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CR 2006/44 (traduction)

CR 2006/44 (translation)

Mercredi 8 mai 2006 à 15 heures

Wednesday 8 May 2006 at 3 p.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Pour une raison qui m’a été expliquée, M. le juge

Ranjeva ne peut siéger avec nous cet après-midi. Monsieur Varady, vous avez la parole.

M. VARADY :

1. NTRODUCTION ⎯ Q UESTIONS LIEES A LA QUALITE D ’ETAT M EMBRE DE
L’ORGANISATION DES N ATIONS U NIES DE LA S ERBIE ET -M ONTENEGRO

A. Introduction

1.1. Madame le président, Messieurs de la Cour , cet après-midi et pour une grande partie de

l’audience de demain matin, nous voudrions parler de questions portant sur l’accès à la Cour et sur

sa compétence.

1.2. Madame le président, en traitant de s mêmes questions dans ses exposés du second tour

et en cherchant à imposer sa thèse plutôt qu’à la dé montrer, le demandeur tente de faire valoir qu’il

serait en quelque sorte inopportun de refuser d’a voir compétence. On a soutenu que l’essentiel est

«[b]ien sûr que justice soit faite, ce qui ne seit assurément le cas si vous reveniez sur votre

1
compétence» . On a plaidé aussi qu’il fallait rendre une décision sur le fond car «L’heure [était]

2
venue de remédier aux errements de l’histoire». Et on a dit en outre : «si le rôle principal du droit

est d’éduquer, alors il ne doit pas seulement éduquer quelques individus…, il [doit] enseigner à

3
l’ensemble des citoyens…» . Et on a soutenu aussi que «statuer sur la responsabilité pour génocide

aidera à démocratiser la société…[et à aba ndonner l’idéologie du conflit à mener contre des

4
voisins]…» . En concluant l’exposé qu’il a présenté le 21 avril dernier à l’audience du matin,

M. Franck a dit à la Cour : «Permettez-moi l’aud ace de vous encourager à ne pas vous perdre dans

les méandres [des] subtilités [techniques], de vous rapp eler une fois de plus quel est l’objet central

5
de cette affaire : il s’agit du génocide.»

1CR 2006/37, p. 49, par. 38 (Pellet).
2
CR 2006/35, p. 53, par. 13 (Franck).
3
CR 2006/35, p. 53, par. 15 (Franck).
4CR 2006/30, p. 13, par. 12 (Softić).

5CR 2006/35, p. 54, par. 16 (Franck). - 3 -

1.3. Je vais dire d’emblée que les considérati ons politiques que le demandeur veut mettre au

premier plan peuvent fort bien justifier des conclusions opposées. Il est certes vrai que l’allégation

11 de génocide fait appel à une capacité de réaction particulière. Mais cela signifie-t-il qu’il faut pour

autant prêter moins d’attention au principe même de la procédure ou bien faut-il au contraire que la

gravité de l’allégation impose plus de vigilance encore quant à la procédure? Est-ce que les

préalables fondamentaux d’une instance tels qu’ils s ont définis par la Charte des Nations Unies et

par le Statut de la Cour ne sont que des subtilit és techniques? Quant à la démocratisation et à la

paix qui doit régner avec les pays limitrophes, M. Stojanovi ć a fait observer dans son exposé

liminaire qu’une décision prononcée sur le génocid e n’autorise guère à la tenir pour assurée ni

même probable. Pareille décision pourrait fort bien exacerber au lieu de les apaiser le radicalisme

et les rivalités nationalistes. Quant au rôle éduca tif qui fut évoqué, je dirai que, pour avoir valeur

historique et éducative, la décision soit manifestement reposer sur des motifs indiscutables du point

de vue de la procédure et non sur des motifs contestables. Une décision adoptée ultra vires ne

saurait donner des leçons de droit.

1.4. Madame le président, il n’est ni simple ni évident de savoir quelle décision serait la plus

opportune et la plus utile politiquement. Il n’y a rien dans la présente espèce qui soit simple et

manifeste. Mais le point important est que nous sommes face à des problèmes portant sur l’accès à

la Cour et sur sa compétence et nous devons les ré gler en faisant appel à des considérations de

caractère juridique plutôt que politique. Au lie u de chercher à savoir si la question de la

compétence a plus ou moins de poids quand nous sommes saisis d’une allégation de génocide, nous

devons nous intéresser à la question de savoir si la Cour a ou non compétence. La dissolution de la

RFY s’est traduite sur le plan humain par des souffrances et des crimes et le même phénomène

s’est traduit sur le plan structurel et institutio nnel par des dilemmes sans précédent. Beaucoup de

questions demeurent sans réponse. La question de savoir si la présente espèce relève de la

compétence de la Cour représente une part de la vérité qu’il faut établir.

1.5. Madame le président, les arguments que nous avons présentés au premier tour ont été

mis en doute, contestés, par le demandeur. Nous pensons pouvoir ré pondre aux doutes, et nous

avons des arguments à opposer aux contestations. Nous allons, si vous nous le permettez, présenter

ces réponses et ces arguments. - 4 -

1.6. Cet après-midi, j’interviens en premier et vais poursuivre cet exposé en traitant la

question de savoir si le défendeur était ou non membre de l’Organisation des NationsUnies

entre1992 et2000. Cette question revêt une importa nce cruciale pour les conclusions à formuler

dans un sens ou dans l’autre sur le point de savoir si la RFY était ou non partie au Statut pendant la

période pertinente et celui de savoir si la RFY est demeurée liée ou bien est devenue liée par

l’articleIX de la convention sur le génocide. Le deuxième intervenant cet après-midi sera

12 M.Zimmermann qui va parler de la bonne foi. M. Zimmermann répondra en outre à la question

posée par M. le juge Tomka. A la suite de M. Zimmermann, je voudrais conclure nos exposés de

cet après-midi en tentant de montrer que des consid érations relatives à l’autorité de la chose jugée

n’empêchent pas de s’interroger sur l’accès à la Cour et sur sa compétence. Demain matin,

M.Djeric montrera que le dé fendeur n’avait pas accès à la Cour au moment pertinent et

M.Zimmermann démontrera que la Cour n’est pas compétente en l’espèce. A la suite de ces

exposés, je présenterai des conclusions. Avec votre permission, Madame le président, je vais parler

à présent de questions liées à la qualité d’Etat Membre de l’ONU.

B. Le défendeur n’était pas membre de l’Organisation des Nations Unies
avant le 1ernovembre 2000

1. A nouveau, la thèse de la continuité

1.7. Madame le président, avant d’évoquer dive rs points liés à la qualité d’Etat Membre de

l’ONU pendant la période allant de 1992 à 2000, je dois avouer que nous pensions cette question

définitivement réglée. Pendant les quelques années qui viennent de s’écouler la position de la RFY

s’est précisée. La position adoptée est en défin itive sans équivoque. La RFY n’était pas membre

de l’Organisation des NationsUnies puisqu’elle est née le 27 avril 1992 et que c’est le

er
1 novembre 2000 qu’elle a été admise à l’Organi sation en qualité de nouveau Membre. C’est la

position adoptée par la Cour en 2004, et c’est cette position qu’ont adoptée l’Assemblée générale

des NationsUnies, le Conseil de sécurité, le S ecrétaire général des NationsUnies et aussi le

demandeur lui-même.

1.8. Il est bien entendu exact que le défendeur a lui aussi tenté d’engager le débat sur des

questions qui semblaient réglées. Mais ces tentatives ne sont pas imputables à une manŒuvre

d’ordre juridique, elles font suite à une transfor mation d’importance historique qui a eu lieu le - 5 -

5 octobre 2000 et qui représentait plus qu’un si mple changement de gouvernement. A ce stade en

effet, après une décennie dramatique, notre pays a dû revenir aux principes de base, y compris en

ce qui concerne les rapports à entretenir avec la communauté internationale. La position adoptée à

l’égard de l’ONU et à l’égard des traités a été e lle aussi repensée, revisitée, et nous nous sommes

penchés sur les questions relatives à la qualité d’Etat Membre de l’Organisation des Nations Unies,

à l’accès à la Cour et à sa compétence en tenant compte de certaines précisions nouvelles qui nous

ont fait adopter une vue d’ensemble très largement partagée. Le nouveau Gouvernement de la RFY

mis en place en octobre2000 n’a jamais changé de position, n’a jamais adapté sa position à

l’évolution de la situation et ne l’a pas non plus adaptée à différents publics. Or le demandeur nous

13 ramène aux thèses qui furent défendues en vain pa r l’ancien Gouvernement de la RFY et que le

demandeur combat toujours en dehors de la présen te affaire. Nous sommes revenus au point de

départ c’est-à-dire que nous avons tourné en rond.

1.9. Dans son exposé du second tour du 24 av ril 2006, Mme Stern veut nous ramener au

stade des incertitudes et des diffi cultés juridiques. Pour y parvenir, on peut bien entendu faire

appel aux thèses de l’ancien Gouvernement de la Yougoslavie qui insistait sur la continuité. Quand

la situation était effectivement marquée par des incertitudes et des controverses, les principaux

éléments auxquels l’ancien Gouvernement de la RFY tentait de faire appel étaient les quelques

doutes que suscitait le point de savoir si la désignation «Yougoslavie» visait l’ancienne

Yougoslavie ou la RFY, l’intérêt manifesté pour certaines déclarations tardives ou assez peu claires

émanant des autorités et des fonctionnaires de l’Organisation des NationsUnies, ainsi que

l’absence (ou la prétendue absence) de mise en Œuvre stricte, dans les délais, de certaines

conséquences particulières de la position adoptée. L’ancien Gouvernement de la RFY faisait de

ces différents éléments un argument tendant à prouver que le fait que la RFY assure la continuité

était en quelque sorte approuvé.

1.10. Mme Stern ne fait pas que s’appuyer sur les éléments de fond dont ces arguments

s’inspirent, elle les cite expressément et abondamme nt. Faisant allusion aux conseils de l’ancien

gouvernement, elle dit ceci : «Il apparaît opportun de commencer cette analyse du statut de la RFY

à l’ONU en laissant la parole aux conseils de la Serbie-et-Monténégro, qui, mieux - 6 -

que moi, semblent détruire la thèse qu’ils présentent aujourd’hui.» [«It seems appropriate to begin

this analysis of the FRY’s status in the Un ited Nations by letting counsel for Serbia and

Montenegro speak for themselves, as they seem better than I at destroying the argument which they

6
are now putting forward.»] 1.11. Après avoir cité assez longuement les arguments de l’ancien

Gouvernement de la RFY, Mme Stern dit en guise de conclusion : «Voilà donc des arguments fort

7
pertinents et fort utiles.» [«These are highly pertinent, helpful arguments.»] Ces arguments sont

peut-être «fort utiles» du point de vue de la positi on du demandeur, mais ils ne sont pas valables.

Bien sûr, je ne peux pas et je ne dois pas me borner à dire que ces arguments sont mauvais parce

que ce sont les arguments du Gouvernement Miloševi ć. Je vais montrer que ces arguments sont

indéfendables parce qu’ils sont dénués d’éléments de fond et que, par ailleur s, ils ne reposent sur

rien.

1.12. Permettez-moi de rappeler, Ma dame le président, que M.Stojanovi ć, moi-même et

d’autres membres de la délégation actuelle de la Serbie-et-Monténégro avons d’ores et déjà dû faire

14 face à ces mêmes arguments à l’époque où l’opposition, en Serbie, contestait la conviction solide et

la position ferme adoptée par l’ancien Gouvernement de la RFY en ce qui concerne la continuité.

Nous sommes vraiment revenus au point de départ.

1.1. Arguments visant à établir la continuité par la prise en compte de mesures tardives et
illogiques (ou apparemment illogiques) prises pa r les autorités et les fonctionnaires de

l’Organisation des Nations Unies

1.13. Madame le président, après la dissolu tion de l’ex-Yougoslavie, la Bosnie-Herzégovine

a voulu avoir la qualité d’Etat Membre de l’ONU en demandant son admission à l’Organisation en

tant que nouvel Etat et elle a été admise à l’Organisation le 22 mai 1992 . La RFY a décidé de ne

pas emprunter la même voie, elle n’a pas dema ndé son admission en tant qu’Etat Membre de

l’ONU, mais elle a revendiqué à la place la conti nuité. Cette revendication a été rejetée mais la

RFY a tenté de faire valoir que certaines mesu res adoptées par l’ONU confirmaient néanmoins la

continuité.

6CR 2006/37, p. 13, par. 10 (Stern).
7
CR 2006/37, p. 14, par. 10 (Stern).
8Nations Unies, doc. A/RES/46/237 en date du 22 mai 1992. - 7 -

La question des sanctions

1.14. L’un des arguments soulevés à l’époque par l’ancien Gouvernement de la RFY était

que les sanctions imposées indirectement à ce pays prouvaient que la RFY était Membre des

NationsUnies puisque les sanctions ne peuvent êt re imposées qu’à des Etats Membres. C’est là

précisément l’argument que plaide actuellement Mme Stern. Elle dit et je la cite : «[l]a République

fédérale de Yougoslavie a également fait l’objet de sanctions en vertu du chapitre VII durant toute

la période du nettoyage ethnique et qu’il n’a jamais été soutenu que ces sanctions s’adressaient à un

Etat non membre de l’ONU» [«the Federal Republic of Yugoslavia was also the object of sanctions

under Chapter VII throughout the period of ethnic cleansing and that it has never been argued that

those sanctions were aimed at a State not a Member of the United Nations»] 9.

1.15. Madame le président, il n’y a rien dans l’énoncé de la Charte des NationsUnies qui

donne à penser que les mesures prévues au chapitre VII ne peuvent être envisagées qu’à l’encontre

d’Etats Membres. Accepter la thèse du demandeur signifierait également que l’emploi de la force

armée prévu au chapitre VII ne peut égal ement être dirigé que contre un Membre ⎯ et jamais

contre un non membre aux fins de la protection du Membre en question. Ce n’est pas là ce que dit

le chapitre VII, ce n’est pas là ce qu’on trouve dans toutes les autres dispositions de la Charte, et ce

n’est pas là non plus ce que dit la logique. Donna nt à la situation un caractère encore plus évident,

le paragraphe 6 de l’article 2 de la Charte i ndique expressément que l’Organisation peut prendre

des mesures pour que les Etats qui ne sont pas membres des Nations Unies agissent conformément

aux principes de la Charte «dans la mesure néce ssaire au maintien de la paix et de la sécurité

internationales».

10
15 1.16. Il importe d’ajouter en outre que le texte de la résolution du 30 mai 1992 relative aux

sanctions imposées à la RFY en vertu du chapitre VII n’apporte strictement aucun appui, pas même

implicitement, aux thèses tendant à prouver que le s sanctions envisagées ét aient des sanctions

dirigées contre un Etat Membre. Tout au contraire, la résolution s’interroge en fait sur le point de

savoir si la RFY assure ou non automatiquement la continuité du statut d’Etat Membre de

l’ex-Yougoslavie et la réponse donnée est négative. La résolution est adoptée tout juste un mois

9
CR 2006/37, p. 15, par. 11 (Stern).
10
Conseil de sécurité, résolution 757 (1992) en date du 30 mai 1992. - 8 -

après la présentation de la reve ndication de continuité et ladite revendication n’est pas encore

inscrite à l’ordre du jour, mais une position à ce sujet a d’ores et déjà été adoptée à titre

préliminaire. Le Conseil de sécurité des NationsUnies dit en effet dans le préambule de sa

résolution 757 :

«Notant que l’affirmation de la République fédérative de Yougoslavie
(Serbie-et-Monténégro) selon laquelle elle a ssure automatiquement la continuité de

l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie comme Membre de
l’Organisation des Nations Unies n’a pas été généralement acceptée.»

Il est clair, Madame le président, que les sanctions imposées à la Yougoslavie ne peuvent en

aucune façon démontrer, pas même implicitemen t, que la RFY était entre1992 et2000 Membre

des Nations Unies sous l’effet de la continuité ni en vertu d’aucun autre principe.

La présence au Conseil de sécurité

1.17. Madame Stern soutient en outre qu’il n’y a pas eu d’interruption dans les rapports entre

la RFY et le Conseil de sécurité et que pendant les trois premières années la RFY a été invitée

treize fois, «[a]utorisant le représentant de la RFY non seulement à assister aux réunions formelles

mais même à y prendre la parole» 11[«authorizing the representative of the FRY not only to attend

formal meetings, but even to take the floor at such meetings»]. Certes . Mais cela ne prouve

nullement que le pays a la qualité d’Etat Me mbre ni même la qualité d’Etat Membre sui generis

comme le suggère Mme Stern. L’article 32 de la Charte des Nations Unies dit expressément, avec

une clarté lumineuse, que tout Etat qui n’est p as membre des Nations Unies est convié à participer

aux discussions (sans droit de vote, bien entendu) «s’il est partie à un différend examiné par le

Conseil de sécurité» [«if it is a party to a dispute under consideration by the Security Council»]. Il

est manifeste que la RFY était partie à un différend examiné par le Conseil de sécurité pendant la

période dont le demandeur parle, de sorte que la RFY peut avoir été invitée au Conseil à ce titre.

1.18. De surcroît, il importe de relever que le Conseil de sécurité a toujours eu conscience du

fait que le représentant de la RFY ne pouvait pas être traité comme le représentant d’un Etat

16 Membre. Dans la pratique en effet, au début de chaque réunion du Conseil de sécurité, le président

donne lecture d’une liste d’invités en citant le nom du représentant et le nom du pays qu’il

11
CR 2006/37, p. 22, par. 29 (Stern). - 9 -

représente. Mais il était fait exception à cette pra tique pour la personne représentant la RFY car il

était donné lecture de son nom mais pas du pays repr ésenté. Pour citer en exemple l’un des treize

cas dont le demandeur a fait état, le compte rendu de séance indique que lo rs de la réunion du

19avril1993, il figurait sur la liste des invités un «M.Sacirbey (Bosnie-Herzégovine)», et le

président, après avoir nommé tous les invités et les pays qu’ils représentaient, a dit ceci :

«J’ai également reçu une demande datée du 19 avril 1993 émanant de
M.l’ambassadeur DragomirDjokic qui voudrait s’adresser au Conseil. Si le Conseil
en est d’accord, je propose d’inviter M. l’ ambassadeur à s’adresser au Conseil quand
12
celui-ci examinera la question dont il est saisi.» [Traduction du Greffe.]

Cette façon de parler ne peut guère servir de pre uve de la qualité d’Etat membre de la RFY, ou de

sa qualité d’Etat membre sui generis, la RFY étant le pays de M. l’ambassadeur Djokic.

La période initiale

1.19. Sur un autre point le demandeur emprunte les arguments de l’ancien Gouvernement de

la RFY (arguments qui ont été plaidés en vain), et ce point est celui du traitement qui a été accordé

à la RFY au cours des premiers mois de son existence. Mme Stern dit à ce sujet :

«Sans doute ne faut-il pas négliger ce fa it que pendant les six premiers mois de

son existence ⎯ et l’on dit souvent que les premiers mois de la vie sont déterminants
pour l’avenir ⎯ la République fédérale de Yougoslavie a été un Membre incontesté de
l’ONU exerçant toutes les prérogatives d’un Etat Membre de l’ONU.» 13

1.20. Il s’agit là d’une allégati on qu’a renouvelée M. Vladislav Jovanovi ć, ministre des

affaires étrangères dans l’ancien gouvernement de la RFY, chef de la diplomatie, qui a tenté de

17 prouver que la RFY continuait effectivement d’assume r la personnalité de l’ ancienne Yougoslavie

et était donc toujours un Etat Membre des Nations Unies . 14

12
Compte rendu in extenso provisoire de la trois mille deux cent unième séance , Conseil de sécurité,
Nations Unies, doc. S /PV.3201, 19 avril 1993, p. 3.
13
CR 2006/37, p. 15, par. 11 (Stern).
14Le ministre Jovanovic a publié ses th èses également dans des publications savantes. En 1998, il écrit dans le

Fordham Internatinal Law Journal :
«Entre le 27 avril1992, date à laquelle la RFY a été constituée par la pa rtie de la RFSY qui
subsistait après la sécession unilatérale des quatre unités de la fédérati on, et le 22 septembre 1992, date à

laquelle l’Assemblée générale a a dopté la résolution47/1, la RFY a exercé tous les droits d’un Etat
Membre et a participé activement aux travaux des Nations Unies, y compris en exerçant normalement son
droit de vote. Cette situation est confirmée par fait que la RFY était tacitement acceptée comme un
Etat Membre qui continuait d’avoir sur le plan international la personnalité ju ridique et politique de
l’ex-RFSY.», Vladislav Jovanovi ć, «The Status of the Federal Republic of Yugoslavia in the
United Nations», Fordham Internatinal Law Journal , vol.21, p.17-19, 1998, p.17 [traduction du
Greffe]. - 10 -

1.21. Madame le président, l’allégation formulée par Mme Stern et par le ministre Jovanovi ć

n’est tout bonnement pas exacte. Cette allégation n’est confortée par aucune preuve et il n’est pas

vrai que la RFY ait exercé pleinement les droits d’ un Etat Membre pendant la période en question.

De surcroît, ce qui est vrai est que, au moment où la RFY a vu le jour, elle a formulé une

revendication qui consistait à prétendre à la con tinuité de l’ex-Yougoslavie et, pour ce motif, elle

revendiquait la qualité d’Etat Membre des Nations Unies, la même qualité d’Etat Membre dans

d’autres organisations internationales ainsi que la qua lité de partie à des traités. Il n’est toutefois

pas vrai de dire que cette revendication a été accept ée, ni tacitement ni autrement, pendant cinq ou

six mois, ni de prétendre qu’elle ait été acceptée pendant une durée quelconque. Ce qui est vrai est

que les organes compétents des NationsUnies, c’ est-à-dire le Conseil de sécurité et l’Assemblée

générale, ont pris position sur cette demande au bout d’un délai d’environ cinq mois, date à laquelle

ils ont rejeté cette revendication de la RFY.

