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140-20080908-ORA-01-01-BI
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CR 2008/22 (traduction)

CR 2008/22 (translation)

Lundi 8 septembre 2008 à 10 heures

Monday 8 September 2008 at 10 a.m. - 2 -

10 Le PRESIDENT: Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se réunit

aujourd’hui pour entendre, conformément au para graphe3 de l’article74 de son Règlement, les

observations des Parties au sujet de la demande en indication de mesures conservatoires présentée

par la Géorgie dans l’affaire relative à l’ Application de la conven tion internationale sur

l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie).

Le juge Parra, pour des raisons dont il a informé la Cour, ne siégera pas en la présente

affaire.

*

* *

La Cour ne comptant pas sur son siège de juge de nationalité géorgienne, la Géorgie a usé de

la faculté que lui confère le paragraphe 2 de l’article 31 du Statut de désigner un juge ad hoc. Elle

a désigné M.GiorgioGaja. Bien que M.Gaja ait siégé en qualité de juge ad hoc et fait une

déclaration solennelle dans de précédentes affaires, le paragraphe 3 de l’article 8 du Règlement de

la Cour requiert qu’il fasse une nouvelle déclaration solennelle en la présente espèce.

L’article 20 du Statut dispose que «[t]out membre de la Cour doit, avant d’entrer en fonction,

en séance publique, prendre l’engagement solennel d’ exercer ses attributions en pleine impartialité

et en toute conscience». En vertu du paragra phe6 de l’article31 du Statut, cette disposition

s’applique également aux juges ad hoc.

Avant d’inviter M.Gaja à faire sa déclarati on solennelle, je dirai d’abord, selon l’usage,

quelques mots de sa carrière et de ses qualifications.

M.GiorgioGaja, de nationalité italienne, est prof esseur à la faculté de droit de l’Université

de Florence, dont il a en outre été doyen. Il a occupé, en tant qu’enseignant, de nombreux autres

postes dans le monde, notamment à l’Institut univers itaire européen, à l’Université de Paris-I et à

l’Institut universitaire des hautes études interna tionales à Genève; il a également enseigné à

l’Académie de droit international de LaHaye. M.Gaja est membre de la Commission du droit

international depuis1999 ainsi que de l’Institut de droit international. Il a représenté son - 3 -

gouvernement à plusieurs reprises, notamment comme délégué à la Conférence de Vienne sur le

droit des traités entre Etats et organisations intern ationales et entre organisations internationales.
11

M.Gaja a plaidé devant la Cour en tant que conseil du Gouvernement italien en l’affaire de

l’Elettronica Sicula S.p.A. (ELSI) . Il a par ailleurs été désigné comme juge ad hoc dans

une des affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force ⎯celle opposant la

Serbie-et-Monténégro à l’Italie ⎯, ainsi que dans les affaires du Différend territorial et maritime

entre le Nicaragua et le Honduras dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c.Honduras) et du

Différend territorial et maritime (Nicaragua c.Colombie) . M.Gaja a publié de nombreux

ouvrages et articles portant sur différentes branches du droit international, allant du droit européen

des droits de l’homme au droit pénal international.

J’invite maintenant M.Gaja à prendre l’engagement solennel prescrit par le Statut et je

demanderai à toutes les personnes présentes à l’audience de bien vouloir se lever.

M. GAJA :

«Je déclare solennellement que je remplirai mes devoirs et exercerai mes
attributions de juge en tout honneur et dévouement, en pleine et parfaite impartialité et

en toute conscience.»

Le PRESIDENT : Je vous remercie. Veuillez vous asseoir. Je prends acte de la déclaration

solennelle faite par M. Gaja et déclare celui-ci dûment installé en qualité de juge ad hoc en l’affaire

relative à l’ Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de

discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie).

*

* *

La présente instance a été introduite le 12 août 2008 par le dépôt au Greffe de la Cour d’une

requête, datée du même jour, de la Géorgie cont re la Fédération de Russie. Pour fonder la

compétence de la Cour, la Géorgie invoque l’ar ticle22 de la convention internationale sur

l’élimination de toutes les formes de discrimin ation raciale du 21décembre1965, à laquelle les

deux Etats sont parties. - 4 -

Dans sa requête, la Géorgie soutient que

12 «la Fédération de Russie, en raison des actes commis par l’intermédiaire de ses
organes et agents et d’autres pers onnes et entités exerçant une autorité
gouvernementale, ainsi que par l’intermédia ire des forces séparatistes d’Ossétie du
Sud et d’Abkhazie et d’autres agents opérant sur ses instructions et sous sa direction et

son contrôle, s’est rendue responsable de violations graves des obligations
fondamentales que lui impose la [convention in ternationale sur l’élimination de toutes
les formes de discrimination raciale], notamment en ses articles 2, 3, 4, 5 et 6»,

violations qui auraient été commises au cours de troisphases distinctes d’interventions de la

Fédération de Russie en Ossétie du Sud et en Abkhazie, dans la période allant de 1990 à août 2008.

Dans sa requête, la Géorgie demande à la Cour de dire et juger que la Fédération de Russie,

en raison des actes commis par l’intermédiaire de ses organes et agents et d’autres personnes et

entités exerçant une autorité gouvernementale, ains i que par l’intermédiaire des forces séparatistes

d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie et d’autres agents opérant sur ses instructions et sous sa direction et

son contrôle, a violé les obligations que lui impose la convention internationale sur l’élimination de

toutes les formes de discrimination raciale et ce, notamment, en se livrant à des actes ou pratiques

«de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes, ou institutions» et en

manquant de faire en sorte «que toutes les autor ités publiques et institutions publiques, nationales

et locales, se conforment à [l’] obligation» de ne pas se livrer à de tels actes ou pratiques; en

encourageant, défendant ou appuyant la discriminati on raciale ; en manquant d’interdire, «par tous

les moyens appropriés, y compris, si les circons tances l’exigent, des mesures législatives,…la

discrimination raciale;»en manquant de condamner la «ségrégation raciale» et

d’«éliminer…toutes les pratiques de cette na ture» en Ossétie du Sud et en Abkhazie; en

manquant de «condamne[r] toute pr opagande et toutes organisations … qui prétendent justifier ou

encourager toute forme de haine et de discrimin ation raciales» et «d’adopter immédiatement des

mesures positives destinées à élimin er toute incitation à une telle discrimination, ou tous actes de

discrimination»; en faisant entrave à la jouissan ce des droits humains fondamentaux garantis par

l’article 5 de la convention aux populations géorgiennes, grecques et juives de l’Ossétie du Sud et

de l’Abkhazie et en manquant d’assurer aux pe rsonnes une «protection et une voie de recours

effectives» contre les actes de discrimination raciale. - 5 -

La Géorgie prie également la Cour d’ordonne r à la Fédération de Russie de prendre toutes

les mesures nécessaires pour se conformer à ses obligations au titre de la convention internationale

sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et d’«indemniser intégralement la

Géorgie du préjudice découlant de ses actes commis en violation du droit international».

Le 14 août 2008, la Géorgie, invoquant l’article 41 du Statut de la Cour et les articles 73, 74

et 75 du Règlement, a déposé au Greffe une demande en indication de mesures conservatoires datée

13 du 13 août 2008. Dans cette de mande, la Géorgie renvoie à la base de compétence invoquée dans

sa requête, à savoir l’article22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les

formes de discrimination raciale, et aux faits et contexte historique exposés dans sa requête.

Dans sa demande en indication de mesures conservatoires, la Géorgie prie la Cour d’indiquer

des mesures conservatoires à l’effet de sauvegarder

«les droits qu[’elle] tient de la convention in ternationale sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale…s’agissant de protéger ses ressortissants des

violences à caractère discriminatoire que leur infligent les forces armées russes
opérant de concert avec des milices séparatistes et des mercenaires étrangers».

La Géorgie soutient que «[l]a poursuite de ces violences à caractère discriminatoire entraîne le

risque on ne peut plus imminent de voir causer un préjudice irréparable aux droits qu[’elle] tient de

la [convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale] en

litige en l’affaire».

La Géorgie affirme que, le 8août2008, la Fédération de Russie, «prêtant main forte aux

partisans d’un séparatisme ethnique en Ossétie du Sud et en Abkhazie, a entrepris une véritable

invasion militaire du territoire géorgien», qui est à l’origine de «centaines de morts parmi la

population civile, de destructions généralisées de biens de caractère civil et du départ de la

quasi-totalité des habitants d’origine géorgienne de l’Ossétie du Sud». La Géorgie soutient en

outre que les opérations militaires russes se sont poursuivies au-delà des limites de l’Ossétie du

Sud, dans des territoires contrôlés par le Gouve rnement géorgien: elle affirme aussi que les

villages jouxtant l’Ossétie du Sud ont alors été livrés au nettoyage ethnique, au pillage et à la

destruction généralisée, et que les opérations militaires russes se sont en outre étendues à

l’Abkhazie et au-delà. - 6 -

Dans sa demande en indication de mesures conservatoires, la Géorgie prie la Cour

d’ordonner de toute urgence à la Fédération de Russie de donner plein e ffet aux obligations lui

incombant aux termes de la convention internatio nale sur l’élimination de toutes les formes de

discrimination raciale; de mettre fin et de re noncer immédiatement à toute conduite susceptible

d’avoir pour effet, directement ou indirectement, une forme quelconque de discrimination ethnique,

par le fait de ses forces armées ou d’autres organes, agents, personnes et entités exerçant des

fonctions d’autorité publique, ou par l’interméd iaire de forces séparat istes agissant sous sa

direction et sous son contrôle, en Ossétie du S ud et en Abkhazie, ou dans tout territoire sous

occupation ou contrôle effectif des forces russes ; de mettre fin et de renoncer immédiatement aux

violations des droits de l’homme visant de manière discriminatoire les personnes de souche

géorgienne ⎯attaques contre les civils ou les biens de caractère civil, meurtres, déplacements
14
forcés, déni d’aide humanitaire, pillages et dest ructions généralisés de villes et villages et toute

mesure qui pérenniserait le déni du droit au retour des personnes déplacées ⎯ en Ossétie du Sud et

dans les régions voisines de Géorgie, en Abkhazie et dans les régions voisines de Géorgie, ainsi

que dans tout autre territoire sous occupation ou contrôle effectif russe.

Immédiatement après le dépôt de la requête et de la demande en indication de mesures

conservatoires, le greffier adjoint, conformément au paragraphe 4 de l’article 38 et au paragraphe 2

de l’article73 du Règlement de la Cour, en a fait tenir des copies certifiées conformes au

Gouvernement de la Fédération de Russie. Le Secrétaire général de l’Organisation des

Nations Unies a été dûment informé du dépôt de ces pièces.

Selon l’article74 du Règlement de la C our, une demande en indication de mesures

conservatoires a priorité sur toute autre affaire. La date de la procédure orale doit être fixée de

manière à donner aux parties la possibilité de s’ y faire représenter.En conséquence, le

15août2008, le greffier a info rmé les Parties que la Cour, conf ormément au paragraphe3 de

l’article74 de son Règlement, avait fixé au 8sep tembre2008 la date d’ouve rture de la procédure

orale.

Le 15 août 2008, le président, agissant en vert u des pouvoirs que lui confère le paragraphe 4

de l’article74 du Règlement de la Cour, a également adressé une communication urgente aux - 7 -

Parties, appelant leur attention sur la nécessité d’ agir de manière que toute ordonnance de la Cour

sur la demande en indication de mesures conservatoires puisse avoir les effets voulus.

Le 25août2008, la Géorgie a déposé au Greffe de la Cour une «demande en indication de

mesures conservatoires modifiée». Un exemplaire de la demande modifiée a immédiatement été

transmis au Gouvernement de la Fédération de Russie. Le Secrétaire général de l’ONU a

également été informé du dépôt de cette demande modifiée.

La Géorgie indique en introduction qu’elle «soumet respectueusement» cette demande

modifiée «[a]u vu de l’évolution rapide de la situ ation en Abkhazie et en Ossétie du Sud». Elle y

affirme que «[l]a Fédération de Russie exerce désormai s le contrôle sur la totalité de l’Ossétie du

15 Sud et de l’Abkhazie, ainsi que sur certaines parties adjacentes du territoire de la Géorgie, à la suite

de l’invasion lancée par ses for ces le 8août2008». La Géorgi e soutient entre autres que la

Fédération de Russie suscite, par ses actes et par ses omissions,

«des craintes quant au droit des populations de souche géorgienne à la sûreté de la
personne, à la protection contre les voies de fait ou les sévices, à la protection contre
les prises d’otages et les placements en dé tention motivés par l’appartenance ethnique
ainsi qu’au droit des personnes de souche gé orgienne de continuer de résider dans

leurs foyers et villages, de même qu’elle vide de sens ou rend impossible l’exercice de
leur droit de retourner dans leurs foyers d’origine».

J’inviterai à présent le greffier à bien vouloi r donner lecture du passage de la demande dans

lequel sont précisées les mesures c onservatoires que le Gouvernement de la Géorgie prie la Cour

d’indiquer.

Le GREFFIER :

«La Géorgie prie respectueusement la Cour, dans l’attente de sa décision sur le
fond de l’affaire, d’indiquer d’urgence les mesures conservatoires suivantes… :

a) la Fédération de Russie prendra toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte
qu’aucune personne de souc he géorgienne ni aucune autre personne ne soit
soumise à des actes de discrimination raciale, sous forme d’actes de violence ou de
contrainte, à savoir, notamment: meurtr es, atteintes à l’intégrité physique,

menaces de mort ou de telles atteintes, placements en détention illicites et prises
d’otages, destruction ou pillage de biens et autres actes accomplis dans le dessein
d’obtenir le départ des personnes visées de leurs foyers ou de leurs villages en
Ossétie du Sud, en Abkhazie ou dans les régions géorgiennes adjacentes ;

b) la Fédération de Russie prendra toutes l es mesures nécessaires pour empêcher que
des groupes ou des individus ne se livrent à l’encontre de personnes de souche
géorgienne à des actes de discrimination r aciale, sous forme d’actes de contrainte,
à savoir, notamment: meurtres, atteintes à l’intégrité physique, menaces de mort - 8 -

ou de telles atteintes, placements en détention illicites et prises d’otages,
destruction ou pillage de biens et autres actes accomplis dans le dessein d’obtenir
le départ des personnes visées de leurs foye rs ou de leurs villages en Ossétie du

Sud, en Abkhazie ou dans les régions géorgiennes adjacentes ;

c) la Fédération de Russie s’abstiendr a de prendre toute mesure pouvant
compromettre le droit dont peuvent se prévaloir les personnes de souche

géorgienne de participer pleinement et à égalité aux affaires publiques de l’Ossétie
du Sud, de l’Abkhazie ou des régions géorgiennes adjacentes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

d) la Fédération de Russie s’abstiendra de pr endre ou de soutenir toute mesure qui
aurait pour effet de priver les personnes de souche géorgienne ou toutes autres
personnes expulsées d’Ossétie du Sud, d’Ab khazie et de régions adjacentes en
raison de leur appartenance ethnique ou de leur nationalité de l’exercice de leur

droit de retourner dans leurs foyers d’origine ;

e) la Fédération de Russie s’ab stiendra de prendre toute m esure, ou de soutenir toute
mesure prise par quelque groupe ou individu que ce soit, qui entraverait ou

empêcherait l’exercice du droit dont peuvent se prévaloir les personnes de souche
géorgienne ou toutes autres personnes expulsées d’Ossétie du Sud, d’Abkhazie et
de régions adjacentes en raison de le ur appartenance ethnique ou de leur
nationalité de retourner dans ces régions ;

16 f) la Fédération de Russie s’abstiendra d’adopt er toute mesure qui porterait préjudice
au droit des personnes de souche géorgienne de participer pleinement et à égalité
aux affaires publiques après leur retour en Ossétie du Sud, en Abkhazie et dans les

régions adjacentes».

Le PRESIDENT: Je constate la présence devant la Cour des agents et conseils des deux

Parties. La Cour entendra tout d’abord ce matin la Géorgie, dont émane la demande en indication

de mesures conservatoires, jusqu’à 13 heures. Elle entendra la Fédération de Russie cet après-midi

à partir de 15heures. Aux fins de ce premier tour de plaidoiries, chacune des Parties disposera

d’une séance entière de trois heures. Les Parti es auront ensuite la possibilité de présenter une

réplique orale, si elles l’estiment nécessaire: la Géorgie demain à 16h30, et la Fédération de

Russie le mercredi 10 septembre, à la même heure. Chacune des Parties disposera d’un maximum

d’une heure et demie pour exposer ses arguments en réplique.

Avant de donner la parole à S. Exc. Mme l’ agent de la Géorgie, je voudrais appeler

l’attention des Parties sur l’instruction de procédure XI, qui dispose notamment que,

«[d]ans leurs exposés oraux sur les demandes en indication de mesures
conservatoires, les parties devraient se limiter aux questions touchant aux conditions à
remplir aux fins de l’indication de mesures conservatoires, telles qu’elles ressortent du

Statut, du Règlement et de la jurisprudence de la Cour. Les parties ne devraient pas - 9 -

aborder le fond de l’affaire au-delà de ce qui est strictement nécessaire aux fins de la
demande.»

A cet égard, la Cour trouvera particulièrement u tile l’assistance des Parties dans la mesure où elle

la mettra en mesure d’établir un tableau correct de la situation. J’appelle maintenant à la barre

l’agent de la Géorgie.

Mme BURJALIANI :

1. INTRODUCTION ET DÉROULEMENT DES PLAIDOIRIES

1. Madame le président, Messieurs de la Cour—je me présente: Tina Burjaliani, premier

vice-ministre de la justice de la Géorgie. C’est un grand honneur pour moi que de paraître devant la

Cour internationale de Justice en qualitéd’agent du Gouvernement de la Géorgie.

2. Madame le président, la Géorgie se présen te devant l’organe judiciaire principal de

l’Organisation des NationsUnies pour plaider la pr ésente affaire alors qu’elle traverse des heures

particulièrement sombres de son histoire, d es heures où des centaines de milliers de ses

ressortissants sont persécutés et chassés de leurs foyers simplement parce qu’ils sont Géorgiens.

17 3. Mon pays a été envahi et occupé par l’ Etat défendeur en violation flagrante du droit

international, mais ce n’est pas ce qui nous occupe dans la présente instance. Introduite en vertu de

la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,

l’affaire qui nous réunit ici porte sur la discrimina tion que le gouvernement de l’Etat défendeur et

les forces placées sous son contrôle ne laissent de faire subir à des centaines de milliers de

personnes d’origine géorgienne.

4. Lorsque la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de

discrimination raciale fut adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1965, l’humanité

était aux prises avec le fléau de la domination co loniale et de la ségrégation raciale. Le monde

n’imaginait guère, à l’époque, que les horreurs de l’agression militaire et du nettoyage ethnique

accableraient le continent européen, que certain es nations puissantes utiliseraient à nouveau la

haine raciale et la violence comme une arme pour s oumettre leurs voisins et dépecer le territoire de

ces derniers.

5. Malheureusement, en dépit de la Charte des Nations Unies et de l’importance des droits de

l’homme, reconnue pour la première fois dans des instruments tels que la convention sur la - 10 -

discrimination raciale, la Géorgie vit toujours s ous la menace d’un voisin infiniment plus puissant

qui cherche à compromettre son indépendance par une politique consistant à «diviser pour régner»,

réduisant ainsi en lambeaux son fragile tissu multie thnique et infligeant de grandes souffrances à

ceux qui en sont victimes.

