8. Peut-être vous demanderez-vous pourquoi, cela étant, j’aborde la question du titre sur le
groupe des Ligitan, qui comprend Sipadan et Ligitan, alors que la Malaisie pourrait se contenter de
montrer que son interprétation du traité est la bonne ?
9. Et bien, la première raison, et la plus simple, est que nous voulons rétablir la vérité. Les
prétentions de la Malaisie correspondent à la réalité. Elles s’accordent avec les événements
historiques — pardonnez-moi, mais il se trouve que j’ai étudié l’histoire et pas seulement le droit.
L’Indonésie n’a formulé ses prétentions pour la toute première fois qu’en 1969, et c’est un fait
historique. En comparaison, les prétentions de la Malaisie correspondent aux transactions qui ont
été faites, ainsi qu’aux idées et aux actes des hommes politiques, diplomates et fonctionnaires qui
ont joué un rôle aux moments importants. C’est la thèse de l’Indonésie qui repose sur des bases
artificielles, pas celle de la Malaisie.
10. La deuxième raison pour laquelle j’examine cette question est qu’elle permet de retracer
avec suffisamment de clarté, à partir des documents, le processus par lequel la Malaisie a obtenu le
titre sur les îles. Il est vrai que cela ne s’est pas fait en une seule transaction, mais en une série de
transactions intervenues entre 1885 et 1930. Heureusement, chacune de ces opérations est attestée
par des documents solides : le protocole tripartite de 1885 entre la Grande-Bretagne, l’Allemagne

44 CR 2002/27, p. 56-57 (Pellet).
- 43 -
et l’Espagne45, parfois appelé «protocole de Madrid», l’échange de notes anglo-américain de 190746
et la convention de délimitation anglo-américaine de 193047. Nous savons quelles questions les
parties à ces traités devaient régler, et comment elles l’ont fait. Nous savons également que ces
traités portaient sur des questions bien distinctes de celles qu’avaient examinées la
Grande-Bretagne et les Pays-Bas avant de conclure la convention de délimitation de 1891. Il n’y
avait absolument rien de commun entre ces négociations.
11. Enfin, la troisième raison pour laquelle je traite de cette question est qu’elle constitue une
base distincte permettant d’établir la souveraineté de la Malaisie sur les îles. Pour avoir gain de
cause, la Malaisie doit établir toute une série d’éléments. Montrer, comme le fait l’Indonésie, que
les deux îles ont été attribuées au Bornéo néerlandais aux termes de la convention de 1891 ne suffit
pas. Même si c’était vrai, l’Indonésie n’aurait encore rien prouvé. En effet, la Grande-Bretagne
n’aurait pas pu céder ces deux îles au Bornéo néerlandais, même si elle l’avait voulu : le groupe des
îles Ligitan ne faisait pas partie du protectorat du Nord-Bornéo au moment où a été conclue la
convention de 1891, et les parties en étaient convenues. Nemo dat quod non habet. Les
Britanniques ne pouvaient pas en 1891 céder aux Néerlandais un titre sur des îles qui, de tous les
points de vue, ne faisaient pas partie du Nord-Bornéo. Et c’est ce que montrent les événements
postérieurs, en particulier les transactions faites entre 1903 et 1907 avec les Etats-Unis. Ils
montrent que rien dans l’histoire ne confirme la thèse de l’Indonésie.
12. [Onglet 14 : la concession de Sulu et le différend territorial avec les Philippines.] Au
cours des trois étapes de la procédure écrite, et dans son premier tour de plaidoiries, l’Indonésie n’a
jamais affronté cette difficulté. Elle continue à plaider comme si elle n’avait qu’à montrer que les
deux îles avaient été attribuées aux Néerlandais aux termes de la convention de 1891. Cela, comme
elle l’a dit dans sa réplique et l’a répété cette semaine, lui conférerait un «titre conventionnel
incontestable» sur les îles48. Et tout ce que M. Pellet a dit sur la prescription part de l’hypothèse
qu’il existe un titre conventionnel incontestable. Mais admettons — uniquement pour les besoins