1.22. Il n’existe pas de règle dans la Charte ni nulle part ailleurs et il n’y a pas non plus de

règle de logique pure qui dise clairement ou im plicitement qu’au cas où un Etat prétend être

Membre de l’Organisation des Nations Unies, il est bel et bien Membre des Nations Unies jusqu’au

moment où sa demande est examinée et rejetée. Il est vrai et probablement compréhensible

qu’avant toute prise de position, divers fonctionnaires des NationsUnies ont manifesté devant les

représentants de la RFY et les documents soumis par des représentants de la RFY de l’hésitation et

ont adopté un comportement assez illogique. Mais cela ne fait certes pas d’un Etat un Etat Membre

des Nations Unies.

1.23. Permettez-moi d’ajouter, Madame le président, que l’Assemblée générale a en fait

reconnu les dilemmes et les illogismes propres à la situation qui créaient une situation sui generis.

L’Assemblée générale a voulu qualifier cette situation et sa qualification tient compte du fait que la

RFY n’était pas un Etat Membre de l’Organisation. On ne parle donc pas d’un «Etat Membre», on

ne parle pas même d’un «Etat Memb re de fait», mais on parle de «pa rticipation de fait aux travaux

de l’Organisation». Au paragraphe19 de sa résolution 48/88 en date du 29décembre1993,

l’Assemblée générale - 11 -

18 « Réaffirme sa résolution 47/1 du 22 septembre 1992 et demande instamment
aux Etats Membres et au Secrétariat, dans l’esprit de ladite résolution, de mettre fin à
la participation de fait de la Serbie-et-Monténégro aux travaux de l’Organisation.» 15

La distribution de documents

1.24. Madame le président, cherchant toujours à établir sous une forme ou sous une autre la

continuité, le demandeur parle de la distri bution de documents. Il évoque la lettre du

Secrétairegénéral datée du 27 décembre 2001 et c ite le passage suivant: «[d]u 27 avril 1992 au

er
1 novembre 2000, le Gouvernement de la République fédérale de Yougoslavie … s’est prévalu du

droit dont jouissait l’ex-Yougoslavie en tant qu’Etat Membre de faire distribuer des

communications comme documents officiels de l’Organisation» [«From 27April 1992 to

1 November 2000, the Government of the Federal Republic of Yugosla via . . . availed itself of the

right of the former Yugoslavia, as a Member St ate, to circulate communications as official

16
documents of the United Nations.»] . Mme.Stern fait comme si ce document venait d’être

découvert et demande : «Le défendeur soutient-il que ces documents n’ont jamais existé ?» [«Does

17
the Respondent maintain that these documents never existed ?»] .

1.25. Nous n’allons certainement pas dire que ces documents, ou bien le document qui parle

de ces textes, n’existent pas. En fait, j’ai déjà cité la lettre du Secrétaire général du

27 décembre 2001 quand je parvenais au terme de mon exposé du premier tour 1. De surcroît, nous

avons fermement l’intention de nous appuyer sur ce document et nous l’avons fait figurer dans le

dossier d’audience. Mais nous allons montrer dans quel contexte s’inscrit la citation donnée par

Mme Stern et nous allons citer également ce qui vient immédiatement après cette citation.

1.26. Mme Stern cite en partie une phrase du paragraphe 7 du document qui figure dans

notre dossier d’audience, à l’onglet1, le paragr aphe 7 en question étant page3. Mais ce

paragraphe, tout comme le précédent, n’énonce pas de conclusions du Secrétaire général; il donne à

nouveau l’argument de l’ancien Gouvernement de la RFY. Le paragraphe 6 (qui démarre page 2)

15
Nations Unies, doc. A/RES/48/88 du 20 décembre 1993, par. 19.
1NationsUnies, doc. A/56/767, lettre datée du 27 décebre 2001 adressée le 9 janvier 2002 au président de

l’Assemblée générale par le Secrétaire général, par. 7. Cité dans le CR 2006/37, p. 21, par. 26 (Stern).
17
CR 2006/37, p. 21, par. 26 (Stern).

18CR 2006/13, p. 32, par. 3.50 et note de bas de page 14 (Varady). - 12 -

19 résume la prétention de la RFY à la continuité et le paragraphe 7 (qui figure page 3) commence par

les termes suivants: «Confirmant cette position, le Gouvernement de la Ré publique fédérale de

Yougoslavie a accompli un grand nombre d’actes…» Au nombre de ces actes figure la distribution

de documents officiels. Mme Stern cite une simp le récapitulation par le Secrétaire général des

démarches par lesquelles la RFY cherche à étayer sa revendication.

1.27. Il y a encore plus important : dans la même lettre adressée au président de l’Assemblée

générale par le Secrétaire géné ral en date du 27 décembre 2001, il est indiqué de façon lumineuse

que cette proposition de continuité n’a pas été acceptée, que la RFY n’est devenue un Etat Membre

de l’Organisation des NationsUnies que le 1 ernovembre 2000 et que l’Etat pour lequel il n’avait

pas été mis fin au statut de Membre était l’ex-Yougoslavie et non pas la RFY. Mme Stern a cité la

fin de la dernière phrase du paragraphe 7. Le pa ragraphe 8 (qui figure également à la page3 de
er
l’onglet 1) commence par la phrase suivante : «Par sa résolution 55/12 datée du 1 novembre 2000,

l’Assemblée générale a décidé d’ admettre la République fédérale de Yougoslavie à l’Organisation

des NationsUnies. Cette décision mettait fin ipso facto à la qualité de Membre de

l’ex-Yougoslavie.» [«In its resolution 55/12 of 1 November 2000, the General Assembly decided to

admit the Federal Republic of Yugoslavia to memb ership in the United Nations. That decision

necessarily and automatically term inated the membership of the former Yugoslavia in the United

Nations.»] 19

1.28. Je précise, Madame le président, qu’à ce document sont joints plusieurs appendices.

L’appendice III est une lettre datée du 19 novembre 2001 signée par les représentants permanents

des cinq Etats successeurs. Vous trouverez cette le ttre page 4 de l’onglet 1. Cette lettre a

notamment été signée également par M. MirzaKušljugi ć, représentant permanent de la

Bosnie-Herzégovine à l’ONU. Il est dit dans ce tte lettre : «l’Etat dénommé République fédérative

socialiste de Yougoslavie a cessé d’exister et cinq Etats successeurs égaux lui ont succédé, dont

20
aucun n’a assuré la continuité de sa personnalité juridique» .

19Voir la lettre datée du 27 décembr2001 adressée au président de l’Asse mblée générale par le Secrétaire
général, Nations Unies, doc. A/56/767, par. 8; les italiques sont de moi.

20
Lettre datée du 19 novembre 2001 adre ssée au secrétaire géné ral adjoint à la gestion par les représentants
permanents de la Bosnie-Herzégovine, de la Croatie, de la Slovénie, de l’ex-République yougoslave de Macédoine et de
la Yougoslavie, Nations Unies, doc. A/56/767, appendice III, p. 12-13. - 13 -

La question des contributions des Etats Membres

1.29. Nous en arrivons donc à cette question des contributions des Etats Membres, puisque la

lettre du Secrétaire général datée du 25 décembre 20 01 porte sur les «arriérés de contributions de

l’ex-Yougoslavie». Madame le président, cha que fois que l’on a dit avoir relevé des

20 inconséquences dans les suites données à la diss olution de l’ex-Yougoslavie, la question du

versement des arriérés de contributions est citée en exemple. Mme Stern en a elle aussi parlé, en

citant à nouveau des arguments que l’ex-Gouve rnement de la RFY avait déjà formulés

21
antérieurement . Pendant un temps considérable, l’attitude à adopter pour le recouvrement de ces

contributions signalait une situation sui generis et montrait à quelles difficultés aboutissaient des

définitions juridiques peu claires. Aujourd’hui, toutefois, après les précisions données par les

autorités compétentes de l’ONU, nous situons le problème de façon beaucoup plus nette.

1.30. Le Secrétariat des Nations Unies, faisant normalement figurer la «Yougoslavie» dans la

liste des Etats Membres, a calculé les montants dus par la «Yougos lavie» au titre de sa quote-part

d’Etat Membre. Les montants étaient demandés à la «Yougoslavie» et non à la RFY, mais c’est la

RFY qui, conformément à la volonté qu’elle manife stait d’assumer la continuité de la personnalité

de l’ex-Yougoslavie, a versé certains des montants dus par l’Etat Membre entre 1992 et 2000.

1.31. Il va sans dire que la pratique du Secr étariat ne peut pas lier des organes politiques ni

des Etats Membres mais cette question des contri butions dues au titre de la quote-part des Etats

Membres a donné lieu à des interprétations divergen tes et a suscité la perplexité. C’est là-dessus

que le besoin d’éclaircissements a été si fortem ent ressenti et c’est là que les éclaircissements

donnés, bien que tardifs, sont limpides et précis.

1.32. Une fois la RFY admise à l’Organisation des Nations Unies en tant qu’Etat Membre, le

Secrétariat a entrepris de préciser qui était la «Yougoslavie» et qui avait des sommes à payer au

nom de la «Yougoslavie». On savait désormai s clairement, sans équivoque, que les sommes à

recouvrer étaient dues par l’ ex-Yougoslavie. C’est l’ex-Yougoslavie qui était l’Etat Membre. La

RFY n’avait aucun arriéré à verser, elle fut simp lement invitée en 2001 parce qu’elle était l’un des

Etats successeurs à participer au vers ement des dettes de l’Etat prédécesseur aux côtés d’autres

Etats successeurs.

21
CR 2006/37, p. 23-26, par. 32-40 (Stern). - 14 -

1.33. Conformément à cette conception et à ce tte vision des choses, en 2001, l’Organisation

des Nations Unies a voulu recouvrer auprès de tous les Etats successeurs les arriérés constituant la

dette de la «Yougoslavie». La méthode était l ogique car, si l’ex-Yougoslavie avait des dettes à

rembourser et qu’aucun pays n’assumait la conti nuité de sa personnalité, le passif (tout comme

l’actif) devait alors être divisé entre tous les successeurs.

1.34. A la suite de l’admission de la RFY à l’ONU le 1 ernovembre 2000, les cinq Etats

successeurs ont officiellement adopté une position commune au sujet des arriérés de contribution

de l’ex-Yougoslavie. Dans une lettre datée du 19 novembre 2001 dont nous avons déjà fait état, et
21

vous pouvez suivre les mesures dont je parle dans le dossier d’audience, à l’onglet 1, page 4, vous

constatez que la RFY, la Bosnie-Herzégovine et les autres Etats succe sseurs ont énoncé et

développé cette position commune. Il est nettement indiqué dans ladite lettre: «L’Etat dénommé

République fédérative socialiste de Yougoslavie a cessé d’exister et cinq Etats successeurs égaux

lui ont succédé, dont aucun n’a assuré la continuité de sa personnalité juridique . Ce fait a été

confirmé par les résolutions pertinentes adoptées par le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale

22
en 1992.» (Les italiques sont de moi.)

1.35. Nous voici arrivés en définitive au moment où les conceptions et les formules

ambiguës sont abandonnées; les autorités de l’Organisation des NationsUnies et les Parties au

présent différend ont les unes et les autres défini une position claire et une vision commune de la

situation. Désormais il est clair et incontesté que :

⎯ aucun Etat n’a continué d’assumer la pers onnalité et les droits d’Etat Membre de

l’ex-Yougoslavie; et que

⎯ l’entité qui a conservé à cert ains égards une situation sui generis et des droits d’Etat Membre

de caractère résiduel au sein de l’Organisation d es Nations Unies et que l’on désignait sous le

nom de «Yougoslavie» était en fait l’ex-Yougoslavie et non la RFY.

1.36. J’ajouterai que la position claire, sans équivoque, adoptée par les cinq Etats successeurs

a été définie plus d’une fois. Elle a été définie, par exemple, dans la lettre datée du 9 août 2005 qui

a incité M. le jugeTomka à poser sa question. Dans cette lettre, tous les Etats

22Voir la lettre datée du 19 novembre 2001 adressée au secrétaire général adjoint à la gestion par les
représentants permanents de la Bosnie-Herzégovine, de Croatie, de la Slovénie, de l’ex-République yougoslave de

Macédoine et de la Yougoslavie, Nations Unies, doc. A/56/767, appendice III. - 15 -

successeurs ⎯ Bosnie-Herzégovine comprise ⎯ ont dit ceci: «La République fédérale de

Yougoslavie qui a vu le jour le 27 avril 1992 n’est devenue un Etat Membre de l’Organisation des

er
NationsUnies que le 1 novembre 2000; c’est l’Etat actuellement connu sous le nom de

«Serbie-et-Monténégro» 2.

22 1.37. Tâchant d’expliquer la contradiction év idente entre la position ainsi adoptée au cours

de la présente procédure orale et la position a doptée formellement par le même Etat il y a moins

d’un an, le conseil du demandeur explique que «[ c]e n’est pas du tout une question de principe,

c’est une modeste question d’argent» [«there was no question of principle, merely a question of

money»] 24. 1.38. Donc, ce n’est pas un principe, c’est une modeste question d’argent. Je me

permettrai de dire tout d’abord que cela n’est pas exactement conforme à la théorie de la bonne foi

préconisée par le demandeur. Mais cela dit, je sou tiens ensuite que ce n’est pas non plus crédible.

S’il y avait eu continuité, si la RFY con tinuait vraiment d’assumer la personnalité de

l’ex-Yougoslavie, il eut alors été parfaitement éviden t de soutenir que seule la RFY était tenue de

verser les contributions de la «Yougoslavie» entr e 1992 et 2000 et la Bosnie-Herzégovine quant à

elle n’aurait rien eu à verser. Mais il est manif este que la continuité n’était tout bonnement plus

envisagée par qui que ce fût comme l’une des solutions possibles.

1.39. La même position ⎯qui ne saurait être qu’une position de principe ⎯ a été

régulièrement adoptée par la Bosnie-Herzégovine ⎯et pas seulement quand il était question

25
d’argent. Pour ne citer qu’un exemple parmi beaucoup d’autres , nous évoquerons encore une

autre lettre commune émanant des Etats successeurs, dont la Bosnie-Herzégovine ⎯ rédigée cette

fois sans la RFY puisque cette lettre est datée de 1999. Dans cette lettre, la Bosnie-Herzégovine

proteste contre la notification d’une déclaration faite par la RFY conformément au paragraphe 2 de

l’article36 du Statut de la Cour, en soutenant que la RFY ne peut faire de déclaration valide

23 Voir la lettre datée du 9août2005 adressée au Secrétaire gé néral adjoint à la gestion par le représentant
permanent de l’ex-République yougoslave de Macédoine et le s chargés d’affaire par intérim de la Bosnie-Herzégovine,
de la Croatie, de la Serbie-et-Monténégro et de la Slovénie, Nations Unies, doc. A/60/140, annexe IV, p. 17-19.
24
CR 2006/37, p. 24, par. 36 (Stern).
25
Parmi de nombreux autres exemples de déclarations dans lesquelles la Bosnie-Herzégovine souligne que la
RFY ne continuait pas d’assumer la pe rsonnalité de l’ex-Yougoslavie et n’ét ait pas membre de l’Organisation des
NationsUnies entre 1992 et 2000, voir, par exemple, Nations Unies, doc. A/C.5/49/49 (8 décembre 1994),
A/49/853-S/1995/147 (17 février 1995), A/50/656-S/1995/876 (19octobre1995), A/51/564-S/1996/885 (1 eavril 1996),
E/CN.4/1998/171 (22avril1998), S/1999/120 (5février 1999), S/1999/209 (26février1999), S/1999/639 (3juin1999),
A/54/L.62 (8 décembre 1999). - 16 -

puisqu’elle n’est pas membre de l’Organisation des Na tionsUnies ni partie au Statut de la Cour.

Cette fois, le contexte n’est pas celui de l’argent , il s’agit très précisément de la faculté de la RFY

de comparaître devant la Cour en qualité de partie au Statut. La lettre dit ceci ⎯ et elle figure dans

notre fichier d’audience, à l’onglet 2, page 1 :

«Nos gouvernements respectifs tiennent à exprimer leur désaccord avec la
teneur de la notification susmentionnée. La notification ne peut avoir aucun effet

juridique parce que la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro)
n’est pas un Etat membre de l’Organisation des NationsUnies ni un Etat partie au
Statut de la Cour, qui pourrait faire une d éclaration valide en vertu du paragraphe 2 de
l’article 36 du Statut de la Cour.»26

Au nom de la Bosnie-Herzégovine, cette le ttre a été signée par Ml.’ambassadeur

Muhamed Šaćirbej ⎯ qui était à l’époque agent de la Bosnie-Herzégovine en la présente affaire.

23 1.2 On peut parallèlement évoquer l’URSS et cer tains autres pays ainsi que la pratique du
FMI et de la Banque mondiale

1.40. Madame le président, je suis certain qu ’il est d’ores et déjà bien assez clair qu’il n’y a

pas eu continuité, que la RFY n’était pas memb re de l’Organisation des Nations Unies entre 1992

et 2000. Je vais toutefois m’arrêter très brièveme nt sur l’argument consistant à nous proposer de

prétendus parallèles entre la dissolution de l’ex -Yougoslavie et la dissolution de l’URSS et de

certains autres pays.

1.41. Je dirai avant tout que ces situations parallèles ⎯même s’il y avait vraiment

correspondance ⎯ ne pourraient certes pas prouver la continuité. Elles ne sauraient prouver que la

prétention à la continuité de la RFY a été accep tée, elles pourraient tout juste indiquer que la

prétention aurait pu être acceptée bien qu’elle ne l’ait pas été.

1.42. Mais cette indication n’a pas même été donnée car il n’y a pas correspondance entre les

situations dites parallèles. Nous prendrons exclusivement comme exemple le cas parallèle qui date

de la même période. La revendi cation de continuité formulée par la Russie a été acceptée.

C’est-à-dire que la Russie a continué d’o ccuper la position qu’ava it l’URSS au sein des

NationsUnies et au Conseil de sécurité. Mais cela eut lieu après la signature par les Etats

successeurs d’un accord sans équivoque à cet égard. Dans cet accord conclu le 21 décembre 1991

26
Lettre datée du 27mai1999 adressée au Secrétaire général par les représentants permanents de la
Bosnie-Herzégovine, de la Croatie, de la Slovénie etde l’ex-République yougoslave de Macédoine auprès de
l’Organisation des Nations Unies, Nations Unies, doc. A/53/992. - 17 -

à Alma-Ata, les Etats successeurs de l’URSS ont déclaré expressément que: «Les Etats de la

Communauté estiment que la Russie doit succé der à l’Union des Républiques socialistes

soviétiques à l’Organisation des NationsUnies, y compris en tant que membre permanent du

27
Conseil de sécurité et dans les au tres organisations internationales.» Il y a là une différence

manifeste: en l’espèce, à la différence de ce qui s’est passé pour la Russie, aucun autre Etat

successeur ne s’est prononcé en faveur de la prétention à la continuité émanant de la RFY.

1.43. Le demandeur soutient aussi, sans tout efois citer aucune source, que le FMI et la

Banque mondiale ont considéré que les cinq Etats issus de la dissolution de l’ex-Yougoslavie

28
étaient tous des Etats continuateurs . Cette indication a plus de pertinence parce qu’elle dit

comment la RFY a été traitée au lieu de dire simplement comment elle aurait pu être traitée. Mais

l’affirmation est éminemment fausse. La position adoptée en réalité par la Banque mondiale et par

le FMI est parfaitement contraire: aucune des de ux institutions n’a accepté la continuité. Je me

permets de citer la position adoptée par le FMI :

«la République de Bosnie-Herzégovine, la Ré publique de Croatie et la République

fédérale de Yougoslavie (Serbie/Monténégro) sont les successeurs en ce qui concerne
24 l’actif et le passif de la RFSY… Chaque Etat successeur peut officiellement hériter de
la qualité d’Etat membre de la RFSY au FMI…» 29 [Traduction du Greffe.]

30
La Banque mondiale a adopté la même position . Cette position du FMI et de la Banque mondiale

n’étaye nullement le projet de continuité mais s’y oppose manifestement.

1.3. Pour quel Etat n’a-t-il pas été mis fin au statut d’Etat Membre ?

1.44. Se fondant sur la lettre du conseille r juridique en date du 29septembre1992, le

demandeur dit que, puisque la résolution47/1 de l’Assemblée générale n’a prononcé ni une

suspension ni une exclusion, la RFY est restée Membre de l’Organisation des Nations Unies 31. Cet

argument ne peut évidemment être valable que si, par hypothèse, l’Etat dont l’appartenance à

27Accord conclu entre les anciennes république s soviétiques, reproduit dans Natiosnies,
doc. A/47/60-S/23329 (30 décembre 1991), annexe V, p. 8; figure aussi dans ILM, vol. 31, p. 151.

28CR 2006/37, p. 27, par. 45 (Stern).

29Ibid.
30
Voir Banque mondiale, il est mis fin au statut de membre de la République fédérative socialiste de Yougoslavie
et il y a succession; voir la résolution n 93-2 du conseil d’administration ( 25février1993); voir également le
communiqué de presse de la Banque mondiale n o 93/S43 (26 février 1993), et le communiqué de presse de la Banque
mondiale n o2001/324/ECA.

