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CR 2006/5 (traduction)

CR 2006/5 (translation)

Mercredi 1 mars 2006 à 10 heures

Wednesday 1 March 2006 at 10 a.m. - 2 -

10 The PRESIDENT: Please be seated. The session is now open and I call upon

Professor Franck.

M. FRANCK : Merci, Madame le président et Messieurs de la Cour.

L E GENOCIDE TEL QUE DEFINI PAR LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE

Comme vous le constaterez facilement, no us avons choisi, pour l’exposé de notre

argumentation, d’alterner d’une part des plaidoi ries consacrées aux faits, groupées en fonction des

lieux et des dates auxquels ceux-ci se sont pro duits, mais aussi en fonction de leur nature

⎯plaidoiries qui ne manqueront pas de troubler et de déranger ⎯, et, d’autre part, des

interventions moins traumatisantes consacrées au dro it applicable, c’est-à-dire au droit tel qu’il se

rapporte aux faits en question. Avec votre perm ission, je traiterai ce matin du génocide tel que

défini par la convention sur le génocide. Madame le président, Messieurs de la Cour, je voudrais à

présent formuler un certain nombre d’observations concernant le rôle conféré à la Cour

internationale de Justice par la convention sur le génocide.

Le rôle conféré à la Cour internationale de Justice par la convention sur le génocide

1. Nous connaissons tous, bien sûr, les événem ents qui sont à l’origine de l’élaboration de

cette convention. Après l’extermin ation de huitmillions de personnes 1, essentiellement en raison

de leur race, de leur religion ou de leur appart enance ethnique, d’importants criminels de guerre

2
allemands furent inculpés le 8octobre1945 . Un an plus tard, l’Assemblée générale des

Nations Unies qualifiait à l’unanimité le génocide de «crime de droit des gens» 3, appelant en même

temps à l’élaboration d’un traité universel donnant e ffet à cette qualification. Deux ans plus tard,

en1948, s’achevait l’élaboration de la convention su r le génocide. Celle-ci entra en vigueur le

1 e
Oppenheim’s International Law, 9 éd., vol. 1, points 2-4, p. 993, par. 434.
2 Trial of the Major Criminals before the International Military Tribunal , Nuremberg,
14 novembre 1945-1 eoctobre 1946, Nuremberg, 1947, vol. I, p. 43-44.

3Résolution sur le crime de génocide, résolution 96 (I) de l’Assemblée générale du 11 décembre 1946. - 3 -

12janvier1951. A son article prem ier, elle fait tout d’abord obl igation aux parties de «prévenir

4
et…punir» cette infraction au droit international . Mais cet instrument comporte également un

autre dispositif, tout aussi important.

2. Celui-ci est exposé à l’articleIX, qui c onfère à la CIJ compétence pour connaître de la

responsabilité des Etats en matière de génocide. Cette disposition ne fut adoptée qu’une fois le

11 projet initial expressément modifié. Or, la raison qui est à l’origine de cette modification du projet

de texte présente un intérêt tout particulier en l’ espèce. En effet, dans la version initiale de la

convention, la compétence de la CIJ était lim itée aux différends concerna nt l’interprétation ou

l’application de la convention; cette compétence aurait par ailleurs été exclue à l’égard de toute

question qui aurait déjà été soumise ou tranchée par un tribunal pénal international ou serait

pendante devant lui. Il importe de rappeler que, à cette époque déjà, la création d’une telle

juridiction pénale internationale était envisagée. Après de longs débats au sein de la Sixième

Commission de l’Assemblée générale, cette disposition fut toutefois supprimée et remplacée par un

5
nouveau texte proposé par le Royaume-Uni et la Belgique . Le nouveau texte étendait la

compétence de la CIJ à tous «différends entre les parties contractantes relatifs à l’interprétation,

l’application ou l’exécution de la…convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un
6
Etat en matière de génocide… » . Les rédacteurs étaient parvenus à la conclusion que la

responsabilité de l’Etat en matière de génocide constituait un élément essentiel de toute tentative de

recourir au droit pour lutter c ontre le génocide, tout en envisageant diverses possibilités de

pénaliser la conduite génocide au plan individuel.

3. A cet effet, les rédacteurs de la conve ntion créèrent une compétence non pénale, conférée

à votre Cour, faisant de cette compétence l’arme juridique de prédilection à l’encontre des Etats

violant leur obligation juridique, à l’égard des autr es Etats, de ne pas commettre le génocide. Les

Etats avaient parfaitement compris que c’était non seulement les Etats, mais également les

individus qui constituaient les auteurs effectif s d’un génocide. S’exprimant au nom de la

délégation du Royaume-Uni, sirGeraldFitzma urice indiqua, lors de s débats consacrés à

4Convention pour la prévention et la répression du cr ime de génocide, résolution 260 (III) du 9 décembre 1948.
78 UNTS. 277.
5
A/C.6/258.
6Voir Annuaire des Nations Unies, 1948, p. 955; les italiques sont de nous. - 4 -

l’articleIX devant la Sixième Commission de l’Assemblée générale, qu’il était apparu

«indispensable, pour établir une convention efficace sur le génocide, … d’introduire la notion de la

responsabilité internationale des Etats ou des gouvernements» 7. Le délégué de la France fit

également observer : «que le gouvernement soit au teur ou complice, sa responsabilité est engagée

dans tous les cas» 8.

4. Il est intéressant de relever que l’Asse mblée générale, en approuvant une convention

donnant expressément compétence à la CIJ dans l’ét ablissement de la responsabilité des Etats pour

12 génocide, l’a fait pleinement consciente de l’éventuelle nécessité de procès pénaux distincts devant

permettre de traduire en justice toute personne accusée de génocide. Aussi l’Assemblée a-t-elle,

alors même qu’elle adoptait le projet de conventio n sur le génocide et l’ouvrait à la ratification,

adopté une autre résolution invitant la Commission du droit international à étudier l’opportunité

d’élaborer un autre instrument, qui autoriserait un «organe judiciaire international» à juger les

personnes accusées de crimes de génocide. Il est intéressant de noter, d’un point de vue historique,

que cette résolution «invit[ait] la Commission du dro it international, lorsqu’elle procédera[it] à cet

examen, à accorder son attention à la possibilité de créer une chambre criminelle de la Cour

internationale de Justice» 9.

5. Comme nous le savons tous, cette invitation devait marquer la lente genèse de ce qui allait

devenir la Cour pénale interna tionale, laquelle n’a pas encore eu l’occasion de dire le droit,

parallèlement aux deux tribunaux pénaux, pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda respectivement.

Ces deux derniers sont à l’origine d’une jurispr udence déjà abondante sur la quelle je reviendrai

jeudi matin. Ainsi la compétence en matière de crime de génocide ne fut pas dévolue à votre Cour,

et d’autres institutions, temporaires ou permanente s, ont été créées afin de poursuivre les auteurs

individuels de génocide.

6. Ce qui ressort très clairement de tout cela, c’est que, dès la conception même de la

convention sur le génocide, deux juridictions co mplémentaires avaient été prévues pour connaître

de deux aspects tout à fait distincts de cet effro yable crime que constitue le génocide : la question

7
Documents officiels de l’Assemblée générale, Sixième Commission, comp tes rendus analytiques,
21 septembre-10 décembre 1948, p. 444.
8
Ibid., p. 146.
9 Résolution de l’Assemblée générale 260 (III) B. - 5 -

de la responsabilité des Etats dans un génocide, et celle de la culpabilité personnelle dans un

génocide. L’opinion de l’époque, opinion dont il convient aujourd’hui de tenir compte, était donc

qu’il y avait lieu de traiter des deux aspects du génoci de, mais au travers d’institutions distinctes.

C’est ainsi que la culpabilité personnelle est du ressort de la CPI, du TPIY et du TPIR, alors que le

monde attend que la question de la responsabilité de l’Etat en matière de génocide soit examinée

par votre Cour.

7. Pourtant, malgré cette preuve très claire du contraire, le défendeur n’a cessé d’affirmer,

dès 1997, que «cette convention n’envisage pas qu’un Etat pourrait être l’auteur d’un génocide» 10.

11
Vous vous êtes déjà très clairement exprimés sur la question en 1996 . La présente affaire donnera

13 une nouvelle fois à la Cour l’occasion de trancher cette question, non seulement à l’attention des

Parties, mais dans l’intérêt des générations futures, qui ne doivent pas avoir à craindre que les Etats

jouissent d’une immunité de responsabilité au titre d’actes génocides.

8. La convention dispose que le génocide est ⎯ non pas sera, mais est ⎯ prohibé en droit

12
international et indique clairement que cette interd iction constituait déjà un principe du droit

international coutumier avant même l’ entrée en vigueur de la convention 13. Ce que la convention

est venue rajouter au droit tel qu’il existait jusqu’al ors n’en est pas moins déterminant. Elle a en

effet créé un concept universel et conventionnel de responsabilité des Etats et a, en conséquence,

créé un tribunal ⎯ votre Cour ⎯ devant lequel une telle responsabilité peut être établie.

9. Or, c’est précisément de la responsabilité des Etats dont il s’agit dans la présente affaire.

La tâche que l’articleIX confère à la Cour in ternationale de Justice consiste à établir la

responsabilité des Etats. Et c’est bien la res ponsabilité de l’Etat, l’Etat du défendeur, que nous

allons établir au cours des présentes audiences.

10CMSM, p. 303, par. 4.4.1.9.
11
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Yougoslavie), C.I.J. Recueil 1996.
12
Convention, art. 1.
13Voir, Adams Roberts et Richard Guelff, éd., Documents on the Laws of War, 1982, p. 157. - 6 -

But de la convention sur le génocide

10. Dans son avis consultatif de1951, la C our a souligné un point important, à savoir que

«les principes qui sont à la base de la convent ion sont des principes reconnus par les nations

civilisées comme obligeant les Etats même en dehors de tout lien conventionnel» 14. Ces principes

représentent peut-être le pan essentiel de la st ructure normative qui sous-tend l’ensemble du droit

international ainsi que le concept même de responsabilité des Etats.

11. La Cour souhaitera sans aucun doute rappeler très claireme nt qu’un Etat ne saurait que

difficilement échapper à ses responsabilités dans le cadre de cette structure normative, il faut bien

davantage qu’un simple haussement d’épaule pour échapper à ces liens conventionnels qui

rattachent les nations à cet écheveau commun que constitue la civilisation.

12. Dans ce même avis consultatif, la Cour est en outre revenue sur le but de la convention,

un but qui se trouve très au centre des plaidoiries en la présente espèce. «La convention a été

manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur», ont alors estimé les membres

14 de la Cour, avant de poursuivre : «On ne peut même pas concevoir une convention qui offrirait à un

plus haut degré ce double caractère, puisqu’elle vise d’une part à sa uvegarder l’existence même de

certains groupes humains, d’autre part à confirmer et à sanctionner les principes de morale les plus

élémentaires.» 15

13. Or, ce sont de tels principes élémentaires de moralité qui, hélas, continuent à susciter des

débats; ce que fera la Cour en l’espèce jouera un rôle déterminant dans l’établissement des

«principes élémentaires» auxquels la convention cherchait à soumettre les Etats. Dans la présente

affaire, la Cour doit de toute évidence dire aux c itoyens de tous les Etats qu’ils partagent, et avec

eux tout le reste de la population ⎯et non pas seulement quelques dirigeants corrompus et

criminels ⎯, le poids de la responsabilité qui consiste à prévenir la commission du génocide en

leur nom et, à fortiori, de ne pas le commettre eux-mêmes. Manqueraient -ils à cette obligation

universelle qu’il leur faudrait, à eux et à leur Et at, au moins contribuer à la tâche consistant à

reconstruire des vies brisées et le tissu social dans lequel évoluent les survivants. Car c’est bien

cette tâche qui se trouve au centre du «but … humain et civilisateur» de la convention.

14
Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1951, p. 15-23.
15
Ibid., par. 23. - 7 -

Ce que la convention sur le génocide interdit

14. Permettez-moi à présent d’aborder ce que la convention interdit précisément. Le but de

la convention sur le génocide est d’empêcher ou de faire cesser des actes co mmis dans l’intention

16
de détruire, en tout en ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel .

15. Dans son avis consultatif de 1951, la Cour avait clairement indiqué que l’intention des

auteurs de la convention et des Etats l’ayant ratif iée était de rendre illicites les actes «impliquant le

refus du droit à l’existence de groupes humains entiers, refus qui bouleverse la conscience

humaine, inflige de grandes pertes à l’humanité, et qui est contraire à la fois à la loi morale et à

17
l’esprit et aux fins des Nations Unies» .

16. Au cours de nos plaidoiries, nous dém onterons plus qu’à suffisance que le «droit à

l’existence de groupes humains entiers» a été refusé à la Bosnie.

17. Nous montrerons que ce refus a bien eu pour conséquence d’«inflige[r] de grandes pertes

à l’humanité», et nous démontrerons que ce refus est attribuable au défendeur.

18. Et c’est vous, en tant que représentants de la «conscience humaine», qui aurez à décider
15

si ces actes ont effectivement «boulevers[é] la c onscience humaine», et, dans l’affirmative, si «la

loi morale» ainsi que «l’esprit et [les] fins des Nations Unies» ont bien été respectés.

19. Les auteurs de la convention se sont mont rés extrêmement précis lorsqu’ils ont énuméré

les actes constitutifs du génocide. Ainsi, l’article II de la convention défin it-il le génocide de la

manière suivante :

«a)meurtre de membres du groupe;

b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe;

c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner
sa destruction physique totale ou partielle;

d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;

e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe»,

dans la mesure où «l’un quelconque [de ces] actes … [serait] commis dans l’intention de détruire,

en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel».

16
Convention, ibid., art. II.
17 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1951, p. 15, par. 23. - 8 -

20. Les auteurs savaient que, même précise, une telle énumération aurait à être interprétée à

la lumière de circonstances qu’il n’était pas encore possible de prévoir. C’est M.Bartos,

s’exprimant au nom de la Yougoslavie, qui eu t par exemple l’intuition que l’«on [pourrait]

commettre le génocide en contraignant un groupe humain à abandonner ses foyers» . 18

21. Ce que nous allons démontrer, c’est que quasiment chacun des éléments constitutifs du

génocide qui viennent d’être énumérés a été perpétré contre la popul ation non serbe de la

Bosnie-Herzégovine, et que ces actes ont été commis dans «l’intention de détruire, en tout ou en

partie» un «groupe national, ethnique [et] religieux» spécifique et historique «comme tel».

22. Sur la base de l’article IX de la conve ntion sur le génocide, nous allons présenter un

certain nombre d’éléments de preuve dont nous pe nsons qu’ils démontrent de façon accablante la

«responsabilité d’un Etat en matière de génocide». L’Etat en question est celui du défendeur, dont

les diverses appellations sous lesquelles nous l’avons connu au c ours de la présente procédure

reflètent l’évolution de sa situation politique in térieure, mais qui n’en demeure pas moins pour

toujours responsable de ces actes. Nous montrerons que les actes commis en Bosnie ont laissé une

série de traces impossible à effacer, qu’il s’agisse de leurs auteurs, des instructions qu’ils ont

reçues, des uniformes qu’ils portaient ou de l’argent qu’ils ont utilisé ⎯autant d’indices qui

conduisent directement à Belgrade.

23. Nous allons démontrer que ces actes n’étaient pas simplement des cruautés gratuites
16

dues à une populace capricieuse, mais qu’il s’agissa it bien plutôt de la politique délibérée d’un

Etat, connu selon les époques comme République fédérative socialiste de Yougoslavie, République

fédérale de Yougoslavie ou plus récemment Serbie -et-Monténégro. Nous insisterons auprès de

cette Cour, investie de la mission de représenter la «conscience humaine», pour que cet Etat ne

puisse se débarrasser des traces du sang qu’il a versé en changeant simplement régulièrement de

nom.

24. L’article IX de la convention permet d’ét ablir «la responsabilité d’un Etat en matière de

génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III» à partir des actions ainsi

18
Nationsnies, documents officiels de l’Assemblée générale , Sixième Commission,
21 septembre-10 décembre 1948, p. 184-185. - 9 -

commises. Nous allons vous présenter des preuves accablantes de la commission des actes de

génocide énumérés à l’article II de la convention, ainsi que des au tres actes, connexes, énumérés à

l’article III. Celui-ci mentionne ainsi :

b) l’entente en vue de commettre le génocide;

c) l’incitation directe et publique à commettre le génocide;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

e) la complicité dans le génocide.

25. Les événements survenus en Bosnie-Her zégovine au cours de la première moitié des

années quatre-vingt-dix correspondent précisément à la définition du génocide donnée par la

convention. Des centaines de milliers de civils innocents ont été torturés, violés et assassinés au

seul motif qu’ils appartenaient à un groupe; les cond itions de vie qui leur ont été imposées étaient

calculées pour entraîner la destruction physique , en tout ou en partie, du groupe auquel ils

appartenaient. M.TadeuszMazowiecki, rappor teur spécial de la Commission des droits de

l’homme des NationsUnies, a ainsi indiqué qu e les non-Serbes constituaient, de loin, l’essentiel

des victimes, que celles-ci aient été frappées, vol ées, violées ou contraintes à s’enfuir, situation

qu’il a jugée «indubitablement liée aux objectifs énoncés et poursuivis par les nationalistes

serbes» 19. L’Assemblée générale s’est ainsi déclarée atterrée par les «sévices généralisés dont les

femmes et les enfants [étaient victimes]», et «e n particulier par le fait que les forces serbes

recour[ai]ent systématiquement à ces pratiques contre les femmes et les enfants musulmans en

20
Bosnie-Herzégovine…» .

26. Mais, demande le défendeur, quels Serbes? Nous reconnaissons que la compétence

conférée à la Cour par l’article IX de la conventi on ne touche que les différends entre Etats. Nous

17 allons démontrer non que la responsabilité de ce s actes de génocide incombe à une foule de

nationalité indéterminée, mais que les actes en que stion conduisent directement à un Etat, celui du

défendeur. Pour citer une nouvelle fois l’A ssemblée générale, les «commandants des forces

19
Nations Unies, doc. A/47/66; doc. S/24809, 17 novembre 1992, p. 6.
20
Assemblée générale, résolution 48/143 du 20 décembre 1993. - 10 -

paramilitaires serbes», que nous avons vus hier dans le film au dé nouement si tragique, ainsi que

«les chefs … militaires de la République fédéra tive de Yougoslavie (Serbie et Monténégro)» 21sont

22
les principaux responsables de la plupart de ces «pratiques … érigé[es] … en politique» .