45 MM, vol. 2, annexe 15.
46 MM, vol. 2, annexes 15, 23-24, avec la carte jointe en annexe (la carte Durand), MM, vol. 5, carte 6.
47 MM, vol. 2, annexe 29.
48 RI, introduction, par. 2 et 13.
- 44 -
de mon argumentation — que l’interprétation de la convention de 1891 faite par l’Indonésie soit la
bonne : même sur ce fondement, l’Indonésie n’aurait pas de titre conventionnel. Pourquoi ? Parce
qu’en 1891, les deux îles ne faisaient pas partie du Nord-Bornéo britannique et les Britanniques ne
pouvaient donc pas les céder. Comme vous pouvez le voir sur le tableau projeté à l’écran
(onglet 14 de votre dossier), les îles n’entraient pas dans le champ d’application de la concession de
Sulu de 1878 — du reste, vous l’avez dit vous-mêmes. Aucun événement survenu entre 1878
et 1891 n’a modifié cette situation, qui a été expressément confirmée en 1885, lorsque la
Grande-Bretagne et l’Allemagne ont finalement reconnu les prétentions de l’Espagne sur tous les
territoires de Sulu qui n’entraient pas dans le champ d’application de la concession de 1878 et que,
en contrepartie, l’Espagne a reconnu les droits de la Grande-Bretagne sur le Nord-Bornéo et les îles
situées dans la limite des neuf milles nautiques, c’est-à-dire les îles comprises dans la concession
octroyée par le sultan en 1878.
13. Ainsi, la Grande-Bretagne était tenue, en vertu d’un acte public, le protocole de 1885, de
reconnaître que toutes les îles de Sulu situées à plus de neuf milles nautiques de la côte de Bornéo
jusqu’à la rivière Sibuko étaient espagnoles. En outre, la Grande-Bretagne savait à l’époque que
les Néerlandais n’avaient émis aucune revendication sur les îles au sud de la baie de Darvel. Il a
été maintes fois répété dans la correspondance et au cours des négociations que les prétentions
néerlandaises n’allaient pas plus loin à l’est que Batu Tinagat. Si le protocole de 1885 avait eu des
incidences sur les prétentions des Néerlandais, pourquoi n’ont-ils pas protesté ? La réponse est
évidente. Comme le montrent les cartes néerlandaises, les Néerlandais reconnaissaient que le
secteur qui comprenait les deux îles appartenait à Sulu : c’étaient des possessions de Sulu au large
de la côte, dirons-nous.
14. Dès lors, même si son interprétation de la convention de 1891 est la bonne, comment
diable l’Indonésie pourrait-elle l’emporter ? Elle n’a jamais pris la peine de nous le dire. Sa thèse
n’a pas la moindre cohérence. L’Indonésie n’a jamais administré les îles. Elle prétend que les îles
leur auraient été attribuées aux termes d’un traité conclu avec la Grande-Bretagne à une époque où
elles n’appartenaient pas à ce pays. D’où peut bien venir alors ce titre conventionnel incontestable
de l’Indonésie ? Une ligne de partage fixée par un traité ne peut attribuer que les îles qui
- 45 -
appartiennent aux parties à ce traité. L’Indonésie élude ce problème. Elle ne nous oppose que son
silence. Une ligne de partage fixée par traité ne peut attribuer que les îles qui appartiennent aux
parties à ce traité. [fin de l’onglet 14]
15. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je vous prie de m’excuser pour
cette répétition mais, comme nos contradicteurs ont habilement brouillé les pistes, je dois être
parfaitement clair. Si vous rejetez l’interprétation que fait l’Indonésie de la convention de 1891,
l’affaire est finie : c’est véritablement de la clé de voûte de sa thèse. Mais même à supposer que
vous approuviez l’argumentation de l’Indonésie concernant le traité, il faudra aller plus loin. Vous
devrez déterminer comment les Pays-Bas auraient pu acquérir les îles alors que ni eux, ni la BNBC
ne détenaient le titre sur celles-ci en 1891. Même si, hypothèse peu probable, l’Indonésie est dans
le vrai au sujet de la convention de 1891, vous aurez encore à déterminer ce qu’il est advenu du
titre sur les îles compte tenu des événements postérieurs à 1891. La Malaisie fait valoir ses
arguments sur ce point, et les étaye par des documents historiques et juridiques. L’Indonésie, elle,
n’a pas présenté la moindre thèse devant la Cour, et surtout elle n’a produit aucun élément de fait.