31CR 2006/37, p. 17, par. 17 (Stern). - 18 -

l’Organisation n’a pas pris fin et n’a pas non plus été suspendue est la RFY et non

l’ex-Yougoslavie. Nous allons démontrer qu’ il s’agit d’une fausse hypothèse. Le demandeur

soutient aussi ⎯encore qu’il ne soit pas question de suspension dans la résolution47/1 ⎯ que

l’article5 de la Charte qui réglemente la susp ension d’un Etat a néanmoins été appliqué et, la

suspension étant dès lors en cause, la RFY était nécessairement Membre de l’Organisation . Il n’y32

a pas seulement là une contradiction évidente avec la lettre du conseiller juridique datée du

29septembre1992 qui dit expressément que la résolution47/1 n’a pas été adoptée en application

33
de l’article5 ni de l’article6 de la Charte , mais c’est aussi très clairement une pétition de

principe. Au lieu de tenter de prouver que la RFY était Membre de l’Organisation des

Nations Unies et a été suspendue, le demandeur prét end simplement que l’article 5 a été appliqué à

l’égard de la RFY et cette allégation est censée être la preuve que la RFY était Membre de

l’Organisation des Nations Unies.

1.45. Ces questions nous ramènent à la résoluti on47/1 et à la lettre du conseiller juridique

des NationsUnies en date du 29septembre1992. Madame le président, la résolution47/1 ne

reconnaît manifestement aucun droit ni aucun statut à la RFY. Cette lettre ne contient aucune

phrase ni partie de phrase ni allusion de nature à accorder à la RFY de quelconques droits d’Etat

Membre. Dans toutes ses dispositions, la résolution rejette la prétention de la RFY. Celle-ci n’a

25 motivé sa prétention à être un Etat Membre des NationsUnies que par une seule revendication,

celle de la continuité. L’Assemblée générale a rejeté cette prétention en disant que la RFY «ne

peut pas assumer automatiquement la qualité de Me mbre de l’Organisation des Nations Unies à la

place de l’ancienne République fédérative socialis te de Yougoslavie». L’ Assemblée générale a

décidé que la RFY «devrait présenter une demande d’admission à l’Organisation» comme l’avaient

34
fait d’autres Etats successeurs de la RFSY . Un rejet exprimé expressément ne peut tout

simplement pas indiquer qu’il y a implicitement acceptation.

1.46. Peut-être peut-on dire qu’il n’était pas indispensable de signaler dans la résolution 47/1

que la RFY ne participerait pas aux travaux de l’Assemblée générale. Tel eut été le cas de toute

32Ibid., p. 16, par. 14 (Stern).
33
La lettre dit très précisément: «Cel a explique que la résolution47/1 n’ai t pas été adoptée en application de
l’article 5 (suspension) ni de l’article 6 (exclusion) de la Charte.» (Nations Unies, doc. A/47/485.)
34Nations Unies, doc. A/RES/47/1 (22 septembre 1992). - 19 -

façon à la suite du rejet de la prétention de la RFY à la qualité d’Etat Membre et à l’exercice des

droits correspondants et à la suite de l’inst ruction donnée à la RFY de faire une demande

d’admission si elle voulait devenir Membre de l’Orga nisation. Mais l’on ne peut certainement pas

déduire la moindre acceptation ni les moindres droits du simple fait qu’en sus d’un rejet de

caractère général il était ajouté au texte de la résolution un rejet d’ordre particulier qui était inutile.

En effet, l’Assemblée générale a refusé à l’Etat la possibilité d’ex ercer les droits liés à la qualité

d’Etat Membre et a ajouté à ce refus de caractère gé néral le refus particulier d’exercer le droit de

participer à ses travaux. Il peut y avoir eu là excès de prudence, ou bien, peut-être, à ce moment-là,

devant l’Assemblée généra le, la participation à ses travaux re présentait-elle la question la plus

directe et la plus imminente.

1.47. Madame le président, je n’entends p as du tout prouver que toutes les mesures adoptées

par les autorités et les fonctionnaires de l’ONU au sujet du problème yougoslave ont été opportunes

et témoignent de cohérence logique. On estime généralement que ce ne fut pas le cas mais cela

n’est pas non plus pertinent. Ce qu’il faut re tenir, c’est que certaines mesures tardives ou floues

n’ont tout bonnement pas fait de la RFY un Etat Membre de l’ONU et ne pouvaient pas non plus le

faire. L’énoncé de la résolution47/1 témoigne effectivement d’un excès de logique. Il eut été

parfaitement suffisant de dire que la RFY ne continuait pas d’assumer la personnalité de

l’ex-Yougoslavie et devait donc présenter une demande d’admission si elle voulait être Membre de

l’Organisation. Il n’était pas indispensable d’ expliciter certaines conséquences particulières de

cette décision. Mais je le répète, l’excès en qu estion a peut-être brouillé l’image mais il ne saurait

avoir fait de la RFY un Etat Membre de l’Organisation des Nations Unies.

1.48. Madame le président, en ce qui c oncerne l’appellation «Yougoslavie», comme, selon

les termes mêmes du conseiller juridique, la réso lution «ne met pas fin à l’appartenance de la

Yougoslavie à l’Organisation et ne la suspend pas», l’emploi de ce nom ne visait pas et ne pouvait

26 pas viser la RFY. Cette conclusion est simplement logique : elle procède de l’énoncé de la lettre du

conseiller juridique et, point particulièrement important, elle procède de précisions données

expressément par les autorités compétentes des Nations Unies.

1.49. Il convient d’observer avant tout que le conseiller juridique ne peut pas avoir évoqué la

qualité d’Etat Membre de la RFY quand il a dit qu’ il n’était pas mis fin à l’appartenance de l’Etat - 20 -

en question et que cette appartenance n’était pas non plus suspendue. L’on ne peut tout bonnement

pas mettre fin à l’appartenance d’un Etat ou la suspendre, ni même envisager de mettre fin à cette

appartenance ou la suspendre s’agissant d’un Etat qui a simplement prétendu être Etat Membre de

l’Organisation sous l’effet de la continuité ⎯ prétention qui a été purement et simplement rejetée.

1.50. C’est l’appartenance à l’Organisation de la RFSY, l’ex-Yougoslavie, à laquelle il n’a

pas été officiellement mis fin et qui n’a pas non plus été suspendue. S’il en fut ainsi, c’est que la

situation résultant de la désintégration de cet Et at ne s’inscrivait dans aucun des schémas prévus

par la Charte. Il était clair que la RFY n’était pas devenue automatiquement Membre de

l’Organisation mais la question se posait de savoi r si l’on pouvait estimer que l’appartenance d’un

Membre originel de l’Organisation était éteinte en l’absence d’accord entre les successeurs et sans

qu’il soit fait appel aux procédures d’expulsion ou de suspension.

1.51. L’ex-Yougoslavie était un Membre originel de l’Organisation et ni le Conseil de

sécurité ni l’Assemblée générale n’a pris de décision tendant à mettre officiellement fin à cette

qualité d’Etat Membre. Expliquant la situati on qui en résulte, Matthew Craven en déduit que

l’ex-Yougoslavie n’a pas été expulsée ni suspendue parce qu’aucune disposition de la Charte ne
35
visait la situation qui était en train de se créer . Cette situation plutôt atypique consistant à laisser

subsister des droits résiduels d’appartenance à l’Organisation de l’ex-Yougoslavie a duré jusqu’au

moment où les Etats successeurs ont adopté ensemble une position commune.

1.52. Ce qui est également important dans la lettre du conseiller juridique datée du

29septembre1992, c’est que, bien qu’elle em ploie l’appellation malheureusement vague de

«Yougoslavie», elle donne aussi des indications su r l’entité qui porte ce no m. Le conseiller

juridique a identifié le drapeau du pays pour lequel il n’a pas été mis fin à l’appartenance à

l’Organisation et dont l’appartenance n’a pas été non plus suspendue. Le conseiller juridique a

35Craven dit ceci: «L’en tité connue sous le nom de «Yougoslavi…n’a pas été officiellement expulsée ni
suspendue de l’Organisation et figure toujour s sur la liste des parties à la Charte des NationsUnies, ce qu’elle est sans
interruption depuis1945.» [Traduction du Greffe.] (M. Craven, «The Genocide Case, The Law of Treaties and State
Succession», 68 British Yearbook of International Law (1998), p. 133.) Il est ajouté une note de bas de page explicative à

la phrase suivante : «L’explication est peut-être que la Charte n’envisage de tels cas d’extinction.» (Op. cit., note 38.) - 21 -

indiqué clairement qu’il s’agissait du drapeau de l’ex-Yougoslavie. Le conseiller juridique a

expliqué que ce drapeau que l’on continue de hisser est «le drapeau de l’ancienne Yougoslavie, car

c’est le dernier drapeau de la Yougoslavie que le Secrétariat ait connu».

1.53. Nous dirons encore que l’appellati on «Yougoslavie» est demeurée classiquement sans

explication de la part des autorités compétent es de l’Organisation des NationsUnies mais, quand

une explication a bel et bien été donnée, il fut précisé que la «Yougoslavie» correspond à

l’ex-Yougoslavie. Par exemple, dans l’édition de 1998 du Yearbook of the United Nations
27

(Annuaire des NationsUnies) il est publié une liste officielle des Etats Membres parmi lesquels

figure la «Yougoslavie» et il est expliqué claire ment et simplement que ce nom «[d]ésigne

36
l’ancienne République fédérative socialiste de Yougoslavie» [traduction du Greffe].

1.54. Permettez-moi pour finir de souligner qu ’aujourd’hui, il n’y a plus d’ambiguïté. Dans

sa version actuelle, le recueil des Informations de nature historiq ue sur les traités déposés auprès

du Secrétaire général précise clairement et expressément que la «Yougos lavie» dont le conseiller

juridique faisait état dans sa lettre du 29septembre1992 était l’ ex-Yougoslavie. La précision ne

figurait pas dans la lettre initiale mais il est indiqué désormais ceci: «Le conseiller juridique,

toutefois, a été d’avis que la résolution de l’A ssemblée générale ne mettait pas fin à l’appartenance
37
de l’ex-Yougoslavie à l’Organisation et qu’elle ne la suspendait pas.»

2. La RFY n’est devenue Membre de l’Organisation des Nations Unies
que le 1 novembre 2000

1.55. Madame le président, Messieurs de la Cour, les deux Parties sont l’une et l’autre d’avis

que la position de la RFY et le s réactions des autorités de l’ONU ont, entre 1992 et 2000, manqué

de clarté et ont fait preuve d’équivoque. On a fa it appel à des sources contradictoires. Mais on ne

saurait acquérir la qualité d’Etat Membre au moyen de sources contradictoires. Le fait demeure en

tout cas que la revendication de continuité formulée par la RFY a été rejetée. La RFY ne pouvait

donc être devenue Membre de l’ Organisation des NationsUnies qu’à la suite d’une demande

36
Yearbook of the United Nations 1998, p. 1420, note 9.
37 Informations de nature historique , http://untreaty.un.org/FRENCH/bible/frenchinternetbible/historicalinfo…
⎯ sous l’intitulé «ex-Yougoslavie»; les italiques sont de nous. - 22 -

d’admission en tant que nouveau Membre ⎯ et c’est là ce qui s’est bel et bien produit finalement.

Il est vrai que l’on discerne mieux ces faits aujour d’hui que ce n’était le cas en 1993 ou en1996.

Mais les faits n’ont pas changé. Ils ont simplement été éclaircis.

1.56. Comme la clarté faisait défaut, il est possible qu’ait existé une situation sui generis,

mais cela ne correspondait pas et ne pouvait corr espondre à la qualité d’Etat Membre. Mme Stern

cite en l’approuvant une importante qualifica tion énoncée dans les affaires relatives à la Licéité de

38
l’emploi de la force . Et je cite à présent exactement l’extrait cité par Mme Stern :

«Il convient de préciser que la locution «sui generis» employée par la Cour pour

28 qualifier la situation de la République fédérale de Yougosla vie dans la période allant
de 1992 à 2000 n’est pas une expression normative, dont découleraient certaines
conséquences juridiques bien définies, mais une expression descriptive…» (Affaire
relative à la Licéité de l’emploi de la force (S erbie-et-Monténégro c.Belgique),

exceptions préliminaires, arrêt, 15 décembre 2004, par. 74.)

1.57. L’indication est vraie et elle est exacte. La qualification sui generis ne prescrit pas

d’accorder un statut juridique particulier. Il n’ existe pas de position intermédiaire entre la qualité

d’Etat Membre et le fait de n’être pas un Etat Me mbre de l’Organisation des Nations Unies. Cette

qualification de la position de la RFY entre 1992 et 2000 quand on dit qu’il s’agit d’une position

sui generis est d’ordre descriptif et non normatif. Je me permets de citer à nouveau : ce «n’est pas

une expression…dont découleraient certaines c onséquences juridiques bien définies mais une

expression descriptive renvoyant au caractère indéterminé de la situation dans laquelle s’est trouvée

la République fédérale de Yougosla vie au cours de cette période» ( Licéité de l’emploi de la force

(Serbie-et-Monténégro c. Belgique), exceptions préliminaires, arrêt, 15 décembre 2004, par. 74).

1.58. Madame le président, la RFY n’a pas continué d’assumer la personnalité de

l’ex-Yougoslavie ni sa qualité d’ Etat Membre de l’Organisation des NationsUnies. Elle est

er
devenue un nouvel Etat Membre de l’Organisation le 1 novembre 2000. J’estime que c’est

désormais évident. Il est évident aussi que la RFY est devenue un nouveau Membre de

l’Organisation sans qu’il y ait la moindre allu sion ni suggestion relative à une éventuelle

appartenance antérieure à la même organisation. Bien au contraire, toutes les démarches

38
CR 2006/37, p. 12, par. 5 (Stern). - 23 -

accomplies au cours de la procédure d’admissi on en tant que nouveau Membre de l’ONU

excluaient très clairement que, par hypothèse, la RFY ait pu avoir précédemment le statut d’Etat

Membre.

1.59. La procédure d’admission ne conserve aucune trace ni ne présente aucune allusion

relative à une appartenance antérieure ni à une position de quasi-appartenance à l’Organisation. Le

président Koštunica ne reconnaît nullement l’existe nce d’une telle situation, ne fait nullement

allusion à ladite situation dans la lettre par laquelle il demande l’admi ssion de la RFY à l’ONU 39.

Il n’y pas non plus reconnaissance de l’existence d’une telle situation ni allusion à l’existence

d’une telle situation dans la procédure suivie ni dans les résolutions auxquelles a abouti la

procédure d’admission.

1.60. Le président Koštunica ne fait état d’auc un statut spécial de la RFY ni des droits que

celle-ci possèderait. Il appuie sa demande sur la résolution 777 du Conseil de sécurité dans

laquelle il est indiqué que la RFY ne peut pas assumer automatiquement la qualité de Membre de

l’Organisation des Nations Unies à la place de l’ex-Yougoslavie et dans laquelle il est recommandé

29
à l’Assemblée générale de décider que la RFY doit présenter une demande d’admission à

l’Organisation 40.

1.61. Il s’est agi tout simplement, sans équivoque, de l’admission d’un nouveau Membre.

On n’a fait l’économie d’aucunes des démarches à suivre pour l’admission de nouveaux Membres.

La procédure fut exactement la même que la pro cédure d’admission de la Bosnie-Herzégovine. Je

me permets de préciser que cette admission a eu lie u au titre du point 19 de l’ordre du jour qui

portait l’intitulé suivan:t«Admission de nouveaux Membres à l’Organisation des

39Voir la demande d’admission de la République fédérale de Yougoslavie à l’Organisation des NationsUnies,
Nations Unies, doc. A/55/528 S/2000/1043.

40Voir la demande d’admission de la République fédérale de Yougoslavie citée dans la note précédente. Dans sa
lettre, le président Koštunica fait état de l’article 134 du règlem ent intérieur de l’Assemblée générale et de l’article 58 du
règlement intérieur provisoire du Conseide sécurité. Les deux articles enquestion se trouvent dans les chapitres
relevant de l’«admission de nouveaux Membres». Voir le chapitre X du règlement intérieur provisoire du Conseil de
sécurité et le chapitre XIV du règlement intérieur de l’Assemblée générale. - 24 -

41
Nations Unies» . A la suite de l’admission, la liste officielle des Etats Membres publiée par

l’Organisation des Nations Unies indique de façon absolument lumineuse que la RFY, désormais la

er 42
Serbie-et-Monténégro, est Membre de l’Organisation depuis le 1 novembre 2000 .

1.62. Madame le président, Messieurs les juges, le défendeur est devenu un nouveau

er
Membre de l’Organisation des Nations Unies le 1 novembre 2000. Ce n’était pas un Etat membre

auparavant, il ne continuait pas à assumer la personnalité ni la qualité d’Etat Membre de

l’ex-Yougoslavie. Il y eut cinq Etats successeurs égaux. Il se peut que les autorités et les

fonctionnaires de l’Organisation des NationsUnies aient adopté des mesures imprécises et

ambigües, il y eut des controverses, mais ces mesu res ou ces controverses ne pouvaient faire de la

RFY un Etat Membre de l’Organisation. Une situation sui generis a pu se créer mais, comme l’a

souligné la Cour, «[la RFY] a ainsi le statut de Membre de l’Organisation des Nations Unies depuis

er
le 1 novembre 2000 … il est apparu clairement que la situation sui generis [de la RFY] ne pouvait

être regardée comme équivalant à la qua lité de Membre de l’Organisation» ( Licéité de l’emploi de

la force, op. cit., par. 78).

1.63. Votre Cour éminente, l’Assemblée géné rale, le Conseil de sécurité, le Secrétaire

général des NationsUnies ont précisé que la RFY n’était pas membre de l’Organisation des

er
Nations Unies avant d’y être admise en qualité de nouveau Membre le 1 novembre 2000. Il n’y

eut pas de continuité. C’est là ce qu’en dehors de la présente affaire, le demandeur lui-même dit

avec force, systématiquement. C’est ce qu’il n’est plus possible de nier. Comme il n’y eut pas de

continuité et comme la RFY est devenue un nouvel Etat Membre le 1 ernovembre 2000, la RFY ne

30 saurait avoir été partie au Statut en 1993, ne sau rait être demeurée liée par la convention sur le

er
génocide et ne saurait être devenue liée par la convention avant le 1 novembre 2000.

Madame le président, je vous remercie beauc oup de votre attention et vous prie de bien

vouloir donner à présent la parole à M. Zimmerman. Merci.

Le PRESIDENT : Merci, Monsieur Varady. J’appelle à la barre M. Zimmerman.

41NationsUnies, doc. A/55/PV.48; il s’agit du procès-v erbal de la quarante-huitième séance plénière de
l’Assemblée générale tenue le 1 novembre 2000, p. 26.

42La liste des Etats Membres, à l’ adresse suivante: www.un.org/Overview /unmember.html, donne l’état de la
question au 6 mai 2006. - 25 -

M. ZIMMERMAN : Je vous remercie, Madame le président.

M. ZIMMERMANN : Merci, Madame le président.

2. LA BONNE FOI

2.1. Madame le président, Messieurs de la Cour,

Après l’examen des questions relatives à la qualité de Me mbre de l’ONU, nous allons

maintenant répondre aux arguments du demandeur fondés sur la bonne foi. Permettez-moi de

commencer par quelques remarques d’ordre général.

A. Observations générales sur les arguments du demandeur

concernant la bonne foi

2.2. Dans leurs plaidoiries du 21 avril, les conseils du demandeur, en particulier

M. Thomas Franck, ont expliqué longuement pourquoi le défendeur ne devrait pas pouvoir, à ce

stade de la procédure, soulever d’exceptions fond ées sur l’accès à la Cour et sur la compétence.

Leur argument fondamental ⎯invoqué si souvent que le coagent du demandeur l’aurait

certainement qualifié de «mantra» ⎯ est celui de la bonne foi. Cet argument a pris la forme de

différents concepts juridiques, qui ont été maniés de façon presque interchangeable: pendant les

deux tours de plaidoiries, les conseils du de mandeur ont ainsi soutenu notamment que la

«Yougoslavie» ⎯ le terme étant apparemment utilis é avec un manque de précision voulu ⎯ avait

43 44
«créé une situation d’estoppel peut-être» , qu’elle avait violé le principe de la bonne foi , qu’elle

avait créé «une sorte de forum prorogatum», que la Serbie-et-Monténégro s’était mise «en situation

45
d’estoppel» , que la Cour devrait recourir à «la doctrine de l’ estoppel équitable et à l’obligation de

bonne foi» 46, que le défendeur avait «acquiescé» à l’exercice par la Cour de sa compétence 47 ou
31
48
que son comportement pouvait entraîner une «préclusion» ou une «forclusion» , qu’il constituait

43CR 2006/3, par. 19 (Pellet).

44Ibid.
45
CR 2006/35, par. 21 (Pellet).
46
CR 2006/36, par. 3 (Franck).
47Ibid., par. 12 et 17 (Franck).

48Ibid., par. 23 (Franck). - 26 -

un «consentement tacite» à la compétence de la Cour ou encore un «abandon» de droits . Dans la 49

même veine, les conseils de notre adver saire ont aussi soutenu que les principes venire contra

factum proprium non potest, allegans contraria non audiendus est et nullus commodum captere de

50
sua injuria propria devraient s’appliquer à l’espèce .