6. La Géorgie est une société multiethnique sur le territoire de laquelle différents groupes

ethniques coexistent de longue date de manière pa cifique. Nous sommes fiers de notre diversité et

de notre culture multiethnique. En 2005, lorsqu’il a examiné le rapport présenté par la Géorgie en

vertu de la convention, le Comité pour l’éliminati on de la discrimination r aciale s’est félicité des

mesures prises «pour renforcer la participation des minorités ethniques à la vie des institutions

politiques» et a pris acte de la politique géorgienne de réconciliation et de réintégration pacifique,

qu’il a saluée 1. Le Comité a également reconnu que les conflits en Ossétie du Sud et en Abkhazie

avaient donné lieu à une discrimination systémati que, faisant «notamment de nombreux réfugiés et

personnes déplacées» 2.

7. A cette époque, la validité de la Constituti on géorgienne s’étendait déjà à la République

autonome d’Abkhazie, placée sous la présidence du dirigeant abkhaze Malkhaz Akishbaia. Un an

18
plus tard, en 2006, notre gouvernement commença à administrer le secteur éloigné des gorges de

Kodori, en Haute Abkhazie, peuplé de Géorgiens de souche, faisant ainsi un premier pas vers la

réintégration. L’année suivante, le 10mai 2007, le Gouvernement géorgien nomma l’ancien

dirigeant séparatiste ossète Dimitry Sanakoev à la tête de l’administration provisoire du territoire

de l’ancienne région autonome d’Ossétie du Sud.

8. Une ère pleine de promesses s’ouvrait alors à la Géorgie— des dirigeants ossètes et

abkhazes de premier plan hostiles au séparatisme ethnique cherchaient une solution pacifique.

9. Avec leurs concitoyens d’ascendance géor gienne, ils partageaient la vision d’une

démocratie multiethnique dans le cadre de laquelle leurs communautés respectives pourraient vivre

en paix. Dans le cas de l’Abkhazie, le préside nt Saakashvili alla jusqu’à offrir «une autonomie

illimitée, un fédéralisme au sens large et une très bonne représentation au sein des organes centraux

1
Observations finales du Comité pour l’élimination de la discriminatioraciale, Géorgie, NationsUnies,
doc. CERD/C/GEO/CO/3 ; 27 mars 2007, par. 9.
2Ibid., par. 5. - 11 -

du Gouvernement de la Géorgie», avec des garanti es internationales. La Constitution devait être

amendée pour stipuler que le président de l’Abkhazie serait d’offi ce vice-président de la Géorgie.

Les représentants abkhazes siégeant au Parlement et au Gouvernement de la Géorgie auraient un

droit de veto contre toute décision touchant leur communauté ainsi que l’organisation territoriale du

pays. Pour la Fédération de Russie, au contraire, la réintégration pacifique de ces territoires et la

consolidation d’une démocratie multiethnique prospère en Géorgie constituaient le résultat à éviter.

10. Madame le président et Messieurs de la Cour, la Géorgie n’a nul autre but ici que de faire

valoir les droits et obligations d’importa nce fondamentale énoncés dans la convention

internationale sur l’élimination de toutes les form es de discrimination raciale. A l’heure actuelle,

environ 450000Géorgiens ont été expulsés de leurs fo yers et villages et forcés à chercher refuge

ailleurs en Géorgie. En droit internationa l, il s’agit de «personnes déplacées», mais cette

qualification en dit peu sur les circonstances de le ur déplacement. Plus de 150 000 d’entre eux ont

été déplacés de force ces trente derniers jours pa r des forces russes d’occupation et par des milices

séparatistes contrôlées par celles-ci. Les Géorgiens de souche restant dans le district abkhaze de

Gali ou dans les districts d’Akhalgori et de Gori, da ns l’est de la Géorgie, vivent à présent dans la

peur constante de subir des attaques violentes et d’être expulsés. La population de souche

géorgienne de ces districts s’amenuise de jour en jour, chassée de ses foyers par une campagne de

harcèlement et de persécution. Au cours des dix jours qui se sont écoulés du 25août au

5 septembre, le nombre de Géorgiens déplacés s’est accru d’environ 10 000. La semaine dernière,

19 un groupe de Géorgiens de souche du district de Gori a fui les villages de Meghvrekisi et de

Karaleti, qui sont sous le contrôle effectif de l’armée russe. Le nombre des déplacés d’Akhalgori

augmente lui aussi chaque jour, alors même que, dans cette région de la Géorgie, Ossètes de souche

et Géorgiens avaient cohabité dans la paix pendant de nombreuses années avant l’ingérence

militaire de l’Etat défendeur.

11. Le nettoyage ethnique dont la population géorgienne de ces zones demeure victime a été

constaté par des organes intern ationaux indépendants tels que Human Rights Watch et Amnesty

International. Des sources d’informations intern ationales ont également fait état de violences

ethniques et de destructions de villages géorgiens. - 12 -

12. C’est en raison de la menace réelle et imminente qui pèse sur la population de souche

géorgienne des districts de Gali, d’Akhalgori et de Gori, placés sous le contrôle effectif de l’Etat

défendeur, que la Géorgie demande à la Cour de lu i venir en aide de toute urgence en prescrivant

des mesures conservatoires—pour protéger d’un préj udice irréparable les droits de la Géorgie et

des Géorgiens de souche, conformément aux articles 2 et 5 de la convention.

13. Madame le président, nos éminents conse ils vont exposer les raisons pour lesquelles la

Cour devrait indiquer les mesures conservatoires demandées spécifiquement par la Géorgie.

14. Tout d’abord, M.James Crawford indi quera en quoi les obligations prévues par la

convention sur la discrimination raciale sont en jeu dans la présente affaire, avant de se pencher sur

la compétence prima facie de la Cour.

15. Ensuite, M.Payam Akhavan décrira les él éments de preuve attestant les violations

récentes et continues de la convention sur la discrimination raciale qui fondent la présente demande

en indication de mesures conservatoires.

16. Enfin, M.Paul Reichler démontrera que les conditions juridiques requises pour

l’indication de mesures conservatoires sont pleinement remplies et que les mesures conservatoires

demandées par la Géorgie sont à la fois parfaitement justifiées et requises de toute urgence afin

d’empêcher qu’il soit irrémé diablement porté atteinte aux droits garantis par la convention sur la

discrimination raciale.

17. Je vous remercie, Madame le président et Messieurs de la Cour. Je vous prie à présent de

bien vouloir accueillir M. James Crawford pour qu’il poursuive les plaidoiries de la Géorgie.

Le PRESIDENT: Je vous remercie, MadameBu rjaliani. J’appelle maintenant à la barre

M. Crawford.

20 M. CRAWFORD :

2.L ES CONDITIONS REQUISES AUX FINS DE L ’INDICATION DE MESURES
CONSERVATOIRES SONT RÉUNIES

Introduction

1. Madame le président, Messieurs de la Cour , c’est un honneur pour moi que de représenter

la Géorgie en cette affaire. - 13 -

2. La présente espèce porte sur le nettoya ge ethnique dont sont victimes Géorgiens ⎯ ou

personnes de souche géorgienne ⎯ et membres d’autres minorités dans des régions situées sur le

sol géorgien et, en particulier, aux fins qui nous occupent ici, en Abkhazie, en Ossétie du Sud et

dans le district de Gori adjacent à cette dernière . Il s’agit d’une forme extrême de discrimination

raciale, allant à l’encont re des dispositions de la convention internationale sur l’élimination de

toutes les formes de discrimination raciale de1965, dont le texte est reproduit sous l’onglet1 de

vos dossiers de plaidoiries. Notons que cette convention attribue à l’expression «discrimination

raciale» un sens large, la définissant comme tout e distinction «fondée sur la race, la couleur,

l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique» (article premier, par. 1).

3. Ainsi que l’indique clairement la Géorgi e dans sa requête, le présent différend n’est pas

apparu en août dernier. Cela fait maintenant plus de dix ans que les personnes de souche

géorgienne sont prises pour cibles, massivement expulsées de ces régions et privées du droit d’y

revenir. La communauté internationale a main tes fois qualifié ce comportement de nettoyage

ethnique, mais ne s’est guère mobilisée pour apai ser les souffrances des Géorgiens de souche

déplacés de leurs foyers et de leurs localités d’orig ine en Abkhazie et en Ossétie du Sud. En 1994,

l’OSCE a exprimé la préoccupation que lui inspir aient «la «purification ethnique», l’expulsion

massive de populations, essentiellement d’origine gé orgienne, des zones où elles vivaient ainsi

que … le massacre de nombreux civils innocents» 3. En 1996, elle a «condamn[é] la «purification

ethnique»…a[yant] entraîné une extermination massive et l’expulsion forcée de la population

essentiellement géorgienne en Abkhazie» 4. En1999, l’OSCE a réitéré «[s]a condamnation

énergique…du «nettoyage ethnique» qui s’est tra duit en Abkhazie (Géorgie ) par l’extermination

massive et l’expulsion forcée de la population essentiellement géorgienne, et [a] condamn[é] avec

5
21 force les actes de violence survenus en mai 1998 dans la région de Gali» . En 2001, 2005 et 2007,

le Comité pour l’élimination de la discrimina tion raciale (CERD) a expressément reconnu que la

3
OSCE, sommet de Budapest1994, document de Budape st, «Vers un authentique partenariat dans une ère
nouvelle», 21 décembre 1994, disponible à l’adresse suivante :
http://fr.osce.org/images/stories/File/pdf/sommets/ buda94f.pdf.
4OSCE, sommet de Lisbonne1996, document de Lisbonne, 3décembre1996, par.20, disponible à l’adresse

suivante : http://fr.osce.org/images/stories/File/pdf/sommets/lisbo96f.pdf.
5OSCE, sommet d’Istanbul1999 , déclaration du sommet d ’Istanbul, par.17, disponible à l’adresse suivante:
http://fr.osce.org/images/stories/File/pdf/sommets/istan99f.pdf. - 14 -

discrimination ethnique constituait l’un des para mètres des conflits en Ossétie du Sud et en

Abkhazie. Je reviendrai un peu plus tard sur cette qualification.

4. La discrimination pratiquée à l’encontre des communautés de s ouche géorgienne en

Abkhazie, en Ossétie du Sud et dans le district de Gori s’est intensifiée depuis le 8aoûtdernier.

Des habitations ont été incendiées, des civils tu és, des biens pillés et des habitants expulsés de

force, ces exactions prenant une ampleur jamais at teinte au cours des périodes les plus sombres de

la guerre civile de1991-1992. Aux personnes déplacées en Géorgie sont, le mois dernier, venus

s’ajouter plus de 158 000 Géorgiens de souche : au total, ce sont ainsi plus de 10 % des Géorgiens

qui se trouvent réduits à l’exil dans leur propre pays. Encore ce tableau ne tient-il pas compte de la

menace bien réelle qui pèse actuellement sur l es personnes de souche géorgienne demeurées en

Ossétie du Sud, en Abkhazie et dans le district voisin de Gori ⎯celles qui sont l’objet de la

présente demande en indication de mesures conservatoires.

Conditions requises aux fins de l’indication de mesures conservatoires

5. La demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Géorgie vise

spécifiquement la protection des représentants de trois communautés de souche géorgienne, dont il

y a fort lieu de craindre qu’il ne soit incessamment por té atteinte à leur personne ou à leurs biens.

Il s’agit des communautés géorgiennes du district de Gali en Abkhazie, du district d’Akhalgori en

Ossétie du Sud et du district adjacent de Gori ⎯ mon collègue vous les situera sur la carte.

6. La Cour a déjà précisé quelles conditio ns devaient être remplies pour qu’elle puisse

exercer le pouvoir que lui confère le paragraphe 1 de l’article 41 du Statut d’indiquer des mesures

conservatoires. Ces conditions sont au nombre de trois :

a) Premièrement, la compétence de la Cour doit être établie prima facie.

b) Deuxièmement, il doit exister un «risque de préjudi ce irréparable aux droits en litige» devant la

Cour ( Plateau continental de la mer Egée (Gr èce c.Turquie), mesures conservatoires,

ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, p. 12, par. 33.)

c) Troisièmement, il doit exister un élément d’urgence.

22 7. J’examinerai la question de la compétence et montrerai que sont ici en cause des droits

que la Géorgie tient de la c onvention de1965. Mes collègues, quant à eux, se pencheront sur - 15 -

l’autre ⎯le second, pourrait-on dire ⎯ groupe de conditions requises a ux fins de l’indication de

mesures conservatoires.

8. Mais, avant cela, j’aurai quelques remarqu es à formuler sur l’objet et le but de la

convention de 1965, et la pertinence qu’elle revêt dans des cas tels que ceux visés dans la requête et

dans la demande de la Géorgie.

L’objet et le but de la convention sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale

9. Madame le président, Messieurs de la C our, il n’est pas exagéré d’affirmer que la

convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale a été le premier traité

relatif aux droits de l’homme de caractère uni versel. Elle a précédé d’un an les deux pactes

de1966 et est entrée en vigueur plus de dixans avant eux (ouverte à la signature le

21décembre1965, elle est entrée en vigueur le 4 janvier1969). Et cette chronologie ne doit rien

au hasard: la convention reflétait la priorité que s’était fixée la communauté internationale dans

son ensemble d’éliminer la discrimination racial e, et notamment les violences à caractère racial

⎯le terme race étant, comme je l’ai dit, ente ndu au sens large. Les premières catégories de

normes universelles ⎯nous dirions aujourd’hui impératives ⎯ de droit international, y compris

celles retenues par la Cour, comprenaient le pr incipe de non-discrimination raciale, que la

convention de 1965 est le premier tr aité à avoir incorporé (voir, par exemple, l’affaire de la

Barcelona Traction, Light and Power Company, Lim ited (Belgique c.Espagne), deuxième phase,

arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 34).

10. En 1960, la police sud-africaine tira su r des manifestants pacifiques à Sharpeville,

causant la mort de soixante-neuf d’entre eux. Ces violences, conjuguées à d’autres, amenèrent la

Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités à

réagir énergiquement. Elle adopta une résolution condamnant ces actes en tant que violations des

principes énoncés par la Charte et par la Dé claration universelle des droits de l’homme 6. A sa

session de1961, la Sous-Commission recommanda l’ élaboration par l’Assemblée générale d’une

6Rapport de la Sous-Commission de la lutte contres les mesures discriminatoires et de la protection des minorités
à la Commission des droits de l’homme sur les travaux de sa douzième session (1960), Nations Unies, doc. E/CN.4/800,

par. 163 et suiv. - 16 -

convention internationale qui imposerait aux Etats parties l’obligation juridique expresse

7
d’interdire les manifestations de haine entre races ou nationalités, notamment .

23 11. A la dix-septième session de l’Assemblée gé nérale, en 1962, un certain nombre d’Etats

africains, qui devaient être rejoints ensuite pa r d’autres, proposèrent à la Troisième Commission

d’adopter une résolution en vue de l’élaboration d’une convention internationale sur l’élimination

de la discrimination raciale et de l’intolérance religieuse. Lors de cette session, l’Assemblée

générale se prononça en faveur de l’élaborati on de deux déclarations et de deux conventions

8
distinctes, celles relatives à «l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale» devant

avoir priorité 9.

12. La question spécifique de l’apartheid est mi se en avant tant dans le préambule que dans

le texte de la convention elle-même ⎯ l’apartheid est la seule forme spécifique de discrimination

raciale à faire l’objet d’un article particulier. L’apartheid peut se définir comme l’élimination, par

des méthodes de contrainte, d’un gr oupe ethnique ou racial en tant que tel, la mise à l’écart forcée

de ses membres en tant que membres de la soci été, pour des raisons de race ou d’appartenance

ethnique 10. Il recouvre les violences à motivation ethnique exercées par l’Etat à l’encontre d’un

groupe défini en termes de race ou d’appartenan ce ethnique, tendant à son élimination ou à son

expulsion, sous quelque forme que ce soit. Dans le cas de l’AfriqueduSud, on le sait, cette

expulsion s’était matérialisée par la création de bantoustans, pse udo-Etats constitués sur des bases

11
ethniques que la communauté internationale s’est refusée à reconnaître . Si la convention de 1965

visait à éliminer la discrimination raciale sous «t outes [s]es formes et toutes [s]es manifestations»,

7 Rapport de la Sous-Commission de la lutte contres les mesures discriminatoires et de la protection des minorités
à la Commission des droits de l’homme sur les travaux de sa treizième se ssion (1961), NationsUnies, doc.E/CN.4/815,
par. 176, 185.

8 Résolution de l’Assemblée générale 1780 (XVII), 7 décembre 1962.

9 Rapport de la Troisième Commission, Nati ons Unies, doc. A/5305, 22 novembre 1962 ; Documents officiels de
l’Assemblée générale, dix-septièmesession, Troisième Commission, 1165 -1171 séances, p. 175-218.

10 Convention internationale sur l’éliminati on et la répression du crime d’apartheid, 1015Recueil des traités ,
p. 223, entrée en vigueur le 18 juillet 1976, article II.

11 Voir la résolution de l’Assemblée générale2775E (XXVI), 29 novembre 1971; résolution de l’Assemblée
générale 3411D (XXX), 28 novembre 1975, par. 3 ; J. Crawford, The Creation of States in International Law (2eed.,
OUP, 2006), p.338 et suiv ; C.O. Quaye, Liberation Struggles in International Law (Temple University Press, 1991),
p.147 et suiv . ; M.F. Witkin, «Transkei: An Analysis of the Practice of Recognition ⎯ Political or Legal?», 18

Harvard International Law Journal 605, 1977; M.Pomerance, Self-determination in Law and in Practice (Martinus
Nijhoff Publishers, 1982), p.27; D.Rai č, Statehood and the Law of Self-determination (Kluwer Law International,
2002), p. 140-141. - 17 -

une attention toute particulière était apportée à la discrimination raciale dans la construction de

l’Etat lui-même et de la communauté territoriale qu’il représente.

13. C’est bien une interprétation large qu’a retenue le Comité pour l’élimination de la

discrimination raciale, ainsi qu’il ressort de sa pratique ⎯celle relative à l’Afrique du Sud, mais

pas seulement. Ainsi, en Europe, le comité a-t-il fait état de préoccupations quant à la

discrimination que risquaient d’entraîner les lois sur la citoyenneté adoptées par les Etats baltes à

partir de 1991. Dans ses conclusions de 2001 sur la Lettonie, le Comité s’exprimait en ces termes :

24 «12. [S]eules les personnes qui possédaient la citoyenneté lettone avant 1940 et
leurs descendants bénéficient automatiquement de la citoyenneté, alors que les autres
sont tenues de présenter une demande pour l’obtenir. De ce fait, plus de 25% des

résidents, dont un grand nombre appartiennent à des groupes ethniques non lettons,
doivent présenter une telle demande et se trouvent en situation de discrimination…

13. Le Comité appelle l’attention sur la situation des personnes qui ne répondent

pas aux conditions prévues par la loi su r la citoyenneté et qui ne sont pas
immatriculées comme résidents... Il est noté avec inquiétude que ces personnes
risquent de n’être pas protégées … aux termes … de l’article 5 de la Convention.» 12

14. Dans ses conclusions de 2006 concernant la Lituanie, le comité

«soulignant que la privati on de nationalité sur la base de l’origine nationale ou
ethnique constitu[ait] une violation de l’ob ligation de garantir la non-discrimination

dans l’exercice du droit à la nationalité, exhort[ ait] [la Lituanie] à s’abstenir d’adopter
toute politique qui mènerait, directement ou indirectement, à une telle privation…» 13

Précisons que ces critiques, formulées sur plusie urs années, ne sont pas restées sans effet,

conduisant ces pays à modifier leur législation.

15. Pour résumer, le principe de non-discrimination raciale (notamment ethnique) a été

appliqué de manière non restrictive et constitue un principe essentiel de l’ordre public international.