16. L’Indonésie fait grand cas de la contradiction entre les arguments de la Malaisie relatifs
au titre et ses arguments relatifs à l’administration — outre le mot «incertitude», les conseils de
l’Indonésie n’ont que le mot «contradiction» à la bouche. Or, la thèse de la Malaisie est
intrinsèquement cohérente et ne se contredit absolument pas, comme je vais vous montrer. En
revanche, il y a une contradiction au cœur même de la thèse de l’Indonésie. L’Indonésie affirme
avoir acquis un titre conventionnel sur deux îles aux termes d’un traité conclu avec un Etat qui,
dit-elle, ne détenait pas le titre sur ces îles au moment de la conclusion du traité, et ne l’a jamais
détenu depuis. Ça, c’est ce qu’on appelle une contradiction.
Les transactions concernant le Nord-Bornéo et les îles avant 1891
17. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, j’en viens à présent aux
transactions concernant le Nord-Bornéo et les îles avant à 1891. Ce faisant, à titre préliminaire, je
tiens à évoquer devant vous un point essentiel. L’Indonésie parle toujours de ces îles comme s’il
s’agissait d’îles désertes et isolées au milieu de l’océan. Or, comme nous l’avons montré, Ligitan
n’est absolument pas isolée : du point de vue géographique, elle fait partie, avec Danawan et
- 46 -
Si Amil, d’un même ensemble de récifs. Sipadan, c’est vrai, est une île océanique, c’est pourquoi
les amateurs de plongée sous-marine l’apprécient. Elle a toujours été considérée comme faisant
partie du groupe des îles Ligitan, bien qu’elle se trouve à plusieurs milles de distance. Je vous
renvoie au répertoire maritime britannique de 189049, et aussi à sa seconde édition de 1902, que
l’Indonésie a jointe en annexe à sa réplique50. Sur l’un et l’autre, on voit que Sipadan fait partie du
groupe des Ligitan, et on retrouve l’expression «groupe des Ligitan» dans les cartes de l’époque.
18. Et voici où je veux en venir : avant 1889, personne ne parlait du parallèle de
latitude 4° 10’. Ce parallèle a été choisi tardivement au cours des négociations sur la convention
de 1891 parce qu’il se trouve être celui de Broershoek, c’est la seule raison. A l’époque du
Sultanat de Sulu, personne n’aurait pensé posséder un titre sur ces seules deux petites îles : le titre
ne pouvait porter que sur l’ensemble du groupe d’îles. Dire qu’en 1878 le Bulungan détenait le
titre sur Sipadan et Ligitan juste parce qu’elles se trouvaient au sud du parallèle 4° 10’ aurait été
complètement illogique, invraisemblable — un anachronisme total. Mais que les Pays-Bas n’aient
pas mentionné le groupe des îles Ligitan est encore plus étonnant s’ils les revendiquaient. Ils
auraient renoncé aux îles les plus importantes du groupe pour garder les plus petites. Cela devait
donner matière à discussion, si telle avait été l’intention des Pays-Bas. Mais ce n’était bien sûr pas
le cas.
19. L’Indonésie dit sans grande conviction qu’il ne faudrait pas «donner à penser que les
Pays-Bas avaient renoncé à toute revendication et à toute présence à l’est de ce point»51
.
L’existence d’une telle revendication ou d’une telle présence n’est aucunement établie, comme l’a
démontré M. Schrijver. Aucun document officiel n’en fait état. Les Pays-Bas n’ont jamais émis la
moindre protestation ni pris la moindre mesure concernant ces îles. Elles ne sont indiquées sur
aucune carte comme étant néerlandaises. Il n’existe aucune preuve écrite. On ne trouve aucun
nom de fonctionnaire du Bulungan associé aux îles — ni du reste de fonctionnaire néerlandais,
avant la conclusion de la convention de 1891. Dire que les Néerlandais revendiquaient les îles ne
concorde absolument pas avec l’historique de la négociation de la convention.

49CMM, vol. 2, annexe 1.
50 RI, vol. 2, annexe 4.
51 RI, par. 5.23.
- 47 -
L’étendue du Sultanat de Sulu avant 1878 et le champ d’application territorial de la
concession de 1878
20. Alors, si le groupe des îles Ligitan ne faisait pas partie de Bulungan, faisait-il partie de
Sulu ? D’après l’Indonésie, le statut des îles en 1891 était extrêmement flou. M. Bundy a dit que
la Malaisie n’a produit «absolument aucun élément» prouvant que Sulu y exerçait l’autorité52
.