2.3. Il est intéressant de relever que, tout en présentant à la Cour un véritable arsenal de

concepts juridiques, les conseils du demandeur ont dit fort peu de chose sur les conditions de leur

application. Qui plus est, M. Franck a paru sout enir que les «considérations de bonne foi» (que ce

soit dans le cadre de l’acquiescement, de l’ estoppel ou d’un autre mécanisme) interdisaient au

défendeur non seulement d’élever des objections contre la compétence en vertu de l’article IX de la

convention sur le génocide, mais aussi d’avancer des arguments concernant la question de l’accès à

la Cour. Cette façon de voir est bien sûr conf orme à la ligne de condu ite générale du demandeur,

qui consiste à amalgamer les questions d’accès et de juridiction en une question de «compétence»,

mais elle n’est manifestement pas conforme à votre jurisprudence.

2.4. Pour résumer, les conseils du demandeur voudraient tirer de la bonne foi des

conséquences extrêmement étendues, mais sans jamais dire à la Cour quels sont précisément les

critères juridiques qui doivent être remplis pour que la notion même de bonne foi puisse

s’appliquer. Illustrant cette approche plutôt cava lière à l’égard des notions juridiques, M. Franck a

surtout insisté sur la nature des moyens articulés par le défendeur, auxquels il a reproché d’être des

51
«subtilités juridiques» ou des «str atagèmes pour échapper au droit» . Cette attitude cependant ne

tient pas compte de la position de la Cour, qui a bien précisé dans sa correspondance avec les

Parties dans la présente affaire qu’elles ont le droit de soulever des questions de compétence à ce

stade si elles le souhaitent.

2.5. Madame le président, c’est sur cette base que je vais maintenant vous présenter un

certain nombre de raisons pour lesquelles les ar guments relatifs à la bonne foi avancés par le

demandeur ne devraient pas être retenus. Ce faisan t, je vais m’efforcer d’examiner les différents

critères juridiques qui s’appliquent aux arguments f ondés sur la bonne foi. Cela signifie aussi que

49Ibid., par. 25 (Franck).
50
CR 2006/37, par. 15 et 36 (Pellet).
51Voir CR 2006/35, p. 52, par. 11-12 et CR 2006/36, p. 31, par. 21 (Franck). - 27 -

je vais aborder la question en m’appuyant su r votre jurisprudence, dans laquelle vous avez

32 fréquemment et clairement indiqué que des notions comme l’ estoppel, l’acquiescement, etc.,

supposent la réalisation de certaines conditions juri diques précises. Comme je vais le démontrer,

trois au moins de ces conditions ne sont pas réunies en l’espèce :

2.6. Premièrement, les notions d’acquiescement, d’estoppel ou de préclusion ne s’appliquent

que dans les relations interétatiques et à l’égar d de droits et obligations subjectifs des Etats

concernés. Elles ne s’appliquent donc pas aux exigences objectives du Statut, dont les parties ne

sont pas maîtresses.

2.7. Deuxièmement, l’acquiescement, l’estoppel et autres notions apparentées supposent soit

un comportement clair et dépourvu d’ambiguïté de la part de l’Etat qui est prétendu avoir perdu son

droit, soit une situation claire et dépourvue d’ ambiguïté dans laquelle on pouvait raisonnablement

s’attendre à ce que cet Etat exerce son droit.

2.8. Troisièmement, l’estoppel, l’acquiescement etc. supposent que l’autre Etat (celui qui

plaide l’estoppel ou l’acquiescement) s’est fondé sur la conviction que le droit en question ne serait

plus invoqué.

2.9. Comme je vais le montrer, aucun de ces trois éléments n’est présent en l’espèce. Le

demandeur n’est donc pas fondé à invoque r des notions générales de bonne foi ⎯ acquiescement,

estoppel ou autre ⎯ et sa thèse est donc vouée à l’échec. Av ant d’examiner ces questions l’une

après l’autre, je voudrais encore faire deux brèv es observations. Toutes deux concernent les liens

entre les différents arguments avancés et elles annonceront l’analyse qui va suivre.

2.10. D’abord, je tiens à souligner que l es arguments que nous opposons aux plaidoiries du

demandeur sur la bonne foi sont des arguments alternatifs. Bien que je soumette à votre attention

trois considérations, je précise que chacune d’entre elles suffit à réfuter la thèse du demandeur.

Ayant invoqué la notion générale de la bonne foi, le demandeur doit établir que toutes les

conditions nécessaires à son application s ont remplies en l’espèce. A mon avis, aucune de ces

conditions n’est remplie, mais il suffirait évidement qu’une seule d’entre elles ne le soit pas pour

faire échouer l’argumentation du demandeur.

2.11. En outre, il n’est pas inutile de répéte r que nos arguments sur l’accès à la Cour et la

compétence sont aussi des arguments alternatifs. Comme je l’ai dit, plusieurs conseils du - 28 -

demandeur, dans leurs plaidoiries, ont souvent paru faire un amalgame entre la question de l’accès

à la Cour et celle de la compétence. Mais ces deux questions ne se confondent, comme vous l’avez

parfaitement exprimé dans vos arrêts de2004 sur la Licéité de l’emploi de la force , en particulier

33 par la formule suivante: «seuls les Etats a uxquels la Cour est ouvert e peuvent lui conférer

compétence» .  52

2.12. Madame le président, Messieurs les juges, j’espère que vous me pardonnerez ces

observations sur des points passablement évidents. Cependant, il me paraît nécessaire de faire ces

observations sur l’application très lâche que le demandeur voudrait faire de notions juridiques

générales ⎯notions qui produisent des conséquences juridiques étendues mais ne sont

apparemment pas régies par des critères juridiques précis.

2.13. Permettez-moi de commencer par des remarques plus concrètes visant à répondre à

l’argument du demandeur fondé sur la bonne foi. La première remarque est que les notions

d’estoppel et d’acquiescement ne sont tout simplement pas applicables s’agissant de l’accès à la

Cour.

B. L’estoppel et l’acquiescement ne sont pas applicables s’agissant de l’accès à la Cour

2.14. En essence, mon argument est le suivant: un Etat ne peut acquiescer à la perte d’un

droit ou être empêché par estoppel de l’invoquer, qu’à l’égard d’ un autre Etat ou d’autres Etats.

L’acquiescement et l’estoppel supposent une relation juridique entr e acteurs du droit international.

Dans l’opinion individuelle qu’il a join te à l’arrêt rendu dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar,

opinion dont le demandeur a fait tant de cas, le j uge Alfaro l’a montré très clairement en citant

53
l’exemple par excellence, celui des traités bilatéraux , et dans l’affaire du Différend frontalier

terrestre, insulaire et maritime , une chambre de la Cour a relevé le caractère essentiellement

bilatéral de l’ estoppel en le décrivant comme: «une déclara tion qu’une partie a faite à une autre

partie ou une position qu’elle a prise envers elle et le fait que cette autre partie s’appuie sur cette

54
déclaration ou position à son détriment ou à l’avantage de la partie qui l’a faite ou prise» .

52
Affaire relative à la Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), par. 46.
53
C.I.J. Recueil 1962, p. 42.
54Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras), requête à fin d’intervention, arrêt,
C.I.J. Recueil 1990, p. 118, par. 63. - 29 -

2.15. De manière plus générale, ce n’est sû rement pas une coïncidence si les arguments

fondés sur l’acquiescement ou l’estoppel sont généralement invoqués devant les cours et tribunaux

internationaux dans des affaires portant sur des di fférends territoriaux ou des différends frontaliers.

Ce que ces différends ont en commun, c’est que le droit contesté (à la perte duquel un Etat a pu

acquiescer ou que l’ estoppel peut lui interdire d’invoquer) est susceptible de négociation entre les

34 parties. Les parties ont sans aucun doute le pouvoir de s’entendre sur le tracé de leur frontière ou le

statut territorial d’un territoire terrestre contesté.

2.16. Mais ces considérations ne valent pas po ur le droit qui est en cause ici, le droit

d’exciper du défaut d’accès à la Cour. Les conditio ns légales de l’accès ne sont absolument pas

soumises aux règles qui s’appliquent à l’ estoppel ou à l’acquiescement, puisque les parties n’en

sont pas maîtresses. L’accès à la Cour ne relève pas de la libre appréciation des parties. Il

concerne exclusivement la relation entre un Etat (en l’espèce, le défendeur) et la Cour.

2.17. Alors que l’acquiescement et l’ estoppel concernent des éléments juridiques subjectifs,

l’accès est une condition subjective ⎯un critère dont le respect doit être apprécié exclusivement

par la Cour, gardienne de son Statut.

2.18. Madame le président, Messieurs de la Cour, dès le premier tour de plaidoiries, mon

collègue et ami Vladimir Djeric a passé en revue votre jurisprudence sur la question de l’accès à la

Cour. Je ne vais pas répéter ce qu’il a dit, ni entr er dans le détail de votre jurisprudence. Je

voudrais simplement redire que celle-ci établit clai rement que l’accès à la Cour est la première

condition à remplir pour ester devant elle, condition à laquelle tout Etat qui comparaît devant la

Cour doit nécessairement satisfaire au moment pertinent.

2.19. Dans sa plaidoirie, M.Djeric a aussi analysé les conditions minimales de l’accès à la

Cour, qui sont énoncées à l’article93 de la Charte des NationsUnies et aux articles34 et35 du

Statut de la Cour; il a montré que la Cour a déjà décidé que le défe ndeur ne répond pas à ces

conditions minimales en ce qui concerne l es instances introduites avant son admission à

l’Organisation des Nations Unies en 2000.

2.20. Les conseils du demandeur affirment que le défendeur ne peut plus aujourd’hui plaider

le défaut d’accès. Ce faisant, ils oublient la distinction fondamentale entre, d’une part, des - 30 -

éléments juridiques subjectifs donnant prise à l’acquiescement ou à l’ estoppel et, d’autre part, des

conditions objectives applicables aux instances opposan t des Etats, dont le respect ne peut être

apprécié que par la Cour et auxquelles l’acquiescement et l’estoppel ne s’appliquent donc pas.

2.21. Madame le président, pe rmettez-moi de développer un peu cette distinction cruciale.

C’est une distinction largement admise par les aute urs qui ont étudié les règles de pratique et la

procédure de la Cour. Je n’ai pas l’intention de me livrer à une analyse exhaustive de la doctrine
35

sur ce point, mais j’aimerais appeler votre atten tion sur deux observations très pertinentes. La

première est celle de GeorgSchwarzenberger, qui a dit en termes tout à fait clairs que: «si une

partie à un différend est un Etat qui n’a pas accès à la Cour, cela suffit à empêcher que celle-ci se

penche sur l’affaire» 55.

2.22. La distinction entre facteurs subjectifs pouvant être modifiés par le comportement des

parties et facteurs objectifs auxquels l’acquiescement et l’ estoppel ne s’appliquent jamais a

également été reprise par M. Thirlway. Au sujet du forum prorogatum, comportement d’une partie

qui, comme l’acquiescement, est considéré comme établissant le consentement, celui-ci écrit :

«La règle du forum prorogatum ne peut servir qu’à fournir l’élément d’un
accord sur lequel se fondera la compétence; elle ne saurait par conséquent pas
remédier à un défaut de compétence ou à un vice de procédure qui ne peuvent pas être

résolus par accord entre les parties ⎯ par exemple le cas dans lequel un Etat n’est pas
partie au Statut.»56

2.23. Mais il y a surtout, bien sûr, votre propre jurisprudence en la matière. En fait, dans les

arrêts que vous avez rendus en 2004 dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force ,

vous avez précisé sans équivoque qu’il appartient à la Cour, et non pas aux parties, de trancher la

question de savoir si la Cour est ouverte ou non à un Etat donné. Je cite :

«La question qui se pose est celle de savoir si, en droit, au moment où elle a

introduit les présentes instances, la Serbie-e t-Monténégro était habilitée à saisir la
Cour en tant que partie au Statut. Cette question étant indépendante des vues ou des
souhaits des Parties, la Cour ne serait pas, quand bien même les Parties partageraient à

présent le même point de vue à cet égard, te nue pour autant de considérer ce dernier
comme nécessairement exact. Ainsi la Cour se doit-elle d’examiner la question pour

55
G. Schwarzenberger, International Law as applied by international courts and tribunals, vol. IV, p. 434.
56H.Thirlway, «The Law and Procedure of the International Court of Justice 1960-1989» , British Yearbook of

International Law 1998, 1, p. 27. - 31 -

tirer ses propres conclusions indépendamment du consentement des parties, ce qui

n’est en aucun cas incompatible avec le principe 57lon lequel la compétence de la
Cour est subordonnée à un tel consentement.»

2.24. C’est donc ex officio que la Cour peut et doit ex aminer si le défendeur pouvait

valablement être attrait devant elle en l’espèce. Les arguments tirés des notions d’acquiescement,

d’estoppel ou de forum prorogatum, mêmes si les conditions d’application de ces notions étaient

par ailleurs remplies, ce qui n’est pas le cas, sont inapplicables et elles ne peuvent en particulier

dispenser la Cour d’examiner la question.

2.25. Madame le président, permettez-moi d’avancer encore deux arguments à l’appui de

cette conclusion. Le premier est une simple co mparaison, visant à souligner l’importance de la

36 distinction fondamentale qu’il faut établir entre des éléments juridiques subjectifs donnant prise à

l’acquiescement ou à l’ estoppel et les conditions objectives appli cables aux instances entre Etats,

qui échappent à la compétence des parties.

2.26. Si nous supposons un moment que les pa rties puissent décider de l’accès à la Cour par

estoppel, acquiescement ou tout autre comportement, quelles en seraient les conséquences? Il

nous faudrait alors accepter l’idée que, au même titre que les conditions d’accès, les autres

conditions objectives pourraient êt re déterminées par les parti es. Si nous examinons les

dispositions énonçant les conditions objectives auxque lles un Etat doit satisfaire pour ester devant

la Cour, c’est-à-dire l’article93 de la Charte et les articles34 et35 du Statut, nous lisons par

exemple au paragraphe1 de l’ar ticle34 que la Cour n’est ouvert e qu’aux Etats. Cette condition

pourrait-elle être aussi laissée à l’appréciation des parties? Deux entités sous-étatiques, ou

deuxgroupes, pourraient-ils décider qu’ils se cons idèrent mutuellement comme des Etats au sens

de l’article 34 du Statut de la Cour et porter le ur différend devant vous, ic i même ? Je pense que

l’on peut sans risque supposer que non.

2.27. Prenons un autre exemple: les Etats pourraient-ils s’entendre pour donner à

l’expression «traités en vigueur» un sens particulier et porter une affaire devant la Cour sur la base

du paragraphe 2 de l’article 35 de son Statut ?

57
Affaire relative à la Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c.Belgique), arrêt du
15 décembre 2004, par. 36; les italiques sont dans l’original. - 32 -

2.28. Ces questions peuvent paraître, à premiè re vue, bien tirées par les cheveux et elles

appellent évidemment une réponse négative. Je crois cependant qu’elles montrent parfaitement

qu’il existe certaines conditions applicables aux in stances devant la Cour, qui sont des conditions

objectives sur lesquelles le comportement des parties ne peut pas avoir d’effet ⎯quel que puisse

être ce comportement. Parmi ces conditions obj ectives qui doivent être remplies figure, comme

vous l’avez précisé, celle de l’accès à la Cour.

2.29. Madame le président, Messieurs les jug es, un second argument justifie la distinction

entre facteurs objectifs et facteurs subjectifs. Je pourrais le développer maintenant, ou nous

pouvons faire une pause si vous le voulez, Madame le président.

Le PRESIDENT : Vous pourriez poursuivre un petit moment ?

M. ZIMMERMANN: Merci. Comme je l’ai dit, il y a un second argument justifiant la

distinction entre facteurs objectifs et facteurs subjectifs, et cet argument a trait à la structure

organique de l’Organisation des Nations Unies. L’un des thèmes récurrents dans la présente affaire

est celui de la relation étroite entre la qu estion de l’appartenance à l’Organisation des
58
37 NationsUnies et le droit d’ester devant la Cour , «organe judiciaire principal» de l’Organisation .

La Charte prévoit bien sûr un partage des pouvoi rs et compétences entre ses organes principaux,

mais elle ne le fait pas toujours de manière claire et nette. Elle est cependant parfaitement claire

sur un point: dans ses articles 4 à6, elle confie les décisions concernant le statut de Membre, y

compris l’admission à l’Organisation, à deux de ses organes principaux, le Conseil de sécurité et

l’Assemblée générale. La Cour l’a sou ligné dans son avis consultatif sur les Conditions de

l’admission d’un Etat comme Membre des NationsUnies . Dans cet avis du 28 mai 1948, après

avoir relevé les conditions matérielles de l’admissi on prévues par le paragra phe 1 de l’article 4 de

la Charte, vous avez ajouté : «Toutes ces conditions s ont soumises au jugement de l’Organisation»

et «[l]e jugement de l’Organisation signifie le jugement des deux organes mentionnés dans le

paragraphe 2 de l’article 4» 59 ⎯ c’est-à-dire l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité.

58
Voir l’article 2 de la Charte des Nations Unies.
59
C.I.J. Recueil 1948, p. 62. - 33 -

2.30. Dans notre affaire, où la question du statut de Membre est si importante, il ne faut pas

perdre de vue le rôle de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité, ni les relations existant

entre les différents organes des NationsUnies. Comme l’a dit le juge Lachs en1992, si les

différents organes principaux de l’Organisation des NationsUnies ont tous leur rôle particulier à

jouer, il faut qu’ils agissent «dans l’harmonie ⎯bien que pas, évidemment, de concert ⎯ et que

chacun d’entre eux s’acquitte de ses fonctions con cernant une situation ou un différend dont divers

aspects figurent à l’ordre du jour de chacun d’entre eux sans porter préjudice à l’exercice des

pouvoirs de l’autre» ( Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de

1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c.Royaume-Uni),

mesures conservatoires, ordonnance du 14 avril1992, C.I.J.Recueil1992 , p. 27, opinion

individuelle du juge Lachs).

2.31. Certes, le Conseil de sécurité et l’Assemb lée générale étaient en partie responsables de

ce que vous avez appelé «la situation juridique … indéterminée … quant au statut de la République

60
fédérale de Yougoslavie vis-à-vis de l’Organisation des Nations Unies» .

38 2.32. Cependant, votre jurisprudence montre au ssi que cette situation juridique indéterminée

er
ne l’a pas été indéfiniment. Les incertitudes ont pris fin le 1 novembre 2000 avec l’admission de

la RFY à l’Organisation des Nations Unies. Conformément à la procédure établie par la Charte des

61
NationsUnies, cette admission résultait d’une recommandation du Conseil de sécurité suivie

d’une décision de l’Assemblée générale 6. Il faut aussi noter que la méthode adoptée par les deux

organes principaux résultait d’une décision délibér ée de suivre la procédure régulière d’admission

prévue par l’article 4, à l’exclusion de toute autre. Ce choix parfaitement clair de ces deux organes

est d’autant plus important que le cas de l’Ind onésie et celui de la dissolution de la République

arabe unie ont montré que les organes des Nations Unies peuvent aussi se contenter de reconfirmer

des situations par ailleurs douteuses quant au statut de Membre ⎯ du moins lorsqu’ils considèrent

qu’un Etat est toujours Membre. Par ailleurs, on sait qu’après les accords de paix de Dayton, il

avait été envisagé au sein de l’Organisation de procéder précisément de cette façon, c’est-à-dire de

60
Affaire relative à Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), par. 79.
61
Nations Unies, doc. S/RES/1326, 31 octobre 2000.
62Nations Unies, doc. A/RES.55/12, 1 novembre 2000. - 34 -

confirmer simplement que la «Yougoslavie» ét ait toujours Membre de l’Organisation des

Nations Unies. Mais cela n’a pas été fait, l es deux organes de l’Organisation ayant apparemment

considéré que la Yougoslavie n’avait pas un statut de membre susceptible d’être confirmé.

2.33. Ce fait nouveau, cette nouvelle admission, n’a pas reconfirmé la qualité de Membre

mais a finalement clarifié le statu quo ante. Je peux encore une fois m’en tenir à ce que vous avez

déclaré en décembre 2004 :

«Compte tenu des conséquences juridiques du nouvel état de fait existant depuis
le 1 ernovembre 2000, la Cour est amenée à c onclure que la Serbie-et-Monténégro

n’était pas membre de l’Organisation des Nati onsUnies, ni en cette qualité partie au
Statut de la Cour internationale de Jus tice, au moment où elle a déposé sa requête
introduisant la présente instance devant la Cour, le 29 avril 1999.» 63

et, peut-on ajouter car cela semble implicitement découler de ce qui précède, à un aucun autre

moment entre le 27 avril 1992 et le 1 novembre 2000.

2.34. Madame le président, Messieurs de la Cour, je voudrais vous demander de réfléchir un

moment aux conséquences qu’aurait une décision fondée sur l’acquiescement ou l’ estoppel ou tout

autre mécanisme relevant des Parties et jugean t que, nonobstant les décisions du Conseil de

39 sécurité et de l’Assemblée générale, le défendeur pourrait être considéré comme partie au Statut de

la Cour dans la présente instance.

2.35. Il est évident que, pour que vous puissiez trancher dans ce sens sur le fondement de

l’estoppel, de l’acquiescement ou autre, il faudrait que les Parties aient eu elles-mêmes la faculté de

s’entendre sur une certaine interprétation de la question du statut de Membre de la RFY,

interprétation ne tenant aucun compte de la répartition des po uvoirs opérée par la Charte des

NationsUnies. Si la qualité de Membre ét ait susceptible de négociation entre les Parties,

qu’adviendrait-il de l’article 4 de la Charte dont vous avez si justement, dans votre avis consultatif

de 1948 sur l’admission à l’Organisation des Nations Unies, souligné l’importance fondamentale,

je dirai même constitutionnelle ?