Si vous le voulez bien, j’en viendrai à présent à l’interprétation de la définition du génocide.

Interprétation de la définition du génocide

27. Lorsque cette affaire a débuté, la Cour internationale de Justice s’est trouvée confrontée à

la tâche consistant à interpréter la convention sur le génocide. A présent, plus de dix ans après, cet

instrument juridique bénéficie de l’analyse déta illée qui en a été faite par deux juridictions

spécialisées précisément instituées par le Conseil de sécurité à cet effet dans le contexte des

génocides commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda. C’est hélas à l’usage que le droit du génocide

se précise.

28. Le Tribunal pénal intern ational pour l’ex-Yougoslavie, institué conformément au

chapitre VII de la Charte des Nations Unies par la résolution 808 (1993) du Conseil de sécurité, est

chargé de juger les personnes présumées responsab les d’actes de génocide sur le territoire de

l’ex-Yougoslavie depuis1991. Le statut du Tribunal , au paragraphe2 de son article4, définit le

génocide et ses crimes constitutifs en incorporant les articlesII etIII de la convention sur le

génocide, que nous venons tout juste d’examiner, permettant ainsi aux juges d’appliquer cette

convention dans la procédure devant le Tribunal, ce qu’ils ont fait en s’appuyant sur les articles 31

et 32 de la convention de Vienne sur le droit des tr aités, c’est-à-dire en tenant compte de l’objet et

du but de la convention sur le génocide 23et en reconnaissant que celle-ci avait codifié une norme

24
considérée comme relevant du jus cogens .

18 29. Le Tribunal ad hoc pour l’ex-Yougoslavie a pu, au cours des dix dernières années,

examiner à loisir ces questions. Il a ainsi eu à connaître de plusieurs affaires dans lesquelles le

crime de génocide figurait parmi les charges retenues contre les accusés; ces affaires ont débouché

sur des condamnations. Les conclusions auxquelles est ainsi parvenu le Tribunal constituent autant

21Assemblée générale, résolution 48/143 du 20 décembre 1993, par. 4; les italiques sont de nous.
22
Ibid..
23 o
TPIY, Le procureur c. Radislav Krstić, affaire n IT-98-33-T, jugement, 2 août 2001, par. 540.
24Ibid., par. 541 - 11 -

de précédents d’une grande portée concernant tant le droit que les faits. Les décisions rendues par

la chambre d’accusation dans ces affaires ont permis de préciser le droit du génocide ⎯ en

particulier, mais pas seulement, pour ce qui concerne la notion d’«intention» ⎯ et d’établir des

faits, en précisant ce qui avait pu être commis, où, quand, par qui et à l’encontre de qui. La

chambre d’appel, par son examen attentif du dro it appliqué et des faits constatés, est venue

renforcer la crédibilité de cette jurisprudence.

30. Le TPIY a également soigneusement tenu co mpte des travaux préparatoires relatifs à son

mandat, ainsi que des travaux de la commission pr éparatoire de la Cour pénale internationale 25. Il

est par ailleurs venu confirmer la jurisprudence relative au génocide issue des travaux du Tribunal

pénal pour le Rwanda, son institution sŒur, laquelle, ainsi que nous l’avons déjà relevé, fonctionne

26
dans le cadre d’un mandat pour l’essentiel identique . Le Tribunal a également tenu compte des

travaux de nature juridique émanant d’autres composantes du système des NationsUnies, et

notamment du rapport sur le droit du génocide de la sous-commission de la lutte contre les mesures

27
discriminatoires et de la protection des minorités .

31. Nous pensons que cette Cour conviendra que les conclu sions auxquelles est parvenu le

Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, tant en droit qu’en fait, ne peuvent qu’être pertinentes aux fins de

ses délibérations.

32. La Cour ne manquera pas de constater que les faits établis à la satisfaction du Tribunal

pénal pour l’ex-Yougoslavie l’ont été à l’issue d’une procédure contradictoire approfondie et qu’ils

répondent aux critères d’établissement de la pr euve propres à un procès pénal. Dans un cas

particulièrement notable, les faits ont été étab lis au travers d’un accord conclu entre une

défenderesse de premier plan, Mme Biljana Plavsić, qui fut l’une des co-présidentes de la

Republika Srpska, et le procureur du Tribunal, accord qui a été avalisé par les juges de ce Tribunal

25
PCNICC/2000/INF/3/Add.2, 6 juillet 2000.
26Idem., par. 541.

27Nicodeme Ruhshyankiko, Etude sur la question de la prévention etde la répression du crime de génocide ,
Nations Unies, Conseil économique et social, Commission des droits de l’homme, sous-commission de la lutte contre les
mesures discriminatoires et de la protection des minorités, doc. E/CN.4/Sub. 2/416, 4 juillet 1978. - 12 -

dans les termes suivants: «Une base factuelle écrite relative aux crimes décrits [dans le présent

jugement] a été déposée avec l’accord sur le plai doyer. L’accusée l’a acceptée et c’est donc sur

elle que la Chambre de première instance se fonde maintenant pour fixer la peine.» 28

19
33. Nous avons l’intention de présenter ces conclusions de faits convenues entre la

co-présidente Plavsić et les juges du TPIY comme des preuves particulièrement convaincantes pour

votre Cour, tout particulièrement lorsqu’elles se ra pportent aux éléments même qui font l’objet du

présent différend. Ces conclusions sont important es non seulement en ce qui concerne les faits

reconnus de part et d’autre, mais également en ce qui concerne les éléments de droit qui ont pu être

précisés par le biais des faits ainsi établis. Le défendeur a invité votre Cour à écarter tout cet

ensemble d’éléments de preuve, au motif qu’ils ne revêtiraient qu’une «valeur probante

29
douteuse» . C’est à vous, membres de cette haut e Cour, que nous dema ndons de donner la

réponse qui convient, non seulement parce que l’on ne saurait accepter de voir ainsi dénigrer sans

fondement une institution judiciaire légitime, mais également, et cela est plus important, parce qu’il

convient de protéger le corpus historique qu’élabore le Tri bunal pénal pour l’ex-Yougoslavie

contre les sombres machinations des négationnistes du génocide.

34. Ceux des faits établis par le TPIY qui seront cités afin d’aider la Cour à parvenir à ses

propres conclusions concernant la commission du génocide ont des origines diverses. Certains sont

des faits établis dans le cadre d’affaires dans lesquelles le procureur du TPIY avait inculpé un

accusé de génocide et où le Tribunal a conclu qu’il y avait bien eu génocide de la part de la ou des

personnes ainsi inculpées. Mais nous attirerons égal ement votre attention sur des faits établis à la

satisfaction du TPIY au cours d’affaires dans lesquelles des individus avaient été accusés de crimes

autres que de crimes constitutifs du génocide: des crimes contre l’humanité et des crimes de

guerre. Les faits constatés da ns ces affaires, plus nombreuses, vous seront présentés en vue

d’établir un point de droit encore plus important, un point de droit qu’il n’était pas possible aux

tribunaux pénaux d’établir, puisque cela ne relevait pas de leur compétence, à savoir que des actes

de meurtre, de torture, de viol, de déplacement forcé, bien que prouvés séparément, permettent de

28
TPIY, Le procureur c. Biljana Plavsi ć, IT-00-39 et 40/1-S, jugement porta nt condamnation, 27 février 2003,
par. 9.
29
DSM, 22 février 1999, par. 3.1.4. - 13 -

dégager, lorsqu’ils sont pris de manière cumulative dans le contexte de poursuites pénales multiples

à l’encontre d’individus, une forme de système ou de structure. C’est ce terrible schéma qui, en fin

de compte, transforme de manière implacable une série de crimes ordinaires en un génocide

général. C’est cette accumulation de crimes isolés ⎯ cette effrayante répétition d’actes mauvais ⎯

qui au bout du compte émerge, de façon tout à fait éclatante, comme une sorte de super crime de

génocide. Ce n’est qu’une fois rassemblés ces divers faits mineurs mais prouvés, tels qu’ils

émergent un à un de procédures contradictoires rigoureuses à l’issue desquelles des condamnations

individuelles ont été prononcées par un tribunal péna l au vu de preuves irréfutables de la

commission d’actes constituant des violations du droit humanitaire ou des crimes contre

l’humanité, ce n’est qu’alors que commence à émer ger un tableau plus sombre, qui ne permet plus

20 de douter que le défendeur , dans un dessein funeste, a laissé s’ abattre une machine de destruction

voulue et planifiée sur une fraction considérable du peuple et des communautés de Bosnie.

35. Bien que les décisions rendues par le Tribunal pénal interna tional pour le Rwanda

⎯ créé en 1994, lui aussi en tant que mesure de co ercition prise par le Conseil de sécurité en vertu

du chapitre VII de la Charte 30⎯ présentent une moindre pertinence aux fins de l’affaire qui nous

occupe ici, dans la mesure où elles constituen t des constatations de fait intéressant une région

géographique et un contexte démographique différe nts, ce Tribunal n’en a pas moins procédé lui

aussi à un certain nombre de constata tions de droit qui ne peuvent que susciter votre intérêt. Il a

connu d’affaires dans lesquelles le génocide figurait parmi les délits imputés aux accusés, et a de ce

fait été amené à interpréter et à appliquer la convention sur le génocide. Ces interprétations d’ordre

juridique sont venues grossir la jurisprudence relative au génocide, à l’entente en vue de commettre

le génocide, à l’incitation et à la complicité. Jeudi matin, je m’efforcerai de vous présenter certains

des points saillants de cette jurisprudence qui, malg ré l’attitude caustique adoptée par le défendeur

pour dénigrer cette approche, apparaîtront sans ma l comme à même de permettre de saisir plus

facilement l’importance de la convention sur le génocide dans la présente procédure.

36. Ce processus d’interprétation du droit par les juges semble susciter le mépris des conseils

du défendeur. Ainsi affirment-ils, dans leur contre-mémoire, que «les actes interdits sont énumérés

30
Résolution 955 du Conseil de sécurité du 8 novembre 1994. - 14 -

de façon limitative» par la convention, faisant observer par exemple que le nettoyage ethnique et le

31
viol ne figurent pas dans la convention . Or la convention fait bien état d’«atteinte[s] grave[s] à

l’intégrité physique ou mentale» et de «mesures vi sant à entraver les naissances». Un schéma de

viols de membres d’un groupe ethnique ou religieux par des membres d’un autre groupe peut-il être

considéré comme répondant à ces définitions ? Le fait de terroriser d’importantes populations de

Musulmans bosniaques de manière à les contra indre à abandonner leurs communautés dans des

zones destinées à venir s’intégrer à une grande Se rbie peut-il être interprété comme prouvant une

intention de détruire les communautés en questi on? Comme n’importe quel autre instrument

juridique, la convention ne pouvait anticiper tout es les formes qu’allait pouvoi r prendre à l’avenir

le génocide.

37. La convention a toutefois bien prévu de quelle manière l’interprétation de son texte serait

effectuée : en portant toute question relative à cette interprétation devant des juges qualifiés ⎯ telle

est la méthode, civilisée, prévue par la conventi on. Et la convention e nvisageait des actions en

justice précisément du type de la présente, préci sément devant cette Cour, de même qu’elle

21 envisageait des procédures pénales devant un tri bunal pénal international. Les Tribunaux pénaux

pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie fonctionnant depuis plus d’une décennie, il est parfaitement

approprié d’en examiner la jurisprudence afin de rechercher comment les termes de la convention

ont pu être précisés dans diverses circonstances de son application.

38. Voilà qui ne plaît guère au défendeur.

39. Devons-nous gratifier d’une réponse l’in sulte sans fondement proférée par celui-ci dans

son mémoire en duplique du 22 février 1999, lors qu’il a affirmé qu’il y avait «de sérieux motifs de

douter de l’exactitude des conclusions et opinions juridiques» du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie ?

Devons-nous répondre à l’allégation de «graves lac unes» que présenterait le «corpus de règles

juridiques sur la base duquel fonctionne le Tribuna l»? Devons-nous réfu ter l’affirmation selon

32
laquelle «des règles de procédure appropri ées font complètement défaut» au Tribunal ? Les

juges du Tribunal pénal international pour l’ex-You goslavie sont accusés par le défendeur de faire

preuve d’un «manque d’impartialité … à l’égard des trois parties impliquées dans les conflits en

31
CMSM, p. 299, par. 4.3.1.1.
32DSM, 22 février 1999, p. 480, par. 3.1.7-3.1.8. - 15 -

Bosnie-Herzégovine», allégation qu’il vient étayer en invoquant «le nombre disproportionné de

33
Serbes accusés par rapport au nombre de Musulmans accusés» . Le nombre de Français présents

dans le box des accusés à Nure mberg était certainement bien plus faible que le nombre

d’Allemands… Devons-nous répondre à des propos aussi diffamatoires? Cela ne nous semble

pas relever de la dignité de la justice.

40. De fait, depuis l’échange de pièces écrites en la présente affaire, davantage de

Musulmans bosniaques et de Croates bosniaques ont été mis en accusation, mais se sont vus

inculpés de délits moins graves que ceux invoqués à l’encontre de dirig eants serbes accusés de

génocide. Cette disparité dans le nombre et la gravité des crimes imputés est directement

attribuable aux faits tels qu’ils se sont déroulés en Bosnie, et constitue une preuve de la culpabilité

infiniment plus grande, tant en degré qu’en nature, de l’une des parties par rapport à l’autre.

41. Plutôt que de répondre à chacune des tent atives désespérées de discréditer le TPIY et sa

jurisprudence, nous plaiderons en partant du pr incipe que cette Cour devant laquelle nous nous

trouvons aujourd’hui est pleinement consciente de la légitimité tant du Tribunal pénal international

pour l’ex-Yougoslavie que de son pendant pour le Rwanda, et nous entendons examiner dans

quelle mesure les décisions rendues par ces juridi ctions sont venues enrichir la jurisprudence

relative tant au génocide en général que, en partic ulier, à l’interprétation et à la mise en Œuvre du

texte de cette convention sur le génocide. Nous sommes certains que cette Cour rejettera les

allégations sans fondement formul ées par le défendeur contre la légitimité des juges de ces

juridictions pénales.

22 42. Il n’est pas inintéressant de constater que le défendeur continue à s’opposer aux décisions

du TPIY et à attaquer la légitimité de celui-ci, au lieu de tirer les conclusions de ses décisions.

Cela, me semble-t-il, rend d’au tant plus souhaitable que cette h onorable Cour fasse usage de la

compétence et de la responsabilité ultimes qui sont les siennes d’une manièr e telle que les auteurs

de ces actes ne puissent plus venir trouver refuge dans la négation de ceux-ci.

Madame le président, Messieurs de la Cour, je vous remercie.

33
DSM, 22 février 1999, p. 485, par. 3.1.17. - 16 -

Puis-je à présent vous demander, Madame le prési dent, de bien vouloir appeler à la barre ma

collègue Mme Magda Karagiannakis ?

Le PRESIDENT: Je vous remercie, M. Fr anck. Je donne maintenant la parole à

Mme Karagiannakis.

MmeKARAGIANNAKIS: Madame le président, Messieurs de la Cour, je vais traiter

devant vous, aujourd’hui avant et après la pause, de la question des camps et des centres de

détention.

C AMPS ET CENTRES DE DETENTION

1. Au cours de l’été 1992, le monde, atterré , voyait surgir dans les salons, les images de

personnes affamées, victimes de mauvais traitement, derrière des clôtures de fils de fer barbelés,

cela au cŒur de l’Europe. Ces images étaient pri ses dans les camps les plus tristement célèbres de

Bosnie-Herzégovine, où des Musulmans étaient sy stématiquement détenus dans des conditions

inhumaines, battus, torturés, violés et tués, simplement parce que les personnes de leur ethnie

devaient faire l’objet d’un nettoyage ethnique dans les territoires revendiqués par les Serbes.

2. Dans cette partie de notre plaidoirie, nous ne répéterons pas ce qui a été dit dans nos

écritures sur cette question et qui est exposé dans les sections 5 et 7 de notre réplique. Nous allons

plutôt tenter de décrire, à partir de nouvelles sources apparues depuis lors et qui procèdent à la

même démonstration en recourrant à des exempl es bien documentés, la place que les camps

occupaient dans le projet de purification ethnique, et ce qui c’était passé dans les camps.