Il vise non seulement la discrimination pratiquée à l’encontre d’individus mais également celle,

collective, dirigée à l’encontre de communautés, ainsi que des questions essentielles ayant trait à la

composition des communautés territoriales, parmi lesque lles l’octroi et le retrait de la nationalité.

Une naturalisation forcée motivée par des cons idérations raciales ou ethniques est aussi

répréhensible qu’une dénaturalisation forcée. F ace à ce principe impératif, il n’est pas de domaine

réservé.

12
CERD/C/304/Add.79.
13
Nations Unies, doc. CERD/C/LTU/CO3, par. 23. - 18 -

Compétence

16. Madame le président, Messieurs de la Cour, c’est dans ce contexte que j’en viens

maintenant à la compétence de la Cour en l’espèce en vertu du la convention de 1965.

17. Pour indiquer des mesures conser vatoires, la Cour doit s’être assurée prima facie ⎯ et

sans préjudice bien sûr de sa position future ⎯ de sa compétence ratione personae à l’égard de

l’Etat défendeur et de sa compétence ratione materiae pour connaître du fond des demandes telles

qu’exposées dans la requête ( Application de la convention pour la prévention et la répression du

crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.Y ougoslavie), mesures conservatoires, ordonnance du

ordonnance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993, p.12, par.14). Les conditions nécessaires à

25 l’établissement de sa compétence ratione loci et ratione temporis peuvent dans certains cas être

examinées dans le cadre de la discussion sur ces autres formes de compétence, mais je me propose,

ici, de les traiter séparément.

Le chef de compétence

18. Nous commencerons bien évidemment par le chef de compétence spécifique invoqué par

la Géorgie ⎯à savoir l’article22 de la convention su r l’élimination de toutes les formes de

discrimination raciale. Celui-ci dispose que

«[t]out différend entre deux ou plusieurs Etat s parties touchant l’interprétation ou

l’application de la présente convention qui n’aura pas été réglé par voie de négociation
ou au moyen des procédures expressément pr évues par ladite convention sera porté, à
la requête de toute partie au différend, deva nt la Cour internationale de Justice pour
qu’elle statue à son sujet, à moins que l es parties au différend ne conviennent d’un

autre mode de règlement».

Compétence ratione personae

19. En ce qui concerne la compétence ratione personae, la Géorgie a été admise au sein de

l’Organisation des Nations Unies le 31 juillet 1992 et elle est, bien évidemment, partie au Statut de

la Cour. Elle a déposé un instrument d’adhési on à la convention sur l’élimination de toutes les

formes de discrimination raciale le 2 juin 1999.

20. La Fédération de Russie, continuatri ce de la personnalité de l’Etat soviétique 14, demeure

à ce titre l’un des Membres fondateurs de l’Organi sation des NationsUnies, et elle est bien

14
Lettre du 24 décembre 1991 adressée au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies par le président
Fédération de Russie, citée in 31 ILM 138. - 19 -

évidemment partie au Statut de la Cour. En 1991, la Fédération de Russie a également affirmé

qu’elle continuerait d’assumer les droits et obligations nés des divers traités internationaux conclus

par l’URSS, dont la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,

ratifiée par l’Union soviétique le 6 mars 1969.

21. Aucune des deux Parties n’a formulé de réserves à l’article 22 de la convention.

Compétence ratione materiae

22. L’article22 confère à la Cour compéten ce à l’égard de «[t]out différend» touchant

«l’interprétation ou l’application» de la convention.

23. La compétence de la Cour est énoncée en termes généraux. L’article 22 mentionne «tout

différend» (j’insiste sur le «tout») touchant «l’int erprétation ou l’application» de la convention.

Cette juxtaposition est importante: elle confère à la Cour compétence pour statuer sur l’étendue

des droits et des responsabilités énoncés dans la convention ainsi que sur les conséquences d’une

violation de ces droits et de ces responsabilit és. Un différend relatif à l’«application» de

dispositions conventionnelles acceptées par un Etat im pose à la Cour de statuer sur l’engagement
26

de la responsabilité internati onale de cet Etat en cas de violation de ce traité (Usine de Chorzów,

compétence, arrêt n o 8, 1927, C.P.J.I. série A n 9 (1927), p. 20-21).

Compétence ratione loci

24. La question suivante est celle de la compétence ratione loci. L’examen des aspects

extraterritoriaux du présent différend conduit à distinguer entre deux catégories de demandes que la

Géorgie avance dans sa requête. Premièrement, certaines demandes sont fondées sur des actes et

omissions des organes d’Etat russes en Russie même. Deuxièmement, d’autres demandes sont

fondées sur des actes et omissions de personn es exerçant l’autorité du gouvernement russe ou

d’autres personnes agissant sur les instructions de la Russie ou sous sa direction et son contrôle, en

territoire géorgien, notamment en Abkhazie et en Ossétie du Sud, ainsi que dans d’autres régions

de la Géorgie occupées de facto par les forces militaires russes.

25. En ce qui concerne la première catégorie de demandes, nulle question ne se pose au sujet

du champ d’application territorial des obligations imposées par la convention sur la discrimination

raciale. Par exemple, une résolution adoptée par un organe d’Etat russe et appuyant une politique - 20 -

de discrimination raciale mise en Œuvre pa r les autorités gouvernementales contrôlant de facto

l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud peut éventuellement constituer une violation de la convention en ce

sens qu’elle approuve ou omet de condamner une telle politique de di scrimination raciale. Le lieu

où a été commise cette violation sera alors le territoire de la Fédération de Russie.

26. En ce qui concerne la deuxième catégorie de demandes, effectivement, la question du

champ d’application territorial des obligations imposées par la convention sur la discrimination

raciale se pose, et la Cour doit s’assurer, prima facie, que les obligations que doit respecter la

Russie au titre de cet instrument sont en rapport avec les actes et omissions qui lui sont attribuables

et que l’on peut localiser en territoire géorgien, et plus précisément en Abkhazie et en Ossétie du

Sud.

27. La convention présente cette caractéristique frappante de ne pas contenir de disposition

générale restreignant le champ d’application territorial des obligations qu’elle énonce. A cet égard,

elle se distingue des autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme négociés dans

le cadre du système des Nations Unies.

28. Par exemple, le pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui fut rédigé à la

même époque que la convention de 1965, dispose, au paragraphe 1 de l’article 2, que : «Les Etats

parties au présent pacte s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur

territoire et relevant de leur compétence les dr oits reconnus dans le présent pacte…» Ce texte

rappelle l’article premier de la convention européen ne de sauvegarde des droits de l’homme et des
27

libertés fondamentales, aux termes duquel les Etat s signataires s’engagent à reconnaître «à toute

personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titreI de la présente

convention». La convention sur la torture de 198 4, pour citer un autre exemple, contient une

disposition semblable au paragraphe 1 de l’article 2.

29. Contrairement à ces instruments intern ationaux relatifs aux droits de l’homme, la

convention sur la discrimination raciale ne contie nt pas de disposition générale restreignant le

champ d’application territorial des obligations qui y figurent. Les Etats parties à la convention ont

convenu de ne restreindre celui-ci qu’à l’égard des articles 3 et 6.

30. Les droits spécifiques énoncés par la conve ntion qui sont en cause devant la Cour aux

fins de la demande en indication de mesures conservatoires modifiée se trouvent aux articles 2 et 5. - 21 -

Rien dans ces dispositions ou dans le reste de cette convention ne pourrait être interprété comme

imposant une restriction au champ d’application territorial des obligations des Etats parties édictées

par les articles 2 et 5. Le libellé précis des articl es 3 et 6 restreint le champ d’application territorial

de ces obligations, ce qui serait superflu si l’on devait voir dans les autres dispositions de la

convention les mêmes restrictions implicites.

31. Il s’ensuit nécessairement que, prima facie, et aux fins de la présente demande en

indication de mesures conservatoires, la Cour a co mpétence pour statuer sur les droits édictés par

les articles 2 et 5. Elle n’a pas à se pencher sur ce libellé restrictif des articles 3 et 6 à ce stade de

l’instance.

32. Cependant, je note au passage que même si l’on devait voir da ns la convention une

restriction générale du champ d’a pplication territorial des obliga tions qui y sont édictées, la

Géorgie serait toujours en droit de faire valoir l es prétentions qu’elle a formulées dans la demande

et requête objet de la présente procédure. Par exemple, nul doute que l’article 3 de la convention

sur la discrimination raciale visait les tentatives de l’Afrique du Sud d’imposer l’apartheid dans le

Sud-Ouest africain (Namibie), et que cela était toujours le cas même après que l’Assemblée

générales eut révoqué le mandat concernant ce territoire en 1967.

33. En ce qui a trait à la restriction figur ant au paragraphe1 de l’article2 du pacte

international, le Comité des droits de l’homme a interprété cette disposition dans l’observation

28 générale n o31: «Cela signifie qu’un Etat partie doit respecter et garantir à quiconque se trouve

sous son pouvoir ou son contrôle effectif les dro its reconnus dans le pacte même s’il ne se trouve

pas sur son territoire.»15

34. En la présente espèce, l’Abkhazie et l’O ssétie du Sud sont sous le pouvoir ou le contrôle

effectif de la Russie depuis que la Géorgie a pe rdu le contrôle de ces régions à la suite des

hostilités. L’invasion et le déploiement de for ces militaires supplémentaires en Abkhazie et en

Ossétie du Sud par la Russie le mois dernier n’ont servi qu’à consolider le contrôle qu’elle exerce

effectivement sur ces régions.

15Observation générale n°31 : la nature de l’obligation juridique générale imposée aux Etats parties au pacte,

26/05/2004, CCPR/C/21/Rev.1/Add.13. - 22 -

35. Je renvoie respectueusement la Cour à l’arrê t rendu par la Cour européenne des droits de

16
l’homme en l’affaire Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie , dans lequel celle-ci a jugé que les

demandeurs, qui alléguaient des violations de la part des autorités séparatistes de la Transnistrie en

Moldavie, relevaient de la juridiction de la Russie depuis le mome nt où la Moldavie avait perdu le

contrôle de cette région lors du conflit de 1991-1992.

36. Contrairement au Comité des droits de l’homme, le CERD n’a pas émis de

recommandation aux fins de préciser le champ d’app lication territorial des obligations édictées par

la convention de1965. Il a ce pendant, dans ses rapports portant sur différents pays, rejeté la

possibilité d’une restriction territoriale à la portée de l’article3, dans le quel apparaît la notion de

«juridiction». Par exemple, en ce qui concerne le rapport d’Israël soumis en vertu de l’article 9 de

la convention, l’observation suivante a été formulée :

«Le Comité a souligné que, conformément à l’article3 de la convention, le

rapport d’Israël aurait dû porter sur la totalité de la population à laquelle s’étendait la
juridiction du Gouvernement israélien. Le rapport à l’étude, qui se bornait à exposer
la situation dans l’Etat d’Israël lui-même, était à cet égard incomplet. Les membres

ont également souhaité obtenir des renseigneme nts précis sur la situation qui existait
du point de vue économique et social et du point de vue de l’éducation dans les
territoires occupés, et savoir aussi si la c onvention de Genève relative à la protection
17
des personnes civiles en temps de guerre était en vigueur dans ces territoires.»

37. En résumé: 1)il n’y a pas de disposition générale restreignant le champ d’application

territorial des obligations figurant dans la c onvention; 2)seules les obligations figurant aux

articles3 et 6 font l’objet de restrictions; 3)ces obligations incombant à la Russie, et les droits

correspondants de la Géorgie, ne sont pas en cau se aux fins de la présente demande en indication

de mesures conservatoires, qui n’est fondée que sur les articles 2 et 5 ; 4) même s’il fallait voir une

restriction géographique générale implicite dans la conventi on de 1965, cette exigence serait

remplie en la présente espèce.

29 Attribution

38. Je dois dire un mot sur l’imputabilité. Bi en entendu, les remarques sur la question du

champ d’application territorial des obligations figur ant dans la convention sont faites sous réserve

16 o
(Déc.) [GC], n 48787/99.
17Rapport du Comité pour l'élimination de la discrimination raciale,Documents officiels de l’Assemblée
générale, quarante-sixième session, Supplément n (A/46/18), 1992, par. 368. - 23 -

de la question de l’imputabilité. Lorsque viendra le temps ⎯ Madame le président, nous sommes

entièrement conscients du fait que ce n’est pas encore le cas ⎯ lorsque viendra le temps pour la

Cour de statuer au fond sur les prétentions form ulées par la Géorgie au titre de la convention,

celle-ci aura la charge d’établir que les actes et les omissions dont nous faisons grief à la Russie

peuvent être imputés à celle-ci. Les éléments de preuve dont nous disposons déjà indiquent, prima

facie, que les actes et omissions visés par la plainte de la Géorgie ont été commis ⎯ etlesont

toujours ⎯ par des personnes dont la Russie a la res ponsabilité de la conduite. La Géorgie devra

peut-être invoquer différentes règles d’imputabilité selon les catégories d’acteurs. Mais pour

l’instant, il suffit que, apparemment ou prima facie, l’exigence d’imputabilité soit remplie, ce qui

est clairement le cas. Qui pourrait soutenir le contra ire ? Le reste relève de l’examen au fond de

l’affaire.

Compétence ratione temporis

39. J’en viens à présent à la compétence ratione temporis. Comme cela est indiqué dans la

requête, certains aspects du présent différent sont antérieurs à l’adhésion par la Géorgie à la

convention de1965, adhésion qui, comme je l’ai d it, date du 2juin 1999. Cependant, aucune

question ne se pose quant à la compétence ratione temporis en ce qui concerne ce que nous avons

qualifié de «troisième phase de l’intervention de la Russie en Ossétie du Sud et en Abkhazie», qui a

commencé en août de cette année. Les droits en cause, qui constituent la base de la demande en

indication de mesures conservatoires portée devant la Cour, sont des droits tirés de la Convention,

et la Géorgie prétend que ceux-ci ont été violés pa r la Russie au cours de la troisième phase du

différend et qu’ils continuent de l’être. Cela explique l’urge nce des mesures sollicitées. Toute

question relative à la compétence de la Cour sur d es problèmes antérieurs peut être réservée pour

une phase ultérieure de la procédure. Madame le président, Messieurs de la Cour, sous réserve de

la question de la qualification, mes observations établissent, prima facie , que vous avez

compétence pour connaître du présent différend.

Les droits en litige devant la Cour

40. J’en viens maintenant à mon second point, qui concerne les droits en litige devant la

Cour. - 24 -

41. Madame le président, Messieurs de la Cour, il est incontestable que le différend soumis à

la Cour par la Géorgie est un différend «toucha nt l’interprétation ou l’application de» la

30 convention. Le comité de la CIEDR reconnaît expressément que la discrimination ethnique est un

aspect essentiel des conflits en Ossétie du Sud et en Abkhazie. C’est ce qui ressort de trois de ses

rapports établis depuis 2001. Dans son rapport de 2001, le comité a déclaré :

«[L]es situations en Ossétie du S ud et en Abkhazie ont entraîné une
discrimination à l’encontre de personnes d’ origines ethniques différentes, notamment

d’un grand nombre de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays et de
réfugiés. A maintes reprises, l’attention a été appelée sur le fait que les autorités
abkhazes font obstruction au retour libreme nt consenti des populations déplacées, et

plusieurs recommandations ont été formulées par le Conseil de sécurité en vue de
faciliter la libre circulation des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur de leur
propre pays.» 18

42. Des déclarations presque identiques figuren t dans les rapports sur la Géorgie établis par

19
le comité en 2005 et 2007 . Le rapport de 2007 figure, à titre d’illustration, sous l’onglet2 du

dossier de plaidoiries.

43. Au cŒur du différend se trouve la participa tion directe de la Fédération de Russie à ces

conflits ethniques, ainsi que l’appui vital qu’elle a apporté aux autorités séparatistes de facto et aux

milices en Ossétie du Sud et en Abkhazie. En conséquence des actions de la Russie, les Géorgiens

de souche se sont vu refuser l’exercice des droits fondamentaux qu’ils tiennent de l’article 5 de la

convention ⎯refus uniquement dû à leur origine et hnique, ce qui correspond au cas envisagé à

l’article premier. Ceux qui ont survécu aux conflits sont à présent, uniquement en raison de leur

origine ethnique, des personnes déplacées à l’intéri eur de leur propre pays, la Géorgie. Or,

l’article5 de la convention leur garantit un droit inconditionnel au retour dans leurs foyers; la

possibilité d’exercer ce droit dépend en fait entièrement des actions de la Fédération de Russie.

Dans sa demande, la Géorgie prie la Cour d’inte rvenir d’urgence aux fins de préserver les droits

dévolus par la convention aux citoyens demeurés sur place, droits qui leur sont déjà refusés à

présent et qu’on entend apparemment leur refuser dans les semaines et mois à venir.

18
CERD/C/304/Add.120 du 27/04/2001, conclu sions du comité pour l’élimination de la discrimination raciale,
par. 4.
19CERD/C/GEO/CO/3 du 01/11/2005, conclusions du comité p our l’élimination de la discrimination raciale,
par. 5 ; CERD/C/GEO/CO/3 du 27/03/2007, conclusions du comité pour l’élimination de la discrimination raciale, par. 5. - 25 -

44. Le comité de la CIEDR n’est pas le seu l à avoir reconnu cet état de fait; l’Assemblée

générale a fait de même. Dans sa résolution 62/249 du 29 mai 2008, qui figure sous l’onglet 3 du

dossier de plaidoiries, l’Assemblée

«1.Reconnaît le droit qu’ont tous les réfugiés et personnes déplacées et leurs
descendants, indépendamment de leur a ppartenance ethnique, de retourner en
Abkhazie (Géorgie) ;

2. Souligne qu’il importe de préserver les droits patrimoniaux des réfugiés et des
personnes déplacées d’Abkhazie (Géorgie), notamment les victimes d’actes de
nettoyage ethnique dont il a été fait état, et appelle tous les Etats
Membres à

31 dissuader toutes les personnes qui relèvent de leur juridiction d’acquérir des biens
sur le territoire de l’Abkhazie (Géorgie) au mépris des droits des rapatriés ;

3. Fait valoir la nécessité [urgente] [⎯la nécessité urgente ⎯] d’élaborer

rapidement un calendrier assurant le …. retour [rapide et volontaire] dans leurs
foyers de tous les réfugiés et personnes déplacées d’Abkhazie (Géorgie)».

C’était avant le mois d’août de cette année.

45. Les conflits ethniques se sont intensifiés de puis le mois d’août2008. La situation des

personnes déplacées à l’intérieur des régions conc ernées s’est sensiblement dégradée. Il est

incontestable que les droits en cause devant la C our sont des droits garantis et protégés par la

convention contre la discrimination raciale.

46. Madame le président, Messieurs de la Cour , dans la présente affaire, la compétence est

fondée sur une disposition conventionnelle générale (par opposition à un compromis). En pareilles

circonstances, et la Cour ne le sait que trop bien , les Etats défendeurs font très souvent valoir que,

si le différend est défini autrement, il sort du cadre de la disposition conventionnelle conférant

compétence à la Cour. Ces arguments n’ont pas été retenus jusqu’ici. Par exemple, dans l’affaire

des Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c.Etats-Unis d’Amérique), exception

préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 803), les Etats-Unis ont contesté la compétence de la

Cour parce que «les demandes de l’Iran soul[evaie]nt des questions relatives à l’emploi de la force,

et[que] ces questions n’entr[ai]ent pas dans le champ d’application du traité [d’amitié, de

commerce et de droits consulaires] de 1955» ( ibid., p. 810-811, par. 18) 20. Vous avez rejeté cet

argument comme suit :

20
«Iran’s claims raise issues relating to the use of force, and these do not fall within the ambit of the Treaty [of
Amity, Economic Relations and Consular Rights] of 1955.» - 26 -

«Le traité de 1955 met à la charge de chacune des Parties des obligations
diverses dans des domaines variés. Toute action de l’une des Parties incompatible

avec ces obligations est illicite, quels que soient les moyens utilisés à cette fin. La
violation, par l’emploi de la force, d’un droit qu’une partie tient du traité est tout aussi
illicite que le serait sa violation par la voie d’une décision administrative ou par tout

autre moyen. Les questions relatives à l’em ploi de la force ne sont 21nc pas exclues
en tant que telles du champ d’ application du traité de 1955.» ( Ibid., p.811-812,
par. 21.)