21. [Onglet 15 : carte néerlandaise de 1870.] En réalité, la situation des îles au large du
nord-est de Bornéo avant 1878 ressort clairement des documents historiques et ne cadre pas avec
les propos de M. Bundy. En particulier, les documents produits devant la Cour montrent que :
1) Lorsqu’il décrit les possessions de Sulu à Bornéo en 1837, Hunt indique noir sur blanc que
Sipadan, qui «abonde en tortues vertes», appartient à Sulu53
.
2) Dans ses «notes sur Bornéo» de 1855, von Dewall, fonctionnaire néerlandais, reconnaît
expressément que les chefs locaux de la côte du nord-est «peuvent seulement être considérés
comme placés sous [l’]autorité [de Sulu]». Les titres qu’ils portent viennent de Sulu, et la
population des territoires néerlandais «ne s’aventure pas en mer»54. Il avait raison sur ce
point : le sultan de Bulungan n’avait pas de flotte. Comment aurait-il pu exercer l’autorité sur
les îles sans avoir un seul navire à sa disposition ? L’île est trop lointaine pour que l’on puisse
y aller à la nage, et rien ne prouve que le sultan savait même nager.
3) En revanche, les agents du sultan, dont nous connaissons les noms, ont exercé l’autorité sur les
îles de la côte orientale, notamment Omadal55. L’Indonésie concède que le sultan de Sulu a
nommé des chefs sur Danawan56, qui fait partie du groupe des Ligitan et entretenait des liens
étroits avec Sipadan.
4) Les îles étaient indiquées sur les cartes néerlandaises comme faisant partie de Sulu. La carte
projetée à l’écran, et qui est reproduite sous l’onglet 15 de votre dossier, est tirée de l’Atlas
général des Indes néerlandaises, dans sa seconde édition, publiée en 187057. Vous avez la
partie qui nous intéresse, agrandie, sous l’onglet 16. Dans cet ouvrage publié huit ans avant

52 CR 2002/28, p. 45 (Bundy).
53 MM, vol. 3, annexe 34, tel que cité dans le mémoire, au par. 5.4
54 RI, vol. 2, annexe 1.
55 Voir par exemple MM, vol. 4, annexe 76, et les développements au par. 5.7 du mémoire. Une liste des noms
figure dans le mémoire de la Malaisie, vol. 4, annexe 90.
56 CMI, par. 3.53.
57 MM, vol. 5, carte 3.
- 48 -
l’octroi de la concession de Sulu, il est clairement indiqué que Sipadan et Ligitan — c’est
«Siparan» ici, vous connaissez l’origine du nom — font partie des possessions de Sulu,
«Solok» sur la carte. D’ailleurs, les éditeurs de l’atlas étaient deux fonctionnaires bien
renseignés du Gouvernement des Pays-Bas, et non pas des cartographes qui élaboraient à
distance des atlas de poche.
5) Immédiatement après l’octroi de la concession de 1878, le Gouvernement néerlandais, en
réponse à des questions posées par le Parlement, a affirmé qu’il n’avait «jamais contesté
l’autorité de l’Espagne sur les dépendances de Sulu dans la partie nord-est de l’île» de
Bornéo58. Il a cependant réservé expressément le titre néerlandais qui s’étendait le long de la
côte jusqu’à Batu Tinagat, mais pas plus loin. En 1879, par exemple, le ministre néerlandais
des colonies a précisé que la frontière était le «rocher de Batu Tinagat»
59. La zone litigieuse
apparaît très clairement sur les cartes, qui n’indiquaient absolument pas la ligne d’attribution
proposée à l’est, ni bien sûr le parallèle de latitude 4° 10’ nord, dont il a été question pour la
première fois dans le cadre des négociations en 1889, dix ans plus tard. En 1888, le
Gouvernement néerlandais a dit que Batu Tinagat était «le point extrême à l’est» de ses
prétentions60. Et tous les éléments attestent que, loin de se retirer en direction du sud le long de
la côte, le Bulungan a effectué un grand bond en avant jusqu’à Batu Tinagat pour anticiper
l’octroi de la concession par le sultan. [Fin de l’onglet 16.]
22. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, sir Arthur Watts a expressément
reconnu cette semaine que les éléments requis pour établir le titre sur un territoire varient selon la
nature et l’emplacement de ce territoire, et que des éléments relativement minces pourraient suffire
si aucun autre Etat revendiquant ce territoire ne peut en présenter de meilleurs61. Evidemment, tout
cela est exact. Mais, malheureusement, lorsque les conseils de l’Indonésie ont examiné les
éléments indiquant que Sulu détenait le titre, ils n’ont pas appliqué la règle bien établie citée par
sir Arthur. Certes, prouver que deux petites îles parmi des douzaines d’autres situées autour de la

58 MM, vol. 3, annexe 51, tel que cité au par. 5.8 du mémoire.
59 MM, vol. 3, annexe 40, p. 24.
60 MI, vol. 2, annexe 37, p.329, et voir RM, par. 3.21.
61 CR 2002/27, p. 24 (Watts).
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péninsule de Semporna appartenaient en 1870 à un sultanat local présente quelques difficultés.
Pourtant, nous avons bel et bien produit un nombre considérable d’éléments de cette époque qui
l’attestent, et ce ne sont pas de simples affirmations générales, mais des éléments précis. Je prends
l’exemple du panglima Abu Sari — panglima était un titre attribué par un souverain — le panglima
Abu Sari a été nommé chef de Danawan par la compagnie en 1899. Il a pris part à des différends,
réglés par la BNBC, portant sur le ramassage des œufs de tortue. La BNBC l’a même brièvement
envoyé en prison car il était resté fidèle au sultan de Sulu62. Cela montre que les liens d’allégeance
existaient toujours bien après que le sultan de Sulu eut disparu de la scène internationale. Le
contraste est saisissant entre ces éléments de preuve et ce qu’a produit l’Indonésie, c’est-à-dire rien.
Les prétentions néerlandaises coïncidaient avec les limites du territoire de Bulungan tel qu’il était
décrit dans les contrats de 1850 et de 1878. En effet, comme l’Indonésie elle-même le dit dans sa
réplique, «les Pays-Bas avaient admis que le territoire du Boeloengan n’allait pas au-delà du cap de
Batoe Tinagat»63. Il n’est guère étonnant que l’Indonésie ne puisse produire le moindre élément
prouvant sa souveraineté sur les îles. Rien ne permet d’affirmer que le sultan de Bulungan ait
exercé une quelconque autorité, même sur l’île de Sebatik elle-même : les éléments de preuve
d’origine néerlandaise tendent plutôt à indiquer le contraire. La revendication néerlandaise sur
Batu Tinagat était elle-même une «revendication maximale» (ambit claim) : c’était le point extrême
qu’ils pensaient pouvoir atteindre le long de la côte, et les Néerlandais ont finalement renoncé à
cette revendication. Après 1891, ils se sont retirés en direction du sud-ouest de Batu Tinagat à
Broershoek, ils n’ont pas avancé de 50 milles vers l’est en direction de Sulu !
23. En passant, je relèverais que, la seule fois que M. Bundy a essayé de montrer
l’inexistence de l’autorité de Sulu, c’est lorsqu’il s’est référé à une note du 5 avril 2001 adressée à
l’Indonésie par les Philippines64. C’est un élément de preuve un peu tardif, pourrait-on penser. Les
membres de la Cour se souviendront de la revendication nouvelle des Philippines, sur un territoire
en forme d’œuf, annoncée par cette lettre. Je rappellerai l’observation de M. Kooijmans disant sans

62 Voir RM, par. 2.7, note 11 et renvois.
63 RI, par. 5.14.
64 CR 2002/28, p. 46 (Bundy).
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détour que la revendication des Philippines n’avait pas le niveau de «plausibilité» requis65
.
J’espère que M. Bundy, la semaine prochaine, aura la décence de se référer à des documents datant
de la période en question, c’est-à-dire le XIXe
siècle. Les seuls éléments de preuve qu’il invoque
datent du XXIe
siècle, et n’ont dès lors aucune vraisemblance.