3. Compte tenu de la notoriété des camps et vu les nombreux rapports de l’Organisation des

NationsUnies les concernant, rapports qui ont été analysés dans notre réplique, il n’est pas

surprenant que le Tribunal de l’ex-Yougoslavie ait mené des enquêtes sur ces camps. Ces enquêtes

ont abouti à un certain nombre d’actes d’accusation et d’arrêts définitifs concernant des gardiens et

des commandants locaux des camps ainsi que des poli ticiens et des militaires locaux, en particulier

dans les municipalités de Prijedor et Foca. Ces inculpations et les décisions de justice s’y

rapportant étaient limitées tant sur le plan territorial que pour ce qui concerne la période couverte. - 17 -

23
4. Un choix plus étendu de centres de déten tion, pour ce qui est à la fois du nombre et des

lieux, a été fait à propos des charges retenues cont re les politiciens et les militaires du plus haut

rang de l’ex-République de Yougoslavie (RFY) et de la République Sr pska (RS). Par exemple, un

juge, ancien détenu du camp de Manjaca et représ entant d’une association d’anciens prisonniers, a

témoigné, aux fins de l’acte d’accusation du président Plavsi ć, que dans les trente-sept

municipalités énumérées, il existait un nombre tota l de quatre cent huit centres de détention où des

Musulmans et d’autres non-Serbes étaient détenus par la force et soumis à de graves mauvais

traitements, physiques et psychologiques 34. Les plus importants accusés du crime de génocide, tels

que Karadzić et Mladić, restent des fugitifs recherchés par la justice et d’autres, tels que Milošević

et Krajisnik, sont actuellement à la phase des plaidoiries de la défense dans leur procès.

5. En conséquence, c’est la Cour qui sera le premier organe judiciaire international ayant

l’occasion de se prononcer sur «l’image globale» du système des camps en Bosnie. Les sources du

TPIY pourraient aider la Cour dans cette t âche, parce qu’un certain nombre de chambres du

Tribunal se sont précisément penchées sur certains exemples de camps administrés par les Serbes.

A. Le nombre de camps et leur localisation

6. Selon l’Alliance des détenus en Bosnie-H erzégovine, cinq cent vingt camps et centres de

détention se trouvaient sous cont rôle serbe, camps et centres qui étaient en service dans

cinquantedifférentes municipalités de Bosnie entr e1992 à1995. Les estimations portant sur le

nombre de personnes qui y étaient détenues vont de l’estimation minimale provisoire de l’Alliance

des détenus s’élevant à centmille personnes ju squ’au nombre de deux cent mille personnes

35
émanant d’autres sources, dont des organisations non gouvernementales .

7. Dans l’image qui suit, vous pouvez voir là où se situaient les camps et combien de camps

se trouvaient dans chaque municipalité. Les munici palités sont colorées en bleu et le chiffre qui

figure à l’intérieur des frontières de la municipa lité est celui du nombre de camps et de centres de

détention.

34TPIY, Le procureur c. Plavsi ć, affaire n IT-00-39 et 40/1, jugement porta nt condamnation, 27 février 2003,
par. 45.

35Pièce n P404.7a; déposition de Malesevi ć, lundi 10 mars 2003 ⎯ TPIY, Le procureur c. Milosevic , affaire
n IT-02-54-T. - 18 -

8. La Cour a reçu une autre carte qui comporte les noms des municipalités, afin qu’elle

puisse mieux saisir l’image. Celle-ci parle d’elle-même.

24 B. Les camps : une partie intégrante du plan de nettoyage ethnique

9. Ces camps faisaient, en vérité, partie d’ un plan bien conçu des dirigeants serbes visant à

débarrasser des Musulmans et des Croates les territoires qu’ils revendiquaient comme leurs.

10. Ainsi que nous l’avons expliqué déjà, le s dirigeants serbes de Bosnie cherchaient à

réaliser l’objectif de la Grande Serbie en Bosnie. Ils s’y sont pris en cherchant à créer un ensemble

territorial continu, ethniquement pur, conforméme nt aux objectifs stratégiques du peuple serbe

annoncés par Radovan Karadzić lors de l’Assemblée du peuple serbe tenue le 12 mai 1992.

11. Selon David Harland, un fonctionnaire des Na tions Unies chargé des questions civiles et

politiques en poste à Sarajevo à partir de1993, l es dirigeants serbes de Bosnie ont fait connaître

leur détermination à parvenir à cet objectif à tout prix; RadovanKaradzi ć, en particulier, dans les

déclarations qu’il a faites avant le conflit prédi sait l’extermination de la population musulmane

bosniaque dans le cas d’une guerre. Radovan Karadzić a déclaré : «Nous utiliserons la machine de

guerre soutenue par la Serbie afin de rendre la vie impossible pour les civils» [traduction du

Greffe], de terroriser donc les civils afin de parvenir à un but précis 36.

12. Cet objectif et le rôle joué par les centr es de détention pour y parvenir ont été confirmés

par MmePlavsi ć dans le texte sur les faits reconnus, texte qui accompagnait son plaidoyer de

culpabilité. Il est dit dans ledit texte que

«les militaires, la police et les forces civiles serbes de Bosnie, en collaboration avec la

JNA, le MUP [ministère de l’intérieur] de Serbie et avec les unités paramilitaires ont
persécuté la population non serbe par des act es tels que «la détention illicite et les
meurtres», en leur infligeant «un traitement cruel et inhumain et en les détenant dans

des conditions inhumaines dans les centres de détention».»

36Déposition Harland, 18 septembre 2003, compte rendu d’audience, p.27004 ⎯ TPIY, Le procureur
o
c. Milošević, affaire n IT-02-54-T, décision portant sur la demande d’acquittement, 16 juin 2004, par. 240. - 19 -

Mme Plavsić reconnaît que ces actes «étaient commis da ns la poursuite de l’objectif de la

séparation ethnique par la force et sont étayés par des éléments de preuve qui en confirme…la

37
réalité» . Ces faits sont en conformité avec les conc lusions contenues dans les rapports pertinents

de l’Organisation des Nations Unies et avec les conclusions du Tribunal de l’ex-Yougoslavie.

13. Ces faits sont en outre confirmés par les conclusions récentes de la Chambre de première

instance qui a jugé l’affaire Momiclo Krajisnik, qui était membre de la présidence collective de la

Republika Srpska en même temps que MmePlavsi ć et le président de l’Assemblée de ladite

République. Cette chambre examinait les accusations de génocide ayant trait, notamment, à ce qui

s’était passé dans près de quatre cents centres de détention situés dans trente-sept municipalités de

25 Bosnie. Dans la décision qu’elle a rendue sur la requête aux fins d’acquittement présentée par la

défense, la Chambre de première instance a conclu qu’il existait des éléments de preuve attestant

que

«[l]es civils ont été systématiquement emprisonnés pendant des périodes qui pouvaient

aller de quelques jours seulement à plusieurs mois emprisonnés dans ce qui était
souvent des lieux de détention improvisés. Généralement, les prisonniers étaient
détenus dans des locaux surpeuplés, avec des conditions sanitaires inexistantes, et très

peu d’eau ou de vivres à leur disposition. Beaucoup ont été tués ou soumis à des
violences physiques ou psychologiques extrêmem ent graves, notamment des passages
à tabac, des tortures, ou des viols. Certai ns détenus ont été contraints d’accomplir des

travaux forcés sur les lignes de front, ou de servir de boucliers humains dans les
situations de combat. Des éléments de preuve montrent que plusieurs ou de
nombreuses personnes qui ont subi ce sort ont été tuées.»

Elle a également conclu que des éléments de preuve existaient qui établissaient que :

«les dirigeants serbes de Bosnie ont reçu des informations détaillées provenant de

sources diverses concernant l’existence de centres de détention à l’intention des
Musulmans et des Croates de Bosnie, dans les municipalités visées par l’acte
d’accusation. Les traitements infligés dans ces lieux ont également été décrits. Par

exemple, en [juillet]1992, Biljana Plavsi c a déclaré qu’elle sav ait que trois mille
non-Serbes étaient détenus au camp d’Omarska à Prijedor.» 38

14. Ces conclusions ne constituent pas pour le moment une décision définitive. Elles sont

toutefois fondées sur des éléments de preuve abondan ts et extrêmement détaillés, qui ont résisté à

une contestation de la défense et ont fait l’objet d’un examen minutieux par les juges, dans un

37TPIY, Le procureur c. Plavsić, affaire n IT-00-39 et 40, base factuelle du plaidoyer de culpabilité,
30 septembre 2002, par. 10 et 19.

38TPIY, Le procureur c. Momćilo Krajisnik, affaire n IT-00-39-T, décision relative à la requête présentée par la
défense aux fins d’acquittement en aplication de l’article 98 bis du Rèement, compte rendu de l’audience du
vendredi 19 août 2005, p. 17128-17130. - 20 -

procès de première instance qui a débuté il y a de cela plus de deux années. Il en est de même

d’une autre conclusion de ladite chambre qui revêt une pertinence par ticulière en l’espèce,

conclusion dans laquelle la chambre a dit qu’il existait des éléments de preuve attestant que

«ces dirigeants serbes ainsi que leurs subordonnés politiques et militaires avaient
l’intention de créer un territoire dominé par les Serbes coûte que coûte, notamment par
le biais de meurtre, détention illicite, mauva is traitement physique et psychologique,

expulsion des civils croates et musulmans, et destruction de leurs édifices culturels. Il
existe suffisamment d’éléments de preuve permettant de conclure que les dirigeants au
plus haut niveau possédaient l’intention de détruire non seulement les Musulmans de

Bosnie qui habitaient sur le territoire qui venait devenir par la suite la Repub39ka
Srpska, mais également les Croates de Bosnie qui habitaient sur ce territoire.»

15. La Bosnie a établi les faits relatifs aux ca mps dans sa réplique en se fondant sur les

rapports des Nations Unies, les rapports des Etats Membres de l’ONU, des rapports du CICR et des

rapports de journalistes qui ont été témoins de la terrible existence de ces camps. Ces sources

fournissent des preuves écrasantes. Elles n’ont pas perdu de leur pertinence avec le passage du

temps, mais sont tout simplement confortées par des conclusions factuelles encore plus, précises du

TPIY, auxquelles nous allons nous intéresser à présent.

C. Exemples dans la Bosnie orientale
26

16. Les exemples de centres de détention qui su ivent sont situés dans les municipalités de la

Bosnie orientale, le long et à proximité de la Dr ina. A cet égard, il est important de rappeler que

l’objectif stratégique global du peuple serbe était la séparation entre les ethnies et que l’objectif

stratégique numéro trois requérait la création d’un corridor dans la vallée de la Drina en éliminant

ainsi la Drina en tant que frontière séparant des Etats serbes. Les exemples qui suivent démontrent

l’élimination totale de la présence non-serbe dans ces municipalités et le rôle des centres de

détention dans ce processus.

i) Municipalité de Vlasenica

17. Un des principaux camps situés en Bosnie orientale était le camp de Susica dans la

municipalité de Vlasenica. Les choses terribles qui sont survenues dans ce camp ont été évoquées

dans la section 5 de la réplique de la Bosnie. Depuis le dépôt de la réplique, les horreurs qui sont

39TPIY, Le procureur c. Momćilo Krajisnik, affaire n IT-00-39-T, décision relative à la requête présentée par la
défense aux fins d’acquittement en pplication de l’article 98bis du Règleent, compte rendu de l’audience du

vendredi 19 août 2005, p. 17130-17131. - 21 -

advenues dans ce camp ont été confirmées par l’ancien commandant du camp, Dragan Nikolic.

Celui-ci a avoué sa culpabilité et reconnu les détails factuels contenus dans son acte d’accusation,

en audience publique le 4 septembre 2003, et un j ugement portant condamnation a été rendu par la

40
suite, qui établissait les faits pertinents. Les événements relatifs au camp démontrent le schéma

arrestation, détention puis déportation, qui était repris dans l’ensemble des territoires revendiqués

par les Serbes, à mesure que chacune des municipalités tombait entre les mains des forces serbes.

18. Vers le 21 avril 1992, la ville de Vlasenica a été prise par les forces serbes composées de

la JNA, des forces paramilitaires et de membre s armés de la population locale. De nombreux

Musulmans et autres non-Serbes ont fuit la région de Vlasenica et, à partir de mai1992 et cela

jusqu’en septembre 1992, ceux qui étaient demeurés sur place furent soit déportés, soit arrêtés.

19. Le camp de Susica a été ouvert à la fin du mois de mai et au tout début du mois de

juin 1992 et a été en service jusqu’aux environs du 30 septembre 1992. Au cours de cette période,

jusqu’à huit mille civils musulmans et autres non-Serbes de Vlasenica et des villages environnants

y ont été détenus. Des hommes, des femmes et des enfants étaient détenus au camp de Susica,

certains par familles entières. Ils étaient soumis à des conditions de vie inhumaines. Ils étaient

privés d’une alimentation adéquate, d’eau, de soin s médicaux, ne disposaient pas d’endroits pour

dormir et pour leur hygiène quotidienne. Une atmosphère de terreur régnait dans le camp.

27 20. Les gardiens battaient les détenus av ec brutalité et quotidiennement. De nombreux

détenus ont été battus à mort. Des manches de hach es, des manches en fer, des barres de fer, des

crosses de fusils et des tubes de caoutchouc remp lis de plomb étaient utilisés. En une occasion,

après qu’un détenu a reçu des coups terribles à pl usieurs reprises, le co mmandant du camp s’est

approché de lui et a prononcé les mots suivants : «Je ne peux pas comprendre comment un animal

comme celui-ci reste toujours en vie; il doit avoir deux cŒurs dans la poitrine.» Il a recommencé

alors à le battre et lui a marché sur la poitrine. Le commandant du camp a participé

personnellement à neuf meurtres odi eux de détenus non serbes. Dans un cas, le commandant du

camp a battu à plusieurs reprises un vieil homme de soixante ans, sept jours durant, lui assénant des

coups au moyen d’un tube métallique. A chaque fo is, le détenu battu perdait connaissance et a fini

40TPIY, Le procureur c. Dragan Nikoli ć, affaire noIT-94-2-S, jugement portant condamnation,

18 décembre 2003. - 22 -

par succomber. Les femmes étaient violées et agressées sexuellement par les gardiens du camp et

par d’autres hommes qui étaient autorisés à entrer dans le camp et à emmener des femmes.

Lorsque celles-ci revenaient au camp, elles étaient traumatisées et folles de douleur.

21. Les détenus ont été transférés de force du camp et de la municipalité de Vlasenica. A la

fin du mois de juin 1992, de très nombreux dé tenus hommes ont été transférés du camp de Susica

au camp de détention plus grand de Batkovic situ é près de Bijeljina en Bosnie orientale, alors que

la plupart des femmes et enfants ont été transférés dans le territoire sous contrôle des Musulmans

de Bosnie. En septembre1992, pratiquement aucun Musulman ou non-Serbe ne restait plus à

Vlasenica.

ii) Municipalié de Foca

22. Le centre de détention le plus important de la municipalité de Foca était celle du camp

KP Dom. Il a été question de ce camp dans la sect ion5 de la réplique de la Bosnie. Depuis le

dépôt de la réplique, le commandant de ce centre, Milorad Krnojelac, a été jugé et condamné par le

TPIY à propos de ce qui s’y était passé 41. Il s’agissait là seulement de l’un des endroits où des

non-Serbes étaient emprisonnés, torturés, violés et so umis à de mauvais traitements. Plusieurs des

autres camps ont été l’objet de jugements sanctionna nt la participation de militaires locaux à des

viols et à la détention de femmes et de jeunes filles musulmanes 42. Ces jugements ont été
28

confirmés en appel et contiennent des faits jug és se rapportant à cette municipalité qui rappellent

les événements terribles qui s’y étaient déroulés 4.

23. L’essentiel de l’attaque serbe contre la ville de Foca avait été concentré sur le secteur de

la ville habité par les Musulmans, l’attaque ayant débuté le 8avril1992. Les forces serbes

comprenaient des soldats du Monténégro et de la Yougoslavie, et en particulier un groupe

paramilitaire connu sous le nom des «Aigles blancs» , tout comme des forces serbes locales. Après

la prise de la ville, les Musulmans étaient désignés sous le nom de «balija»; ils ont été empêchés de

41TPIY, Le procureur c. Krnojelać, affaire n IT-97-25-T, arrêt, 15 mars 2002; TPIY, Le procureur c. Krnojelać,
affaire n IT-97-25-A, 17 septembre 2003.

42Voir aussi TPIY, Le procureur c. Kunarać et consorts, affaires n IT-96-23&23/1, jugement, 22 février 2001;
TPIY, Le procureur c. Kunarać et consorts, affaires n TI-96-23, IT-96-23/1-A, arrêt, 12 juin 2002.
43 o
TPIY, Le procureur c. Krajisnik, affaire n IT-00-39-PT, décision relative aux troisième et quatrième requêtes
de l’accusation aux fins du constat judiciaire de faits admis, 24 mars 2005, annexe, p. 9-22. - 23 -

travailler, de se réunir; leurs lignes téléphoniques ont été coupées, leurs maisons fouillées, leurs

commerces pillés ou incendiés et leur matériel saisi. Leurs quartiers étaient systématiquement

détruits. Alors que les maisons des Musulm ans étaient incendiées, des pompes à incendie

protégeaient celles des Serbes. La population ci vile musulmane, y compris les femmes et les

enfants, a été soumise à des brutalités et tuée, ou a été détenue. Ses mosquées ont été détruites à la

bombe ou incendiées.

24. Après la prise de la ville de Foca, l’a ttaque contre la population civile non serbe s’est

poursuivie et les forces serbes ont ensuite pris et détruit les villages habités par des Musulmans

dans la municipalité de Foca. La campagne a également pris pour cibles des populations civiles

musulmanes des municipalités voisines de Gacko et de Kalinovik. Une fois que les villes et les

villages étaient tombés entre les mains des forces serbes et que celles-ci s’en étaient assuré le

contrôle, ces forces se comportaient toujours de la même manière: les maisons et appartements

appartenant à des Musulmans étai ent systématiquement saccagés ou détruits par le feu; les

habitants musulmans des villages étai ent rassemblés et faits prisonniers, et certaines fois battus ou

tués au cours du processus. Par exemple, en une occasion, les troupes serbes ont poursuivi les

Musulmans fuyant dans la direction de Gorazde et ont fait prisonniers des civils qui cherchaient

refuge dans des dépôts de carburant de la JNA à Pilipovi ći. Les hommes musulmans ont été

séparés des femmes et des enfants. Les forces serbes ont désigné plusieurs hommes dont les noms

figuraient sur une liste et en ont désigné arbitrairement plusieurs autres. Les neufs hommes ainsi

désignés ont été séparés des autres et abattus. L’un deux s’échappa et un autre survécut.