Et ce en réponse à une demande qui vous avait été soumise en vertu d’un traité bilatéral d’amitié.

32 47. Dans la présente affaire, la Géorgie présen te des revendications à l’encontre de la Russie

sur la base d’obligations formulées dans la convention contre la discrimination raciale ⎯ une

convention qui énonce une position fondamentale de la communauté internationale. Chaque

moyen que nous invoquons est f ondé sur une obligation énoncée dans la convention. La manière

dont la Russie a apparemment violé les obligations qui lui incombent en vertu de la convention est

sans rapport avec la compétence de la Cour ⎯ à plus forte raison si l’on applique la décision que

vous avez rendue dans l’affaire des Plates-formes pétrolières . La «troisième phase» de

l’intervention russe a commencé le 8août2008, sous forme d’action militaire. La manière dont

agit apparemment la Russie dans cette troisièm e phase, en violation des obligations qui lui

incombent en vertu de la convention, comprend, entr e autres, l’emploi de la force, l’emploi de la

force militaire. Dans sa requête, la Géorgie n’in voque pas comme moyen le fait que cet emploi de

la force est illicite en vertu d’autres instrument s; elle sollicite des remèdes sur la base des

violations apparentes de ladite convention par la Russie.

48. Je souligne bien sûr, et une fois encore, qu’il n’est en aucune manière nécessaire que la

Géorgie prouve, et encore moins que la Cour c onclue, que des violations sont effectivement

commises. La question est double : 1) les droits et obligations découlant de la convention sont-ils

en cause, et 2) le mépris apparent ou prima facie de ces droits et obligations par des personnes dont

la conduite est attribuable à l’Et at défendeur peut-il créer une s ituation dans laquelle des mesures

conservatoires doivent être indiquées d’urgence ? Le premier aspect ne saurait être mis en doute.

Mes collègues vont se pencher sur le second.

21«The Treaty of 1955 imposes on each of the Parties vari ous obligations on a variety of matters. Any action by
one of the Parties that is incompatible with those obligations is unlawful, regard less of the means by which it is brought

about. A violation of the rights of one party under the Treaty by means of the use of force is as unlawful as would be a
violation by administrative decision or by any other means. Matters relating to the use of force are per seore not
excluded from the reach of the Treaty of 1955.» - 27 -

La négociation et les procédures prévues à l’article 22 de la convention

49. J’en viens à présent à une autre question, celle de la recevabilité de la présente demande,

question posée par le premier membre de phrase de l’article 22 de la convention, dont je rappelle le

contenu à la Cour: «Tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l’interprétation

ou l’application de la présente convention qui n’au ra pas été réglé par voie de négociation ou au

moyen des procédures expressément prévues par ladite convention…»

50. Nombreux sont les défendeurs, qui de vant la Cour, ont soulevé des exceptions

préliminaires en invoquant un prétendu défaut de négociations précédant l’introduction d’une

instance judiciaire. Dans bien des cas, cette démarche a échoué: l’exception soulevée a été à

rejetée à plusieurs reprises tant par la Cour permanente que par vous-même. Ce fut le cas dans les

o o
affaires suivantes : Concessions Mavrommatis en Palestine (arrêt n 2, 1924, C.P.J.I. série A n 2,

p. 13-15), Sud-Ouest africain (Ethiopie c.Afrique du Sud; Libéria c.Afrique du Sud) (exceptions

préliminaires, arrêt, C.I.J.Recueil1962 , p.319, 346), Personnel diplomatique et consulaire des

33 Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c.Iran) (arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 27, par. 51),

Applicabilité de l’obligation d’arbitrage en vert u de la section21 de l’accord du 26juin1947

relatif au siège de l’Organisation des Nations Unies (avis consultatif, C.I.J. Recueil 1988, p. 33-34,

par. 55) et Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971

résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c.Royaume-Uni)

(exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998 , p. 17, par.21) ; Questions d’interprétation et

d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’ incident aérien de Lockerbie

(Jamahiriya arabe libyenne cE . tats-Unis d’Amérique) (exceptions préliminaires, arrêt,

C.I.J. Recueil 1998, p. 122, par. 20) et Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre

celui-ci (Nicaragua E c.tats-Unis d’Amérique) (compétence et recevabilité, arrêt,

C.I.J. Recueil 1984, p.428-429, par.83) 2. Cette dernière affaire est particulièrement instructive

quant à l’effet d’un renvoi à une négociation dans une clause compromissoire. Comme vous l’avez

dit dans cette affaire :

22 «In the view of the Court, it does not necessari ly follow that, because a State has not expressly
referred in negotiations with another State to a particular treaty as having been violated by conduct of that
other State, it is debarred from invoki ng a compromissory clause in that treaty... It would make no
sense to require Nicaragua now to institute fresh proceedings based on the Treaty, which it would be fully

entitled to do.» - 28 -

«De l’avis de la Cour, parce qu’un Etat ne s’est pas expressément référé, dans

des négociations avec un autre Etat, à un traité particulier qui aurait été violé par la
conduite de celui-ci, il n’en découle pas n écessairement que le premier ne serait pas
admis à invoquer la clause compromissoire dudit traité. Les Etats-Unis savaient avant
l’introduction de la présente instance que le Nicaragua affirmait que leur

comportement constituait une violation de leur s obligations internationales ; ils savent
maintenant qu’il leur est reproché d’avoir violé des articles précis du traité de 1956. Il
n’y aurait aucun sens à obliger main tena nt le Nicaragua à entamer une nouvelle

procédure sur la base du traité ⎯ ce qu’il aurait pleinement le droit de faire.

51. Dans son opinion individuelle, sir Robert Jennings a déclaré ce qui suit :

«Dans la présente espèce, les Etats-Unis objectent que le Nicaragua n’a rien fait
pour régler par la voie diplomatique les qu estions qui font l’obj et de sa requête.
Cependant, le traité de 1955 se contente d’ex iger que le différend n’ait pas été «réglé

d’une manière satisfaisante par la voie di plomatique». Ainsi exprimée, sous une
forme purement négative, ce n’est pas là une condition très stricte. On pourrait même
soutenir, semble-t-il, que tout ce qui est requis est que, comme le texte le dit avec
précision, les reproches entre les parties n’ai ent pas d’ores et déjà été «réglés» par la

voie diplomatique. Bref, il semble que l es rédacteurs du traité aient seulement voulu
éviter que les différends déjà réglés de façon satisfaisante par la voie diplomatique ne
soient rouverts devant la Cour.» 23 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua
34
et contre celui-ci (Nicaragua c.Etats-Unis d’Amérique), compét ence et recevabilité,
arrêt, C.I.J. Recueil 1984 ; opinion individuelle de sir Robert Jennings, p. 556.)

52. De la même manière, l’article22 de la convention qui nous intéresse, celle de1965,

renvoie à un différend «qui n’aura pas été réglé par voie de négociation». La seule question qui se

pose à la Cour, si l’on se fonde sur l’arrêt Nicaragua, est la suivante : le présent différend a-t-il été

réglé par voie de négociation ? La réponse est évidement non, ce qui résout la question.

53. Je souhaiterais préciser que les «procédures expressément prévues par ladite convention»

sont formulées comme une solution subsidiaire a ux négociations. Par analogie, il ne s’agit pas

d’une condition préalable à la compétence de la Cour. Elle soulève également une question d’ordre

factuel, celle de savoir si les procédures prévues dans la deuxième partie de la convention ont été

effectivement suivies en vue d’un règlement du différend en cause. Rien dans la convention

n’indique que toutes les procédures prévues dans la deuxième partie doivent être épuisées avant la

saisine de la Cour. L’article 16 de la deuxième partie prévoit même explicitement le contraire.

23 «In the present case, the United States clathat Nicaragua has made no attempt to settle the
matters, the subject of the applica tion, by diplomacy. But the lifying clause in question merely
requires that the dispute be one «not satisfactorily adjusted by diplom acy». Expressed thus, in a purely
negative form, it is not an exigent requirement. It s eems indeed to be cogently arguable that all that is
required is, as the clause precisely States, that the claims have not in fact already been «adjusted» by
diplomacy. In short it appears to be intended to do no more than to ensure that disputes that have already

been adequately dealt with by diplomacy, should not be reopened before the Court.» - 29 -

54. Le sens de l’article16 semble clair: les procédures ne sont pas destinées à être

exclusives ou obligatoires pour ce qui est des différends relatifs à l’objet de la convention.

55. Dans ce contexte, je souhaiterais néanmoins renvoyer la Cour à l’affaire République

démocratique du Congo c.Rwanda , plus particulièrement à votre analyse de l’article29 de la

convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979,

24
article rédigé en des termes similaires à ce ux de l’article22 de la convention de 1965 . Dans

l’affaire République démocratique du Congo c. Rwanda, vous avez dit :

«au regard de l’exigence de l’existence d’un différend entre la RDC et le Rwanda aux
fins de l’article 29 de la convention, cet article requiert également qu’un tel différend

fasse l’objet de négociations. Les éléments de preuve présentés à la Cour n’ont pas
permis d’établir à sa satisfaction que la RDC ait en fait cherché à entamer des
négociations relatives à l’interprétation ou l’application de la convention.» 25 (Activités
35
armées sur le territoire du Congo, (n ouvelle requête:002) (République
Démocratique du Congo c.Rwanda), Compét ence de la Cour et recevabilité de la
requête, arrêt du 3 février 2006, par. 91.)

L’6f.faire République démocratique du Congo c. Rwanda était très différente du cas de

l’espèce. Le demandeur y invoquait pas moins de onze bases distinctes de compétence, que vous

avez toutes fini par rejeter. Je pense que onze est le record jamais atteint à la Cour. Il n’est pas

exagéré de dire que dans un effort de trouver une base possible de compétence de la Cour, le

demandeur a présenté à celle-ci autant de conven tions que celles auxquelles elle a pu penser, dans

l’espoir que l’une d’entre elles s’appliquerait ! Or, personne n’avait auparavant pensé à décrire les

activités militaires du Rwanda au Congo comme im pliquant des cas de discrimination contre les

femmes. A aucun moment, le CEDAW/CEDEF n’a ex aminé cette situation. A l’inverse, comme

je l’ai relevé, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a déjà reconnu à de

nombreuses occasions que la situation en Ossétie du Sud et en Abkhazie impliquait des cas de

discrimination et un déni des libertés fondamentales sur la base de l’appartenance ethnique. C’est

également le cas de la résolution 62/249 de l’Assemblée générale.

57. D’une part, le différend a été décrit par les autorités compétentes en des termes pertinents

au regard de la convention de 1965, et d’autre pa rt, il y a eu de nombreux contacts bilatéraux entre

24
1249 UNTS 513.
25«as regards the requirement of the existence of a dispute between the DRC and Rwanda for purposes of
Article29 of the Convention, that Article requirealso that any such dispute be the subject of
negotiations. The evidence has not satisfied tCourt that the DRC in fact sought to commence
negotiations in respect of the interpretation or application of the Convention.» - 30 -

les Parties. A titre d’exemple, je cite le rapport du 9 avril 2003 soum is par le Secrétaire général au

Conseil de sécurité, dans lequel le Secrétaire général Kofi Annan déclarait :

«La période à l’examen a également été marquée par une intensification de
l’activité bilatérale entre la Fédération de Russie et la Géorgie au plus haut niveau.
Lors du sommet officieux des chefs d’Etat de la Communauté d’Etats indépendants

(CEI) à Kyiv, les 28 et 29 janvier 2003, le Président Vladimir Poutine et le Président
Edouard Chevarnadze ont examiné les questions du … retour des personnes déplacées
et des réfugiés. Les 6 et 7mars, lors d’une réunion à Sotchi, ils ont décidé de créer

des groupes de travail chargés d’examiner les questions relatives au ret26r des réfugiés
et des personnes déplacées, initialement vers le district de Gali…»

58. Dans sa résolution1494 du 30juillet2003, le Conseil de sécurité a fait observer que la

Russie et la Géorgie avaient tenu des réunions bilaté rales afin de faire progresser le processus de

paix comme convenu par les deux présidents lors de leur réunion de mars 2003 ainsi que lors de la

première rencontre de haut niv eau des parties le 15juillet2003. Ces réunions ont été notamment

36 consacrées à l’examen de la question du retour des personnes déplacées lors de précédentes

27
campagnes de nettoyage ethnique . Les rapports soumis par le Secrétaire général au Conseil de

sécurité en2004 et en2005 mentionnent les réunions du groupe de travail de Sotchi sur le retour

28
des réfugiés et des personnes déplacées .

59. Je souhaiterais également citer l’accord quadripartite sur le rapatriement librement

consenti des réfugiés et des personnes déplacées signé le 4 avril 1994, le protocole des négociations

entre les délégations gouvernementales de la Répub lique de Géorgie et de la Fédération de Russie

du 9 avril 1993 et d’autres documents réunis dans le fascicule intitulé «Contribution by the Russian

Federation» sous le titre «Documents of the nego tiating process», qui montrent également qu’il y a

eu des négociations entre la Géorgie et la Fédéra tion de Russie. Dans ces documents comme dans

d’autres, la Fédération de Russie intervient comme l’une des principales parties et pas simplement

comme un interlocuteur ou un tiers désintéressé.

60. Pour ces raisons, même si l’article22 de la convention de1965 devait été présenté

comme posant une condition préalable à la saisine de la Cour, cette condition serait ici remplie.

26S/2003/412, par. 5.
27
S/RES/1494 (2003), par. 9.
28Voir S/2003/751, par. 30 ; S/2004/570, par. 7 ; S/2005/452, par. 5. - 31 -

Le droit international humanitaire en tant que lex specialis

61. Madame le président, Messieurs de la C our, pour clore cette liste d’objections possibles,

je souhaiterais évoquer la question du lien entre la convention en tant qu’instrument relatif aux

droits de l’homme et les règles du droit internati onal humanitaire. Nous savons tous que les forces

armées russes ont envahi la Géorgie le 8août20 08 et ont depuis cette da te mené des opérations

militaires sur le territoire de cet Etat.

62. Vous vous êtres prononcés plusieurs fois su r la question de savoir si dans le cas d’un

conflit armé, le droit international humanitaire se su bstitue au droit international relatif aux droits

de l’homme, normalement applicable. Votre répon se a été un «non» catégorique. C’est ainsi que

dans l’avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édifica tion d’un mur dans le territoire

palestinien occupé , vous avez déclaré: «[L]a Cour estim e que la protection offerte par les

conventions régissant les droits de l’homme ne ce sse pas en cas de conflit armé, si ce n’est par

37 l’effet de clauses dérogatoires du type de celle fi gurant à l’article 4 du pacte international relatif

aux droits civils et politiques» (C.I.J. Recueil 2004, p. 178, par. 106) 29.

63. Vous étiez parvenus à la même conclusi on dans l’avis consultatif rendu quelques années

plus tôt dans l’affaire des Armes nucléaires (C.I.J. Recueil 1996, p.240, par.2), ainsi que dans

l’affaire des Activités Armées sur le territoire du Congo (République Démocratique du Congo

c. Ouganda) (arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 69-70, par. 215-217).

64. A cet égard, il importe de souligner que, c ontrairement au pacte international relatif aux

droits civils et politiques, la convention sur la di scrimination raciale ne contient aucune disposition

autorisant les Etats parties à déroger à leurs oblig ations en cas de danger public. Cette omission

s’explique par une raison claire: aucune exig ence d’aucune sorte ne saurait être invoquée par un

Etat pour justifier la discrimination raciale, même quand l’existence de la nation est menacée en cas

de conflit armé. La dérogation prévue au paragrap he1 de l’article4 du pacte international relatif

aux droits civils et politiques prend elle-même so in de préserver l’interdiction universelle de la

discrimination raciale, quelles que soient les ex igences liées aux dangers auxquels sont confrontés

les Etats parties. L’une des conditions justifiant la dérogation prévue à l’article41 veut que les

29
«[T]he Court considers that the protection offered human rights Conventions does not cease in case of
armed conflict, save through the effect of provisions foderogation of the kind to be found in Article4 of the
International Covenant on Civil and Political Rights.» - 32 -

mesures concernées «n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur,

le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale».

65. Cela résout la question de savoir si les obligations prévues par la convention continuent

de s’appliquer dans une situation de conflit armé. Mais je citerai également, à titre de conclusion,

l’observation générale n o31 du Comité des droits de l’homme :

«[L]e Pacte s’applique aussi dans les situations de conflit armé auxquelles les
règles du droit international humanitaire sont applicables. Même si, pour certains
droits consacrés par le Pacte, des règles plus spécifiques du droit international

humanitaire peuvent être pertinentes aux fins de l’interprétation des droits consacrés
par le Pacte, les deux domaines du droit sont complémentaires et ne s’excluent pas
l’un l’autre.»30

Et cette conclusion s’applique à fortiori à la convention de 1965.

66. En bref, rien ne saurait justifier une dér ogation à ce principe s’agissant de la convention

38 sur la discrimination raciale de1965. Celle-ci ne prévoyant pas de dérogation, la portée de

l’application dans des situations de conflit armé des obligations qu’elle impose est plus vaste que

dans le cas des obligations prévues par le pacte international de 1966.

Conclusions

67. Madame le président, Messieurs de la C our, permettez-moi de conclure. De nombreux

progrès ont été accomplis au cours de ces cinquantedernières années en matière de protection

juridique des groupes raciaux et ethniques contre la discrimination. De nombreux pays ont adopté

des lois renforçant les mécanismes de promotion de l’égalité de tous les membres de la société

indépendamment de leur appartenance raciale ou re ligieuse. Fort heureusement, dans certaines

parties du monde, après la prévention de la violen ce ethnique, qui a été au cŒur de l’initiative à

l’origine de la convention, l’accent est désormais mis sur l’égalité de traitement des travailleurs, sur

ce que l’on pourrait appeler la lutte contre la discr imination sociale. Mais n’oublions pas que la

convention sur la discrimination raciale était le résultat d’une préocc upation internationale ⎯ il

n’est pas exagéré de parler d’outrage ⎯ face à certaines des formes les plus extrêmes et les plus

sinistres de discrimination raciale: des Etats ou des individus encouragés par ceux-ci se livraient

notamment à des actes violents de discriminati on contre des groupes ethniques pour atteindre des

30Comité des droits de l’ho mme, Observation générale 31, La nature de l’obligation juridique générale

imposée aux Etats parties au pacte, 26 mai 2004, CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, par. 11. - 33 -

objectifs politiques, touchant par exemple à la cr éation de communautés territoriales et à leur

composition. La convention sur la discrimina tion raciale exprime avec force le principe

fondamental international de la non-discrimination au regard de cette question essentielle. Elle

reste la dernière ligne de défense contre un Etat qui a dépassé les limites de l’acceptable dans son

traitement inégal et injustifié des groupes ethniques.