24. Donc, lorsqu’en 1878 le sultan a octroyé sa concession aux promoteurs de la compagnie
britannique, la situation était claire. Les Néerlandais reconnaissaient que les îles se trouvant entre
Bornéo et les Philippines faisaient historiquement partie de Sulu. Les seules exceptions étaient les
îles côtières de Sebatik, Tarakan et Nanukan, et les petits îlots qui leur étaient rattachés, qui étaient
revendiqués comme faisant partie de Bulungan aux termes des contrats de 1850 et de 1878. Tout le
reste appartenait à Sulu. Et cela correspondait à la situation politique et sociale. Le sultan de
Bulungan n’avait aucune autorité sur les souverains de Sulu et leurs sujets Bajau qui habitaient et
utilisaient les îles. Les ramasseurs d’œufs sur Sipadan tenaient leurs droits de Sulu. Ce qui existait
en fait d’autorité dans la région émanait de responsables locaux nommés par le sultan de Sulu
comme le panglima Abu Sari.
25. Les conseils de l’Indonésie cherchent à minimiser l’importance de Sulu, le considérant
comme un sultanat mineur, incapable d’exercer l’autorité sur les îles66. Cela démontre une
nouvelle fois qu’ils connaissent mal l’histoire de la région. Sulu a résisté à l’Espagne pendant de
nombreuses décennies : il ne s’est incliné qu’à la fin de l’année 1878, après une intervention
énergique de l’Espagne. De nombreux ouvrages concernant Sulu ont été écrits au XVIIIe
et
au XIXe
siècles, et la Malaisie en parle dans ses écritures67
.
26. [Onglet 17 : champ d’application territorial de la concession octroyée par le sultan.] En
outre, quelles qu’aient pu être les incertitudes quant au champ d’application territorial de la
concession de 1878, ses effets à l’égard des îles étaient très clairs. Cette concession visait l’île de
Bornéo proprement dite jusqu’à la rivière Sibuko et les îles jusqu’à une distance de 9 milles

65 Arrêt du 23 octobre 2001, déclaration de M. Kooijmans, par. 9 et 16.
66 CR 2002/27, p. 40-43 (Pellet).
67 Voir MM, vol. 1, p. 8, note 7 et les ouvrages qui y sont cités.
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nautiques à partir de cette côte. Elle ne visait ni Kapalai, ni le groupe des îles Ligitan — Danawan,
Si Amil, Ligitan et Sipadan, toutes îles qui se trouvaient au-delà de la limite des 9 milles, comme
vous pouvez le voir sur le schéma qui se trouve sous l’onglet 17 de votre dossier.
L’établissement de la BNBC
27. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je vais examiner brièvement
l’établissement de la BNBC. La concession de 1878 fut attribuée aux promoteurs de la BNBC,
Overbeck et Dent, parce qu’ils montaient une compagnie britannique, qui fut finalement constituée
en vertu d’une charte royale octroyée par la reine Victoria en 188168. La charte reprenait le champ
d’application territorial de la concession de 1878. Les Pays-Bas élevèrent une protestation à
l’encontre de cette charte69 en s’appuyant non pas, comme vous l’a dit M. Soons, sur l’existence
d’une quelconque administration néerlandaise, mais sur leur interprétation, non fondée et énoncée
en termes très généraux, de l’effet du traité de 182470 : cette protestation ne concernait nullement
les îles. L’existence même de cette protestation démontre que le Gouvernement néerlandais savait
quel était le champ d’application territorial de la concession de Sulu. C’est dans ce contexte qu’il
faut interpréter le fait que les Pays-Bas ont toujours limité leur revendication, à l’est, à
Batu Tinagat : il n’existe aucune île à moins de neuf milles nautiques de Batu Tinagat, à part
Sebatik. [Fin de l’onglet 17.]
Le protocole de 1885
28. J’en viens à présent au protocole de Madrid de 1885. L’Espagne, comme vous le savez,
ne reconnaissait pas la validité de la concession de 1878. Elle affirmait en effet avoir conquis Sulu
au plus tard en 1851. Les Pays-Bas reconnaissaient la revendication espagnole, mais pas
l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Le différend fut réglé par le protocole de 1885, aux termes
duquel la Grande-Bretagne et l’Allemagne reconnaissaient que le Sultanat de Sulu faisait partie des
Philippines espagnoles, et l’Espagne que le territoire visé par la concession de Sulu faisait partie du

68 MM, vol. 2, annexe 14.
69 MM, vol. 3, annexe 41.
70 CR 2002/27, p. 36 (Soons).
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Nord-Bornéo britannique71. Ainsi, en vertu du protocole de 1885, la Grande-Bretagne
reconnaissait comme étant espagnoles toutes les îles qui faisaient partie du territoire de Sulu et qui
se trouvaient au-delà de la limite de neuf milles nautiques à partir de la côte de Bornéo, notamment
tout le groupe des îles Ligitan.