63
Affaire relative à la Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), par. 79. - 35 -

2.36. Qui plus est, quel message un arrêt de laCour ratifiant un accord entre les Parties sur

des questions de statut de Membre adresserait-il aux autres organes principaux de l’Organisation

des NationsUnies? Un tel arrêt serait-il vrai ment compatible avec l’appel au respect entre

institutions que lançait le regretté juge Lachs?

2.37. Nous soutenons que les arguments du de mandeur sur la bonne foi ne tiennent pas

compte de la structure organique établie par la Ch arte des NationsUnies, en ce qu’ils ne tiennent

pas compte de la compétence des organes po litiques pour décider de la qualité de Membre ⎯ ce

qui montre une fois de plus que la thèse du dema ndeur sur le principe de la bonne foi repose sur

une conception fondamentalement erronée des noti ons juridiques à la base de ce principe, des

droits et des obligations qui peuvent faire l’objet d’acquiescement ou d’ estoppel et de ce que

signifie le statut de Membre de l’Organisation.

2.38. Permettez-moi de conclure cette partie de mon exposé en faisant observer que, même si

l’on considérait par ailleurs, ju ste pour les besoins de l’argumenta tion, que des considérations de

bonne foi interdisent au défendeur de plaider l’inco mpétence à ce stade, le défendeur n’aurait pas

pour autant accès à la Cour. Cette condition fonda mentale pour que la Cour puisse statuer sur le

fond ne relève en aucune manière de la volonté des Parties au différend ⎯ quelque position qu’ils

aient pu prendre à l’intérieur et à l’extérieur de ce tte grande salle de justice, individuellement ou

ensemble.

J’en termine ainsi avec l’exposé de mon premier argument, et je vais maintenant passer à

mon deuxième argument, à moins que nous n’observions maintenant la pause habituelle.

40 Le PRESIDENT : Je pense que le moment est bien choisi pour la pause, je vous remercie.

M. ZIMMERMAN : Merci.

Le PRESIDENT : L’audience est suspendue.

L’audience est suspendue de 16 h 25 à 16 h 45.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Monsieur Zimmermann, vous avez la parole. - 36 -

M. ZIMMERMANN: Merci, Madame le président. Madame le président, Messieurs de la

Cour, j’espère avoir démontré que la question de l’accès à la Cour n’est pas susceptible

d’acquiescement ou d’ estoppel et ne peut pas non plus donner lieu à l’application d’autres

mécanismes relevant des parties.

2.39. Je vais maintenant exposer mon deuxième argument pour réfuter la thèse du

demandeur sur la bonne foi. Je vais démontre r que le défendeur n’a jamais, expressément ou

implicitement, accepté de ne pas soulever d’excep tion à la compétence et que, en conséquence, il

n’y a jamais eu d’expression claire et non équivoque de la perte d’un droit.

C. Absence d’expression claire et non équivoque de la perte d’un droit

2.40. Madame le président, Messieurs de la Cour, les questions de l’ estoppel et de

l’acquiescement doivent être considérées dans le contexte de la question dont nous nous

occupons ⎯ celle de la compétence. Depuis le début de la présente affaire, le défendeur n’a cessé

de contester la compétence de la Cour. La Cour l’a d’ailleurs formellement reconnu en déclarant,

dans son arrêt de 1996 sur la compétence, que le défendeur avait «constamment contesté la

compétence de la Cour ⎯ que ce soit sur la base de la convention sur le génocide ou sur toute autre

base ⎯ au cours de la suite de la procédure» ( C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 621; voir aussi, au stade

de l’indication des mesures conservatoires, C.I.J. Recueil 1993, p. 341-342).

2.41. En fait, le demandeur lui-même s’est pl aint de ce que le défendeur avait maintes fois

répété que la Cour n’était pas compétente. Ne ser ait-ce que pour cette raison, il semble difficile de

soutenir que l’estoppel interdit au défendeur aujourd’hui de fa ire précisément cela : affirmer que la

Cour n’a pas compétence. Comme la Cour l’a déclaré dans l’affaire du Nicaragua : «l’estoppel

peut être inféré d’un comportement, de déclar ations d’un Etat qui … auraient … attesté d’une

manière claire et constante l’acceptation par cet Etat d’un régime particulier» ( C.I.J. Recueil 1984,

p. 415, par. 51; les italiques sont de nous).

2.42. Dans notre affaire, les conseils de la Bosnie-Herzégovine ont cependant essayé de

centrer l’attention sur un point particulier du comportement du défendeur à l’égard de la

compétence ⎯ le fait qu’il n’ait prétendument pas soulevé la question de sa qualité d’Etat partie à

41 la convention sur le génocide à un stade antérieur de la procédure. Mais , en faisant cela, les - 37 -

conseils du demandeur restreignent indûment la portée de l’analy se. Permettez-moi de citer à

nouveau l’affaire du Nicaragua. Dans cette affaire, la Cour a dit qu’il devait y avoir «acceptation

par [un] Etat d’un régime particulier» (ibid.). En l’espèce, ce régime est celui de la compétence de

la Cour. La question qui se pose est donc de savoi r si le défendeur a ou non «d’une manière claire

et constante» accepté ce régime ⎯ autrement dit, votre compétence. Si l’on reprend l’histoire de la

procédure en l’espèce, peut-on vraiment dire que le défendeur a d’une manière claire et constante

admis que la Cour était compétente ? Je crois que la réponse à cette question est évidente ⎯ il ne

l’a jamais fait.

2.43. Madame le président, Messieurs de la Cour, même si nous nous en tenons pour

l’instant à l’analyse restreinte proposée par le demandeur, il n’en demeure pas moins que les

circonstances de l’espèce ne sont pas de nature à donner lieu à l’ estoppel ou l’acquiescement.

Selon le demandeur, tout ce que le défendeur devait faire, c’est soul ever le «moyen de défense le

plus évident» ⎯son statut à l’égard de la Charte des NationsUnies et de la convention sur le

génocide 6. Mais, compte tenu des incertitudes qui entour aient son statut juridi que, on ne pouvait

vraiment pas attendre du défendeur qu’il soulève lui-même la question. Il est vrai que, aux yeux de

M. Franck, la chose semblait claire. Mais, nous le savons, nombre de cho ses paraissent évidentes

rétrospectivement, qui étaient loin de l’être au moment considéré. Il me semble que M.Franck,

évoquant les premières phases de la procédure, a pu brosser d’une situation extrêmement complexe

un tableau très simplifié et qui ne rend pas compte de l’incertitude qui régnait en 1996.

2.44. Si les choses avaient été aussi claires que M. Franck le dit aujourd’hui, le défendeur ne

pourrait peut-être pas, en effet, soutenir aujourd’ hui une position juridique différente. Mais si les

choses n’étaient pas tout à fait claires, on peut c onsidérer le comportement du défendeur sous un

jour très différent. La RFY se fondait alors sur une certaine hypothèse qui était parfaitement

défendable, mais qui s’est révélée par la suite être fausse. Dans ce cas, je soutiens que la décision

du défendeur de ne pas soulever toutes les excep tions préliminaires possibles en 1996 ne peut pas

être retenue contre lui aujourd’hui, ni interpré tée comme constituant la base de l’acquiescement ou

de l’estoppel.

64
CR 2006/36, p. 27, par. 9. - 38 -

42 2.45. Heureusement, de nombreux éléments viennent rectifier l’ interprétation que fait

M. Franck de l’historique de cette affaire. Vous-mêmes vous êtes prononcés pour la première fois

sur la question dans votre ordonnance relative à la demande en indication de mesures

conservatoires du 8avril1993, dans laquelle vous releviez déjà les «difficultés juridiques» que le

statut du défendeur au sein de l’Organisation des NationU s nies avait suscitées

(C.I.J. Recueil 1993, p. 14, par. 18).

2.46. Plus tard, dans vos a rrêts du 15 décembre 2004 sur la Licéité de l’emploi de la force ,

vous avez à nouveau rappelé cet état de chose en relevant que «la situation sui generis de la

République fédérale de Yougoslavie au sein des Nations Unies … avait présenté de nombreuses

«difficultés juridiques» durant toute la période comprise entre 1992 et 2000» (affaire relative à la

Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), par. 78).

2.47. Rappelant cette période, vous avez parl é des «incertitudes entourant la situation

juridique» et reconnu que si vous aviez eu «à [vous ] prononcer définitivement sur le statut [de la

RFY] à l’égard de l’Organisation des Nations Unies [à cette époque], cette tâche aurait été

compliquée par les incertitudes entourant la situ ation juridique, s’agissant de ce statut» ( ibid.,

par. 79).

2.48. Selon moi, ces deux observations rendent compte beaucoup plus exactement de la

situation entre 1992 et 2000 que ne l’ont fait les conseils du demandeur. Cependant, il est

intéressant de relever que, dans une phase antérieure de la procédure, le demandeur lui-même avait

admis que la situation était beaucoup plus complexe qu’il ne l’admet aujourd’hui. Ainsi, dans son

mémoire, le demandeur «reconnaissait que «les organes directeurs de l’Organisation des

Nations Unies n’[avaient] pas encore pris de décision définitive en ce qui concerne la situation de

la Yougoslavie (Serbie et Monténégro) au sein de l’Organisation» 6.

2.49. Et de fait, si nous examinons la position actuelle du demandeur, la question paraît

prêter à controverse aujourd’hui encore. Penda nt le premier tour, mes collègues et moi-même

avons déjà fait valoir que votre jurispr udence récente établit clairement que la

Serbie-et-Monténégro n’était pas membre de l’Or ganisation des Nations Unies entre 1992 et 2000.

65
Mémoire, par. 4.2.3.14. - 39 -

En dépit de cette jurisprudence, les conseils du demandeur maintiennent le contraire. Dans sa

plaidoirie, Mme Stern a soutenu avec force que le défendeur était resté Membre de

l’Organisation . Je note en passant que ce point de vue contredit d’autres affirmations faites par
43

les représentants du demandeur ⎯c’est un point dont je parlerai dans une minute. Pour le

moment, le plus important est que , selon les conseils du demandeur, à ce jour , le statut qui était

celui du défendeur au sein des Nations Unies entre 1992 et 2000 reste discutable.

2.50. Soit. Mais s’il y avait vraiment ⎯ et apparemment il y a encore ⎯ ce que Mme Stern

67
a appelé «une bataille de qualification» , pourrait-on réellement reprocher à une Partie au présent

différend d’avoir initialement choisi l’une des positions défendables ⎯ qui s’est révélée par la suite

erronée ? J’affirme que la position du défendeur en 1996 était ⎯ au minimum ⎯ plausible, et que

l’on ne peut pas lui reprocher maintenant de l’avoir prise alors.

2.51. Madame le président, M. Pe llet a avancé un argument supplémentaire ⎯ peut-être

parce qu’il n’était pas convaincu lu i-même de la «clarté» apparente de la situation en 1993

ou1996. Dans sa plaidoirie du 21 avril, il a décl aré que le défendeur aurait pu facilement mettre

fin aux incertitudes juridiques qui empêchaient la Cour de se prononcer de manière définitive sur la

question 6. Mais une fois de plus, selon moi, cet ar gument ne tient pas compte du fait qu’en 1996,

les choses n’étaient absolument pas claires. En outre ⎯et c’est peut-être plus important ⎯ il

surestime considérablement les pouvoirs du défendeur.

2.52. Permettez-moi de commencer par ce de rnier point. Comme vous l’avez fait observer

en1993 et affirmé en 2004, ce n’est pas l’insistan ce d’un Etat sur une certaine interprétation de

l’histoire qui suscitait des difficultés. Les «diffi cultés juridiques» dont vous parliez découlaient en

fait de l’attitude adoptée délibérément par les deux organes politiques principaux des Nations Unies

à l’époque. Il est évident que la seule chose qui au rait pu clarifier la situation juridique était une

66CR 2006/37, p. 10 et suiv.
67
CR 2006/37, p. 12, par. 6 (Stern).
68CR 2006/36, p. 23, par. 58 (Pellet). - 40 -

décision de ces deux organes. En fait, le de mandeur le reconnaît assez clairement dans son

mémoire, lorsqu’il écrit: « les organes directeurs de l’Organisation des NationsUnies n’ont pas

encore pris de décision définitive en ce qui concerne la situation du défendeur» . 69

2.53. Bref, si le point de vue du défende ur était certainement l’un des facteurs qui

compliquaient l’appréciation juridique, le défendeur n’était pas seul responsable et ⎯ et surtout ⎯

44 il n’aurait pas été en mesure de clarifier la question. Très brièvement, j’affirme que, de toute façon,

on ne peut pas reprocher aujourd’hui au défe ndeur de ne pas avoir renoncé à sa revendication

d’identité au stade des exceptions préliminaires. Votre jurisprudence le montre, les choses

n’étaient tout simplement pas aussi claires. Bien sûr, l’interprétation du défendeur n’est pas celle

qui a été généralement acceptée par la suite. Mais en 1996 elle semblait défendable. De plus, on

ne pouvait certainement pas demander à un Etat de renoncer à se prétendre Etat continuateur dans

une situation entourée de tant d’incertitudes et dans laquelle les organes des NationsUnies

adoptaient à l’époque des attitudes contradictoires.

2.54. C’est par un curieux renversement de situation que, dans sa plaidoirie du 24avril,

MmeStern vous a présenté à l’appui de l’interpré tation et de la revendication de continuité une

grande partie des éléments que la RFY avait e lle-même présentés naguère. Qu’on me comprenne

bien : le défendeur ne la suit pas lorsqu’elle conclut que la RFY était Membre de l’ONU pendant la

période comprise entre 1992 et 2000. Comme mon collègue et ami Tibor Varady l’a démontré,

c’est là semble-il une conclusion bien forcée. Néanmoins, l’exposé exhaustif de Mme Stern permet

d’établir au moins une chose, à savoir que, en 1996 , la situation concernant le statut de Membre

demandait encore à être définitivement éclaircie, que différentes positions pouvaient encore être

prises et que l’on ne peut donc pas empêcher le défendeur de soulever maintenant cette question.

2.55. Enfin, pour appuyer leurs arguments sur la bonne foi, les conseils du demandeur ont

beaucoup insisté sur les demand es reconventionnelles déposées en l’espèce. Aux yeux de

M.Franck, le défendeur a par là «activement manifesté sa qualité de partie à la convention» 70.

Mais cette appréciation du comportement du défendeur est-elle convaincante ?

69
Mémoire, par. 4.2.3.14.
70
CR 2006/36, p. 29, par. 12. - 41 -

2.56. Quel avis M. Franck aurait-il donné à un gouvernement dont les exceptions

préliminaires venaient d’être rejeté es ? Ne faudrait-il pas plutôt dire que, après l’arrêt de 1996, la

Serbie-et-Monténégro n’avait simplement pas le choix: elle était obligée de poursuivre la

procédure ⎯ même si sa propre position sur la compétence n’avait pas bougé d’un pouce.

2.57. Et peut-on réellement reprocher à un Et at d’exercer un droit procédural de présenter

des demandes reconventionnelles ⎯ droit dont la Cour a affirmé l’existence malgré les objections

du demandeur dans son ordonnance du 17 décembre 1997 ?

45 2.58. Nous soutenons que les demandes reconve ntionnelles de la Serbie-et-Monténégro qui,

de toute façon, ont été retirées ensuite après que la RFY eut été admise à l’Organisation des

Nations Unies et que son statut juridique eut ainsi été clarifié, n’étaient que la conséquence logique

de l’arrêt rendu par la Cour en 1996 sur sa compéten ce. Plus généralement, le défendeur soutient

que l’exercice de droits qui sont soit expressément prévus par le Statut ou le Règlement de la Cour,

soit reconnus par sa jurisprudence doit être présen té pour ce qu’il est: l’exercice de droits

expressément reconnus et non pas une stratégie dilatoire abusive ou un signe de mauvaise foi.

2.59. Madame le président, l’ estoppel et l’acquiescement sont des mécanismes de caractère

exceptionnel. Ils ne doivent pas être appliqués à une situation dans la quelle régnaient «les

71
incertitudes juridiques» , d’autant moins que le défendeur a constamment pris une certaine

position, à savoir que la Cour n’a pas compétence. Cela m’amène à mon dernier point qui est que,

en outre, le demandeur ne s’est pas légitimement fié à cette position du défendeur.

D. Le demandeur ne s’est pas légitimement fié à la position du défendeur

260. Madame le président, Messieurs de la C our, même si vous suiviez l’interprétation de

M.Franck en considérant que tout était parfaiteme nt clair en 1993 ou en 1996, je considère que

l’argument que le demandeur tire de la bonne foi serait quand même voué à l’échec. Pour

examiner cela, permettez-moi, Madame le président, d’avancer un troisième argument. Cet

argument repose sur la manière dont le demandeur lui-même percevait cette situation juridique

71
Voir l’affaire relative à la Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), par. 79. - 42 -

prétendument si évidente. Bien qu’il ne l’ait p as dit expressément, je ne pense pas que le conseil

du demandeur conteste que l’estoppel et l’acquiescement présupposent un certain comportement de

la part de l’Etat qui les invoque.

2.61. L’Etat qui invoque l’ estoppel et l’acquiescement ⎯ en l’espèce, le demandeur ⎯ doit

s’être légitimement fié à l’apparence prétendument créée. Après tout, comme l’a relevé M. Franck,

72
les arguments relatifs à la bonne foi reposent en fin de compte sur des notions de loyauté . La

loyauté du comportement des parties à un litige, cependant, est une règle fondamentale qui

s’applique aux deux parties et, lorsqu’on apprécie le comportement de l’une, on ne doit pas oublier

le comportement de l’autre. Dans le cadre du régime juridique de l’estoppel et de l’acquiescement,

cette condition essentielle est le plus souvent expr imée par les expressions «se fier légitiment» ou

«se fonder légitimement». Au sujet de l’ estoppel et de la préclusion, le juge Fitzmaurice, dans son
46

opinion individuelle en l’affaire du Temple de Préah Vihéar , a écrit ce qui suit: «La conclusion

essentielle de l’application du principe de forclusion ou d’ estoppel…est que la partie qui

l’invoque doit «s’être fiée» aux déclarations ou à la conduite de l’autre partie, ceci à son propre

détriment ou à l’avantage de l’autre.» 73

2.62. En termes assez proches, la Cour a fait observer dans l’affaire Nicaragua ⎯ dans le

passage que j’ai déjà cité :

«l’estoppel peut être inféré d’un comportement, de déclarations, etc., d’un Etat qui
n’auraient pas seulement attesté d’une manière claire et constante l’acceptation par cet
Etat d’un régime particulier, mais auraient également amené un autre…Etat, se

fondant sur74ette attitude , à modifier [sa position] à [son] détriment ou à subir un
préjudice» .

2.63. Et, au sujet de l’acquiescement, on retrouve essentiellement la même condition dans de

nombreux passages où la Cour dit que l’Etat qui l’ invoque doit avoir été en droit de percevoir le

silence de l’autre Etat comme équivalant à l’abandon d’un droit.

2.64. S’agissant d’appliquer ce même critère dans le contexte de la compétence,

permettez-moi de dire d’abord que le critère n’a de pertinence que si à quoi l’autre Etat s’est fié est

l’acceptation de la compétence. Or, ce ne peut être le cas ici, puisque le défendeur a

72Voir par exemple CR 2006/36, p. 32, par. 22.
73
C.I.J. Recueil 1962, p. 63.
74C.I.J. Recueil 1984, p. 415, par. 51; les italiques sont de nous. - 43 -

continuellement contesté la compétence de la Cour. Le demandeur le sachant, il a une fois de plus

essayé de concentrer l’attention sur d’autres points. Mais, même en ce qui concerne ces autres

points, peut-on vraiment dire que le demandeur s’est effectivement fié à la position prise par

laRFY concernant son statut vis-à-vis de l’ex -Yougoslavie? Peut-on vraiment dire que la

Bosnie-Herzégovine s’est fiée au fait que la RF Y assurait effectivement la continuité de la

personnalité juridique internationale de l’ex-Y ougoslavie? Peut-on vr aiment dire que la

Bosnie-Herzégovine s’est fiée au fait que le dé fendeur n’avait pas besoin de notification de

succession ou d’adhésion pour devenir partie à la convention sur le génocide? Enfin, peut-on

vraiment dire que la Bosnie-Herzégovine s’est fiée à l’idée que la RFY continuait à être Membre de

l’Organisation des Nations Unies et, comme tel, avait accès à la Cour ?

2.65. Selon moi, la réponse à toutes ces questions est négative et c’est là une autre raison

pour laquelle l’argument du demandeur relatif à la bonne foi est voué à l’échec. En fait, bien qu’il

se soient étendus assez longuement sur le comporte ment du défendeur, M.Franck et M.Pellet,

dans leurs plaidoiries du21 et du24avril, ont été l’un et l’autre remarquablement succincts dans

leurs commentaires sur le comportement du demandeur. Il est significatif que, dans sa plaidoirie,

47 M.Franck n’ait pas une seule fois cherché à établir que le demandeur s’était fié au fait que le

défendeur avait prétendument manqué de présenter des arguments fondés sur l’accès à la Cour et la

compétence. Soyons justes, il a bien mentionné brièvement la position du demandeur au début de

sa plaidoirie, en disant que, en 1996 et par la suite , la Bosnie «n’aurait év idemment pas eu lieu de

soulever la question» 75.