68. Pour en revenir au cas de l’espèce, les obligations prévues par la convention sont

évidemment en cause dans le tra itement par la Russie des Géorgi ens de souche en Abkhazie, en

Ossétie du Sud et dans d’autres régions de la Géorgi e sous contrôle russe. Aux fins de la présente

demande en indication de mesures conservatoires, les droits en cause devant la Cour sont les droits

de l’homme fondamentaux reconnus aux Géorgiens de souche en vertu de l’article5 de la

convention, notamment le droit de ne pas être expulsés de leurs foyers ou de pouvoir, le cas

échéant, y retourner. La Géorgie a le droit de demander, en vertu de l’article 2, que la Russie cesse

de défendre ou d’appuyer tous actes de discriminati on raciale ou ethnique, qu’ils soient le fait de

personnes ou de groupes.

69. En vertu de l’article22 de la convention, la Cour est compétente prima facie pour

connaître de la demande de la Géorgie sur la b ase de ces obligations. J’ai examiné chaque aspect

39 de la compétence de la Cour, essayant par la même occasion d’anticiper les éventuelles objections à

l’exercice de cette compétence. La Russie et la Géor gie sont parties au Statut de la Cour et à la

convention et aucun de ces deux Etats n’a formulé de réserve à l’article22. L’objet du présent

différend relève comme je l’ai démontré de la convention. Les mesures conservatoires demandées

concernent la crise à laquelle se trouvent confrontés aujourd’hui l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et le

district de Gori; cette partie du différend est surv enue plusieurs années après la ratification de la

convention par la Géorgie. La jurisprudence consta nte de la Cour le montre bien : aucun argument

en faveur d’une application plus stricte du critè re relatif aux négociations ou d’une application du

droit international humanitaire en tant que lex specialis ne saurait être retenu.

Madame le président, Messieurs de la Cour, je vous remercie de votre attention.

Madame le président, je pense que le moment est venu de faire une pause et après cela, je

vous prierai de bien vouloir donner la parole à M. Akhavan. - 34 -

Le PRESIDENT: Je vous remercie MonsieurCr awford. La Cour va maintenant faire une

brève pause.

L’audience est suspendue de 11 h 15 à 11 h 40.

Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Monsieur Akhavan, vous avez la parole.

M. AKHAVAN :

3.B REF APERÇU DES FAITS JUSTIFIANT L URGENCE D ’INDIQUER DES MESURES
CONSERVATOIRES

1. Madame le président, Messieurs de la Cour, c’est un honneur et un privilège pour moi que

de me présenter devant vous au nom de la Géorgie. Dans ma plaidoirie, j’exposerai les faits qui

fondent la demande en indication de mesures co nservatoires de la Géorgie aujourd’hui portée

devant vous. Je traiterai uniquement des questions de fait qui concernent directement cette phase

relative aux mesures conservatoires. Les questions plus larges ⎯parmi lesquelles les nombreux

matériaux historiques et le contex te des événements du mois dernier ⎯, qui font l’objet de la

requête, devront être examinées lors de la phase du fond.

Les populations géorgiennes de souche en danger imminent

2. Il y a actuellement quelque 158 000 Géorgien s de souche déplacés à l’intérieur du pays à

la suite de leur expulsion d’Ossétie du Sud, du di strict adjacent de Gori et d’Abkhazie au cours du

mois qui vient de s’écouler. Ajoutés aux pers onnes déplacées lors des conflits des années1990,

estimées à 300 000, ils représentent quelque 10% de la population totale de Géorgie. Le Conseil de
40
sécurité et l’Assemblée générale des Nations Unies ont reconnu, dans leurs résolutions, le caractère

critique de la situation de ces personnes dont se sont fait l’écho de f açon répétée diverses

organisations des droits de l’homme. Au stade du fond, la Géorgie insistera tout particulièrement

sur le caractère continu de la violation des droits que ses personnes tiennent des articles 2 et 5 de la

convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

3. La demande en indication de mesures con servatoires concerne principalement aujourd’hui

les Géorgiens de souche qui se trouvent encore sur les territoires géorgiens d’Ossétie du Sud, du

district de Gori et d’Abkhazie sous contrôle ru sse. Ceux-ci sont confrontés à un danger imminent - 35 -

de violence contre leur personne et leurs biens et d’expulsion de leurs domiciles en violation

directe des droits qu’ils tiennent de la conven tion. Une intervention urgente de la Cour est

nécessaire pour empêcher qu’il soit encore davantag e porté atteinte irréparablement aux droits de

ces milliers de Géorgiens de souche, dont la surv ie même est devenue précaire par suite d’une

campagne de discrimination soute nue et violente menée à leur encontre. Les exécutants de cette

campagne en cours sont des soldats russes et de s milices séparatistes contrôlées par eux. Aucun

signe ne laisse penser que la Fé dération de Russie et les autorités séparatistes de fait en Ossétie du

Sud et en Abkhazie ont l’intention de cesser cette campagne avant qu’elle n’ait atteint son objectif,

à savoir la création de deux territoires débarrassés des Géorgiens de souche et placés sous l’autorité

de séparatistes fidèles à la Fédération de Russie. Ces violents actes de discrimination se sont

poursuivis même après le «cesse z-le-feu» et après que la Géor gie a déposé sa requête et sa

demande en indication de mesures conservatoires. Ils se poursuivent encore aujourd’hui. La Cour

a un important rôle à jouer pour permettre de garantir qu’ils ne se poursuivront pas demain.

4. Avec votre permission, Madame le président , je souhaiterais vous montrer une carte de la

Géorgie afin de vous expliquer où se trouvent l es populations de souche géorgienne qui sont

particulièrement exposées au risque d’une poursuite du nettoyage ethnique en violation directe des

articles 2 et 5 de la convention.

5. La carte que vous avez devant vous figure s ous l’onglet 16 de vos dossiers de plaidoiries.

Elle indique l’emplacement de la République autonome d’Abkhazie, à l’ouest de la Géorgie, et le

territoire de l’ancienne région autonome d’Ossétie du Sud, au nord.

6. La carte suivante, sous l’onglet 17 du dossier de plaidoiries, représente un agrandissement

de l’Ossétie du Sud. La capitale de cette région est située à Ts khinvali, à l’extrémité la plus

41 méridionale de la région. Ainsi que je l’expo serai, après l’invasion russe du 8août, les villages

géorgiens au voisinage immédiat de Tskhinvali ont subi un nettoyage ethnique et ont été

systématiquement détruits.

7. Immédiatement au sud de Tskhinvali se trouve le district de Gori, qui était sous le contrôle

du Gouvernement géorgien avant l’invasion du 8 août . La Russie a qualifié la partie septentrionale

de ce district de «zone tampon». La ligne représen tée en gris foncé sur la carte indique l’étendue

approximative de la zone du district de Gori act uellement occupée par la Russie. Ainsi que je - 36 -

l’analyserai, la plupart des villages géorgiens dans cette partie de Gori ont également été détruits,

mais il reste une population dispersée de 3 à 4000 personnes.

8. En Ossétie du Sud, la population de souche géorgienne encore présente est concentrée

dans le district d’Akhalgori. Revenons à l’agra ndissement de notre carte présentée : Akhalgori se

trouve dans la partie orientale de cette région. Ce district était également sous le contrôle du

Gouvernement géorgien avant l’invasion du 8 août. Quelque 9000Géorgiens de souche se

trouvent encore dans cette zone.

9. En Abkhazie, le seul territoire où des Géorgiens de souche continuent encore à vivre est le

district de Gali, où cette population s’élève à quelque 42000personnes. La carte qui vous est

présentée, et qui figure sous l’onglet 18 du dossier de plaidoiries, indique l’emplacement du district

de Gali, à l’extrémité sud-ouest de l’Abkhazie, sépar é du reste de la Géorgie par la rivière Ingouri.

Avant les récentes attaques menées contre les v illages géorgiens dans les Gorges de Kodori, une

communauté de 3000Géorgiens de souche se trouva it également dans cette zone de la haute

Abkhazie, au nord du district de Gali. Ceux qui ont survécu à ces attaques aux motifs ethniques ont

fui leurs domiciles et ont rejoint les centaines demilliers de personnes déplacées qui vivent dans

des abris temporaires dans d’autres parties de la Géorgie.

Le caractère systématique des violences contre les Géorgiens de souche au cours des
dernières semaines

10. Pour évaluer le risque im minent de discrimination violente et continue à l’encontre des

populations de souche géor gienne dans les districts d’Akhalgori, de Gori et de Gali, il suffit de

porter son attention sur le nettoyage ethnique systématique des jours derniers. Avec votre

permission, j’aimerais présenter à la Cour quelques exemples récents.

11. Human Rights Watch, dans son rapport in titulé «Des villages géorgiens d’Ossétie du sud

brûlés et pillés» ⎯ que vous trouverez sous l’onglet 7 du dossier de plaidoiries ⎯, a indiqué que, le

12 août 2008, ses enquêteurs avaient

42 «été les témoins de scènes effrayantes de dest ruction, dans quatre villages qui étaient

peuplés exclusivement d’habitants apparten ant à l’ethnie géorgienne. Selon les - 37 -

quelques rares résidents locaux, des milices sud-ossètes qui se déplaçaient le long de
l’axe routier avaient pillé les villages géorgiens et y avaient mis le feu…» 31

12. Un représentant des séparatistes a déclaré à Human Rights Watch: «Ces vieux ne

devraient pas se plaindre. Ils devraient être heureux de ne pas avoi
r été tués.» 32

13. Le 22août2008, Amnesty Internationa l a rapporté que «[l]es personnes restées en

Ossétie du sud et dans l’ouest de la Géorgie, où se sont déroulés des combats,…demeurent

également vulnérables à des violences ethniques» 3. Vous trouverez ce rapport sous l’onglet 6 du

dossier de plaidoiries.

14. Ces violences ethniques systématisées se poursuivent. Le 28août ⎯il y a seulement

onze jours ⎯, Human Rights Watch concluait, dans un rapport que vous trouverez sous l’onglet 8

du dossier de plaidoiries, que même si «[l]a Russie est obligée d’assurer la sécurité et de veiller au

bien-être des civils dans les zone s qui se trouvent sous son contrôle de fait,…les civils ne sont

34
pourtant clairement pas protégés» .

15. Les agences des NationsUnies ainsi que d’autres organisations internationales

confirment également cette violence ethnique sy stématique en cours dans ce que la Russie

proclame être sa «zone tampon». Il y a deux sem aines, le 26août, le Haut Commissariat des

NationsUnies pour les réfugiés «aexprimé son inquiétude quant à des rapports faisant état de

[nouveaux] déplacements forcés causés par des milices en maraude au nord de la ville géorgienne

35
de Gori, près de la ligne de démarcation de la province sépara tiste d’Ossétie du Sud» . J’insiste

sur les termes: «[ nouveaux] déplacements forcés». Vous trouverez ce rapport sous l’onglet4 du

dossier de plaidoiries.

16. Madame le président, Messieurs de la Cour, les violents actes de discrimination à

l’encontre des Géorgiens de souche se poursu ivent. Suivant le Haut Commissariat des

Nations Unies pour les réfugiés, ce groupe de personnes récemment déplacées se compose de :

31Human Rights Watch, «Des villages géorgiens d’Ossétie du sud brûlés et pillés», 13août2008 (annexe5 des
observations de la Géorgie).

32Ibid.
33
Amnesty International, «Après les hostilités en Gé orgie, les inquiétudes pour les populations civiles
perdurent», 22 août 2008 (annexe 6 des observations de la Géorgie).
34
Human Rights Watch, «UE : protéger les civils dans le district de Gori, la sécurité des civils devrait constituer
un aspect central des discussions du sommet consacré à la Russie», 28août2008 (annexe2 des observations de la
Géorgie).
35
UNHCR, «Rapports sur l’anarchie régnant en Ossétie du Sud provoquant de nouveaux déplacements forcés en
Géorgie», 26 août 2008 (annexe 9 des observations de la Géorgie). - 38 -

«personnes âgées, restées à leur domicile tout au long du conflit mais forcées

maintenant à fuir la menace des groupes armés. Les individus nouvellement déplacés
ont raconté que certains d’entre eux avaient été battus, harcelés et volés, et que trois
43 personnes auraient été tuées. Les maraudeurs auraient été signalés dans la zone dite
36
«tampon» établie le long de la ligne frontière avec l’Ossétie du Sud.»

17. Le 25août, s’exprimant en sa qualité de pr ésident de l’OSCE, le ministre des affaires

étrangères de la Finlande, AlexanderStubb, a d éclaré avoir été personnellement témoin, dans le

district de Gori, de la manière dont «[l]es troupes russes d’intervention d’urgence ont transporté

deux camions remplis de personnes âgées» prove nant «d’Ossétie du Sud, arrachés à leurs

maisons» 37. Sa conclusion était sans ambigüité: elles «essaient clairement de vider l’Ossétie du

38
Sud de ses Géorgiens» . Il ne faisait pas référence à quelque événement historique obscur. Le

ministre des affaires étrangères de la Finla nde, M.Stubb, parle d’événements qui ont lieu

maintenant.

Le contrôle de la Russie sur les autorités séparatistes de fait d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie

18. Madame le Président, Messieurs de la Cour, comme M. Crawford l’a indiqué, la question

de l’attribution relève du fond et je ne dirai que très peu de chos es sur le sujet. Ce que je dirai, en

revanche, étaye notre dossier selon lequel des mesu res conservatoires indiquées à l’encontre de la

Russie peuvent avoir des effets réels et positifs: la Russie exerce un contrôle tangible sur les

territoires géorgiens qu’elle occupe, et elle contrôle également les régimes séparatistes en Abkhazie

et en Ossétie du Sud; il est par conséquent en son pouvoir de faire cesser les actes de

discrimination commis aujourd’hui.

19. J’en viendrai maintenant plus particulière ment à l’Ossétie du Sud. La grande majorité

des postes clefs au sein du Gouvernement de fait de l’Ossétie du Sud est à présent occupée par des

militaires ou des officiers du renseignement russes, en activité ou l’ayant été. Le ministre ossète de

l’intérieur, Mikhaïl Mairamovich Mindzaev, est colonel des forces de police russes. Pendant de

nombreuses années, il a travaillé au ministère de l’intérieur de la République autonome d’Ossétie

du Nord au sein de la Fédération de Russie. Anat oly Konstantinovich Brankevich, Secrétaire de la

sûreté nationale d’Ossétie du Sud, est un colonel de l’armée russe qui a servi pendant quatre ans en

36
Ibid.
37
BBC News, «L’Ossétie du Sud «vidée de ses géorgiens »», 25août2008 (annexe19 des observations de la
Géorgie).
38Ibid. - 39 -

tant que premier commissaire militaire adjoin t de Tchétchénie; immédiatement avant sa

nomination en Ossétie du Sud, il était commissaire militaire adjoint du Krai de Stavropol, une unité

44 territoriale de la Fédération de Russie. BorisM azhitovichAtoev, le président de la Commission

chargée de la sûreté de l’Etat d’Ossétie du S ud, fut pendant de nombreuses années au service du

KGB soviétique et au Service Fédéral de sécurité à Moscou 39.

20. Ainsi, ces hauts responsables, et plusieur s autres des autorités séparatistes d’Ossétie du

Sud et d’Abkhazie sont employés par la Fédérati on de Russie et demeurent sous son contrôle

direct. Nombre d’entre eux sont d’ailleurs empl oyés simultanément par l’armée et par les services

de renseignement russes et contrôlent les forc es paramilitaires que le Haut Commissariat des

40
Nations Unies pour les réfugiés a qualifiées de «milices en
maraude» .

Les fondements ethniques de la discrimination et de la violence ciblées

21. J’ai évoqué les rapports d’organisations internationales et d’organisations non

gouvernementales des dernières semaines afin de démontrer la nature systématique de la

discrimination par la violence que les forces russes continuent d’infliger aux personnes de souche

géorgienne en Ossétie du Sud, dans le district de Gori et en Abkhazie. La preuve la plus sûre et la

plus préoccupante des fondements ethniques de ce tte violence nous est toutefois apportée par les

récents témoignages de Géorgiens. Je renvoie la C our aux déclarations de témoins contenues dans

les Observations de la Géorgie déposées la semaine dernière. Encore une fois, il ne s’agit pas pour

l’instant de nous pencher su r la documentation historique ⎯bien que l’histoire éclaire tristement

les événements d’aujourd’hui. Ce qui nous intéresse, c’est ce qui se passe maintenant, aujourd’hui,

c’est de montrer que la discrimination se poursuit, qu’elle s’accompagne de violences, et qu’elle

menace de causer des dommages irréparables. Ces témoignages montrent la gravité de la situation

à laquelle sont confrontés les Géorgiens demeurés da ns le district d’Akhalgori en Ossétie du Sud,

dans le district voisin de Gori et dans le distri ct de Gali en Abkhazie. On ne peut douter, d’après

39
Ministère géorgien des affaires étrangères, «Offiers russes au sein des gouvernements séparatistes de
Géorgie», non daté (annexe 39 des observations de la Géorgie).
40UNHCR, «Rapports sur l’anarchie régnant en Ossétie du Sud provoquant de nouveaux déplacements forcés en
Géorgie», 26 août 2008 (annexe 9 des observations de la Géorgie). - 40 -

ces témoignages, que les Géorgiens restés sur place courent un réel risque de violence en raison de

leur origine ethnique et d’elle seule.

22. Le témoignage de Jimsher Babutsize figur e sous l’onglet11 du dossier de plaidoiries.

M.Babutsize est âgé de 59ans et habitait dans le village d’Achebeli pr ès de Tskhinvali avant de

fuir le 10 août 2008. Il raconte sa rencontre avec les forces russes à leur arrivée dans son village :

45 «Les soldats russes nous ont ensuite dit: «Si vous êtes Géorgiens et tenez à la vie, partez

d’ici» ⎯ nous étions sûrs de mourir si nous restions ici. Il a dit : «vous voyez bien ce qui se passe

41
ici. Vous voulez mourir ?» »

23. Comme beaucoup d’autres habitants d’Ossétie du Sud, à la population historiquement

mêlée, Klara Khetaguri, de souche ossète, est mariée à un Géorgien de souche. Dans sa déclaration

contenue sous l’onglet12 du dossier de plaidoiries, elle explique que «[s]on village a été occupé

par l’armée russe et la milice ossète pendant plusie urs jours. Les Ossètes ont pillé et incendié les

maisons du village et l’armée russe n’a rien fait pour les arrêter. 42 Elle a demandé à un officier

43
russe «pourquoi les Russes laissaient les Ossè tes brûler les maisons des Géorgiens» . Son

témoignage sur la réponse de l’officier russe est révélateur :

«Il m’a dit qu’ils n’avaient pas le dro it d’arrêter les Ossètes. Les soldats russes

attachaient des morceaux de tissus blancs aux maisons où ils logeaient. Comme
j’avais peur que ma maison ne soit brûlée, l’officier m’a dit d’attacher un morceau de
tissu blanc pour indiquer aux Ossètes que ma maison, comme celles où logeaient les

soldats russes, ne devait pas être brûlée. L’officier m’a dit que ces maisons, y compris
la mienne, ne seraient pas incendiées tant que les Russes resteraient dans le village.» 44

24. La milice ossète a suivi cette instruction. D’après cette même déclaration, «[l]es Ossètes

ont brûlé toutes les maisons du village sauf la mienne et celles où les Russes logeaient» 4.

25. Plusieurs autres exemples confirment l es fondements ethniques de cette violence.

L’onglet13 du dossier de plaidoiries contient la déclaration d’Ana Datashvili, femme de 73ans

résidant dans le village de Tamarasheni. E lle atteste que «les Russes sont revenus au village,

41Annexe 26 aux observations de la Géorgie.

42Annexe 33 aux observations de la Géorgie.
43
Ibid.
44Ibid.