25. Pratiquement tous les autres femmes et hommes musulmans des municipalités de Foca,

Gacko et Kalinovik ont été arrêtés, rassemblés, séparés les uns des autres, et emprisonnés ou

détenus dans plusieurs centres de détention tels que Buk Bijela, le lycée de Kalinovik, Partizan, le

lycée de Foca et le KP Dom de Foca, suivant un schéma devenu récurrent. Certains d’entre eux ont

été tués, violés ou sévèrement battus. Le seul motif pour lequel pareil traitement était infligé à ces

29 civils était leur appartenance ethnique. Les détenus musulmans du lycée de Kalinovik, du lycée de

Foca et de la salle des sports Partizan étaient gardés et retenus dans une atmosphère d’intimidation,

dans des conditions d’hygiène précaires, avec une alimentation insuffisante. - 24 -

26. Les abus sexuels et les viols de masse da ns ces centres de détention et dans d’autres à

Foca seront traités de manière plus détaillée par le professeur Stern lors de son exposé le jeudi.

27. KP Dom avait été auparavant un centr e de détention de Bosnie. A partir du

17avril1992, des soldats du corps Užice de Serbie , une composante de la JNA, ont été chargés

d’administrer KP Dom, cela, alors que la Bosn ie avait déjà été rec onnue par la communauté

internationale en tant qu’Etat indépendant. Le contrôle de cette prison a été transféré à la

44
population serbe locale au cours des quelques semaines qui ont suivi . Le directeur de la prison

dépendait du ministère serbe bosniaque de la justice et dans une certaine mesure du

commandement militaire local.

28. Le nombre de prisonniers à KP Dom, centr e qui avait servi auparavant de prison en

Bosnie, variait de troiscentcinquante à cinqcents personnes, atteignant parfois le nombre de

septcentcinquantedétenus. Le centre de détenti on a été en service d’avril1992 à octobre1994.

Les Musulmans hommes étaient détenus juste pour leur appartenance ethnique, des fois pour des

périodes allant jusqu’à deux années et demie. L es détenus non serbes étaient forcés de vivre dans

des conditions très dures et inadéquates au cours de leur détention; à KP Dom, ils étaient torturés et

battus au cours des interrogatoires et plusieurs des hommes qui y étaient détenus ont été tués.

29. Lors d’exhumations faites dans la région de Foca, trois cent soixante-quinze corps ont été

identifiés par la commission d’Etat chargée de la recherche des personnes disparues. Tous ces

corps, à l’exception d’un seul, étaient ceux de Musulmans. La personne en question était un

Monténégrin marié à une Musulmane.

30. La plupart des personnes ayant survécu dans la population non serbe ont été par la suite

forcées de quitter Foca. Toutes traces de la présence musulmane à Foca, qui comptait une majorité

de Musulmans dans sa population en 1991, et toutes traces de culture musulmane y ont été

effacées. En janvier 1994, les autorités serbes ont couronné leur victoire totale en rebaptisant Foca

«Srbinje», littéralement «la ville des Serbes».

Je vais à présent passer à des exemples dans la Krajina bosniaque.

44TPIY, Le procureur c. Krajisnik, , affaire n IT-00-39-PT, décision relative aux troisième et quatrième requêtes

de l’accusation aux fins du constat judiciaire de faits admis, 24 mars 2005, annexe, par. 467. - 25 -

30 D. Exemples en Krajina bosniaque

i) Krajina bosniaque en général

31. La région connue sous le nom de Krajina bosniaque est située dans la partie nord-ouest

de la Bosnie et se trouve juste au-delà de la fr ontière du territoire de la République autoproclamée

de Srpska Krajina en Croatie. Outre le premie r objectif stratégique du peuple serbe, à savoir la

séparation ethnique, il y a un autre objectif stratégi que qui est pertinent en ce qui concerne cette

zone, à savoir le deuxième objectif stratégique, consistant à créer un corridor entre Semberija, une

région située dans l’angle nord-est de la Bosnie, et la Krajina.

L3’a.rrêt Brdjanin contient les conclusions suivant es sur les camps situés dans cette

région :

«Au printemps de1992, des camps et d’autres lieux de détention ont été
aménagés dans des casernes, des bâtiment s militaires, des usines, des écoles, des
complexes sportifs, des postes de police et d’autres édifices publics sur l’ensemble du

territoire de la Bosanska Krajina. Ces camp s et autres lieux de détention ont été créés
et contrôlés par l’armée, les autorités civil es ou la police serbes de Bosnie. Des civils
non serbes ont été arrêtés en masse, puis dé tenus dans ces camps et autres lieux... Si

des membres éminents du SDA et du HDZ ont été parmi les premiers à être arrêtés, la
majorité écrasante des personnes arrêtées l’ont été uniquement en raison de leur
origine ethnique… Les détenus y étaient interrogés, torturés, battus et devaient

endurer des conditions de vie inhumaines et dégradantes. Il arrivait réguliè45ment que
des femmes soient violées et les meurtres étaient monnaie courante.»

33. Avant de passer à l’examen d’exemples de camps en Krajina bosniaque, il est important

de décrire le contexte dans lequel s’étaient déroulés les événements dans cette région. La Chambre

de première instance qui a jugé l’affaire Brdjanin a conclu qu’il était établi à sa satisfaction,

au-delà de tout doute raisonnable, qu’«il y avait une stratégie de nettoyage ethnique cohérente et

constante» à l’encontre des Musulmans de Bosnie dans cette région, stratégie qui a été mise en

46
Œuvre par plusieurs moyens . La Chambre a ensuite décrit lesdits moyens.

34. Les opérations militaires étaient menées contre des villes et villages qui ne constituaient

pas des cibles militaires. Des attaques ont été menées contre Prijedor, Sanski Most, Bosanski Novi,

Klujuč, Teslić, et Varos Kotor notamment. Des opérations militaires de ce genre étaient entreprises

dans le but précis de chasser de la région ses résidents Musulmans bosniaques et Croates

bosniaques. Les déplacements de personnes n’étaient pas seulement la conséquence des opérations

45 o er
TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 115.
46TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 548-551. - 26 -

militaires, mais en était aussi le but. A la suite de ces attaques contre des villes et des villages, des

hommes, des femmes et des enfants musulman s bosniaques et croates bosniaques étaient

rassemblés et le plus souvent séparés. La plupart d’entre eux étaient enfermés dans des camps et

31 dans des centres de détention pour des périodes de durée variable. La plupart de ces personnes

étaient ensuite déportées ou faisaient l’objet d’ un transfert forcé, certains immédiatement.

L’expulsion des Musulmans bosniaques et de Croates bosniaques était souvent accompagnée d’une

destruction sur une large échelle de leurs habita tions et de leurs institu tions religieuses. Des

expulsions et déplacements forcés de ce genre étai ent systématiquement pratiqués dans toute la

région. Des dizaines de milliers de Musulman s bosniaques et de Croates bosniaques ont été

déplacés de manière définitive. Ce déplacement massif et forcé avait pour but d’assurer le

nettoyage ethnique de la région.

ii) Municipalité de Sanski Most

35. Des conclusions probantes ont été également tirées à propos de la municipalité de

47
Sanski Most . Le SDS a pris le contrôle de la muni cipalité le 19avril1992, après une attaque

armée contre le bâtiment de celle-ci menée par la 6 ebrigade de Krajina de la JNA, les forces de

défense territoriale et des membr es d’un groupe paramilitaire des Se rbes de Bosnie connus sous le

nom de «Bérets verts». A la fin du mois de mai 1992, alors que des appels au désarmement

avaient déjà été lancés, des attaques ont été mené es sur des quartiers et des villages de Musulmans

bosniaques. Ces attaques avaient été planifiées bi en à l’avance par l’armée et les membres de la

cellule de crise de la municipalité et elles ont été menées par l’armée en collaboration avec un

groupe paramilitaire local. Les attaques commençai ent par un pilonnage à partir de positions

situées hors des quartiers ou villages pris pour cibles. Ce bombardement causait de graves

dommages et des personnes étaient tuées. Le bom bardement forçait les habitants des villages à

prendre la fuite. Après l’entrée des troupes dans le village, de nombreuses personnes qui fuyaient

étaient tuées. Les maisons étaient pillées et les biens appartenant aux fuyards leur étaient arrachés.

36. Il existe un certain nombre d’exemples de tueries particulièrement brutales d’hommes, de

femmes et d’enfants nonserbes de cette munici palité. Après une attaque contre le hameau

47TPIY, Le procureur c. Brdjanin , jugement, affaire n IT-99-36-T, 1 septembre 2004, par.101, par. 632-633
(reprise des par. 416-422); par. 451-452 (tueries); par. 868-886 (camps). - 27 -

musulman de Begići par des soldats serbes de Bosnie, les hommes ont été séparés des femmes et

entre vingt et trente d’entre eux ont été amenés sur le pont Vrhpolje qui enjambe la Sanna. Ils

reçurent l’ordre de sauter dans le fleuve l’un ap rès l’autre. Au moment où ils plongeaient dans

l’eau, les soldats leur tiraient dessus. Vingt-huit personnes ont été tuées.

37. Le 31 mai 1992, des soldats portant des uni formes de la JNA, qui se faisaient appeler

«armée de Serbes», entrèrent dans le village musu lman de Hrustovo. Des femmes, des enfants et

un homme musulmans étaient réunis dans un gara ge adjacent à la maison d’Ibrahim Merdanovi ć.

A un certain moment, des soldas serbes bosniaques sont arrivés dans le garage et ont commencé à

tirer. Les coups de feu ont semé la panique parm i les personnes présentes dans le garage. Le seul

32 homme qui se trouvait dans le garage en est sorti et a été immédiatement abattu. Ensuite les soldats

ont commencé à tirer dans le garage au hasard. Des personnes ont quitté le garage et ont essayé de

s’échapper, mais les soldats ont continué à leur tirer dessus alors qu’elles fuyaient. Au moins

quinze membres de la famille Merdanović ont été tués ce jour-là.

38. Les tueries se poursuivirent. Le 22 juin 1992, des soldats serbes bosniaques ont donné

l’ordre à près de vingt hommes musulmans de creuser un trou dans un cours d’eau qui s’écoule

vers la région proche du cimetière Partisan à Sa nski Most. A l’exception de trois d’entre eux,

aucun n’a pu achever le travail, parce qu’ils ont eu la gorge tranchée par un des soldats. Après

er
l’attaque des soldats serbes bosniaques contre le hameau de Budim le 1 août 1992, ceux-ci

exécutèrent quatorze membres de la famille Alibegovi ć, tous des civils non armés. SeptCroates

bosniaques ont été exécutés par des paramilitaires dans la forêt de Glamonica le 2 novembre 1992.

39. A partir du 27mai1992, des civils musulm ans et croates ont été détenus à la fois par

l’armée régulière et par la police militaire serbe de Bosnie; ils ont été enfermés dans des centres de

détention à Sanski Most jusqu’aux environs de la fin du mois d’août 1992. Ils étaient détenus dans

des lieux tels que le bâtiment SUP, Be tonirka, le gymnase de HasanKiki ć et la caserne de

Magarice.

40. Dès le début du mois de juin1992, d es civils musulmans bosniaques détenus dans des

camps à Sanski Most et dans la région environnante ont été amenés en grand nombre au camp

Manjača à Banja Luka. Des civils et la police militaire de Banja Luka et de Sanski Most étaient

chargés d’organiser et d’escorter les convois. Deux cent quatorze Musulmans bosniaques hommes - 28 -

ont été transportés les 6 juin et 7 juillet 1992A l’arrivée du premier groupe au camp de Manja ča,

au moins six prisonniers ont été battus et tués ensuite par des policiers de SanskiMost.

Vingtprisonniers décédèrent au cours du second tr ansport en raison de l’encombrement, de la

chaleur et du manque d’eau lors du transport qui a duré neuf heures.

Madame le président, je vois qu’il est 11h 22. Peut-être que c’est le bon moment pour

observer une pause.

Le PRESIDENT : Oui, je vous remercie. Avant cela, je reviens au plan, à l’image des camps

et des centres de détention que vous nous avez présentée au début de votre exposé. Ils viennent

d’où, ce plan et cette image? S’agit-il de quelq ue chose que la Bosnie-Herzégovine avait établi

spécialement pour le dossier des juges et sur quelles données reposent-ils ?

33 Mme KARAGIANNAKIS : Oui, Madame le préside nt, ils sont fondés sur le témoignage de

Mme Milošević provenant de l’Alliance des détenus de Bosnie-Herzégovine et sur l’analyse qu’elle

a faite, telle qu’elle figure dans la pièce P4- 04-7A produite au cours du procès de première

instance. Ils n’ont pas été établis à la dema nde du Gouvernement bosnia que, mais constituent un

document indépendant et une pièce figurant dans le dossier du procès Milošević.

Le PRESIDENT: Il est, cela va sans dire, utile de comprendre ces choses à propos des

images qui sont présentées et la même question se posera au sujet de celle dont, je crois, il sera

question plus tard dans la matinée et qui concerne la destruction des biens culturels.

L’audience est levée.

L’audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 35.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Vous avez la parole.

Mme KARAGIANNAKIS : Je passe maintenant à la municipalité de Prijedor.

iii) Municipalité de Prijedor

41. Les camps tristement cél èbres de Prijedor ont fait l’ob jet de nombreux rapports de

l’Organisation des Nations Unies et de la société civile, rapports dont nous avons traité dans notre

réplique. Depuis la publication des rapports en question, les faits qu’ils contiennent ont été - 29 -

confirmés et rendus encore plus éclatants par une série de jugements et plaidoiries de culpabilité

48
devant le TPIY, dans lesquels l’accent était t out particulièrement mis sur cette municipalité . Les

camps situés dans cette municipalité ont également été l’objet de faits admi s devant des chambres

du TPIY, faits qui établissent au-delà de tout doute possible les atrocités qui y ont été commises 49.

42. Le 30 avri1l992, la vie changea du jour au lendemain, en l’espace de

vingt-quatre heures, dans la région de Prijedor. Ce jour là, les forces serbes procédèrent à une prise

de la ville de Prijedor sans effusion de sang et fi rent connaître leur inten tion de rebaptiser le

34 territoire en tant que «municipalité serbe de Prijedor ». Après la prise de la ville, les travailleurs

non serbes ont été licenciés, leurs enfants interdits d’école et leur liberté de mouvement soumise à

restriction. De la propagande contre les Musulman s et les Croates était diffusée à la radio et tant

50
les mosquées que les églises catholiques furent la cible d’attaques pour les détruire .

43. Les forces qui ont pris la ville étaient la JNA et la police locale. Il s’agissait là d’une des

opérations militaires de la JNA commencées avant le 19mai1992 et qui n’avaient pas cessé

immédiatement ce jour là. Les mêmes éléments de la VJ ont continué à être impliqués directement

dans cette opération. De fait, l’attaque contre le secteur musulman de Kozarac a été poursuivie par

la même unité de la JNA à laquelle a été donné le nouveau nom de première unité VRS de la

51
Krajina, et sous le commandement des mêmes officiers .

44. Entre les mois de mai et juillet 1992, les zones et villages habités de manière

prédominante par des Musulmans et des Croates ont été attaqués par l’armée serbe bosniaque en

collaboration avec la police et les groupes paramilitaires. Les attaques se déroulaient sous la forme

d’un pilonnage à l’arme lourde. Dans les villag es et quartiers musulmans, les maisons étaient

visées et bombardées sans distinction, ce qui était cause d’une destruction massive et de victimes

48TPIY, Le procureur c. Brdjanin , affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004; TPIY, Le procureur c.
o
Modja, affaire n IT-02-59-S, jugement portant condamnation31 mars 2004; TPIY, Le procureur c. Stoki ć, affaire
n IT-97-24-T, jugement, 31 juillet 2003; TPIY, Le procureur c. Kvocka et consorts , jugement, affaire n IT-98-30-PT,
2 novembre 2001; TPIY, Le procureur c. Kvocka et consorts, affaire n o IT-98-30/1-A, jugement, 28 février 2005; TPIY,
Le procureur c. Predrag Banovi ć, affaire n IT-02-65/1-S, jugement portant condamnation, 28 octobre 2003; TPIY, Le
procureur c. Sikirica et consorts , affaire nIT-95-8-S, jugement portant c ondamnation, 13 novembre 2001; TPIY, Le
o o
procureur c. Tadić, affaire n IT-94-1-A, jugement, 15 juillet 1999; TPIY, Le procurour c. Tadi ć, affaire n IT-94-1-T,
jugement et opinion, 7 mai 1997 et TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, affaire n IT-02-54-T, décision portant sur la
demande d’acquittement, 16 juin 2004.
49
TPIY, Le procureur c. Krajisnik, décision relative aux troisième et quatrième requêtes de l’accusation aux fins
du constat judiciaire de faits admis, IT-00-39-PT, 24 mars 2005, ann., p. 22-38.
50 o
TPIY, Le procureur c. Kvocka et consorts, affaire n IT-98-30-PT, jugement, 2 novembre 2001, par. 1.
51 o er
TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 151, note 391. - 30 -

civiles. Plusieurs survivants ont fui les villages et cherché refuge dans les forêts avoisinantes.

Après le bombardement, les soldat s armés entraient dans les villag es, pillaient et incendiaient les

maisons, expulsaient ou tuaient certains des habita nts du village qui y étaient restés. Les femmes

étaient violées. Un nombre incalculable de ci vils musulmans ont été tués au cours de ces

52
attaques .