2.66. D’un point de vue strictement juridique, c’est peut-être vrai. Bien sûr, la Bosnie n’était

pas obligée en droit de présenter des arguments qui pouva ient en fin de compte être favorables au

défendeur. Cela ne signifie pas toutefois que la c onduite de la Bosnie n’ait pas été pertinente aux

fins de l’acquiescement et de l’ estoppel. Si nous examinons les obser vations que nous venons de

citer de votre jurisprudence et de l’opinion indi viduelle du juge Fitzmaurice dans l’affaire du

75
CR 2006/36, p. 27, par. 9 (Franck). - 44 -

Temple de Préah Vihéar , nous voyons bien que la question n’est pas de savoir si la partie qui

invoque un argument fondé sur la bonne foi avait l’ obligation de clarifier elle-même la situation

apparente et de le faire dans le cadre d’une procédure en cours.

2.67. La question est en fait beaucoup plus générale : elle consiste à apprécier si la partie qui

invoque un argument fondé sur la bonne foi s’est en fait fiée à la déclaration ou à l’absence de

déclaration de l’autre partie. La raison est évid ente et elle relève précisément des notions de

loyauté et de moralité que M. Franck a si él oquemment invoquées. Ces notions exigent que la

partie qui invoque un argument fondé sur la bonne foi ait elle-même agi de bonne foi.

2.68. Selon nous, ce n’est pas le cas de la Bosnie-Herzégovine. Aux fins de la présente

instance, et seulement aux fins de la présente instance ⎯comme MM. Pellet et Franck semblent

d’ailleurs le reconnaître ⎯ la Bosnie-Herzégovine a admis l’identité entre la Serbie-et-Monténégro

et l’ex-Yougoslavie ⎯comportement qui a été adopté avec le but manifeste d’éviter certaines

«difficultés procédurales». Et pourtant, en dehors de ce prétoire, la Bosnie-Herzégovine n’a jamais

cessé de soutenir que la RFY ne peut pas assure r la continuité de la personnalité juridique

internationale de l’ex-Yougoslavi e. Chacun sait que la Bosnie-Herzégovine a toujours dans le

passé, avec succès, contesté la prétention de la RF Y à être le continuateur de l’ex-Yougoslavie.

C’est en grande partie à cause de cette position prise par les autres Etats successeurs de l’ancienne

Yougoslavie ⎯et par la Bosnie-Herzégovine elle-même en particulier ⎯ que la prétention de la

48 RFY à assurer la continuité de la personnalité de l’ex-Yougoslavie n’a pas été acceptée par la

communauté internationale. En ce qui concerne, plus précisément, la position du défendeur au sein

des Nations Unies, le demandeur a, à de multiples reprises, déclaré très clairement que pour devenir

Membre de l’Organisation des NationsUnies ⎯ et ipso facto partie au Statut de la Cour ⎯ la

Serbie-et-Monténégro devait faire une demande d’adhésion à l’Organisation conformément à la

procédure définie à l’article 4 de la Charte. Je ne pense pas avoir à répéter la série de déclarations

auxquelles M. Varady a renvoyé.

2.69. Madame le président, Messieurs de la Cour, soyons très clairs: par cela, je ne veux

nullement dire que la Bosnie-Herzégovine avait elle-même l’obligation de présenter des arguments

fondés sur l’accès à la Cour ou la compétence de celle-ci en l’espèce. Comme l’a dit M.Franck,

bien sûr, elle n’était pas obligée de le faire. Mais le manque de cohérence de son comportement est - 45 -

important dans le contexte de l’estoppel et de l’acquiescement. Comme M. Franck l’a dit, ces deux

notions découlent de la bonne foi. Et lorsque l’on parle de bonne foi, s’agissant d’apprécier si le

demandeur s’est fié à l’apparence prétendument créée, il ne me pa raît guère possible de distinguer

⎯comme M.Franck semble implicitement le faire ⎯ entre la position qu’il a prise dans ce

prétoire et la position qu’il a prise en dehors.

2.70. Il n’y a pas deux Bosnie, pour paraphraser M. Franck, «cette Bosnie-ci» et «cette

Bosnie-là», une Bosnie qui plaide dans cette grande salle de justic e et, une autre Bosnie qui prend

des positions politiques et juridiques dans d’autres organes des NationsUnies. Il n’y a qu’une

seule et même Bosnie. Et certainement, dans le cadre d’une argumentation sur la bonne foi, cette

Bosnie unique qui n’a cessé de soutenir que le dé fendeur n’était pas membre de l’Organisation de

NationsUnies, qui a toujours exigé que le de mandeur présente des notifications de succession

spécifiques ⎯cette Bosnie unique ne peut pas aujour d’hui prétendre que l’acceptation de cette

76
position par le défendeur soit une «volte-face de dernière minute» .

2.71. Comme l’a dit M. Pellet reprenant une formule célèbre, l’acquiescement et l’ estoppel

77
interdisent aux parties de «souffler le chaud et le froid» . Or, c’est précisément ce que le

demandeur fait depuis des années. Il ne peut pas en toute loyauté et moralité interdire aujourd’hui

au défendeur de prendre une position qu’il a lui- même soutenue pendant des années. Autrement

49 dit, pour reprendre l’expression du juge F itzmaurice dans son opinion sur l’affaire du Temple de

Préah Vihéar, le demandeur ne s’est absolument pas «fié» au fait que le défendeur s’est abstenu de

soulever des arguments de procédure au cours d’une phase antérieure. Et c’est là, Madame le

président, Messieurs de la Cour, la troisième ra ison pour laquelle je considère que l’argument que

la Bosnie prétend tirer de la bonne foi ne saurait en aucun cas vous convaincre.

E. Résumé de l’argumentation

2.72. Madame le président, permettez-moi, pour conclure de résumer mon argumentation.

76
CR 2006/36, p. 30, par. 15 (Franck).
77
CR 2006/37, p. 96, par. 15 (Pellet). - 46 -

2.73. Premièrement, nous avons démontré que les notions mêmes d’ estoppel et

d’acquiescement ou autres mécanismes similaires rele vant des parties ne sont pas applicables pour

déterminer si la RFY a ou non accès à la Cour. Cette question est une question purement objective

qu’il appartient à la Cour de trancher ex officio sans égard aux positions prises par les Parties.

2.74. Deuxièmement, nous avons aussi démontré que le comportement du défendeur

n’équivalait pas à une expression claire et non é quivoque de la perte d’un droit puisque le

défendeur a constamment contesté la compétence de la Cour t out au long de l’affaire. Dans ces

conditions, le simple fait de ne pas avoir présenté d’argument concernant la compétence ne peut

pas mettre le défendeur en situation d’ estoppel ou d’acquiescement à l’égard de la compétence,

d’autant moins qu’il lui aurait été difficile de plaider l’incompétence compte tenu des incertitudes

qui entouraient son statut à l’époque. Le défendeur n’a donc pas acquiescé à l’exercice par la Cour

de sa compétence, et il ne s’est pas non plus mis en situation d’ estoppel l’empêchant d’élever des

objections à la compétence de la Cour.

2.7n5f.in, troisièmement, j’ai aussi démontré que la Bosnie-Herzégovine ne peut pas

prétendre s’être légitimement fiée à la position prétendument prise par le défendeur, compte tenu

de son propre comportement en dehors de la Cour.

2.76. Madame le président, Messieurs de la Cour, cela conclut mon exposé d’aujourd’hui. Je

vous remercie de votre aimable attention et vous propose, Madame le président, de donner à

nouveau la parole à mon collègue Tibor Varady, qui parlera de la question de la res judicata.

La PRESIDENT: Je vous remercie, M. Zimme rmann. Monsieur Varady, vous avez la

parole.

50 M. VARADY :

3. L’ARRET DE 1996 SUR LA COMPETENCE ET LA QUESTION DE LA CHOSE JUGEE

A. L’hypothèse sur laquelle se fondait l’arrêt de 1996 sur la compétence

3.1. Madame le président, estimés Membres de la Cour. Le demandeur a affirmé que nous

avions dénaturé le sens 78de l’arrêt de1996 sur la compétence, ajoutant que l’arrêt de1996 sur la

78
«Le défendeur dénature le sens de l’arrêt de 1996», CR 2006/36, p. 11 (Pellet). - 47 -

compétence revêtait l’autorité de la chose jugée et interdisait l’examen, à ce stade de l’instance, des

questions touchant à l’accès et à la compétence. Nous allons réfuter ces arguments.

3.2. D’emblée, le professeur Pellet considèr e que la «dénaturation» tient au fait que nous

ayons déclaré que la seule hypothèse à avoir servi de base à l’arrêt de 1996 «était que la RFY était

restée liée par l’articleIX de la convention sur le gé nocide car sa situation par rapport aux traités

était toujours celle qu’avait l’ex-Yougoslavie». M.Pellet ne le conteste pas. Tout en y

reconnaissant une part de vérité, il fait valoir que la décision de la Cour repose sur deux éléments :

«first, the FRY’s expressed intention to be bound; and secondly, the lack of any objection to this

intention» 79.

3.3. Madame le président, permettez-moi de ré péter une fois encore qu’il est de notoriété

publique qu’en envisageant l’existence d’un lien entr e la RFY et la convention sur le génocide, la

Cour s’est appuyée, en 1996, sur le fait incontesté que la RFSY (l’ex-Yougoslavie) avait signé cette

convention en1948. Or, cela ne pouvait être pertin ent pour la situation de la RFY que si cette

dernière avait assuré la continuité de la personna lité et du statut conventio nnel de la Yougoslavie,

signataire de la convention en1948. Et telle est effectivement la logique adoptée par la Cour.

«L’intention exprimée par la RFY» n’était pas une intention abstraite «d’être liée». C’est

l’intention d’assurer la continuité de la personnalité de l’ex-Yougoslavie qui a été exprimée dans

une déclaration du 27 avril 1992. La Cour rappelle ce tte déclaration et en cite la partie pertinente,

qui insiste sur la continuité :

«La République fédérative de Yougoslavie, assurant la continuité de l’Etat et de

la personnalité juridique et politique intern ationale de la République fédérative
socialiste de Yougoslavie, respectera strictemen…t les engagements que la
République fédérative socialiste de Yougoslavie a pris à l’échelon international.»

51 3.4. Immédiatement après avoir cité la décl aration de continuité, la Cour commence la

phrase suivante en disant «[l]’intention ainsi e xprimée par la Yougoslavie…» (affaire relative à

l’Application de la convention pour la p révention et la répression du crime de génocide

(Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J.Recueil1996 (II) ,

p.610, par.17). Il est évident que «[l]’int ention ainsi exprimée» traduit la prétention à la

continuité. L’intention visée par la Cour est l’intention de continuer à assurer la personnalité

79
CR 2006/36, p. 13, par. 31 (Pellet). - 48 -

juridique et politique internationale de l’ex -Yougoslavie, ce qui ne fait que confirmer que

l’hypothèse sur laquelle reposait l’ arrêt de1996 sur la compétence était celle de la continuité

⎯seule hypothèse plausible pour que la RFY ait pu être liée par la convention sur le génocide

en 1996.

3.5. Cette hypothèse met le demandeur mal à l’ aise, car une fois rendu l’arrêt de 1996, il est

devenu évident que cette hypothèse était erronée. Le professeur Pellet l’admet lui-même sans

ambiguïté. Il parle sans aucune réserve de la ««presumption of continuity» ⎯ which would have

been mistaken and, what is more, at variance with the position taken by Bosnia and Herzegovina,

80
which it has never sought to conceal» .

3.6. En démontrant que l’hypothèse sur laque lle se fondait l’arrêt de 1996 sur la compétence

était celle de la continuité, nous avons fait valoir que, s’agissant de la RFY et de l’intention

exprimée par celle-ci, la Cour emploie l’expressi on «demeurer liée», expression qui concorde avec

l’hypothèse de la continuité, alors que pour la Bosnie-Herzégovine, c’est l’expression «devenir

liée» qui est employée, expression qui concorde avec l’hypothèse des formalités conventionnelles

accomplies par la Bosnie-Herzégovine en tant qu’Et at successeur. La déduction coule de source,

mais le demandeur tente d’en réduire l’importance en disant que la distinction entre «être lié» et

«devenir lié» est purement académique 81. Permettez-moi tout d’abord de dire que la distinction

entre «être lié» et «devenir lié» risque d’être en core plus impalpable que la distinction entre

«demeurer lié» et «devenir lié». Mais, en fait, la Cour n’emploie pas l’ expression «être lié» pour

qualifier ce qui était l’intention de la Yougoslavie. Les textes français et anglais sont cohérents.

Au lieu d’employer l’expression «être lié», qui c onviendrait mieux aux arguments avancés par le

52 demandeur, la Cour parle de l’intention de la RFY «de demeurer liée» (affaire relative à

l’Application de la convention pour la p révention et la répression du crime de génocide

(Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J.Recueil1996 (II) ,

par.17 (en français)) —exactement «to remain bound» en anglais— qui ne peut qu’aller dans le

sens de l’hypothèse de la continuité.

80
CR 2006/36, p. 12, par. 30 (Pellet).
81
CR 2006/36, p. 16, par. 39 (Pellet). - 49 -

3.7. Le demandeur évoque aussi, comme un prétendu fondement de l’arrêt de 1996, «the lack

of any objection to this intention». D’abord, Madame le président, il est évident que «l’intention»

qui n’a pas été contestée est l’intention de continuer à assumer la personnalité de l’ex-Yougoslavie.

Nous sommes toujours dans cette hypothèse de co ntinuité. Ensuite, l’absence de contestation

pourrait, à la rigueur, constituer un fondement pr oprement dit, si la compétence en elle-même

n’était pas contestée. Dans cette hypothèse —si toutes les conditions étaient remplies—, elle

pourrait, à la rigueur, équivaloir à un acquiescement ou à un forum prorogatum. Mais tel n’est pas

notre propos et tel n’était pas le propos de la Cour. La compétence a été contestée. En outre, cette

hypothèse a été clairement écartée par la Cour et vient d’être exposée par mon collègue,

M. Zimmerman.

3.8. Dans le cadre de l’arrêt de 1996, «the lack of any objection to this intention» n’est rien

d’autre qu’une observation allant dans le même sen s, et c’est exactement ce que dit la Cour. Pour

reprendre les termes employés par celle-ci : «La Cour observe en outre qu’il n’a pas été contesté…»

(Ibid., par. 17.) Dans ce contexte précis, l’absence de contestation neconstituait manifestement pas la

base de compétence. Ce n’était qu’une observation allant dans le même sens que l’hypothèse de la

continuité sur laquelle se fondaitl’arrêt de 1996 sur la compétence.

B. L’argument de la chose jugée

3.9. En ce qui concerne l’argument de la cho se jugée, permettez-moi de dire tout d’abord

que, contrairement à ce que fait va loir le demandeur, nous ne tentons certainement pas de nier le

principe de l’autorité de la chose jugée 8. Cela n’aurait, bien entendu, aucun sens. Si l’autorité de

la chose jugée constitue assurément un principe d’ une importance capitale, il comporte des limites

et n’exclut en rien un examen de l’ensemble des conclusions présentes dans l’ensemble des arrêts.

53 3.10. En accordant à la question de la cho se jugée toute l’attention qu’elle mérite, nous

allons démontrer, dans le cadre procédural même de la présente espèce, qu’il n’existe aucun

obstacle à un examen de l’accès à la Cour et de la compétence durant la phase du fond.

82
Voir la sectionB de l’exposé du professeur Pellet int itulée «The respondant contests the very principle of res
judicata authority», CR 2006/36, p. 13-17. - 50 -

1. Les décisions sur les exceptions prélimin aires n’ont et ne peuvent pas avoir les mêmes
conséquences que les décisions sur le fond

3.11. Madame le président, le demandeur tient pour acquis que les arrêts sur les exceptions

préliminaires ont les mêmes effets que les arrêts sur le fond. Il invoque plusieurs sources

secondaires et deux arrêts de la C our. Nous allons démontrer qu e ces sources ne corroborent pas

l’affirmation du demandeur et démontrer également qu ’il y a, dans les études doctrinales et dans la

pratique judiciaire, bien plus d’éléments prouvant qu’il est effectivement possible de soulever une

première fois ou une nouvelle fo is des questions touchant à l’accès et à la compétence lors de la

phase de l’examen au fond.

3.12. Tout comme au premier tour de la pro cédure orale, le demandeur s’appuie sur l’affaire

du Détroit de Corfou de1949 et sur l’affaire Cameroun c. Nigéria de1999. Nous avons déjà

présenté nos arguments concernant ces affaires au premier tour de plaidoiries, arguments qui n’ont

pas été réfutés.

3.13. En ce qui concerne l’arrêt rendu en l’affaire Cameroun c.Nigéria , celui-ci contient

effectivement un passage sur la chose jugée qui est extrait d’un arrêt sur des exceptions

préliminaires, mais, comme l’admet M. Pe llet, il ne peut s’agir là que d’un dictum, puisque l’arrêt

83
porte sur une question d’interprétation . En ce qui concerne l’affaire du Détroit de Corfou , une

exception préliminaire fut effectivement rejetée au cours de la troisième phase, aux motifs que la

même exception avait déjà été examinée à un stade antérieur. C’est la seconde décision —celle

rendue sur le fond — qui étaye véritablement l’hypothèse selon laquelle un arrêt sur des exceptions

préliminaires ne génère pas d’obstacles liés à l’autor ité de la chose jugée, puisqu’après le rejet des

exceptions préliminaires au cours de la première phase — celle des exceptions préliminaires —, de

nouvelles exceptions concernant la compétence furent soulevées lors de la phase du fond,

exceptions qui, de fait, furent dûment examinées ( Détroit de Corfou (Royaume-Uni c.Albanie),

fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 26). L’affaire du Détroit de Corfou vient donc corroborer notre

position.

3.14. Dans son dernier exposé du 24avril20 06, M.Pellet a aussi évoqué, à l’appui de son

affirmation selon laquelle le prin cipe de la chose jugée est «fir mly supported by the jurisprudence

83
CR 2006/36, p. 14, par. 35 (Pellet). - 51 -

84
54 of the Court» , le paragraphe18 de l’a rrêt rendu dans l’affaire du Conseil de l’OACI . Mais il

s’agit probablement là d’une méprise, le paragra phe 18 ne faisant nulle me ntion des arrêts rendus

par la Cour, mais traitant des effets des décisions du Conseil de l’OACI. Permettez-moi d’ajouter

que l’arrêt rendu en l’affaire du Conseil de l’OACI justifie pleinement notre position —mais je

reviendrai sur cette affaire ultérieurement.

3.15. Le demandeur s’appuie aussi sur des étud es doctrinales, mais la plupart de ces sources

ne font que confirmer certains principes géné raux incontestés sans traiter la question précise qui

nous intéresse. Nagendra Singh est simpleme nt cité pour confirmer que: «L’une des

caractéristiques les plus marquantes du droit consacr ée par les juridictions et les tribunaux est sans

aucun doute la stabilité.» 85 [Traduction du Greffe.] Charles De Visscher est cité pour appuyer

l’idée selon laquelle «it is in the general interest that disputes relating to the same subject-matter

are not protracted indefinitely» 8.

3.16. La citation de l’ouvrage de Rosenne dans le cadre de l’affaire du Sud-Ouest africain est

certes plus pertinente; en fait, l’auteur y c onfirme que des exceptions préliminaires peuvent

effectivement être soulevées lors de la phase de l’examen au fond, même après que la Cour a

confirmé sa compétence au stade des excepti ons préliminaires, à condition que la nouvelle

exception ne soulève pas de questions déjà tranchées ayant acquis la force de la chose jugée 87.

3.17. Shabtai Rosenne est encore plus clair lorsqu’il se penche sur cette question en dehors

du contexte précis de l’affaire du Sud-Ouest africain. Il conclut que des exceptions préliminaires

peuvent être soulevées une première fois ou une nouvelle fois lors de la phase de l’examen au fond.

Il évoque le «caractère non-exhaustif» des exceptions préliminaires et souligne :

«[q]ue des questions de compétence aient ou non été soulevées au stade des
exceptions préliminaires, elles peuvent touj ours l’être ultérieurement, même par la

Cour proprio motu. Par «caractère non exhaustif de la phase consacrée aux exceptions
préliminaires», je veux dire que la partie qui soulève une exception n’épuise pas sa
capacité à essayer de faire obstacle à une décision sur le fond simplement parce

qu’elle a invoqué l’exception préliminaire en temps utile, même si, une fois ce

84 CR 2006/37, p. 45, par. 29 (Pellet).
85
CR 2006/36, p. 21, par. 52 (Pellet).
86
CR 2006/36, p. 22, par. 56 (Pellet).
87 CR 2006/35, p. 60-61, par. 14 (Pellet). - 52 -

moment dépassé, elle ne peut empêcher que la procédure 88r le fond reprenne son
cours normal à partir du point où elle avait été suspendue.» [Traduction du Greffe.]

55 Par conséquent, si des exceptions préliminaires pe uvent effectivement être soulevées après le stade

des exceptions préliminaires, elles ne peuvent simp lement plus suspendre la procédure sur le fond,

mais seront entendues avec les arguments sur le fond.

3.18. Madame le président, notre affaire échappe à tout schéma classique et les analyses

doctrinales existantes s’inspirent rarement d’ affaires ou de situations dont la structure

correspondrait à celle de la présente instance. Cela étant, de telles analyses existent et, pour trouver

un point de référence pertinent, je vais m’intére sser — en complément de l’opinion de Rosenne —

à ces opinions doctrinales qui ont pour objet le schéma précis que suit notre affaire.

3.19. Un autre exemple d’opinion doctrinale émise à l’égard d’un schéma similaire est celle

de Georg Schwarzenberger, lequel déclare: «Si, dans son arrêt interlocutoire, la Cour affirme sa

compétence, mais estime ultérieurement qu’elle n’est pas compétente, il serait contraire au

caractère de jus aequum des relations entre la Cour et les pa rties de considérer comme irréversible

l’arrêt sur la compétence.» 89

Plus loin, Schwarzenberger insiste encore dava ntage sur ce même point: «En l’absence de la

compétence requise, toute procédure devant la Cour excèdera les compétences de cette dernière et

sera entachée de nullité. Que cette obligation soit énoncée expressément ou non, il incombe à la

Cour d’examiner d’office cette condition sine qua non de son activité.» 90 [Traduction du Greffe.]