45Ibid. - 41 -

accompagnés de Cosaques, de Tchétchènes et d’autres bandits du Caucase du Nord» et «ont

commencé à piller et à incendier de très nombreuses maisons géorgiennes» 46. Elle raconte qu’un

«soldat russe a commencé à me crier quelque chose d’une voix très forte mais je n’ai

pas compris car je ne parle pas russe. Après coup, un des deux Ossètes m’a expliqué
en géorgien que le soldat russe m’avait ordon né de quitter la maison car ils allaient la

brûler. Je leur ai demandé pourquoi ils faisaient cela puisque nous étions parents. J’ai
expliqué que j’étais à moitié ossète car ma mère était ossète. Malgré mes explications,
ils m’ont dit que j’étais géorgienne et que je n’avais pas ma place avec eux. Ils ont dit
46 47
que les Géorgiens ne vivraient plus jamais sur cette terre.»

26. Selon sa déclaration, «[l]e soldat russe m’a alors contrainte par la force de sortir de la

maison», ce sur quoi, selon son récit, un soldat ossète «[a lancé] un objet ressemblant à une bombe

au premier étage et la maison [s’est embrasée]» 4.

27. La déclaration de Zaira Khetagashvili, âgée de 71ans, qui figure sous l’onglet14 du

dossier de plaidoiries, contient un témoignage si milaire sur la destructi on du village de Kekhvi.

Elle explique que trois Ossètes ont pénétré dans sa maison, ont volé une télévision et d’autres biens

49
ménagers, et «m’ont dit de partir immédiatement sinon ils allaient me tuer» . Elle déclare que ses

attaquants lui ont dit qu’ils allaient «exterminer toute l’ethnie géorgie nne et tuer tout le monde» et

que tous les «Géorgiens devaient partir car c’était le territoire ossète» 5. Les séparatistes ossètes

les ont «forcés à sortir de chez [eux] et [leur] ont ordonné de partir. Ils ont immédiatement

commencé à fouiller et à piller [leurs] maisons, puis ils les ont brûlées» 5. Elle déclare en outre

qu’alors que les maisons de Kekhvi étaient en train de brûler «un vieil homme de 90 ans … n’a pas

52
réussi à s’enfuir de sa maison en feu et a brûlé vif à l’intérieur» .

Risque de préjudice imminent porté aux Géorgiens à Akhalgori, Gori et Gali

28. Je vais maintenant décrire à la Cour les actes de discrimination perpétrés en ce moment à

l’encontre de personnes de souche géorgienne demeurées dans les districts d’Akhalgori, de Gori et

de Gali. Au vu des événements des dernières sema ines, il existe un risque réel que se poursuive la

46Annexe 27 aux observations de la Géorgie.

47Ibid.
48
Ibid.
49
Annexe 32 aux observations de la Géorgie.
50Ibid.

51Ibid.

52Ibid. - 42 -

discrimination dans les territoires gé orgiens sous contrôle russe et que celle-ci n’entraîne d’autres

préjudices physiques, ou encore la mort de civils géorgiens et leur expulsion forcée de ces régions

de Géorgie.

29. Les 42 000 Géorgiens du district de Gali en Abkhazie constituent le dernier obstacle à la

création d’une Abkhazie ethniquement homogène sous contrôle russe. A la suite du dernier conflit,

en août dernier, les forces russes ont fermé le seul pont qui traverse la rivière Enguri et relie Gali au

47 reste de la Géorgie. Les personnes de souche géorgienne sont à présent complètement isolées et le

Gouvernement géorgien n’a aucun moyen de les protéger 5.

30. Joni Mishvelia, président de la collectivité locale de Ganmukahuri, village du district de

Zugdidi au voisinage immédiat de Gali, a fourni un témoignage qui figure sous l’onglet15 du

dossier de plaidoiries. Il déclare que le jour où les Russes et les sépara tistes abkhazes ont occupé

son village, un représentant des autorités sépara tistes a «dit à la population que leurs passeports

géorgiens étaient inutiles et que s’ils voulaient vi vre dans leurs villages, ils devaient accepter les

54
passeports russes» . M. Mishvelia affirme en outre que, pour autant qu’il sache, «la population de

Ganmukhuri a refusé cette proposition et [que], en conséquence, les habitants ont été forcés de

55
quitter leurs familles et de se cacher…» . Les forces occupantes ne les autorisent pas à y

retourner, ce qui entraîne une catastrophe économi que, d’autant que les villageois ne peuvent

achever leur moisson.

31. Les personnes de souche géorgienne, estimées à 9000, du district d’Akhalgori revendiqué

par les séparatistes comme faisant partie de l’Os sétie du Sud sont également victimes d’actes de

discrimination. A l’instar des Géorgiens de Gali, elles constituent le dernier obstacle à la création

d’un territoire d’Ossétie du Sud et hniquement homogène sous contrôle russe. Le 27août, le

ministre français des affaires étrangères, Bernar d Kouchner, a déclaré que «les troupes russes vont

pousser devant eux les populations géorgiennes vers la Géorgie. C’est du nettoyage ethnique, pour

que ce bout d’Ossétie soit homogène.» 56 Cet article se trouve sous l’onglet10 du dossier de

53Déclaration de Zaza Gorozia, annexe 30 aux observations de la Géorgie.
54
Annexe 36 aux observations de la Géorgie.
55Ibid.

56«Russie: Kouchner parle de ne ttoyage ethnique en Géorgie», Euronews.net (27 août 2008) (annexe 17 aux
observations de la Géorgie). - 43 -

plaidoiries. Les jours suivants, des comptes rendus de la presse sont venus confirmer la déclaration

de M. Kouchner.

32. Un article publié le 31 août, dans The Telegraph de Londres, signale que «[l]es résidents

d’Akhalgori doivent impérativement se faire enregistrer aux barrages paramilitaires, en donnant des

informations qui seront alors remontées à la station de police de la ville» 57. Il indique en outre que

«[à] l’issue d’un interrogatoire obligatoire, un chef de la police russe nouvellement nommé ne

58
laisse aux personnes qu’un seul et simple choix : accepter un passeport russe ou quitter la ville» .

L’article cite les déclarations d’un résident d’ Akhalgori selon lesquelles «[l]es Russes disent à tout
48

le monde de prendre un passeport russe… L’un d’ entre eux est venu me trouver en m’expliquant

que si je ne l’acceptais pas, ma sécurité ne pouvait p as être assurée. J’ai eu peur, voilà pourquoi je

pars.» 59 Il poursuit en indiquant que la population de la ville d’Akhalgori qui était «estimée à

6800âmes avant le conflit, a semble-t-il chuté de moitié en une semaine..Des centaines de

personnes ont fui vers la Géorgie plutôt que d’accepter de vivre en tant que Russes.» 60

33. La gravité et l’urgence de la situati on à laquelle sont confrontées les communautés de

souche géorgienne de Gali, Akha lgori et Gori sont attestées par les cartes que je m’apprête à

présenter à la Cour. Avant cela, je souhaiterais attirer votre attention sur une déclaration du

«président» de facto d’Ossétie du Sud, Edouard Kokoïty, qui figure sous l’onglet 21 du dossier de

plaidoiries. Le 15août2008, peu après la dest ruction systématique de villages géorgiens au

voisinage de Tskhinvali, M. Kokoïty a donné une interview au périodique russe Kommersant. Le

journaliste lui a posé la question suivante: «Apr ès que Tskhinvali et les villages ossètes [ont] été

libérés, des hostilités éclataient déjà dans les en claves géorgiennes. Que se passe-t-il là-bas

61
maintenant ?» M.Kokoïty a répondu simplement: «Rien. Nous avons tout mis à plat là-bas.

62
Les limites de l’Ossétie du Sud ont été définies.» Et M. Kokoïty avait parfaitement raison. Les

57
«La police sud-ossète demande aux Géorgiens de prendre un passeport russe ou de quitter leurs maisons», The
Telegraph (31 août 2008), (annexe 14 aux observations de la Géorgie).
58
Ibid.
59
Ibid.
60Ibid.

61Agence d’information d’Etat d’Ossétie du Sud, conféren ce de presse conduite pa r le centre de presse
international de Tskhinvali (26 août 2008), (annexe 40 aux observations de la Géorgie).

62Ibid. ; les italiques sont de nous. - 44 -

limites fondées sur l’appartenance ethnique de la ré publique séparatiste sont littéralement établies

par le feu sur la carte.

34. Je souhaiterais à présent attirer l’attention de la Cour sur l’image satellite contenue sous

l’onglet19 du dossier de plaidoiries. Les images que vous voyez ont été diffusées par le

programme de traitement de l’information satellita ire (UNOSAT) de l’Institut des NationsUnies

pour la formation et la recherche (UNITAR), qui a mené une analyse des dommages subis dans la

zone située au nord de Tskhinvali à compter du 19août. D’après un rapport de Human Rights

Watch en date du 29 août, ces images UNOSAT

«confirment la destruction massive de villages ethniques géorgiens en Ossétie du
Sud… [L]es dommages subis par les villages géorgiens sont massifs et concentrés. A
Tamarasheni, les experts de l’UNOSAT ont compté un total de 177 bâtiments détruits

ou gravement endommagés, ce qui représente la quasi-totalité des bâtiments de cette
49 petite ville. A Kvemo Achabeti, il y avait 87 bâtiments détruits et 28gravement
endommagés … à Kekhvi, 109 détruits et 44 gravement endommagés…» 63

35. La Cour se rappellera que le village de Kekhvi est celui dans lequel, d’après le

témoignage de Zaira Khetagashvili, âgée de 71 ans, la milice ossète a expulsé la population

géorgienne et brûlé systématiquement les mais ons. L’image que vous avez maintenant devant

vous, figurant sous l’onglet 19 du dossier de plaidoiries, est une image UNOSAT de Kekhvi prise

après l’attaque. Si vous regardez de près, vous voyez le feu détruire ch aque maison l’une après

l’autre, comme l’atteste l’absence de toits.

36. L’image UNOSAT que vous avez maintenant devant vous et qui figure également sous

l’onglet19, contient des carrés rouges et orange, les rouges indiquant les bâtiments ayant été

détruits et les orange indiquant les bâtiments gravement endommagés. Ces points, et l’analyse

sous-jacente qu’ils représentent, ne proviennent pas de la Géorgie mais de l’UNOSAT lui-même.

Les images et analyses sont accessibles au public sur le site Web de l’UNOSAT.

37. L’image suivante que je vous montre provient également de l’UNOSAT; c’est un

composite qui représente l’ensemble de la régi on située au nord de Tskhinvali. Vous apercevez

Kekhvi dans le coin supérieur gauche de l’imag e, ainsi que plusieurs autres villages géorgiens

mentionnés dans les déclarations de témoins que nous avons soumises à la Cour. Comme le

63
Human Rights Watch, Human Rights News , «Géorgie: les images satellite montrent les destructions, les
attaques ethniques. La Russie doit enqter et poursuivre en justice les ables» (19août2008) (annexe1 aux
observations de la Géorgie). - 45 -

montre la forte concentration de points rouges et orange, les zones sous contrôle russe sont

largement dévastées selon une stratégie distincte qui englobe la quasi-totalité des villages géorgiens

situés au nord de Tskhinvali. Cette image cont raste fortement avec les villages ossètes tels que

celui de Mamita, situé dans le coin droit de la même image. Vous verrez que l’analyse de

l’UNOSAT ne révèle aucun bâtiment détruit dans ce village.

38. Afin de mieux illustrer cette vaste stra tégie de destruction fondée sur l’appartenance

ethnique, je souhaiterais maintenant attirer votre attention sur un croquis projeté à l’écran derrière

moi, et figurant sous l’onglet20 du dossier de plaidoiries. Cette carte reflète la composition

ethnique de l’Ossétie du Sud avant les événements d’août2008. Les villages habités par des

personnes de souche géorgienne s ont représentés par des cercles r ouges et les villages habités par

des personnes de souche ossète par des cercles bleu s. Les cercles correspondent à la taille de la

population dans chaque lieu. Comme sur les cartes précédentes, la zone sous contrôle russe est

représentée par une ligne gris foncé.

39. L’image suivante est un gros plan de la région située au voisinage immédiat de

Tskhinvali; elle reflète la composition ethnique de cette zone avant le mois d’août. L’image

suivante montre les villages géorgiens qui ont été détruits. Ces villages détruits sont représentés

50 par des cercles blancs. Permet tez-moi d’illustrer à nouveau la transformation des cercles rouges

représentant les villages géorgiens en cercles blancs représentant ceux qui ont été détruits.

D’abord, avant les événements du mois d’août, puis après l’occupation de ces territoires par les

Russes après l’invasion du 8 août. Vous verrez que les villages géorgiens entourant Tskhinvali ont

tous fait l’objet d’un nettoyage ethnique. Vous verrez également que les villages géorgiens du

district de Gori ont également été systématiqueme nt détruits. On peut rappeler que la Russie a

qualifié cette zone de «zone tampon». Comme le montre l’image, la zone occupée par les Russes

comporte encore un certain nombre de villages pe uplés par des Géorgiens de souche. En outre,

quelques personnes de souche géorgienne n’ont to ujours pas quitté les villages détruits. Cette

population géorgienne restante est actuellement victime d’actes de violence ethniques continus et,

chaque jour, de nouvelles personnes déplacées arrive nt à Tbilissi et dans d’autres endroits du

district de Gori. - 46 -

Le PRESIDENT: Je me permets juste de vous interrompre pour avoir quelques précisions

sur la provenance de cette carte. Si je comprends bien, les coloriages et désignations figurant sur la

carte ont été préparés par le Gouvernement géorgi en sur la base d’autres documents que vous nous

montrez afin d’illustrer la situation d’ensemble ? C’est bien cela ?

M.AKHAVAN: Oui, Madame le président, les cartes se fondent sur des statistiques qui

reflétaient la composition ethnique avant le conflit , et le croquis des villages détruits se fonde sur

des informations qui nous parvenaient encore littéra lement le jour même de notre venue devant la

Cour, et nous serions heureux de les remettre à la Cour, si vous le souhaitez.

Le PRESIDENT : Je vous remercie.

M. AKHAVAN :

40. Madame le président, il ne fait guère de doute que l’inte ntion des séparatistes n’est pas

seulement d’expulser tous les Géorgiens mais au ssi de rendre ce déplacement permanent. Dans

l’interview donnée au Kommersant de Moscou, que j’ai déjà mentionnée, la question suivante a été

posée au chef des séparatistes ossètes du Sud, M. Kokoïty: «Est-ce que les civils géorgiens vont

être autorisés à revenir ?» 64 Il a répondu : «Nous n’avons pas l’in tention de laisser rentrer qui que
51
65
ce soit.» Plusieurs jours après cette interview, The Economist a rapporté les propos suivants d’un

officier de renseignement: «Nous avons brûlé ces maisons. Nous voulons être sûrs que [les

Géorgiens] ne pourront pas revenir, parce que s’ils reviennent, cela redeviendra une enclave

géorgienne, ce qui ne doit pas arriver.» 66 Sur la base de ce comportement clairement systématique,

il existe un risque sérieux que la population géorgienne demeurée dans le district d’Akhalgori en

Ossétie du Sud subisse le même sort que les personn es de souche géorgienne d’autres endroits de

ce territoire. Comme le montre la carte suivante, figurant sous l’onglet 20 du dossier de plaidoiries,

la population de souche géorgienne d’Akhalgori, dans l’est de l’Ossétie du Sud, constitue l’obstacle

6464
Agence d’information d’Etat d’Ossétie du Sud, conférence de presse conduite pa r le centre de presse
international de Tskhinvali (26 août 2008) (annexe 40 aux observations de la Géorgie).
65
Ibid.
66A Caucasian Journal, The Economist, 21 août 2008. - 47 -

le plus important qui s’oppose encore au lancem ent d’une campagne des séparatistes visant à créer

un Etat ethniquement «pur».

41. Comme indiqué dans mon exposé, tout concourt à la conclusion qu’une expulsion de

personnes de souche géorgi enne dans le district d’Akhalgori est actuellement en cours. Certains

faits que j’ai exposés montrent aussi que le ri sque sérieux d’actes violents de discrimination

concerne au même titre les 3000-4000 Géorgiens es timés demeurés dans la partie nord du district

de Gori occupé par les Russes, ainsi que la population géorgienne demeurée dans le district de Gali

en Abkhazie, la dernière population de Géorgiens de toute la région.

42. Madame le président, Messieurs de la C our, les faits sont sans équivoque: les violents

actes de discrimination dont sont victimes le s personnes de souche géorgienne n’ont pas

cessé ⎯ils se poursuivent et leurs conséquences humai nes dévastatrices sont irréparables. Les

éléments de preuve soumis à la Cour indiquent au ssi clairement que la Russie a le pouvoir de faire

cesser ces violents actes de discrimination. Pourtant, la Russie continue de soutenir le nettoyage

ethnique en cours.

43. Ainsi s’achève mon exposé, Madame le pr ésident. Avec votre permission, je demande à

la Cour d’appeler maintenant à la barre M. Reichler.

Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur Akhavan. Et la Cour appelle à présent

M. Reichler.

52 M. REICHLER :

4. LES MESURES CONSERVATOIRES DEMANDÉES PAR LA G ÉORGIE SONT FONDÉES

1. Madame le président, Messieurs de la C our, je suis toujours particulièrement honoré de

paraître devant vous, et je le suis d’autant plus aujourd’hui de représenter la Géorgie dans la

présente affaire.

2. Mon rôle consiste ici à démontrer qu’il est satisfait aux critères établis par la Cour pour

l’indication de mesures conservatoires, et que ce lle-ci devrait prescrire les mesures conservatoires

demandées par la Géorgie. Les conditions à re mplir pour que des mesures conservatoires puissent

être indiquées sont bien établies : il doit exister un «risque d’atteinte irréparable aux droits en litige - 48 -

devant [la Cour]» ainsi qu’une «urgence». La dernière fois que la Cour s’est exprimée sur le sujet,

dans son ordonnance du 16 juille t 2008 en l’affaire de la Demande en interprétation de l’arrêt du

31 mars 2004 en l’affaire Avena et autres ressortissants mexi cains (Mexique c.Etats-Unis

d’Amérique) (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), elle a indiqué que :

«le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires qu[’elle] tient de l’article 41 de son
Statut «présuppose qu’un préjudice irréparablene doit pas être causé aux droits en litige
dans une procédure judiciaire» (Demande en interprétation de l’arrêt du 31 mars 2004

en l’affaire Avena et autres ressortissants mexi cains (Mexique cE . tats-Unis
d’Amérique) (Mexique c E.tats-Unis d’Amérique) , mesures conservatoires,
ordonnance du 16 juillt008, p1.6, par.5 (citant LaGrand (Allemagne
c.Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3mars1999,

C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 15, par. 22)).

Pour ce qui est de l’«urgence», la Cour a indiqué dans l’affaire du Passage par le Grand-Belt et

dans d’autres affaires qu’il y a effectivement urgence «s’il est probable qu’une action préjudiciable

aux droits de l’une ou de l’autre Partie sera commise avant» qu’elle rende sa décision finale

(Passage par le Grand-Belt (Fin lande c.Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du

29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 17, par. 23 ; Demande en interprétation de l’arrêt du

31 mars 2004 en l’affaire Avena et autres ressortissants mexi cains (Mexique c.Etats-Unis

d’Amérique) (Mexique c.Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du

67
16 juillet 2008, p. 16, par. 66 ). Plus récemment, dans l’affaire des Usines de pâte à papier , la

Cour a déclaré qu’il était satisfait au critère de l’urgence en cas de risque «imminent» de préjudice
53
irréparable ( Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c.Uruguay), mesures

conservatoires, ordonnance du 13 juillet 2006, p. 18, par. 73).