29. L’Indonésie cherche à minimiser la portée du protocole de 1885, en faisant valoir qu’il
ne concernait que l’archipel des Sulu, au sens strict, et non les îles au large du Nord-Bornéo.
Pourtant, il faut dire que nous n’avons guère entendu cet argument cette semaine. En réalité, les
termes du protocole de 1885 sont clairs : ils sont reproduits dans votre dossier, sous l’onglet 20 :
30. L’article II prévoit que l’archipel comprend
«toutes [et j’insiste là-dessus, toutes] les îles qui se trouvent entre l’extrémité
occidentale de l’île de Mindanao, d’une part, et le continent de Bornéo … à
l’exception de celles qui sont indiquées à l’article III [le continent de Bornéo]».
Puis l’article III dispose que :
«Le Gouvernement espagnol renonce, vis-à-vis du Gouvernement Britannique
[et non du gouvernement d’un autre pays], à toute prétention de souveraineté sur les
territoires du continent de Bornéo qui appartiennent, ou qui ont appartenu dans le
passé [parce qu’ils ne pouvaient s’accorder sur le statut de Sulu], au sultan de Sulu
(Jolo), y compris les îles voisines de Balambangan, Banguey, et Malawali, ainsi que
toutes celles comprises dans une zone de trois lieues maritimes le long des côtes, et
qui font partie des territoires administrés par la compagnie dite «British North Borneo
Company.»
Donc, si l’Espagne n’a pas reconnu en 1885 la validité de la concession de 1878, elle en a
manifestement reconnu le champ d’application territorial. La mention dans l’article III, auquel
renvoie l’article II, de la zone de trois lieues marines montre que les parties au protocole de 1885
visaient toutes les îles au large de la côte du Nord-Bornéo jusqu’à la rivière Sibuko, et
reconnaissaient que toutes les îles situées au-delà des trois lieues marines continuaient à appartenir
à l’Espagne. C’est précisément ce que conclurent les Etats-Unis et la Grande-Bretagne lorsqu’ils
se penchèrent sur la question après 1903, comme nous le verrons demain. Rien dans les éléments
du dossier n’indique que les vues des négociateurs néerlandais étaient différentes sur ce point. Les
Pays-Bas n’ont jamais élevé de protestation à l’égard du protocole de 1885, ni de sa confirmation
en 189772
.

71 MM, vol. 2, annexe 15.
72 MM, vol. 2, annexe 18.
- 53 -
L’établissement du protectorat britannique
31. Un autre événement intéressant se produisit avant le début des négociations entre les
Pays-Bas et la Grande-Bretagne pour régler leur différend «à Bornéo» : il s’agit de la proclamation
officielle par la Grande-Bretagne d’un protectorat sur le Nord-Bornéo en 188873
.
32. Seuls deux points méritent être évoqués à propos de l’accord de protectorat et de la
proclamation connexe. En premier lieu, il est clair que l’étendue du Nord-Bornéo britannique, aux
termes de l’accord et de la proclamation, était identique à ce qu’elle était en vertu de la concession
de 1878 et du protocole de 1885. En second lieu, les Pays-Bas, qui avaient initialement protesté à
l’égard du protectorat, le reconnurent ensuite en 1891. Là encore, la protestation montre que le
Gouvernement néerlandais connaissait bien la situation. Le Nord-Bornéo britannique ne s’étendait
que jusqu’aux îles situées dans la limite des neuf milles à partir de la côte. L’attention des
Pays-Bas a donc été appelée à quatre reprises sur cette situation et cette limite : par la concession
de 1878, à cause de laquelle les Pays-Bas ont occupé Batu Tinagat; par la charte royale, à l’égard
de laquelle ils ont protesté; par le protocole de 1885, qui a été publié; et par l’accord de protectorat
de 1888, à l’égard duquel ils ont protesté. Comment — et c’est peut-être la question à
mille francs — les îles auraient-elles pu être attribuées aux Pays-Bas aux termes de la convention
conclue en 1891 avec la Grande-Bretagne, alors qu’il n’existait dans la limite des neuf milles
nautiques du Nord-Bornéo aucune île susceptible d’être visée par la ligne de partage, si une telle
ligne existait ?