3.20. Le même point de vue est partagé et exp licité par Marten Bos. Examinant la portée de

l’article60 du Statut, il déclare: «[c]ela nous para ît à tel point absurde que la Cour, en pleine

connaissance de cause, puisse être obligée de prononcer ultra vires que nous considérons ledit

article 60 comme n’étant pas applicable aux arrêts pr éliminaires» [«It is so absurd, in our view, to

think that the Court might be obliged knowingly to deliver a judgment ultra vires, that we consider

91
Article 60 not to be applicable to preliminary judgments.»]

88
S. Rosenne, The Law and Practice of the International Court 1920-2005, Jurisdiction , vol.II, Nijhoff,
Leiden/Boston, 2006, p. 876.
89 G. Schwarzenberger, International Law as Applied by International Courts and Tribunal , vol. IV, Londres

1986, p. 447-448.
90 Op. cit., p. 511.

91 M.Bos, Les conditions de procès en droit international public , Bibliotheca Visserania, vol.19, Leiden, Brill,
1957, p. 321. - 53 -

3.21. Madame le président, de solides arguments plaident en faveur d’un nouvel examen des

questions de l’accès à la Cour et de la compéten ce lors de la phase consacrée au fond. Ces

arguments sont particulièrement forts en ce qui concerne les situations dont la structure correspond

à celle de notre affaire.

56 2. Il n’y a pas de chose jugée dans le cadre propre à la présente affaire

2.1. La question de l’accès à la Cour et la qu estion de savoir si le défendeur était lié par
l’articleIX n’ont été ni soulevées ni exam inées en tant qu’exceptions préliminaires —

elles ne peuvent donc pas être considérées comme des choses jugées

3.22. Examinons à présent de plus près le cadre propre à la présente affaire. Celui-ci livre un

certain nombre de raisons qui, prises indivi duellement ou conjointement, conduisent à la

conclusion que le principe de l’autorité de la c hose jugée n’empêche pas la Cour de se pencher sur

des questions touchant à l’accès et à la compétence durant la présente phase du fond. Pour

commencer, il est important de souligner que les questions précises concernant l’accès à la Cour et

la compétence que nous comptons soulever à ce stade de l’affaire n’ont pas été traitées auparavant

— du moins pas dans la présente espèce.

3.23. Au stade préliminaire, le défendeur a soulevé sept exceptions d’incompétence. Ce sont

ces exceptions-là qui définissent la portée et les limites de l’arrêt de1996. Certaines de ces

exceptions préliminaires portaient sur la compétence ratione personae vis-à-vis du demandeur,

mais aucune d’entre elles ne portait sur la compétence ratione personae vis-à-vis du défendeur. Il

faut bien reconnaître qu’aucune des exceptions pr éliminaires n’avait pour objet la question de

savoir si la RFY avait accès à la Cour et qu’aucune ne soulevait la questions de savoir si le

défendeur était lié par l’article IX de la convention sur le génocide.

3.24. Madame le président, le paragraphe9 de l’article79 du Règlement actuel de la Cour,

ainsi que son paragraphe7, en ce qu’ils s’appliquent à notre affaire, définissent en des termes

identiques et l’objet et la portée d’un arrêt sur des exceptions préliminaires. Il y est précisé que

«[l]a Cour … statue dans un arrêt par lequel elle retient l’exception, la rejette ou déclare que cette

exception n’a pas dans les circonstances de l’espèce un caractère exclusivement préliminaire». - 54 -

3.25. Dans l’arrêt de 1996, il a été statué sur des exceptions préliminaires — exceptions qui

ne portaient pas sur la question de savoir si la Cour était compétente rationae personae vis-à-vis du

défendeur ni sur celle de savoir si la RFY avait accès à la Cour.

3.26. En ce qui concerne la question de savoi r ce que recouvre et tranche un arrêt sur la

compétence, le demandeur prétend que l’arrêt de1996 sur la compétence comporterait

57 deuxdispositifs: l’un allant dans le sens de l’article79 du Règlem ent et rejetant les exceptions

préliminaires et l’autre établissant la compétence de la Cour en vertu de l’articleIX de la

92
convention sur le génocide .

3.27. Cet argument ne s’inscrit pas dans la logique des termes de l’article 79 et est contraire à

93
la position adoptée par Rosenne dans le passage cité par M.Pellet . Dans l’extrait cité par ce

dernier, Rosenne dit «[l]e cas échéan t, des exceptions peuvent être soulevées après que la Cour a

confirmé sa compétence au stade des exceptions pr éliminaires et après la reprise de la procédure

94
sur le fond» . [Traduction du Greffe.] Quel est le dispositif qui est envisagé en l’espèce ? Si le

dispositif consistait à confirmer de manière très large la compétence et non à exposer la position

adoptée sur les questions et les exceptions soulev ées, alors ce que dit Rosenne sur le fait de

soulever de nouvelles exceptions n’aurait simpleme nt aucun sens du moment que la Cour aurait

confirmé sa compétence. Or, Rosenne parle de nouvelles exceptions qui «ne soulèvent pas de

questions déjà tranchées ayant acquis la force de la chose jugée dans l’arrêt rendu sur les

95
exceptions préliminaires» . [Traduction du Greffe.] Il suppose que la compétence une fois

confirmée peut être remise en question par de nouvelles exceptions —ce qui cadre parfaitement

avec le libellé de l’article 79 et avec l’hypothèse que c’est la décision sur les exceptions soulevées à

titre préliminaire qui peut revêtir l’autorité de la chose jugée dans un arrêt sur des exceptions

préliminaires.

3.28. Permettez-moi d’ajouter enfin, Madame le président, que, même si l’on devait accepter

la définition du dispositif proposée par M.Pellet, cette dernière n’engloberait pas pour autant la

92 CR 2006/36, p. 16-17, par. 41 (Pellet).

93 CR 2006/35, p. 60, par. 14 (Pellet).
94
Rosenne, op. cit., p. 865.
95 Rosenne, op. cit., p. 865. - 55 -

question de l’accès, dont il n’est pas question da ns ces phrases de l’arrêt de1996 que M.Pellet

considère comme constituant le dispositif. Cet asp ect sera développé plus avant par mon confrère

M. Djeric.

3.29. Dès lors, les questions précises que nous avons soulevées dans notre Initiative n’ont

pas été soulevées à titre d’exceptions préliminaires et échappent à la portée de l’arrêt de1996 sur

les exceptions préliminaires. La demande en révision a été rejetée et la Cour n’a pas atteint le stade

auquel les questions soumises auraient pu être examinées. Il s’ensuit que, même si l’on n’opérait

pas de distinction entre les effets d’un arrêt sur lacompétence et les effets d’un arrêt sur le fond,

58 quod non, ni la question de l’accès à la Cour pour le défendeur, ni la question de la compétence

ratione personae vis-à-vis du défendeur en vertu de la c onvention sur le génocide ne sauraient être

considérées comme revêtant l’autorité de la chose jugée.

2.2.Il est un principe bien établi selon lequel la Cour doit toujours s’assurer de sa

compétence

3.30. Madame le président, permettez-moi de développer à présent un autre argument et de

vous démontrer que, même à supposer que les d écisions relatives aux exceptions préliminaires

revêtent les effets de la chose jugée entre les Pa rties, et même à supposer que ces effets s’étendent

aux exceptions qui n’ont pas été soulevées lors de la phase préliminaire, quod non , cela

n’empêcherait pas la Cour de traiter, lors de la phase du fond, des questions touchant à l’accès et à

la compétence.

3.31. Le caractère particulier d’une décision relative à la compétence résulte du Statut

lui-même, qui à son article 59, définit la nature et la portée de l’effet de la chose jugée, dans les

termes suivants : «La décision de la Cour n’est ob ligatoire que pour les parties en litige et dans le

cas qui a été décidé.» En d’autres termes, le caractère contraignant d’un arrêt de la Cour se limite

clairement aux droits et aux obligations des parties.

3.32. Mais ce dont nous parlons ici, c’est de l’accès et de la compétence, et non simplement

d’une question de droits et d’obligations des part ies. Il s’agit avant tout d’un droit et d’une

obligation de la Cour. Rien dans l’article 59 n’empêche la Cour d’ouvrir ou de rouvrir proprio

motu la question de sa propre compétence si les circonstances propres d’une espèce paraissent

l’exiger ⎯ et c’est là ce que nous soutenons. - 56 -

3.33. Ce point de vue a été parfaitement confirmé par M.Bernhardt qui, dans son

commentaire sur l’article 59 du Statut intitulé «Binding Force with Regard to the Court?», précise :

96
«L’article 59 ne concerne pas la force contraignante d’une décision pour la Cour elle-même.»

3.34. Voilà qui nous ramène à la logique imparable de l’arrêt rendu en l’affaire du Conseil de

l’OACI (C.I.J. Recueil 1972, p. 46, Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c.

Pakistan) qui traite, en y répondant, la question de savoi r si la Cour peut elle-même soulever la

question de sa compétence ⎯et si des circonstances particulières sont pour cela nécessaires. La

59
Cour a confirmé de manière très claire que des exceptions d’incompétence pouvaient effectivement

être soulevées au cours de la phase du fond, et qu’elle devait toujours s’assurer de sa compétence.

3.35. Permettez-moi de rappeler une nouvelle fois ce qu’a dit la Cour à ce propos :

«Il est assurément souhaitable que les objections visant la compétence de la
Cour prennent la forme d’exceptions préliminaires sur lesquelles il est statué à part,
avant toute procédure sur le fond. La C our n’en doit pas moins toujours s’assurer de

sa compétence et elle doit, s’il y a lieu, l’examiner d’office.» (Ibid., p. 52, par. 13.)

3.36. Le demandeur ne conteste pas ce principe. Ainsi, M. Pellet affirme-t-il que «there is no

97
doubt that the Court «must…always be satisfied that it has jurisdiction»» . Il soutient toutefois

que le fait que la Cour puisse examiner sa compétence ne signifie pas qu’elle puisse la

98
réexaminer ; il ajoute que le fait que la Cour doive t oujours s’assurer qu’elle est compétente ne

signifie pas qu’elle peut revenir sur cette question «à tout moment». M. Pellet soutient que : «The

Court must be satisfied that it has jurisdiction: the 1996 Judgment gave it the opportunity to do so;

it cannot, today, call into question its own authority.» 99 Il ajoute également que: «The Court

cannot simply assume jurisdiction in a permissive manner, without having other legal grounds for

doing so.» 100

3.37. Madame le président, permettez-moi de commencer par cette dernière citation. S’il

existe un principe incontesté voulant que la Cour doive toujours s’assurer de sa compétence et, si

nécessaire, se pencher sur cette question d’office, alors, de toute évidence, ce principe juridique

96A. Zimmermann, E. Tomuschat, K. Oellers-Fram, sous la dir. de, The Statute of the International Court of
Justice: A Commentary, Oxford 2006, p. 1240.

97CR 2006/35, p. 57, par. 8 (Pellet).
98
Ibid., p. 58-59, par. 10 (Pellet).
99CR 2006/37, p. 47, par. 30 (Pellet).

100CR 2006/36, p. 24, par. 61 (Pellet). - 57 -

établi par la Cour constitue le «fondement juridique» l’autorisant à procéder ainsi. La question est

tout autre de savoir si la Cour trouvera des motifs suffisants dans les circonstances de l’espèce pour

procéder à un tel examen et prendre une positio n différente sur l’accès et la compétence. Nous

allons démontrer qu’il existe pléthore de raisons de le faire.

3.38. Un second élément de l’argumentati on du demandeur consis te à affirmer que

«toujours» ne signifie pas «à tout moment»; que le droit et l’obligation de procéder à un tel examen

n’ont pas pour corollaire le droit et l’obligation correspondants de procéder à un réexamen; et que

la Cour a d’une certaine façon renoncé à la possi bilité de se pencher d’office sur la question de

60 l’accès et de la compétence dès lors qu’elle n’a p as saisi l’occasion qui lui était donnée de le faire

en 1996.

3.39. Madame le président, ces arguments sont totalement dépourvus de fondement, que ce

soit dans le texte, dans le contexte ou dans la logique de l’arrêt rendu en l’affaire du Conseil de

l’OACI. Permettez-moi tout d’abor d de demander quel pourrait bien être le sens de «toujours»

sinon «à tout moment» ? En l’affaire du Conseil de l’OACI, la question s’était posée de savoir si

des exceptions d’incompétence pouvaient être soulev ées ultérieurement, c’est-à-dire lors de la

phase du fond; la réponse fut oui, la Cour devant toujours «s’assurer de sa compétence», expression

qui englobe de toute évidence la phase du fond.

3.40. Notre affaire ne saurait être non plus dissociée de celle de l’OACI au motif que, dans

cette dernière, les exceptions d’incompétence n’av aient été soulevées par le défendeur qu’à la

phase du fond, alors que, dans la présente affaire, le défendeur avait déjà contesté la compétence

lors de la phase relative aux exceptions préliminair es. Cet aspect est dépourvu de pertinence, tout

d’abord parce que nous ne soulevons pas le même type d’exceptions que celles qui avaient été

soulevées dans la phase relative aux exceptions préliminaires, ensuite ⎯ et cela est plus important

encore ⎯ parce que le principe établi non seulement est indépendant du moment auquel intervient

la partie concernée, ou de la question de savoi r si cette partie soulève ou resoulève certaines

questions relatives à la compétence, mais est même purement et simplement indépendant de tout ce

que pourrait décider de faire une partie. L’arrêt rendu dans l’affaire du Conseil de l’OACI évoque

un droit et une obligation pour la Cour d’agir d’office. - 58 -

3.41. Reste la question de savoir si la Cour peut être réputée avoir renoncé à un tel droit en

ne soulevant pas d’office cette question lors de la phase des exceptions préliminaires. La réponse

est, là encore, parfaitement négative. Tout d’abord, l’arrêt rendu dans l’affaire du Conseil de

l’OACI n’évoque nul privilège qui serait caduc dès lo rs que n’aurait pas été saisie la première

occasion de s’en prévaloir; simplement il affirme que la Cour doit «toujours s’assurer de sa

compétence, et … doit, s’il y a lieu l’examiner d’office». En outre ⎯ et tout est là ⎯, puisque la

Cour ne saurait agir ultra vires, elle doit prendre en compte toute information ou précision nouvelle

fournie après la phase relative aux exceptions prélim inaires, et se déclarer incompétente si elle

n’est pas certaine d’avoir compétence.

3.42. Dans notre affaire, il n’y avait pas, en 1996, d’information suffisante qui aurait permis

de soulever et de trancher les questions qui, auj ourd’hui, sont soulevées et peuvent être tranchées.

Le fait que, en 1996, n’ait pas été contestée l’hypoth èse de la continuité ne saurait être interprété

comme un simple manquement à soulever une ques tion évidente, manquement qui aurait entraîné

une sorte de forum prorogatum pour le défendeur et l’impossi bilité pour la Cour de soulever

61 d’office la question de la compétence. Il a été dit et répété à de nombreuses reprises que la

situation qui prévalait à l’époque n’était pas transparente, qu’elle était anormale. Mais quelle

meilleure preuve que cela que l’attitude du demandeur au cours des présentes audiences?

Plusieurs de ses conseils continuent d’affirmer qu’il y avait continuité.

3.43. Madame le président, permettez-moi d’aborder maintenant un autre argument avancé

par le demandeur, argument qui concerne cette fois -ci non le fondement, mais l’éventuelle mise en

Œuvre du principe énoncé dans l’arrêt du Conseil de l’OACI. M. Pellet affirme qu’il n’existe aucun

critère susceptible d’établir dans quelle mesure des circonstances peuvent être exceptionnelles, et

que cela risquerait d’avoir un effet déstabilisateur 10.

3.44. Le concept de «circonstances spéciales» relève bien sûr d’une série de critères

généraux, nombreux, qui doivent être interprétés dans certaines affaires. Permettez-moi d’indiquer

que ce même critère général a été utilisé par d’autres juridictions internationales, telle que la Cour

européenne des droits de l’homme. J’en viendrai d’ ici peu à la pratique d’autres juridictions. A ce

101
CR 2006/36, p. 19, par. 47-48 (Pellet). - 59 -

stade, permettez-moi simplement d’affirmer qu’il est difficile d’imaginer une affaire dans laquelle

des éléments récents et des informations nouvelles pourraient revêtir un caractère aussi spécial et

être aussi lourds de conséquences que dans la prés ente espèce. Tout d’abord, l’un des éléments à

l’origine des difficultés est constitué par la questi on de l’appartenance de la RFY à l’Organisation

er
des Nations Unies entre 1992 et 2000; or, le 1 novembre 2000, l’autorité compétente à cet égard,

l’Assemblée générale, s’est prononcée. Par aille urs, il est généralement reconnu que l’incertitude

juridique qui prévalait à l’époque où devait être rendu un arrêt sur les exceptions préliminaires a

maintenant été levée. L’on ne saurait davantage sout enir que la RFY était partie au Statut avant le

1ernovembre 2000, ou qu’elle était demeurée ou deve nue liée par l’article IX de la convention sur

le génocide. Cette nouvelle perspective, fondée sur des informations r écemment venues à notre

connaissance, a été confirmée sans équivoque par les arrêts de 2004 rendus dans les affaires

relatives à la Licéité de l’emploi de la force , arrêts qui ont établi que, entre 1992 et 2000, le

demandeur n’était pas partie au Statut et n’avait pas accès à la Cour; arrêts qui ont également

ouvert la question de savoir si le défendeur aurait pu être lié par l’article IX de la convention sur le

génocide. Ces circonstances sans précédent et dont il est peu probable qu’elles se répètent jamais

sont certainement spéciales, et il est clair que, dans de telles circonstances, les questions d’accès et

de compétence doivent nécessairement être examinées.

62 3.45. Madame le président, Messieurs de la Cour , la règle et le principe énoncés dans l’arrêt

rendu en l’affaire du Conseil de l’OACI montrent bien que la Cour peut et doit se pencher sur la

question de la compétence au moment de l’exam en au fond si l’y incitent les circonstances

spéciales d’une affaire. Telle est la raison pour laquelle, dans sa correspondance avec les Parties, la

Cour s’est, dans sa lettre du 12 janvier 2003 auto risant le défendeur à présenter des arguments

complémentaires relatifs aux questions de comp étence lors des audiences consacrées au fond,

spécifiquement référée à l’affaire de l’OACI.

2.3. Les circonstances spéciales de la présente espèce rendent inévitable un nouvel examen
des questions touchant à l’accès et à la compétence

3.46. Madame le président, une autre raison, indépendante, fait que les circonstances propres

à la présente espèce rendent inév itable l’examen, à la phase du fond, de questions touchant à

l’accès et à la compétence. - 60 -

3.47. Nous nous sommes jusqu’à présent intér essés à la question de savoir si le Statut

permettrait en quelque façon d’appuyer la thèse sel on laquelle la règle de l’ autorité de la chose

jugée pourrait trouver à s’appliquer, en particulier à l’égard de la Cour ⎯ s’agissant d’un arrêt sur

les exceptions préliminaires, précisons-le. En d’autres termes, nous nous sommes demandé si les

restrictions imposées par les articles 59 et 60 du St atut interdiraient aux parties ou à la Cour de

soulever une nouvelle fois la question de la comp étence lors de la phase du fond dès lors qu’ont

entre-temps surgi des éléments suffisamment conva incants pour amener à conclure que la base de

compétence telle qu’elle était perçue n’existait pas alors et n’existe toujours pas.

3.48. L’arrêt rendu dans l’affaire du Conseil de l’OACI a clairement montré que les effets

découlant du Statut ne sauraient empêcher la Cour d’examiner d’office la question de la

compétence lors de la phase du fond. Les circ onstances de la présente espèce conduisent à une

question encore plus essentielle. L’affaire qui nous occupe comporte en effet une circonstance tout

à fait exceptionnelle, lourde de conséquences sur la possibilité pour la Cour de se prononcer sur sa

compétence d’une manière contraignante, ainsi que sur les effets qu’aurait un tel arrêt. La question

n’est plus seulement de savoir quels sont précisément les effets des articles 59 et 60 vis-à-vis d’un

arrêt sur la compétence, mais celle de savoir si le Statut permet de donner à l’arrêt rendu en 1996

quelque effet que ce soit, puisque le défendeur n’était pas alors partie au Statut.

3.49. Madame le président, alors que la faculté de trancher d’une juridiction interne trouve

son fondement dans l’autorité souveraine de l’Etat du for, le fondement juridictionnel

correspondant de votre honorable Cour est constitué par un traité, le Stat ut de la Cour. Telle est la

base qui confère aux décisions de la Cour leurs conséquences spécifiques. Mais les droits et

obligations énoncés dans le Statut découlent du cons entement des Etats parties à celui-ci. Ce qui

63 rend notre affaire si exceptionnelle réside dans le fait que, lorsque l’arrêt de 1996 a été rendu, ce

fondement essentiel, ce cadre nécessaire, était tout simplement absent. Dès lors, dans notre affaire,

la question n’est plus de savoir quelles conclusions particulières pourraient s’appuyer sur la base

fournie par le Statut, mais celle de savoir si une telle base existait simplement.