3. Madame le président, Messieurs de la Cour, mon exposé d’aujourd’hui comprend trois

parties. Je démontrerai dans un premier temps que les droits par ticuliers dont la Géorgie demande

la protection à travers sa demande en indication de mesures conservatoires sont au cŒur même du

présent différend puis, dans un deuxième temps, que ces droits sont en tant que tels exposés à un

risque réel de préjudice irréparable tel que la Cour doit intervenir, en indiquant des mesures

conservatoires, pour empêcher qu’il y soit irrémédiablement porté préjudice ou atteinte alors que la

présente affaire est pendante. Dans la troisième et dernière partie, je montrerai que les mesures

67
Sans objet dans la version française. - 49 -

conservatoires particulières dont la Géorgie demande l’indication pour protéger les droits en cause

sont requises de toute urgence.

Les droits dont la Géorgie demande la protection constituent l’objet du diffé
rend

4. J’examinerai tout d’abord l’exigence selon laquelle—je cite la Cour— «les

droits…dont il est demandé qu’ils fassent l’objet de mesures conservatoires [doivent constituer]

l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de l’affaire» ( Sentence arbitrale du

31juillet1989 (Guinée-Bissau c.Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 2mars1990 ,

68
C.I.J. Recueil 1990, p. 70, par. 26 ). Au paragraphe16 de sa demande en indication de mesures

conservatoires modifiée du 25août, la Géorgie a invoqué les articles2 et5 de la convention sur

l’élimination de toutes les formes de discriminati on raciale, et a demandé la protection, à titre

conservatoire, des droits suivants prévus dans ceux-ci :

«[le] droit des personnes de souche géorgi enne de ne pas subir de traitement
discriminatoire et, en particulier, des violences ou autres actes de contrainte revêtant
notamment les formes suivantes: meurtres, atteintes à l’intégrité physique, menaces

de mort ou de telles atteintes, détention de personnes et prises d’otages motivées par
leur appartenance ethnique, destruction et pillage de leurs biens, et autres actes tendant
à leur départ d’Ossétie du Sud, d’Abkhazi e et des régions adjacentes situées sur le
69
territoire géorgien» .

5. Au paragraphe[24] de sa demande modifiée , la Géorgie sollicite également, au titre des

articles2 et5 de la convention, la protection de la Cour pour permettre «l’exercice du droit dont

peuvent se prévaloir les personnes de souche géorgienne…, expulsées d’Ossétie du Sud,

d’Abkhazie et de régions adjacentes en raison de leur appartenance ethnique ou de leur nationalité,

de retourner dans ces régions».

54 6. Ces droits prévus par la convention de1965 sont précisément ceux que la Géorgie

invoquait dans sa requête du 12 août, au paragraphe 81.

7. Ainsi qu’exposé par M. Crawford, les droits dont la Géorgie demande la protection aussi

bien dans sa demande en indication de mesures conservatoires modifiée que dans sa requête sont

ceux-là mêmes qui sont garantis dans les articles 2 et5 de la convention. En vertu des alinéas a)

et b) du paragraphe 1 de l’article 2, la Géorgie a droit à ce que la Russie, en tant qu’Etat partie à la

68
Sans objet dans la version française.
69
Demande en indication de mesures conservatoires modifiée, 25 août 2008, par. 16. - 50 -

convention, «ne se livr[e] à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes,

groupes de personnes ou institutions» et s’engage à «ne pas encourager, défendre ou appuyer la

discrimination raciale pratiquée par une personne ou une organisation quelconque». En application

de l’alinéa d), la Géorgie a également droit à ce que la Russie, «par tous les moyens

appropriés, … interdi[s]e la discrimination raciale pratiquée par des personnes, des groupes ou des

organisations et y mett[e] fin». L’article 5 prot ège en particulier : premièrement, en son alinéa b),

le droit «à la sûreté de la personne et à la protec tion de l’Etat contre les voies de fait ou les sévices

de la part soit de fonctionnaires du gouvernement, soit de tout individu, groupe ou institution»;

deuxièmement, au sous-alinéa i) de son alinéa d), le droit de «circuler librement et de choisir sa

résidence à l’intérieur d’un Etat» ; troisièmement, au sous-alinéa ii) de ce même alinéa, le droit «de

revenir»; quatrièmement, au sous-alinéaiii), le droit «à une nationalité» et, cinquièmement, au

sous-alinéav), le droit «à la propriété». Ce sont précisément ces droits-là que la Géorgie a

invoqués dans sa requête du 12août, au paragrap he81, et dans sa demande en indication de

mesures conservatoires modifiée du 25 août, aux paragraphes 16 et [24].

Risque de préjudice irréparable aux droits en litige

8. J’en viens à mon deuxième point: ces droits que je viens d’énumérer sont

aujourd’hui ⎯ à l’heure qu’il est ⎯ exposés à un risque de préjudice irréparable. Pour traiter cette

question, je ferai référence aux éléments de pre uve exposés par M.Akhavan. Nous sommes bien

conscients que la Cour n’est pas appelée, à ce stade, à se pencher sur le fond de l’affaire, et il n’est

pas dans notre intention de soulever ici des argu ments relevant du fond. Nous ne mentionnons ces

éléments de preuve qu’aux fins de montrer que des actes apparemment contraires aux articles 2 et 5

continuent de se produire et risquent fort de se pe rpétuer et que, par conséquent, un risque réel de

préjudice irréparable pèse sur les droits en litige en l’espèce. De fait, les éléments de preuve

présentés donnent à penser qu’il y a violation continue et massive de chacun des droits garantis par

les articles2 et5 auxquels se rapporte la dema nde en indication de mesures conservatoires

modifiée. Le risque n’est pas seulement de voir i rrémédiablement porté tort ou atteinte aux droits

55 en question, mais de les voir purement et simpleme nt réduits à néant, dans les faits, et ce, bien

avant que la Cour n’ait eu l’occasion de rendre son arrêt. - 51 -

9. Ainsi que l’a indiqué M. Crawford, il n’incombe pas à la Géorgie ⎯ et il n’y a d’ailleurs

pas lieu pour elle de le faire ⎯, à ce stade de l’affaire, de dém ontrer que la convention a été violée

ou que les violations commises sont attribuables à l’Etat défendeur. Ce qu’il lui appartient en

revanche d’établir, c’est qu’un préjudice irréparable risque d’être porté aux droits en litige, et qu’il

existe une nécessité urgente de protéger ces droits . Cette démonstration exige bien sûr de revenir

sur certains événements survenus au cours des de rnières semaines, et de démontrer que certains

actes ou manquements récents ou actuels, que l’on pourrait tenir pour la source des violations

commises, se poursuivent ou risquent de se reproduire.

10. Ainsi que l’a mentionné M.Akhavan, l es preuves qu’un préjudice irréparable risque

d’être porté aux droits en litige nous sont notamment données par des documents émanant

d’organisations internationales et non gouvern ementales indépendantes et renommées. Ces

documents font état de violations continues, gé néralisées et systématiques des droits dont peuvent

se prévaloir les personnes de souche géorgi enne en vertu de la convention, dans toutes les régions

de la Géorgie actuellement occupées par les fo rces russes. J’appellerai en particulier votre

attention sur ces observations neutres et objectiv es quant à la vulnérabilité qui reste celle des

personnes prises pour cibles en raison de leur appartenance ethnique et à la nécessité urgente

d’assurer à ces personnes une protection immédiate. Le Haut Commissariat des NationsUnies

pour les réfugiés, dans un document en date du 26 août, reproduit sous l’onglet4 du dossier de

plaidoiries, nous informe que la crise actuelle a déjà provoqué le déplacement d’au moins

158 000 personnes en Géorgie. Notons que le HCR exprime en outre son «inquiétude quant à des

rapports faisant état de déplacements forcés causé s par des milices en maraude au nord de la ville

géorgienne de Gori, près de la ligne de démarcati on de la province sépara tiste d’Ossétie du Sud».

Et le HCR de conclure à la nécessité de cont enir sans attendre «les possibles débordements de

70
violence pouvant engendrer de nouveaux déplacements de population» .

11. Dans un document en date du 17août, qui figure sous l’onglet5 du dossier de

plaidoiries, le Comité international de la Croix- Rouge a également fait état de la vulnérabilité des

70
Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, communiqué de presse «[Informations] sur l’anarchie
régnant en Ossétie du Sud provoquant de nouveaux déplacements forcés en Géorgie» (26 août 2008). - 52 -

personnes de souche géorgi enne demeurées en territoire sous contrôle russe et de la nécessité de

leur assurer sans attendre une protection :

«[L]es personnes déplacées ne sont pas les seule s à être dans le besoin. Tout aussi
inquiétant est le fait que, dans tous les villages dont ces gens ont fui, d’autres

personnes n’ont pas pu partir, en raison d’un e maladie, d’un handicap ou simplement
56 de l’âge. Les agences humanitaires ne pouva nt accéder à ces régions rurales reculées
en raison du manque de sécurité, la situation de ces civils devient chaque jour plus
71
précaire.»

Le 22août, Amnesty International a lancé une mise en garde analogue ⎯que vous pouvez

consulter sous l’onglet6 des dossiers de plaidoiries ⎯dans les termes suivants: «Les personnes

restées en Ossétie du Sud et dans l’ouest de la Géorgie, où se sont déroulés des combats, ont

également besoin d’une aide humanitaire. Ell es demeurent également vulnérables à des violences

ethniques.» 72 Le document publié par Human Rights Wa tch le 13août ne dit rien d’autre ⎯ il

figure sous l’onglet7 du dossier de plaidoiries: «Les résidents qui restent dans ces villages

ethniques géorgiens détruits sont confrontés à des situations désespérées. Ils n’ont pas de moyens

de survie, ne reçoivent pas d’aide, ne bénéfici ent d’aucune protection et n’ont nulle part où

aller…» 73

12. Selon un autre document émanant de Huma n Rights Watch, daté du 28 août et reproduit

sous l’onglet 8 du dossier de plaidoiries,

«[d]es villages géorgiens des régions front alières ont été désertés, les populations
civiles étant à la merci des milices ossètes et de criminels armés… La Russie est

obligée d’assurer la sécurité et de veiller au bi en-être des civils dans les zones qui se
trouvent sous son contrôle de fait, mais les civils ne sont pourtant clairement pas
protégés… [C]e problème ne peut pas attendre que soit trouvée une solution politique

au conflit. Apporter une réponse à cette situation devrait être l’une des toutes
première priorités…» 74

13. Ces éléments de preuve sont accablants et sans équivoque. Ils montrent que ceux que le

HCR a appelés des «milices en maraude» font pe ser sur les personnes de souche géorgienne

demeurées en Ossétie du Sud, en Abkhazie et dans d’autres parties de la Géorgie actuellement sous

71
Comité international de la Croix-R ouge, article de fond, «Géorgie: ince rtitude quant à l’avenir des personnes
déplacées», 17 août 2008.
72
Amnesty International, Nouvelles et mises à jour, «Après les hostilités en Géorgie, les inquiétudes pour les
populations civiles perdurent» (22 août 2008).
73Human Rights Watch, communiqué de presse, «Des villages géorgiens d’Ossétie du Sud brûlés et pillés»
(13 août 2008).

74Human Rights Watch, communiqué de presse, «UE : protéger les civils dans le district de Gori. La sécurité des
civils devrait constituer un aspect central des discussions du sommet consacré à la Russie» (28 août 2008). - 53 -

occupation russe un risque imminent d’attaques brutales et d’expulsion. Ils mettent également en

évidence les actes et les manquements des autorités russes qui exacerbent ce risque ; il s’ensuit que

l’indication par la Cour des mesures demandées pourrait avoir une incidence réelle sur ceux qui

contribuent à cette vulnérabilité ou qui ferment les yeux. Ces in formations sont extrêmement

troublantes. Elles montrent que les autorités ru sses ont manqué, et pourraient bien continuer de

manquer, d’assurer le respect des droits dont peuvent se prévaloir, en vertu de la convention, les

personnes de souche géorgienne, en particulier celles restées en Ossétie du Sud et dans d’autres

régions géorgiennes actuellement occupées par les for ces russes, et celles qui en sont originaires et

souhaitent regagner leurs foyers. Les preuves de l’ implication de la Russie, et de la perpétuation

des atteintes à ces droits, sont claires et tangibles.Ainsi que le rapportait le ministre français des

57 affaires étrangères à la fin du mois d’août ⎯la citation figure sous l’onglet10 du dossier de

plaidoiries ⎯, «les troupes russes [passant par Akhalgori] vont pousser devant [elles] les

populations géorgiennes vers la Géorgie. C’est du nettoyage ethnique, pour que ce bout d’Ossétie

75
soit homogène.»

14. Les droits de quelque 42 000 personnes de s ouche géorgienne habitant dans le district de

Gali, en Abkhazie, risquent également d’être violés de manière imminente ⎯et nécessitent de

même d’être protégés. Il s’agit des derniers Gé orgiens vivant dans cette région, où ils étaient

autrefois majoritaires. Les quelque 3000Géorgi ens habitant la région des gorges de Kodori, en

Abkhazie, ont été expulsés de force après le dépôt de la requête de la Géorgie. Ceux qui vivent

actuellement dans la région de Gali sont tout particulièrement exposés : derniers représentants de la

communauté géorgienne d’Abkhazie, ils sont encerclés par les forces russes et leurs alliés

séparatistes et coupés du reste de la Géorgie.

15. Les déclarations de témoins que nous avons produites confirment le risque réel de voir se

perpétuer le nettoyage ethnique entrepris par l es forces militaires russes et les milices séparatistes

opérant derrière les lignes russes, tout partic ulièrement dans les régions ayant conservé

d’importantes communautés géorgiennes. Les déclarations de témoins vont dans le même sens que

les informations émanant d’organisations non gouve rnementales et internationales réputées, telles

75
Euronews.net, «Bernard Kouchner accuse la Russie de nettoyage ethnique en Ossétie du Sud» (27 août 2008). - 54 -

que le Haut Commissariat des NationsUnies pour les réfugiés, le Comité international de la

Croix-Rouge, Human Rights Watch et Amnesty Intern ational, qu’elles viennent corroborer; elles

s’ajoutent aux documents publiés par ces dernières pour former un ensemble de données

concordantes, émanant de sources multiples et s’étayant les unes les autres. Ces déclarations, faites

par les victimes elles-mêmes, méritent d’être soigneusement examinées par la Cour ⎯ et ce, en tant

que preuves non pas de ce qui s’est passé, mais de ce qui risque de se produire dans un très proche

avenir si elle n’intervient pas. M.Akhavan a déjà cité certaines de ces déclarations. Elles

apportent des preuves particulièrement accablantes du risque persistant et récurrent d’attaques

brutales et d’expulsion forcée qui pèse sur les pers onnes de souche géorgienne dans le territoire

contrôlé par les forces russes, et du risque de voir porter un préjudice irréparable aux droits qui sont

en litige en l’espèce.

16. Ce qui risque aussi d’être irrémédiablement et irréversiblement perdu, c’est le droit au

retour des 158000 Géorgiens de souche expulsés par la violence d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie

rien qu’au cours des 30derniers jours, et dont le retour n’a pas été autorisé, même si le droit au

retour est expressément garanti par l’article5 de la convention. C ontrairement aux personnes

58 déplacées de souche géorgienne dont la situation est critique, des milliers d’Ossètes de souche ont

été autorisés à exercer leur droit au retour en Ossétie du Sud. Il semble que ce soit une politique

délibérée menée par les autorités de facto d’Ossétie du Sud. Sous l’onglet21 du dossier de

plaidoiries figure une interview du chef séparatiste d’Ossétie du Sud, auquel a été posée, le 15 août,

la question suivante : «Est-ce que les civils géorgiens vont être autorisés à revenir ?» Il a répondu :

«Nous n’avons pas l’intention de laisser rentrer qui que ce soit. Plus de 18 000 réfugiés ossètes ont

fui la Géorgie pour l’Ossétie du Nord. Ce sont eux que nous devons faire revenir en Ossétie du

Sud.» 76 Il n’en va pas de même pour les Géorgiens de souche. En fait, comme l’a dit l’agent de la

Géorgie ce matin, le nombre de Géorgiens de souc he déplacés de force du territoire géorgien sous

contrôle russe a augmenté d’environ 10000 pers onnes dans la période de dix jours qui s’est

terminée vendredi dernier, 5 septembre. Chaque jo ur qui passe, leurs chances d’exercer leur droit

au retour s’amenuisent. L’histoire le montre bien. Les exemples de camps de personnes déplacées

76
Agence d’information d’Etat d’Ossétie du Sud, conférece de presse conduite par le centre de presse
international de Tshinvali (26 août 2008). - 55 -

abondent dans le monde entier ; nombre de camps revêtent à présent le caractère d’établissements

permanents. Les Géorgiens eux-mêmes en sont la preuve vivante. Quelque 300000 d’entre eux

sont devenus des exilés dans leur propre pays en conséquence des vagues de nettoyage ethniques

qui les ont forcés à quitter l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie dans les années 90. Ils n’ont toujours pas

été autorisés à y retourner, et après un exil de plus d’une décennie, les chances de pouvoir

éventuellement rentrer chez eux s’amenuisent.

17. Les éléments dont nous disposons montrent que les droits en litige risquent de subir un

préjudice par définition irréparable. Si des dispos itions ne sont pas prises maintenant, la Cour ne

pourra, dans la décision qu’elle rendra au fond, ordonner aucun remède qui pourrait réparer ou qui

réparera de manière appropriée le préjudice porté à ces droits en cas de décision favorable à la

Géorgie. Aucun dédommagement ni aucune indemn isation ne pourront jamais réparer les formes

extrêmes du préjudice porté aux droits en litige en la présente espèce. Ap rès des meurtres, après

des mauvais traitements, une fois que des blessures physiques ont été infligées, comment revenir en

arrière? Lorsque des communautés ont été éliminées ⎯une fois leurs maisons et leurs villages

tout entiers incendiés et détruits, et leurs habitants expulsés de force ⎯, on ne peut que

difficilement les rétablir, voire jamais. Les années passées en prison ou dans la peau d’une

personne déplacée ne peuvent être rendues aux intéressés. La discrimination est irréversible.

18. Il y a longtemps, la Cour permanente de Justice internationale a dit que le préjudice était

irréparable s’il «ne [pouvait] être réparé … moyenna nt le versement d’une simple indemnité ou par

59 une autre prestation matérielle» 77 ( Dénonciation du traité sino-belge du 2novembre1865,

o
ordonnances des 8janvier, 15février et 18juin1927, C.P.J.I. sérieA n 8, p.7). La Cour s’est

conformée à ce principe. Dans l’affaire du Plateau continental de la mer Egée, par exemple, elle a

jugé que la violation, reprochée à la Turquie, de l’exclusivité du droit revendiqué par la Grèce ne

constituait pas un risque de préjudice irréparable, précisément parce qu’elle pouvait «donner lieu à

78
une réparation appropriée» ( Plateau continental de la mer Egée (Grèce c.Turquie), mesures

conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, p. 11, par. 33).

77
«could not be made good simply by the payment of aindemnity or by compensation or restitution in some
other material form».
78«one that might be capable of reparation by appropriate means». - 56 -

19. Dans des affaires comme la présente, qui avaient aussi pour objet un préjudice actuel ou

possible ⎯y compris des pertes éventuelles en vies humaines ou des atteintes physiques ⎯ dont

des êtres humains risquaient d’être la cible, la Cour n’a pas hésité à juger «irréparable» le préjudice

potentiel. Effectivement, s’il y a une catégor ie d’affaires dans lesquelles la Cour indique

systématiquement des mesures conservatoires, ce s ont celles où les vies, la santé ou le bien-être

d’êtres humains sont en jeu.