Conclusion
33. Permettez-moi de résumer la situation qui existait à l’époque de la négociation et de la
conclusion de l’accord de 1891. Je le ferai en six points.
1) L’Etat du Nord-Bornéo, sous protection britannique, revendiquait tous les territoires jusqu’à la
rivière Sibuko et toutes les îles dans la limite des 9 milles nautiques à partir de la côte.
2) Cette revendication a été expressément reconnue par l’Espagne en 1885.

73 MM, vol. 2, annexe 16.
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3) Cette revendication a été également reconnue par les Pays-Bas aux termes de la convention
de 1891, sauf pour la zone litigieuse qui se trouvait entre la rivière Sibuko et Batu Tinagat.
C’est cette zone litigieuse qui a été partagée aux termes de la convention de 1891.
4) Le groupe des Ligitan était exclu du champ d’application de la concession de 1878 et les îles
ont été clairement reconnues par les Britanniques, en vertu du protocole de 1885, comme
appartenant à l’Espagne.
5) Le Gouvernement néerlandais connaissait très bien les limites au large du champ d’application
territorial de la concession de Sulu. Il n’a jamais revendiqué aucune île à l’est de Sebatik. Il
n’a pas manifesté le moindre intérêt à l’égard du groupe des Ligitan.
6) Enfin, même si — à titre d’hypothèse — une ligne de partage avait été tracée à 50 ou
100 milles de la côte orientale de Sebatik aux termes de la convention de 1891, cette ligne
n’aurait pu produire d’effets sur ces îles parce qu’elles n’appartenaient pas à la
Grande-Bretagne et qu’à l’époque celle-ci ne les revendiquait pas comme appartenant au
Nord-Bornéo.
34. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, si ces conclusions sont exactes
— nous n’avons rien entendu qui permette de les réfuter —, leur effet sur la thèse de l’Indonésie
est considérable. Comme je l’ai montré, presque toute la thèse de l’Indonésie repose sur
l’interprétation de la convention de 1891. Or, même si le sens de cette convention était bien celui
que l’Indonésie veut lui attribuer, elle ne produirait pas les effets juridiques que l’Indonésie veut lui
prêter. Nemo dat quod non habet. La Grande-Bretagne ne pouvait céder en 1891 ces îles qui ne lui
appartenaient pas. Les Pays-Bas ne pouvaient tirer de la convention de 1891 un titre conventionnel
sur les îles. Et tout ce qu’a dit mardi M. Pellet à propos de la prescription n’a dès lors aucune
pertinence. En réalité, au vu des éléments de preuve, la Grande-Bretagne serait davantage fondée,
si besoin était, à opposer la prescription aux Pays-Bas, puisque ceux-ci n’ont pas manifesté le
moindre intérêt à l’égard des îles après 1891 et que la BNBC, puis ses successeurs, les ont
continuellement administrées. Mais il n’y a pas lieu d’invoquer la prescription, parce que
l’Indonésie reconnaît elle-même que les prétentions antérieures des Pays-Bas en tant que
successeur du Sultanat de Bulungan étaient incertaines et que, pour les raisons que j’ai indiquées,
les Néerlandais n’ont pas pu acquérir un titre conventionnel en 1891. Dès lors, les prétentions des
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Pays-Bas n’étaient pas plus solides après 1891 qu’avant. Toutes les prétentions qu’ils auraient pu
émettre ensuite auraient dû être expresses et étayées par des arguments. Or, elles n’ont été ni l’un
ni l’autre, ce qui est désastreux pour la thèse de l’Indonésie, nonobstant la convention de 1891. Ce
que je viens de dire vaudrait également si — quod non — l’argumentation de l’Indonésie sur la
convention de 1891 avait une quelconque force.
35. Mais, Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, M. Cot vous montrera
demain matin que ce n’est pas le cas. Je vous remercie, Monsieur le président.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur le professeur. Ceci met un terme à la séance
d’aujourd’hui. La Cour reprendra l’examen de cette affaire demain à 10 heures du matin. La
séance est levée.
L’audience est levée à 18 heures.
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