3.50. Nous savons aujourd’hui que lorsque, en 1996, la décision relative aux exceptions

préliminaires a été rendue, le défendeur n’était p as partie au Statut. Aucune base de compétence

n’existait de la sorte à l’époque ; le paragraphe 6 de l’article 36 et les articles59 et60 ne - 61 -

représentaient pas une disposition conventionnelle contraignante fournissant une éventuelle base à

partir de laquelle se prononcer sur la compétence avec des effets revêtant l’autorité de la chose

jugée.

3.51. Nous estimons ⎯et nous pensons l’avoi r amplement démontré ⎯ que rien ne

s’oppose à ce que l’accès et la compétence soient examinés ou réexaminés lors de la phase du fond

⎯en particulier lorsqu’un tel examen est entrep ris par la Cour elle-même, d’office. Cette

conclusion est d’autant plus manifeste que, dans cette affaire, le fondement même qui aurait permis

l’exercice de la fonction judiciaire faisait défa ut, puisque la compétence de la Cour pour se

prononcer sur sa compétence lors de la phase des exceptions préliminaires ne reposait sur aucune

disposition du Statut, et que celui-ci ne peut donc en aucune manière régir maintenant les effets du

prononcé de la Cour.

3.52. Madame le président, notre position est la suivante : les principes si justement énoncés

par l’arrêt rendu dans l’affaire du Conseil de l’OACI permettent à la Cour de se pencher sur des

questions touchant à l’accès et à la compétence lors de la phase du fond, même si le défendeur était

déjà partie au Statut au moment où ont été examinées les exceptions préliminaires, et au moment

où l’arrêt relatif à la compétence a été rendu. Ce tte circonstance particuliè re, inhabituelle, mais

clairement établie, constituée par le fait que le défendeur n’était pas partie au Statut en1996,

lorsqu’a été rendu l’arrêt sur la compétence, fournit une excellente raison supplémentaire pour

conclure que l’arrêt de 1996 ne sau rait être considéré comme défi nitif. Il est donc parfaitement

justifié d’examiner au cours de la présente phase de la procédure des questions relatives à l’accès et

à la compétence à la lumière des informations nouvelles, lourdes de conséquences, qui n’étaient pas

disponibles en 1996, et qui ont été confirmées par les arrêts de 2004 relatifs à la Licéité de l’emploi

de la force.

3. Traités, règlements et pratiques des juridictions internationales

3.1. Traités et règlements

3.53. Madame le président, notre estimé confrère, M. Pellet, lorsqu’il a répondu à notre thèse

selon laquelle il est parfaitement possible d’examiner les questions d’accès et de compétence lors

64 de la phase du fond, malgré l’arrê t rendu en1996, a affirmé que cel a signifierait que [«l’arrêt du - 62 -

11 juillet 1996 serait tout à fait exceptionnel, non seule ment dans la jurisprudence de la Cour mais

dans les annales judiciaires, t outes juridictions confondues...»] «t he Judgment of 11July1996 is

utterly exceptional, not only in the jurisprudence of th e Court, but in the annals of all courts, in all

102
jurisdictions» . Le même argument revient à la fin de la plaidoirie du professeur Pellet, qui

affirme [«aucun corps judiciaire ne peut deux fois sur le métier remettre son ouvrage»] «no judicial

103
body can do its work twice over» .

3.54. Sauf son respect, cela n’est tout simplement pas vrai. L’argument que nous soutenons

n’est pas une étrangeté, qui serait inconnue de la jurisprudence internationale. Nous démontrerons

que le droit de la Cour à examiner sa compéten ce lors de la phase du f ond dans des circonstances

telles que celles qui caractérisent notre affaire ne constitue pas une exception étrange, mais s’inscrit

bien au contraire dans un cadre général largement accepté par divers traités et règlements. La

pratique des autres juridictions internationales est conforme au principe é noncé dans l’arrêt relatif

au Conseil de l’OACI.

3.55. Tout d’abord, le principe selon leque l un tribunal international peut examiner ou

réexaminer la question de sa compétence quelle que soit la phase de la procédure a été

expressément énoncé dans diverses conventions inte rnationales et divers règlements de tribunaux

internationaux. C’est ainsi que la convention eur opéenne de sauvegarde des droits de l’homme et

des libertés fondamentales dispose, au paragraphe 4 de son article35: «La Cour rejette toute

requête qu’elle considère comme irrecevable par application du présent article. Elle peut procéder

ainsi à tout stade de la procédure.» (Les italiques sont de nous.)

3.56. Dans la même ligne, le statut de la Cour pénale internationa le précise également que

⎯compte tenu de circonstances exceptionnelles ⎯ la question de la compétence peut être

soulevée à tout moment de la procédure, et qu’elle peut l’être plusieurs fois. Selon le paragraphe 4

de l’article 19 du statut de Rome :

«La recevabilité d’une affaire ou la co mpétence de la Cour ne peut être
contestée qu’une fois par les personnes ou les Etats visés au paragraphe2.

L’exception doit être soulevée avant l’ouverture ou à l’ouverture du procès. Dans des
circonstances exceptionnelles, la Cour permet qu’une exception soit soulevée plus
d’une fois ou à une phase ultérieure du procès.» (Les italiques sont de nous.)

102
CR 2006/36, p. 11, par. 27 (Pellet).
103CR 2006/37, p. 47, par. 31 (Pellet). - 63 -

3.57. Autre exemple important : le règlement de la Cour de justice européenne reconnaît lui

aussi explicitement ce principe. Selon le para graphe2 de son article92: «La Cour peut à tout
65

moment, d’office , examiner les fins de non-recevoir d’or dre public, ou constater, les parties

entendues, que le recours est devenu sans objet et qu ’il n’y a plus lieu de statuer.» (Les italiques

sont de nous.)

3.2. Pratique d’autres juridictions internationales

3.58. Madame le président, le principe est clair, et découle de la nature des pouvoirs conférés

aux tribunaux internationaux, ainsi que du caractère de jus aequum du rapport entre les parties et un

tribunal. Un tribunal international doit toujours s’assurer de sa compétence. Le principe selon

lequel la Cour peut se prononcer sur sa propre compétence ne se limite pas à la phase des

exceptions préliminaires, et la possibilité pour la Cour de s’assurer de sa compétence n’est pas

limitée à une seule décision. La position adoptée à un moment donné par un tribunal international

ne saurait se substituer à aucune base de compétence; un tel tribunal ne peut simplement s’appuyer

sur une position qu’il aurait antérieurement adoptée, mais doit toujours s’assurer qu’il est habilité à

se prononcer sur une affaire.

3.59. Ce principe a été clairement énoncé pa r le président McNair dans l’affaire de l’ Anglo

Iranian Oil Co. Si la formulation couvre les tribunaux inte rnationaux en général, c’est bien sûr la

Cour qui est au centre de ce passage :

«Un tribunal international ne saurait considérer une question de compétence
comme simple question inter partes. Cet aspect n’épuise pas la matière. La Cour
elle-même, agissant proprio motu , doit s’assurer que tout Etat cité à comparaître

devant elle…a bien consenti à sa compétence.» ( Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-
Uni c. Iran), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 116.)

Le principe ainsi énoncé se justifie d’autant plus que l’on a affaire à un tribunal international qui ne

s’inscrit pas dans le cadre d’un système compor tant plusieurs degrés d’instance, et doit donc

s’assurer lui-même que les conditions préalables à un prononcé de sa part sont bien remplies.

3.60. L’on pourrait affirmer que seules des raisons impérieuses peuvent conduire à s’écarter

de ce point de vue raisonnable qui veut qu’une question d’ordre préliminaire soit tranchée lors de la

phase préliminaire. Le nombre d’affaires dans lesquelles de telles raisons exceptionnelles et

impérieuses sont susceptibles d’apparaître est faib le. Les faits n’en montrent pas moins que - 64 -

lorsque, par le passé, de telles circonstances ex ceptionnelles sont apparues, la question de la

compétence a été examinée ou réexaminée lors d’une phase ultérieure de la procédure.

66 3.61. Dans l’affaire Storck c.Allemagne 104, portée devant la Cour européenne des droits de

l’homme, un comité de trois juges a, le 15oct obre2002, déclaré irrecevable la requête. Le

requérant a alors demandé à la Cour de rouvrir la procédure. Le 28 janvier 2003, le même comité

de trois juges a décidé de rouvrir la procédure. Dans sa décision du 26octobre2004, la Cour est

revenue sur sa décision relative à la recevabilité et a jugé la requête recevable, malgré les

objections formulées par le gouvernement et malgré l’argument selon lequel la décision rendue

en 2002 sur la recevabilité revêtait l’autorité de la chose jugée et que l’affaire ne pouvait donc être

rouverte. La CEDH a affirmé: «Toutefois, dans d es circonstances exceptionnelles … la Cour est

d’elle-même habilitée, dans l’inté rêt de la justice, à rouvrir une affaire qui avait été déclarée
105
irrecevable et à rectifier ces erreurs.» [Traduction du Greffe.]

3.62. Il importe de préciser que, dans l’affaire en question, la Cour européenne des droits de

l’homme a modifié sa décision, pour passer de l’irrecevabilité à la recevabilité, repoussant ainsi

encore davantage les limites de sa faculté de réex aminer les questions préliminaires. Lorsque des

exceptions préliminaires sont rejetées, l’affaire se poursuit, et la seule question qui demeure est

celle de savoir si des excepti ons d’incompétence peuvent être une nouvelle fois soulevées lors

d’une phase ultérieure d’une même procédure. Lo rsque les exceptions préliminaires sont retenues,

l’affaire est close, auquel cas elle doit être rouverte de façon à permettre le réexamen de la question

de la recevabilité. Telle est la raison pour laquelle plusieurs auteur s favorables à la possibilité de

rouvrir l’examen de la compétence limitent toutefois cette possibilité aux affaires dans lesquelles la

juridiction concernée s’était tout d’abord reconnue compétente, affaires qui, par conséquent, se

106
poursuivent normalement .

3.63. Dans l’affaire Storck, une fois réexaminée la recevabilité, cette même question a été

une nouvelle fois soulevée ⎯c’est-à-dire soulevée pour la troisième fois ⎯ lors de la phase du

fond, et devant les juges mêmes qui avaient rendu les premières décisions. L’Allemagne demanda

104 o
CEDH, Waltraud Storck c. Allemagne, requête n 61603/00, décision sur la recevabilité du 26 octobre 2004.
105
Ibid., p. 12.
106Voir par exemple, Lamberti Zanardi, «Il procedimentosule eccezioni preliminari nel processo devanti alla
Corte internazionale di Giustizia», Rivista di diritto internazionale, 1965, fasc 4, 537, at 559. - 65 -

alors à la Cour de conclure à l’irrecevabilité de la requête, réitérant son argument selon lequel

l’affaire était chose jugée dès après la première décision, et que la Cour n’était pas habilitée à

rouvrir l’affaire dès lors que la requête avait déjà été jugée irrecevable. Dans son arrêt du

67 16juin2005, la Cour a examiné cette objection, et a rejeté l’argument, citant son propre

raisonnement selon lequel la Cour «est d’e lle-même habilitée…à rouvrir une affaire» 107

[traduction du Greffe].

3.64. La pratique de la CEDH montre très clai rement que la question de la compétence peut

être examinée ou réexaminée à tout moment de la procédure, dans toutes les situations, soit à la

108
demande d’une partie, soit proprio motu . A titre d’exemple supplémentaire, je voudrais faire

état d’une décision toute récente de la CEDH, dans laquelle, si la structure des faits n’était pas la

même, le problème et la position adoptée à l’ég ard de celui-ci l’étaient. Dans l’affaire Blečić c.

109
Croatie , tranchée le 8 mars 2006, la question s’était posée de savoir si le Gouvernement de la

Croatie pouvait soulever des exceptions préliminaires lors de la phase du fond, ayant omis de le

faire lors de la phase préliminaire ⎯et après que cette même question de la compétence eut été

soulevée lors de la phase préliminaire par la Cour elle-même, et que celle-ci se fut déclarée

compétente. La grande chambre, fidèle au principe voulant que la Cour soit à même de réexaminer

des questions relatives à la compétence à tout stade de la procédure, a examiné les exceptions

d’incompétence soulevées par la Croatie, pour finalement estimer qu’elle n’avait pas compétence.

La CEDH a jugé, et je cite : «dès lors, la Cour, …doit s’assurer qu’elle a compétence dans toute

affaire dont elle est saisie, et doit donc examiner la question de sa compétence à tout stade de la

procédure» 110[traduction du Greffe].

3.65. Madame le président, Messieurs de la Cour, ce même principe qui a trouvé son

expression dans des conventions internationales ainsi que dans des règlements et dans la pratique

d’autres juridictions internationales a également été suivi dans des affaires d’arbitrage dont les

circonstances particulières l’ exigeaient. Dans l’affaire Von Tiedemann , dont la structure était

107CEDH, Storck c. Allemagne, requête n 61603/00, arrêt (fond et satisfaction équitables), 16 juin 2005, p. 8.

108Voir entre autre les affaires, CEDH 2004-III, Azinas c. Cyprus (grande chambre), n o56679/00, par. 32;
CEDH 2003-III, Odièvre c. France (grande chambre), no 42326/98, par. 22; Nielsen c. Danemark, n 343/57, décision de
la Commission, 2 septembre 1959, Annuaire 2, p. 454.

109CEDH, Blečić c. Croatie (grande chambre), requête n 59532/00, arrêt, 8 mars 2006.

110Ibid., p. 17, par. 67. - 66 -

extrêmement voisine de celle qui nous intéresse ic i, les circonstances exceptionnelles de l’instance

conduisirent le tribunal arbitral mixte à réexaminer sa décision sur la compétence et à finalement

conclure à une absence de compétence.

68 3.66. Le problème soulevé dans l’affaire Von Tiedemann est un reflet exact de celui auquel

nous nous trouvons aujourd’hui confrontés. Nous avons fait figurer ce document à l’onglet3 du

dossier des juges.

Madame le président, j’aurai probablement b esoin de dépasser de cinq ou six minutes le

temps prévu, si vous me le permettez.

Le PRESIDENT : Mais oui, sans aucun doute.

M. VARADY : Merci beaucoup.

Le tribunal arbitral mixte se trouvait confronté à un ensemble de plusieurs affaires soulevant

la même question. Il s’agissait de la capacité à agir de l’une des parties. Comme dans notre

affaire, le tribunal arbitral mixt e germano-polonais s’était tout d’abord déclaré compétent, rejetant

les exceptions préliminaires soulevées par l’Etat polonais 111. Par la suite, et avant de connaître du

fond de l’affaire Von Tiedemann, le tribunal arbitral mixte eut à se prononcer sur sa compétence

dans sixautres affaires parallèles dont la structure factuelle était très proche ⎯il s’agissait là

encore d’une situation relativement proche de celle qui devait se matéri aliser à la suite des affaires

relatives à la Licéité de l’emploi de la force . Dans ces six affaires (Kunkel et consorts), le tribunal

se déclara incompétent.

3.67. La raison de sa décision nous est là encore très familière: elle relève de la capacité à

agir des requérants. Comme le résume bien la décision Von Tiedemann ⎯ que vous pouvez

retrouver à l’onglet 3, page 4 :

[«Par arrêt du 2 décembre 1925 en cause Kunkel et consorts c. Etat
polonais...le Tribunal a posé en principe qu’il est incompétent pour statuer sur les

réclamations formées contre l’Etat polonais en tant que les requérants les fondent sur
leur qualité prétendue de ressortissants polonais.»]

«By Decision of 2 December 1925 in the case of Kunkel et al v. Polish State . . .

the Tribunal held that, in principle, it lack ed jurisdiction to rule on the complaints

111
Von Tiedemann c. Etat polonais, Recueil des décisions des tribunaux arbitraux mixtes, t. VI, p. 997-1003. - 67 -

made against the Polish State, insofar as th e Applicants based those complaints on
112
their alleged status as Polish nationals.»

3.68. A la suite de la décision d’incompéten ce rendue dans les six affaires parallèles, la

Pologne demanda le réexamen de la compétence dans l’affaire Von Tiedemann , la question

soulevée par celle-ci étant la même que celle soulevée dans les six autres affaires. Le requérant

s’opposa à ce réexamen, soutenant qu’il n’était p as possible de revenir sur la question de la

compétence, celle-ci ayant définitivement été régl ée par la décision antérieurement rendue sur la

question. Le tribunal choisit de réexaminer sa pr écédente décision concernant la compétence, et se

déclara finalement également incompétent dans l’affaire Von Tiedemann. Le tribunal indiqua que,

69 afin de suivre le principe de l’autorité de la chose jugée, il serait conduit à commettre un «excès de

113 114
pouvoir» , de telle sorte que sa décision serait ultra vires et non contraignante pour les parties .

3.69. Le tribunal a parfaitement exposé sa pos ition, qui se trouve reproduite à l’onglet3,

page 5 :

[«le tribunal estime que, dans l’intérêt de la sécurité du droit, il importe que ce qui a
été jugé, soit, en principe, tenu pour définitif.

Mais la question se présente sous un aspect tout particulier lorsque le jugement

préliminaire rendu est un jugement affirm ant la compétence du Tribunal et que
celui-ci constate dans la suite, mais avant le jugement au fond, qu’en réalité il est
incompétent. En pareil cas, s’il s’éta it obligé de se regarder comme lié par sa

première décision, il serait amené à statuer sur une matière dont il reconnaît cependant
qu’elle échappe à sa juridiction. Et lorsque ⎯ comme en l’espèce ⎯ il a entre-temps
proclamé son incompétence dans des causes identiques, il se mettrait en contradiction

irréductible avec lui-même en jugeant néanmo ins au fond et il s’exposerait au risque
de voir l’Etat défendeur s’autoriser de l’aveu d’incompétence émanant du tribunal
même pour refuser d’exécuter sa sentence . . .

En d’autres termes, pour rester fidèle au principe du respect de la chose jugée, il
devrait commettre un abus manifeste de pouvoir.»]

«the Tribunal considers that, in the interests of legal security, it is important that a
judgment, once rendered, should in principle be held to be final.

However, the question takes on a speci al complexion when the preliminary

judgment rendered is a judgment upholding the Tribunal’s jurisdiction and the latter
finds subsequently, but prior to the judgment on the merits, that in fact it lacks
jurisdiction. In such a case, if it were ob liged to regard itself as being bound by its

first decision, it would be required to rule on a matter which it nevertheless
acknowledges to stand outside its jurisdiction. And when ⎯ as in the instant case ⎯

112Ibid., p. 1000.
113
Ibid., p. 1001.
114Ibid. - 68 -

it has in the meantime ruled that it has no jurisdiction in cases of the same nature, it
would totally contradict it self by nevertheless ruling on the merits, and it would

expose itself to the risk that the respondent State might take advantage of the
Tribunal’s own acknowledgment of its lack of jurisdiction, in order to refuse to
execute its judgment . . .

In other words, in order to remain faithful to the res judicata principle, it would
have to commit a manifest abuse of authority.» 115

3.70. C’est une logique absolument identique qui s’applique à notre affaire. L’autorité d’une

décision relative à des exceptions préliminaires ne saurait se substituer aux bases de compétence

telles qu’elles sont définies par le Statut ⎯ et encore moins se substitu er aux conditions préalables

limitant l’accès à la Cour.

C. Conclusions

3.71. Madame le président, Messieurs de la Cour, permettez-moi de conclure tout d’abord

que l’arrêt de 1996 reposait sur l’hypothèse d’un e continuité, c’est-à-dire sur l’hypothèse selon

laquelle la RFY aurait assumé la continuité de l’ex-Yougoslavie, qu’il s’agisse de la personnalité

juridique de cette dernière, de son appartenance à l’Organisation des Nations Unies ou encore de sa

qualité de partie à des traités. Or, il est aujour d’hui clair que cette hypothèse était erronée, ce que

notre contradicteur, M. Pellet, a également reconnu.

3.72. L’arrêt de 1996 n’interdit pas à la Cour de se pencher, lors de la phase du fond de cette

affaire, sur les questions touchant à l’accès et à la compétence, et ce pour les raisons suivantes :

70 ⎯ premièrement, les décisions relatives aux exceptions préliminaires n’ont pas les mêmes effets

que les décisions définitives au fond;

⎯ deuxièmement, la question de savoir si le défendeur avait accès à la Cour et celle de savoir s’il

était lié par l’articleIX de la convention su r le génocide n’ont pas été soulevées en tant

qu’exceptions préliminaires, et n’ont donc pas été tranchées;

⎯ troisièmement, il ressort clairement du princi pe, non contesté, énoncé dans l’arrêt rendu en

l’affaire du Conseil de l’OACI que la Cour doit toujours s’assurer de sa compétence et qu’elle

peut examiner d’office cette question, y compris lors de la phase du fond;

115
Ibid. - 69 -

⎯ quatrièmement, au moment où l’arrêt de 1996 a ét é rendu, le Statut ne constituait pas un traité

en vigueur entre les Parties, et ne pouvait donc c onférer au jugement l’autorité de la chose

jugée;

⎯ cinquièmement, le réexamen des questions de l’accè s et de la compétence lors de la phase du

fond, une fois rendu un arrêt rendu relatif aux ex ceptions préliminaires, est non seulement

conforme au principe énoncé par votre Cour en l’affaire du Conseil de l’OACI, mais également

parfaitement conforme aux règlements et à la pratique d’autres juridictions internationales.

Nous avons également démontré qu’existe bien des circonstances spéciales appelant à un

examen des questions d’accès et de compétence.

Voilà qui conclut notre intervention de cet ap rès-midi; je vous remercie beaucoup pour votre

attention.

Le PRESIDENT : Merci, Monsieur Varady.

L’audience est à présent levée. Les plaidoiries reprendront demain matin à 10 heures.

L’audience est levée à 18 h 5

___________

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