20. La décision d’indiquer des mesures conserva toires prise par la Cour le 13 juillet 2008, il

y a juste deux mois, est la plus récente et constitue un bon exemple. La Cour a indiqué des mesures

conservatoires parce que des ressortissants mexicains emprisonnés aux Etats-Unis risquaient d’être

exécutés si elle n’intervenait pas. En rendant cette décision, la Cour a suivi sa jurisprudence

antérieure, s’alignant sur un ensemble de décisions similaires rendues dans les affaires auxquelles

l’Allemagne et le Paraguay avaient été parties ⎯ LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique),

mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p.9; Convention de

Vienne sur les relations consulaires (Paraguay c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires,

ordonnance du 9 avril 1998, C.I.J. Recueil 1998, p.248) — et à un stade antérieur d’une même

affaire à laquelle le Mexique était partie ( Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique

c.tats-Unis d’Amérique), mesures c onservatoires, ordonnance dufé 5vri2003,

C.I.J. Recueil 2003, p. 77).

21. Il ne s’agit pas là de cas isolés; la Cour se montre volontiers disposée à indiquer des

mesures conservatoires. C’est ce qu’elle a fait jusqu’ici dans toutes sortes d’affaires dans

lesquelles un préjudice risquait d’être porté à des personnes. Ainsi, des mesures conservatoires ont

été indiquées dans la totalité des affaires suivan tes, qui avaient chacune pour objet un préjudice

actuel ou possible porté à des êtres humains: les affaires des Essais nucléaires, du Personnel

diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran , des Activités militaires et paramilitaires au

Nicaragua et contre celui-ci, de l’Application de la convention pour la prévention et la répression

60 du crime de génocide, de la Frontière terrestre et maritime en tre le Cameroun et le Nigéria et des

Activités armées sur le territoire du Congo.

22. Rien ne distingue le principe sous-jacent de ces affaires de celui qui sous-tend la présente

espèce. Le caractère, par définition irréparabl e, des préjudices portés aux personnes est énoncé de - 57 -

manière plus succincte dans l’ordonnance en i ndication de mesures conservatoires rendue dans

l’affaire du Personnel diplomatique et consulaire, dans laquelle la Cour a fait remarquer que :

«la persistance de la situation qui fait l’obj et de la requête expose les êtres humains
concernés à des privations, à un sort pénible et angoissant et même à des dangers pour
leur vie et leur santé et par conséquent à une possibilité sérieuse de préjudice
irréparable» 79( Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran

(Etats-Unis d’Amérique c I.an), mesures conservatoires, ordonnance du
15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979, p. 20, par. 42).

23. La Cour a présenté un argument similaire dans l’affaire République démocratique du

Congo c.Ouganda , dans laquelle les mesures conser vatoires demandées par le Congo se

rapportaient à la nécessité de protéger les personn es et les biens menacés par le conflit armé entre

les forces ougandaises et rwandaises dans la ville congolaise de Kisangani. La Cour a déclaré :

«au vu des circonstances, la Cour est d’avis que les personnes, les biens et les
ressources se trouvant sur le territoire du Congo, en particulier dans la zone de conflit,
demeurent gravement exposés, et qu’il existe un risque sérieux que les droits en litige
dans la présente espèce … subissent un préjudice irréparable» 80 (Activités armées sur

le territoire du Congo (République démocratique du Congo c.Ouganda), mesures
conservatoires, ordonnance du 1 juillet 2000, C.I.J. Recueil 2000, p. 128, par. 43).

24. Le risque que les droits en cause dans une affaire puissent subir un préjudice irréparable

ne disparaît pas nécessairement en cas de suspension ou de cessation des hostilités militaires

initialement à l’origine du contexte qui a engendré le risque. Ce problème s’est posé dans l’affaire

Cameroun c.Nigéria , dans le cadre de la demande en indication de mesures conservatoires

introduite par le Cameroun pour empêcher qu’il ne soit irrémédiablement porté préjudice à ses

droits qui étaient menacés par les affrontements armés entre les deux Etats dans la péninsule de

Bakassi. Le Nigéria a fait valoir que la qu estion avait perdu son objet en raison du cessez-le-feu

obtenu grâce aux bons offices du président du Togo pl usieurs semaines avant que la Cour ait pu

connaître de la demande du Cameroun ( Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le

Nigéria (Cameroun cN . igéria), mesures conservatoires, ordonnance du 15 mar1 s996,

C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 22, par. 36-37). La Cour a rejeté l’argument du Nigéria, considérant que
61

«cette circonstance ne priv[ait] cependant pas la Co ur des droits et devoirs qui [étaient] les siens

79
«continuance of the situation the subject of thesent request exposes the hum an beings concerned to
privation, hardship, anguish and even danger to life and health and thus to a serious possibility of irreparable harm».
80«in the circumstances, the Court is of the opinion that persons, assets and resources present on the territory of
the Congo, particularly in the area of conf lict, remain extremely vulnerable, and that there is a serious risk that the rights
at issue in this case . . . may suffer irreparable prejudice». - 58 -

81
dans l’affaire portée devant elle» (ibid., par. 37). La décision de la Cour à cet égard reposait sur

le fait que, «au vu des éléments d’information à sa di sposition, [elle était] d’avis qu’il exist[ait] un

risque que des événements de nature à aggrav er ou à étendre le différend puissent se reproduire,

rendant ainsi toute solution de ce différend plus difficile» 82 (ibid., p. 23, par. 42). Dans la présente

espèce, ni le cessez-le-feu unilatéral déclaré par la Géorgie le 10 août, ni le cessez-le-feu obtenu par

les bons offices du président français les13 et 16août, n’ont mis fin aux violences ethniques à

l’encontre de civils géorgiens. De divers comptes rendus d’organisations indépendantes

internationales et non gouvernementales et des déclarations de témoins, il ressort que les violations

massives des droits des Géorgiens de souche , qui correspondent aux cas envisagés par la

convention, se sont même aggravées après la ce ssation des affrontements militaires, qu’elles se

sont poursuivies sans relâche depuis, et qu’elles continuent toujours.

25. L’examen de la position de la Cour en ce qui concerne les mesures conservatoires

demandées dans l’affaire du génocide est lui aussi riche d’enseignements. Comme la Cour le sait

bien, la Bosnie faisait valoir des droits en vertu de la convention sur le génocide lesquels risquaient,

selon ses allégations, de subir un préjudice irré parable. La Bosnie demandait notamment

l’indication de mesures conservatoires à la lumi ère de ce qu’elle présentait comme étant des actes

imputables à la Serbie ⎯meurtres, exécutions sommaires, torture, viols, exactions et nettoyage

ethnique. La Bosnie affirmait que les actes étaient commis par la Serbie directement, mais aussi

par l’intermédiaire des forces paramilitaires locale s agissant sous son contrôle et avec son aide

(Application de la convention pour la p révention et la répression du crime de génocide

(Bosnie-Herzégovine c.Yougoslavie), mesure s conservatoires, ordonnance du 8avril1993,

C.I.J. Recueil 1993, p.3, p.21, p.41). La Serbie soutenait, pour sa part, que des mesures

conservatoires n’étaient pas justifiées parce que , entre autres, il n’existait «aucun élément de

83
preuve crédible que son gouvernement ait co mmis des actes de génocide contre quiconque»

(ibid., par. 43).

81
«this circumstance does not, however, deprive the Courof the rights and duties pertaining to it in the case
brought before it».
82«from the elements of information available to it, the Cour t takes the view that there is a risk that events likely

to aggravate or extend the dispute may occur again, thus rendering any settlement of that dispute more difficult».
83«no credible evidence that its Government ha[d] committed acts of genocide against anyone». - 59 -

26. La Cour a ordonné l’indication de mesures conservatoires, dont la suivante :

« Le Gouvernement de la République fé dérative de Yougoslavie (Serbie et

Monténégro) doit en particulier veille r à ce qu’aucune des unités militaires,
62 paramilitaires ou unités armées irrégulières qui pourraient relever de son autorité ou
bénéficier de son appui, ni aucune orga nisation ou personne qui pourraient se trouver

sous son pou84ir, son autorité , ou son influence ne commettent le crime de
génocide.» (Ibid., par. 52 B) ; les italiques sont de nous.)

27. En décidant d’indiquer des mesures conser vatoires en l’espèce, la Cour n’a tiré aucune

conclusion factuelle définitive con cernant la conduite de la Serbie . En fait, elle a expressément

répété qu’elle n’était pas habilitée à le faire au stade des mesures conservatoires :

«Considérant que la Cour, dans le contexte de la présente procédure concernant
l’indication de mesures conservatoires, doit, conformément à l’article41 du Statut,

examiner si les circonstances portées à son attention exigent l’indication de mesures
conservatoires, mais n’est pas habilitée à conclure définitivement sur les faits ou leur
imputabilité et que sa décision doit laisser intact le droit de chacune des Parties de

contester les faits allégués contre elle, ai nsi que la responsabilité 85i lui est imputée
quant à ces faits et de faire valoir ses moyens sur le fond.» ( Ibid., par. 44 ; les
italiques sont de nous.)

28. C’est là, pensons-nous, une définition pertinen te du rôle de la Cour ainsi que des parties

au stade de la phase consacrée aux mesures conservatoires. Il n’est pas nécessaire que la Cour se

prononce sur les faits ou sur la question de l’imputabilité à ce stade de l’instance ⎯elle ne le

pourrait d’ailleurs pas. A ce stade, la Géorgie n’est donc pas tenue de prouver que les actes dont

elle fait état ont été commis, ou qu’ils sont bien attribuables à la Russie. La Russie n’est pas non

plus tenue de prouver qu’ils n’ont pas été commis, ou, s’ils l’ont été, que l’auteur de ceux-ci n’était

pas sous son contrôle, sa direction ou son influen ce. La Russie ne peut donc se soustraire aux

mesures conservatoires simplement en niant que l es faits tels qu’ils ressortent des éléments de

preuve se sont produits, ou en niant leur responsabilité à l’égard de ceux-ci. En ce qui concerne ces

mesures, la question qui se pose à la Cour est celle-c i : au vu des éléments de preuve, la Cour peut

elle conclure qu’existe un risque qu’il soit porté un préjudice irréparable aux droits en cause, et que

84«The Government of the Federal Re public of Yugoslavia (Serbia and Monten egro) should in particular ensure
that any military, paramilitary or irregular armed uniwhich may be directed or supported by it, as well as any
organizations and persons wh ich may be subject to itscontrol, direction or influence, do not commit any acts of
genocide.»

85«Whereas the Court, in the context of the presenproceedings on a request for provisional measures, has in
accordance with Article 41 of the Statute to consider the circumstances drawn to its attention as requiring the indication
of provisional measures, but cannot make definitive findings of fact or of imputability , and the right of each Party to
dispute the facts alleged against it, to challenge the ation to it of responsibility for those facts, and to submit
arguments in respect of the merits, must remain unaffected by the Court’s decision.» - 60 -

le risque d’un tel préjudice est suffisamment sér ieux et imminent, de sorte qu’il serait nécessaire

d’indiquer des mesures conservatoires aux fins de sauvegarder ceux-ci ? La Géorgie soutient que,

quelle que soit l’interprétation que l’on donne au x éléments de preuve, ce critère est largement

rempli ici.

29. Cette conclusion est d’autant plus justifiée vu le caractère impératif des normes imposées

par la convention de 1965. Dans l’arrêt rendu en l’affaire du Génocide, la Cour a insisté sur le fait

que les mesures conservatoires étaient justifiées en partie à la lumière de l’obligation claire et

indiscutable des parties de «prévenir» la commission du crime de génocide imposée par

l’article premier de la convention sur le génocide. Elle a rappelé que les parties, «que de tels actes
63

commis dans le passé puissent ou non leur être im putés en droit, sont tenues de l’incontestable

obligation de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour en assurer la prévention à l’avenir» 86(ibid.,

par. 45).

30. Tel est le cas en l’occurrence. Les termes de l’alinéa b) de l’article2 de la convention

de 1965 sont clairs et ne souffrent aucune exception : les parties sont tenues de «ne pas encourager,

défendre ou appuyer la discrimination raciale pr atiquée par une personne ou une organisation

quelconque». Elles doivent, comme le dispose expressément l’alinéa d) de l’article 2, «par tous les

moyens appropriés, y compris, si les circonstances l’exigent, des mesures lé gislatives, interdire la

discrimination raciale pratiquée par des personn es, des groupes ou des organisations et y mettre

fin». Et l’article5 les oblige «à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses

formes».

31. Ces obligations sont impératives, en tant de guerre comme en temps de paix, comme l’a

souligné M.Crawford. La Russie peut contester les faits, mais elle ne peut nier ses obligations

conventionnelles. Aucun Etat n’a le droit d’au toriser ou d’avaliser la violence ethnique. Aucun

Etat ne peut fermer les yeux sur une telle discr imination. Aucun Etat ne peut expulser les

personnes de leurs foyers uniquement en raison de leurs origines ethniques, ou leur refuser le droit

d’y retourner. Les mesures conservatoires que so llicite la Géorgie ne menacent donc en rien les

droits de la Russie. La Géorgie ne demande qu’ une chose : que la Cour ordonne explicitement à la

86
«whether or not any such acts in the past may be lega lly imputable to them, are under a clear obligation to do
all in their power to prevent the commission of any such acts in the future». - 61 -

Russie de faire ce qu’elle est déjà incontest ablement tenue de fair e selon la Convention ⎯ de

cesser les actes de discrimination dirigés contre les Géorgiens de souche, et d’empêcher les autres

entités sous son contrôle, sa direction ou son infl uence de priver les Géorgiens de souche de

l’exercice des droits qu’ils tirent de la convention. Indiquer les mesures conservatoires qui obligent

une partie à respecter les obligations précises que lui impose la convention constitue le minimum

que la Cour peut, et doit, faire. Cela ne sous-ent end aucune conclusion de la part de la Cour quant

au fond ou toute question de fait ou de droit pouvant être en cause.

Il y a urgence au regard des droits en cause

32. Je vais maintenant passer, Madame le président et Messieurs de la Cour, à la troisième et

dernière partie de mon exposé, la quelle porte sur l’urgence de la si tuation. L’urgence des mesures

conservatoires sollicitées par la Géorgie va de soi. On ne saurait évidemment contester que la

définition de l’urgence ait évolué au fil de la jurisprudence de la Cour. Comme je l’ai déjà

mentionné, dans des affaires comparables à celle de Grand-Belt, la Cour a dit qu’il y a urgence s’il

64 est probable qu’une action préjudiciable aux droits de l’une ou de l’autre partie sera commise avant

qu’un arrêt définitif ne soit rendu. Plus r écemment, et notamment dans l’ordonnance prononcée

dans l’affaire relative aux Usines de pâte à papier par laquelle elle a rejeté la demande en

indication de mesures conservatoires de l’Argent ine, la Cour a laissé entendre que la notion

d’urgence connote l’imminence d’un éventuel domma ge, de sorte que les mesures conservatoires

sont indiquées lorsque le risque qu’il soit porté préjudice aux droits en cause est imminent.

33. Peu importe que l’on suive l’une ou l’autr e approche, l’urgence est clairement établie en

l’espèce. Le risque qu’il soit porté préjudice de manière irréparable aux droits en cause n’est pas

seulement imminent, il s’est déjà concrétisé à l’ heure où je vous parle. Les actions portant

préjudice à ces droits ne sont pas seulement po ssibles ou très probables dans un avenir proche;

elles ont lieu maintenant, et il est très probable qu’e lles se poursuivront tant que la Cour n’aura pas

ordonné leur cessation. Les fa its que nous avons portés à l’atte ntion de la Cour aujourd’hui

montrent que le nettoyage ethnique et d’autr es formes de discrimination prohibées dont sont

victimes les Géorgiens en Abkhazie, en Ossétie du Sud et dans les autres régions occupées par les

forces russes sont toujours en cours, et qu’il est probable qu’ils se poursuivront et se reproduiront si - 62 -

la Cour n’indique pas les mesures conservatoires so llicité par la Géorgie. Par conséquent, quelle

que soit l’approche que pourrait suivre la Cour en ce qui concerne l’urgence de la situation, celle-ci

est clairement établie en l’espèce.

Conclusion

34. Madame le président, Messieurs de la C our, j’en arrive maintenant à mes conclusions,

que je vous exposerai brièvement. Premièrement, vu le risque grave et imminent qu’il soit porté

préjudice aux droits suivants garantis par l’article 5 de la convention de 1965 : «droit à la sûreté de

la personne et à la protection de l’Etat contre les voies de fait ou les sévices», «droit de circuler

librement et de choisir sa résidence», «droit de toute personne…à la propriété» et droit «au

retour», la Cour doit ordonner à l’Etat défendeur, comme il est demandé à l’alinéa a) du

paragraphe 24 a) de la demande en indication de mesures conservatoires modifiée, de

«prendr[e] toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte qu’aucune personne de
souche géorgienne ni aucune autre pe rsonne ne soit soumise à des actes de
discrimination raciale, sous forme d’actes de violence ou de contrainte, à savoir,
notamment: meurtres, atteintes à l’intégrité physique, menaces de mort ou de telles

atteintes, placements en détention illicites et prises d’otages, destruction ou pillage de
biens et autres actes accomplis dans le dessein d’obtenir le départ des personnes visées
de leurs foyers ou de leurs villages en Ossétie du Sud, en Abkhazie ou dans les régions
géorgiennes adjacentes».

Madame le président, je constate qu’il est tr eize heures. Avec la permission de la Cour, je

voudrais terminer mon exposé ; cela ne prendra que deux minutes. Je vous remercie.

65 35. Deuxièmement, vu le risque grave et i mminent que soient commis des actes portant

préjudice à ces droits par des organisations ou des individus lesquels, qu’ils soient des organes de

l’Etat défendeur, ou non, sont de toute manière sous sa direction, son contrôle ou son influence, la

Cour doit ordonner à celui-ci, ainsi que le demande la Géorgie à l’alinéa b) du paragraphe 24 de sa

demande en indication de mesures conservatoires, de «prendr[e] toutes les mesures nécessaires

pour empêcher que des groupes ou des individus ne se livrent à l’encontre de personnes de souche

géorgienne à des actes de discrimination raciale, sous forme d’actes de contrainte» tels que ceux

dont je viens de faire état. - 63 -

36. Troisièmement, aux fins de faire respecter le droit au retour des Géorgiens de souche, la

Cour doit ordonner à l’Etat défendeur, ains i que le demande la Géorgie à l’alinéa d) du

paragraphe 24 de sa demande, de

«s’abst[enir] de prendre ou de soutenir tout e mesure qui aurait pour effet de priver les

personnes de souche géor gienne ou toutes autres personnes expulsées d’Ossétie du
Sud, d’Abkhazie et de régions adjacentes en raison de leur appartenance ethnique ou
de leur nationalité de l’exercice de leur droit de retourner dans leurs foyers d’origine».

37. Enfin, outre ces mesures et les autres mesures précises qu’elle sollicite au paragraphe 24

de la demande en indication de mesures conservatoires modifiée, la Géorgie demande à la Cour, au

vu des informations émanant d’organismes humani taires indépendants que nous venons de porter à

son attention, d’ordonner à l’Etat dé fendeur de permettre, de faciliter et de ne pas paralyser l’aide

humanitaire dont ont désespérément besoin les Géorgiens de souche et les autres personnes qui sont

toujours dans les territoires contrôlés par les forces russes.

38. Madame le président, Messieurs de la Cour, voilà qui conclut le premier tour de

plaidoirie de la Géorgie. Je vous remercie de votre aimable et courtoise attention.

Le PRESIDENT : Je vous remercie, M. Reichler. Voilà en effet qui met un terme au premier

tour de plaidoirie de la Géorgie. La Cour se réunira de nouveau à quinze heures cet après-midi afin

d’entendre le premier tour des observations orales de la Fédération de Russie.

L’audience est levée.

L’audience est levée à 13 h 5.

___________

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