45. A la fin du mois de mai 1992, après la prise de Prijedor et des zones qui l’entourent, les

femmes et les enfants ont été sép arés des hommes avant d’être em barqués dans des autobus et

emmenés à Trnopolje, Omarska ou Keraterm où les fo rces serbes ont emprisonné des milliers de

ces civils. Généralement, les hommes étaient emmenés aux camps de détention de Keraterm et

Omarska, alors que les femmes étaient emmenées à Trnopolje. Les prisonniers hommes et femmes

étaient soumis à de graves mauvais traitements, étaient notamment battus, victimes d’agressions

sexuelles, soumis à la torture et exécutés sommairement. Les prisonniers étaient gardés par des

soldats armés en uniforme, par des forces de po lice, par des unités militair es serbes locales ou par

des unités de défense territoriale (TO) qui prof éraient des injures à connotation raciale en les

35 appelant «Balija», terme péjoratif par lequel ét aient désignés les Musulmans, ou «Ustasha». Les

membres des organisations paramilitaires et les Serbes locaux étaient autorisés régulièrement à

53
entrer dans les camps, à injurier les prisonniers, à les battre et à les tuer .

a) Omarska

46. Au cours de l’été1992, près de trois mille personnes, principalement des détenus

musulmans bosniaques, se trouvaient à Omarska. Un survivant décrit le camp de cette manière :

«Le camp d’Omarska n’était pas entouré de fils de fer barbelés, mais il était
aussi sûr qu’une forteresse de pierre. Il était entouré de trois cercles de gardes, chacun
comptant trentegardes. Un cercle se trouvait dans le camp, le deuxième quelque

cinquante yards plus loin, et le troisième à peu près à cent yards du premier cercle. Le
premier et le deuxième groupes gardaient un Œil sur le camp à proprement parler pour
s’assurer qu’aucun prisonnier ne s’en écha pperait; le troisième groupe protégeait le
54
camp de l’arrivée de tous possibles envahisseurs.» [Traduction du Greffe.]

52 TPIY, Le procureur c. Brdjanin , affaire noIT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par.104 et 151,
notes 391 et 401- 415.

53 TPIY, Le procureur c. Milošević, affaire n IT-02-54-T, décision portantsur la demande d’acquittement,
16 juin 2004, par. 183.

54 «The Tenth Circle of Hell: A Memoir of Lifein the Death Camps of Bosnia» par Rezak Hukanovi ć (1996),
p. 85. - 31 -

47. Les prisonniers d’Omarska étaient divisés en trois catégories :

«La première catégorie était composée d’ intellectuels et de dirigeants politiques

des communautés musulmane bosniaque et croato-bosniaque destinés à être
l’élimination. Les personnes qui se consid éraient comme ayant des liens avec cette
première catégorie entraient dans la deuxi ème catégorie et la troisième catégorie

comprenait les détenus qui, aux yeux des autorités serbo-bosniaques, étaient les moins
«coupables», et qui pouvaient par la suite être relâchés. Toutefois, dans la pratique,
des personnes appartenant à toutes ces trois catégories étaient détenues dans le
camp.» 55 [Traduction du Greffe.]

48. Des personnalités en vue des communautés musulmane et croate étaient particulièrement

visées et étaient tuées dans le camp. A la fin du mois de juillet 1992, les meurtres de prisonniers

ayant une qualification professionnelle particulière co mmencèrent. Une nuit, les avocats ont été la

cible de ces meurtres, suivis des policiers et des médecins, qui étaient désignés pour être tués.

49. Le sort d’un des médecins qui s’était trouvé à Omarska a été décrit de la manière

suivante :

«Le docteur Esad Sadikovi ć, un médecin, avait trava illé auparavant pour le
HCR et était présenté comme une personne charismatique et profondément humaine.

A Omarska, il a aidé les autres détenus chaque fois qu’il le pouvait, et était considéré
comme «une autorité morale et spirituelle». Une nuit, un gardien du camp est arrivé et
a dit : «Docteur Eso Sadiković, venez ici et prenez vos affaires avec vous.» Les autres

détenus ont su que cela signifiait qu’il ne re viendrait plus. Chacun s’est levé et lui a
dit au revoir.»56 [Traduction du Greffe.]

36 Il a été emmené et tué.

50. Entre trente et trente-cinqfemmes étaien t également détenues à Omarska. Elles étaient

fréquemment appelées dehors par le commandant et les gardiens du camp pour être violées. Elles

ont été transférées par la suite au camp de Tr nopolje. Des mineurs et des personnes non serbes

handicapées mentales étaient également emprisonnés à Omarska.

51. Les prisonniers étaient détenus en grand nombre dans des lieux très exigus, avec très peu

de place pour s’asseoir ou pour s’étendre afin de dormir. Certaines fois, deuxcentspersonnes

étaient détenues dans une pièce de quarante mètres carrés. Les prisonniers étaient entassés même

55 o
TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1er septembre 2004, par. 443.
56TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 445. - 32 -

dans les toilettes où ils étaient mis les uns sur les autres et devaient souvent se coucher au milieu

d’excréments. La famine sévissait gravement, cer tains prisonniers perdant de vingt à trentekilos

57
au cours de leur détention dans le camp et d’autres un poids encore plus grand .

52. Les détenus étaient sévèrement battus. Ils étaient torturés. Ils étaient tués. De nombreux

meurtres ont été commis dans le camp de Omarska dans le bâtiment connu sous le nom de «maison

blanche». Des détenus qui en sont revenus racont ent que des corps jonchaient le sol en diverses

occasions, et que l’intérieur de la «maison blanche» était maculé de sang. Edin Elkaz, qui y a été

emmené, se rappelait que «l’on pouvait encore voir d es morceaux de chair humaine et de cervelle

[là-bas] le lendemain» 58[traduction du Greffe]. Ce même survivant d’Omarska a raconté comment

il était battu jusqu’à perdre connaissance :

«Le canon [du fusil] était mis dans ma bouche et je recevais des coups
redoublés qui m’étaient assénés avec un bâton en caoutchouc et un ressort
métallique… C’est comme si ma tête éclatait, le sang giclait. C’était terrible. Mes

dents étaient brisées. Tout était brisé. Je ne peux pas me rappeler exactement quel
coup était le dernier. Le dernier coup était réellement terrible… Je ne sais pas si le
canon du fusil était hors de ma bouche à ce moment-là ou avant ledit moment, mais
59
j’ai reçu un coup terrible là et tout a volé en éclats.» [Traduction du Greffe.]

53. Des tueries se déroulèrent également dans la maison rouge. Des détenus étaient privés de

la vie de diverses manières. Plusieurs détenus étaient si sévèrement battus qu’ils mouraient de

leurs blessures. D’autres étaient criblés de balles, piétinés par les gardiens du camp ou étranglés.

Beaucoup étaient appelés à l’extérieur et n’étaient plus revus.

37 b) Keraterm

54. Un autre camp tristement célèbre était celui de Keraterm. Le camp de Keraterm a été

ouvert le 25 mai 1992 et jusqu’à mille cinq cents prisonniers y ont été entassés dans un certain

nombre de pièces et de pièces de grande dimension. Les conditions qui prévalaient à Keraterm

étaient atroces. Les prisonniers étaient entassés dans des pièces sans lumière, sans ouverture, sans

57TPIY, Le procureur c. Milošević, affaire n IT-02-54-T, décision portantsur la demande d’acquittement,

16 juin 2004, par. 191-193.
58«Bosnie, la mémoire à vif — Prijedor, laboratoire dela purification ethnique» par IsabelleWesselingh et
Arnaud Vaulerin, p. 53.

59Ibid., p. 52. - 33 -

système de ventilation, pouvant être jusqu’à cinq cent soixante-dix personnes dans une seule pièce.

Ils étaient gardés, enfermés dans ces pièces plusieurs jours durant. Le schéma restait le même:

alimentation, eau, hygiène et soins médicaux étaient terriblement insuffisants voire inexistants.

55. Les détenus étaient battus, torturés et tués. Au cours du mois de juillet1992, près de

deux cents Musulmans bosniaques victimes de la purif ication ethnique dans la région de Brdo ont

été entassés dans la pièce n o3 et exécutés. Des témoins ont entendu des sons de métal se cassant et

de verre se brisant, ainsi que des cris de pers onnes. Le lendemain matin, des corps jonchaient

l’extérieur de la pièce no3 et l’endroit était entièrement maculé de sang. Un camion est arrivé pour

emmener les cadavres au loin. Lorsque le camion est parti, du sang en dégoulinait. Une pompe à

incendie a été utilisée pour nettoyer la pièce no 3 et ses environs de toutes traces du massacre.

c) Trnopolje

56. Le troisième des camps les plus tristeme nt célèbres à Prijedor était Trnopolje. Le camp

de Trnopolje comptait des milliers de prisonniers, dont la plupart étaient des hommes âgés, des

femmes et des enfants. Ils étaient détenus là par des gardiens armés. Aucune nourriture ne leur

était donnée par les autorités du camp. Du fait que le camp de Trnopolje comptait le plus grand

nombre de femmes et de jeunes filles, il y a eu davantage de viols dans ce camp que partout

ailleurs, les jeunes filles âgées de 16 à 19 ans étant exposées au risque le plus grand à cet égard.

57. Des détenus ont également été enlevés de ce camp et massacrés. Le 21août1992,

quatreautobus contenant uniquement des hommes sont partis du camp de Trnopolje. A un

carrefour proche de Kozarac, les autobus venus de Trnopolje ont été rejoints par d’autres autobus

remplis de prisonniers. Deux des autobus se dirigère nt vers la ligne de séparation entre le territoire

sous contrôle des Serbes bosniaques et celui qui se trouvait sous contrôle des Musulmans

bosniaques; deux autobus s’arrê tèrent sur la route à Kori ćanske Stijene. D’une part il y avait une

gorge profonde, d’autre part un roché au flanc escarpé. Les hommes se trouvant dans les autobus

ont été emmenés dans une crevasse sur le bord de la falaise et ont reçu l’ordre de s’agenouiller.

Avant leur exécution, les victimes pleuraient et im ploraient qu’on leur lais sât la vie sauve. C’est

alors que les tirs commencèrent. Les corps sans vie tombaient dans l’abîme ou étaient poussés par - 34 -

dessus le bord de la falaise, des fois par d’ autres Musulmans bosniaques avant leur propre

exécution. Des grenades étaient jetées dans la gorge pour s’assurer qu’il n’y aurait aucun

survivant. Au moins deux cents hommes furent tués.

38 58. Ce qui s’est passé au camp de Trnopolje a été le point culminant de la campagne de

nettoyage ethnique, parce que les Musulmans et Cr oates qui n’avaient pas été tués dans les camps

d’Omarska et de Keraterm avaient été envoyés à Trnopolje, et ensuite déportés de

Bosnie-Herzégovine.

59. Selon le recensement de la population de1991, Prijedor comp tait 112 543 habitants.

43,85 % de cette population étaient des Bosniaques, 42,48 % étaient des Serbes et il y avait 5,61 %

de Croates. Les Bosniaques et les Croates constitu aient le groupe ethnique le plus important dans

la municipalité, alors que dans la plupart d es municipalités entourant Prijedor, il y avait une

60
majorité de Serbes . En1995, le nettoyage ethnique avait été si bien fait que le nombre total

d’habitants avait chuté à 66100personnes, dont 92,28% de Serbes, 5,44% de Musulmans et

61
1,51% de Croates . Ainsi, la population musulmane de Pr ijedor, majoritaire en1991, avait été

l’objet pratiquement d’un nettoyage ethnique total dans cette municipalité.

iv) Municipalité de Banja Luka

60. Le camp dans lequel il y a eu le plus d’ho rreurs dans la municipalité de Banja Luka était

celui de Manjaca. Il a été ouvert en tant que camp de détention le 15mai1992 et ce sont

principalement des Musulmans hommes et mineurs qui y étaient détenus. La majorité écrasante

des détenus était des civils 62. Des milliers de personnes ét aient détenues dans ce camp, leur

63 64
nombre variant de3640 à5434 . Outre le fait que les prisonniers y étaient tués et battus , les

conditions d’hygiène à Manjaca ont été décrites comme étant «désastreuses…, inhumaines et

60TPIY, Le procureur c. Tadić, affaire n IT-94-1-T, jugement et opinion, 7 mai 1997, par. 128.

61TPIY, Le procureur c. Radoslav Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, pièce P58, p. 6-7, ERN n 930356-930357.
62 o er
TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par 749-750.
63 o
TPIY, Le procureur c. Plavsi ć, affaire n IT-00-39 et 40/1, jugement porta nt condamnation, 27 février 2003,
par. 47.
64 o
TPIY, Le procureur c. Milošević, affaire n IT-02-54-T, décision portant sur la demande d’acquittement,
16 juin 2004, par. 178. - 35 -

véritablement brutales». Manjaca était décrit co mme un «camp de la faim». La plupart des

prisonniers ont perdu entre 20 et 30kg pendant leur détention dans ce camp. Un survivant a dit

que, n’eût été l’arrivée du CICR et du HRC, les prisonniers seraient morts d’inanition . 65

61. Le personnel de Manjaca était constitué de membres de la police militaire serbe de

Bosnie et le camp était placé sous le commandement du premier corps de la Krajina. Il s’agissait là

de formations militaires qui avaient fait l’objet du prétendu processus de transformation de JNA en

VRS après le 19 mai 1992.

39 62. Les camps dont nous avons traité à Prijedor et le camp Manjaca de Banja Luka ont été

découverts par les medias du monde. C’est pour cette raison que nous disposons d’images vidéo

montrant ce à quoi ressemblaient ces camps.

63. Avant de nous intéresser aux vidéos en question, voyons une image de la prise de

Prijedor. [Projection à l’écran.] L’image n’est ici pas accompagnée de son.

64. Dans la séquence suivante, nous verrons des images d’Omarska et entendrons les

réactions d’un juge et d’un journaliste qui y furent détenus.

[Projection à l’écran.]

Cette explication des journalistes concerne la pr emière visite d’un journaliste à Omarska et

les efforts déployés par les autorités pour dissimuler ce qui se passait véritablement dans ce centre

de détention.

65. Dans la séquence suivante, nous verrons des images de Trnopolje et de Manjaća.

[Projection à l’écran.]

E. Exemples de municipalités qui assuraient la liaison entre la Bosnie septentrionale
et la Bosnie orientale

66. Je donnerai à présent des exemples de municipalités qui assuraient la liaison entre la

Bosnie septentrionale et la Bosnie orientale, ains i que des centres de détention qui s’y trouvaient.

Les exemples que nous allons maintenant évoquer sont les municipalités de Bosanski Šamac et de

Brčko. Ici, il est utile de rappeler les objectifs stratégiques du peuple serbe. Au premier objectif

stratégique de la séparation ethnique s’ajouta un deuxième objectif stratégique requérant la création

65TPIY, Le procureur c. Plavsi ć, affaire n IT-00-39 et 40/1, jugement porta nt condamnation, 27 février 2003,

par. 48. - 36 -

d’un corridor entre la Semberïa et la Kraïna, pour relier essentiellement la partie nord-ouest de la

Bosnie à sa partie nord-est. Les municipalités de Bosanski Šamac et de Brčko se trouvaient dans ce

secteur de jonction.

i) Municipalité de Bosanski Šamac

67. C’est dans la municipalité de Bosanski Šamac que l’on peut trouver l’un des plus anciens

exemples de camp et de coordination entre la JN A, les paramilitaires serbes et les forces serbes

locales de Bosnie, s’agissant de la détention de non-Serbes et des traitements inhumains qui leur

40 furent infligés. Il a été question de cette municipalité au TPIY dans le cadre de l’affaire Simić, un

procès et un jugement mettant en cause plusieurs défendeurs. 66

68. Le tribunal a jugé dans ladite affaire que, le 17avril1992, la municipalité de Bosanski

Šamac avait été prise par les forces serbes, parmi lesquelles se trouvaient des paramilitaires serbes

et la JNA. A partir de ce moment-là, ces forces participèrent à l’exécution d’un plan dont le but

consistait à persécuter les civils non serbes de la municipalité.

69. Après la prise de Bo sanski Samac, des centaines de civils non serbes —hommes,

femmes, enfants et vieillards— furent arrêtés et emmenés dans divers centr es de détention de la

municipalité. La première vague d’arrestations à grande échelle fut l’Œuvre de la police serbe

locale et des forces paramilitaires de Serbie, d’autr es arrestations étant ef fectuées ultérieurement

par des soldats de la JNA. La détention de ces civi ls était arbitraire. Leur interrogatoire fut mené

sous la contrainte et de force. Ils avaient ét é arrêtés en raison de leur appartenance ethnique

non serbe et de leurs activités politiques.

70. Les civils non serbes étaient continuelleme nt et violemment battus dans les centres de

détention de Bosanski Šamac et des municipalités de Crkvina, Br čko et Bijeljina. Certains étaient

battus dès leur arrestation et d’autres durant leur dé tention, à l’aide de fusils, de barres métalliques,

de battes de base-ball, de chaînes, de matraques de la police et de pieds de chaise. Certains

prisonniers étaient battus durant leur interrogatoir e. C’étaient les forces paramilitaires venues de

Serbie, des policiers locaux et quelques membres de la JNA qui étaient les auteurs de ces passages

à tabac. Ces séances avaient lieu quotidiennement, de jour comme de nuit.

66TPIY, Le procureur c. Simi ć, jugement, affaire nIT-95-9-T du 17octobre2003. Voir notamment:

par. 442-456, par. 654-669, par. 770-772 et par. 984. - 37 -

71. Un jour, une victime fut frappée dans l’entrecuisse et ses agresseurs lui dirent que les

Musulmans ne devaient pas proliférer. Ils étai ent torturés au travers d’actes d’agression sexuelle

odieux, de menaces d’exécution et d’arrachages de dents. Cette dernière forme de cruauté

pernicieuse fut relatée dans l’affaire Simić, devant la Chambre de première instance :

«Lorsque les détenus qui étaient battus ouvraient la bouche, on leur y enfonçait

un objet pour la maintenir ouverte, et «Zubar» leur arrachait des dents à l’aide d’une
paire de pinces rouillées et ensanglantées... Lors du nettoyage du gymnase de l’école

primaire le lendemain matin, on a retrouvé une bonne centaine de dents dans le couloir
principal qui y conduisait… [C]es mêmes hommes se rendaient également dans les
locaux de la TO pour y arracher des dents. » 67

41 72. Dans l’affaire Simić, la Chambre de première instance a conclu que

«les conditions d’emprisonnement dans l es centres de détention de Bosanski Šamac
étaient inhumaines. Les détenus étaient humiliés et avilis... Ces derniers manquaient
d’espace, de nourriture et d’eau. Ils vivaient dans des conditions insalubres et

n’avaient pas un accès adéquat à des soins médicaux. Ces conditions de détention
épouvantables, les traitements cruels et i nhumains infligés sous la forme de sévices
corporels et les actes de torture ont causé d’ intenses souffrances physiques, portant

ainsi atteinte aux fondements mêmes de la dignité humaine… [Ce traitement était]
fondé sur l’appartenance ethnique non serbe des détenus.» 68

73. A la fin du mois d’avril 1992, un groupe d’environ quarante-sept prisonniers musulmans

et croates de Bosnie, détenus dans l’immeuble de la défense territoriale de Bosanski Šamac, fut

transféré par la JNA dans sa caserne de Br čko gardée par des soldats de la JNA. Les membres de

ce groupe y restèrent jusqu’au mo ment où le conflit éclata à Br čko, le 1 erou le 2mai1992. Ils

furent ensuite transférés, sous escorte militaire, à la caserne de la JNA de Bijeljina où ils furent

battus par les forces serbes et des membres de la JNA 69. Certains furent ramenés au centre de

détention de Bosanski Šamac. D’autres détenus pa ssèrent en jugement à Bijeljina. Il convient de

relever qu’un autre groupe de détenus, dont des personnalités en vue, fut transféré de l’autre côté de

la frontière, hors de Bosnie-Herzégovine, en Serbie , en un lieu appelé Batajnica, où il fit l’objet de

70
prétendus procès en mai 1992 . Il s’agit là d’un exemple particulièrement éloquent de

collaboration entre les Serbes de Bosnie et leurs complices de l’autre côté de la frontière.

67 o
TPIY, Le procureur c. Simić, jugement, affaire n IT-95-9-T du 17 octobre 2003, par. 722.
68 o
TPIY, Le procureur c. Simić, jugement, affaire n IT-95-9-T du 17 octobre 2003, par. 773.
69 TPIY, Le procureur c. Simić, jugement, affaire n IT-95-9-T du 17 octobre 2003, par. 718.

70 TPIY, Le procureur c. Simić, jugement, affaire n IT-95-9-T du 17 octobre 2003, par. 667-669. - 38 -

ii) Municipalité de Brčko

74. Passons à présent à un exemple de camp épouvantable du nord-est de la Bosnie : le camp

de Luka, situé dans la municipalité de Br čko qui occupe une position cr uciale du point de vue

stratégique. Les horreurs du camp de Luka, d’abord démontrées dans la section 5 de la réplique de

la Bosnie, ont été confirmées récemment dans une décision rendue par la Chambre de première

instance du TPIY en l’affaire Milosević. Il est dit dans cette décision :

«De nombreux Musulmans de Brčko étaient détenus au camp de Luka en mai et
juin1992. Des témoins ont décrit dans le ur déposition la manière dont ces détenus

furent conduits en car jusqu’au camp de Luka à Br čko. Le nombre de détenus qui y
étaient incarcérés variait quotidiennement; et [un témoin] a estimé que le nombre de

détenus a dû atteindre à un moment donné mille cinq cents personnes. Les conditions
42 de détention et le traitement infligé aux dé tenus au camp de Luka étaient terribles, ces
derniers faisant régulièrement l’objet de passages à tabac, de viols et de tueries.» 71

La chambre poursuit en ces termes :

«Au camp de Luka, [un témoin] et d’autres détenus devaient retirer les cadavres

qui portaient des traces de coups et présentaie nt des impacts de balles derrière la tête.
Le témoin déplaça personnellement entre dou ze et quinze cadavres et vit environ une
centaine de corps empilés comme du bois de chauffage au camp de Luka; chaque jour

un camion réfrigéré servant au transport de la viande… passait prendre les cadavres
pour les transporter ailleurs. »2

75. Pour pouvoir conclure qu’une chambre de première instance pouvait être convaincue

au-delà de tout doute raisonnable qu’un génocide avait effectivement été commis à Br čko, la

Chambre a fait état de plusieurs autres faits, dont ceux démontrant que les dirigeants non serbes, et

notamment les membres du SDA, le principal par ti politique musulman, étaient pris pour cibles.

Par exemple, les détenus étaient appelés par leur s noms de famille et battus, parce que leurs noms

avaient été reconnus comme étant ceux des fondateurs du SDA. Un autre exemple est constitué par

celui d’un témoin qui a vu des hommes du groupe de Šešelj ou d’Arkan tuer un Serbe qui avait

tenté d’aider un Musulman à fuir l’ex-Yougoslavie; pl us tard, au cours de la même nuit, les soldats

tuèrent ce Musulman qui était un membre actif du SDA 73.

71TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, décision portant sur la dema nde d’acquittement, affaire n IT-02-54-T du
16 juin 2004, par. 159. [Traduction du Greffe.]

72TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, décision portant sur la dema nde d’acquittement, affaire n IT-02-54-T du
16 juin 2004, par. 161. [Traduction du Greffe.]

73TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, décision portant sur la dema nde d’acquittement, affaire n IT-02-54-T du
16 juin 2004, par. 160, par. 165-168 et par. 246. [Traduction du Greffe.] - 39 -

76. Des éléments de preuve attestant l’usage de listes à Luka étayent également l’argument

selon lequel les dirigeants musulmans étaient par ticulièrement pris pour cibles. Par exemple,

durant un interrogatoire, un témoin a vu Goran Jelesić entourer les noms de trois personnes figurant

sur une liste et ordonner qu’on les fasse venir da ns son bureau. Lorsque les trois Musulmans

bosniaques entrèrent, Jelesić les interrogea, les frappa et les e mmena ensuite hors du bureau. Puis,

le témoin a entendu des coups de feu claquer et des cris. 74

77. L’existence de listes est confirmée par une détenue de Luka, qui était obligée de nettoyer

les bureaux de l’administration. Un jour, en netto yant l’un des bureaux, elle aperçut une liste de

cinquante noms de Musulmans, pour la plupart des personnalités en vue, des intellectuels ou des

75
personnes fortunées. La liste était intitulée «Liste des personnes à exécuter» .

78. Des non-Serbes étaient détenus aussi dans d’autres parties de la municipalité de Br čko
43

après que celle-ci fut prise par les forces serbes. Par exemple, dans l’affaire Milosevic, un témoin a

déclaré sous serment que, alors qu’elle était détenue à Br čko, dans la maison d’un Musulman, par

Simo Radovanović (alias «Capitaine»), un membre des bérets rouges de Serbie, elle a servi de

domestique pour celui-ci et comme objet voué à son plaisir sexuel 76.

F. Conclusions

79. Une conclusion inéluctable s’impose à nous au vu de tous ces éléments. Entre cent mille

et deux cent mille hommes, femmes, enfants et personnes âgées bosniaques et autres non-Serbes 77

furent emprisonnés dans les camps situés sur l es territoires revendiqués par les Serbes, au seul

motif de leur appartenance ethnique. Certains furent même détenus hors des frontières de la

Bosnie, en Serbie proprement dite.

74 o
TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, décision portant sur la dema nde d’acquittement, affaire n IT-02-54-T du
16 juin 2004, par. 168. [Traduction du Greffe.]
75 o
TPIY, Le procureur c. Krajisnik, , affaire n IT-00-39-T déposition du 6 février 2004, p. 612 du compte rendu
d’audience. [Traduction du Greffe.]
76 o
TPIY, Le procureur c. Milosevi ć, décision portant sur la dema nde d’acquittement, affaire n IT-02-54-T du
16 juin 2004, par. 152. [Traduction du Greffe.]
77 o
o Pièce n P404.7a; déposition de M.Malesevi ć, lundi 10mars2003, Le procureur c. Milosevi ć, affaire
n IT-02-54-T. - 40 -

80. Des personnes étaient couramment emprisonné es après avoir été forcées de quitter leur

domicile par les forces serbes et la JNA, l’armée se rbe de Bosnie (VRS), la police serbe de Bosnie

et les formations paramilitaires serbes et bosniaqueCertains centres de détention étaient en fait

contrôlés et administrés par la JNA.

81. Les conditions inhumaines de détention étaient les mêmes dans tous les camps:

installations sanitaires, abris, eau, nourriture et soins médicaux rares voire inexistants. Les détenus

étaient régulièrement soumis à des traitements hu miliants et dégradants. Ils étaient sauvagement

battus, violés et subissaient d’autres formes de torture; tout cela leur étaient infligé par des

membres de la JNA, de l’ armée et de la police serbes de Bosnie et par des paramilitaires de Serbie

et de Bosnie. Un nombre incalculable de personnes en sont mortes ou ont été froidement

exécutées.

82. Les dirigeants de la communauté musulmane de Bosnie furent victimes des pires

atrocités et de campagnes d’élimination, notamme nt dans les régions qui avaient de l’importance

pour l’Etat serbe ethniquement «pur» naissant. Le s survivants de ce recours systématique à la

terreur furent déportés, transférés ou échangés da ns des zones situées hors des territoires déclarés

serbes. Les objectifs serbes étaient atteints.

44 83. Madame le président, Messieurs de la Cour, ceci met fin à ma plaidoirie. Puis-je vous

demander de donner la parole à ma collègue Laura Dauban ?

Le PRESIDENT : Je vous remercie, Madame Karagiannakis. Je donne maintenant la parole à

Mme Dauban.

Mme DAUBAN :

L A DESTRUCTION DU PATRIMOINE CULTUREL DE LA BOSNIE -H ERZEGOVINE

1. Madame le président, Messieurs de la Cour, c’est la première fois que j’interviens devant

votre Cour et je voudrais vous dire que c’est pour moi un immense honneur.

2. Au cours de ma plaidoirie, je présenterai l’une des formes les plus frappantes qu’ait

revêtues le génocide en Bosnie-Herzégovine : la d estruction délibérée de l’exceptionnel patrimoine

architectural, livresque et religieux de ce pays. Indépendamment de leur intérêt esthétique, culturel - 41 -

et historique, ces richesses culturelles sont des points de repère et d’ancrage, garants de la survie de

l’âme de la Bosnie-Herzégovine aux yeux de son peuple, toutes confessions confondues. Elles sont

le cŒur et l’esprit de communautés entières, une page de la chronique d’une nation et de son

peuple. La destruction du patrimoine culture l de Bosnie, menée en parallèle à l’horreur du

nettoyage ethnique, n’est autre que le résultat d’une implacable campagne destinée à éradiquer non

seulement la dimension musulmane et croate de l’ histoire de la Bosnie-Herzégovine, mais jusqu’à

la structure même de sa société.

3. Pour expliquer à la Cour ce que j’entends par «destruction du patrimoine culturel» de la

Bosnie-Herzégovine, je vous présenterai des im ages de mosquées, d’églises, de monuments

historiques, de bibliothèques, de collecti ons de manuscrits, de bâtiments à vocation

confessionnelle ⎯des écoles, par exemple ⎯ délibérément mis à sac, sinon purement et

simplement détruits. Et ce n’ est pas seulement le patrimoine religieux de la Bosnie-Herzégovine

qui a disparu, mais aussi son patrimoine écrit. La commission de la culture et de l’éducation du

Conseil de l’Europe ne s’y est pas trompée, qui a qualifié de «catastrophe culturelle au cŒur de

l’Europe» 78la destruction du patrimoine culturel de Bosnie. Les séquelles de ce vandalisme se

feront sentir pendant des années, des siècles.

45 4. Les établissements à vocation religieuse sont protégés en vertu du règlement de La Haye

et du droit international coutumier. Cette pr otection, réaffirmée dans les deux protocoles

additionnels aux conventions de Genève, peut leur être retirée si ces édifices sont utilisés à des fins

militaires. Je m’attacherai toutefois à montrer da ns ma plaidoirie que la destruction avait souvent

lieu dans des localités tombées aux mains des Se rbes de Bosnie, c’est-à-dire après la fin des

combats.

A quelle intention répondait la destruction

5. Madame le président, Messieurs de la C our, cette destruction gratuite et délibérée

d’édifices religieux nous en dit long sur l’intentio n de ses auteurs: assurer le départ définitif des

Musulmans et des Croates de Bosn ie. A travers non pas seulement son éradication physique mais

aussi la destruction de son patrimoine culturel transparaît la volonté d’effacer toute trace de

78
Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, doc. 6756, 2 février 1993. - 42 -

l’existence même de la population non serbe. Et ce n’étaient pas seulement les habitants de la

Bosnie-Herzégovine qu’il s’agissait de rejeter dans l’oubli, mais aussi une histoire aussi riche

qu’unique : c’est elle qu’ils entendaient détruire à tout jamais.

6. Cette intention ressort des termes empl oyés par les responsables serbes de Bosnie.

Miroslav Vjestica, délégué à l’assemblée de la Republika Srpska, ne déplorait pas tant les

déprédations causées par les Serb es dans la ville de Veliki Badi ć, que l’idée que, dussent les

Musulmans y revenir, «[i]l nous faudrait les inde mniser pour tout ce que nous avons détruit et

brûlé, ainsi que pour les dix-sep t mosquées que nous avons rasées» 79. La destruction d’églises et

de mosquées était inextricablement liée au nettoyage des villages, des villes et des municipalités.

7. La destruction des mosquées à Bijeljina a ét é justifiée en 1996 par le maire de cette ville,

qui a affirmé : «Pendant six siècles, les mosquées, dans cette région, étaient l’incarnation du mal…

Je veux que mes enfants n’aient plus jamais à re garder de mosquée… Nous refusons toute

80
coexistence dans un même Etat, quelque forme qu’il revête.» Ce genre de déclarations illustre la

nature des raisons idéologiques erronées au nom desquelles toute trace du patrimoine culturel

46 commun a été effacée de Bosnie-Herzégovine. Les Serbes qui ont agi ainsi ne voyaient pas dans

ces monuments de précieux emblèmes de la comm unauté locale, ni même le témoignage objectif

de la richesse historique de la Bosnie, mais l’importun rappel de cinqcentsannées de domination

e
turque sur cette région qui, jusqu’à la fin du XIX siècle, fit partie de l’Empire ottoman. Le maire

de Bijeljina ⎯ que je viens de citer ⎯ disait de cette période qu’elle représentait les «jours les plus

81
noirs de l’assujettissement [des Serbes] par les Ottomans» .

8. La destruction des mosquées répondait à l’idée que leur disparition empêcherait tout

retour des Musulmans. C’est ce qu’a expressément affirmé à un journaliste en visite à Prijedor un

Serbe membre d’une équipe de démolition militaire ch argée de détruire à l’explosif la mosquée du

centre-ville. Sa description est des plus déroutantes par son insouciance même :

««[Elle] avait environ deuxcentsans. Je ne sais pas, elles ont toutes l’air
pareilles ⎯minables.» Ils ont défoncé la porte et vandalisé la mosquée, buvant
toujours plus… L’un deux a mis de la mu sique et les haut-parleurs dont se servait

79 er
Trente-quatrième séance de l’Assemblée de la Republika Srpska, 27 août-1 octobre 1993.
80
Interview réalisée par Suzanne Sachs, Newsday, 19 mars 1996.
81Bosnia Report, vol. 2, n 15, 15 avril 1998. - 43 -

autrefois le muezzin pour appeler les fidèles à la prière ont diffusé des morceaux

d’Iron Maiden et de Nirvana. Puis ils ont jeté tapis et tables dans le feu de joie qu’ils
avaient allumé au beau milieu de la mosquée, et ont percé des trous dans les murs à la
lueur des flammes. Ils ont installé les ch arges explosives, démantelé et emporté la
sonorisation et sont sortis pour assister, en ri ant et en chantant, au spectacle : les murs

se sont effondrés après une seule détonation. [Ranko a confié au journaliste:] «si
vous détruisez leurs džamijas [mosquées], ils (les Musulmans) ne reviennent pas».» 82
[Traduction du Greffe.]

Je voudrais ici montrer à la Cour une photographie de la mosquée de Stari Grad, à Prijedor, avant

sa destruction ⎯ en 1991 ⎯ et après celle-ci, en 2002.

9. La destruction des édifices religieux et du patrimoine culturel d’une communauté signe la

mort de celle-ci: sous les gravats disparaît tout e preuve que cette communauté a vécu là pendant

des générations, voire des siècles. Nul ne pourrait deviner que ces lieux ont un jour été habités par

des Musulmans et des Croates de Bosnie. Jan Boeles, qui présidait, en1994, la délégation

néerlandaise de la mission de surveillance de s Communautés européenn es chargée de suivre

l’évolution de la situati on politique et de la situation en matiè re de sécurité dans la région, s’est

spécifiquement vu confier la tâche de consigner en regard de la date de démolition de mosquées et

d’églises les noms des commandants qui étaient res ponsables d’unités militaires à l’époque de ces

47 destructions, et qui pourraient ainsi être poursuiv is pour crimes de guerre. Jan Boeles a déclaré,

dans un entretien accordé au journaliste Robert Fisk :

«Vous devez comprendre que l’identité culturelle d’une population lui confère

un avenir… Nous assistons ici au meurtre de l’identité culturelle d’un peuple… Bon
nombre de religions considèrent la destru ction d’un cimetière comme la pire des
profanations. Le cimetière…est la pre uve que cette partie du territoire se trouve
depuis des générations entre les mains de la communauté dont il s’agit.» 83

10. M.Thomas Franck s’est adressé à vous sur le thème du droit du génocide. Je ne

chercherai pas à répéter ses propos, mais je crois utile de citer la définition initiale du génocide de

Rafael Lemkin, éminent juriste qui a inventé le mot «génocide» en1944 et dont les travaux ont

conduit à l’adoption, quatreans plus tard, de la convention pour la prévention et la répression du

crime de génocide :

«D’une manière générale, le génocide ne s’entend pas nécessairement de la
destruction immédiate d’une nation, sauf lors qu’il revêt la forme du massacre de tous

ses membres. Il s’entend plutôt de la coordination planifiée de différentes actions

82
G.Weiss, «Street dogs, dead souls and killers w ho are heroes», http:www.salonmagazine.com/jan97/
bosnia970106.html.
83
Propos rapportés par Robert Fisk, «Waging war on history», The Independent, 20 juin 1994, p. 18. - 44 -

visant à détruire les fondements essentiels de la vie de groupes nationaux, le dessein
étant d’anéantir ces groupes eux-mêmes. Les objectifs d’une telle planification

seraient la désintégration des institutions po litiques et sociales, de la culture, de la
langue, des sentiments nationaux, de la re ligion et de la vie économique des groupes

nationaux, et la destruction de la sécurité pe rsonnelle, de la liberté, de la santé, de la 84
dignité et même de la vie des individus qui appartiennent à de tels groupes.»
[Traduction du Greffe.]

Description générale et mode de destruction

11. Les sites culturels ont malheureusement été si nombreux à être ainsi irréparablement

endommagés qu’il me serait bien trop long d’en dre sser ici la liste. Je préfère, dans le cadre de

cette description générale et de l’évocation du mode de destruction, m’en tenir à certains des cas les

plus odieux. M. Andras Riedlmayer, qui interviendra en tant qu’expert devant la Cour, a mené à la

demande du procureur une enquête approfondie sur dix-neuf municipalités de Bosnie-Herzégovine

85
en l’affaire Milošević , et sur sept autres dans le cadre de deux autres affaires examinées par

86
le TPIY . Dans ses rapports, M. Riedlmayer rend compte des dommages causés aux sites culturels

48 et religieux des Musulmans et des Croates de Bosnie. Son rapport d’expert pour l’affaire Milošević

⎯certainement l’une des enquêtes les plus exhaustives réalisées à ce jour ⎯ contient force

informations aussi utiles que rigoureuses, dans l esquelles je puiserai largement à l’appui de ma

démonstration.

12. Colin Kaiser, qui a témoigné en qualité d’expert devant le TPIY dans l’affaire Brdjanin,

nous offre un autre rapport tout à fait digne de foi. Il s’agit d’une enquête sur les dommages causés

aux édifices religieux musulmans et catholiques ou sur leur destruction, dans un certain nombre de

87 88
municipalités de Bosnie , entre 1992 et 1995 . M. Kaiser est l’auteur d’une série de rapports

destinés à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et a travaillé pendant la guerre

comme consultant pour la commission de la culture et de l’éducation du Conseil. Depuis 2000, il

dirige le bureau de l’UNESCO à Sarajevo. L’étude réalisée par M.Kaiser pour le procureur

84
In Lori Lyman Bruun «Beyond the 1948 Convention: Emerging Principles of Genocide in Customary
International Law», Maryland Journal of International Law and Trade, vol. 17, n Fall 1993, 193-226.

85TPIY, Le procureurc. Slobodan Miloševi ć, affaire n IT-02-54-T,« Destruction of Cultural Heritage in
Bosnia-Herzegovina 1992-1996 ⎯ A Post-war Survey of Selected Municipalities», Andras Riedlmayer, pièce n P486.

86A savoir l’affaire Krajišnik et l’affaire Sešelj.
87
A savoir Bosanski Novi, DonjiVakuf, Ključ, Kotor Varoš, Prijedor et Sanski Most.
88 o
TPIY, Le procureur c. Brdanin, affaire n IT-99-36-T, «Report on the Dama ging and Destruction of Islamic
and Roman Catholic Sacral Buildings in the M unicipalities of Bosanski Novi, DonjiVakuo, Klju č, Kotor Varoš, Prijedor
and Sanski Most in the 1992-95 War with specific reference to 1992», Colin Kaiser, pièce n P1183. - 45 -

du TPIY en l’affaire Brdjanin n’est pas aussi exhaustive que celle de M. Riedlmayer puisqu’elle ne

couvre que six municipalités, mais les deux enqu êtes débouchent sur des conclusions similaires

⎯ je reviendrai sur certaines d’entre elles au cours de ma plaidoirie.

13. Dans son rapport, M R.iedlmay er a constaté que l’ensemble des

deux cent soixante-dix-sept mosquées qu’il avait inspectées avaient été endommagées et seules

vingt-deux d’entre elles ne l’étaient que légèrement. La plupart de ces mosquées étaient situées

dans des territoires pris et tenus par les forces serbes de Bosnie pendant le conflit, à l’exception

89
notable de Sarajevo .

14. Cette «campagne» de vandalisme ⎯car c’est bien de campagne qu’il s’agit ⎯ dirigée

contre des bâtiments et des étab lissements à vocation religieuse s’ est poursuivie tout au long du

conflit. La Chambre de première instance a constaté en l’affaire Brdjanin que les destructions de

sites culturels et religieux s’étaient intensifiées au cours de l’été 1992, période la plus funeste pour

les établissements musulmans et catholiques. La Chambre y a vu le signe que «les dévastations

90
étaient ciblées, contrôlées et délibérées» [traduction du Greffe].

49 15. Que ces destructions aient été causées dé libérément et non incidemment est l’une des

conclusions que M.Riedlmayer formule dans son rapport: la majorité des sites religieux qu’il a

recensés ont été détruits à la suite d’attaques dirigées très précisément contre eux, et non à

l’occasion de combats dans les environs 91. Madame le président, Messieurs de la Cour, raser un

bâtiment n’est pas chose aisée, rapide, ni possible sans certains préparatifs.

16. Les responsables de la destruction de ces édifices religieux musulmans et croates de

Bosnie travaillaient apparemment à partir de listes pré-établies. C’est ce que M. Riedlmayer déduit

du fait même que les édifices religieux en constr uction faisaient l’objet de déprédations, mais

n’étaient généralement pas détruits à l’explosif comme l’étaient les bâtiments achevés 92.

89 TPIY, Le procureurc. Slobodan Miloševi ć, affaire noIT-02-54-T «Destruction of Cultural Heritoge in
Bosnia-Herzegovina 1992-1996 ⎯ A Post-war Survey of Selected Municipalities», AndrasRiedlmayer, piècen P486,
p. 9.
90 o er
TPIY, Le procureur c. Brdanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 642.
91Riedlmayer, op. cit., note 15, p. 11.

92Ibid., p. 9-10. - 46 -

Quelques exemples de destruction en Bosnie-Herzégovine

17. Incendier les mosquées et les détruire de manière à les rendre totalement inutilisables ne

suffisait parfois pas : à certains endroits, on est allé jusqu’à déterrer et détruire les fondations. Le

e
sort de la mosquée Savska, à Br čko, qui datait du XVIII siècle, en est l’un des exemples les plus

terrifiants. Une photographie de cette mosquée est à présent projetée derrière moi ⎯ l’édifice

apparaît tel qu’il se dressait avant la guerre, dans t oute sa splendeur. Vous voyez maintenant une

photographie prise en juillet2002, et vous constater ez que la mosquée a disparu. J’aimerais que

vous gardiez en tête cette image pendant que je vo us dis ce qui s’est passé. Les débris dus à la

destruction de la mosquée Savska ont été mêl és à des tonnes d’ordures puis déchargés et utilisés

pour ensevelir, dans un charnier aux environs de la ville, les civils musulmans de Brčko tués par les

93
forces serbes . [Photographie : la mosquée de Savska.]

18. Dans la ville de Fo ča, ce sont au total onze mosquées ⎯ dont huit remontaient

e
au XVI siècle ⎯ qui ont été détruites au cours du premier mois de l’occupation de la ville par les

forces serbes, à la fin du printemps et à l’été 1992. L’une d’elle, la mosquée Aladza, édifiée

en1555, célèbre pour ses splendides peintures mu rales et son dôme imposant et placée sous la

protection de l’UNESCO, a été dynamitée et rasée. D’après la Chambre de première instance du

TPIY en l’affaire Kunarac, la mosquée Aladza, la dernière mosquée restée intacte à Fo ča, a été

détruite à l’explosif le 1 eraoût 1992 ⎯«bien après la fin des combats, alors que les Serbes

94
50 contrôlaient entièrement la ville» . La mosquée Aladza était l’un des lieux de culte musulman les

plus majestueux au monde, réputé pour ses magnifiques gravures sur marbre et Œuvres de

marqueterie. Des pompiers serbes assistèrent sans intervenir à l’incendie des mosquées de Foča 95.

19. La bibliothèque et les archives hist oriques de la communauté musulmane de Fo ča furent

également brûlées, de même que trois reliques de saints musulmans et un monastère derviche de

l’ordre de Nakshibendi. Dans le reste de la municipalité de Fo ča, trente-troissites musulmans

furent détruits, dont vingt-quatre mosquées. Mais détruire son patrimoine culturel ne suffisait pas,

il fallait encore débaptiser Fo ča ⎯comme Mme Karagiannakis l’a expliqué au cours de sa

plaidoirie ⎯, et c’était là une pratique courante dans les territoires nettoyés par les Serbes. En

93
Riedlmayer, op. cit., note 15, p. 12-13.
94 o
TPIY, Le procureur c. Kunarac et consorts., affaire n IT-96-23 & 23/1, jugement, 22 février 2001, par. 46.
95TPIY, Le procureur c. Krnojelac, affaire n IT-97-25, 17 septembre 2003, par. 33. - 47 -

janvier 1994, «Foča», désormais presque exclusivement peupl ée de Serbes, devint ainsi «Srbinje»,

«ville serbe». De fait, «tout ce qui, sous que lque forme que ce soit, évoquait le passé a été

détruit» . L’attaque de la population civile de Fo ča et des municipalités voisines a eu l’effet

escompté : toute trace de la présence musulmane dans la région a été effacée.

20. Le village de Novoseoci, qui se trouve à 50 kilomètres de Sarajevo, a été le théâtre d’un

massacre odieux, commis de sang froid, autour de la mosquée. Le 21 septembre 1992, des soldats

de la deuxième brigade de Romanija de la VRS, l’armée des Serbes de Bosnie, ont assiégé le

village. Celui-ci, Madame le président, n’opposa it aucune résistance armée. Le lendemain, les

femmes et les enfants furent transportés par car hor s de la région; les hommes, quant à eux, furent

alignés au pied de la mosquée et abattus. Leur s corps furent ensuite déposés dans une décharge

située à quelques kilomètres du village et enterr és là sous les décombres de la mosquée 97.

Amor Masović, président de l’agence des personnes disparues de Bosnie, a rapporté que des tonnes

d’ordures et «des pans de murs, lourds de 15 tonnes» qui venaient de cette mosquée détruite par les

Serbes ont dû être déblayés pour que le charnier puisse être mis à jour. Il a ajouté que chacun des

corps présentait l’impact de huit à neuf balles et que ⎯ je le citerai une fois de plus ⎯ «seuls des

camions militaires [avaient] pu tran sporter ces pans entiers de murs . Il s’agissait là non pas d’un

98
51 acte de guerre, mais d’un acte de terreur délibéré et concerté.» [Traduction du Greffe.] Madame

le président, Messieurs de la Cour, le commandant de la deuxième brigade de Romanija, en 1992,

n’était autre que RadislavKrsti ć, qui purge actuellement une peine de réclusion à perpétuité pour

complicité de génocide à la suite des actes qu’il a commis à Srebrenica. C’est le TPIY qui a

prononcé cette peine. Cet homme était aussi, tout au long de la période1991-1995, officier dans

les rangs de la VJ, l’armée yougos lave, et de la VRS, l’armée de s Serbes de Bosnie. Nous avons

99
soumis à la Cour, le 16janvier, un DVD comportant des documents qui l’attestent . L’agent

96 o
TPIY, Le procureur c. Bijlana Plavši ć, affaire n IT-00-39, témoignage de MirsadTokaca, arrêt,
27 février 2003, par. 44.
97TPIY, Le procureur c. Krajisnik, affaire n IT-00-39-T, témoignage de Milan Tupajić, 29 juin 2005.

98M. Rosemblum, «41 Muslims Finally Buried in Bosnia», Associated Press, 5 novembre 2000.

99Document soumis à la CIJ par la Bosnie-Herzégovine le 16 janvier 2006, document n 44 a-j. - 48 -

adjoint de la Bosnie-Herzégovine, M.van den Biesen, y reviendra plus longuement lorsqu’il

parlera du rôle joué par Belgrade et de la na ture de sa participation aux affaires militaires en

Bosnie-Herzégovine.

21. Madame le président, Messieurs de la C our, je voudrais maintenant évoquer Banja Luka.

Cette ville fut prise sans combat par les forces se rbes dès le début de la guerre et chacune des

seize mosquées de la ville, dont deux, célèbres ⎯ les mosquées Arnaudija et Ferhad Pasha (toutes

e
deux protégées par l’UNESCO) ⎯, dataient du XVI siècle, a été délibérément rasée. Le maire de

Banja Luka, Djordje Umicević, a écrit que reconstruire les mosquées serait une «terrible

100
humiliation pour le peuple serbe», ces mosquées «symbolis[an]t le cruel joug turc» .

22. La Chambre de première instance a jugé, en l’affaire Brdjanin, que c’est à Prijedor,

municipalité située au nord de la Bosnie, qu’ont eu lieu «les actes de destruction les plus

systématiques et brutaux à l’encontre d’ét ablissements à vocation religieuse musulmans ou

catholiques» 101. M.Kaiser a constaté que les actes de destruction ont tous eu lieu pendant

102
l’été 1992 . L’un des incidents les plus choquants qui aient été rapportés à ce jour est celui

qu’évoque M.Riedlmayer dans le rapport d’expert qu’il a soumis en l’affaire Milošević. Il s’est

déroulé dans le village de Carakovo : les forces serbes y ont massacré dix-huit Musulmans devant

la mosquée, puis ont enroulé l’imam dans un tapis de prière et l’ont brûlé vif avant d’incendier la

mosquée et de dynamiter le minaret 10.

52 23. M.Kaiser conclut que le s édifices religieux musulmans et catholiques ont été détruits

dans le cadre d’une «campagne de vandalisme ciblée, contrôlée et délibérée, une sorte de blitzkrieg

dirigé contre les lieux de culte» 10.

24. Dans la municipalité de Zvornik, à l’est de la Bosnie, les forces serbes ont détruit les

cinq mosquées de la ville et, au total, quarante-six sites musulmans ⎯ dont trente-six mosquées. Je

voudrais maintenant, en m’arrêtant sur ce cas de la municipalité de Zvornik, montrer le lien

existant entre l’éradication des sites religieux et l’éviction de ces gens qui leur étaient si étroitement

100 o
Rapport Bosnie, vol. 2, n 15, 15 avril 1998 [traduction du Greffe].
101 o er
TPIY, Le procureur c. Brdanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 652.
102Op. cit., note 14, p. 10.

103Riedlmayer, op. cit., note 15, p. 13.

104Kaiser, op. cit., note 14, p. 12. - 49 -

associés aux yeux des Serbes. Ce faisant, je tiens à rapporter à la Cour l’allégation absurde du

maire serbe de Zvornik, Branko Grujić, qui, interviewé par plusieurs journalistes étrangers au début

105
de l’année1993, a avancé ce grossier mensonge: «Il n’y a jamais eu de mosquée à Zvornik.»

[Traduction du Greffe.] Je voudrais à présent vous montrer la photographie d’une de ces mosquées

qui n’auraient jamais existé. Elle a été pri se en1990, avant sa destruction. Et nous voyons

maintenant sur ce cliché de 1998 un parking à l’endroit où elle s’élevait autrefois.

[Photographie : mosquée de Zvornik.]

25. Dans le courant du même mois, M. Gruji ć a reconnu que les Musulmans avaient un jour

pu légitimement prétendre à la possession de l’est de la Bosnie. Il s’est toutefois hâté de nuancer

son propos en disant pourquoi la carte de la régi on de l’Organisation des NationsUnies n’était,

selon lui, plus valide. Je voudrais citer cette interview :

«La démographie n’est plus la même au jourd’hui, indique-t-il. [C’est le
journaliste qui écrit.] Zvornik comptait autrefois quelque soixante-dixmille
habitants ⎯dont plus de 60% de Musulmans. Aujourd’hui, la mosquée a été
106
détruite, et la cité est peuplée de Serbes à plus de 90 %, peut-être même à 99,9 %.»

26. Un an plus tard, la presse de Belgrade c itait encore le maire de Zvornik, qui aurait dit

107
qu’il ne restait plus dans cette ville que cinqMusulmans . Malheureusement, cette allégation-là

était beaucoup moins incroyable. Madame le président, Messieurs de la Cour, avant de tomber aux
53

mains des Serbes, Zvornik comptait 54 % d’habita nts musulmans. En 1997-1998, cette proportion

108
était tombée à 0,6 % .

27. Les conclusions du TPIY sur la destruc tion du patrimoine culturel et religieux de la

Bosnie-Herzégovine ont été résumées par la Cham bre de première instan ce dans le jugement

qu’elle a rendu en l’affaire Brdjanin. La Chambre a estimé que les édifices et établissements

religieux, tant musulmans que catholiques, avai ent été délibérément endommagés par les forces

10BrankoGruji ć interrogé par CarolWilliams, «Serbs Stay Their Ground on Muslim Lands: Conquering
Warlords Bend History and Reality in an Attempt to Justify Their Spoils», Los Angeles Times , 28 mars 1993;
LauraSilber, «Serb Mayor Confident in Bosnian Town Where Mosques Are Rubble», Financial Times (Londres),
17mai1993; RogerCohen, «In a Town Cleansed of Muslims, Serb Church Will Crown the Deed», New York Times ,

7 mars 1993.
10Chicago Tribune, 23 mars 1993.

10Vreme News Digest, n 156, 19 septembre 1994, «On the Spot: Loznica and Zvornik, the Banks of the Drina»,
Dragan Todorović.

10TPIY, Le procureur c. Slobodan Milošević, affaire n IT-02-54-T, rapport d’expe rt d’Ewa Tabeau: pièce
n 548, onglet 2, annexe A1, p. 72. - 50 -

serbes de Bosnie dans les municipalités concernées, et qu’il ressortait des éléments de preuve que

ces édifices n’étaient pas utilisés à des fins militaires 109. Je vais vous communiquer certaines des

conclusions auxquelles est parvenue cette Ch ambre telles qu’elles sont exposées dans son

jugement.

28. A Bosanski Petrovac, les deux mosquées du centre-ville ont été détruites pendant la prise

110
de la ville. Aucune résistance n’a apparemment été opposée dans la région . Les mosquées de

StaroŠipovo, Bešnjevo et Pljeva ont été détruites le 7 août1992 par les forces serbes de Bosnie.

Les mosquées et leurs minarets ont été entièrement détruits et les tombes des environs ont en outre

été endommagées 111. Les édifices religieux de Sanski Most ont également subi de gros dommages.

Dans la ville de Čelinac, deux mosquées, la maison de l’ imam et une église catholique ont été

détruites. A Teslić, l’église catholique a été attaquée et démolie par les forces serbes de Bosnie au

milieu de l’année 1992.

Les dommages causés au patrimoine culturel de Sarajevo

29. M. van den Biesen, l’agent adjoint, a é voqué hier les dommages infligés au patrimoine

culturel de Sarajevo. J’aimerai y revenir à présen t plus en détail. Solidement construits, les

bâtiments historiques qui composent la ville ont assez bien résisté aux obus et coups de feu

⎯encore que nombre d’entre eux aient subi des dégâts considérables. L’une des plus viles

attaques contre le patrimoine culturel de Sarajevo et de la Bosnie-H erzégovine a été la destruction,

le 17 mai 1992, de l’Institut des études orientales et de sa collection inestimable, composée de plus

de cinqmilleencyclopédies arabes, turques, persanes et bosnia ques, ainsi que d’ouvrages de

philosophes islamiques et de poètes ottomans. Le s archives contenaient à elles seules plus de

e
deuxcentmillemanuscrits, parmi lesquels figuraient les édits des sultans du XVI siècle et les

actes de propriété foncière de l’ensemble de la Bosnie ⎯dont beaucoup s’apparentaient à des
54
112
Œuvres d’art . Cet acte était lourd de conséquences, parce qu’avec les archives disparaissaient

109 o er
TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 640 et 658.
110Ibid., par. 647.

111TPIY, Le procureur c. Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, Document mentioning the destruction of the Staro
Šipovo, Bešnjevo and Pljeva mosques, pièce nP2404.

112Comme l’a rapporté Robert Fisk, in «Waging war on history», The Independent, 20 juin 1994, p. 18. - 51 -

certains documents ⎯ les actes de propriété foncière par exemple ⎯ attestant que la

Bosnie-Herzégovine n’avait pas toujours été territoire serbe; et parce que, en réduisant en cendres

l’Institut et ses milliers de manuscrits, l’on rayait de la surface de la terre l’un des plus grands

dépositaires de l’héritage écrit de cinqcentsans d’histoire culturelle musulmane de Bosnie.

Comme, en outre, aucun autre bâtiment, dans un qu artier de la ville très densément bâti, n’a été

touché, il est, Madame le président, aisé de dé duire qu’il s’agissait d’une attaque dirigée

délibérément contre l’Institut.

30. Trois mois à peine s’étaient écoulés lorsque eut lieu l’une des plus tristement célèbres et

effroyables attaques contre le patrimoine culture l de la Bosnie-Herzégovi ne: l’incendie de la

bibliothèque nationale de Bosnie, que M. Andras Ri edlmayer a qualifié de «plus grand autodafé de

113
l’histoire moderne» . L’attaque s’est déroulée selon un scénario semblable à celui de l’attaque

dirigée contre l’Institut oriental: la biblio thèque a été bombardée au moyen de grenades

incendiaires, depuis de nombreuses positions de la VRS ⎯tous les signes d’une attaque

coordonnée y étaient. L’incendie a fait rage quin ze heures durant et le feu a couvé ensuite pendant

plusieurs jours, mais bien que tout ce qu’il contenait ait été entièrement réduit en cendres,

l’enveloppe extérieure de l’édifi ce lui-même demeure debout à ce jour ⎯ douloureux symbole du

sort d’une ville, d’un pays et d’un peuple. Les pompiers combattirent les flammes (puisant l’eau de

la Mijacka car l’alimentation en eau de la v ille avait été coupée) sous les feux des tireurs

114
embusqués . J’aimerais montrer à la Cour des photogr aphies de cet incendie de la bibliothèque

nationale de Sarajevo.

[Photographie : incendie de la bibliothèque.]

31. Madame le président, Messieurs de la Cour , la bibliothèque était une source de fierté

nationale et un trésor culturel ⎯le principal dépositaire de l’histoire écrite de la Bosnie,

comprenant des ouvrages, dans toutes les langues (slavon, latin, hébreux, turc, arabe, perse,

serbo-croate, notamment), de toutes les cultures qui ont modelé l’histoire même du pays.

M.Riedlmayer a estimé à plus d’1, 5 million le nombre de volumes détruits 115. De même que

113Riedlmayer, op. cit., note 15, p. 19.
114
Ibid., p. 18-19.
115Ibid. - 52 -

l’Institut des études orientales, la bibliothèque est située dans un quartier de la ville densément

55 construit, et à ce jour encore, en 2006, les bâtime nts voisins demeurent intacts. L’histoire écrite

d’une nation a été réduite en cendres en l’espace d’une nuit ⎯ symbole on ne peut plus frappant du

sort que les Serbes réservaient au peuple de cette nation, et que celui-ci a bien failli connaître.

HeinrichHeine nous avait avertis, voici près de deux siècles: «Là où on brûle des livres, on finit

par brûler des hommes.» 116 Je voudrais maintenant montrer à la Cour à quoi ressemblait l’intérieur

de la bibliothèque après l’incendie.

[Photographie : intérieur de la bibliothèque.]

32. Outre les deux exemples, à Sarajevo, sur lesquels je viens de m’attarder, des milliers de

bâtiments historiques et beaucoup d’importantes collections de manuscrits et d’Œuvres d’art ont été

perdus, considérablement endommagés ou complètement détruits sur tout l’ensemble de la Bosnie.

Madame le président, chaque édifice religieux disposait de registres qui recensaient les membres de

la communauté locale depuis des générations, pendant plusieurs périodes de l’histoire de la Bosnie.

Les livres et documents qui incarnaient la mémoire historique des communautés musulmanes et

croates de Bosnie, dont beaucoup étaient des exem plaires uniques et l’aboutissement de siècles

d’histoire culturelle, ont été haineusement rayés de la surface de la terre ⎯ et le parallèle que l’on

peut dresser avec le sort réservé à la population locale ne laisse pas de faire froid dans le dos.

Conclusions

33. La carte projetée sur l’écran derrière moi donne le schéma de la destruction du

patrimoine culturel en Bosnie-Herzégovine. [Projection à l’écran : carte de la destruction culturelle

en Bosnie-Herzégovine.]

Je voudrais tout d’abord indiquer que cette cart e a été établie par la Bosnie-Herzégovine à

partir d’une base de données réalisée par M.AndrasRiedlmayer, base qui a été soumise au TPIY

en l’affaire Milošević et utilisée à cette occasion par le Tribunal. Comme vous pouvez le constater,

les dévastations ont en grande partie été commis es sur le territoire de l’actuelle Republika Srspka

⎯aboutissement logique du premier objectif straté gique qui consistait à séparer la population

116
Heinrich Heine, «Dort wo man Bücher Nerbre nnt, verbrennt man auch am Ende Menschen», Almansor
(1821). - 53 -

serbe des deux autres communautés ethniques. Madame le président, ce n’était pas seulement le

territoire qui était convoité, mais un territoire d’où aurait disparu toute trace des populations

musulmanes et croates de Bosnie qui l’avaient un jour occupé.

34. La destruction par les Serbes du patrimoine culturel de Bosnie a commencé dès le début

de la guerre et s’est même poursuivie après la signature de l’accord de Dayton. Certaines des

56 premières destructions ont été commises par les forces de la JNA, après la reconnaissance par la

communauté internationale de la Bosnie-Herzégovine : ce fut le cas pour les mosquées de Kotorsko

117
et Orašje (près de Doboj) le 6 mai 1992, pour l’église catholique de Gorice le 8 mai 1992 et pour

la mosquée de Grapska, le 12mai1992 118. Je voudrais maintenant montrer à la Cour une

photographie de l’église de Gorice avant la guerre et ce qu’il en reste en2002. Ceux qui se

livraient à la destruction de monuments culturels, historiques et religieux parachevaient de fait

l’opération génocide.

[Photographies : église de Gorice avant et après la destruction.]

35. Les conclusions tant de M. Kaiser que de M. Riedlmayer portent essentiellement sur

l’intention présidant à ces destructions, c’est-à -dire la volonté de supprimer toute trace des

civilisations musulmanes et croates de Bosnie. M. Kaiser relève une différence entre les zones

rurales et urbaines: dans les premières, la destru ction était moins absolue, leurs auteurs postulant

⎯ a-t-il conclu ⎯ que les habitants de la région ne reviendraient pas, et que le temps achèverait de

ruiner les mosquées et églises. Dans les centres urbains, l’anéantissement des édifices religieux a

été plus «radical» 119 [traduction du Greffe].

36. MM. Kaiser et Riedlmayer soulignent tous deux que les minarets des mosquées étaient

presque systématiquement détruits, la d estruction de cette partie de l’édifice ⎯ la plus saillante ⎯

entraînant un changement spectaculaire du paysage.

37. Et la destruction de ces édifices ne créait pas même le vide : non, dans bien des cas, ils

ont été remplacés par des parkings ou des décharg es! Un si ostensible mépris et manque de

respect est révélateur de l’attitude des auteurs de ces crimes atroces à l’égard des Musulmans et des

117Riedlmayer, op. cit., note 15, p. 16.
118
Ibid., p. 11.
119Kaiser, op. cit., note 14, p. 12. - 54 -

Croates de Bosnie. M. Riedlmayer a même indi qué dans son rapport que «la présence de larges

réceptacles remplis à ras bord d’ordures sur un empl acement vide, dans le centre des villes de

120
57 Republika Srspka, signale souvent que s’élevait là autrefois une mosquée» [traduction du

Greffe]. Je voudrais citer un commentaire publié dans Vreme, l’un des rares journaux restés

indépendants à Belgrade pendant la guerre, car il résume avec une grande exactitude la situation :

«Fait caractéristique, un très grand nombre de lieux de cultes détruits l’ont été
loin du théâtre des opérations militaires. Dans certaines villes, là où se dressaient
autrefois des édifices religieux, les fondations d’autres types d’installations ont été

posées. 121n a trouvé à cette fin suffisamment de ciment, de main-d’Œuvre et de
haine.» [Traduction du Greffe.]

38. En répondant aux éléments de preuve que nous avons produits jusqu’à présent dans nos

écritures, le défendeur n’a fait aucun cas des circonstances que nous avons exposées à la Cour.

Dans son contre-mémoire, lorsqu ’il allègue que des biens culturels serbes en Bosnie ont été

détruits, il reste extrêmement vague, tant dans sa d escription qu’en ce qui concerne les dates. Plus

préoccupant encore, les éléments de preuve qu’il avance contredisent parfois les termes descriptifs

qu’il emploie pour qualifier les dommages ⎯quand ces termes ne sont pas tout bonnement

trompeurs. Dans son contre-mémoire de 1997 122, le défendeur affirme ainsi que «[l]e 26 mai 1993,

les Musulmans ont entièrement rasé l’église orthodoxe qui était située dans le centre même de

Travnik». En juin 1994, le rapporteur de l’Asse mblée parlementaire du Cons eil de l’Europe s’est

rendu sur place et a pu voir l’église, qui n’avait subi que «des dégâts mineurs provoqués par des

123
obus de petit calibre» .

39. Le cas de la duplique est plus éloquent en core, puisque les éléments de preuve présentés

par la Bosnie-Herzégovine dans sa réplique du 23avril1998 ne sont pas même mentionnés, le

défendeur portant toute son attention sur les do mmages causés aux sites du patrimoine orthodoxe

faisant l’objet de ses demandes reconventionnelles. Il importe d’énoncer clairement à ce stade que

la Bosnie-Herzégovine ne nie pas que les édific es religieux de chacune des communautés du pays

ont subi des dommages. Plusieurs églises orthodoxes serbes ont en effet subi des attaques, et ce, en

120Riedlmayer, op. cit., note 15, p. 13.
121
E. Stitkovać, «More than Hatred», Vreme News Digest Agency, 23 novembre 1992.
122
Par. 7.4.1.3.26.
123Conseil de l’Europe, sixième rapport d’information, doc. 7133, p. 5. - 55 -

particulier au tout début de la guerre en Herzé govine: l’église orthodoxe serbe de Mostar a été

dynamitée par des extrémistes croates en juin 19 92, à la suite du siège de la JNA au cours duquel

les églises catholiques de la ville ont été détr uites; l’ancien monastère orthodoxe serbe de

Zitomislic a été détruit par une bande croate de Medjugorje. Ce qui ne fait aucun doute, en

revanche, c’est qu’il n’existe aucune décl aration de membres musulmans du gouvernement

sanctionnant ou encourageant de telles attaques, comme l’a fait valoir le premier ministre

Haris Silajdzić quand il fut interrogé en 1995 sur la sécurité des Serbes habitant dans la fédération :

58 «Notre histoire est notre caution. Notre crédibilité est notre histoire, cette

histoire, l’histoire d’un conflit au cours des quels ces autorités ont fait montre de la
plus grande tolérance, jusque dans les mo ments les plus difficiles … Je me suis rendu
à Bosanska Krupa après sa libération. Da ns un minuscule périmètre se dressaient
autrefois une église catholique, une mosquée et une église orthodoxe. Lorsque j’ai

visité Krupa, l’église catholique et la mosquée avaient été détruites. L’église
orthodoxe était intacte. C’est là le garant de notre crédibilité, et il n’en va pas ainsi
qu’aux alentours de Sarajevo. Il en va ai nsi partout. Il y a probablement quelques
124
exceptions, mais elles viennent seulement confirmer la règle.» [Traduction du
Greffe réalisée à partir de la traduction anglaise du serbo-croate.]

Madame le président, Messieurs de la Cour, il est 13heures, et je prie la Cour de me

permettre de lui donner encore les tous derniers paragraphes de mon exposé. Je vous remercie.

40. Il convient de relever qu’après plus de trois ans d’un siège aussi acharné que sanglant,

l’église orthodoxe serbe était toujours debout au cŒur de Srebrenica ⎯même si elle n’était pas

intacte car elle a souffert d’actes de vandalisme. Lorsque la zone de sécurité de Srebenica est

tombée et que Mladić a pénétré dans la ville, l’on a pu voir les officiers de l’armée serbe de Bosnie

visiter l’église orthodoxe et planter sur l’entrée le drapeau serbe. Quel contraste avec le sort des

cinqmosquées de la ville qui ont été systématiquement détruites ⎯comme l’a été sa population

musulmane de sexe masculin. La conjugaison de ce massacre et du transfert forcé des femmes, des

enfants et des personnes âgées allait inévitablement entraîner à Srebrenica la disparition physique

de la population musulmane de Bosnie. Ce netto yage ethnique de la population a également été

mené à bien à travers la barbarie du nettoyage culturel ⎯c’est une autre façon de tuer un peuple

que d’en tuer l’esprit. Avec la suppression des mo squées de la ville, on voulait faire en sorte que

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Radio Bosnie-Herzégovine, Sarajevo, 1900 GMT, 7 décembre 1995. - 56 -

les personnes déplacées ne reviennent jamais. Mada me le président, Messieurs de la Cour, sur

l’écran derrière moi, vous allez voir des photog raphies illustrant la destruction des mosquées à

Srebrenica.

[Projections à l’écran.]

41. Madame le président, Messieurs de la C our, voilà le visage du génocide. Voilà à quoi

ont mené la haine raciale et le nettoyage ethnique . Et ce n’est là qu’une fraction des pertes que la

Bosnie-Herzégovine a subies à la suite d’attaques menées de sang-froid contre des biens qui étaient

les symboles de son peuple, de son histoire, et de la structure même de sa société.

J’en ai fini de ma plaidoirie. Je remercie la Cour.

59 Le PRESIDENT : Je vous remercie, Madame Dauban. L’audience est levée et les plaidoiries

de la Bosnie-Herzégovine reprendront demain à 10 heures.

L’audience est levée à 13 h 5.

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